Chapitre 21 Scanographie cérébrale

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« Je suis désolé. » Siever Genarr tourna son long nez vers la mère et la fille avec l’air de leur demander pardon, comme si ses paroles ne suffisaient pas. « J’ai dit à Marlène que mon travail n’est pas très important et puis voilà que, presque aussitôt, nous avons eu une minicrise au sujet de nos réserves d’énergie et je me suis trouvé obligé de retarder notre réunion. L’affaire est réglée et elle n’était pas si grave que ça, maintenant qu’on la voit avec du recul. Me pardonnerez-vous ?

— Bien sûr, Siever », répondit Eugenia Insigna. Elle avait l’air inquiète. « Pourtant, ces trois journées n’ont pas été faciles à vivre. Je sens que chaque heure passée ici aggrave le danger pour Marlène.

— Je n’ai pas du tout peur d’Erythro, oncle Siever, assura la jeune fille.

— Et je ne pense pas que Pitt puisse faire grand-chose contre nous sur Rotor, poursuivit Insigna. Il le sait bien ; sinon il ne nous aurait pas envoyées ici.

— Je vais essayer de jouer le courtier honnête et de vous satisfaire l’une et l’autre. J’aimerais vous proposer de faire quelques expériences, en nous entourant de toutes les précautions qui conviennent.

— Quel genre d’expériences ?

— Pour commencer, je suggérerais une scanographie cérébrale. »

Marlène fronça légèrement les sourcils. « J’ai déjà eu des scanographies. Tout le monde en passe. On ne vous laisse pas entrer à l’école sans une scanographie. Et puis, on subit un examen médical complet …

— Je sais, l’interrompit gentiment Genarr. Je n’ai pas complètement gaspillé ces trois derniers jours. J’ai ici (sa main vint effleurer une pile de listings posée sur son bureau) le traitement informatique de toutes les scanographies cérébrales que tu as subies.

— Mais tu ne dis pas tout, oncle Siever, répliqua calmement la jeune fille.

— Ah, s’exclama Insigna d’un air triomphant. Que nous cache-t-il, Marlène ?

— Il est un peu inquiet à mon sujet. Il n’est pas tout à fait sûr que je sois en sécurité ici. Il est hésitant.

— Comment peux-tu dire cela, Marlène ? »

Marlène reprit, brusquement éclairée : « Je pense que c’est pour cela que tu as attendu trois jours, oncle Siever. Tu t’es raisonné jusqu’à ce que tu sois sûr que je ne pourrais pas voir ton incertitude. Mais cela n’a pas marché. Je la vois toujours.

— Si cela se voit, Marlène, c’est parce que je t’accorde une si grande valeur que le plus petit risque m’inquiète.

— Alors, qu’est-ce que tu crois que j’éprouve, moi qui suis sa mère ? Et, dans ton incertitude, tu t’es procuré des scanographies, violant ainsi le secret médical du dossier de Marlène.

— Il fallait que je sache. Mais c’est insuffisant.

— Insuffisant, en quoi ?

— Dans les premiers temps du Dôme, quand la Peste ne cessait de frapper, nous nous sommes efforcés d’élaborer un scanner cérébral plus détaillé et un programme d’ordinateur plus efficace pour en interpréter les données. Ils n’ont jamais été utilisés sur Rotor. Dans son obsession de cacher le fléau, Pitt n’a pas voulu les divulguer. Cela aurait pu provoquer des questions et des rumeurs inopportunes. De ce fait, Marlène, tu n’as jamais eu de scanographie cérébrale convenable et je voudrais que tu en fasses une avec notre appareil. »

Marlène recula « Non. »

Une lueur d’espoir éclaira le visage d’Insigna. « Pourquoi non, Marlène ?

— Parce que, quand oncle Siever a dit cela, il est devenu encore plus incertain.

— Non, ce n’est pas … » Genarr se tut, leva les bras et les laissa retomber en un geste d’impuissance. « Pourquoi me mettre martel en tête ? Marlène, ma chérie, nous avons besoin d’une scanographie cérébrale aussi détaillée que possible, comme modèle de ta normalité mentale. Si tu t’exposes ensuite à Erythro et qu’il en résulte la plus légère altération cérébrale, on pourra la détecter par une scanographie, même si personne ne peut s’en apercevoir en te regardant ou en te parlant. Mais dès que je mentionne une scanographie cérébrale, je pense à la possibilité de découvrir un changement mental indétectable par d’autres moyens … et cette idée fait ressortir mon inquiétude. C’est cela que tu perçois. Allons, Marlène, combien d’incertitude tu détectes ? Sois quantitative.

