L’origine des fonds

à Hugues

L’argent, l’argent, l’argent.

L’homme dont il est question ici en gagnait bien plus qu’il n’en dépensait. Concevoir, élaborer, fabriquer lui procurait toutes sortes de satisfactions. Consommer, aucune. Issu d’un milieu modeste, il trouvait parfois indécent de se voir payer de telles sommes pour le si doux effort que lui dictait son talent. Souvent il s’interrogeait sur l’aptitude de ses contemporains à convertir en plaisir le fruit de leur travail, toujours en avance d’un désir, doués d’une imagination sans limite dès qu’il s’agissait de posséder ou de jouir. Et peu importait si ce désir s’estompait à peine l’objet acquis, il en surgissait un autre qui déjà justifiait tant de sacrifices à venir. Mais cet homme-là obéissait à une tout autre logique : quand, après des mois de labeur, épuisé mais satisfait du devoir accompli, il décidait de s’accorder une faveur, il se projetait au bord d’une eau turquoise, affalé dans un transat, et s’y ennuyait dans l’instant. Puis il se voyait inviter quelques amis autour d’une table étoilée, qu’il décommandait aussi vite. Enfin, il se mettait en quête d’un bien matériel, un petit bonheur palpable, une folie, une voiture de sport, une statuette. Mais, n’ayant ni le permis de conduire, ni le moindre goût pour un art autre que le sien, il se laissait happer par le sommeil sans joie de l’homme qui ne rêve plus à rien. Ces nuits-là il se réveillait agité, hésitait entre un somnifère et un verre de whisky, renonçait aux deux pour se débrouiller seul avec une angoisse si prévisible : son inconscient le rappelait à l’ordre. Te voilà désinvesti, libre comme l’air. Tu penses pouvoir t’accorder un peu de bon temps ? Tu imagines avoir droit à ta part de bien-être ? N’oublie pas que je suis là, je veille. Si tu t’avises d’en prendre à ton aise, je ne te louperai pas. Du tréfonds, du siège même de tous ses tourments, on lui répétait le danger d’avancer à découvert et non plus protégé par la délicate obsession de la belle ouvrage.

Habitué depuis le plus jeune âge à obéir à cette sommation, il se pelotonnait sous les couvertures, tentant de calmer le dragon par la raison, faute d’avoir su l’apprivoiser. Alors s’accomplissait un véritable miracle. Le malheureux se sentait visité par une idée, une trouvaille, une épiphanie, qui pouvait se révéler, pourvu qu’elle résiste à cette nuit de veille, la toute première pierre d’un gigantesque édifice. Et dès le lever du jour, il se remettait au travail.

Riche, il l’était certes, mais combien il avait payé cher cet argent-là.

Il avait confié la gestion de ses biens à un ami rompu aux jeux de la finance. À la fois audacieux, vigilant, et fier de rendre ses proches plus riches encore. Pour ceux qui les connaissaient, leur duo ressemblait à une variation dévoyée, mais ô combien réjouissante, de La cigale et la fourmi. Dans cette version-là, c’était la cigale qui priait la fourmi de disposer de ses biens, et c’était la fourmi qui encourageait la cigale à profiter de l’existence. La cigale ayant gagné gros, se trouva fort dépourvue quand la cinquantaine fut venue. « Tu vas mourir riche faute d’avoir vécu », lui dit la fourmi sa copine. Mais la cigale au cœur sans joie, sans héritier ni ayant droit, remplissait tous ses greniers, et se remettait à chanter.

La confiance de l’artiste en son comptable était telle que s’il lui avait conseillé d’investir dans la caillasse et le chiendent, ou s’il lui avait fait passer des billets de Monopoly pour de l’argent réel, l’artiste y aurait cru sur parole. Et en vingt ans d’amitié, il allait pour la première fois remettre en question un interdit de son comptable, comme s’il avait voulu à tout prix créer une exception pour connaître la joie de confirmer la règle.

Ce matin-là, l’artiste demanda à son chauffeur de le déposer, loin de leurs circuits habituels, dans une banlieue austère et introuvable, perdue entre une forêt et un aéroport. Dans cette ville nouvelle sans âme, ils cherchèrent longtemps une ruelle où, face au seul bistrot à la ronde, se tenait la succursale d’une petite banque de quartier.

— Je vous laisse devant, monsieur ? Je veux dire… seul ?

Le chauffeur savait combien son patron redoutait de faire le moindre pas hors de sa présence. Le plus souvent, il le déposait à des adresses où un portier prenait le relais, où un comité d’accueil s’empressait de le guider. Mais pour la première fois depuis longtemps, l’artiste n’était pas attendu. Livré à lui-même, il s’aventurait maintenant en terre inconnue. N’ayant pas mis les pieds depuis plus de vingt-cinq ans dans un établissement comportant un guichet, il s’étonna que l’automate ait à ce point remplacé l’humain. Mal à l’aise, tenté de rebrousser chemin, il se hasarda vers un box, où une jeune femme lui indiqua la marche à suivre pour ouvrir un compte.

— Vous laissez combien, comme somme de dépôt ?

— À vrai dire, je n’en ai aucune idée. Un million d’euros ?

Devant le regard troublé de l’employée, il se sentit pris en faute et ajouta :

— Alors disons… deux ?

Aguerrie, la fille aurait su quoi répondre à un chômeur aux abois, à une lycéenne écervelée, à une divorcée sur le carreau, à un retraité sans retraite, à un apprenti boursicoteur. Mais devant cet inconnu elle resta sans voix, persuadée qu’il s’agissait d’une blague ou, pire, d’une tentative d’escroquerie. Une seule personne dans l’agence était habilitée à recevoir les farfelus et autres gangsters : le directeur.

Mais le directeur avait ce matin-là bien d’autres préoccupations en tête ; soucieux depuis le réveil, il attendait le coup de fil de sa fille après l’affichage des résultats du baccalauréat. Toute la maisonnée avait vécu au rythme des révisions, tous l’avaient aidée, rassurée ou motivée comme ils avaient pu, mais le plus concerné avait été le père, pour qui ce bac n’était pas une clé d’entrée pour où que ce soit, mais juste un niveau 0, le tout premier pas d’une carrière. Il aurait tant voulu que sa fille passe cette étape, certes symbolique, mais si encourageante pour qui veut poursuivre. Il aurait donné n’importe quoi pour lui faire quitter l’inertie de sa génération, lui donner le goût de l’effort en ce monde où il fallait batailler sans relâche. Tant de fois, il avait essayé de lui faire profiter de son expérience dans la banque, qu’il voyait comme un poste d’observation où l’espèce humaine se révèle vraiment, dans son rapport à l’argent. Il en avait tant vu, qui promettaient mais cessaient de lutter, qui refusaient de comprendre comment tourne la machine, qui préféraient la misère au labeur, qui se laissaient entièrement gouverner par le principe de plaisir sans jamais se soucier du principe de réalité. Il voulait aider sa fille à éviter les pièges dans lesquels ils se précipitaient tous, se pensant à l’abri dans une société où vivre au-dessus de ses moyens était la marque des vainqueurs. En dépit de réelles capacités, la petite était en proie aux sollicitations de son époque, sans cesse à l’affût d’une vie relationnelle, bien plus préoccupée des intrigues de son entourage que de son propre parcours. Combien d’efforts avait-il fournis, lui, le père aimant, pour comprendre le monde des adolescents, si énigmatique. Combien de fois s’était-il remis en question — trop permissif ? pas assez ? — , hanté par l’angoisse de commettre une erreur, de traumatiser la petite sans le savoir. Une seule certitude dans cette abondance de doutes : il l’accompagnerait jusqu’à ce qu’elle se débrouille seule, et s’il le fallait, tout au long de sa vie. Le chemin serait parsemé d’embûches, de détours et d’étapes apparemment inutiles. La toute première, c’était ce bac.

