Les voyages à longue distance dans une atmosphère planétaire ne faisaient pas partie de la vie des colonies. Les déplacements étaient assez courts, sur une station spatiale, pour qu’on n’ait besoin que d’ascenseurs, de ses jambes et, parfois, d’une petite voiture électrique. Quant aux trajets entre les colonies, ils s’effectuaient par fusée interplanétaire.
Beaucoup de colons — là-bas, dans le système solaire — avaient été si souvent dans l’espace que c’était pour eux une expérience aussi familière que la marche. Il était pourtant rare que l’un d’eux se soit rendu sur Terre, seul lieu où le trafic aérien existait, et qu’il s’en soit servi.
Les colons, qui affrontaient le vide comme si c’était un ami et un frère, éprouvaient une terreur insondable à l’idée d’entendre siffler l’air autour d’un véhicule qui ne serait pas soutenu par le sol.
Cependant, les voyages aériens constituaient parfois une nécessité absolue sur Erythro. C’était une grande planète et, comme la Terre, elle avait une atmosphère très dense.
Aussi le Dôme avait-il deux petits avions, un peu rudimentaires, lourds d’aspect, fort peu doués pour les accélérations rapides ou les grandes vitesses, mais utilisables.
En fait, l’ignorance de Rotor en ingénierie aéronautique les avait aidés à certains égards. L’avion du Dôme était bien plus informatisé qu’un appareil équivalent sur Terre. Siever Genarr se plaisait à voir, dans sa minuscule flotte, des robots complexes que l’on aurait construits en forme d’avion. Le temps sur Erythro était beaucoup plus clément que sur Terre, car la faible intensité des radiations émises par Némésis ne suffisait pas à nourrir des intempéries violentes, et un robot-avion avait moins de chances d’affronter une situation critique. Beaucoup moins.
En pratique, n’importe qui pouvait piloter l’avion peu raffiné du Dôme. On n’avait qu’à dire ce qu’on voulait à l’appareil. Si le message n’était pas clair, ou si le cerveau robotique le trouvait dangereux, il demandait des explications.
Genarr regarda Marlène grimper dans la cabine avec une certaine inquiétude naturelle, mais non pas avec la terreur affichée par Eugenia Insigna qui se mordait les lèvres, loin de l’aire d’embarquement. (« Ne viens pas plus près, lui avait-il sévèrement ordonné, surtout avec cet air que tu as ; on dirait que tu assistes à l’acte 1 d’une tragédie. Tu vas effrayer ta fille. »)
Marlène s’installa dans son siège avec un calme olympien.
Peut-être n’avait-elle pas bien saisi la situation ? Genarr lui dit : « Marlène chérie, sais-tu ce que nous allons faire ?
— Oui, oncle Siever. Nous allons voler dans les airs. Tout ira parfaitement bien. » Elle tourna vers lui un visage paisible lorsqu’il grimpa à sa suite et s’assit dans son fauteuil. « Je comprends que maman soit inquiète, mais tu l’es encore plus qu’elle. Tu le montres moins, mais si tu te voyais passer la langue sur tes lèvres, tu serais embarrassé. On dirait que quelque chose de terrible va arriver, que c’est de ta faute et que tu ne peux pas en supporter l’idée. Il n’empêche que rien ne va arriver.
— Tu en es sûre, Marlène ?
— Absolument sûre. Il ne peut rien m’arriver sur Erythro.
— Tu as dit cela au sujet de la Peste, mais nous ne parlons pas de cela maintenant.
— Peu importe de quoi nous parlons. Il ne peut rien m’arriver de mal sur Erythro. »
Genarr secoua un peu la tête, incrédule et perplexe, puis regretta sa mimique : elle lisait ses sentiments aussi aisément que s’ils apparaissaient en capitales sur l’écran d’ordinateur. Mais quelle différence cela faisait-il ? S’il les avait réprimés, elle les aurait tout de même vus.
« Nous allons passer dans le sas et y rester un moment, afin que je puisse vérifier les réactions du cerveau de l’appareil. Puis nous franchirons une autre porte et l’avion décollera. Tu ressentiras l’effet de l’accélération qui va te plaquer contre le dossier de ton siège, puis nous nous déplacerons dans l’atmosphère et il n’y aura rien en dessous de nous. Tu as bien compris, j’espère ?
