LIVRE IV

CHAPITRE 22

« Je vais me coucher », lança Emily.

Hamilton traduisit instantanément : « Hamilton, viens te coucher ! »

« J'arrive, ma chérie, dit-il avec un bon sourire. Je te prépare ton jus d'orange. »

Un rite. Depuis quinze ans, il devait lui presser de ses propres mains deux ou trois oranges dont elle avalait le jus avant de s'endormir. Il devait également lui tendre une flamme dès qu'elle calait une cigarette entre ses lèvres. Et aussi lui tenir les portes ouvertes dans tous les foutus endroits où ils se rendaient, se taire lorsqu'elle parlait, faire mine de s'inquiéter quand elle se taisait, compatir à ses maux de tête, approuver sans réserve le choix de ses garde-robes, supporter en silence les flèches empoisonnées que lui décochait Sarah, régler son emploi du temps sur le sien. En échange de cette soumission de prince consort, il avait droit aux signes extérieurs de la puissance et de la gloire.

« Hamilton, qu'est-ce que tu attends ?

— Mets-toi au lit, je viens. »

Ils avaient réussi à se tenir dans un coin au moment de la bagarre. Chacun pour soi. Il la regarda se diriger vers la chambre. A cinquante-cinq ans, Emily avait gardé une silhouette de jeune fille. Hamilton devait même convenir que nombre de ses relations masculines la trouvaient toujours très séduisante. Elle ne lui avait jamais plu.

Quand elle était l'épouse du grand Frank Burger III, il n'était qu'un fondé de pouvoir de la banque. Aujourd'hui, il en était le P.D.G. Sous condition de ne pas déplaire. Et jusqu'à ce que Sarah, sa belle-fille, ne le fasse éjecter afin de reprendre elle-même le pouvoir. C'est cette situation aussi provisoire qu'inconfortable qui l'avait décidé à agir malgré le risque de tout perdre.

Il ouvrit la porte du réfrigérateur, s'empara de trois oranges et les pressa dans un verre. Il s'avança ensuite sur la pointe des pieds, coula un regard sur le miroir de l'armoire à glace entrouverte qui lui renvoyait l'image de la chambre. Emily était à sa coiffeuse. Elle se passait une horrible crème brune sur le visage. Il revint rapidement dans le salon, tira trois comprimés d'une petite boîte qu'il avait dans sa poche et les jeta dans l'orangeade. Il les fit dissoudre soigneusement à l'aide d'une cuillère.

« Hamilton !

— Me voilà ! »

Elle n'aimait pas attendre. Il prit le verre et le lui porta. Elle s'essuyait le visage à l'aide de Kleenex.

« Tu ne te déshabilles pas ?

— Je dois parcourir un dossier. »

Il déposa le verre sur sa table de nuit.

« A trois heures du matin ?

— Fischmayer attend une réponse. Je n'en aurai que pour vingt minutes. Pas trop secouée ?

— Par quoi ?

— Une invasion de voyous dans le Palm Beach, qu'est-ce qu'il te faut !

— Je me sens nerveuse, Hamilton. »

Elle entra dans les draps, s'empara du verre et le but d'une traite. Il s'assit sur le bord du lit, lui prit la main et la baisa avec tendresse.

« Très nerveuse », répéta-t-elle.

Il se doutait bien de ce qu'elle entendait par là. C'était pour ne pas déchoir qu'il voyageait avec sa petite valise bourrée de magazines spéciaux. Son doping conjugal…

« Je viens te rejoindre. »

Il lui caressa le front, retourna dans le salon et s'installa sur un divan avec une expression soucieuse. Deux jours plus tôt, les fonds de John-John Newton étaient arrivés à New York. Pour ne pas affoler son état-major, Hamilton les avait laissés à la Chase Manhattan où il avait demandé — et obtenu — un intérêt de 12 p. 100 pour ce dépôt à court terme. Quatre jours, si l'opération se déroulait comme prévue. Malheureusement, la mort de Broker avait faussé les cartes. Hamilton ne s'était finalement résolu à le faire assassiner que parce qu'il n'y avait nulle autre solution. Broker avait les moyens de le saigner. Un mot à Emily sur l'opération et Hamilton voyait s'écrouler le patient et minutieux échafaudage qu'il avait élaboré pour se débarrasser d'elle, conquérir son autonomie et mettre la main sur la Burger avant que Sarah ne pût faire valoir ses droits à la succession.

Il poussa un profond soupir et perçut la dérision de sa position. Dans quelques heures, John-John Newton allait lui demander des comptes. S'il ne pouvait pas lui fournir un nom, Newton renonçait et lui-même se trouvait acculé à la catastrophe. Son ultime chance d'aboutir dépendait désormais d'un petit employé miteux qui avait cru pouvoir le rouler en encaissant un chèque crédité par erreur !

Il regarda sa montre. Avant cinq minutes, le somnifère ingurgité par Emily à son insu aurait fait son effet. Il pourrait alors rendre visite à Alan Pope.

« Vous avez été magnifique, Alan !

— Allons donc, je n'ai pas bougé.

— Vous avez eu une moto !

— Je me suis contenté de tirer la nappe quand il est passé sur la table. Il a glissé. J'avais peur de recevoir un coup de barre de fer.

— A votre place, mon beau-père se serait servi de ma mère comme bouclier ! »

Dès l'arrivée des forces de police, Sarah l'avait entraîné hors du Palm Beach à travers un désordre de fin du monde. Dédaignant sa voiture et son chauffeur, elle lui avait pris le bras. Ils avaient marché le long de la Croisette dans un vacarme de voitures de pompiers et de sirènes d'ambulance.

« Pourquoi le détestez-vous autant ?

— Il est mesquin, médiocre, faux jeton.

— Ce n'est peut-être pas l'avis de votre mère ?

— Il lui sert de carpette. Il la hait ! »

Ils passaient devant chez Félix. La nuit était douce. Sur la terrasse désertée, où l'on se battait le jour pour avoir sa table, deux filles et un garçon, à cheval sur les chaises, rythmaient un blues sur un tambourin. Alan pensa avec amertume que cette jeune femme qui se pendait à son bras avec un peu trop d'abandon était l'héritière d'une des plus grosses banques privées de la planète. Par surcroît, la sienne, par laquelle tous ses malheurs arrivaient.

« Vous avez déjà été mariée, Sarah ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Je n'ai jamais trouvé mon maître. »

Du coin de l'œil, elle vit le sourire d'Alan.

« C'est drôle ?

— Vous parlez du mariage comme d'un rapport de forces.

— Ce n'en est pas un ?

— Pas quand on a confiance l'un en l'autre.

— Vous faites confiance aux gens, vous ?

— Oui.

— Et vous ne le regrettez pas ?

— Si. Presque toujours.

— Et vous recommencez ?

— Il faut croire que c'est dans ma nature. »

Ham Burger allait-il le faire coffrer le soir même ou le lendemain ? Il bénit l'équipée sauvage des loubards qui l'avaient sauvé d'une situation grotesque — une de plus ! — à l'issue de laquelle il aurait dû payer, avec un argent qu'il ne possédait plus, un tableau qu'il n'avait pas acheté. L'arrivée de Marina au bras de Hadad l'avait sidéré ! Quelques heures plus tôt, l'événement lui aurait coupé les jambes. Mais entre-temps, il avait rencontré Terry. Comment, en quelques minutes, l'intrusion dans une vie de deux yeux gris et d'une cascade de cheveux blond cendré pouvait-elle balayer tout ce qui l'avait précédée ? Et comment Marina pouvait-elle participer à Cannes à un gala de charité alors que huit jours plus tôt, elle n'avait jamais mis les pieds hors de Greenwich Village et ne savait même pas que la France existait ?

« Flagrant délit, Alan, Où êtes-vous ?