Il dut cependant recevoir, sans rendez-vous, cet inconnu qui en exhibant sa fortune cachait forcément une embrouille. Le directeur le savait mieux que personne : on ne plaçait pas deux millions d’euros dans sa banque. Car sa banque était celle des précaires anonymes, des abonnés à la colonne débit, des petits couples qui en prennent pour vingt ans, des salariés toujours un peu dans le rouge, des rabiots à 2 %, des fins de mois qui commencent le 10. Une banque qui sait dire non avec le sourire mais qui n’aime rien tant que prêter aux riches, une banque où chacun pouvait gérer sa petite crise individuelle à l’abri des grandes. Du reste, aurait-il préféré travailler dans une banque de riches et vivre au rythme des places boursières ? S’endormir au son du Nikkei, se réveiller au cri du CAC 40, parler couramment le Dow Jones ? Cesser de voir ses amis pour fréquenter des partenaires, préférer les croisières entre actionnaires aux vacances en famille, se compromettre en politique ? Il ne le saurait jamais, mais à voir la tête de cet égaré qui entrait maintenant dans son bureau, il se dit que les riches auraient réduit son espérance de vie bien plus vite que les pauvres.

Le banquier jaugea son homme à l’ancienne, comme son père le lui avait appris, en se fiant à deux critères : la poignée de main et les chaussures. Si l’état de la barbe et la vétusté des vêtements ne donnaient de nos jours aucune indication tangible sur l’éducation et le rang social d’un individu, les chaussures, et le soin qu’on leur portait, ne trompaient jamais. En plus de l’élégance, elles révélaient le bon sens, la fiabilité, le respect pour les matériaux nobles, le savoir-faire de l’artisan et, pour peu qu’elles soient cirées et lustrées, elles dénotaient le choix du long terme dans un monde où s’était imposée l’obsolescence. Dans le même registre, la poignée de main était l’indicateur suprême. Très peu d’individus savaient passer ce premier cap, devenu si machinal, si convenu, qu’il en perdait son sens originel. Dans sa carrière de banquier, il avait connu des poignées de main distantes, sans conviction, doublées d’un regard fuyant qui annonçait un échange dans la méfiance mutuelle. Certains mêmes cherchaient à l’éviter et s’ingéniaient à lui trouver un équivalent, une courbette, un papillonnage des doigts, un hochement de tête, une petite dérobade du torse. Rien que des tordus, des déviants ! En de très rares occasions, il avait croisé des hommes au regard limpide et droit, qui lui avaient serré la main avec une fermeté appelant sur-le-champ la concentration, l’attention à l’autre. Il avait appris à ne pas jouer au plus fin avec ceux-là, se gardant bien de les amadouer avec un sabir de financier, de brusquer une confiance qu’ils n’accorderaient qu’après la mise à l’épreuve.

L’homme aux deux millions d’euros portait des baskets élimées d’ancien jeune, et sa poignée de main, sans la moindre consistance, n’inspirait pas plus confiance que son entrée en matière :

— Tapez mon nom sur Internet, on va gagner du temps.

Pris de court, le directeur sourit à l’idée que cette époque où l’on jaugeait son homme à l’ancienne était bien révolue. Désormais il faudrait s’adapter à cette procédure-là, ne fréquenter les interlocuteurs que par écran interposé, comme le faisaient ses propres enfants avec leurs amis sur leurs réseaux sociaux. De fait, en tapant le nom du client sur un moteur de recherche, le banquier vit apparaître cent fois son visage. Malgré la multiplicité des ambiances, des cadrages, des lumières, on reconnaissait systématiquement son air triste, désemparé d’avoir à poser, d’être au centre, seul ou en groupe. Parmi cette étonnante mosaïque de portraits, l’œil du directeur fut attiré par un cliché en particulier, car si le visage de son client ne lui rappelait rien de connu, celui qui souriait à ses côtés lui fit battre le cœur.

— C’est… Bob Dylan, là ? Le vrai ?

— Le vrai.

Bien des années auparavant, le banquier avait été un jeune rebelle qui en serait venu aux mains si on lui avait dit qu’il ferait carrière dans la banque. Il aurait même éclaté de rire si on lui avait prédit qu’il se ferait un sang d’encre le jour du bac de sa fille. À cette époque-là, il écoutait en boucle un disque usé par les craquements, où la voix rocailleuse d’un poète l’invitait à bousculer l’ordre du monde.

— Le fait que vous vous arrêtiez sur cette photo prouve que nous avons sensiblement le même âge. Un autre aurait été attiré par celle juste en dessous.

Laquelle représentait son client, plus jeune, la cigarette au bec, auprès d’un autre poète.

— … Trenet ? Charles Trenet ?

Le banquier remonta encore le temps et, cette fois, il revit son bien-aimé père fredonner, que l’occasion fût triste ou joyeuse, des chansons de Trenet. À un mariage, il avait chanté Le soleil et la lune. À un enterrement, La folle complainte. Et son fils n’avait compris que bien plus tard toutes les tendresses et les fourberies que cachaient les paroles.

Charles Trenet, Bob Dylan, deux idoles, deux légendes et, au milieu, le même hurluberlu au visage triste qui aurait tout donné pour être ailleurs.

— Vous êtes musicien ?

— J’écris des chansons, paroles et musique, que je destine à des interprètes. Que vous ne me connaissiez pas n’a rien d’étonnant, personne ne connaît les noms ni les visages des auteurs-compositeurs qui ne se produisent pas sur scène. À vingt ans, j’ai presque forcé la porte de Trenet pour qu’il écoute mes maquettes. Il m’a servi de parrain, de passeur, c’est lui qui m’a présenté à tous les grands avec lesquels je rêvais de travailler. Dylan, c’est récent. Pour un groupe de folk rock, j’ai écrit tout un album en anglais qui s’est révélé une machine à tubes, dont un morceau intitulé : Back From the End, dont Bob a joué une reprise dans sa tournée de 2002.

— …

— Vous avez des enfants ?

— Oui, deux. Quinze et dix-huit.

— L’un des deux connaît sûrement les Verbatim, des petits gars d’Angers qui remplissent le Stade de France trois soirs de suite. J’écris aussi pour eux.