— Il n’y en a pas beaucoup, mais il y en a. L’ennui, c’est que je peux seulement dire que tu n’es pas sûr. Je ne peux pas dire pourquoi. Peut-être que ce scanner cérébral spécial est dangereux.

— En quoi le serait-il ? On s’en est servi pour … Marlène, tu sais qu’Erythro ne peut pas te faire de mal. Ne pourrais-tu pas savoir que ce scanner ne te fera pas de mal ?

— Non, je ne peux pas.

— Sais-tu ce qui peut te mettre en danger ? »

Une pause et Marlène dit, à contrecœur : « Non.

— Mais comment peux-tu être sûre pour Erythro et pas pour le scanner ?

— Je l’ignore. Je sais seulement qu’Erythro ne me fera pas de mal, mais je ne sais pas si ce scanner est dangereux ou non. Ou le sera. »

Un sourire éclaira le visage de Genarr. Il n’était pas nécessaire d’avoir des facultés inhabituelles pour comprendre qu’il était énormément soulagé.

« Pourquoi est-ce que cela te rend heureux, oncle Siever ?

— Parce que si tu avais fabriqué tes intuitions de toutes pièces pour te rendre importante, ou par romantisme, ou par une sorte d’entêtement aveugle … tu les appliquerais à tout. Mais ce n’est pas le cas. Tu sais certaines choses et tu en ignores d’autres. Je n’en suis que plus enclin à te croire quand tu dis être sûre qu’Erythro ne te fera pas de mal, et je n’ai plus du tout peur que la scanographie cérébrale révèle quelque chose d’inquiétant. »

Marlène se tourna vers sa mère. « C’est vrai, maman. Oncle Siever se sent beaucoup mieux et moi aussi. C’est tellement évident. Tu ne le vois pas ?

— Peu importe ce que je vois, dit Insigna. Moi, je ne me sens pas mieux.

— Oh, maman », murmura Marlène. Puis plus fort, à Genarr : « J’accepte de subir une scanographie. »

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« Ce n’est pas étonnant », murmura Siever Genarr.

Il étudiait les dessins complexes, presque floraux, de l’infographie qui apparaissaient et disparaissaient lentement de l’écran, en fausses couleurs. Eugenia Insigna, assise à côté de lui, les regardait avec de grands yeux sans rien comprendre.

« Qu’est-ce qui n’est pas étonnant, Siever ?

— Je ne peux pas le dire comme il faudrait parce que je ne connais pas leur langage. Et si Ranay d’Aubisson, qui est notre maître à penser en ce domaine, nous l’expliquait, ni toi ni moi ne la comprendrions. Cependant, elle m’a fait remarquer ça …

— On dirait une coquille d’escargot.

— La couleur la fait ressortir. C’est une mesure de complexité plutôt que la trace directe d’une forme physique, selon les termes de Ranay. Cette disposition est atypique. Généralement, on ne la trouve pas telle quelle dans le cerveau. »

Les lèvres d’Insigna tremblaient. « Tu veux dire qu’elle est déjà malade ?

— Non, bien sûr que non. Je dis atypique, pas anormale. Je n’ai sûrement pas besoin d’expliquer la différence à un observateur scientifique expérimenté. Tu es bien obligée de reconnaître que Marlène est différente. En un sens, je suis content que la coquille d’escargot soit là. Si son cerveau était totalement typique, nous nous demanderions d’où peut bien venir son exceptionnelle faculté de perception. Fait-elle habilement semblant ou sommes-nous fous, voilà la question qu’on se poserait.

— Mais comment sais-tu que ce n’est pas dû à … à …

— A la maladie ? Ce n’est pas possible. Nous avons rassemblé toutes ses scanographies cérébrales depuis la petite enfance. Cette atypie y est toujours.

— On ne m’en a jamais parlé.

— Bien sûr que non. Les anciennes scanographies étaient joliment rudimentaires et cela ne sautait pas aux yeux. Mais, une fois qu’on a eu celle-ci et qu’on a pu voir les détails clairement, on a repris les anciennes et on l’a fait ressortir. C’est Ranay qui a fait cela. Alors, tu vois. Le cerveau de Marlène a été enregistré dans toute sa complexité. Si elle était touchée, même légèrement, ce serait visible sur l’écran.

— Tu n’as pas idée combien cela m’effraie.

