Tonino Benacquista Nos gloires secrètes
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Meurtre dans la rue des Cascades

Pour Catherine S.

Je suis l’homme de la rue.

Pour le prince, je suis la plèbe. Pour la vedette, je suis le public. Pour l’intellectuel, je suis le vulgum. Pour l’élu, je suis le commun des mortels.

Ah la belle condescendance des êtres d’exception dès qu’il s’agit de parler de moi ! Leur précision d’entomologiste quand ils évoquent mes goûts et mes mœurs. Leur indulgence pour mes travers si ordinaires. Souvent je leur envie ce talent de ne jamais se reconnaître dans les autres ni les gens. À travers leur bienveillance, je sens combien ma médiocrité les rassure. Que serait l’élite sans sa masse, que serait la marge sans sa norme ?

Suis-je donc si prévisible aux yeux du penseur qui sait tout de mon instinct grégaire, de ma vocation à n’être personne, de mon étonnante attirance pour les heures de pointe ? Suis-je à ce point discipliné que jamais je ne me perds dans le grand labyrinthe du savant ? Suis-je si dépourvu d’amour-propre que je m’accommode du bâton dans l’espoir d’une carotte ? Suis-je si prompt à rire ou pleurer dès qu’un artiste se sent inspiré ? Suis-je si triste et sombre que je m’emploie à désespérer le poète ? Suis-je si lâche que j’attends le hurlement des loups pour y mêler le mien ?

Vous, êtres lumineux, qui osez partir en croisade, prendre les chemins de traverse, parler à l’âme, haranguer les foules, vous qui faites tourner un monde que l’homme de la rue se contente de peupler, savez-vous qu’à force de parler en son nom, de le réduire à une espèce bêlante, de nier son individu, vous l’avez, ô ironie, contraint au bonheur ? Car comment accepter d’être privé d’un destin exceptionnel sinon en étant bêtement heureux, simplement, platement, naturellement heureux ? Heureux comme seul un homme de la rue sait l’être, affranchi du devoir de surprendre, du besoin d’être admiré. Et ce bonheur anonyme, patient, le guérira peut-être de n’avoir pas vécu ce quart d’heure de gloire que le XXe siècle lui promettait.

J’ai menti. Je ne suis pas l’homme de la rue.

Pendant près de cinquante ans, j’ai tout fait pour en devenir un et cacher à ma famille une terrible vérité. Pour eux j’étais cet être ordinaire, époux aimant, père honnête, incapable de mentir ou de garder un secret. Quelle duplicité ! Comment ai-je pu les berner si longtemps ? Dans le sens littéral du terme, je suis un mythe. Un personnage ayant une réalité historique mais transformé par la légende. On a écrit tant de pages sur moi, naguère. J’ai été au centre de toutes les conversations. On m’a cherché à tous les coins de rue. J’en aurais signé, des autographes, si le monde avait su qui j’étais vraiment.

La nuit dernière, la femme que j’ai tant aimée est morte. Plus rien ne me retient de rendre publique mon imposture.

Témoin, des jours entiers, de sa douleur, de son renoncement, de ses colères, j’ai crispé ma main sur la sienne pour absorber un peu de son mal mais, faute de détenir ce pouvoir-là, il m’a fallu attendre, attendre, attendre, inutile, impuissant, jusqu’à cet instant d’apaisement qui nous a surpris tous deux ; sa respiration s’est fait oublier, ses membres n’ont plus lutté, et j’ai vu se dessiner sur ses lèvres un sourire énigmatique, envoûtant, destiné à elle-même : Ça y est, je suis prête. À nouveau complices, nous avons échangé, dans cette langue que tissent les vieux couples, des messages codés, indéchiffrables, où les abréviations, soupirs, points de suspension révèlent souvenirs et anecdotes. Pour la toute dernière fois, elle a joué celle qui connaît si bien son bonhomme, et s’est inquiétée des gestes que j’étais incapable d’accomplir seul — en quarante-sept ans de vie commune ils s’étaient multipliés sans que j’y aie pris garde. Je l’écoutais à peine, prêt à lui voler sa dernière heure, tenté de tout lui révéler de ma seconde vie. Une image m’a retenu à temps, celle de ma bien-aimée me maudissant outre-tombe, grattant les parois de son cercueil pour s’en évader et venir m’arracher les yeux d’avoir tu un secret bien plus fort que notre amour.

À l’aube, elle s’est éteinte en me soufflant sa dernière volonté :

Promets-moi de te rapprocher de lui.

Lui, c’est notre fils unique, qui attendait derrière la porte.

Sans avoir d’autre choix, j’ai acquiescé des yeux. Mais comment se rapprocher d’un être qui jamais ne s’est éloigné ? Pas une fois il ne m’a manqué de respect ni ne m’a fait honte auprès des voisins. Il ne rate aucun de mes anniversaires, n’oublie jamais la fête des pères. Il me voue une affection nuancée, je le sens quand nous nous embrassons lors des occasions officielles : au moment où je tends les joues, ses mains m’enserrent les bras comme pour briser mon élan vers lui. Ensuite il me demande des nouvelles de ma santé, moi de son travail. Il ne se doute pas qu’il a cessé de m’aimer depuis longtemps. Si on lui posait la question, il s’indignerait : Mais, c’est mon père ! Et moi, je saurais dater avec précision le jour où je n’ai plus été le héros de mon rejeton.

Juillet 1979, l’année de ses treize ans. Pour la première fois il ne part pas en vacances avec nous, les parents d’un copain l’invitent à descendre en Italie. Je le dépose devant un cabriolet rouge prêt à sillonner les routes du Sud, et je salue celui qui va veiller sur l’équipage, un homme de mon âge mais paraissant bien moins, vêtu d’un jean râpé et d’un blouson en cuir vieilli qui lui donnent l’air d’un aventurier — du reste c’en est un, il est ingénieur des Ponts et Chaussées, il bâtit digues et barrages pour assécher les marais et irriguer les déserts. Peu curieux mais bien élevé, il me demande ce que je fais dans la vie, et pour ne pas répondre représentant placier en outillage, je dis que je suis dans l’acier. Il ne demande aucune précision. Ne vous inquiétez de rien, je vais garder l’œil sur nos deux canailles. Son bolide tourne le coin de la rue et, à cet instant-là, je sais que plus jamais je ne reverrai l’enfant qui, la veille encore, m’interrogeait sur l’immensité céleste comme si j’en connaissais l’origine.

À son retour, je découvre un jeune homme passionné de Renaissance italienne, capable de se raser comme un grand, et fier de sa première cuite à la grappa. Il veut faire des études d’urbanisme et je n’ose lui demander ce que ça recouvre. Dès lors, chaque fois que je lui proposerai une activité commune, je lirai dans ses yeux que l’essentiel est ailleurs.

Promets-moi de te rapprocher de lui.

Cette nuit, j’ai promis l’impossible mais, dès demain, le vieillard va redevenir aux yeux de son fils un homme comme aucun autre. Je ne demande ni son estime ni sa compassion, je veux lui faire regretter son indifférence polie, retrouver dans son regard les étonnements de l’enfance. Je n’aurai pas même un effort de mémoire à fournir, la vérité ne demande qu’à sortir, puisqu’elle est là, toute prête, trop à l’étroit dans cette caboche qui la mijote depuis un demi-siècle.

* * *

En 1961, on construit à Berlin un mur qui, selon certains, va faire de l’Est un enfer bureaucratique et de l’Ouest un empire décadent. Youri Gagarine, le premier homme lancé dans l’espace, est sans doute le seul à prendre assez de hauteur pour imaginer un monde ainsi partagé. Il fait chaud, en France, cet été 61, les crus de bordeaux vont être exceptionnels dit-on déjà. Les canons de Navarone sort sur les écrans, on twiste à Saint-Tropez, et un curieux fait divers survenu dans Paris agite les gazettes. Le 17 juillet à trois heures du matin, au 91 de la rue des Cascades, XXe arrondissement, le corps d’un homme tombe du ciel et crève la verrière d’un ancien atelier d’artiste où vit une starlette qui commence à faire parler d’elle. Pendant qu’elle s’endort doucement sur un canapé aux côtés de son amant, elle voit ce corps s’écraser à ses pieds dans une pluie de verre.

Les juillettistes s’ennuient sur les plages et les aoûtiens piaffent de les remplacer. Le « Meurtre de la rue des Cascades » fait la une des journaux qui remplissent leurs colonnes de contre-enquêtes, de révélations. Dans les rues, les bistrots, les campings, tout le monde y va de sa version : le feuilleton de l’été passionne la France entière.

En 1961, le monde avance sans moi. À vingt-huit ans, je parviens à éviter à la fois la guerre d’Algérie et le progrès en marche. Je me crois jeune, je ne suis que fainéant. Je me prétends anarchiste mais me contente de fuir le monde du travail. Un cousin me prête une cabane au fond de son jardin, dans une banlieue ouvrière. Parfois il passe me dire qu’on embauche à l’usine mais je fais semblant de dormir. Le soir, je traîne entre Montparnasse et Montmartre à la recherche de tablées d’artistes, curieux de vérifier si cette bohème parisienne existe bel et bien ou s’il s’agit d’une image d’Épinal. Faute d’un talent qui m’autoriserait une posture, faute de posséder un charisme de salonnard, je ne m’insère dans aucun cercle et migre dans des quartiers populaires. Mais mon oisiveté ne m’attire que méfiance car les pauvres, prompts à repérer le parasite, devinent ma profonde aversion pour l’effort. Dès lors je continue de chercher ma place là où elle n’est pas. Quand je n’ai plus de quoi payer le prix de mes errances, je décroche une de ces pancartes qui, en cette ère d’expansion, peut éviter la misère à celui qui s’en donne la peine. 4 magasiniers demandés. On recherche garçon de salle. Journaliers, s’adresser ici. J’obéis alors au rythme naturel du travailleur : chaque matin ma main agrippe la barre du métro, chaque soir je m’écroule en priant pour que la nuit soit longue. Quand j’ai trois sous en poche, j’essaie d’attirer une dactylo derrière une nappe à carreaux pour la griser de kirs. Si elle s’esquive au moment du dessert, je me console en remontant vers Pigalle, bien décidé à éviter les pièges qui attendent l’homme ivre dans les rues chaudes de la capitale. J’en étais là, ce 17 juillet 1961, à cette heure de la nuit où les dieux de la perdition se montrent si aimables.

Car l’homme ivre tombera dans d’autres pièges que ceux auxquels il s’attend. Au lieu de me faire plumer dans une boîte de strip-tease, au lieu de sortir d’un hôtel borgne la queue entre les jambes, je me retrouve assis à vingt mètres de hauteur sur les tuiles rouges d’un immeuble, tout occupé à comparer mes petits malheurs avec ceux d’un parfait inconnu. J’ai pu, les jours suivants, malgré la grande aptitude de l’ivrogne à oublier les épisodes peu glorieux, reconstituer l’enchaînement de circonstances qui m’a conduit jusque-là. Mais quoi qu’il arrive, les raisons de se retrouver la nuit sur un toit, la bouteille à la main, sont rarement recevables.

Tout avait commencé dans un bistrot de la place Blanche où j’avais croisé le verre avec un bon à rien de mon espèce. Et quand deux types esseulés font connaissance à un comptoir, une sorte de théorème se vérifie toujours : quelle que soit l’entrée en matière, la météo, Brigitte Bardot ou la DS 21, on aboutira invariablement à cette chienne de vie qui n’épargne personne. Que le bavardage ait lieu aux antipodes ou au coin de la rue, il suivra toujours cette universelle progression qui va de l’anecdote à la terrible condition humaine. Dès lors, il est trop tard pour fuir : la fraternisation devient inévitable.

Au moment de l’addition, le bougre m’avoue n’avoir pas un sou et me propose de lui avancer l’argent puis de repasser chez lui afin de me rembourser. S’attend-il à un geste de solidarité — soûlographes de tous les pays, rincez-vous ! — ou s’agit-il d’une invitation à poursuivre ailleurs nos brillants échanges ? N’ayant pas l’ébriété généreuse, j’accepte sa proposition.

Depuis, ces 57 francs n’ont cessé de me hanter comme Judas ses trente deniers. 57 francs de l’époque, tout au Pernod puis au Byrrh. Certes quelques piliers de comptoir avaient réussi à s’inclure dans les tournées, mais nous avions bu à deux l’essentiel de ces 57 francs, autant dire trois jours de manutention dans une fabrique de meubles, trois jours de ma vie à bouffer de la sciure. Tout autre que moi, zigzaguant hors du bistrot, aurait lâché prise et serait rentré se coucher, mettant un terme à une belle camaraderie de pochards qui, sortis de leur gueule de bois, se seraient évités dans la rue. Mais cette idée funeste de récupérer ne serait-ce que la moitié de la somme vire à la profession de foi : l’ivrogne voit dans son obstination un symbole d’exigence, et dans sa mesquinerie l’expression de son amour-propre. Le pauvre gars prend mon opiniâtreté comme le gage de notre amitié naissante. Nous remontons le boulevard de la Chapelle comme deux assoiffés errant dans un désert de ténèbres.