— Je n’ai pas peur », dit calmement Marlène.
L’avion survolait en droite ligne un paysage stérile où ondulaient des collines.
Genarr savait qu’Erythro était géologiquement vivante ; les études qu’ils avaient effectuées montraient qu’à certaines périodes de son histoire, elle avait eu des montagnes. Il en restait quelques-unes, çà et là, sur l’hémisphère cis-mégan, sur lequel planait presque immobile le disque bouffi de la géante gazeuse, la planète autour de laquelle gravitait Erythro.
Cependant ici, du côté trans-mégan, les plaines et les collines constituaient les traits essentiels des deux grands continents.
Pour Marlène, qui n’avait jamais vu de montagnes de sa vie, les collines basses étaient une chose étonnante.
Il y avait des ruisselets sur Rotor, bien entendu, et les rivières d’Erythro, vues de si haut, s’en distinguaient mal.
Genarr se dit que Marlène serait surprise lorsqu’elle les verrait de près.
Marlène jeta un coup d’œil curieux sur Némésis qui déclinait maintenant vers l’ouest. « Le soleil ne bouge pas, n’est-ce pas, oncle Siever ?
— Si, il bouge. Ou, du moins, Erythro se déplace par rapport à Némésis, mais elle tourne sur elle-même en un jour alors que Rotor le fait en deux minutes. En comparaison, Némésis, vue d’ici, bouge sept cents fois moins vite que vue de Rotor. En comparaison, elle a l’air immobile, mais ce n’est pas vrai. »
Puis, jetant un rapide coup d’œil vers l’étoile, il dit : « Tu n’as jamais vu le soleil de la Terre, celui du système solaire ; ou plutôt, tu l’as bien vu, mais tu ne t’en souviens pas puisque tu étais un bébé à l’époque. Le Soleil était beaucoup plus petit vu de Rotor.
— Plus petit ? dit Marlène surprise. L’ordinateur m’a dit que c’est Némésis qui est plus petite.
— Oui, mais Rotor est beaucoup plus près de Némésis qu’il l’était autrefois du Soleil et Némésis paraît plus grande.
— Nous sommes à quatre millions de kilomètres de Némésis, n’est-ce pas ?
— Mais nous nous trouvions à cent cinquante millions de kilomètres du Soleil. Si nous étions aussi loin de Némésis, nous aurions moins d’un pour cent de la lumière et de la chaleur que nous recevons. Et si, à l’inverse, nous avions voulu nous rapprocher autant du Soleil, nous nous serions vaporisés. Le Soleil est beaucoup plus grand, plus brillant et plus chaud que Némésis. »
Marlène ne regardait pas Genarr, mais apparemment le ton de sa voix suffisait. « A t’entendre, oncle Siever, on croirait que tu as envie de revenir dans le système solaire.
— Je suis né là-bas, et quelquefois j’ai le mal du pays.
— Mais le Soleil est tellement chaud et brillant. Il doit être dangereux.
— Nous ne le voyions pas comme ça. Et il ne faut pas non plus fixer Némésis trop longtemps. »
Genarr jeta un dernier coup d’œil sur Némésis. Elle planait sur l’horizon ouest, immense et rouge ; son diamètre apparent mesurait quatre degrés, soit huit fois celui du Soleil vu de l’ancien emplacement de Rotor. C’était un paisible disque de lumière rouge, mais Genarr savait qu’en certaines occasions, relativement rares, elle entrait en éruption, et durant quelques minutes, apparaissait sur ce visage serein une tache blanche douloureuse à regarder. On y voyait surtout des taches solaires bénignes, d’un rouge plus sombre, mais que l’on remarquait moins.
Il chuchota un ordre à l’avion, qui vira sur l’aile et fit passer Némésis à l’arrière de l’appareil.
Marlène jeta un dernier regard, pensif, sur l’étoile, puis tourna les yeux vers l’horizon d’Erythro.
« On s’habitue à cette coloration rose, dit-elle. Au bout d’un certain temps, on n’y pense plus. »
Genarr l’avait remarqué. Ses yeux saisissaient les différences de teintes et le monde commençait à paraître moins monochrome. Les rivières et les petits lacs étaient plus rouges et plus sombres que la terre, le ciel était noir. La lumière rouge de Némésis ne se dispersait pas dans l’atmosphère d’Erythro.