— Là. »

L'espace d'une seconde, il fut tenté de tout lui déballer, de lui demander protection. Il ne savait plus où il en était, ne comprenait rien à ce qui se passait ni dans quoi il s'était embarqué. Il vit glisser dans la rade sombre les feux d'un navire de croisière illuminé qui partait vers le large. A New York, Bannister avait dû chausser ses pantoufles avant de se mettre à table. Il regretta de l'avoir rudoyé. Sammy n'avait été coupable que de rêver pour un ami ce qu'il n'avait pas été capable de vivre lui-même. Sarah lui serra le bras.

« Vous m'offrez un dernier verre ? »

Larsen et Price-Lynch étaient peut-être déjà devant sa porte ?

« Je suis crevé, Sarah. Je vais mourir si je ne dors pas quelques heures.

— Vous mourrez de toute façon. »

Ils pénétrèrent dans la cour du Majestic où se succédaient les voitures rentrant du Beach avec leur cargaison de millionnaires gorgés d'émotions fortes. En les entendant parler, chacun avait été un héros. Certains arboraient avec orgueil les coquards récoltés au cours de la bagarre qu'ils racontaient en l'enjolivant aux concierges médusés et admiratifs.

« Alan ?…

— Non, Sarah, non… Désolé. Je ne tiens plus debout. »

— Vous m'en voulez ? »

Elle lui adressa un sourire ironique.

« N'oubliez pas ! Demain, déjeuner aux îles ! Rendez-vous dans le hall à onze heures ! »

Elle partit vers les ascenseurs sans se retourner. Alan songea que s'il déjeunait le lendemain, le repas aurait lieu à la maison d'arrêt de Grasse.

Il était huit heures du soir, ils allaient passer à table. Samuel avait profité de ce que Christel était dans la cuisine pour se rendre dans la chambre, ouvrir son armoire et réfléchir sur les vêtements qu'il allait emporter. Difficile… Il n'était jamais allé sur la Côte d'Azur. Il prêta l'oreille. Lui parvint de nouveau un bruit rassurant et familier d'assiettes et de casseroles s'entrechoquant. Depuis la soirée où il lui avait avoué qu'il était licencié, Christel ne lui avait fait aucun reproche. Il avait continué à coucher dans la chambre des enfants, elle s'était comportée comme à l'ordinaire. Pourtant, il y avait eu cet instant de vérité où s'était débloqué un silence qui durait entre eux depuis vingt-cinq ans. Ils s'étaient dit peu de choses mais elles avaient suffi à provoquer une bienfaisante déchirure dans la morne convention de leurs relations conjugales. Comment allait-elle prendre l'annonce de son départ ?

« Samuel…

— Christel ?

— C'est prêt.

— J'arrive ! »

Il vérifia une dernière fois la fermeture de sa valise, referma la porte de l'armoire et passa dans la cuisine.

« Tu peux te mettre à table, c'est servi.

— Ça sent bon… »

Il attaqua sa cuisse de poulet rôti encadrée par un épi de maïs et une touffe de brocoli.

Elle s'assit en face de lui, décapsula une bouteille de bière et une boîte de Coca-Cola.

Ils mangèrent, ne trouvant strictement rien à dire ni l'un ni l'autre. Plus le silence durait, plus Samuel se demandait comment lui parler de son voyage. Il se racla la gorge.

« Christel…

— Oui ? dit-elle sans le regarder tout en égrenant son épi entre les dents.

— J'ai eu Alan Pope au téléphone cet après-midi. Il va mal… Très mal ! »

Aucune réaction. Il vida dans son verre la moitié de la bouteille de bière.

« Je me sens un peu responsable, tu comprends.

— De quoi ?

— Il est plus jeune que moi. J'étais un peu son parrain à la Hackett. »

Elle désossa délicatement l'aile de son poulet.

« Je crois qu'il a terriblement besoin d'aide.

— L'hôpital qui vole au secours de la charité… » marmonna-t-elle en desserrant à peine les dents. Le pacte était rompu ! Autant s'engouffrer dans la brèche.

« Je vais m'absenter quelques jours.

— Au moment où on te licencie toi-même ?

— J'ai droit à une semaine de vacances. »

Elle rejeta à travers la pièce son épi de maïs à demi consommé et rugit :

« Que tu veux passer où ? Avec qui ? Avec moi ? Pope ! Pope ! Toujours Pope ! Tu es marié avec Pope ?

— Christel, il s'agit seulement…

— Tu vas te retrouver chômeur à cinquante ans, ta propre femme est sans ressources et tu pars en vacances avec Pope ! Et moi, j'en ai eu des vacances ? »

Samuel posa sa serviette sur la table et rentra les épaules. Après son coup de fil à Alan qui l'avait envoyé paître, il avait fait prendre un billet pour Nice par Patsy. La lettre de la Burger créditant Alan de deux millions de dollars l'avait affolé plus que tout le reste. Quoi que pût lui dire Christel, il partirait le lendemain.

« Écoute-moi bien, Samuel ! Si tu n'es pas ici demain soir pour le dîner, inutile de revenir ! Je ne serai plus là ! »

Il se prit à espérer qu'elle tienne parole.

Alan avait depuis longtemps dépassé ce stade ultime de la fatigue au-delà duquel il n'est plus possible de dormir.

Il était affalé dans un fauteuil, un whisky à la main. Il arrivait maintenant au bout du voyage. Ham Burger allait sonner l'hallali. On frappa. Larsen ? Il ouvrit : Price-Lynch.

« Je ne serai pas long, monsieur Pope. Puis-je m'asseoir ? »

Il n'était plus en smoking, mais en veste de cachemire noir enfilée sur une chemise sans cravate.

« Vous ne me connaissez pas, mais je vous connais très bien. Vous avez trente ans, vous venez d'être licencié à la Hackett et vous avez l'intention de payer votre séjour à Cannes avec de l'argent qui vous a été versé par erreur par ma propre banque, la Burger. Très exactement 1 174 000 dollars. Je me trompe ? »

Alan ne fit pas un geste, ne dit pas un mot.

La tension avait été si forte au cours des derniers jours qu'il était presque soulagé d'en finir. Dans quelques heures, il serait en prison. Il ne reverrait plus Terry.

« Avez-vous pensé que j'allais me laisser dépouiller pour vous offrir des vacances de millionnaire sur la Côte d'Azur ? »

Alan fit tourner son verre entre ses doigts. Il n'y eut plus soudain que le bruit des cubes de glace tintant contre les parois.

« C'est tout ce que vous avez à me dire, monsieur Pope ? »

Alan haussa les épaules avec fatigue.

« Vous savez que je peux vous faire coffrer. Vous passerez directement de votre suite dans une cellule. » Nouveau silence.

« J'ai dit « je peux ». Je n'ai pas dit que « j'allais ». Voyez-vous, je trouve stupide qu'un garçon de votre âge moisisse de longues années en prison. Il y a peut-être mieux à faire… »

Alan leva la tête et rencontra son regard. Il avait des yeux gris-vert légèrement globuleux. Des yeux glacés sous un sourire faux.

« J'ai essayé de comprendre le sens de votre geste, de me mettre dans votre peau. Je me suis demandé comment un homme intelligent pouvait commettre une action aussi imbécile. Imbécile parce que vouée inéluctablement à l'échec. Simple question de jours. Je n'ai trouvé qu'une réponse, monsieur Pope : le dépit et la rancœur. On vous a injustement mis à pied, vous avez voulu vous venger. C'est ça ? »

Alan eut une expression que Price-Lynch feignit de prendre pour un assentiment.

« Malheureusement, en cherchant à atteindre Hackett, c'est moi que vous avez grugé. Au cas où vous l'ignoreriez, l'erreur dont vous avez profité vient de ma banque. Avant ce soir, connaissiez-vous Arnold Hackett ?

— Non.