Sur les hauteurs de Belleville, au 14 rue de l’Ermitage, son immeuble est croulant, désert, on n’y décèle aucune trace de vie, peut-être s’agit-il d’un squat voué à la démolition. Il nous faut enjamber de petits monticules de gravats avant d’atteindre, au sixième, une soupente qu’il éclaire en trifouillant un câble électrique : un matelas à même le sol, un réchaud, des conserves. Un endroit qui, à jeun, m’aurait fait fuir, comme il aurait fait fuir un égorgeur ou un huissier, mais fin soûl tant de vétusté m’apparaît comme le vrai cachet des combles parisiens. De sous un tabouret il tire une bouteille en verre dépoli, de la mirabelle artisanale, qu’il me propose d’aller vider sur le toit pour connaître l’ivresse des sommets, dit-il. Assis sur un tapis de tuiles encore chaudes, nous alternons gorgées de gnôle et bouffées de tabac gris, puis s’engage entre nous un concours de désespérance où chacun se veut le champion de la poisse. On revisite à la baisse notre belle jeunesse pour en faire un chemin de croix, on geint en canon, porte-parole de tous les crevards de la terre. Pendant qu’il fait rimer vagabond et moribond, je déclame ma vie comme une tragédie antique, je suis la scoumoune faite homme, ah ça non, rien ne m’a été épargné ! (Si j’avais su, ivre mort, suspendu à vingt mètres du sol, que je vivais là mes derniers instants d’insouciance. Ô jeunesse ennemie. C’est celui qui pense ne rien posséder qui a tout à perdre.) À ce jeu-là, le gars, bien meilleur que moi, parvient à rendre sa misère incandescente. Il s’agite, beugle, scande la cruauté du sort, convoque le destin en personne. L’esprit embrumé par cet alcool du diable, prêt à porter tous les malheurs du monde sur mes seules épaules, je me laisse gagner par les imprécations de mon hôte, son drame devient le mien. Ma sœur aime trop l’argent ! ressasse-t-il, Ma sœur aime trop l’argent ! Il ajoute fort peu de détails, tout semble contenu dans un même cri : Ma sœur aime trop l’argent ! Brûlant d’empathie, je le crois sur parole : y a-t-il pire malheur au monde qu’une sœur qui aime l’argent ? Moi qui n’ai eu que des frères, je n’ose imaginer combien j’aurais aimé cette sœur, et combien elle m’aurait meurtri si elle avait fait passer sa vénalité avant moi, ah ma sœur, ma petite sœur ! Après une énième gorgée, notre ivresse franchit son point de non-retour et, pendant qu’il soliloque sur sa maudite cadette, l’abattement me gagne, l’emporte sur ma compassion. En cherchant la force de regagner la terre ferme, une dernière révélation me saisit : les incantations de tous les poivrots de la terre sont autant de prières mystiques pour hâter, avant qu’ils ne meurent, une ère d’harmonie universelle.

Mais après avoir entrevu un monde meilleur, quel besoin ai-je de revenir dans le nôtre, bien plus pragmatique, en demandant à mon compère la moitié de 57 francs, arguant que les bons comptes font les bons amis.

Au regard qu’il me renvoie, je viens de commettre une irréversible erreur. Il atteint ce moment tant redouté où le pochard, dévoré par la fièvre, se retrouve à la croisée de deux chemins : l’un conduit à la réconciliation, l’autre à la guerre. Et c’est le second qu’il emprunte.

Tout à coup, je suis le bouc émissaire de toute son infortune. J’ai le culot de lui réclamer de l’argent comme sa sœur elle-même n’aurait osé le faire, lui qui s’est confié à moi, lui qui m’a ouvert la porte de son repaire, m’a offert la plus belle vue de Paris et m’a invité à partager l’alcool de son pays. Mon bégaiement d’ivrogne a disparu, je lui rappelle que l’on peut glisser à tout moment de ces putains de tuiles branlantes et se retrouver sept étages plus bas. Nous allons donc retourner à pas mesurés vers la petite échelle qui mène aux combles et, de là il pourra regagner sa chambre, moi la rue, et j’oublie la somme misérable que j’ai eu l’indélicatesse de lui réclamer.

Je ne me doute pas que cet appel à la bonne volonté est pire qu’un crachat au visage. Je viens de lui parler comme à un malade mental, j’ai employé le ton condescendant des grands patrons de la psychiatrie qui l’ont interné pour son bien. Désormais, plus personne n’a le droit de lui parler comme à un fou, on ne le regardera plus jamais comme un fou, car plus personne ne lui dira ce qui est bon pour lui en prenant le ton de celui qui s’adresse à un fou. Ou pire, à un enfant. Pendant ses vitupérations, il s’interpose entre la trappe et moi, s’empare de la bouteille d’eau-de-vie, mais à la manière dont il enserre le goulot dans son poing, ça n’est pas pour en prendre une ultime goulée. Plus forte que le vertige, sa rage me terrifie. J’esquive un coup de bouteille en pleine tête, tente une fuite par les airs, je m’agrippe aux cheminées, enjambe un renfort de tôle pour gagner le toit d’un immeuble voisin. Un instant je me sens tiré d’affaire. Dans la pénombre je devine tant d’autres toits, d’échelles, de portes, de trappes, l’une d’elles va bien me sortir de ce cauchemar. Mais le cauchemar me poursuit, me fonce dessus, me roue de coups de pied, je ne sais plus si ce pourri veut juste me botter le cul ou me faire chuter ! Au passage je lui saisis la cheville, ses bras battent l’air, je le lâche, il roule à terre et disparaît dans la nuit.

Au lieu d’un râle de terreur, je perçois un gémissement d’animal pris au piège.

À plat ventre je rampe sur la tôle, regarde en contrebas : son corps est suspendu au-dessus du vide, je ne vois pas son visage, juste ses doigts agrippés à une gouttière.

Seule l’ivresse, la grande ivresse, sait distordre le temps, l’étirer à n’en plus finir, inhiber tout état d’urgence. Cet instant-là a duré moins d’un souffle, et pourtant j’y ai trouvé le temps d’instruire un interminable procès.

Craquements de métal. La gouttière va céder sous son poids. Une voix confuse s’adresse à moi, elle devrait vibrer plus fort que tout et pourtant elle peine à se faire entendre : Cet homme qui va mourir est ton frère. Il suffit de tendre la main pour donner la vie et non la mort, c’est ainsi depuis la nuit des temps. Mais voilà que mon frère se met à brailler comme un veau ! Il va réveiller le quartier, ce con ! Il faut le faire taire ! Ses cris ravivent ma peur et ma peur vire à la rage ! Je t’aurais peut-être tendu la main, fumier, si tu ne m’avais pas volé 57 francs, si tu ne m’avais pas hurlé dessus, si tu ne m’avais pas frappé, si tu ne m’avais pas collé une trouille noire ! La rage de l’homme épouvanté ne connaît aucune limite, elle peut détruire des villes entières, anéantir des armées, saigner le cœur du tyran. La petite voix qui murmurait en moi s’estompe sous les beuglements de ce salaud-là. Pas question de le hisser à nouveau parmi les vivants. Qui sait s’il ne va pas, lui, me faire passer par-dessus bord ?

Une lumière s’allume dans un immeuble alentour, des volets s’entrouvrent.

Mon talon s’écrase, et s’écrase, et s’écrase, jusqu’à ce que ses doigts lâchent prise.

Fracas d’un corps qui crève des carreaux.

Un ouragan de cristal.

Je fous le camp. Des boucles d’acier scellées dans la pierre m’aident à rebrousser chemin, j’agrippe à nouveau les cheminées, retrouve la trappe qui mène à sa soupente. Je me souviens d’avoir remonté le col de mon blouson en dévalant les étages dans le noir, la main sur la rampe. Autant dire vingt mètres d’empreintes digitales laissées en partant. Pendant ma fuite, j’ai peur qu’un obstacle se dresse devant moi mais le danger arrive par-derrière, car l’ennemi est déjà à mes trousses, invisible et plus tenace que toutes les polices du monde. J’ai beau avoir rejoint la rue sans croiser âme qui vive, il est là, me colle aux épaules, et j’aurai beau courir vite, il se glissera dans mon ombre pour ne plus me quitter. Je cherche un cul-de-sac, un terrain vague, un trou pour y vomir, mais je passe d’un réverbère à un autre et jamais les ténèbres n’ont été plus criardes. Un reste d’ivresse me protège encore mais bientôt je vais devoir affronter seul l’ignominie. D’ici là, gagner du terrain, sans courir, résister au cri des grilles de métro qu’on ouvre sur mon passage, refuser de m’y engouffrer. Quelque chose me dit que si j’ai la force de rejoindre mon cabanon à pied, sans me livrer à la police, sans me jeter dans la Seine, j’ai peut-être une chance. La route sera longue et périlleuse mais je dois la parcourir seul et sous la lumière, c’est à ce prix que je resterai invisible.

Je cligne des yeux dans l’aube naissante, je croise des travailleurs, les plus matinaux, les plus courageux, ils s’y précipitent, eux, dans le métro, c’est un jour de turbin comme un autre, ils ne se doutent de rien, les inconscients, les irresponsables.

À un carrefour, j’hésite sur le chemin à emprunter, mon cœur se tétanise, je m’effondre sur un banc, je halète comme un chien malade, la force me manque déjà. Le pire est à venir.

Et pourtant personne ne se met en travers de mon chemin. À se demander si j’ai seulement tué ! Après tout, j’ai juste donné un coup de talon comme on écrase un cafard, on ne va pas me persécuter pour ça. Laissez-moi seul avec ma conscience, je me débrouillerai avec elle, on verra bien lequel de nous deux est le plus fort.

Au jet de bile que je vomis tout à coup, je sais déjà lequel est le plus fort.

Place de la République, des enfants surgissent des portes cochères. J’éclate en sanglots au milieu des passants. Pourquoi ai-je fui, nom de Dieu ? L’accident, c’était jouable. Querelle de pochetrons qui tourne vinaigre. Dans Paris, il y en a mille par nuit. D’autant que j’ai connu un précédent. Une embrouille qui avait commencé rue des Archives pour se terminer au grand dépôt du Quai des Orfèvres, haut lieu des hurlements bachiques. On s’est réconciliés vite fait, l’autre plaignant et moi, par peur de se voir transférés ailleurs. Au lieu de me sauver comme un coupable, j’aurais dû attendre la police, exiger qu’on la prévienne, je suis assez bon acteur pour ça. Avec l’alcool que j’avais dans le sang, on n’aurait pas tiré grand-chose de moi : J’ai rien vu, j’étais au bord du collapsus, ce con-là ne marchait plus droit, déjà sur la terre ferme il tanguait, il chutait même, alors imaginez sur un toit en pente. On m’aurait cru, rien que pour retourner vers des affaires plus sérieuses qu’une dégringolade d’alcoolique. Si j’avais été moins lâche, à cette heure-ci je serais au commissariat, dans une cellule de dégrisement, attendant d’être interrogé par un type déjà fort occupé à séparer les crimes des délits. Avant la fin de la matinée, on m’aurait foutu dehors. Et afin que la gueule de bois me serve de leçon, on m’aurait laissé la tête sur les épaules.

En remontant l’île de la Cité, j’aperçois au loin le palais de Justice et ses flics en faction. Un comité d’accueil. Monsieur l’agent, les assises c’est bien ici ? Oui à gauche au bout du couloir. Quand je veux prendre la tangente, l’église Notre-Dame se dresse soudain devant moi. Me voilà coincé entre deux cathédrales sans savoir laquelle j’ai le plus à craindre. La loi du Code civil me semble maintenant bien désuète en comparaison de cette autre qu’on trouve dans les Écritures, que j’ai toujours raillées, moi, l’impie, le blasphémateur. Où est passée ma belle arrogance d’athée, celle que j’affichais durant les cours de catéchisme ? L’enfer, c’était des fresques, des ciselures aux frontons des églises, des histoires à faire peur à nos ancêtres, mais nous, enfants de la guerre, avec l’an 2000 en perspective, on était hors d’atteinte. Je traverse le parvis la tête basse, persuadé que parmi tous les témoins qui, cette nuit, auraient pu m’apercevoir sur ce toit, l’un d’eux m’épiait de bien plus haut encore.

En longeant le Quartier latin, je cesse de ruminer la stupide thèse de l’accident ; après une batterie d’analyses, on aurait vite fait le lien entre mes semelles et ses phalanges écrasées, sans parler de tous ces braves gens réveillés à cause du tapage nocturne, prêts à jurer m’avoir vu tendre le pied et non la main. On m’aurait demandé de reconstituer le scénario, et là, à mesure que mon sang se serait purgé de ses 45o, on aurait pointé quelques incohérences. Et moi je suis le genre de type à m’allonger à la première taloche. Un coup de Bottin et j’aurais raconté la vraie histoire. Après tout, laquelle est-ce ? Elle commence quand ? Hier, dans un bistrot de Pigalle, quand j’ai croisé ce mauvais coucheur ? Ou bien avant, dans une maternité de la Butte aux Cailles ? Il paraît que là aussi j’ai geint à la première taloche.

Je ralentis le pas devant un café de la gare d’Austerlitz où j’ai parfois traîné. Me prend la tentation de retrouver une place parmi mes semblables. Boire le café du matin comme l’homme de la rue. Sourire au barman, mutique mais bon gars. Saisir au coin du zinc le journal encore frais, jeter un œil à la météo qui annonce 28 à Paris. Reluquer les jambes de la serveuse qui sert des tartines en salle. Se laisser tenter par une cigarette, mêler son arôme à celle du café, ne sont-ils pas faits l’un pour l’autre ? Demander du feu au premier venu, qui craquera lui-même l’allumette pour le plaisir d’être serviable, sans savoir ce qu’il risque : la dernière fois que j’ai sympathisé avec un voisin de comptoir, il en est mort.

La gamberge repart de plus belle, elle s’affole, tourne en rond, comme moi dans les rues du XIIIe. Je cherche un raccourci que j’ai emprunté cent fois, la nuit, quand les transports en commun m’ont laissé en rade.

Ce n’était pas un accident, c’était… de la légitime défense ! Parfaitement !

Après tout, l’agresseur c’était lui, nom de Dieu ! Moi je voulais calmer le jeu et lui voulait me tuer, c’est la putain de vérité, me tuer ! C’était lui ou moi. Légitime défense, je vous dis ! Je me raccroche à ces deux mots comme l’autre salopard à sa gouttière.

Et comme lui je lâche prise.