— Attendez une seconde… Ce sont bien eux qui chantent un truc avec Carpe Diem dans les paroles ?

Carpe Noctem. Un million et demi de téléchargements sur YouTube.

— Jusque-là vous m’impressionniez, mais maintenant je suis sur le point de vous maudire. Mon cadet nous casse les oreilles avec ça depuis six mois, et quand je lui demande de baisser le son il me traite de vieux.

Le soir même, le banquier allait acquérir le statut de demi-dieu en annonçant à son petit dernier qu’il avait comme client l’auteur de Carpe Noctem. Un type de son âge, mais qui réunissait, à lui seul, un public de cinq ou six générations cumulées.

— D’habitude je suis bien plus discret sur mes activités. Vous n’allez pas me croire : je suis un gars modeste ! Mais je voulais nous épargner des présentations inutiles et vous prouver que j’étais solvable. J’ai travaillé trente ans sans relâche, j’ai gagné des fortunes que j’ai placées dans des paradis fiscaux. Aujourd’hui je me propose d’ouvrir un compte chez vous, et ce malgré les protestations de mon comptable.

— Vous auriez dû venir avec lui, j’aurais su le convaincre. Nous proposons des produits fiables dans un marché qui ne l’est pas.

Le banquier vit là le moment de placer, en rythme, riche de tournures bien tempérées, le couplet sur les performances de son groupe : un accord de spéculation, un contrepoint de fiscalité, un bémol de crise boursière. Il tenait là son solo et comptait bien le jouer jusqu’à la dernière note. Mais dès la toute première, son client avait déjà cessé de lui prêter attention comme on cesse d’écouter le récitatif d’un opéra en attendant l’aria. L’artiste refusait net d’entendre cette partition, la plus dissonante qui fût pour lui, et, afin de tromper l’ennui, il assembla quelques termes à peine sortis de la bouche du directeur, obligataire, option, ticket, valeur de l’unité, pour trousser une chansonnette sur les conseilleurs et les payeurs. Peu inspiré, il parvint tout juste à faire rimer forfaitaire libératoire avec planque tes sous dans une armoire, puis jeta le tout dans une corbeille, et sortit son chéquier pour couper la parole au banquier, parce que, après tout, il était venu pour qu’on l’écoute, pas l’inverse.

— Voici un chèque de deux millions d’euros, que vous gérerez comme vous l’entendrez.

— Votre impressionnante carrière parle pour vous. Mais, ne le prenez pas mal, c’est la procédure habituelle, je vais avoir besoin de connaître l’origine des fonds.

L’origine des fonds. Le parolier s’arrêta sur ces trois mots qui, pour peu qu’il les épingle dans son petit atelier, pouvaient, pour de bon, lui inspirer un tube.

— Je vais vous expliquer, et dans le détail, d’où vient cet argent. D’où il vient viscéralement. Mais avant de vous raconter l’histoire de cet argent-là, je vous demanderai de vous engager à ne pas m’interrompre.

D’un geste sec par-delà la cloison vitrée, le patron fit signe à sa secrétaire de ne plus le déranger. Je vous écoute, dit-il en se préparant à un aveu du ressort de la confidentialité bancaire. Tous ces types du show-biz avaient sans doute des choses à cacher, et leurs argentiers se devaient de les assister comme les hommes d’Église leurs pécheurs.

— Pour bien comprendre l’origine des fonds, je dois remonter à la nuit des temps. L’enfance et ses trésors d’innocence.

Au mot enfance, le banquier imagina les affaires alambiquées d’une grande famille française, avec en ligne de mire un héritage sanglant.

— … L’enfance qui fait de nous des êtres à jamais nostalgiques, inconsolables de tant d’exaltations, de découvertes et de conquêtes. Mes parents étaient, comme on les appelait à l’époque, des « Français moyens », des gens sans histoires, qui dans la fleur de l’âge se préparaient déjà une retraite paisible dans un pavillon au soleil. J’étais alors un petit garçon intrépide, celui qui s’octroie le rôle du Capitaine Fracasse, qui ose regarder sous les jupes des filles, qui chaparde des pommes, un vrai garnement, capable de tout mais pas méchant pour deux sous. Quand je repense au petit garçon vivant et courageux que j’étais, j’ai l’impression d’évoquer l’enfance d’un autre. Si vous saviez à quel point j’ai aimé mes toutes jeunes années…

Jusqu’où allait-il remonter ! Le banquier redoutait maintenant d’avoir affaire à un riche excentrique qui prend son banquier pour son psychanalyste et son psychanalyste pour son meilleur ami. Un de ces types qui travaillent la nuit et qui le jour s’amusent à perturber le bon fonctionnement du corps social. L’enfance ! Qui donc se souciait de l’enfance de ce fou, fût-il génial, et dût-il connaître le pape !

— Je me revois encore arpenter le quartier où je suis né, le nez au vent, les mains dans les poches, l’humeur aux bêtises, libre d’enfreindre les règles, de chercher l’aventure au coin de la rue, de me prendre pour un vengeur de bandes dessinées, de défier une bande rivale. Libre, oui, comme plus jamais je ne l’ai été.

Cette enfance-là pouvait durer des heures ! Et sa propre fille était, en ce moment même, en larmes, de joie ou de déception ! Il allait rater ce rendez-vous si symbolique, à cause de ce client à deux millions d’euros qui se payait le luxe d’avoir eu une enfance !

— Quand on repense à l’enfant qu’on a été, chacun de nous se souvient d’un moment de splendeur, un pur moment de triomphe qui rayonne encore dans notre cœur d’adulte, et c’est celui-là qui, peut-être, nous fera dire, à l’heure du dernier soupir, que la vie valait d’être vécue. Mais il y a aussi l’exact contraire, quand la disgrâce nous a frappé si vite, si fort, que nous vivrons à jamais avec la hantise qu’elle ne se reproduise en dépit de toutes les protections que nous avons su créer. Cherchez bien…

Nul besoin de chercher, ces deux moments-là resurgirent, intacts, dans la mémoire du banquier. Championnat intercommunal d’athlétisme, section minimes. Pas moyen de se qualifier pour la finale du 100 m, tant d’autres le grillent dès les starting-blocks. Mais, il en est le premier surpris, il saute les haies comme pas un ! D’instinct, il sait jeter sa jambe d’appel et rabattre l’autre simultanément, sans la plus petite hésitation, un don. Il emporte la finale du 110 m, en 17,06 secondes, un record qui ne sera battu que cinq ans plus tard. Ce jour-là il monte sur la plus haute marche du podium, devant sa famille, ses camarades, et même celle qu’il reluque depuis des mois sans savoir comment attirer son attention. Hormis la naissance de ses enfants, seul cet instant de bonheur lui tirait encore des larmes. Quant au pire souvenir, il s’agissait d’un dimanche où il avait étrenné un blouson en peau de chevreuil, acquis de haute lutte contre sa mère, qui l’avait jugé trop salissant, et surtout, trop cher. Le jeune homme avait paradé dans le quartier en prenant des poses de haut gradé, puis il s’était laissé entraîner dans des batailles de terrains vagues, avec embuscades dans la boue et bagarres dans les ronces. À la tombée du jour, de retour de guerre, le blouson fichu, il avait dû affronter le regard déçu et méprisant de son père. À sa condamnation muette, sans appel, il aurait préféré les coups et les sanctions. Quarante ans plus tard, ce seul regard avait effacé des milliers de sourires et d’embrassades paternelles.