Le plus désolant c’était la stérilité du sol. Rotor, même à son échelle minuscule, avait des champs verdoyants, des céréales jaunes, des fruits de diverses couleurs, des animaux bruyants, les couleurs et les sons des structures et des habitations humaines.
Ici, il n’y avait que le silence et la matière inanimée.
Marlène fronça les sourcils. « Il y a de la vie sur Erythro, oncle Siever. »
Genarr ne pouvait pas dire si Marlène faisait une déclaration, posait une question ou répondait à sa pensée, révélée par le langage gestuel. Insistait-elle sur quelque chose ou cherchait-elle à être rassurée ?
« Bien sûr. Beaucoup de vie. Elle est présente partout. Pas seulement dans l’eau. Il y a aussi des procaryotes qui vivent dans les pellicules d’eau recouvrant les particules du sol. »
Au bout d’un moment, l’océan apparut à l’horizon, d’abord comme une ligne sombre, puis comme une bande qui s’épaissit au fur et à mesure que l’avion approchait.
Genarr jetait des coups d’œil obliques sur Marlène, guettant ses réactions. Elle avait lu des textes sur les océans de la Terre, elle avait dû voir des images en holovision, mais rien ne préparait personne à l’expérience réelle. Genarr, qui avait été une fois (une seule !) sur Terre en touriste, s’était rendu au bord d’un océan. Il n’en avait jamais survolé un, hors de vue de la côte, et n’était pas sûr de ses propres réactions.
La mer déferlait sous eux et maintenant, la terre ferme n’était qu’une ligne plus claire, qui disparut bientôt. Genarr la regardait avec une drôle de sensation au creux de l’estomac. Il se souvint d’une phrase d’un vieux poème épique : « la mer sombre comme le vin ». En dessous d’eux, l’océan avait bien l’air d’une vaste quantité de vin rouge en mouvement, frangé d’écume rose ici ou là.
Il n’y avait rien d’identifiable dans cette immense étendue d’eau, pas un endroit où atterrir. L’essence même du « lieu » avait disparu. Cependant, il savait que lorsqu’il voudrait s’en retourner, il n’aurait qu’à donner l’ordre à l’avion de les ramener vers la terre. L’ordinateur connaissait la position de l’appareil, grâce à ses calculs exacts de la vitesse et de la direction, et il savait où était la terre ferme … et le Dôme.
Ils passèrent sous une épaisse couche de nuages et l’océan devint noir. Un mot de Genarr et l’avion monta pour les traverser. Némésis brilla de nouveau ; l’océan avait disparu. Au-dessous d’eux, il y avait une mer de gouttelettes d’eau rosée, tourbillonnant et s’élevant ici ou là, et des lambeaux de brouillard passaient, parfois, devant le hublot.
Puis les nuages semblèrent se déchirer et l’on revit l’océan sombre comme le vin.
Marlène regardait, la bouche entrouverte, la respiration rapide. Elle dit dans un murmure : « Il n’y a rien que de l’eau, oncle Siever ?
— Sur des milliers de kilomètres à la ronde, Marlène … et dix kilomètres de profondeur, en certains points.
— Si on tombait dedans, je suppose qu’on se noierait.
— Ne t’inquiète pas pour ça. Ce véhicule ne tombera pas dans l’océan.
— Je sais », répondit-elle d’une voix neutre.
Il y avait encore autre chose à lui montrer, se dit Genarr.
Marlène interrompit ses pensées : « Tu es de nouveau tendu, oncle Siever. »
Genarr trouvait maintenant tout naturel le don de Marlène, et sa propre réaction l’amusa. « Tu n’as jamais vu Mégas et je me demande si je dois te la montrer. Tu vois, l’autre côté d’Erythro fait face à Mégas et on a, exprès, construit le Dôme sur l’autre hémisphère, afin que Mégas ne soit jamais dans notre ciel. Si nous continuons à voler dans cette direction, nous pénétrerons dans l’hémisphère cis-mégan et nous verrons la planète se lever sur l’horizon.
— J’aimerais bien la voir.