J’ai fui, ça vaut tous les aveux. J’ai fui comme je fuis tout, par peur des complications, voilà la réalité, inconcevable tant elle est simple : je n’ai pas pris conscience du drame qui se jouait mais du bruit qu’il allait engendrer. Alors j’ai tourné les talons comme on le fait quand on s’est engagé dans une impasse.

Passé le moulin d’Ivry, je coupe par le cimetière. Au milieu des sépultures, l’oppression se relâche. Elles me rappellent la vanité des choses, car tout se termine là, à ras du sol, de si haut que l’on tombe. Les morts se foutent bien de mon forfait, j’ai juste rajouté un membre à leur confrérie. Bientôt je serai des leurs, la vermine mangera le misérable que je suis, mes cendres se mêleront à la terre, tout sera oublié. Je traverse cette mer de pierre et de marbre, mais le soleil, hier d’une douceur extrême, ne donne plus aux choses leurs meilleurs reflets, ne réchauffe plus les ardeurs. Je comprends tout à coup qu’on va me mettre à l’ombre, et pour longtemps. Pourquoi n’ai-je pas tué au cœur de l’hiver, quand le froid engourdit les consciences, quand la mélancolie affleure au moindre geste, quand l’averse lave tout derrière elle. En hiver, je n’aurais jamais grimpé sur ce toit pour tenter d’embrasser Paris d’un seul regard. En hiver, on reste modeste, et tout le monde est un peu vieux.

Je me revois traversant ce cimetière sous le soleil, et je peux affirmer que ce moment-là fut unique de douleur, une pure torture de l’âme, avec tenailles et aiguillons. Je n’avais pas encore réalisé ma très grande faute que déjà la mort me semblait la seule délivrance. Je me serais jeté dans une fosse pour me laisser avaler par les entrailles de la terre. J’ai souffert à en oublier lequel de mon défunt salaud ou moi était le véritable martyr.

En gare d’Ivry, un train m’ouvre ses portières, direction chez moi. Au dernier moment je redescends à quai. La stratégie qui consiste à ne pas me mêler à la foule, à rentrer à pied, m’a porté chance jusqu’ici. Je longe les rails, une longue bande de terre recouverte de gravier, une interminable ligne droite. Les chevilles me brûlent, je vais m’effondrer avant d’atteindre la prochaine gare. Je comprends maintenant pourquoi on appelle les étapes d’un chemin de croix des stations. Les voyageurs impassibles, le front collé à la fenêtre, me prennent pour un suicidaire. Mes dernières forces me quittent, j’en oublie la peur et le remords. Le souffle des wagons déporte mes pas. Je crains de terminer la route à genoux, une pénitence. Au loin, j’aperçois enfin le panneau de la gare de Vitry. Je traverse à contre-voie pour rejoindre le quartier pavillonnaire de mon cousin, passe par le chantier d’un immeuble en construction, les grues, les moteurs, le bruit que je vais devoir nier si je veux trouver l’oubli. Donnez-moi quelques heures et dès mon réveil je vous tendrai mes poignets sans faire d’histoires, j’avouerai, je dirai oui à tout, je signerai au bas de ma déposition, je demanderai pardon devant la cour, je regagnerai ma cellule, je paierai ma dette, mais d’ici là foutez-moi la paix.

* * *

De fait, elle m’a foutu la paix, la justice des hommes. Un demi-siècle durant j’ai senti son ombre planer, j’ai cru l’entendre au bout du couloir, je l’ai repérée à chaque coin de rue, frôlée cent fois. Aujourd’hui je peux affirmer que la peur de la sentence est bien pire que la sentence. D’autres l’ont dit avant moi, et bien mieux, des penseurs, des causeurs, des moralisateurs, mais aucun de ces braves gens n’a fait un détour de cinquante ans pour aboutir à cette conclusion. Oh ça oui, des allégories on peut en trouver, on peut relire les classiques, on peut se rassurer à l’idée qu’on se fait toujours rattraper, que le petit flic qui veille au fond de soi gagne à la fin.

Comme j’aurais aimé que tout soit aussi simple.

* * *

Le 17 juillet, à l’heure où la France passe à table, la radio allumée pour le journal du soir, je reviens à moi, étendu sur ma paillasse. J’erre encore un peu dans la pénombre, je cherche la sortie du tunnel, je distingue des doigts accrochés à la tôle, ils crissent sous mes talons comme des insectes, c’est infesté, ça grouille.

À peine ai-je ouvert l’œil qu’une main invisible me broie le crâne. La gueule de bois de l’homme qui a tué est d’une qualité toute particulière, que seuls sauront apprécier ceux qui ont tué, les autres ne comprendront jamais le début d’un pareil état. Inutile de comparer avec vos pires matins, la cervelle vrillée par le remords, prêt à jurer qu’on ne vous y reprendra plus. L’homme qui a tué n’a plus cette option-là, il lui reste l’espoir de faire tourner la Terre à l’envers pour remonter le temps et rectifier la fatale petite seconde. Faute d’y parvenir, il voudra se planter un pieu dans le cœur.

Je passe la main sur mon ventre, là où ce matin une bataille faisait rage. La douleur s’est atténuée mais j’éprouve une curieuse sensation de dureté, comme si mes boyaux s’étaient solidifiés en plomberie d’évier. J’ai beau me frapper l’abdomen, ma main cède la première. Si j’avais eu des tripes en béton, je l’aurais su bien avant de commettre un assassinat.

Prostré sur mon lit de souffrance, une odeur fraîche et sucrée me parvient. La femme de mon cousin a déposé un bol de salade de fruits sur la table pendant mon sommeil. Depuis deux ans, elle me tolère dans sa cabane. Parfois j’aide, je garde les enfants, je désherbe, je tiens compagnie, j’épluche les légumes sous la véranda. Quand le cousin part en province, ma présence rassure. Me voyant dormir à deux heures de l’après-midi, elle s’est dit que faire la bringue était de mon âge et que des fruits frais allaient me remettre les intérieurs en place. Mes cousins sont des gens normaux, indulgents, ingénus, à mille lieues de tout geste criminel, ils vivent dans un pays où l’on ne tue pas pour 57 francs. Vous allez l’apprendre par les journaux : vous abritez un assassin ! Peut-être même pire, il doit y avoir des degrés. Écraser une main qui s’accroche à la vie, c’est sans doute plus inhumain qu’un coup de surin.

Me rendre à la police. C’est la seule chose à faire pour limiter la casse. Moi, quand j’apprends qu’un affreux s’est constitué prisonnier, ça m’attendrit. Si j’étais juré, je lui trouverais toutes les circonstances atténuantes. L’aveu m’émeut. Faire état d’une conscience, c’est bien ce qui nous différencie de la bête, non ?

… Me rendre ? Anticiper la sanction ? Un calcul de perdant. Diviser la note par deux. Un petit investissement à moyen terme. La Caisse d’épargne de la culpabilité ! Me pointer au Quai des Orfèvres ne me soulagera en rien. Autant les attendre allongé. Histoire de m’habituer à toutes ces nuits à venir dans un établissement spécialisé que l’on décrit comme une zone de non-droit.

Pourquoi ce besoin de la justice des hommes quand on voit ce qu’ils en font ?

Je fouille dans une vieille caisse pour y débusquer une écharpe blanche, sans tache mais grise d’usure. Je me la noue autour de la tête comme un corsaire. Bien serré, pour contenir la gueule de bois. Le plus incroyable, c’est que ça aide. La nuit tombe, lente. Merci. Merci la nuit. Si la grande aiguille progresse encore de cinq millimètres, les limiers du Quai des Orfèvres ne seront plus à craindre avant un tour complet du cadran. Je les vois déjà, tout fringants de m’avoir débusqué au fin fond d’une banlieue. Car vous serez là demain, à six heures sonnantes, messieurs. Comment en serait-il autrement ? On ne peut pas jeter un gars par-dessus bord et rentrer à bon port comme si de rien n’était. En quittant la rue de l’Ermitage, la tête rentrée dans les épaules, j’ai tendu un fil qu’ils n’ont plus qu’à tirer, c’est inéluctable, c’est écrit, vous n’avez qu’à lâcher les chiens, au flair ils vont me pister, à l’instinct. J’ai dû laisser quantité de cailloux blancs, suffit de se baisser. Dans Détective, on dit qu’ils retrouvent tout le monde, même des années plus tard.

Essaie d’être un peu rationnel, bon Dieu, arrête de geindre ! Ça n’était pas ton quartier, tu n’as pas croisé de concierge ni de locataires — y en avait-il seulement dans cette espèce de taudis qui attendait le boulet de démolition ? — et même si, de sa fenêtre, un témoin à moitié endormi t’a aperçu hier soir, tu n’étais qu’une silhouette vacillante dans la nuit. Tu as laissé des milliers d’empreintes, tu en as tartiné tout le toit, la bouteille, mais tu n’es fiché nulle part ! Casier vierge, nom de Dieu ! Et puis, tu crois vraiment que la mort d’un pareil rebut va affoler la Préfecture ? S’ils lâchent les chiens, ce ne seront pas les limiers mais les corniauds. À l’heure qu’il est, elle est peut-être déjà classée, ta glissade vespérale.

Voilà ce que je me dirais si j’étais encore capable d’un raisonnement.

… Un raisonnement ! Autant essayer de fabriquer un extincteur pendant que la maison brûle.

Au milieu de cet océan de peur, y a-t-il une seule goutte de remords, de remords véritable pour l’acte que j’ai commis, une goutte de compassion pour celui qui, par ma faute, n’est plus ?

Et quand bien même ai-je tué, est-ce si grave ? Hier la Terre portait quelques milliards d’humains, aujourd’hui quelques milliers de moins, dont ce salaud-là, que personne ne va pleurer, surtout pas sa sœur qui aime trop l’argent. La roue tourne, et j’ai été, l’espace d’une seconde, un des rouages de la grande machine universelle, un outil de Dieu. Je fais sans doute partie d’un vaste dessein impossible à concevoir tant qu’on n’a pas une vue d’ensemble. Peut-être fallait-il que je le fasse tomber, c’était écrit ! Peut-être ai-je libéré l’humanité d’un de ses plus nuisibles représentants ! Je suis épouvanté par mon geste mais je ne peux nier un extrême sentiment d’accomplissement : j’ai infléchi le cours des choses, de la vie, du monde. Il y a du divin en moi. Pourquoi fait-on du meurtre un tel pataquès ?

À quatre heures du matin, l’angoisse est sur le point de céder à l’épuisement. Comme on compte les moutons, je passe en revue les mille manières d’en finir. Pendu, noyé, décapité, délivré enfin.

Je rouvre les yeux. Indigne de toute délivrance.

Il y a sans doute un livre qui décrit mon calvaire sur cette paillasse. Un classique, un chef-d’œuvre, un ouvrage de référence. Il sera bien temps pour moi de le lire en prison, sur un bat-flanc. Mais je suis déjà certain que, malgré le talent de l’auteur, rien de ce que j’endure ne saurait être exprimé. S’il n’a pas commis la très grande faute, où l’écrivain a-t-il trouvé son inspiration, comment a-t-il choisi ses invectives ? Mesurer l’irréparable, voilà bien une tentation de cuistre ! Je l’imagine affûtant sa plume, prêt à tous les anathèmes, toutes les prédications, toutes les postures, toutes les oraisons pour donner à son projet un rayonnement tragique. Que ce gars-là vienne seulement me visiter, ici et maintenant, qu’il marche un seul instant sur ma rive, celle de la grande confrérie des assassins, qu’il ose seulement me regarder en face, au fond des yeux. Il verra alors surgir tous ses démons à la fois, ses terreurs d’enfant, ses hantises, ses phobies, ses lâchetés, toutes sans exceptions, toutes en même temps. Terrorisé, il tombera à genoux devant moi, suppliant le Ciel de retourner dans son monde à lui, où chaque jour a son lendemain. Il regagnera sa rive, guéri à jamais de la tentation de rendre ma souffrance dicible.

Le grincement des volets de la cuisine des cousins, le monde, l’usine, l’école. Hier à la même heure, j’étais bien certain que le monde ne se remettrait jamais de mon geste.

Je crois que la femme du cousin a des barbituriques contre les insomnies. Une bonne dose et je vais enfin dormir comme un innocent. La meute viendra cerner un gars qui dort du sommeil du juste, tout étonné de ce qu’on lui veut.

En me donnant la boîte de comprimés, elle dit :

— Tu ressembles à Marat.

— À qui ?

— Avec ton fichu sur la tête tu ressembles à Marat qui vient de se faire assassiner dans sa baignoire, comme dans la peinture de David.

Sans rien comprendre, je réponds :

— Vous serez débarrassés de moi bientôt.

Avant de glisser dans le sommeil, je me retrouve à nouveau sur ce toit, sous les étoiles. Mais j’essaie d’imaginer un autre épilogue à ce film monstrueux.

Mon bras est assez fort pour hisser son corps qui pend au-dessus du vide. Je le pose sur la terre ferme, il reprend souffle, revient à la vie. Il n’y croit pas et pleure des larmes de soulagement. Je suis son être suprême. Le jour où il mourra, vieux, dans son lit, entouré de ses petits-enfants, il pensera à moi avec nostalgie. Un jour, un homme m’a sauvé la vie. Et il racontera la fin de cette nuit-là à des mômes émerveillés. On a fini la mirabelle. On a coupé la dernière Gauloise en deux. On s’est serré la main dans le jour naissant sur la grande ville. On ne s’est jamais revus. Mais à chaque petit bonheur que la vie m’a accordé, à chaque rire, à chaque fois que mon cœur a fait un bond, j’ai repensé à ce gars-là et l’ai remercié d’avoir trouvé la force.

* * *

Au réveil, impossible de distinguer la grande de la petite aiguille. Quatre heures de l’après-midi ? C’est efficace, ces cochonneries chimiques. Les corniauds ne jappent pas encore à ma porte. Marat, pas mort.

