LIVRE PREMIER

CHAPITRE 1

A neuf heures du soir, des policiers bouchèrent les deux extrémités de la Croisette pour y interdire toute circulation.

La nuit venait de tomber, parfumée, douce, légère. Ceux qui s'étaient déjà installés le long des balustrades surplombant les cabanes en planches délimitant chaque centimètre carré de la plage, se pressaient par milliers dans une rumeur impatiente, heureuse, où se mêlait aux cris de joie, aux rires et aux airs de musique, le ressac feutré de la Méditerranée qui n'en finissait pas de lécher le sable depuis des siècles.

On était le 21 juillet, la saison commençait à peine, le sursis des vacances mourrait à l'automne, il s'agissait de jouir. Entre l'alignement des palaces illuminés et de la mer, la foule grossit encore, débouchant des petites rues donnant sur la Croisette, envahissant les terrasses des cafés prises d'assaut avec une bonne humeur nonchalante.

Au bout de la baie, les maîtres d'hôtel du Palm Beach guidaient les premiers invités du gala, en robes du soir et smokings blancs, jusqu'à leur table à ciel ouvert, éclairée aux chandelles. Ceux qui avaient la chance de résider au Majestic, au Carlton, au Martinez ou au Grand-Hôtel, se massaient devant leurs fenêtres en attendant l'événement. A la pointe de la jetée du vieux port, au pied du phare, les artificiers vérifièrent une dernière fois leurs instruments. Leur chef regarda sa montre.

« Mise à feu dans cinq minutes. Envoyez ! »

Alors, brusquement, toutes les lumières de Cannes s'éteignirent. Une clameur sourde se répercuta sur la grève, couverte bientôt par des flots d'harmonie jaillissant de centaines de haut-parleurs accrochés sur des kilomètres au tronc des palmiers, dans le feuillage des platanes, aux corniches des façades, aux tuiles des toits. Des applaudissements et des vivats montèrent de la multitude, roulèrent comme une immense vague et s'enflèrent dans la nuit retrouvée, piquetée des brèves pointes de feu des cigarettes rougeoyantes.

Au même instant, au large, un hors-bord démarra pleins gaz vers le ponton où s'empilaient les fusées du feu d'artifice. L'écume se tordait sous son étrave, laissant derrière elle un puissant sillage phosphorescent invisible de la côte.

Malgré le grondement du moteur, les quatre hommes entendirent distinctement la phrase rituelle qui ouvrait le Festival mondial pyrotechnique :

« L'Espagne présente… »

Le bateau fit une boucle autour du ponton et accosta. Deux hommes sautèrent sur les planches glissantes. Le moteur, tournant au ralenti, émit un feulement rauque et sourd pendant que parvenaient de la Croisette, noyée dans l'obscurité, les premières notes du Concerto d'Aranjuez.

« Quatre minutes », dit celui qui était resté à la barre.

Il était vêtu d'un pantalon sombre et d'un polo noir. Il se courba en deux et souleva sans effort un homme ligoté et bâillonné qu'il chargea sur ses épaules.

« On t'aide ?

— Tiens-moi seulement le bateau. »

Le dernier des quatre s'affairait déjà sur le ponton hérissé de roues auxquelles s'accrochaient des pétards de tous calibres. L'homme ligoté roulait des yeux désespérés et suppliants. On le jeta entre deux haies de feux de Bengale et celui qui l'avait porté ficela une bombe de grande puissance sur son ventre. Il en relia le détonateur à la gerbe de cylindres constituant le bouquet final du feu d'artifice. La victime se débattit avec une force de bête sans parvenir à faire bouger ses liens d'un millimètre. Son visage était couvert de sueur et les veines de ses temporaux saillaient d'une façon effrayante sur son visage livide.

« Regarde-le, ce con ! On le place aux premières loges et il se plaint ! »

Les deux autres se mirent à rire.

« T'as déjà vu un feu d'artifice de si près, Marco ?

— Jamais ! C'était mon rêve quand j'étais môme.

— Plus que deux minutes… » s'impatienta le troisième.

Des fils furent coupés d'un coup de pince.

« Go ! »

Ils sautèrent dans le bateau, mirent les gaz.

Le hors-bord se cabra, sembla voler au-dessus de la surface de la mer, amorça une large courbe et disparut dans la nuit. L'homme abandonné s'appelait Erwin Broker. Il avait vingt-huit ans et ne voulait pas mourir. Il se contorsionna avec fureur pour faire glisser la bombe de son plexus. Elle se déplaça légèrement. Il redoubla d'efforts pour rompre les câbles électriques qui lui soudaient les poignets à l'une des planches. Ses muscles se tendirent comme des cordes, il grinça des dents pour maintenir sa traction malgré la douleur de sa peau arrachée, luttant contre son envie de s'évanouir. Les autres avaient minuté leur action. La mise à feu n'allait plus tarder maintenant. Il comprit qu'il allait mourir, que plus rien au monde désormais ne pourrait le sauver. Il cessa de se battre, laissa aller sa tête contre les planches gluantes d'humidité et regarda le ciel. De la rive, lui parvenaient la rumeur confuse de la foule et les notes grêles et aériennes du concerto. Il n'avait jamais eu le temps jusqu'alors de regarder les étoiles. Elles trouaient la nuit tiède de leur éclat froid et il les trouva belles.

Alors, mille soleils lui explosèrent au visage, il hurla sous son bâillon dans le vacarme effrayant des fusées qui s'embrasaient les unes aux autres, illuminant le ciel d'arabesques violentes dont la trace foudroyante ralentissait sa trajectoire en fin de course pour exploser de nouveau en une infinité d'autres soleils déchiquetés qui retournaient à la mer en paraboles miaulantes. Il sentit que ses vêtements s'enflammaient et se mordit farouchement les lèvres sous l'atteinte du feu qui embrasait sa chair, épouvanté par la bombe qui lui écrasait le ventre, et qui allait sauter dès que la grande roue se mettrait à tourner. Les yeux agrandis d'horreur, il la vit se mettre en branle, lentement d'abord, accélérant soudain son mouvement à une vitesse prodigieuse. Les premières flammes jaillirent, elles furent la dernière vision de la vie qu'enregistra la rétine d'Erwin Broker. L'explosion secoua la rade et tout se volatilisa en une phénoménale gerbe de feu…

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