— C'est un homme dur, qui ne tient aucun compte des réalités humaines. Seuls, les bilans de fin d'année comptent pour lui. Je comprends très bien qu'on puisse le détester. Je ne cherche pas à justifier votre geste indélicat, j'essaie simplement d'en dégager vos motivations. Maintenant, une question : avez-vous toujours envie de vous venger de lui ?

— Je n'ai plus envie de rien.

— Malgré ce que Hackett vous a fait ?

— Il ne sait même pas que j'existe.

— Et si je vous donnais l'occasion de lui rendre la monnaie de sa pièce ?

— Je m'en fiche.

— Un type qui vous a privé de travail ? Qui vous a poussé à devenir malhonnête ?

— Tout m'est égal. Vous pouvez appeler les flics.

— Voyons, monsieur Pope… »

Il chercha quelque chose des yeux et répondit à l'interrogation muette d'Alan.

« Je prendrais bien un verre. Dans votre position, c'est bien la moindre des choses que vous m'offriez à boire ! »

Alan le dévisagea, prit dans le bar une bouteille de scotch et de la glace.

« A votre santé, monsieur Pope. »

Il but une longue gorgée, fit claquer ses lèvres.

« Et si je vous disais que je suis venu en ami ? »

Alan se figea. Ham Burger croisa les mains et se concentra, écœuré d'avoir à se commettre avec un médiocre sans envergure.

« Aimeriez-vous ruiner l'homme qui vous a coulé, monsieur Pope ? »

Il but une seconde gorgée pour laisser le temps à Alan de digérer ses paroles.

« Ma proposition est très sérieuse. Je vous donne l'occasion de prendre votre revanche et je passe l'éponge sur ce que vous avez fait. Évidemment, avant de m'avancer plus loin, j'ai besoin de votre accord total. Vous le comprenez ?

— Oui, dit Alan, déchiré entre l'envie d'en finir et la minuscule lueur d'espoir qu'il voyait poindre.

— C'est oui ? »

Alan se mordilla les lèvres avec embarras.

« Parfait, monsieur Pope. Cartes sur table. Ce matin, j'ai fait virer à votre compte, deux millions de dollars. »

Bannister avait dit vrai !

« Vous conviendrez, je l'espère, que je ne vous tends aucun piège.

— Pourquoi cet argent ? bredouilla Alan.

— Vous êtes dans une sale passe, monsieur Pope. Je veux vous aider. En outre, je ne peux traiter officiellement une affaire qu'avec un homme ayant une certaine surface bancaire.

— Quelle affaire ?

— Une affaire qui devrait vous amuser.

— Qu'attendez-vous de moi ?

— Je veux que vous rachetiez la Hackett. »

Alan se dressa d'un bond.

« Hein ?

— Vous allez racheter la Hackett Chemical Investment, répéta Price-Lynch d'une voix calme.

— Vous êtes fou ?

— A vous d'en juger.

— La Hackett vaut au bas mot 200 millions de dollars !

— Vous disposerez de la somme.

— Personne ne croira qu'ayant été employé de la firme, je puisse la racheter quelques jours après en avoir été vidé ! »

Le rire sans joie de Ham Burger eut la même sonorité que le grincement d'une crécelle rouillée.

« A partir de l'instant où vous pouvez payer, ce que l'on peut croire ou ne pas croire est sans importance, monsieur Pope. On se moque autant de votre passé que de l'origine de vos fonds.

— Et Arnold Hackett, qu'est-ce que vous en faites ? Vous l'escamotez ?

— Hackett n'est pas votre problème.

— Votre opération est irréalisable !

— Pas « mon » opération, monsieur Pope. La vôtre. Elle est toute simple. Je suppose que vous savez ce qu'est une O.P.A. ? Dès demain, en votre nom, vous allez lancer contre la Hackett une offre publique d'achat.

— Mais, monsieur Price-Lynch, même si tous les petits porteurs étaient prêts à céder leurs titres, vous n'arriveriez à rien ! Arnold Hackett est majoritaire ! Il détient 60 p. 100 du capital des titres en circulation ! Tout le monde le sait !

— Monsieur Pope, dit sèchement Ham Burger, si vous saviez aussi bien que moi ce que valent les choses et qui possède quoi, vous seriez aujourd'hui P.D.G. de la Burger à ma place. Quant à moi, je serais à la vôtre, qui n'est pas brillante, il faut bien l'avouer. Contentez-vous donc pour l'instant de faire ce que je vous dis et de grâce, ne pensez pas pour moi ! Pour prix de votre aide, vous recevrez 20 000 dollars à la fin de l'opération. Vous les prélèverez vous-même sur les 1 170 400 dollars que vous allez me restituer. »

Alan changea de couleur.

« Un seul ennui, monsieur Price-Lynch. Cet argent, je ne l'ai plus.

— Pardon ?

— Avec quoi croyez-vous que j'ai joué contre vous hier soir ?

— Vous avez gagné ! s'indigna Ham Burger.

— Contre vous, oui. Pas contre le prince Hadad.

— Vous avez joué contre Hadad ?

— Pas moi. Ma partenaire, Nadia Fischler. Elle a tout perdu.

— Vous croyez que je vais avaler ça ?

— C'est la vérité. Tout le monde est au courant au casino. Renseignez-vous.

— Voleur ! Salaud ! Vous mentez ! Je veux mon argent ! Vous me prenez pour un pitre ? »

Il était debout, poings serrés. Les yeux lui sortaient de la tête.

« Je vous livre aux flics ! Je vais vous en faire coller pour dix ans ! Je vous laisse jusqu'à ce matin dix heures pour me restituer les sommes que vous m'avez escroquées ! Dix heures, vous m'entendez ? Démerdez-vous comme vous voulez avec votre putain ! Et un conseil… N'essayez pas de filer ! Vous êtes déjà sous surveillance ! »

Il balaya d'un revers de main le verre dans lequel il avait bu et sortit au pas de charge. Pétrifié, Alan attendit que se calment les battements de son cœur. Il essaya de réfléchir, de mettre de l'ordre dans ses idées. Price-Lynch lui en avait trop dit. Il était désormais au courant d'un secret dont il ne pouvait rien faire — à quoi bon aller prévenir Hackett ? — mais dont la détention était dangereuse. Les mots de Ham Burger lui revinrent : « Vous êtes déjà sous surveillance. » La meilleure façon de savoir était encore de mettre la menace à l'épreuve. Il jeta dans un sac un jean, quelques chemises et des objets de toilette. Il était trois heures et demie. Dans un peu moins de sept heures, il frapperait à la porte de Terry. La seule chose qui lui importait avant de se retrouver derrière cinq barreaux était son rendez-vous, et ce temps à passer avec elle, que personne ne pourrait lui voler lorsqu'il l'aurait pris. Au cas où il aurait une chance de sortir libre de l'hôtel, il fallait qu'il trouve un endroit pour terminer la nuit. Il se souvint alors de son bateau ! Qui songerait à venir le chercher sur un yacht ? Il se dirigea vers la porte, posa sa main sur la poignée. Derrière le vantail, quelqu'un frappa trois coups secs.

La duchesse l'avait habitué à ses escapades, mais Hubert de Saran était anxieux. Mandy se trouvait à ses côtés au cœur de la bagarre quand il avait brandi un magnum de champagne vide pour le jeter sur une moto. Le temps de le lancer — il avait d'ailleurs raté sa cible — elle n'était plus là. Dans la cohue qui avait suivi l'arrivée de police-secours, la disparition de la duchesse était passée inaperçue. Chacun recensait ses plaies et ses bosses, faisait l'inventaire des bijoux disparus, des vestes déchirées. Pensant qu'elle avait eu une aventure furtive, le duc était retourné discrètement au Majestic. Il avait pris une douche et enfilé sur son pyjama une robe de chambre en soie frappée à ses armoiries. Maintenant, assis devant son téléphone, il se demandait s'il allait appeler la police. Il entendit grincer la clef dans la serrure. Le temps de se retourner, la duchesse était dans le salon.