— Marlène est tellement sûre d’elle ! Je suis convaincu que cette impression persistante de sécurité signifie quelque chose.

— Comment est-ce possible ? »

Genarr montra la coquille d’escargot du doigt. « Tu n’as pas cela, ni moi non plus, et nous ne sommes pas en situation de dire où et comment elle obtient ce sens de la sécurité. Mais elle l’a bel et bien, et nous devons la laisser sortir à la surface de la planète.

— Et risquer sa vie ? Peux-tu m’expliquer pourquoi ?

— J’ai l’impression qu’elle obtient toujours ce qu’elle veut. Nous ferions donc mieux de la laisser sortir, puisque nous ne pourrions pas l’en empêcher longtemps. Peut-être apprendrons-nous ainsi quelque chose sur le fléau.

— Une information de ce genre ne mérite pas un tel risque.

— Nous ne la laisserons pas sortir à la surface même de la planète. Je peux l’emmener faire une reconnaissance en avion, par exemple. Elle verra des lacs, des plaines, des collines et des canyons. On pourrait même aller jusqu’au bord de la mer. Celle-ci est d’une beauté absolue, mais il n’y a de vie nulle part … seulement les procaryotes dans l’eau. Et si ensuite elle tient toujours autant à sentir le sol d’Erythro sous ses pieds, nous veillerons à ce qu’elle porte une combinaison Anti-E.

— Anti-E ? Qu’est-ce que c’est ?

— Une combinaison anti-Erythro. C’est tout ce qu’il y a de plus simple ; elle ressemble à un costume spatial, sauf qu’elle n’a pas besoin de maintenir une certaine pression atmosphérique contre le vide. C’est une combinaison imperméable en plastique et en textile, très légère et qui ne gêne pas les mouvements. Le casque protège des rayons infrarouges et possède une réserve d’air et une ventilation. Une personne vêtue d’une combinaison anti-E n’est pas soumise à l’environnement d’Erythro. En outre, elle sera accompagnée.

— Par qui ? Je ne me fie à personne, sauf à moi. »

Genarr sourit. « Je ne pourrais pas imaginer pire compagnie. Tu ne connais rien à Erythro et tu en as peur. Je n’oserais jamais te laisser sortir. Écoute, la seule personne à laquelle nous puissions nous fier, c’est moi.

— Toi ? » Insigna le regarda avec de grands yeux, la bouche ouverte.

« Pourquoi pas ? Personne ici ne connaît Erythro aussi bien que moi, et si Marlène est immunisée contre la Peste, moi aussi. Depuis dix ans que je suis ici, je n’ai jamais été affecté le moins du monde. Mieux encore, je peux piloter un avion, ce qui signifie que nous n’aurons besoin de personne. Et je pourrai la surveiller de près. Si elle se comporte, si peu que ce soit, d’une manière anormale, je la ramènerai au Dôme plus vite que la lumière et lui ferai passer une scanographie cérébrale.

— Il serait déjà trop tard.

— Non. Pas nécessairement. Tu sais, la Peste, ce n’est pas tout ou rien. Il y a eu des cas légers, et même très légers, et les gens qui sont très peu touchés peuvent mener une vie quasiment normale. Il ne lui arrivera rien, j’en suis sûr. »

Insigna, silencieuse, dans son fauteuil, avait l’air petite et sans défense.

D’un geste impulsif, Genarr la prit par la taille. « Allons, Eugenia, oublie tout cela pendant une semaine. Je te promets qu’elle ne sortira pas avant au moins six ou sept jours … plus longtemps que cela si je parviens à saper sa résolution en lui montrant Erythro du haut des airs. Pour le moment, je vais te faire voir quelque chose … tu es astronome, n’est-ce pas ? »

Elle le regarda et dit tristement : « Tu le sais bien.

— Alors, cela veut dire que tu n’as jamais regardé les étoiles. Les astronomes ne le font jamais. Ils ne regardent que leurs instruments. Il fait nuit sur le Dôme, en ce moment, alors viens dans la salle d’observation. La nuit est très claire et il n’y a rien de tel que de regarder les étoiles pour se sentir en paix. Fais-moi confiance. »

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C’était vrai. Les astronomes ne regardaient pas les étoiles. Ce n’était pas nécessaire. Ils donnaient, par l’intermédiaire de l’ordinateur, des instructions aux télescopes, aux caméras et au spectroscope, qui les recevaient sous forme de programmes.

Les instruments faisaient le travail, les analyses, les simulations graphiques. L’astronome posait les questions, puis étudiait les réponses. Pour cela, il n’avait pas besoin de regarder les étoiles.