L’artiste attendit une confidence qui ne vint pas. Mais après tout il se fichait bien des souvenirs du banquier.

— Dans mon cas, poursuivit-il, les deux sont arrivés, coup sur coup, le même matin d’automne, en classe de CM2. Avant toute chose, je précise que je n’étais pas un élève spécialement doué, quelle que soit la matière. Aussi bien en mathématiques qu’en français, je fournissais de précieux efforts pour ne pas perdre pied, soucieux d’atteindre le niveau juste suffisant pour ne jamais redoubler, et personne ne m’en demandait plus. Or, ce matin-là, je m’étais illustré en leçon de français, et bien malgré moi ! Comme aurait dit un joueur de poker : j’avais la main. Sans même avoir envie de jouer, les bonnes cartes vous arrivent miraculeusement, et on les abat, au petit bonheur, sans se douter qu’elles vont vous rapporter gros. Pour illustrer un cours sur les synonymes, l’institutrice nous propose un exercice qui consiste à reformuler de très courtes phrases de façon chaque fois différente et, malgré un vocabulaire limité, je me révèle imbattable à ce jeu, allant jusqu’à proposer quatre à cinq tournures quand chacun peine à en trouver une seule. L’institutrice s’étonne de me voir si rapide, si inventif, et me lance des défis que chaque fois je relève. Puis elle change d’exercice et nous lit un court texte en s’arrêtant parfois sur des mots qu’elle nous demande d’orthographier correctement. Je suis le seul à ne faire aucune faute sur requiem et symphonie, que je connais d’on ne sait où puisque personne à la maison n’écoute de musique classique ! Ma prestation aurait pu s’arrêter là, mais ça ne me suffit pas. Juste avant la sonnerie de la récréation, elle nous demande de réviser pour la prochaine fois un poème intitulé Le moulin de papier de Jacques Prévert, et contre toute attente je corrige son erreur : c’est un poème de Maurice Carême. Stupéfaite, elle éclate de rire, et m’octroie un 10, qui couronne un parcours sans faute. Dieu m’est témoin : j’ai depuis gagné toutes les récompenses possibles pour un auteur-compositeur, mes textes ont été acclamés sur scène par des publics de 100 000 personnes, mais aucun succès n’a jamais été aussi intense que ce matin où je me suis illustré devant toute la classe, rien qu’une heure durant, mais une heure de grâce absolue.

Le banquier trouvait bien pâle ce moment de grâce comparé au sien.

— Ce jour-là j’ai appris une règle qui n’a cessé de se vérifier le reste de ma vie : quand trois personnes vous admirent au grand jour, deux autres vous haïssent dans l’ombre. L’admiration attire la haine comme la passion la violence, et dans passion j’entends la somme des souffrances qu’endure le martyr. À peine sorti de la salle de classe, pendant que me portent aux nues des élèves qui jusqu’alors m’avaient ignoré, d’autres attendent que je me perde dans l’agitation de la cour pour venir me féliciter à leur manière. Car j’avais commis aux yeux d’une poignée d’entre eux la pire des fautes : j’avais eu l’érudition arrogante. Et ceux-là n’avaient rien de commun avec la bande de durs qui terrorisaient le collège, les bagarreurs, les racketteurs. Car les petites brutes patentées se fichent des premiers de la classe et de leurs bonnes notes, seule compte l’extorsion, leur vénalité est telle qu’ils en deviennent prévisibles. Avec des petites frappes, j’aurais su atermoyer avant d’en arriver aux coups, j’aurais fait semblant de prendre leurs menaces au sérieux et ils m’auraient laissé un sursis, le temps pour moi de préparer une riposte. Ah comme j’ai regretté ces terreurs-là…

Le banquier n’écoutait plus. Depuis son entrée dans la carrière, combien de clients lui avaient raconté leur vie pour tenter de l’apitoyer, comme si une enfance malheureuse allait combler un découvert, comme si un deuil récent allait justifier une frénésie de dépenses. Même les riches se plaignaient, et plus fort, car dotés d’une imagination féroce pour arrondir leurs millions à l’euro supérieur, habillés comme des princes, ils osaient demander l’aumône, exiger des gratuités de services, négocier les taux comme des biffins.

— Loin d’être des voyous, les trois qui m’ont coincé dans cette cour étaient de ceux qui cherchent à se faire oublier. Dans une salle de classe, ils se tassent sur leur chaise pour paraître invisibles, ils louchent vers la copie du voisin en prenant un air dégagé, et lèvent le doigt à s’en arracher le bras quand d’aventure ils ont la bonne réponse. Aucun des trois n’avait cherché à se distinguer en cours, aucun n’y serait parvenu, et c’est de là que vient tout mon malheur. Ils allaient me faire payer mon insolence, me la faire ravaler, j’étais allé trop loin, j’avais voulu briller, je n’en avais pas laissé une miette pour les autres, je les avais méprisés, j’avais pris toute la lumière sur moi, eux qu’elle fuyait à chaque instant, j’avais eu réponse à tout, j’avais comblé l’institutrice, j’avais allumé le regard des filles, et Dieu sait combien c’est difficile sur les bancs de la communale. J’avais été l’enfant prodige, l’enfant roi, l’homme du jour, j’avais été un héros, un gagnant, j’avais été la littérature en personne, la mémoire, l’intuition, j’avais ridiculisé la majorité silencieuse, j’avais renvoyé chacun à ses limites, j’avais démontré qu’un seul valait mieux que tous réunis, j’avais rendu les obscurs encore plus obscurs, et les transparents invisibles. Et j’avais aimé ça ! J’avais souri aux louanges, j’avais porté, radieux, cette couronne de lauriers, je m’étais haussé du col, j’avais été incandescent, inaccessible, j’avais obligé vingt-cinq élèves à assimiler les mots requiem et symphonie, j’avais joué au cultivé, au savant, au pur esprit, au raffiné, le seul au milieu de tant d’attardés, de mal dégrossis. J’avais été un 10, j’avais vexé les 5, humilié les 4, mortifié les 3, j’avais fait de tous mes semblables des 2, j’avais pointé les 0. J’avais crâné, frimé, j’avais craché mon orgueil au visage de tous, et ce crime-là n’allait pas rester impuni, il allait falloir expier, et sur-le-champ, à peine redescendu de mon piédestal, et devant tout le monde, l’indignité publique, coupable de n’avoir pas été solidaire de la médiocrité ambiante.