Le kiosquier de la place Paul-Bert est encore ouvert. Il faut me débarrasser de mon blouson, l’enterrer, le brûler, mes chaussures aussi. Je sors en maillot de corps, je rase les pavillons, tête basse. On ne me connaît pas cet air piteux, dans le coin. On me voit plutôt en faraud. Et je ne sors jamais sans mon éternel blouson de voyou qui me fait mal voir des vieux. Ah si vous saviez combien vous aviez raison de me regarder par en dessous, moi qui n’avais pas même volé une fleur dans un bac de fenêtre. Les flics sont sans doute là, déployés en dispositif : le coup de filet s’annonce grandiose. Le boulanger qui fume un clope sur le pas de sa porte me salue au loin. Ils lui ont pourtant dit de ne pas en faire trop, à cet idiot… Les passants que je croise ont reçu la même consigne : ne faire semblant de rien. Acteurs ! Figurants ! Traîtres ! Et moi, avec ma gueule de condamné, ma dégaine de tire-laine, je confirme les soupçons. Marche donc comme un type qui va acheter le journal !

Je demande Le Parisien libéré pour la première fois, et non Détective. Je m’attendais à un gros titre, mais l’actualité est agitée par des guerres, des pays à feu et à sang, des dictateurs qui saignent les peuples, des catastrophes naturelles qui dévastent des régions entières, broutilles du genre, anecdotes, mais rien sur mon meurtre à moi. À la page des faits divers, là oui, on y est bien. C’est le mot « verrière » qui m’attire l’œil. Un entrefilet où l’on fait état d’un corps comme tombé du ciel dans un atelier d’artiste où ne vit aucun artiste. Ou alors si, mais pas comme on l’aurait imaginé. La locataire a une petite notoriété, c’est une jeune actrice qui joue les ingénues dans des séries B. Son nom ne me dit rien, mais ça explique sans doute cette notule en quatrième colonne. Très mauvaise nouvelle que j’apprends là !

Si mon défunt salaud avait terminé sa chute chez l’homme de la rue, on n’en aurait jamais causé, mais chez une ex-modèle qui a montré ses miches au cinéma, c’est du sensationnel ! Tout ce qui arrive aux vedettes, à commencer par leurs petits bonheurs ordinaires, ça intéresse les foules. Mais s’il s’agit d’un petit malheur, c’est le gros lot ! Plus grave encore : ce monde-là attire les flics comme des mouches. Ils imaginent des dessous vicieux, des affaires de mœurs, des chantages. Sans parler des politiques qui aiment s’entourer de vedettes parce que ça fait bien, comme les vedettes aiment s’entourer de politiques parce que ça peut servir. Le chef de meute va rappeler tous ses chiens, le son des cors viendra d’en haut, une curée se prépare !

Le cousin passe m’annoncer leur départ en vacances. Un mois du 20 au 20. Il compte sur moi pour garder la baraque, je peux m’y installer, je serai quand même plus au large, et avec salle de bains. Le cœur me serre. Je l’embrasse. Il ne comprend rien à cette soudaine affection. C’est le baiser de Judas. La prochaine fois que nos regards se croiseront, ce sera au palais de Justice. C’est à n’y rien comprendre, Monsieur le Président, je le connais depuis sa naissance, c’est pas un mauvais garçon. La salle de bains, ce sera la douche collective de la Santé.

Le lendemain je leur souhaite bonne route, mais je sais déjà qu’ils vont rentrer plus vite que prévu du camping de La Rochelle. Le transistor va crachoter mon nom et ils plieront la tente vite fait. Dès qu’ils ont tourné le coin de la rue, je file au kiosque. Rien dans le Parisien, ni ailleurs. Pas une ligne ! Rien non plus le jour suivant ni celui d’après. Rien du tout ! Ne pas en tirer de conclusion hâtive, ni voir une bonne nouvelle dans l’absence de nouvelles. Le bon sens populaire ne me tirera pas du merdier dans lequel je me suis fourré.

Rien ne se calme au tréfonds de mes viscères, je passe mon temps prostré au lit, que je quitte pour aller me vider dans les toilettes. Et pourtant je ne me nourris plus, je tiens à peine debout, il m’arrive de grignoter un coin de petit-beurre sans le terminer. Privé de sommeil, je résiste à la tentation d’avaler un Mogadon afin de ne pas entamer la dose létale au cas où.

Il faut attendre le lundi 24 juillet pour que, pendu à une pince à linge devant le kiosque, un imprimé à gros bâtons me saute au visage : MEURTRE DANS LA RUE DES CASCADES.

Une parenthèse : j’ai hésité à garder des traces écrites de ma triste histoire dans une boîte de biscuits remplie de coupures de journaux ; l’album sépia de ma gloire secrète. Mais quelque chose me disait que les idiots se font toujours rattraper par ce genre d’imprudences : tôt ou tard les boîtes sont faites pour être ouvertes, surtout quand on les cache. J’ai renoncé à prendre ce risque, préférant enfouir toutes mes reliques au plus profond de ma mémoire, le seul endroit sûr.

Oubliés les tremblements de terre, les famines, les accidentés de la route, la Guerre froide. Bêtises que tout ça. Rien que de l’ordinaire. Aujourd’hui, c’est mon mort à moi qui fait la manchette. Pour le coup, le despote sanguinaire qui n’a eu aucune pitié pour sa victime, c’est moi ! MEURTRE. Le mot est lâché, imprimé en capitales. Et à peine est-il reconnu comme tel que déjà il porte un nom : Meurtre dans la rue des Cascades. Porté sur les fonts baptismaux, mon homicide ! Il existe au monde, toute la ville en parle ! Orphelins, pupilles de la nation, veuves de guerre et pères en deuil, arrêtez donc de vous lamenter, il n’y en a que pour vous d’habitude, aujourd’hui c’est au tour de mon défunt salaud de passer devant tous vos morts. Effondré sur mon grabat, je lis et relis l’article qui prend toute la page 2, et je comprends pourquoi j’ai les honneurs de la une.

La starlette n’était pas seule au moment où mon cadeau du ciel lui est tombé sur la tête. Le concierge est formel : vers les 3 h 20 il a entendu comme une bombe tomber à proximité, il s’est levé d’un bond et a vu un gars surgir de l’atelier, tout débraillé, le chapeau sur les yeux, qui a filé droit dans la rue. La fille a été entendue mais on n’en sait pas plus. Quant à la victime, l’hypothèse du suicide ou de l’accident a été écartée après autopsie. Certes on lui a trouvé plus de deux grammes d’alcool dans le sang, mais les phalanges de ses mains ont été réduites en miettes. Des lambeaux de peau sont restés attachés à la gouttière. Quel monstre froid a pu commettre un geste aussi délibéré ? On parle tour à tour d’un professionnel du crime, d’un tueur à gages, d’un gangster de haut vol, d’un psychopathe, d’un vengeur masqué. Il incarne toutes les projections macabres du public. Quelque part un tueur se cache, on peut désormais l’imaginer derrière chaque porte cochère. Il appelle la chasse à l’homme et offre une tête à couper.

Ce n’est plus un fait divers, c’est la foudre qui déchire la nuit de sa lumière. Impossible de rêver mieux : tout y est ! Un meurtrier sadique, une star, un énigmatique fuyard, et Paris qui renoue avec ses mystères ! Édition spéciale !

À une mauvaise nouvelle en succède une bonne. Certes ma petite affaire nocturne a pris un sérieux coup de projecteur à cause de la starlette, mais la fille a manifestement des fréquentations qui tiennent coûte que coûte à leur anonymat. Le ver est dans le fruit. Ça suffit pour détourner la meute du droit chemin qui mène à moi.

C’est ainsi que commence véritablement le feuilleton de l’été : quelle est donc cette silhouette mystérieuse qui se rhabille à la va-vite dès que le premier venu tombe du ciel ? Suite demain ! Le plus épatant, c’est la façon dont la victime se fait piquer la vedette. L’actrice et son hôte fugitif absorbent toute la lumière et laissent dans la pénombre mon défunt salaud dont on ne connaît toujours pas l’identité — avant que sa sœur, celle qui aime trop l’argent, prenne conscience de sa disparition, les rotatives du Parisien ont le temps de chauffer. Pour l’instant, les enquêteurs n’ont pas été fichus de faire le lien entre le 91 rue des Cascades, là où mon pochard a pris son envol, et un immeuble voisin, le 14 rue de l’Ermitage, le taudis où il croupissait. À croire que seuls les ivrognes dans le noir sont capables de retrouver leur chemin.

En pleine nuit je me réveille, taraudé par un coin de phrase. Phalanges réduites en miettes. Lu comme ça, j’ai l’impression de m’être acharné comme un barbare. C’était surtout la main droite qui tenait bon, je l’ai entendue craquer, puis la gauche a lâché très vite. À jeun, il se serait sans doute accroché avec plus de force, mais il aurait été plus sensible à la douleur.

Le lendemain, juste un encart à la une, le reste en page 4. Si je ne fais plus le gros titre il y a cependant une évolution notable dans la désignation de mon forfait : Meurtre dans la rue des Cascades est devenu Meurtre de la rue des Cascades. Sérieuse promotion ! Ce petit de n’a l’air de rien mais il en dit long. J’ai l’impression d’être l’auteur d’un classique. Le fameux, l’inénarrable meurtre de la rue des Cascades. C’est du Edgar Poe. C’est Rouletabille. C’est Whitechapel. C’est la gloire ! L’article ne dit rien de plus que la veille, sinon que la fille continue d’être cuisinée par un cador de la Crim. On s’acharne sur la malheureuse, qui nie avoir connu la victime, mais qui refuse toujours de donner la moindre information sur son visiteur nocturne. Moi seul connais l’injustice qu’elle endure.

La meute s’égare, le flair désorienté par des traces qui la détournent, mais bientôt elle viendra aboyer devant mon terrier. Depuis que la photo de mon défunt salaud a été publiée, le bistrotier de Pigalle et tous ceux qui ont trinqué avec nous ce soir-là peuvent donner mon signalement, trop heureux de faire avancer l’enquête sur le Meurtre de la rue des Cascades.

L’idée de quitter le territoire m’obsède mais je crains de ne pas en avoir l’envergure. Aussi paradoxal que ça puisse paraître, il faut du courage pour fuir. Si qui que ce soit m’avait dit une chose pareille au doux temps d’avant, j’aurais crié à l’affabulateur. Fuir, je ne suis pas de taille. Il me faudrait des tripes, du sang dans les veines, il me faudrait prouver que l’ailleurs existe, il me faudrait employer toute la ruse qui déjà me manquait enfant. Passer de la crainte à l’espoir, de l’espoir à l’action, de l’action à la délivrance, de la délivrance à l’oubli. Aborder des rivages, lire des cartes, réapprendre à parler, franchir des latitudes comme on traverse la rue, se faire accepter quelque part où l’on ne connaît ni l’homme blanc ni le vieux monde qu’il traîne derrière lui, n’avoir peur de rien, reprendre de zéro, disparaître. Ceux qui y sont parvenus ne se sont jamais manifestés. J’ai croisé un jour un Marseillais qui partait rejoindre un pasteur en Thaïlande. J’ai gardé sur un sous-bock le nom du saint homme et celui du camp où il officie. Toutes les bonnes volontés sont les bienvenues. Pas de questions. Depuis le temps, le Marseillais a dû engendrer une ribambelle d’enfants qui courent nus dans les plantations. Ils prononcent quelques mots de français avec l’accent de la Canebière. Moi qui, hier encore, cherchais ma place sur Terre, et un boulot, et une femme, moi qui cherche désormais une bonne conscience, je pourrais tout trouver là-bas d’un coup. Quelle meute irait m’y débusquer ? Au train où c’est parti, un petit bout de temps va s’écouler avant que les flics fassent circuler mon portrait-robot comme une image pieuse. Je me donne un an pour me faire adopter par les indigènes, tant je travaillerai fort, le sacrifice vissé au corps, corvéable à toute heure. Je sauverai des miséreux, j’irai les chercher jusqu’au fond des rizières, je jeûnerai avec les plus fervents, je me vêtirai couleur d’épices, j’aurai la peau tannée, le teint cuivré des hommes de là-bas, les femmes me masseront, elles me surnommeront celui qui ne sourit plus, et d’autres vies encore je sauverai, inlassable.

Impossible ? Et pourquoi donc ? Je n’ai pas un sou, c’est entendu, mais je sais où le cousin cache des florins qui lui viennent de notre grand-mère. Il ne sait pas que je le sais. Ce ne serait pas un vrai vol, je laisserais un mot. Ensuite je filerais chez un numismate de la rue Vivienne qui a un faux air de fourgue. Il ne demande jamais de certificat, possession vaut titre comme il dit. Je les braderais, certes, mais j’en tirerais assez pour un aller simple Paris-Bangkok. De là, un car direction Chiang Mai. Auprès du missionnaire, je jouerais le pauvre gars arrivé au bout de la route, il m’indiquerait un bungalow où dormir, pas plus grand qu’ici, et dès le lendemain, à moi de jouer.

Des décennies se sont écoulées depuis que la tentation de cette folle épopée m’a traversé l’esprit. Aujourd’hui on peut en rire, mais en 1961, ça n’était pas une utopie. J’aurais été un précurseur. C’était bien avant que des chevelus en baskets se passionnent d’Orient, bien avant que des passeurs d’opium aillent se faire peur en charter, bien avant que nos drapiers se délocalisent, et bien avant qu’une poignée de parvenus se partagent les archipels. Quel vieillard serais-je aujourd’hui si j’avais suivi cette impulsion ? J’y ai repensé souvent, à mon double des tropiques, à mon fantôme aux yeux bridés. Combien de vies aurais-je dû sauver pour m’absoudre d’en avoir pris une ?