De plus, pensa-t-elle, comment peut-on regarder les étoiles sans rien faire ? Le pouvait-on quand on était astronome ? Leur simple vue devait vous mettre mal à l’aise. Il y avait du travail à faire, des questions à poser, des mystères à résoudre et, au bout d’un moment, on devait sûrement retourner à son atelier et mettre ses instruments en route, puis se distraire en lisant un roman ou en regardant un spectacle holovisé.

Elle murmura cela à Siever Genarr tandis qu’il parcourait son bureau en vérifiant que tout était bien en ordre. (Quand ils étaient jeunes, il faisait déjà cela avant de quitter une pièce, se souvint Insigna. A l’époque elle s’en agaçait mais elle aurait peut-être dû l’admirer, au contraire. Siever avait tant de qualités, pensa-t-elle, et Crile …)

Elle s’arracha impitoyablement à ses pensées.

Genarr la conduisit à un petit ascenseur. C’était la première fois qu’Insigna en voyait un dans le Dôme et, durant un bref instant, ce fut comme si elle se retrouvait sur Rotor, sauf qu’elle ne perçut aucun changement dans la poussée pseudo-gravitationnelle et ne se sentit pas doucement pressée contre une des parois par la force de Coriolis, comme c’était le cas sur Rotor.

« Nous y voilà », dit Genarr qui fit signe à Insigna de sortir. Elle se retrouva sous le ciel étoilé et, presque aussitôt, recula. « Sommes-nous exposés ?

— Exposés ? demanda Genarr perplexe. Oh, tu veux dire : exposés à l’atmosphère d’Erythro ? Non, non. Ne crains rien. Nous sommes enfermés dans un hémisphère de verre recouvert d’une couche de diamants que rien ne peut rayer. Bien entendu, un météorite pourrait l’écraser, mais il n’y en a pour ainsi dire aucun dans le ciel d’Erythro. Il y a une coupole semblable sur Rotor, tu sais, mais pas de cette qualité-là, ni de cette taille.

— Vous êtes bien traités ici, remarqua Insigna en touchant de nouveau la vitre pour vérifier qu’elle existait.

— Il le faut bien, pour inciter les gens à venir. » Puis, revenant à la bulle : « Il pleut parfois, bien sûr, mais alors les nuages empêchent l’observation. Et lorsque le ciel s’éclaircit, le verre sèche rapidement. Un résidu se dépose et, pendant la journée, un détergent spécifique nettoie la bulle. Assieds-toi, Eugenia. »

Insigna s’installa dans un fauteuil doux et confortable, qui s’inclina presque de lui-même, si bien qu’elle se retrouva les yeux tournés vers le ciel. Elle entendit l’autre siège soupirer sous le poids de Genarr. Puis les veilleuses s’éteignirent. Dans les ténèbres d’un monde inhabité, le ciel sans nuages, aussi sombre que du velours noir, brûlait d’étincelles.

Insigna en eut le souffle coupé. Elle savait, en théorie, à quoi ressemblait le ciel. Elle l’avait vu sur des cartes, dans des simulations et en photos … sous toutes les formes possibles, mais jamais en réalité. Elle ne chercha pas à identifier les objets intéressants ou inexplicables, les mystères qui l’invitaient à se mettre au travail. Elle ne regarda aucun objet en particulier, mais les configurations qui se dessinaient sous ses yeux.

Aux heures sombres de la préhistoire, pensa-t-elle, c’était à l’étude de ces motifs, et non à celle des étoiles elles-mêmes, que ses ancêtres devaient les constellations et les débuts de l’astronomie.

Genarr avait raison. La paix l’enveloppa comme une fine toile d’araignée invisible.

Au bout d’un moment, elle dit, d’un ton presque ensommeillé : « Merci, Siever.

— De quoi ?

— D’avoir proposé d’accompagner Marlène. De mettre ta santé mentale en danger pour ma fille.

— Ma santé mentale n’est pas en danger. Il ne nous arrivera rien. Et puis, j’éprouve un … un sentiment paternel pour Marlène. Après tout, Eugenia, nous avons partagé pas mal de choses, toi et moi.

— Je sais », répliqua Insigna avec un petit mouvement de culpabilité. Elle avait toujours connu les sentiments de Genarr — il ne pouvait pas les cacher. Elle s’y était résignée avant de rencontrer Crile ; ensuite, elle s’était rebiffée.