« Mandy ! Que vous est-il arrivé ? J'étais mort d'inquiétude ! »

Il vit avec stupeur que sa robe de mousseline noire était en lambeaux, qu'un talon manquait à l'une de ses chaussures, que ses cheveux décoiffés étaient maculés de taches.

« Mandy ! »

D'un geste de la main, elle lui fit signe de se taire. Elle s'appuya contre le mur, ferma les yeux et respira doucement par le nez avec une espèce de sifflement. Sa poitrine se soulevait avec des saccades convulsives. Il s'approcha d'elle.

Elle dégageait une odeur d'huile et de cambouis.

« Mandy, que vous ont-ils fait ?

— Laissez-moi souffler, Hubert… »

Il l'examina de plus près. Elle avait des marques suspectes sur le cou ressemblant à des traces de strangulation. Elle surprit son regard.

« Ce n'est rien, dit-elle d'une voix qui n'était plus la sienne. Regardez… »

Elle souleva les pans de sa robe du soir ravagée. Le duc blêmit en voyant les zébrures rouges qui marquaient sa peau.

« Ils m'ont fouettée, Hubert. »

Les yeux exorbités, il ne pouvait s'arracher à la vision de ces longues cuisses de nacre rayées de stries où perlaient des gouttes de sang.

« Ils vous ont violée ? » demanda-t-il en tremblant.

Elle confirma de la tête.

« Sur leurs motos.

— Combien étaient-ils ?

— Je ne sais plus.

— J'appelle la police !

— N'en faites rien, Hubert », protesta-t-elle faiblement.

Elle fixa intensément un point situé derrière le dos du duc et ajouta dans un râle extasié :

« C'était formidable, Hubert… Formidable ! »

Honor Larsen s'encadra dans l'embrasure de la porte qu'il bouchait presque totalement de sa carrure colossale. Il vit le sac que Alan tenait à la main.

« Vous alliez partir ?

— Pas du tout ! »

Larsen était toujours en smoking. Alan l'avait vu faire le coup de poing contre les motards qui avaient envahi le Beach. Pourtant, il était frais et impeccable.

« Je sais que c'est une heure un peu bizarre, mais les affaires n'attendent pas. »

Il loucha d'un air gourmand sur la bouteille de whisky.

« Avec ou sans glace ? s'enquit Alan.

— Sans ! La glace gâche l'alcool ! »

Alan trépignait intérieurement. Chaque minute écoulée lui faisait perdre une chance de s'enfuir. Il regarda Larsen d'un air interrogateur.

« Monsieur Pope, dit le géant, j'ai une proposition à vous faire. Avant de vous la soumettre, m'autorisez-vous à vous poser quelques questions ? Vous êtes citoyen américain ?

— Oui.

— Votre lieu de résidence ?

— New York.

— Vous avez une société ?

— Non. »

Honor Larsen eut une moue étonnée.

« Je croyais avoir compris que vous étiez dans les affaires ?

— Je suis sans profession depuis trois jours, avoua Alan qui en avait par-dessus la tête des coups fourrés.

— Excellent ! »

Alan le dévisagea avec perplexité : il ne le dérangeait pourtant pas au milieu de la nuit pour se foutre de lui !

« De quoi s'agit-il, monsieur Larsen ? »

Le géant eut un instant d'hésitation.

« Aimeriez-vous servir d'intermédiaire, monsieur Pope ? »

Il prit son ahurissement pour une désapprobation.

« Vous toucheriez une importante commission…

— Soyez plus clair. Une commission sur quoi ?

— Sur une commande de matériel.

— Quel matériel ?

— Vous savez parfaitement ce que je vends, monsieur Pope.

— Des avions ?

— Exact.

— Vous voulez que je vous achète des avions ? » bredouilla Alan en ouvrant des yeux ronds.

Honor confirma de la tête.

« Que voulez-vous que j'en fasse ?

— Il ne s'agit que de couvrir la vente de votre nom. »

En trente minutes, c'était la deuxième fois qu'on lui demandait d'être un homme de paille !

« Pourquoi vous adressez-vous à moi, monsieur Larsen ?

— Parce que mon intermédiaire habituel a eu un empêchement. L'affaire doit être conclue avant quarante-huit heures. Je n'ai personne sous la main. Etes-vous intéressé ?

— Combien d'avions ?

— Cent. »

Peut-être la fatigue ? Alan sentit nettement ses jambes fléchir. Il dut s'asseoir.

« Vous n'aurez rien d'autre à faire que signer le bon de commande, monsieur Pope. Les appareils vous seront livrés dans un certain pays où l'acheteur les fera prendre. Vous n'aurez à vous occuper de rien. Pour votre peine, si je puis dire, vous toucherez 0,5 p. 100 du montant de la transaction.

— Qui s'élève ? demanda Alan d'une voix éteinte.

— A 800 millions de dollars. »

Larsen eut un petit rire nerveux.

« Vous pourrez vérifier le chiffre. Il doit obligatoirement figurer sur le bordereau de vente. »

Il n'allait pas lui expliquer qu'en cas de marchandage, il aurait été prêt à lui accorder 2 p. 100. Bien entendu, la différence irait dans sa poche. Soit 12 millions de dollars. De quoi prolonger aimablement ses vacances sur la Côte et offrir quelques menues babioles à Betty.

« Intéressant », souffla Alan en essayant de garder un ton neutre.

Un volcan venait d'exploser dans sa tête : 4 millions de dollars ! De quoi repartir de zéro, rendre l'argent à la Burger, effacer l'ardoise, mettre fin au cauchemar ! Ham Burger lui laisserait-il le temps de rembourser ? Se contenterait-il d'une promesse alors qu'il avait fixé son ultimatum à dix heures du matin ?

« Quand comptez-vous réaliser votre opération, monsieur Larsen ?

— Le plus tôt possible. Aujourd'hui.

— Soit, monsieur Larsen. Pouvons-nous arrêter notre accord par une somme que vous déposeriez en compte bloqué à mon nom sur une banque de New York ? »

Le Suédois craignit un instant qu'il eût l'intention de lui faire augmenter son pourcentage.

« Certainement ! Est-ce que la moitié de votre commission vous conviendrait ? »

Et pour qu'il n'y ait pas d'équivoque, il en précisa le chiffre : « 2 millions de dollars. »

« Il serait bon, s'enhardit Alan, que les fonds soient déposés au moment de la signature de l'acte. Envoyez un télex un peu avant. Quand pourrai-je disposer de l'autre moitié ?

— Dès que la livraison sera prise en charge par l'acheteur. Disons une quinzaine de jours. Vous en serez le premier informé puisque la vente ne saurait se faire sans votre seconde signature.

— A quelle heure signons-nous le contrat d'achat ?

— A huit heures ce matin ?

— Dans quatre heures, donc. Parfait. Hors du Majestic, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. »

Larsen tiqua.

« Que proposez-vous ?

— Pourquoi pas à bord de mon yacht, dit Alan. Il est ancré juste en face, sur le vieux port. Il s'appelle le Victory II. »

CHAPITRE 23

« Et l'Empire State Building, vous pourriez l'acheter ? gloussa Marina.

— Il est déjà à moi, rétorqua Hadad avec sérieux.

— Vrai ?

— Faux. Que voudriez-vous que j'en fasse ?

— Vous alors !… »

Marina pouffa. Elle planait sur cette frontière incertaine où l'alcool change la vision de toute chose sans pour autant vous faire tomber ivre mort. Il y avait longtemps qu'elle n'avait pas vécu une soirée aussi exceptionnelle dont le bouquet final avait été le saccage du Beach par les hordes de motards. Sa robe moulante en crêpe de chine blanc n'y avait pas résisté. Elle gisait au pied d'un divan, souillée de vin rouge, pleine d'accrocs, à côté de ses chaussures à talons hauts dont elle s'était débarrassée en entrant dans la suite du prince.