La suite ne fut pas celle-ci. À choisir, je préférai qu’on vienne me cueillir, persuadé qu’il est plus facile de virer taulard endurci qu’aventurier au grand cœur. J’ai peut-être eu tort, qui saura jamais ?

* * *

Les journées passent sans que je prenne la direction d’Orly. Dans la presse, les épisodes de mon feuilleton, ceux qui proposent de vrais rebondissements, se font rares. Au 10 août, la starlette n’a toujours rien dit de son hôte mystère, nous sommes suspendus à son silence. Près de mon lit, la pile de Parisien m’arrive au genou. J’épluche tout, même le carnet mondain, la page des sports, les petites annonces et, parmi elles, les offres d’emploi. On y réclame des bras. Mille occasions pour l’homme de la rue de finir homme de peine. Quelque chose m’attire dans ces colonnes, comme une façon de conjurer le sort. Faute de prendre le large, j’inverse la logique : s’il existe un contraire à la fuite, c’est bien l’embauche. Trouver un travail pour à la fois m’extraire de mon grabat de remords et changer le cours des choses, déjouer la fatalité, entrer dans la vie active, histoire de prendre la voie la plus imprévisible pour un condamné en sursis. Postuler à un emploi, participer au monde en marche, n’est-ce pas le moyen le plus ingénieux et le plus pervers de m’acheter une conduite d’honnête homme ? Qui irait me retrouver dans le monde du travail quand on me traque dans tous les autres ? On épluche le trombinoscope des vauriens, on maraude dans les coupe-gorge, on surveille les réseaux mondains, mais qui irait me chercher à l’usine ? Les assassins sont des fainéants, c’est bien connu, on ne les cueille pas en bleu de chauffe à l’heure de la pause. Pour la toute première fois, je sais combien je m’y sentirais bien, dans mon costume de salarié prêt à construire son petit bonheur à la force du poignet. Hier encore je criais vive la liberté, vive la misère, vive tout et son contraire tant que je reste éloigné d’une pointeuse. Aujourd’hui j’envie mon cousin que j’ai tant plaint. J’ai eu honte pour lui, j’ai raillé sa bonne volonté, son obéissance d’homme de la rue, celui qui traverse aux clous. Il m’est même arrivé de le traiter d’esclave sur le ton de l’humour, quand en fait je le pensais vraiment. Lequel de nous deux est l’esclave désormais ?

La locataire du 91 rue des Cascades qui a un trou dans sa verrière refuse toujours de révéler l’identité de son visiteur. Le Parisien publie d’elle une superbe photo de studio qui aurait illuminé la page spectacles mais qui prend de mauvais reflets dans celle des faits divers. Comment s’étonner de voir cette fille mêlée à une affaire louche ? Son regard boudeur et sa lippe mutine cachent la pire dépravation. Sa pose de trois quarts, légèrement ombrée, révèle toute la noirceur de son âme. Qui sait comment j’aurais réagi si j’étais tombé sur ce portrait, affalé dans un transat, un pastis à la main ? Sans doute y serais-je allé aussi de mon petit commentaire sur le vice qui joue l’innocence. Sur les célébrités qui, à force de s’exposer, finissent par s’attirer des embrouilles. Sur le glamour qui fait si bon ménage avec le sordide. Le petit minois de la malheureuse a dû prendre quelques rides depuis que la Brigade criminelle la travaille, que les journalistes la traquent. Elle prétend que son amant, connu et marié, a fui en pleine nuit pour éviter le scandale. Cruelle ironie : il est aujourd’hui l’inconnu le plus célèbre du pays. Sa notoriété l’a obligé à fuir, le pantalon sur les genoux. Si cette version-là est la bonne, je plains ce pauvre gars qui avait su éviter les mille dangers qui guettent le mari adultérin ! Au prix d’une clandestinité finement élaborée, il passait un moment charmant, les mains pleines des formes généreuses de sa cabotine, mais voilà que tant de volupté est ruinée par un clochard céleste qui s’écrase dans leur lit. On peut convoquer la disgrâce pour moins que ça. Moi aussi j’aurais trouvé la saynète grotesque si je n’étais, avec cette fille et son amant, le seul à connaître la vérité.

Dans ce même Parisien daté du 19 août, je lis : Fagecom S.A. recrute Vendeur Représentant Placier. Formation rémunérée. Entretien ce jour.

Une société qui fabrique de l’outillage pour particuliers, mais ça je l’apprendrai plus tard. Pour le moment, seule sa localisation retient toute mon attention. À Passy ou Pantin, je n’aurais pas lu l’annonce jusqu’au bout, mais Villeneuve-le-Roi se trouve sur ma ligne, à deux stations. Entretien ce jour me fascine, m’hypnotise. C’est le moment ou jamais de faire cesser la gamberge. Ne plus réfléchir mais accomplir des gestes, les enchaîner. L’un appellera le suivant, et l’ensemble portera un nom ronflant, comme destin ou providence. Inutile de trouver de la volonté là où il n’y en a jamais eu. Me contenter de segmenter le temps en mouvements, comme un convalescent qui les réapprend tous. Des gestes, nom de Dieu, précis, soignés, à commencer par le tout premier, le plus crucial, le point de départ de ma seconde vie : faire face au miroir, retrouver figure humaine. Raser cette gueule en friche, me débarrasser de ce masque de mourant, effacer mes cernes, me polir les dents pour un sourire de façade. Je déclame en boucle les quelques vers que j’ai retenus du Cid pour me refaire la voix, retrouver des intonations, je n’ai pas prononcé un mot depuis près d’un mois. Repasser une chemise empruntée au cousin. Avaler un Mogadon. Traverser le chantier de l’immeuble en construction, entrer dans la gare, demander un billet de seconde à 45 centimes. Ne pas y repenser, ne pas trouver ça absurde, ni odieux, ni stupidement voué à l’échec. Avancer.

Le gars m’a souhaité bonne chance dans sa société. Ça a dû m’en donner puisque j’y suis resté trente-quatre ans. Le jour de la retraite, on m’a offert toute la gamme Fagecom, plaquée argent. De quoi bricoler jusqu’à la fin de mes jours. Je ne sais toujours pas planter un clou.

La formation dure deux semaines. À entendre l’instructeur, on va vendre les objets du culte, sceptres, calices et crucifix. Chaque fois qu’il dit Fagecom résonne dans la salle le nom de Dieu. J’imite les autres impétrants, je suis, je fais comme il faut. Un jour à la cantine, un gars parle du Meurtre de la rue des Cascades. Et la tablée, qui chipotait son plat du jour, s’enflamme d’un coup. Tout le monde s’y met, ça éructe, ça se coupe la parole, ça fuse dans tous les sens. Ayant vécu un mois en vase clos, retranché sur mon petit nombril vrillé de douleur, je ne connais aucun des ragots qui circulent, aucune des théories qui s’affrontent, des rumeurs qui sourdent. Paraît que l’amant mystère est un yéyé du Golf Drouot. Paraît que c’est un ministre de l’ex-gouvernement Coty. Paraît que c’est un acteur qui joue dans des films de cape et d’épée. Et chacun de mes collègues a un tuyau de première bourre, un informateur indiscutable, une belle-sœur à la mairie, un voisin échotier, un copain dans le cinéma. Ils décrivent l’affaire comme s’ils avaient été présents cette nuit-là. Mon crime appartient à tout le monde. La conscience collective se met à table, le peuple se goberge, c’est le banquet républicain. Je baisse le nez vers mon assiette, effrayé par cette délicieuse apothéose de sordide : une passion nationale. Le plus stupéfiant reste ce profond désintérêt pour la victime, il n’y en a que pour l’amant fugitif, qui, c’est sûr, n’est pas étranger à ce meurtre, sinon pourquoi tairait-on son nom ? Pour un peu, je leur clouerais le bec : un pauvre type est mort pour rien. Le mauvais hasard des gens ordinaires lui a été fatal, comme il pourrait l’être pour chacun de vous.

On dit souvent que le bourreau a plus de compassion pour sa victime qu’un peuple qui réclame une tête.

Au téléphone j’annonce à ma mère, bien au chaud dans sa lointaine province, que j’ai trouvé un boulot. Elle me prie de faire attention à moi, avec toutes ces choses horribles qui se produisent dans la capitale. Je la rassure : ces choses-là arrivent à certaines personnes dans certains milieux, maman, mais pas à l’homme de la rue.

Qu’on me laisse décrire le sommeil de l’innocent. Ses nuits sont le plus souvent paisibles, il se love et s’abandonne, se répare. Mais parfois d’affreuses images surgissent et l’engloutissent, des poursuivants veulent sa peau, on l’exhibe, on le couvre de honte, on le condamne : la mort est imminente. Mais la voix de la survie vient soudain le tirer d’un si mauvais pas, car quelque chose ne va pas dans cette fin immonde qui le happe, finalement peu crédible tant elle est démesurée : c’est un simple cauchemar. Sauvé par sa propre raison, il ouvre les yeux sur ce bon vieux réel, reprend possession de ses droits inaliénables, le voilà sain et sauf, pour de longues années encore.

Mes nuits sont tout l’inverse.

Après avoir longtemps cherché le sommeil, je glisse dans un monde à la douceur de l’Olympe, où l’on m’explique que tout ce qui m’arrive n’est qu’un malentendu bientôt dissipé, et me voici réconcilié, traversant des décors apaisés. Jusqu’à ce qu’une affreuse intuition me gagne : ce bonheur-là ne serait-il pas un peu excessif ? Comment as-tu pu t’y laisser prendre ? L’horreur me cueille quand j’ouvre l’œil : la hantise d’être traqué, les affres de l’expiation, l’odieux fardeau que je vais devoir subir la journée durant. Tout est vrai.

Mais je ne flanche pas, je me révèle petit soldat du quotidien, je me dédouble même. Il y a en moi l’automate, le bien noté, capable de vanter les mérites du cruciforme V6 de la gamme de luxe, avec manche caoutchouc — à l’époque c’était la matière noble, les pauvres se contentaient du bois. Et il y a l’autre, le misérable, la plaie vivante, l’homme aux entrailles confites dans leur bile. Il m’arrive de plaisanter quand les circonstances le demandent, de passer pour un aimable, de répondre aux conversations que je n’écoute pas. Tout mon esprit conscient erre sur les toits de Paris dans une semi-pénombre, je vole d’une maison à l’autre, les rues sont couvertes de macchabées.

Un matin, durant l’heure de la pause, j’apprends dans le journal que mon défunt salaud était originaire de Lorraine, qu’il vivait d’expédients, sans famille proche, hormis une sœur qu’il ne voyait plus. On ne sait toujours pas ce qu’il foutait sur ce toit. Son trou à rat de la rue de l’Ermitage n’est jamais évoqué, et quelque chose me dit que le lien ne se fera plus. Mais là n’est pas la plus sensationnelle révélation de cette édition datée du 29 septembre. Poussée par ses avocats, la starlette a fini par parler. Tous les pronostiqueurs avaient tort. L’amant mystère n’est ni un politique, ni un artiste, ni un milliardaire : c’est un truand. Le silence de la pauvre fille s’explique enfin, soit par peur des représailles, soit parce que c’est une vraie affranchie qui refusait de trahir son homme. Un chef de bande affilié au milieu lyonnais, un caïd, un vrai. On le cherche pour recouper son témoignage, mais par-dessus tout, pour comprendre sa fuite. Dans la presse, on parle déjà de règlement de comptes entre gangsters. La petite actrice du rez-de-chaussée serait une Hélène de Troie ayant déclenché une guerre qui ne devait pas avoir lieu. On imagine un complot qui mêle la pègre, le cinéma et le secret d’État.

Mais moi je la connais, la raison de sa fuite, à ce dur-à-cuire ! Il avait déjà fort à faire avec ses morts à lui, il n’avait aucun besoin de voir un crétin crever à ses pieds, comme ça, sans raison. À moins que, dans la brusquerie de l’événement, il n’ait pris la chute de ce corps comme une sorte de message de ses ennemis, allez savoir. Comment imaginer qu’il ne soit pas impliqué dans ce meurtre, sous-entend le journaliste. L’affaire prend une envergure qui me dépasse comme tous les Français, c’est de l’or judiciaire, un fait divers d’anthologie, un nouveau chapitre de l’Histoire du crime.

* * *

Cinquante ans plus tard, il m’est toujours impossible de dire si ce développement m’a été plus néfaste que profitable. Sans cette révélation sur l’identité du voyou, l’intérêt pour le Meurtre de la rue des Cascades se serait émoussé dès l’automne et sans doute aurait-on classé l’affaire. Mais, du fait de ses activités, le malheureux passait du statut de témoin recherché à celui de suspect no 1. Le Quai des Orfèvres s’est efforcé en vain de trouver un lien entre le caïd et le mort tombé des nues. Un autre amant de la starlette ? Un maître chanteur ? Un exécuteur d’une bande rivale ? Chaque hypothèse étant étayée par des lettres anonymes, délations diverses, nouvelles rumeurs.

Les amants de l’ombre s’étaient connus adolescents, à Lyon. On a prétendu qu’elle avait arpenté les trottoirs du quartier de la Croix-Rousse et assuré des prestations dans des films Super 8, rien de tout cela n’était vrai. Grâce aux appuis de son voyou, la gosse avait passé des essais dès 1957 dans une revue des Folies Bergère. Lui s’était installé à Grenoble avec femme et enfants, mais il n’oubliait jamais de remonter à Paris retrouver son amour de jeunesse.

À la suite de cette nuit maudite, chacun d’eux a connu une triste fin. Traumatisée par l’irruption de mon défunt salaud dans sa vie, humiliée par la déflagration médiatique qui s’en est suivie, la starlette s’est retirée de toute vie publique dès que les autorités l’ont laissée en paix. Une paix toute relative car, jusqu’au jour de sa mort, d’un cancer du poumon, elle est restée la garce de la rue des Cascades.