À travers la cloison, l’assistante signifia à son patron que sa fille était en ligne. L’heure de vérité ! Il hésita, tiraillé entre son inquiétude de père et sa promesse de ne pas interrompre la confession de ce dingue. Il craignit de briser un tout début de confiance et de vexer un homme qui semblait en avoir gros sur le cœur. D’un geste discret des yeux, il refusa l’appel, et imagina sa gosse, pendue à son portable, contrainte de retenir son exaltation. Ou pire, de taire son abattement.

— Le meneur avait une petite tête d’angelot, il en avait aussi la frêle silhouette, et un sourire discret qui ne vous laisse aucune chance d’anticiper le déchaînement qui va suivre. La manœuvre : me faire tomber dans un premier temps, sans sommation, sans même prononcer un mot, et puis : s’en donner à cœur joie. Pendant qu’un de ses acolytes se roule en boule derrière moi, le blondinet se contente de me pousser d’une ruade et je me retrouve étalé de tout mon long contre le bitume. Personne ne peut se douter de la rage de trois enfants de dix ans assoiffés de destruction. Des gosses qui le matin même se sont barbouillés de confiture, et qui, avant de partir à l’école, ont embrassé leur mère comme s’ils ne devaient plus la revoir. Aucune créature au monde ne peut passer en si peu de temps de la tendresse à la plus extrême cruauté. Leur terrible synergie les a transfigurés, désincarnés, car mes bourreaux se sont mués en une hydre à trois têtes, sans bras, mais dotée de six pieds, dont les pointes et les talons me fracassent les os, m’écrasent le visage, m’arrachant des cris que seul peut produire un supplicié de la roue, un écorché vif, un grand brûlé. Mais mon calvaire ne s’est pas arrêté là, car la petite bande s’est vue ralliée par une poignée de poltrons, qu’une ambiance de lynchage avait rendus brusquement courageux, voyant là une occasion sans risque de placer quelques coups rageurs, et les premiers seraient les mieux servis, la tête, le dos, les côtes, car les suiveurs se contenteraient de bas morceaux, genou, bras, cuisse. Mais avec un peu de chance, ils laisseraient des traces.

Plus il écoutait geindre son nouveau client, plus le banquier s’interrogeait sur sa santé mentale, hésitant entre bouffée délirante et pathologie clinique. Certes, il n’en était pas au premier cinglé qui franchissait le seuil de son bureau, mais celui-là le privait d’un précieux moment avec sa fille et allait foutre en l’air toute la matinée. Il entrevit, entre un souffle et un soupir, le moment de reprendre la parole, mais n’en eut pas le temps.

— Sur le point de perdre connaissance, j’ai senti la mêlée se disperser d’un coup de sonnerie. Pendant que les élèves rejoignaient leurs rangs, j’ai eu le temps de ramper, moribond, jusqu’au petit muret qui séparait le préau du réfectoire, et je m’y suis hissé pour m’effondrer derrière, à l’abri du regard des maîtres. Et j’ai attendu que s’estompe le brouhaha des élèves, épuisés par leurs jeux, jusqu’à leur retour en classe. Vous allez me demander pourquoi je ne suis pas allé pleurer dans le bureau du principal ?

Se gardant bien de renchérir, le directeur se fendit d’un sourire à peine condescendant.

— Eh bien je n’ai pas vraiment de réponse. Allez savoir pourquoi les gosses, comme les taulards, préfèrent encaisser plutôt que de vendre la mèche. Je ne sais pas s’il s’agit là d’une omerta que l’on respecte par orgueil ou par peur de représailles. Dans mon cas, il ne s’agissait ni de l’un ni de l’autre, car ma fierté avait été piétinée et réduite en bouillie, et tout ce que j’avais à subir en ce bas monde avait été subi. Sans doute ai-je été mû par une force qui n’appartenait plus au monde réel, car j’avais basculé dans un autre, où les lois, les droits et les devoirs des hommes n’avaient plus cours. Écroulé sur un parterre de gravier, agonisant, suintant de mille plaies ouvertes, le visage en charpie où se brouillaient larmes, sang et morve, j’ai tenté trois, quatre, cinq positions pour me relever, sans pouvoir en soutenir aucune, et me suis contenté de quelques reptations, comme un soldat blessé au champ d’honneur, car pour un enfant de dix ans, une telle charge de violence était comparable à un bombardement au fond d’une tranchée, ou à l’assaut d’un bataillon dont il serait le dernier rescapé. Enfin debout, une main dans le dos, une autre sur le nez, j’ai claudiqué en rasant les murs comme un monstre de la nuit qui fuit la lumière du jour. Sur le chemin de croix qui me ramenait à la maison, j’ai vu dans le regard épouvanté des passants que j’étais bien ce monstre. Avant de disparaître au fond de mon lit, et pour l’éternité, j’allais devoir trouver la force du simulacre, concentrer toute la faute sur moi, viser non l’apitoiement mais la réprobation de ma mère, passer pour le coupable et non la victime, afin que l’on me fiche la paix et que j’affronte, seul, la maladie, sans doute incurable, que je venais de contracter. Arrivé devant chez moi, je me suis faufilé jusqu’au garage pour en sortir mon vélo et, après avoir voilé la roue avant, tordu les rayons, martelé le cadre jusqu’à le plier presque, je me suis présenté à la porte d’entrée, l’engin cassé à mes pieds, le visage en sang. Je n’ai pas eu besoin de scénario sophistiqué, mon pauvre corps cabossé parlait pour moi. Une fois encore j’avais séché les cours pour traîner à vélo, et j’avais dévalé la redoutable côte des Malassis à en perdre les pédales, j’avais heurté une voiture stationnée, tourneboulé jusqu’en bas, face contre goudron, des arêtes de trottoir plein les reins. Le médecin a soigné mes contusions diverses sans remettre en question mon histoire, pas besoin d’hospitalisation, quelques jours de chambre allaient suffire. Pour lui, il s’agissait de convalescence, pour mes parents d’une assignation. J’avais réussi mon coup, j’étais un sale gosse qui venait de prendre une leçon bien méritée.

Le directeur n’imaginait plus, à ce stade du récit, interrompre son client et le raccompagner dans le hall en lui assurant que son argent était entre de bonnes mains. Ce salaud-là avait réussi à le prendre en otage dans son propre bureau comme l’aurait fait un homme armé et cagoulé. Honteux, il devait reconnaître que parfois il concédait aux riches une patience à laquelle les pauvres ne pouvaient prétendre.

— Une fois seul, j’ai pleuré sans plus rien retenir de mes sanglots, j’ai pleuré comme pleurent les nouveau-nés, précipités dans un monde chaotique dans lequel ils n’ont pas demandé à venir. J’ai pleuré toute la nuit durant, à bout de forces. À l’aube, j’ai pleuré de deuil, car une fois taries, ces larmes d’enfant seraient les toutes dernières : le gosse frondeur que j’avais été était mort pour de bon. De fait, je n’ai plus jamais pleuré depuis.

Le banquier songeait aux larmes que sa fille versait en ce moment même et se sentait coupable.