« Je croyais que les Arabes ne buvaient pas d'alcool ? »

Hadad leva sa coupe.

« Jamais en public. »

Il la lorgnait avec une admiration sincère. Elle était en petite culotte et soutien-gorge de dentelle blancs, totalement libre de son corps dont elle semblait oublier l'existence et le pouvoir. Hadad avait été ahuri quand elle lui avait rendu les bijoux achetés l'après-midi.

« Je n'en veux pas ! Je ne veux rien sur ma peau. Reprenez-les ! »

Un désintéressement pareil bouleversait le prince. Il en était si fasciné qu'il n'avait pas encore songé à récolter les fruits de sa mise de fonds. A aucun moment, il n'avait essayé de l'approcher ou de la caresser. Il la vit emplir son verre de champagne, en lécher les bords d'un petit coup de sa langue rose, le reposer sur la table et y tremper ses doigts.

« C'est frais… dit-elle. On aimerait plonger dedans. »

Hadad décrocha son téléphone.

« Service ? Montez immédiatement dix caisses de Dom Pérignon dans mon appartement. »

Il masqua de sa main le bas du combiné et glissa à Marina :

« Vous avez une préférence pour l'année ?

— Année ou pas, le champagne a toujours le même goût…

— Comme il vous plaira. »

Et au maître d'hôtel du service d'étage :

« Choisissez vous-même le millésime. J'attends.

— Qu'est-ce que vous êtes marrant ! dit Marina. Oh ! Le jour se lève ! Ma gym ! Vous m'attendez ?

— Où allez-vous ?

— Je remonte tout de suite. Dans ma chambre. Mes affaires de gym. »

Hadad eut un réflexe de méfiance.

« J'envoie mon secrétaire vous les chercher !

— Mais non ! protesta Marina en se mettant debout avec peine et en se dirigeant vers la porte d'une démarche chaloupée.

— Marina ! Vous ne pouvez pas sortir dans cette tenue ! Passez au moins votre robe !

— C'est l'étage au-dessus, lança-t-elle. Quelle importance ? »

Elle sortit en sifflotant. Vingt secondes plus tard, arrivée d'une escouade de garçons d'étage chargés des caisses de champagne.

« Videz-les dans la baignoire », ordonna le prince.

Sans broncher, les garçons s'exécutèrent dans une pétarade de bouchons qui sautaient. Quand ils eurent terminé de transvaser le contenu des bouteilles, la baignoire était aux trois quarts pleine. Hadad, comme d'habitude, leur glissa un énorme pourboire. Au moment où ils se retiraient, Marina réapparut, pieds nus, enveloppée dans l'un des peignoirs blancs de l'hôtel. Elle passa devant Hadad, le visage concentré, s'assit sur le lit, tira de sa poche un vieux chapeau de paille fripé orné de cerises et se l'enfonça sur la tête.

« Il va falloir que vous fassiez tout ce que je fais, dit-elle en enfilant une paire de gants en chevreau noir. D'accord ?

— D'accord », dit Hadad avec un sourire amusé.

Elle retira son peignoir. Sa gorge se serra quand il vit qu'elle était nue.

« Qu'est-ce que vous attendez ? demanda Marina.

— Dites-moi d'abord ce qu'on va faire ?

— Des pompes. Déshabillez-vous ! »

Il ignorait ce qu'étaient des « pompes », mais ne se le fit pas dire deux fois pour se déshabiller. Elle cala ses pieds sur le montant du lit et plongea la tête en avant en équilibre sur les avant-bras.

« A vous ! »

Le prince voulut l'imiter. Il roula sur la moquette : il n'avait pas pris d'exercice depuis des années. Marina éclata de rire et commença ses flexions. A quarante-sept, elle s'écroula.

« A la douche ! » dit Hadad. Il ne pouvait cacher l'émoi dans lequel l'avait plongé l'exhibition. Il lui prit la main, l'entraîna dans la salle de bain, se pencha au-dessus de la baignoire et but longuement le liquide ambré qui l'emplissait.

« Goûtez ! »

Avec réticence, elle trempa la langue dans le bain.

« Du champagne », cria-t-elle en battant des mains.

Elle enjamba la baignoire, s'immergea dans le champagne et se mit à le laper.

« Quelle heure est-il ? »

Ce furent les premiers mots que prononça Alan en s'éveillant, avant même d'avoir ouvert les yeux. Une délicieuse odeur de café lui caressait les narines.

« Sept heures et demie, monsieur. »

Il vit devant lui un jeune garçon en uniforme bleu clair.

« Qui êtes-vous ?

— Costa, monsieur. Votre maître d'hôtel. »

Alan s'assit sur le lit, se frotta les yeux, fit du regard le tour de l'immense et luxueuse cabine. Tout lui revint : il était à bord du Victory II et s'il n'avait pas rêvé, Honor Larsen arriverait à huit heures pour lui faire signer le contrat. En arrivant à bord du yacht en pleine nuit, il avait eu du mal à convaincre le marin de garde qu'il était le maître après Dieu. Réveillé par le matelot, Le Guern s'était confondu en excuses et l'avait conduit lui-même à son appartement où il avait instantanément sombré dans un sommeil sans rêve.

« A tout hasard, je me suis permis de commander au chef des œufs au bacon. Les voulez-vous ?

— Parfait », dit Alan.

Il vit sur le vaste plateau d'argent le jus d'orange frais, les toasts, les croissants, les brioches, les confitures. Il n'avait même pas dormi quatre heures mais se sentait curieusement débordant d'énergie, empli d'un appétit de combattre. Il s'attaqua au petit déjeuner comme s'il n'avait pas mangé depuis huit jours, pénétra dans la salle de bain dont les parois étaient recouvertes dé marbre et se doucha longuement au jet. Par le hublot, il apercevait les flancs d'un voilier noir et plus loin, les eaux calmes du vieux port clapotant contre le quai Saint-Pierre inondé de soleil. Il revint dans la chambre située sur le pont supérieur, tira les rideaux, ouvrit les fenêtres de la large baie vitrée, s'étira et emplit ses poumons de l'air frais du matin. A 7 h 55, il était dans le salon. A huit heures très précises, Honor Larsen précédé par un homme d'équipage, faisait son entrée.

« Vous avez là un très beau bateau ! monsieur Pope. Il vous appartient ?

— Vous avez les papiers ? » dit Alan.

Larsen déposa sur la table une lourde serviette dont il tira des dossiers.

« Si vous voulez bien les examiner… Vous n'avez plus qu'à signer. »

Alan se plongea dans leur lecture. Il apparaissait qu'il allait devenir propriétaire de 100 avions de guerre Cobra, 40 Vikings, 25 « 105 », 35 Victor.

La livraison serait acheminée par cargo au large de Dakar, hors des eaux territoriales.

« Et ensuite ? demanda-t-il à Larsen.

— Vos représentants vérifieront la cargaison qui sera alors acheminée jusqu'à son lieu de destination.

— Qui est ? »

Larsen hennit avec bonne humeur.

« Cela ne vous regarde pas, monsieur Pope. Votre rôle se borne à acheter le matériel et à le revendre.

— J'ai besoin de le savoir.

— Puis-je vous demander pourquoi ? dit Larsen dont le visage s'assombrit brusquement.

— Je dois toucher deux millions de dollars à la livraison définitive.

— Vous les toucherez.

— Qui me le garantit puisque j'ignore quand et où aura lieu la livraison ?

— Vous avez ma parole, monsieur Pope. Après tout, je dois bien me contenter de la vôtre. N'en demandez pas trop. »

Alan relut les documents, s'empara du stylo que lui tendait Honor.