« Si je t’ai fait de la peine, Siever, je le regrette sincèrement.

— Pas besoin », dit doucement Genarr, et il y eut un long silence pendant lequel la paix s’approfondit encore ; Insigna se retrouva en train d’espérer sérieusement que personne, en entrant, ne viendrait briser l’étrange sortilège, source de sérénité, qui la retenait prisonnière.

Puis Genarr reprit la parole. « Je crois savoir pourquoi les gens ne montent pas à la salle d’observation. Ni ici ni sur Rotor.

— Marlène aimait bien s’y rendre. Elle y était presque toujours seule.

— Marlène est exceptionnelle. C’est à cause de ça que la plupart des gens ne viennent pas ici.

— De quoi ?

— Ça, répondit Genarr en montrant un point dans le ciel, mais, dans l’obscurité, elle ne vit pas son geste. Cette étoile si brillante ; la plus brillante de toutes.

— Tu veux dire le Soleil … notre Soleil … le Soleil du système solaire ?

— Oui. C’est un intrus. Sans lui, le ciel serait à peu près le même que sur la Terre. Alpha du Centaure n’est pas tout à fait à la même place et Sirius est légèrement décalé, mais on pourrait ne pas le remarquer. A part cela, le ciel que tu vois est celui que regardaient les Sumériens il y a cinq mille ans. Avec le Soleil en plus.

— Et tu penses que c’est le Soleil qui empêche les gens de venir à l’observatoire ?

— Peut-être pas consciemment, mais sa vue les met mal à l’aise. On a tendance à penser que le Soleil est loin, très loin, inaccessible, dans un univers totalement différent. Cependant, il brille dans le ciel, il s’impose à notre attention ; en le voyant, nous nous sentons coupables de l’avoir abandonné.

— Mais alors, pourquoi les adolescents et les enfants ne viennent-ils pas à la salle d’observation ? Ils ne savent que peu de chose sur le Soleil et le système solaire.

— Nous, les adultes, nous leur offrons un exemple négatif. Quand nous aurons disparu, quand il n’y aura plus personne pour qui le mot Soleil reste un nom propre, je pense que le ciel appartiendra de nouveau à Rotor et qu’il y aura beaucoup de monde ici … si cet endroit existe toujours.

— Tu crois qu’il pourrait ne plus exister ?

— On ne peut pas prévoir l’avenir, Eugenia.

— Nous sommes en pleine prospérité et en pleine croissance.

— Oui, mais ce Soleil brillant, cet intrus, m’inquiète.

— Notre vieux Soleil. Que peut-il faire ? Il ne peut pas nous atteindre.

— Bien sûr que si. » Genarr regardait fixement l’étoile qui brillait dans le secteur ouest du ciel. « Ceux que nous avons laissés derrière nous sur Terre et dans les colonies vont forcément finir par découvrir Némésis. Peut-être est-ce déjà fait. Et peut-être ont-ils découvert l’hyper-assistance. Notre disparition a dû les stimuler fortement.

— Mais nous sommes partis depuis quatorze ans ! Pourquoi ne sont-ils pas déjà arrivés ?

— Ils ne savent pas si nous avons réussi. Ils pensent peut-être que nos débris sont éparpillés entre le Soleil et Némésis.

— Nous avons eu le courage d’essayer.

— Oui, c’est vrai. Crois-tu que nous l’aurions fait sans Pitt ? C’est lui qui nous a entraînés, et je doute qu’il y ait un autre Pitt dans les colonies ou sur Terre. Tu sais que je ne l’aime pas. Je désapprouve ses méthodes, sa morale, ou plutôt son mépris pour toute morale, son hypocrisie, sa capacité à envoyer de sang-froid une jeune fille comme Marlène à ce qu’il espère être sa destruction, et cependant, si nous nous en tenons aux résultats, il sera peut-être considéré par l’histoire comme un grand homme.

— Comme un grand leader. C’est toi, le grand homme, Siever. C’est clair. »

Il y eut de nouveau un silence, jusqu’à ce que Genarr reprenne d’une voix douce : « Je prévois tout de même qu’ils se lanceront à notre poursuite. C’est ce que je crains le plus et ce sentiment s’accroît lorsque l’intrus brille au-dessus de ma tête. Cela fait quatorze ans que nous avons quitté le système solaire. Qu’est-ce qu’ils ont fait pendant ce temps-là ? Tu ne te l’es jamais demandé, Eugenia ?

— Jamais, répondit-elle, à demi endormie. Ce que je crains est plus imminent. »

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