— C’est à mon réveil que l’autre douleur s’est installée. Un adulte qui sombre en dépression a au moins une fois entendu le mot, il en a vu sombrer d’autres avant lui, et il saura comment décrire son mal. Un enfant de dix ans, lui, cherche en vain un organe malade, bien caché à l’intérieur. Il se trouve happé dans une béance, il devient le réceptacle de toute l’angoisse de l’univers. Comme un esprit malfaisant s’empare d’une enveloppe charnelle, l’on se sent habité par une douleur sournoise, incernable, impossible à chasser malgré les efforts de tous les exorcistes. Aujourd’hui, pendant que je vous parle, le mal est toujours tapi au fond de moi, et il ne me quittera qu’au jour du Jugement dernier, et ce jour-là je dirai au Très-Haut, s’il y en a un, que mon purgatoire, je l’ai subi sur Terre, que j’ai payé avant même d’avoir péché, et ce jour-là j’aimerais que le Très-Haut en personne me foute la paix.

Le patron de l’agence se souvint tout à coup que l’homme qui le tenait prisonnier de ses confidences s’était présenté comme un parolier, et le terme prenait maintenant des définitions insoupçonnées. Parolier : terroriste doué de la parole. Ou nostalgique logorrheux. Ou névrosé bavard. D’ici à ce que l’homme-qui-a-tant-souffert-étant-petit ne devienne grand et riche, on avait le temps d’en trouver bien d’autres.

— La peur venait donc de s’installer en moi, et nous avions le reste de ma vie pour faire connaissance, nous livrer des combats, nous réconcilier aussi, mais j’y reviendrai plus tard. Pour le moment, je suis dans mon lit, cherchant une issue à cette terreur. D’un simple passage à tabac je me serais sans doute relevé, mais dans le cas présent j’avais été lynché comme un ennemi public, j’avais déclenché une hystérie collective, vengeresse, on avait vu en moi un objet de haine, et voilà bien ce qui différencie l’enfant de l’adulte : on ne hait pas un enfant jusqu’à vouloir l’écraser sous sa semelle, car s’il en réchappe, plus question de lui faire croire aux contes de fées, aux super héros, au merveilleux, aux tours de magie, au rire, aux grandes espérances, aux lapins blancs, au justicier masqué, à l’avenir, au réconfort d’une mère, au bras protecteur d’un père, à l’amitié, à la fraternité entre les peuples, à l’égalité dès la naissance, à la liberté d’être ce que l’on est. Il ne croira plus à rien et ne se sentira plus en sécurité nulle part. Les jours qui ont suivi, chaque fois qu’un de mes parents entrait dans ma chambre, je faisais semblant d’être absorbé par la lecture d’un roman pour justifier mon mutisme, ma pétrification, gardant le livre ouvert devant mes yeux, incapable d’identifier le moindre caractère, de m’accrocher à la moindre phrase. Le môme regorgeant d’énergie, l’inventeur du mouvement perpétuel, venait de découvrir l’immobilité. Celle des vieillards, des moines et des gisants. Allez savoir ce qu’ont subi les gens lents pour être aussi lents, et s’il s’agit du rythme naturel de la sagesse, allez savoir quel chemin tortueux les y a conduits. L’enfant silencieux est celui qui a perdu confiance. L’enfant contemplatif est celui qui ne désire plus être le centre du monde. L’enfant qui ne joue plus préfère à l’exaltation l’ennui.

Le banquier craignait maintenant que sa fille, elle aussi, ne perde confiance.

— Un matin tant redouté, il a bien fallu que je quitte mon aphasie pour retourner dans le monde des vivants, mais ce monde-là, en l’espace de huit jours, ne ressemblait plus en rien à celui que j’avais connu ; une apocalypse était passée par là et avait transformé ma petite rue pavillonnaire en une jungle de ruines. Le cartable à la main, j’ai avancé dans les décombres, me frayant un chemin dans un cimetière de pierres envahi par les corps des malheureux qui n’avaient pas eu le temps de fuir.

Le client s’interrompit, attendit une réaction, chercha le regard du banquier perdu dans ses pensées, lequel n’avait rien entendu sinon le mot décombres, sans aucune idée du contexte.

— … Ça a dû être terrible, hasarda-t-il, à peine sorti de son hébétude.

— Je voulais m’assurer que vous m’écoutiez !

Pris en faute, le banquier le pria de poursuivre.

— En fait, j’ai un souvenir précis de ma première sortie. Aussi étrange que cela puisse paraître, je me retrouvais dans la peau d’un prisonnier en cavale. J’ai rasé les murs de mon quartier pour ne pas être reconnu, j’ai emprunté les rues les moins fréquentées et, afin d’être le dernier à passer les grilles, j’ai attendu derrière un réverbère que disparaissent les groupes d’élèves qui patientaient devant l’école. En classe, je me suis comporté comme un coupable, et si je m’en souviens aussi précisément, c’est parce que, depuis, je vis toujours dans la hantise d’être pointé du doigt. Caché au fond de la salle, je me suis préparé à la plus terrible épreuve : affronter le regard de mes tourmenteurs. Toute victime redoute et recherche à la fois la confrontation avec son bourreau, et les raisons de s’infliger cette nouvelle torture sont complexes. Avant tout, il y a le besoin de chercher dans ses yeux ce qui nous reste de dignité ; on aimerait y lire la contrition, le regret d’être allé trop loin. On voudrait lui montrer qu’il ne fait plus peur, et qu’il n’est pas question de faire de nous un souffre-douleur. Mais il y a plus encore dans l’intensité de ce regard : on veut lui prouver que notre sens de l’honneur a été plus fort que le besoin de vengeance, et qu’on a tu notre douleur au monde.

Ah si seulement il taisait sa douleur dans mon monde à moi, se surprit à penser le banquier.

— Cet échange-là a eu lieu quelques heures plus tard, sur le chemin du réfectoire, en croisant le petit blondinet qui avait porté le premier coup. Sans paraître surpris, il m’a regardé de ses yeux éteints et a passé son chemin en apercevant, au loin, ses deux acolytes qui risquaient de vider le saladier de frites avant qu’il ne rejoigne la table. Je m’étais attendu au pire, mais ce dénouement-là allait bien au-delà : ils avaient oublié. Pendant que sur mon lit de souffrance je songeais à en finir, ces trois petites pourritures avaient vécu, et ri, et tenté de faire tenir en vol des avions en papier, ils s’étaient blottis contre leur mère, ils avaient joué avec leur père, ils avaient chapardé du chocolat, s’étaient empiffrés de frites, et surtout, ils avaient, sans le moindre effort, sans le moindre remords, effacé de leur mémoire leur joyeux acharnement à vouloir me détruire. Chez moi : un cataclysme. Chez eux : une minute de récréation dont ils ne garderaient pas le moindre souvenir.

Le banquier crut un instant qu’il s’agissait là d’un épilogue idéal. C’était une simple pause.