« Monsieur Larsen, nous sommes convenus la nuit dernière que je toucherais deux millions de dollars à la signature. Je suis sur le point de signer. Avez-vous les deux millions de dollars ? »

De nouveau, le hennissement de Larsen.

« J'avais prévu votre question, monsieur Pope. »

Il prit dans sa poche une feuille de papier froissé et la lui tendit.

« Voici le télex de la First National de New York. Je viens de le recevoir à l'instant. »

Alan lut et fut sur le point de craquer devant cette nouvelle énormité : il était désormais titulaire d'un compte créditeur de deux millions de dollars à la First National !

« J'aurais pu vous les faire virer en Suisse, ou aux Bahamas, mais puisque vous avez préféré les États-Unis… Je vous ferai remarquer également que vous m'aviez demandé un compte bloqué. Pourquoi bloqué, monsieur Pope ? J'ai une entière confiance en vous. Vous pouvez disposer des fonds dès à présent si vous le souhaitez. »

Alan se racla la gorge et posa la question qui lui brûlait les lèvres :

« Pourquoi me faites-vous confiance, monsieur Larsen ? »

Le Suédois eut un sourire d'une exquise aménité.

« Je ne suis certainement pas capable de chiffrer le coût d'une vie humaine, monsieur Pope. Je sais en revanche qu'aucune vie, fût-elle la vôtre, ne vaut 800 millions de dollars. »

Alan baissa la tête et signa.

Impossible de dormir. Hamilton se leva doucement et contempla Emily : elle était aussi immobile qu'une souche. Peut-être avait-il forcé sur le somnifère ? Il passa dans le salon, revêtit un pantalon de toile et noua une cravate‘sur sa chemise, angoissé à l'idée d'affronter Newton après son fiasco de la nuit. Il avait été stupide de s'emporter contre Pope. Maintenant, il était coincé. Newton n'accepterait pas plus longtemps de lui laisser les fonds destinés à l’O.P.A. Il se regarda avec dégoût dans une glace ancienne au tain patiné : il avait une sale gueule, sa colère idiote allait lui coûter sa situation, son mariage, 70 millions de dollars. Il était trop tard pour trouver une solution de rechange. Il fallait absolument recontacter Pope et le persuader de collaborer, peu importait le prix qu'il devrait y mettre. D'ailleurs, l'employé de la Hackett n'avait pas le choix. Puisqu'il avait perdu au jeu l'argent de la banque, il était évident qu'il ne pourrait plus le rendre. Par conséquent, il était à sa merci. Un flot de bile lui emplit soudain la bouche : Pope le tenait également ! Il suffisait qu'il fasse part de ce qu'il lui avait confié au cours de la nuit pour que lui-même, Hamilton Price-Lynch, se retrouvât dans une position impossible. Erwin Broker n'était mort que parce qu'il avait voulu le faire chanter. Désormais, Pope pouvait aussi le faire chanter ! Il enfila sa veste, sortit dans le hall du sixième en prenant bien soin de ne pas claquer la porte et descendit deux étages. Il ne croisa dans le couloir du quatrième qu'un garçon chargé des restes d'un petit déjeuner.

Il était huit heures. Il frappa à l'appartement de John-John Newton. Malgré sa panique, il tenta de se composer le masque serein de l'homme porteur de bonnes nouvelles. Newton l'accueillit avec un grand sourire.

« Comment va ? Tout est réglé ?

— Tout ! dit Ham Burger. J'ai besoin d'un jour ou deux pour fignoler certains détails… »

Le regard glacial de Newton le figea.

« Monsieur Price-Lynch, j'ai toujours fort bien vécu sans être majoritaire de la Hackett. Vous semblez éprouver des difficultés. Si c'est le cas, je vous prie de m'en faire part et je retire immédiatement mes billes !

— Mais cher ami, il n'y a aucun problème !

— Vous auriez déjà dû me donner le nom de notre intermédiaire depuis une semaine. Dois-je vous rappeler le montant des fonds que je vous ai versés sans intérêt ? »

Ham Burger eut un sourire apaisant.

« Je comprends que vous soyez nerveux, mais mettez-vous à ma place. Je me trouve ici même à Cannes avec Arnold Hackett. Je suis son banquier. Ma position est délicate, je ne peux pas me permettre d'échouer. J'ai besoin de peser le moindre détail avant le coup d'envoi. Vous le comprenez ?

— Ce retard n'était pas prévu dans nos conventions. Je me vois obligé de vous demander un intérêt aussi longtemps que les fonds ne seront pas utilisés à leur destination véritable.

— Vous n'allez tout de même pas imaginer que je travaille à si court terme avec votre dépôt !

— Je n'aime pas les choses qui traînent. Si je ne vois pas trace de l'O.P.A. dans les journaux financiers avant quarante-huit heures, je renonce.

— John-John… reprocha Ham Burger avec un sourire mielleux. Vous savez bien que tout sera définitivement joué avant ce délai !

— Je nous le souhaite », dit Newton avec froideur.

Hamilton sortit de l'entrevue blanc comme un linge.

Toujours à pied, il remonta au septième par l'escalier de service et sonna à plusieurs reprises au 751 : Alan Pope n'était pas là.

Pimpant, rasé de frais, la casquette posée coquettement sur l'œil, Serge fit deux pas vers Arnold Hackett :

« Votre voiture, monsieur Hackett ?

— Non, non, merci. Je vais seulement sur la terrasse.

— Chasseur ! cria Serge. Une table en terrasse pour M. Hackett ! »

La journée était superbe. Des enfants s'ébattaient déjà dans la piscine sous le regard vigilant de leurs nurses et de leurs gardes du corps. Hackett s'installa entre deux tables occupées par des dames anglaises qui buvaient le premier thé du matin. Il était vêtu d'une veste-chemise d'un vert criard dont les pans battaient sur son short à carreaux mauves. Depuis toujours, il avait l'habitude de se lever à six heures du matin, même si, comme c'était le cas, il s'était couché à quatre heures. Il déplia le Herald Tribune qui sentait l'encre fraîche, attarda son regard sur une grande fille nordique qui se rendait à la piscine en peignoir de bain, les yeux masqués par d'énormes lunettes noires. Victoria s'était endormie avec la migraine. Elle ne se réveillerait pas avant midi. Il tourna la tête sur la gauche, vers la façade ouest, compta les étages, repéra la fenêtre de Marina et constata qu'elle était grande ouverte. Plus encore que la bagarre, la voir arriver au bras de cet Arabe lui avait flanqué un choc.

Avait-elle fini la nuit avec lui ? Dans ces conditions, pourquoi ne payait-il pas lui-même sa note d'hôtel ? Il se prit à penser à Poppie, seule et triste à New York. Elle mourait d'ennui dès qu'il n'était pas là, elle le lui avait répété cent fois. Marina, au contraire, ne faisait aucun cas de sa présence. Il commanda un jus de tomate, et comme Victoria n'était pas à ses côtés, ajouta « avec un soupçon de vodka ».

L'une des dames anglaises désigna son journal et demanda :

« Comment sont les nouvelles aujourd'hui ? »

Les femmes de plus de trente ans n'intéressaient pas Arnold. Celle-ci devait bien en avoir soixante-quinze.

« Mauvaises, dit-il… Mauvaises. »

Dès que Larsen eut quitté le bateau, Alan fut aveuglé par une évidence : il était riche, ses ennuis étaient terminés ! Non seulement il pouvait rendre l'argent à la Burger, mais son compte était créditeur de plus de 800 000 dollars à la First National ! Sans parler des deux autres millions qu'il toucherait dans une quinzaine comme le lui avait promis Honor Larsen.