Les dernières années du bandit furent tout aussi pénibles. Malgré l’acharnement des enquêteurs, rien ne l’incriminait de façon directe dans le Meurtre de la rue des Cascades. Et cependant personne — sinon moi — n’a cru à la raison qu’il invoquait de sa présence au moment des faits. La plus désarmante, la plus sincère : Je passais la nuit avec ma maîtresse. Perturbés par tant de mauvaise publicité, ses associés se sont détournés de lui et l’ont de surcroît soupçonné d’une alliance avec des petites frappes de la place Gambetta. À la suite d’une rixe dont personne n’a voulu connaître le détail, on l’a retrouvé égorgé dans une ruelle du quartier de son enfance.

Aujourd’hui encore il m’arrive de repenser à ce qu’a enduré ce pauvre gars, harcelé pour le seul crime qu’il n’avait pas commis. Quoi de plus poignant qu’un gibier de potence qui crie son innocence ?

La police, la presse puis l’opinion publique ont cessé de voir en lui la clé de l’énigme. La thèse de l’assassin mystère sans aucun lien avec la pègre est revenue au premier plan. Et le feuilleton est reparti de plus belle.

* * *

En janvier 1962, mon supérieur direct me propose d’assurer les tournées en province en compagnie d’un ancien, chargé de me présenter aux clients. Non, ça n’est pas du porte à porte, dis-je à mon cousin, je suis VRP, ça change tout, c’est un peu comme P-DG, ça vous pose une fonction. Entre deux visites à des quincailliers, des fabricants de meubles, des salons des arts ménagers, je poursuis ma revue de presse, au grand dam de mon instructeur qui s’emmerde en conduisant l’estafette.

Un scribouillard plus inspiré que les autres établit un rapport entre la chute de mon défunt salaud et la rue des « Cascades ». Des mois ! Il leur aura fallu des mois pour faire le rapprochement ! Et pourtant ça tombait sous le sens, c’était trop beau pour être vrai, ça crevait les yeux. Du coup, le gars donne à son article des accents ésotériques, il en rajoute même dans la métaphore délirante, il convoque les forces occultes, Fantômas, tous les vilains de la nuit. Et ça marche ! Il a suffi qu’on ouvre la porte du surnaturel pour que tout le monde s’y engouffre ! On passe du sordide au merveilleux ! Les publications sérieuses qui d’habitude n’ont que mépris pour les chiens écrasés consacrent un dossier complet au Meurtre de la rue des Cascades. On élève le débat, on traque les symptômes d’une époque, on dépiste, on dénote, et de brillants plumitifs se lâchent en donnant leur version. C’est à qui livrera les images les plus fulgurantes, les détails les plus réalistes, les adjectifs les plus sentencieux. Chez l’un, mon défunt salaud est un ange déchu, chez l’autre un poivrot des étoiles. J’ai beau faire des efforts de mémoire, je ne me souviens que d’un clochard qui refusait de mourir, une mauvaise ombre qui s’abîmait dans la nuit.

Dans une revue pour salles d’attente, on a fait appel à une signature de l’Académie, qui nous pond déjà les dictées du futur, et qui voit dans le Meurtre de la rue des Cascades comme un conte de fées à base de tarot divinatoire. Y figurent : les Amants, la Maison Dieu (la verrière), le Bateleur (mon défunt salaud), et surtout l’Arcane sans nom, à savoir la Mort en personne. J’ai beau chercher, il ne peut s’agir que de moi. Ce squelette avec cette faux, c’est criant de ressemblance, moi qui suis dans l’outillage.

Dans un canard qui aime à montrer les grands de ce monde dans leurs intérieurs cossus, on n’a pas hésité à dépoussiérer une prédiction de Nostradamus que le Meurtre de la rue des Cascades vient légitimer d’un coup. Le quatrain commence par :

Sous la lune estaincte, le tonnerre du grand degré

On nous explique que le décor est planté : la nuit, les hauteurs, la verrière qui explose. Puis surgit le nombre 20 dont on ne sait s’il désigne le siècle ou l’arrondissement de Paris. La folie, c’est l’ivresse, et l’amant mystère est certainement ce spectre qui apparaît dans le troisième vers.

Je me souviens d’une nuit atroce dans un petit hôtel de Romorantin où, terrorisé par la prédiction, j’ai été pris d’une bouffée délirante qu’un médecin de garde a dû calmer par une piqûre de Valium. Bien des années plus tard, on a appris que le quatrain avait été composé de toutes pièces par un pigiste ambitieux. Son nom est oublié, mais son article est resté dans les annales de la supercherie.

Un quotidien du soir établit un lien entre le Meurtre de la rue des Cascades et une défenestration suspecte du côté des Halles. Afin de fourguer des éditions spéciales, la presse tente de créer un début de psychose généralisée en suggérant l’idée d’un tueur en série prêt à récidiver. L’hypothèse ne fait pas long feu : il s’agit d’un repris de justice jamais réinséré qui s’est jeté du haut de son gourbi. Mais durant quelques semaines, ceux qui habituellement rasent les murs préfèrent arpenter les caniveaux afin d’éviter la chute des corps.

Dans cette presse déchaînée qui attise la haine et la peur, on trouve cependant un article auquel je dois rendre hommage aujourd’hui. Au lieu de stupidement s’attacher aux faits, au lieu de se prendre pour un garant de vérité, l’auteur s’aventure sur une piste inédite. Loin de toute tentation apocalyptique, il défend la thèse de la mauvaise rencontre. La simple, la banale, la très courante. Le mauvais endroit, la mauvaise nuit. Les amants d’en dessous n’ont rien à y voir, ils auraient préféré qu’on leur foute la paix. Cette nuit-là, un homme de la rue en a croisé un autre et ça s’est mal terminé. Mais d’habitude ces choses-là se déroulent à ras de terre, c’est ce qui constitue selon lui la spécificité du Meurtre de la rue des Cascades et non la notoriété des occupants de l’atelier. Une vérité trop simple, trop nue, à laquelle personne n’a envie de croire tant elle contredit un savoureux fantasme collectif. En fin d’article, quelques mots me sont directement adressés. Moi, ancien oisif devenu outilleur. Moi, un anonyme perdu dans une nation entière. Qui que vous soyez, me dit-il, où que vous soyez, sachez que le Meurtre de la rue des Cascades ne vous appartient plus. Vous qui tentez de redevenir un homme comme les autres, vous n’êtes pas un coupable qui fait envie, et c’est ce pourquoi personne ne vous retrouvera jamais.

Un demi-siècle s’est écoulé depuis. Elle était là, la véritable prédiction.

* * *

Au printemps 63, je sillonne les routes de France sans l’appui de mon instructeur. L’engouement pour le Meurtre de la rue des Cascades a beau s’être calmé, des phalanges en forme de cafards continuent d’infester mon lit à chacun de mes réveils. C’est ma première sensation consciente et déjà elle gangrène le reste de la journée. L’obsession ne se dissout pas, mais j’apprends à vivre avec. Les images sont toujours aussi abominables mais je les laisse m’envahir sans chercher à les refouler — j’ai perdu ce combat-là depuis longtemps. Le monstre en moi cohabite avec le commercial affable. Je change d’hôtel deux à trois fois par semaine, j’apprends à dormir sur des parkings quand les circonstances l’exigent, à me retaper sur la route. Il m’arrive parfois de penser qu’en cas de cavale je tiendrai plus longtemps qu’un autre.

Cet été-là, je vais connaître le second séisme de ma vie. Mais celui-là, je pensais ne plus le mériter.

La côte charentaise. Une vieille auberge de charme. Il n’y a pas de veilleur de nuit, on décroche sa clé dans la pénombre. Mais le petit déjeuner est servi par une créature lumineuse, entourée d’un halo qui donne à tout ce qu’elle touche des éclats dorés, un soleil. Je me souviens d’avoir pensé, en la voyant scintiller comme une clairière, que le Meurtre de la rue des Cascades m’avait bel et bien pourri de l’intérieur. Un fruit qui pend encore à l’arbre mais déjà bouffé par les vers. Je manque de la rudoyer, de jouer les mal aimables pour la faire fuir. Arrête donc de sourire, je te dis ! Fous le camp ou je me constitue prisonnier ! Comme si elle m’avait entendu, la voilà qui disparaît en cuisine et soudain l’instant se voile : le petit matin clair vire au faux jour, les clients redeviennent de sombres étrangers. La journée s’annonce aussi terne que la veille.

Je suis pris de nostalgie pour un être que je n’ai pas connu, un brave type, aimant et fidèle, prêt à tout pour le bonheur d’une seule femme. À ce gars-là, j’aurais confié le reste de mes jours et il aurait su quoi en faire.

Tant que la justice ne me rattrapera pas, la vie ne sera qu’une longue série de renoncements et chacun d’eux va durcir le monstre en moi. Je dois m’y résoudre et m’y préparer. Dompter la bête avant qu’elle ne m’anéantisse. Chercher l’indifférence en tout. Et avant la tombée de la nuit, me voici flanqué d’un tout nouveau credo : au lieu d’attendre la meute dans la peur, attends-la dans le cynisme.

En servant l’infusion du soir, la naïve me demande : Comment c’est, Paris ? Le monstre invite alors la malheureuse à sa table pour lui montrer le pire de lui-même. Au lieu de raconter la Ville Lumière comme je l’ai jadis possédée, je lui décris une Babylone où les petites ingénues finissent dans les bouges, où les clochards tombent du ciel. Plutôt que d’évoquer le Meurtre de la rue des Cascades, j’attends qu’elle le fasse, qu’elle me décrive toute cette sinistre affaire avec sa provinciale candeur, qu’elle ajoute sa note au chœur des vierges, qu’elle me confirme que l’homme qui a écrasé les doigts d’un pauvre bougre au lieu de le secourir mérite la pire des fins. Je veux l’entendre parler de moi sans qu’elle s’en doute — ô perversité ! — et affirmer que si elle tenait ce triste sire devant elle, elle l’abominerait comme il se doit. Je veux la voir me resservir de sa tisane miracle tout en décrivant le meurtrier que je suis. Peine perdue ! J’ai beau glisser de fines allusions, c’est comme si l’annonce du Meurtre de la rue des Cascades n’était pas parvenue jusqu’en Charente. Ma toute récente désinvolture s’en trouve bien déroutée. Je perds pied, je ne parviens pas à me rendre détestable. Elle me décrit un monde où le Meurtre de la rue des Cascades n’a jamais eu lieu. Un monde où les rues sont habitables pourvu qu’on y trouve des hommes.

Le lendemain, elle propose de me faire visiter le pont suspendu de Tonnay, et comme un idiot j’accepte. Je ne m’étais pas trompé : elle est l’innocence. La légende ne dit-elle pas que c’est la Belle qui vainc la Bête ? Deux jours plus tard, je reprends la route sans l’avoir effleurée, sans même un bisou du bout des lèvres. À chacune de mes étapes, je lui envoie une carte postale pour lui montrer du pays.

Trois mois plus tard, nous nous sommes installés dans un petit appartement du XVe arrondissement de Paris. L’homme de la rue serait condamné à lui-même s’il ne rencontrait un jour la femme de sa vie. C’est même la seule personne au monde qui lui donnera l’illusion d’être unique. Pour l’anecdote, je n’ai pas été le premier de nous deux à citer le Meurtre de la rue des Cascades. Étrangement, il aura fallu attendre le jour de l’assassinat à Dallas de John Fitzgerald Kennedy. En apprenant la nouvelle, elle a dit :

— Tout le monde se souvient de ce qu’il faisait la nuit du 17 juillet 1961. Désormais, il en sera de même pour ce 22 novembre 1963.

— … ?

— Mais si, rappelle-toi, le 17 juillet 1961, c’est la nuit du meurtre de la rue des Cascades. Ce soir-là, un client m’a expliqué jusque très tard pourquoi on allait construire un mur qui allait séparer Berlin en deux. Et toi, tu faisais quoi ?

— … Moi ?

Elle m’offrait sans le savoir une occasion unique de regagner une part de ma dignité perdue. Il s’en est fallu de peu que j’accepte. Seule l’horrible perspective d’en faire ma complice, de la condamner au secret, m’a contraint à répondre :

— J’ai pris une cuite dans un bar louche avec un traîne-savates dans mon genre, et je ne me souviens plus de la suite.

Depuis, nous avons eu d’autres marqueurs temporels, de ceux que la mémoire collective garde intacts, capables de ressusciter les heures d’une seule journée au milieu de cent mille. Il y a eu le 21 juillet 1969, nuit de l’alunissage. Puis le 11 septembre 2001. À mon âge, je ne suis pas sûr d’en connaître un autre.

* * *

Les premières années de notre mariage, j’essaie de prétendre à un poste fixe au siège de la Fagecom, mais on m’affirme qu’il serait contre-productif de se passer d’un VRP aussi doué. Paraît en librairie un essai sur le Meurtre de la rue des Cascades, une sorte de contre-enquête où l’on nous promet des révélations. Je l’achète en cachette de ma femme. La violence la dégoûte, et plus encore ceux qui s’en délectent. Dans nos grands moments d’abandon, je me déteste d’avoir à lui cacher ma part d’ombre. Quand elle voit son amant s’endormir dans ses bras, c’est en fait un enfant terrorisé qui s’y réfugie. Mille fois je suis sur le point de lui dire que nous ne sommes pas seuls dans notre maison — il y a un assassin qui veille — et mille fois je repousse au lendemain par manque de courage. Ma malédiction : ne pas pouvoir implorer le pardon de la seule personne qui m’aime assez pour me l’accorder.