— Au soir de ce premier jour de rentrée, j’ai eu la tentation de croire que la vie avait repris son cours, et qu’après une bonne nuit de sommeil mon mal s’effacerait enfin. Mais au matin il me rongeait encore, et le jour suivant, et le jour suivant. Dorénavant, il me faudrait à la fois le subir et le dissimuler aux yeux de tous. Hors de question d’imposer à mes parents un fils malade, dégoûté de la vie, rangé dans la catégorie des neurasthéniques. J’allais vivre dans le secret, accablé par un fardeau impossible à partager. À l’âge dit ingrat, j’étais devenu, aux yeux de mes proches et de mes pairs, un gosse mélancolique, renfermé était le vocable le plus courant, et l’entendre prononcer par tous me prouvait que j’avais gagné la partie : j’avais su contenir le mal. Pour me préserver des menaces de l’extérieur, j’ai limité les sorties, ne me sentant à l’abri que dans ma chambre. À travers la fenêtre, j’entendais les enfants jouer dans la rue, parfois ils m’invitaient à les y rejoindre mais d’un signe de la main je leur faisais comprendre que j’avais bien trop à faire. Et bien vite les appels se sont tus… J’ai attendu les grandes vacances, comme si le vent du large allait emporter avec lui mes souffrances. Puis j’ai guetté l’adolescence et ses promesses de métamorphoses. Mais dans ce tout nouveau corps de petit homme, rien de ma mécanique obsessionnelle ne se calmait. À l’anniversaire de mes seize ans, mes parents, à l’inverse de tous les autres, ont voulu m’offrir un scooter pour m’inciter à sortir, étendre le champ de mes activités, rejoindre une bande d’amis. Mais à ce cadeau inespéré, j’ai préféré une guitare électrique, que j’imaginais comme le seul véhicule de mes voyages immobiles, celui qui me porterait vers de plus lointaines destinations.

Sur ce point, le banquier ne pouvait lui donner tort. Quel combat il avait fallu livrer avec sa chère enfant pour lui interdire le scooter dont elle rêvait. Pas question ! Trop dangereux ! Encore un sujet de conflit qu’ils avaient surmonté, péniblement, au bout d’un an ou deux. Pour effacer ce mauvais souvenir, le père avait décidé d’offrir à sa fille une Mini Cooper. En cas de réussite au bac, ce serait la récompense. En cas d’échec, la consolation. La voiture devait être livrée dans la semaine, avec une couleur lavande commandée tout exprès pour la petite.

— Tous les adolescents ont besoin de musique pour se construire, ils y voient des enjeux suprêmes, ils en parlent avec ardeur et gravité, comme plus tard ils parleront de politique. Pour moi, il s’agissait d’une thérapie, car je m’étais aperçu que durant ces jours entiers passés à grattouiller ma guitare, le mal me laissait en paix. J’avais mis en pratique un principe bien trop extravagant pour un garçon de mon âge : travailler jusqu’à l’épuisement pour se fuir soi-même. Il fallait me voir, courbé sur l’instrument, ma méthode de solfège sous les yeux, répétant le même accord des jours durant, jusqu’à ce que ma mère me supplie d’en trouver un autre. Durant ces longs mois d’apprentissage, j’ai compris que je serais toute ma vie un laborieux, un besogneux, et que la cigale en moi devrait tout à la fourmi qui l’invective. À peine rentré des cours, je me précipitais sur ma gratte et m’y écorchais les doigts, jusqu’à me laisser envahir par un délicieux relâchement attendu le jour durant. J’avais trouvé l’antidote qui allait me permettre de repousser mon espérance de vie. Une nouvelle année s’est écoulée. Et en classe de première, j’ai rencontré les Stricto Sangsues.

— … Les quoi ?

— Ce nom n’évoque rien à personne, et pour cause ! C’était le groupe de rock de mon lycée, disparu aussi vite qu’il s’était formé, et aujourd’hui, même ses membres fondateurs en ont oublié l’existence. Le bruit courait qu’ils cherchaient un guitariste. Après une audition calamiteuse, où j’ai joué le seul riff des Rolling Stones à ma portée, j’ai réussi à me faire adopter. Plus que ma virtuosité, toute relative, le personnage que je m’étais composé les a intrigués : le type sauvage et muet, si méfiant dès qu’il s’agit de tourner le coin de la rue, qui travaille son instrument sans cesse, et qui garde son manteau même en intérieur. Il est vrai que dans un hameau perdu j’aurais attiré les rumeurs, mais chez les Stricto Sangsues, toute bizarrerie était un gage de personnalité, une parfaite rock’n’roll attitude. Au fil des répétitions, et lassé d’entendre les inepties écrites par le chanteur — le genre qui fait rimer destin avec ça craint — je me suis lancé, sans savoir comment m’y prendre, dans l’écriture de deux ou trois titres. Je me revois demandant à mi-voix au vendeur de la papeterie un cahier de portées comme si j’achetais un magazine porno. Je me revois prier la prof de musique de m’initier aux délicats mystères de la double-croche. Je me revois truffer mes partitions d’annotations, comme jouer râpeux ou distorsion lunaire, là où Haendel se serait contenté d’un allegretto. Moi qui n’avais rien vécu, rien à raconter, j’avais eu la prétention de traduire en mots mon univers aux murs pelés, de suggérer par des notes ma lancinante détresse. Barricadé dans ce travail-là, je m’étais senti à l’abri, maître à bord. J’étais enfin chez moi, en sécurité. On dit que mélancolie et solitude sont les inspiratrices du poète ? J’avais trouvé mes compagnes d’une vie. Bien des années plus tard, un psychiatre plus malin qu’un autre a avancé sur ce point une hypothèse troublante ; je m’étais fait rosser pour m’être distingué dans un cours de lettres, et dès lors s’était opérée une association inconsciente : puisqu’on m’avait reproché, avec une telle violence, d’avoir su trouver les mots, j’allais, afin que ce traumatisme ne fût pas vécu en vain, en faire ma vie. En d’autres termes, mes tourmenteurs m’avaient montré la voie.

Au mot psychiatre, son vis-à-vis faillit hurler une imprécation : Par pitié, je ne suis que banquier ! Je n’ai aucune formation pour écouter les dingues ! Vous souffrez sans doute d’un terrible manque de communication avec vos proches, si toutefois vous en avez ! Est-ce une raison pour venir chialer dans mon bureau ? Les banquiers sont pragmatiques, terre à terre, ils souffrent d’un grand manque de lyrisme, ils ne sont pas préparés à écouter la plainte du poète meurtri !

— Les Stricto Sangsues n’ont duré qu’un été, le temps de quelques concerts de quartier, d’envoyer une maquette à des maisons de disques. Aucune ne nous a encouragés à poursuivre, mais l’une d’elles a cherché à savoir qui détenait les droits des deux morceaux que nous avions enregistrés au fond d’un garage. Le reste s’est enchaîné très vite…

Oui, enchaînez ! Vite !