— D’accord, mais il faut t’y préparer. Elle est grande. Vraiment grande. Presque deux fois plus que Némésis ; on a l’impression qu’elle va nous tomber sur la tête. Certaines personnes ne supportent pas ce spectacle. Elle ne tombera pas. Elle ne peut pas tomber. Essaie de ne pas l’oublier. »
Ils volaient à très haute altitude et ne cessaient d’accélérer. L’océan déferlait toujours sous eux, parfois occulté par les nuages.
Pour finir, Genarr dit : « Si tu regardes un peu sur la droite, tu verras Mégas apparaître à l’horizon. Nous allons nous tourner vers elle. » La planète avait l’air d’une petite tache de lumière ; elle grandit comme une houle qui s’élèverait lentement. Puis l’arc de plus en plus grand d’un disque rouge foncé monta au-dessus de l’horizon. Elle était nettement plus sombre que Némésis, toujours visible sur la droite, à l’arrière de l’appareil, et plus basse dans le ciel.
Lorsque Mégas grandit, Marlène s’aperçut que ce n’était pas un vrai disque de lumière, mais plutôt un demi-cercle.
« C’est ce qu’on appelle des ‘‘phases’’, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, très intéressée.
— C’est exact. Nous ne voyons que la partie éclairée par Némésis. Pendant qu’Erythro tourne autour de Mégas, Némésis semble s’en rapprocher et nous voyons de moins en moins la face éclairée de la planète. Puis Némésis effleure Mégas, juste au-dessus ou juste au-dessous, et l’on n’aperçoit plus qu’un mince croissant de lumière, sur le bord de la planète ; c’est tout ce qu’on voit de l’hémisphère éclairé. Parfois Némésis se trouve derrière Mégas, en situation d’éclipse ; alors les étoiles moins lumineuses apparaissent, pas seulement les plus brillantes que l’on voit même quand Némésis est dans le ciel. Durant l’éclipse, on aperçoit un grand cercle sombre où il n’y a pas d’étoiles du tout : c’est Mégas. Quand Némésis reparaît de l’autre côté, tu recommences à voir un mince croissant de lumière.
— Quelle merveille. C’est comme un spectacle dans le ciel. Et regarde Mégas …. toutes ces rayures qui se déplacent. »
Elles s’étendaient sur toute la portion éclairée du globe, épaisses, d’un marron rougeâtre émaillé d’orange, et se tordaient lentement.
« Ce sont des orages, avec de terribles vents qui soufflent dans tous les sens. Si tu regardes attentivement, tu verras les taches se former, s’étendre, dériver, puis se disperser et disparaître.
— C’est comme un spectacle d’holovision, dit Marlène captivée. Pourquoi est-ce que les gens ne passent pas tout leur temps à regarder ça ?
— Les astronomes le font. Ils l’observent par l’intermédiaire des instruments gérés par ordinateur, installés sur cet hémisphère. Je l’ai moi-même vu, à l’observatoire. Tu sais, nous avons une planète comme cela, dans le système solaire. Elle s’appelle Jupiter. »
Maintenant, la planète était au-dessus de l’horizon, comme un ballon qui se serait en partie dégonflé sur sa moitié gauche.
« C’est beau, dit Marlène. Si l’on avait construit le Dôme sur cette face d’Erythro, tout le monde pourrait le voir.
— Non, Marlène. Cela ne se passe pas comme ça. La plupart des gens n’aiment pas du tout Mégas. Ils ont l’impression qu’elle tombe et ils en ont peur.
— Ils ne devraient pas être si nombreux à avoir une réaction aussi stupide, dit Marlène avec impatience.
— Au début, ils n’étaient pas nombreux, mais les réactions stupides sont contagieuses. La peur se propage et des gens qui ne craindraient rien s’ils étaient laissés à eux-mêmes s’effraient parce que leur voisin a peur. Tu n’as jamais remarqué ?
— Oh, si, répondit-elle avec un peu d’amertume. Quand un garçon pense qu’une fille est jolie, ils sont tous du même avis. Et ils se mettent à rivaliser pour … » Elle s’arrêta, comme gênée.
« Cet effet de contagion nous a poussés à construire le Dôme sur l’autre hémisphère. Mais il est temps de faire demi-tour. Tu sais comment est ta mère.