J’éprouve néanmoins une certaine fierté à l’idée qu’on parle de moi dans un livre. Ça n’est pas rien, un livre. J’en ai eu peu entre les mains, ils me font l’effet d’objets sacrés, porteurs de connaissance et de vérité. Je lis celui-là en une nuit dans une chambre d’hôtel, je m’y cherche à chaque page sans jamais m’y trouver, je suis une entité transparente, sombre, abstraite, fuyante, et l’on s’y demande si j’existe vraiment. Aucune révélation, aucune thèse, rien que de l’assemblage d’articles, des croisements improbables, et un prudent conditionnel passé qui se prête si bien à la conjecture et au remplissage. Mon respect pour les livres s’effondre aussitôt. Ils deviennent, comme le reste, une marchandise dévoyée, une perte de temps, un moyen comme un autre de ne pas tenir une promesse. Que sont devenus les émerveillements de mes instituteurs de la communale ?

Le temps passe et je n’ai aucun moyen de savoir où en est l’enquête. Elle serait close que personne ne m’en informerait ! Peut-être que les chefs de meute ont, eux, de nouveaux éléments qu’ils se gardent bien de communiquer. Si c’est le cas, je prie le Ciel qu’on vienne m’arrêter sur la route et non sous les yeux de ma femme.

Je vis dans le vain espoir d’échapper à la sanction des hommes, mais je cherche toujours la culpabilité en moi et jamais ne la trouve. Si le pouvoir m’en était donné, je ne ressusciterais pas le défunt salaud, je le laisserais croupir en enfer. Je lui en veux d’avoir fait de moi un meurtrier par erreur. Pas doué pour ça. J’ai plutôt le profil de la victime que celui de l’assassin. C’était un contre-emploi. Une erreur de distribution. En toute logique, c’est moi qui aurais dû m’écraser sur cette verrière.

* * *

En 1965 sort un roman, Meurtres en cascades. On y apprend dès le chapitre III que le coupable est un tueur schizophrène souffrant de dédoublement de la personnalité ; il commet d’autres crimes et se fait abattre à la dernière page par un flic plus tenace que les autres. Le récit me plonge dans un état paradoxal, tout n’y est qu’élucubrations, pas le moindre détail ne correspond au souvenir de cette nuit-là, mais le choix du romanesque a des vertus inattendues. Je ne m’identifie en rien à ce psychopathe qui s’emploie à faire chuter son prochain, mais sa perception du temps m’est familière, sa logique torturée me parle, si bien qu’à la page 100 je ne sais plus si c’est le personnage qui agit ou si c’est moi qui projette des sensations, et je me retrouve à nouveau sur ce toit que j’ai tant voulu oublier. Je n’en veux pas à cet écrivain à trois sous, il a fait son boulot sans me faire la morale, à l’inverse de cette belle bande d’intellectuels qui s’obstinent à interpréter, juger, arbitrer le Meurtre de la rue des Cascades. Leur grandiloquence nous en apprend bien plus sur eux-mêmes que sur moi ou mon défunt salaud. Leurs sentences en disent long sur leurs échecs. Leur style nous désigne les maîtres qu’ils n’égaleront jamais. Leur indignation trahit leur besoin de se ranger du côté des gens bien qui pensent si juste. Que faisaient ces lettrés, ces érudits, ces spécialistes, ces observateurs, au soir du 17 juillet, avant que l’irréparable ne soit commis ? Bien embêtés qu’ils étaient d’avoir tant de réponses à des questions qu’on ne leur posait pas, encombrés de savantes analyses que personne ne leur réclamait. Tous peuvent me remercier de leur avoir servi le Meurtre de la rue des Cascades, parce qu’on s’emmerdait bien, en cet été 61, à Paris. J’en ai stipendié plus d’un ! Je leur ai donné plusieurs années de légitimité, j’ai fourni du frisson à la France entière, du cancan, de la bonne conscience, rien que du fameux, et pas un petit merci.

* * *

En cette fin d’année 65, un incident sur la route de Montélimar par un après-midi bruineux. En rase campagne, sur le bitume, se reflète une zone humide qui a tout l’aspect d’une flaque d’huile. Sans savoir pourquoi, je m’arrête. Malgré le parfait silence, un malaise flotte dans l’air, rien de perceptible pour les sens. J’arpente le bitume à la recherche d’on ne sait quoi, et j’aperçois enfin, dans le fossé, une moto renversée sur son chauffeur inconscient. Deux heures plus tard, l’homme est sauvé. Il vous doit une fière chandelle, disent les gendarmes. On repère les marques de pneus d’un véhicule qui a certainement percuté le conducteur avant de s’enfuir. On m’apprend que c’est le cas le plus courant d’abstention volontaire de porter assistance à une personne en péril. C’est puni de cinq ans ferme. On me laisse reprendre la route. En héros.

* * *

Mon petit bonhomme va naître quelques mois plus tard. Il a à la fois les traits innocents de sa mère et mon regard soucieux. Désormais c’est moi qui marquerai pour lui la limite infranchissable entre le bien et le mal. C’est vers moi qu’il se retournera à chacun de ses pas, de peur d’en commettre un faux. Dans ma voix, il devra entendre l’honnête homme.

J’ai su berner sa mère, mais lui ?

On dit que les gosses ne se trompent jamais. Si je mens, il le saura d’instinct. Si je lui dis qu’il faut traverser dans les clous, il aura un doute. Si j’affirme qu’il ne faut pas précipiter les gens du haut des toits, il aura le droit de me rire au nez.

Je ne sais si la naissance de cet enfant a bouleversé mon alchimie mentale, mais j’ai vécu, le 23 mai 1966, une journée tout à fait impensable un an plus tôt. Il s’agissait d’un lundi, pas plus exceptionnel qu’un lundi, et pourtant ce matin-là je me suis réveillé un peu plus tard que d’habitude, j’ai sauté dans mon costume, pris mon café au son du rasoir électrique, foncé pour arriver à l’heure à mon rendez-vous au centre commercial de Saint-Gaudens, Haute-Garonne. J’ai offert le déjeuner à divers cadres, fumé un cigare après le pousse-café, et décroché une belle mise en rayon pour mon bric-à-brac en acier inoxydable. J’ai rejoint Perpignan dans la soirée, pris ma chambre à l’hôtel de l’Esplanade, où l’on m’a monté une tranche de terrine et un verre de blanc. Bien fatigué, j’ai posé ma joue sur l’oreiller en fermant délicieusement les yeux.

Pour les rouvrir tout à coup.

J’avais le sentiment que quelque chose manquait à cette journée. L’axe même de tous mes rayonnements. Le détail devenu le tout. La petite chose en moi plus forte que moi.

Le pivot autour duquel tout devrait tourner. La tumeur du malade. La dose du drogué. L’être aimé porté disparu. C’est le magnétisme du nord, l’œil du cyclone, la force de gravité.

Tard dans la nuit, j’ai fini par trouver : pas un seul instant, tout le jour durant, le Meurtre de la rue des Cascades n’était venu me tourmenter.

Pas de réveil sur le toit, pas de phalanges écrasées, pas de boule au ventre à peine assis à table, pas de honte en entendant mon gosse babiller au téléphone, pas de défunt salaud qui pourrit dans un recoin de mon cortex.

Dès le lendemain, l’idée même de fatalité perd de son emprise. Je reste cet animal pris au piège, mais l’animal sait désormais que quelque part se trouve une issue. Cette certitude-là change tout, elle s’inscrit en vous avec la même ténacité que la peur. Elle s’appelle l’espoir. L’espoir de rire à nouveau de bon cœur, de me sentir vivant, de remuer ciel et terre, de me projeter en patriarche de ma tribu, de vieillir le cœur en paix. Un beau matin, qui sait, je me lèverai en pensant à la journée qui s’annonce, j’écouterai la radio, j’irai au travail, et, vers midi, devant ma bavette frites, je me dirai, le premier surpris : Ah oui, tiens, j’ai tué un homme.

* * *

En mars 1970, je manque de m’évanouir dans la salle de bains quand j’entends sur RTL que le tueur de la rue des Cascades s’est constitué prisonnier. Sa photo est publiée dans le Parisien, un petit moustachu replet au regard de brute. En se livrant à la police, neuf ans après les faits, il a déclaré ne plus pouvoir vivre avec ce poids. Au siège de la Fagecom, à Villeneuve-le-Roi, les transistors restent allumés pendant la réunion des représentants. L’homme à la tête de coupable est un marginal au casier curieusement vierge si l’on en juge par ses déclarations hallucinées : cette fameuse nuit de juillet 61, il a tué de sang-froid, sans mobile particulier, commandé par une force qui le dépassait. Le Meurtre de la rue des Cascades a été le premier d’une liste de cinq autres, tout aussi réussis. Le moment venu, il donnera l’emplacement des corps. Il ne regrette rien et ne demande aucune clémence.

Le soir même, il fait l’ouverture du journal télévisé. Ma femme l’admire presque de s’être livré de lui-même. Un comble ! Je sens dans son regard de la compassion pour cet usurpateur ! Comme s’il suffisait d’avoir une tête d’assassin ! Avec le bon éclairage, le bon angle, tout le monde a une tête d’assassin ! Le gros du travail n’est pas là ! J’ai envie de crier au monde son imposture. Je me sens dépossédé. JE suis le tueur de la rue des Cascades ! Ce meurtre, c’est moi ! Ce mystère est le mien ! Je suis détenteur d’un secret qu’un peuple entier voudrait percer. Si vous saviez, vous tous, que je fais partie du patrimoine ! Ce fumier vous raconte n’importe quoi, ne l’entendez-vous pas ? Il ne sait rien de cette souffrance que porte en lui l’homme qui a tué ! Il n’a rien fait pour se draper dans l’ombre sépulcrale du faucheur ! Tartuffe ! Mystificateur ! Le Meurtre de la rue des Cascades m’appartient, fumiste ! Chaque matin je me suis réveillé le ventre déchiré, chaque soir je me suis couché en pleurs, et tu voudrais me déposséder de tout ce que j’ai enduré ?

Je suis soulagé quand on annonce que le suspect a été relâché. La police a fini par me donner raison, ce pauvre type était fasciné par le Meurtre de la rue des Cascades depuis le premier jour, et en être l’auteur aurait donné un sens à sa vie. Mais n’est pas ce tueur légendaire qui veut ; l’usurpateur n’a pas su répondre aux questions pièges dont seuls les flics — et moi — avons les réponses. Pourtant, ce pourri-là fait école. Depuis, on compte, par an, une moyenne de trois prétendants au titre. Des fous, des désespérés, des obsessionnels, des fétichistes, tous ont une triste raison de vouloir me voler mon affaire mais, Dieu soit loué, personne ne passe les éliminatoires.

Un dimanche de l’été 76, en pleine canicule, je nous revois, ma petite famille et moi, remonter l’avenue des Champs-Elysées, un esquimau à la main. J’ai pourtant tout fait pour les laisser à la maison, mais quoi de plus suspect pour un père que d’aller au cinéma seul ? Devant les affiches, je lorgne vers un film policier, trop violent pour notre fils, dis-je. Mais le gosse veut à tout prix me suivre et, contre toute attente, sa mère ne s’y oppose pas. Je me retiens de leur crier : Tous les deux, je vous aime par-delà l’entendement, mais si vous pouviez, juste deux heures durant, me foutre la paix ! Je tente un dernier argument, qui porte : la salle où l’on projette mon film n’est pas climatisée. Ils s’en vont voir une comédie, et je prends mon ticket pour Meurtres en cascades, tiré du roman paru naguère.

Des toits à perte de vue, un désert d’ardoises. Une antenne plantée là, comme un cactus. Deux ombres se découpent dans la nuit, deux hommes hagards, convulsifs. L’un vitupère, l’autre s’épouvante. S’engage un duel sous la lune dont personne ne peut deviner l’issue. La mort attend, six étages plus bas, l’un des deux. La scène, fascinante, réveille en moi des pulsions irrésistibles, elle restitue un point essentiel : l’émergence subite d’une haine qui submerge deux êtres venant de se jurer une amitié éternelle. Un grain de sable a fait tourner la machine à l’envers, un rien, un regard, un silence mal interprété, un coup de fatigue, une gorgée de trop, mais plus question de revenir en arrière : le vaincu perdra tout.

À la suite de ce traumatisme, l’assassin d’un soir vire au psychopathe qui veut reproduire son crime. La puissance de cette première séquence ne se retrouvera plus, je redeviens un simple spectateur, curieux de détails sans importance quand apparaît le monstre ; on le voit se nourrir, se vêtir, se comporter en société : il est mon contraire en tout.

L’acteur qui jouait mon rôle n’a pas connu de carrière notable. Je l’ai revu il y a peu dans une publicité pour un fixateur d’appareil dentaire.

* * *

En 1979, j’ai quarante-six ans, et l’on a beau m’expliquer que c’est la fleur de l’âge, que je n’en suis qu’à la moitié du parcours, que j’ai une forme de jeune homme, que je gagne en maturité sans perdre en tonus, personne ne se doute qu’en réalité je suis vieux d’un millénaire. C’est comme si Caïn m’avait passé le flambeau depuis la nuit des temps pour représenter la grande communauté de ceux qui ont transgressé la loi suprême. Personne n’imagine la quantité d’énergie que me demande encore le Meurtre de la rue des Cascades. La dissimulation m’a usé, l’angoisse m’a couturé de l’intérieur, je me débats dans un questionnement éternel, je suis une énigme séculaire. Ceux qui ont tué pour défendre leur pays sont des héros, ceux qui ont tué pour se sauver eux-mêmes sont des rescapés, ceux qui ont tué par obéissance à une force impérieuse sont des irresponsables, ceux qui ont tué au nom d’une utopie sont des idéalistes, ceux qui ont tué par appât du gain sont des hors-la-loi, ceux qui ont tué par amour sont des passionnels. Pour mon grand malheur, aucune de ces catégories ne saurait m’accueillir dans ses rangs. J’aurais beau supplier petits et grands assassins de notre siècle, aucun ne tirerait la plus petite gloire à poser à mes côtés. Je n’ai pas tué de peur qu’un ivrogne me foute par terre, je n’ai pas tué pour 57 francs, je n’ai pas tué parce que la pleine lune m’a transformé en loup : j’ai tué pour rien, et ce rien m’a exténué. Dix-huit ans après les faits, je n’ai toujours pas su faire le deuil de ma victime. Et pourtant, à l’aube de cette décennie 80, la justice des hommes m’en donne le droit.