Sous l'œil médusé de ses propres marins, il sprinta sur l'échelle de coupée, bondit sur le quai et se mit à courir. Du moment qu'il pouvait rembourser, plus de raison de se cacher, rien ne l'empêchait d'aller régler ses comptes au Majestic.

« Vous avez un télex dans l'hôtel ? demanda-t-il au concierge.

— Certainement, monsieur. »

Hors d'haleine, il s'y rendit et griffonna le texte qu'il tendit à l'employée. Il était adressé à la First National : « VIREZ A LA BURGER TRUST LIMITED 1 170 400 DOLLARS. ALAN POPE. MAJESTIC HOTEL. CANNES. FRANCE. »

Il se sentit des ailes. Négligeant l'ascenseur, il gravit quatre à quatre le grand escalier, pénétra en coup de vent dans son salon et composa sur le combiné le numéro de l'appartement de Hamilton Price-Lynch. Il l'eut immédiatement en ligne.

« Alan Pope à l'appareil.

— Où êtes-vous ? Il faut que je vous parle !

— Moi aussi. Pouvez-vous venir au 751 ?

— J'arrive. »

Trente secondes plus tard, Ham Burger entrait. Avant que Alan put ouvrir la bouche, il lui serra vigoureusement la main.

« Je suis désolé pour cette nuit, désolé ! La fatigue, l'agression de ces voyous… Je me suis énervé, je regrette. »

Un peu ahuri, Alan lui rendit sa poignée de main.

« J'ai une bonne nouvelle, monsieur Price-Lynch. Je viens de vous rembourser à l'instant même l'argent que vous m'aviez versé par erreur.

— Pardon ?

— Je ne vous dois plus rien. La First National vous fait à l'instant même un virement de 1 170 400 dollars. »

Ham Burger changea de couleur.

« Mais c'est impossible ! Vous m'avez dit que vous aviez perdu la somme au jeu !

— Exact. J'ai trouvé d'autres débouchés. Nous sommes quittes. Il est neuf heures trente, je tenais à ce que vous le sachiez. Sans rancune.

— Une seconde, monsieur Pope. Je suis ravi de ce que vous m'annoncez. Rien ne nous empêche plus désormais de traiter l'affaire que je vous ai proposée.

— Hackett ?

— Hackett.

— Navré, monsieur Price-Lynch. Cela ne m'intéresse pas.

— Allons, allons… protesta Ham Burger avec un beau sourire. J'ai eu des mots un peu durs cette nuit, des mots qui ont dépassé ma pensée… Ce n'est pas une raison… Ma proposition tient toujours, 20 000 dollars. »

A dix heures précises, Alan devait se trouver à Juan-les-Pins pour son rendez-vous avec Terry. Une bouffée de chaleur lui monta au visage.

« Non, vraiment, je vous assure, non. C'est non.

— Monsieur Pope… La situation a changé. Hier, vous me deviez plus d'un million. Vous me dites que vous l'avez restitué…

— Vérifiez. »

Ham Burger leva la main en signe de protestation.

« Je vous crois ! Je suis certain que vous l'avez fait ! C'est d'ailleurs pour cette raison que je vous propose non plus 20 000, mais 30 000 dollars ! »

Alan consulta furtivement sa montre. Pour peu qu'il y ait des embouteillages, il risquait d'être en retard…

« Je vous remercie, monsieur Price-Lynch, mais même pour 100 000, je ne le ferais pas !

— Je vous les offre », dit tranquillement Hamilton, terrifié de voir que Alan ne bluffait pas.

Il savait que sa relance était maladroite, mais il n'avait plus le choix des moyens. Il lui en avait trop dit.

« 100 000 dollars dans la poche et votre revanche sur Hackett ! »

Il s'aperçut que Alan l'observait avec une attention aiguë. Il s'efforça de rire.

« Vous m'avez dit cette nuit que vous étiez d'accord, vous vous souvenez ?

— Écoutez, monsieur Price-Lynch, on m'attend.

— Vous comprenez qu'il m'est difficile de me passer de vos services après les confidences que je vous ai faites. Ce genre d'affaire exige la plus rigoureuse discrétion.

— Vous avez ma parole… commença Alan.

— Vous l'avez déjà trahie en me disant oui hier soir et non maintenant, remarqua doucement Ham Burger. Dans ces conditions, pourquoi vous croirais-je ?

— Je me moque de Hackett et de toutes les O.P.A. que vous pouvez bien lancer contre lui ! s'énerva Alan. J'ai tiré un trait sur ce qui nous opposait, je vous prie de m'excuser, je dois partir. »

Le visage de Price-Lynch devint un masque de pierre.

« Votre prix ? »

Alan le regarda avec stupéfaction.

« Je vous répète…

— Votre prix ! Tout homme a un prix, je veux savoir le vôtre !

— Je vous dis que je refuse !

— Il est trop tard pour vous retirer, monsieur Pope !

— Trop tard ? Que voulez-vous dire ?

— Je ne vais pas risquer l'existence de ma banque sur les caprices d'un homme qui reprend sa parole comme il la donne !

— Votre banque me sort autant par les trous de nez que la Hackett ! J'ai déjà oublié vos tripatouillages ! Sortez !

— Pour la dernière fois, combien ? »

Alan le bouscula, se précipita dans la salle de bain, prit son maillot et sortit en le laissant planté dans le salon.

« Monsieur Pope ! » hurla Price-Lynch.

Il se rendit sur le palier pour voir en un éclair la silhouette d'Alan s'engouffrer dans les escaliers. Pendant quelques secondes, il ne bougea pas davantage que s'il eût été paralysé : non seulement, l'affaire ratait, mais ce petit con venait de signer son arrêt de mort !

Las de rester les yeux grands ouverts dans l'obscurité, Bannister alluma la lampe de chevet. Il se sentait coupable envers tout le monde, à commencer par Christel et Alan. Pourtant, il n'agissait que pour leur bonheur. Il s'agita dans son lit, déplora qu'il ne fût que trois heures du matin et décida qu'il ne dormirait plus. Son avion était à sept heures. Il se leva, se rendit dans la cuisine pieds nus et but un grand verre d'eau. Il retourna à pas de loup dans sa chambre pour ne pas réveiller Christel, sortit sa valise de l'armoire et se mit à y ranger quelques vêtements. Quand il en eut terminé, il resta assis sur le bord de son lit, les bras ballants. Il aurait bien voulu ne pas quitter sa femme sur la querelle de la veille, lui faire admettre qu'il ne pouvait pas laisser tomber Alan. Il supportait difficilement la présence de Christel mais sentit son cœur se serrer à la pensée qu'il allait en être séparé pendant quelques jours. Vingt-cinq ans de mariage avaient créé des habitudes déplorables. Il se demanda une fois de plus si le nouveau virement de la Burger à Alan était dû lui aussi à une erreur d'ordinateur. Si oui, pendant combien de temps allait continuer la manne ? Il écarta pensivement les rideaux de la fenêtre. La nuit était noire et étouffante. Il se sentit oppressé. Il passa dans la salle de bain, se rasa, prit une douche, s'habilla, vérifia que son passeport et son billet pour Nice étaient bien dans sa poche. Alors, incapable d'attendre plus longtemps dans ce silence pesant, il empoigna sa valise, sortit sur le palier et referma la porte du palier avec précaution. Plus tard, il appellerait Christel de l'aéroport pour un dernier adieu. Il appuya sur le bouton de l'ascenseur, bourrelé de remords dont il ignorait l'origine.

« Pouvez-vous accélérer ? Je suis très en retard. »

Le chauffeur lui coula un regard indulgent par-dessus son épaule.