— Les Stricto Sangsues ne m’ont pas laissé le choix : si je cédais les titres, j’étais viré du groupe. À tout juste dix-huit ans, j’ai passé un accord avec une multinationale du disque, qui depuis m’a fait quantité de procès que j’ai tous gagnés. J’ai écrit un, puis deux titres, puis tout un album pour un chanteur analphabète qu’ils venaient de signer. J’ai gagné en six mois plus que mon père en dix ans de salariat. Inutile de préciser qu’il m’a laissé décider seul de la suite de mon avenir… Je me suis installé dans un petit studio à Paris, pas plus grand que ce bureau, pour y mener une existence de reclus sans avoir de comptes à rendre. Ah mon doux ermitage… il s’est imposé à moi comme le seul choix possible : travailler hors du monde en marche, à contresens. Les premiers temps je me suis forcé à sortir une fois par jour, pour faire une course, boire un café, histoire de correspondre à une illusion de normalité, pour très vite m’apercevoir que ce moment-là était le plus pénible de la journée, m’obligeant à braver mille dangers, me forçant à quitter ma concentration. Très étrangement, ce lieu me paraissait immense car j’y avais multiplié les postes de travail ; le coin bureau était réservé à l’écriture des paroles, avec mes dictionnaires ouverts, mes bouts de papiers griffonnés, mes crayons taillés jusqu’à ce qu’ils disparaissent. Dans mon lit, j’écrivais les mélodies ; j’avais disposé coussins et accoudoirs afin de caler mon lutrin et faciliter une position recroquevillée sur ma guitare. Et quand le temps le permettait, j’accédais par l’escalier de service à un toit-terrasse pour travailler à l’air libre. Combien de chansons, qui se sont retrouvées dans les juke-boxes de Hong Kong, dans les pubs irlandais, ont été créées sous le ciel de Paris… Sur dix titres composés, je n’en gardais qu’un, mais celui-là trouvait preneur — moins d’un mois plus tard, je l’entendais à la radio. Très vite, je me suis fait une place dans le milieu, qui lui aussi acceptait mes bizarreries. On parlait de moi comme de l’agoraphobe, le reclus, le sauvage. Certains pensaient que je n’étais qu’une rumeur. D’autres, pour en avoir le cœur net, me rendaient visite, et repartaient avec les partitions sous le bras. Si vous saviez le nombre de stars, de producteurs qui ont défilé dans mon gourbi du 81 rue de l’Arbre-Sec ! Tant que j’écrivais des tubes, que je remplissais les bacs, j’étais un artiste habité, un nouveau Cole Porter. Mais si par malheur le succès me quittait, je redevenais un pauvre malade mental qui croupit dans son trou.

Sur ce point je vous rassure : vous ÊTES un malade mental.

— J’ai travaillé dix-sept ans dans cette piaule. Dix-huit heures par jour sur l’établi, trois cent soixante-cinq jours par an. Trois sorties par semaine, le temps pour moi de fréquenter les marchands de thérapies, qui tous donnaient un nom différent à mon mal, qui tous savaient comment m’en défaire. Les plus sincères ne m’épargnaient pas : même si je parvenais à la maintenir à distance, mon angoisse ne me quitterait jamais. Tout jeune, j’ai admis cette fatalité et me suis débarrassé de l’idée d’être heureux. Certes, j’ai été tenté de gober quelques pilules, d’écluser quelques bouteilles. Mais les unes me laissaient dans une sorte de léthargie où mes notes ne s’accordaient plus, les autres me précipitaient dans une euphorie où mes vers perdaient pied. J’ai donc conclu un pacte avec mon mal : tant qu’il ne m’empêcherait pas de travailler, je le laisserais définir les limites de ma liberté.

L’homme assis en face de lui, résigné, sombrait maintenant dans une sorte de compassion pour son client. Sans doute s’agissait-il d’une variante aiguë du syndrome de Stockholm, quand l’otage, par un étrange effet d’empathie, est prêt à rallier la cause de son kidnappeur. Il avait maintenant envie de pleurer non plus sur son propre sort, mais sur celui de son client. Ce salaud-là allait finir par lui arracher des larmes. Il avait gagné.

— Sans que j’y prenne garde, je suis devenu riche. Riche au point de ne pas en prendre conscience. Je me doutais confusément que quelque part de l’argent s’accumulait, sans trop savoir où. Je continuais de tailler mes crayons jusqu’à la gomme, d’user la même guitare, si peu tenté par les pièges du parvenu, si peu enclin à vénérer les veaux d’or. Néanmoins, l’idée d’augmenter cette fortune me rassurait, persuadé qu’un jour je serais assez riche pour me construire une tour d’ivoire où je ferais venir le monde à moi sans avoir besoin d’aller à lui. J’ai fini par quitter la rue de l’Arbre-Sec pour louer à l’année une suite dans un luxueux hôtel près de la place de l’Étoile. J’y vis depuis douze ans, j’y ai fait installer un mini-studio d’enregistrement, et je n’en sors que pour sauter dans des avions qui me déposent dans d’autres palaces. J’y croise parfois des femmes, attirées par ma réputation d’anachorète. Elles se demandent quel sulfureux mystère m’entoure. Je leur entrouvre ma porte et joue le personnage qu’elles imaginent. L’ambiance se gâte au troisième matin, quand mon mal vient à nouveau me serrer le cœur et me pousse à m’isoler dans un bureau, avec guitare et partitions. Mes demoiselles de compagnie réalisent alors quel triste sire je suis : morose, silencieux, lent, appliqué comme un bon élève, sourd à toute distraction, et au final, prodigieux d’ennui. Quand j’en ressors, elles sont parties. De fait, je n’ai pas rencontré la femme de ma vie, mais quand parfois, dans un clip, ou un concert, je vois une chanteuse émerveiller les foules, je me dis que j’ai le privilège de connaître certaines modulations de sa voix que le public n’entendra jamais…

En voyant l’artiste ranger son chéquier, puis regarder l’heure, le banquier sentit que son calvaire s’achevait enfin.

— Et pour cette vie que tant d’autres m’envient car ils ne connaissent pas mon malheur, pour cette vie, tantôt misérable, tantôt exaltante, monsieur : je vous remercie.

— … ?

— Car cette vie-là, je vous la dois.

— … ?

— Souvenez-vous. Classe de CM2, école primaire Makarenko, L’Haÿ-les-Roses, dans le Val-de-Marne. L’institutrice s’appelait Mlle Garbarini. Vous m’avez sans doute oublié, mais pas notre chère Mlle Garbarini ?

— …

— Ce petit blond à face d’angelot, celui qui a sonné l’hallali, celui qui a ordonné de me saigner comme un animal, c’était vous.

— …

— Aucun souvenir, vraiment ?

— …

— Peu importe. Je vous confie ces deux millions d’euros. Démontrez-moi que vous possédez, après une vie entière passée derrière ce bureau, un savoir-faire. Prouvez-moi qu’un banquier aussi peut avoir du talent. Laissez s’exprimer l’artiste en vous.

Ils se quittèrent sur une poignée de main que le client voulut énergique, volontaire, accentuée par un regard rayonnant, vif, et déjà apaisé.

Son chauffeur fut soulagé de le voir enfin réapparaître. Son patron s’engouffra dans la voiture et dit :

— Aujourd’hui, exceptionnellement, je crois que nous allons déjeuner dehors.

Загрузка...