— Appelle-la et dis-lui que tout va bien.
— Je n’en ai pas besoin. L’appareil envoie continuellement des signaux. Elle sait que tout va bien … physiquement. Mais ce n’est pas cela qui l’inquiète le plus. »
Marlène s’affaissa sur son siège et une expression de vif mécontentement se peignit sur son visage. « C’est casse-pied. Je sais que tout le monde va dire : C’est parce qu’elle t’aime, mais c’est tout de même enquiquinant. Pourquoi ne me croit-elle pas lorsque je dis que je ne crains rien ?
— Parce qu’elle t’aime, répliqua Genarr, comme tu aimes Erythro. »
Le visage de Marlène s’éclaira aussitôt. « Oh, oui, je l’aime.
— Oui. Cela se voit à tes réactions. »
Et Genarr se demanda comment Eugenia Insigna allait prendre la chose.
Elle se mit en colère. « Qu’est-ce que ça veut dire, elle aime Erythro ? Comment peut-on aimer un monde mort ? Est-ce que tu lui aurais bourré le crâne ?
— Eugenia, sois raisonnable. Crois-tu qu’il soit possible de ‘‘bourrer le crâne’’ à Marlène ? Y es-tu jamais parvenue toi-même ?
— Alors, qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je sais, d’expérience, que les Rotoriens, élevés dans le petit monde étroit d’une station spatiale, ne supportent pas l’horizon sans limites d’Erythro ; qu’ils ont horreur de sa lumière rouge ; ils n’aiment pas cet océan immense, ni ces nuages qui obscurcissent le ciel ; ils n’aiment pas Némésis, et encore moins Mégas. Tout cela a tendance à les déprimer et à les effrayer. J’ai montré toutes ces choses à Marlène. Je l’ai emmenée au-dessus de l’océan, assez loin pour qu’elle voie Mégas tout entière au-dessus de l’horizon.
— Et alors ?
— Rien de tout cela ne l’a dérangée. Elle a dit qu’on s’habituait à la lumière rouge. L’océan ne l’a pas effrayée le moins du monde et le plus curieux, c’est qu’elle a trouvé Mégas intéressante et même amusante. »
Insigna se plongea dans ses pensées et finit par dire, à contrecœur « C’est peut-être le signe qu’elle est déjà infectée par la … la …
— Par la Peste. J’ai fait faire une autre scanographie cérébrale dès notre retour. Nous n’avons pas encore l’analyse complète, mais le balayage préliminaire ne montre aucun changement. L’image serait visiblement, nettement modifiée, même dans un cas léger. L’esprit de Marlène n’a pas changé. Cependant, une idée m’est venue. Nous savons que Marlène a un don de perception, qu’elle peut noter toutes sortes de petites choses. Elle capte les sentiments des autres. As-tu jamais remarqué que l’inverse était possible ? Que ses sentiments pouvaient être ressentis par les autres ?
— Je ne comprends pas où tu veux en venir.
— Elle remarque les moments où je ne suis pas sûr de moi et un peu inquiet, même si j’essaie de le cacher ; et ceux où je suis calme et où je n’ai pas peur. Pourrait-elle me forcer ou m’encourager à devenir irrésolu et inquiet … ou calme et sans crainte ? Si elle détecte nos réactions, peut-elle nous les suggérer ? »
Insigna le regarda avec de grands yeux. « Je pense que ton idée est idiote ! dit-elle d’une voix étranglée par l’incrédulité.
— Peut-être bien. Mais as-tu jamais remarqué ce genre de choses ? Réfléchis.
— Je ne crois pas.
— Non, murmura Genarr, je suppose que non. Elle aimerait sûrement que tu t’inquiètes moins à son sujet et elle n’a pas réussi à te faire changer. Cependant … Le don de perception de Marlène, pour s’en tenir à lui, n’a fait que se renforcer depuis son arrivée sur Erythro. Tu ne penses pas ?
— Si.
— Mais voilà que maintenant, son intuition aussi s’est renforcée. Elle sait qu’elle est immunisée contre la Peste. Elle est sûre qu’Erythro ne peut lui faire aucun mal. Elle a regardé l’océan, convaincue que l’avion ne tomberait pas dedans et qu’elle ne se noierait pas. Est-ce qu’elle ne se sentait pas irrésolue et inquiète sur Rotor, quand il y avait des raisons de l’être, comme n’importe quelle autre adolescente ?