Car les hommes ont inventé l’oubli légal, une judicieuse façon de métaboliser la faute. Qui saura d’où vient la clémence des messieurs au col d’hermine ? J’apprends devant mon poste de télévision que j’ai désormais droit à ce qu’on me foute la paix. Le 11 avril 1979, une émission aujourd’hui disparue, « Les Dossiers de l’écran », consacre une soirée au Meurtre de la rue des Cascades. Après la diffusion du film sorti en salles quelques années plus tôt, on réunit sur un plateau divers intervenants, flics chargés de l’enquête, chroniqueurs judiciaires, et même un ancien concierge qui donne à ce bel aréopage un peu de vécu. Plusieurs millions de téléspectateurs attendent un scoop qui ne viendra jamais, excepté pour moi. Le commissaire de police qui résume toute l’affaire conclut en disant que l’enquête a duré huit ans avant que l’on y mette un terme en 1969, faute d’élément nouveau. Si l’on prend en compte les dix années révolues qui ont suivi, le Meurtre de la rue des Cascades fait officiellement l’objet d’une prescription.

Je suis libre.

La meute ne peut plus m’attendre au coin du bois. J’ai le droit de le crier sur les toits ! Oui, je peux à nouveau me promener sur les toits de Paris et m’y soûler la gueule ! J’apprends, dans mon fauteuil, que l’impunité existe bel et bien. Je n’irai pas en prison. Jamais. Si je m’écoutais, je foncerais en taxi rejoindre le plateau télé, y faire une entrée fracassante devant des millions de téléspectateurs, attirer toutes les caméras à moi, narguer le préfet de police, me présenter comme la clé du mystère, l’auteur en personne du fameux meurtre. Devenir, le temps d’une minute, l’homme le plus exposé de France, après avoir été le plus traqué, le plus effacé, le plus honni, le plus misérable. Me laver de ces années de ténèbres dans cette bourrasque de lumière.

Ma femme, qui tricote un chandail, jette alors un œil sur l’écran et gronde :

— Encore un salaud qui s’en tire bien.

Mon petit rêve de gloriole s’effondre. Je garderai donc ma joie pour moi. Moi qui si longtemps ai gardé ma peur.

La vie reprend son cours, mais le Meurtre de la rue des Cascades vient de changer de statut, il entre désormais dans la catégorie des affaires non élucidées. Une consécration. Mon assassinat entre à l’Académie, c’est devenu un classique, un jour on l’étudiera en Sorbonne. Classer une affaire d’une telle envergure lui donne un regain d’intérêt médiatique car vient planer à nouveau l’ombre de la raison d’État. Comment un meurtre qui a passionné les Français, où se mêlaient à la fois la pègre et le show-business, n’a-t-il jamais trouvé de coupable, sinon par un verrouillage qui venait de très haut ? On soupçonne une collusion entre la pègre et le gouvernement de l’époque, un chantage pour affaires de mœurs, des dessous qui nous dépassent, une maîtresse déchirée entre pouvoir et mafia, un exécuteur qui prend l’escalier de service de l’Histoire.

Je porte seul toute la vérité. Le poids de la culpabilité me semblait moins lourd.

* * *

Le Meurtre de la rue des Cascades fait à nouveau parler de lui en 1988. La « séquence ADN » est désormais utilisée pour toute procédure judiciaire. Mon fils m’explique que la moindre trace laissée par un corps — sueur, cheveux, salive, larme, poussière d’épiderme — permet d’identifier de façon formelle un coupable. Pour illustrer ce grand pas de la science au service de la justice, il prend l’exemple du fameux meurtre. Mais si, souviens-toi, papa… Il me rappelle que sur la scène de crime a été trouvée une bouteille d’eau-de-vie qui, vingt-sept ans plus tard, peut encore fournir une signature. Il me confirme que dans les temps futurs on constituera une gigantesque banque de données qui stockera l’ADN de millions d’individus. Remonter jusqu’aux coupables deviendra un jeu d’enfant. J’imagine que si ce grand annuaire des malfaisants existe un jour, je n’y figurerai pas. Comment mon nom pourrait-il côtoyer celui du délinquant de base, du truand à la petite semaine, du tueur ordinaire ? Si l’on me référencie, c’est dans le who’s who de la canaille, le bottin mondain du crime.

Resterai-je l’auteur du dernier meurtre non résolu ?

* * *

Plus les années passent, plus ma femme se vante de vivre auprès du plus doux des hommes, au point de me gêner devant des tiers. Pas une seule fois je ne l’ai entendu hausser le ton, dit-elle, il est tendre comme une femme, affectueux comme un enfant. Chacune de ses copines dit lui envier son trésor de mari, patient, aimable, un charme. À la longue, j’ai compris comment j’étais devenu cet être délicieux. Si l’on part du principe que tout individu dispose d’un stock limité de sentiments hostiles, il est clair que toute mon agressivité, toute ma hargne, toute ma mauvaise foi, toute ma noirceur, toute ma malveillance, toute ma rudesse ont été évacuées d’un seul coup, et pour toujours, en écrasant les doigts d’un type qui s’accrochait à la vie.

* * *

Je vieillis mais le Meurtre de la rue des Cascades ne prend pas une ride. Quand les criminologues cessent de s’y intéresser, les docteurs en sciences humaines s’en emparent. Ils y voient le symptôme avant-coureur du cynisme généralisé dont souffre aujourd’hui l’époque. Les symboles sont irrésistibles : la victime est issue du peuple, c’est un laissé-pourcompte, un oublié qui dégringole dans tous les sens du terme. Le gangster représente ce deuxième pouvoir, qui sévit au mépris des lois et qui échappe aux forces de l’ordre. Et naturellement, il y a le sexe, au centre de tout, le sexe mêlé de strass, que demander de mieux ? Reste la grande absente, la justice en personne, censée à la fois nous protéger et nous intimider. À moins qu’elle n’ait eu à protéger, cette fois, des intérêts supérieurs que l’homme de la rue n’a pas à connaître.

La combinaison des quatre offre toutes les figures idéologiques imaginables.

Ces théories, dont je ne saurais dire si elles ont un quelconque fondement, m’empêchent d’oublier le Meurtre de la rue des Cascades. Il ne me tourmente plus mais je le porte en moi comme un organe mort, impossible à opérer, un appendice, ni bénin ni malin, qui pourrira avec le reste. Même la vision récurrente des phalanges écrasées sous ma semelle a disparu. J’ai fini par la classer dans les images d’archives, celles dans lesquelles on douterait presque d’avoir été présent puisqu’on est celui qui a fait le film.

Les étapes de ma petite vie de salarié se succèdent, toutes prévisibles, toutes dûment franchies — ce que d’autres, plus méritants, appellent une carrière. Jusqu’à ce jour où, devant une cinquantaine d’invités, mes chefs me souhaitent une bonne retraite. Ce simple événement, censé représenter un accomplissement dans la vie de l’homme de la rue, prend toute son ironie si on le compare à un autre, survenu la même année — quoique le mot ironie ne veuille plus dire grand-chose à mes yeux depuis cette fameuse nuit du 17 juillet 1961 ; ma vie ressemble à une anthologie de l’ironie, un traité exhaustif de l’ironie, un monument érigé en son honneur. Peu après ma petite cérémonie d’adieu au monde du travail, sort sur les écrans un film américain qui va, à sa manière, rendre le Meurtre de la rue des Cascades universel. Librement inspiré du film français sorti vingt ans plus tôt, celui-là est une machine de guerre hollywoodienne, avec stars et budget pharaonique (quand je repense à ce défunt salaud qui portait une ceinture en carton bouilli retenant un pantalon en guenilles, quand je revois sa chambre de bonne miteuse, et moi, gémissant après mes 57 francs… ironie toujours). L’intrigue, complexe, mêle habilement les petites destinées individuelles et les enjeux internationaux, il y est question d’espionnage et de guerre contre les puissances du mal. L’acteur qui joue mon rôle a jadis gagné un oscar pour avoir incarné un boxeur célèbre, mais il a aussi joué un chef de clan mafieux, le président des États-Unis et un dieu grec qui retourne sur Terre. Il sera désormais, aux yeux du monde, le tueur de la rue des Cascades. Et moi, au milieu d’une salle obscure perdue dans une ville nouvelle, je suis ébloui par ce géant qui m’apporte sans le savoir un apogée. Que je suis petit, enfoncé dans mon siège, insignifiant, dérisoire. Je comprends alors, dans ce siècle finissant, que seul le cinéma sait désormais inscrire les légendes dans nos mémoires. Un saint homme est condamné à disparaître si sa gloire reste contenue dans quelque grimoire. Mais un scélérat va entrer dans l’Histoire pour peu que la lanterne magique ait pris la peine de l’éclairer. Nos enfants se souviendront de Jeanne d’Arc parce qu’une célèbre actrice lui a prêté ses traits et qu’une de ses batailles a été tournée en scope. Comme ils se souviendront désormais du tueur de la rue des Cascades. J’entre officiellement au Panthéon des criminels, aux côtés des Lacenaire, Jack l’Éventreur, Landru et Al Capone.

* * *

Hier nous avons porté en terre celle qui chaque matin s’est blottie contre moi en remerciant le Ciel que j’existe. Il est temps que le monde apprenne, lui aussi, que j’existe.

Pourtant, en prenant le chemin du commissariat, mille fois imaginé, en répétant une confession mille fois réécrite, le doute m’envahit.

Ai-je le droit de donner à ce tueur mythique mon visage ridé de grabataire ? Qui a envie d’entendre la ridicule histoire de deux ivrognes qui dérapent sur des ardoises ? Après tout, rien ne me dit que je serai à la hauteur du Meurtre de la rue des Cascades. Il est tout ce que je ne suis pas, romanesque, prestigieux, immortel. Que peut l’homme de la rue face à la légende, sinon lui ôter une part de rêve ? Pour qui est-ce que je me prends, bon Dieu ! Le chef-d’œuvre dépassera à jamais son créateur. Le monde entier connaît le rayonnement de la statue de la Liberté, mais qui se souvient du nom de Bartholdi ?

Tout à coup je me demande si ce besoin de me rendre n’est pas une façon détournée de me venger de lui ? Lui qui m’a tant fait souffrir. Lui à qui j’ai dédié toute mon existence.

J’aperçois l’antenne de police, à l’angle. Il est encore temps de rebrousser chemin.

Si je passe la porte du commissariat, le reste de ma vie lui sera encore dédié. Je deviendrai un objet de curiosité planétaire. Traqué non plus par la justice mais par ces spécialistes, docteurs en tout, analystes, exégètes, éditorialistes que j’ai tant honnis. On ne me laissera plus en paix jusqu’à mon dernier souffle. Je vais devoir quitter mon quartier, mes habitudes de petit vieux. En ai-je encore la force ?

Mon regard s’arrête sur chacun des passants que je croise. Des anonymes. Mes semblables. Quitter ce monde-là sera sans doute une funeste erreur. Pourquoi ne pas rentrer sagement à la maison pour affronter mon veuvage, prétendre lui survivre ?

Tout à coup l’homme de la rue se sent bien seul devant pareille décision.

Lentement, je me remets en marche, mais au lieu de faire demi-tour, mes pas prennent le chemin de la consécration. Tant d’années plus tard, plus personne ne verra en moi le coupable. Je vais être fêté, reconnu, admiré ! Mon fils va me regarder autrement. Incarner un assassin de légende, ça a quand même plus de gueule que de construire un barrage ou de rouler en cabriolet.

Je fais un signe de tête au planton, entre dans le commissariat, théâtre des petites tragédies ordinaires, embrouilles de quartier, mains courantes. Goûtez à ces dernières secondes de calme avant la tempête, messieurs les agents, car dans moins d’une heure vous allez être assiégés par toutes les télés du pays.

Parmi les trois types en bleu, je choisis le plus modeste, le plus discret, le moins gâté physiquement, celui qui a une gueule de brave gars qui s’ignore. Un gars qui, débarrassé de sa casquette et de sa matraque, est un homme de la rue comme un autre. J’ai envie de lui faire un cadeau, de le distinguer. Désormais, il sera l’homme qui a arrêté le tueur de la rue des Cascades.

Un gradé, au Quai des Orfèvres, prendra vite sa relève. Le préfet en personne donnera une conférence de presse. L’ADN va établir de façon certaine que, ce soir-là, j’étais sur ce toit. Mais je ne résisterai pas à l’envie de sacrifier à la tradition en répondant aux deux questions auxquelles personne n’a su répondre. Que contenait la bouteille ? De l’alcool de mirabelle. Que lisait-on sur l’étiquette ? Elle était minuscule, on y distinguait à peine le chiffre 59, l’année de distillation.

Je ne suis plus très sûr d’avoir vécu cette petite vie de vendeur d’outillage qui cultivait son carré de jardin auprès de sa douce épouse. Je crois au contraire que, toutes ces années, j’ai été ce tueur mystérieux que la police recherche, que la foule rêve de lyncher. Chaque matin je me suis levé, persuadé de vivre mes dernières heures de liberté, et chaque soir je me suis couché en pensant très fort : Encore une journée de gagnée. Chaque fois qu’un type m’a écrasé le pied dans le métro, j’ai été sur le point de lui dire qu’il s’attirait les foudres d’un tueur mystérieux qui a épouvanté le pays.

Ma cavale aura duré un demi-siècle.

— Bonjour monsieur l’agent. Je viens signaler un meurtre.

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