— Oui ! Sans aucun doute.
— Mais ici, elle est tout autre. Totalement sûre d’elle. Pourquoi ?
— Je n’en sais rien.
— Est-ce Erythro qui l’affecte ? Non, non, je ne parle pas de la Peste. La planète a-t-elle eu d’autres effets ? Quelque chose de complètement différent ? Je vais te dire pourquoi je te demande ça. Je l’ai éprouvé moi-même.
— Éprouvé quoi ?
— Un certain optimisme au sujet d’Erythro. Cette planète désolée n’a jamais eu beaucoup d’attraits pour moi. Au cours de l’excursion avec Marlène, j’en suis presque venu à l’aimer, plus que cela ne m’était arrivé depuis dix ans que je suis ici. Je me suis dit que le plaisir de Marlène était peut-être contagieux, ou qu’elle m’avait forcé à le partager. Ou alors que ce qui l’affecte peut m’affecter aussi … en sa présence. »
Insigna dit, d’un ton sarcastique : « Siever, tu ferais mieux de passer, toi aussi, une scanographie cérébrale. »
Genarr leva les sourcils. « Tu crois que je ne l’ai pas fait ? J’en subis une régulièrement, depuis que je suis ici. Il n’y a pas eu de changement, sauf ceux qui sont inhérents au vieillissement.
— As-tu vérifié ton image cérébrale après votre exploration aérienne ?
— Bien sûr. Et, comme pour Marlène, le balayage préliminaire ne montre aucun changement.
— Alors, qu’est-ce que tu vas faire ?
— La seule chose logique. Marlène et moi allons sortir du Dôme et archer à la surface d’Erythro.
— Non !
— Nous prendrons des précautions. Je suis déjà sorti.
— Toi, peut-être, répondit obstinément Insigna, mais pas elle. Jamais. »
Genarr soupira. Il pivota dans son fauteuil et regarda la fausse fenêtre, dans le mur de son bureau, comme s’il essayait de la traverser et de regarder le paysage rouge au-delà du mur. Puis ses regards se portèrent de nouveau sur Insigna.
« Dehors, il y a un monde immense, tout neuf, qui n’appartient à personne qu’à nous. Nous pouvons nous emparer de ce monde et le développer, à la lumière de toutes les leçons que nous avons reçues de notre gestion stupide de la Terre. Nous pouvons, cette fois, édifier une belle civilisation dans un monde propre. Nous pouvons nous habituer à sa couleur pourpre. Nous pouvons y implanter la vie, avec nos plantes et nos animaux. Nous pouvons rendre fertiles la mer et la terre, et lancer cette planète sur la trajectoire de son évolution.
— Et la Peste ? Qu’est-ce que tu en fais ?
— Nous pouvons l’éliminer et faire d’Erythro un monde idéal.
— Si nous éliminons la chaleur et la pesanteur, et si nous modifions sa composition chimique, nous pouvons aussi faire de Mégas un monde idéal.
— Dehors, il y a un monde, et je le veux.
— Tu parles comme Pitt. Pour avoir ce monde, tu es prêt à mettre ma fille en danger ?
— Au cours de l’histoire humaine, on a risqué bien plus pour bien moins.
— Alors, honte à l’histoire humaine. En tout cas, c’est à moi de décider. C’est ma fille. »
Genarr dit d’une voix basse, pleine d’un chagrin infini. « Je t’aime Eugenia, et je t’ai perdue, autrefois. J’ai entretenu le rêve absurde que peut-être j’essaierais de réparer cette perte un jour. Mais maintenant, j’ai bien peur de te perdre une fois de plus, et à jamais. Parce que, vois-tu, ce n’est pas à toi de décider. Ce n’est même pas à moi. C’est à Marlène. Quoi qu’elle veuille, elle le fera, par n’importe quel moyen. Et parce qu’elle a peut-être la capacité de donner un monde à l’humanité, je vais l’aider à réaliser ce qu’elle désire, malgré toi. Je t’en prie, Eugenia, il faut que tu l’acceptes. »