« Aussi vrai que je m'appelle Albert, ça sert à quoi de vous presser ? Ou elle se fiche de vous et elle est déjà partie, ou elle tient à vous et vous pouvez revenir dans un an, elle vous attend ! »

Avec ses jeans et son tee-shirt qui accentuaient son côté juvénile, il prenait Alan pour ce qu'il avait l'air d'être, un étudiant amoureux qui va à son premier rendez-vous. Avec un soupir, Alan laissa errer son regard sur la Croisette où aux petites heures du matin, il avait déambulé à pied avec Sarah. Il avait préféré prendre un taxi plutôt qu'utiliser sa voiture et son chauffeur. D'instinct il savait que cela eût été une faute aux yeux de Terry. Il se souvint avec malaise du regard chargé de haine et de menace que lui avait jeté Hamilton Price-Lynch et bénit le ciel d'être sorti du cauchemar dans lequel il s'était débattu jusqu'à présent en aveugle. L'insistance du banquier l'avait troublé. Il n'avait aucune estime particulière pour Arnold Hackett mais jugeait choquant que son propre banquier s'apprête à le trahir.

Si tel était le prix de la richesse, mieux valait mille fois rester pauvre.

« A quel endroit, dans Juan ?

— Vous suivez la route qui longe la mer, je vous arrêterai. Vous pourrez m'attendre cinq minutes ?

— Pour aller où ensuite ? »

La question déconcerta Alan.

« Je ne sais pas encore. On verra… »

Depuis des heures, il ne pensait en filigrane qu'à son rendez-vous avec Terry, à la journée qu'ils allaient passer ensemble, une journée parfaite au soleil. Où allait-il l'emmener ?

Cesare di Sogno ouvrit les yeux et vit avec épouvante la femme allongée dans son lit à ses côtés. Il ne la connaissait pas. Il constata qu'elle était blonde et rabattit doucement les draps pour vérifier autrement que par la couleur de ses cheveux si elle l'était réellement. Elle l'était. Par lambeaux cotonneux, des bribes de souvenirs lui revinrent. Il avait profité de l'invasion du Beach pour filer en douceur avant que ne revienne le calme, et la présentation des additions.

Il avait fait des tas de boîtes, toutes bourrées d'amis à lui, et bu des masses de mélanges.

Apparemment, il avait dû rencontrer une foule de gens pour ne même pas se rappeler le nom, le visage ou le corps de la femme avec qui il avait fini la nuit. Où l'avait-il draguée ? Il la secoua doucement.

« Hé !… »

Elle émit un borborygme, lui tourna le dos et enfouit sa tête sous les draps. Cesare lui tapota les fesses.

« C'est l'heure ! » dit-il gentiment.

La voix qui lui parvint de dessous les draps n'était pas désagréable et s'exprimait en français avec des intonations voilées de sommeil.

« L'heure de quoi ?

— Je m'appelle Cesare.

— Que voulez-vous que ça me fasse ? »

Il en resta interloqué.

« Je veux du café, un jus d'orange, des œufs au bacon bien grillé, poursuivit la voix.

— C'est quoi, votre nom ?

— Marion.

— On se connaît ?

— Je ne sais pas. Je ne vous ai pas encore vu.

— Je vous ferai remarquer que vous êtes dans mon lit.

— Soyez gentil, commandez mon café.

— Écoutez, s'impatienta Cesare, si vous le preniez au bar ? Je suis pressé, j'ai des rendez-vous… la salle de bain est à côté…

— Après le café, je veux encore dormir. J'ai sommeil. »

Il se dirigea vers la baie, ouvrit en grand les stores. Le soleil entra à flots dans la chambre.

« Marion, vraiment, j'ai besoin de ma chambre. J'attends des gens. Marion !… »

Il tira sur les draps d'un coup sec. A la vue de son corps, il estima qu'il n'avait pas dû s'ennuyer si toutefois il en avait profité.

« Dites, Marion… Vous et moi ?… »

Il lui saisit le menton entre les doigts et la força à le regarder. Non, vraiment, il ne l'avait jamais vue, il ne se souvenait de rien.

« Laissez-moi dormir. Je suis crevée.

— Une question : on a fait l'amour ? »

Le grelot du téléphone le fit sursauter.

« Oui ?

— Cesare ?

— Oui.

— Vous me reconnaissez ?

— Hamilton Price-Lynch !

— Oui.

— J'ai un service à vous demander.

— J'écoute.

— Comme la dernière fois. Vous vous souvenez ? » Cesare respira doucement, marqua un temps d'arrêt.

« Oui.

— Il était à notre table hier soir. L'amateur de peinture. Vous voyez ?

— Très bien. Quand ?

— Immédiatement ! J'insiste !

— Je m'en occupe. Comptez sur moi. Je vais faire le maximum. »

Cesare raccrocha. Il allait composer un autre numéro quand Marion se blottit dans un coin du lit : ce qui venait de se décider était si important qu'en vingt secondes il avait totalement oublié sa présence. Il ramassa une robe du soir en mousseline noire, des chaussures dorées à talons hauts, un soutien-gorge et un slip noirs minuscules et transparents. Il roula le tout en une boule qu'il jeta sur elle.

« Prenez vos affaires et filez !

— Café… » gémit Marion en s'étirant.

Cesare l'empoigna rudement par un bras et la jeta au sol.

« Du balai ! J'ai à faire ! »

Abasourdie, elle ouvrit les yeux, se frotta le coude qui avait cogné sur le montant du lit et le dévisagea avec un regard effrayé.

« Vous êtes fou ?

— Dehors ! J'ai essayé de te le dire gentiment, tu n'as pas compris.

— Salaud ! »

Elle se releva, enfila sa robe. Sans le quitter des yeux, elle s'assit sur une chaise pour mettre ses chaussures.

« Tu finiras de t'habiller dans le couloir… » dit Cesare. Il lui saisit la main, l'entraîna dans le vestibule, ouvrit la porte et la poussa dehors.

Il revint dans la chambre, reprit le téléphone.

« Marco ?… Cesare. J'ai un client pour toi au Majestic… Alan Pope… Oui… Aujourd'hui ! Tout de suite ! J'attends. »

Il reposa l'appareil et entra dans la salle de bain. En actionnant la manette de la douche, il se dit qu'il ignorerait sans doute éternellement si oui ou non, il avait fait l'amour à cette Marion.

CHAPITRE 24

Dans le compotier de porcelaine, il y avait toujours un pamplemousse, trois pommes et deux oranges. On apercevait par la fenêtre, entre les toits ocrés, le même petit bout de mer scintillante à demi masqué par les pétales écarlates des géraniums en pot. Et devant lui, debout au centre de la pièce, Terry, en pantalons de toile blanche et chemisier flottant. Elle avait un bouquin à la main.

« Eh bien, entrez !… Attention à la tête ! »

Alan se décida à faire un pas. Il repoussa la porte derrière lui, étreint à la gorge comme lorsqu'on retrouve un paysage familier de son enfance, ou le visage de quelqu'un qu'on a beaucoup aimé et qu'on croyait perdu.

« Vous êtes à l'heure. Je me demandais si vous alliez oublier ? »

Un flot de protestations se pressa sur ses lèvres, où elles moururent sans qu'il pût articuler un son.

« Qu'est-ce que vous lisez ? réussit-il à dire.

— Anaïs Nin. Le Journal. Vous connaissez ?

— Non. »

Elle jeta le livre sur le lit recouvert de patchwork.

« Un café ?

— Non, merci.

— Vous avez réussi à dormir ?

— Un peu. Pas beaucoup.

— Vous avez des vacances épuisantes ! »

Il eut une moue dépitée.

« J'ai une proposition à vous faire, dit Terry. J'ai un bateau. Enfin, il n'est pas à moi ; mais les amis de Lucy ne s'en servent pas aujourd'hui. Ça vous tente ?

— Formidable !

— Vous avez un maillot ?

— Sur moi. »

Elle fourra quelques affaires dans un cabas de paille.

« Le bateau, est à Cannes, au port Canto.

— J'ai un taxi en bas.

— Allons-y ! »

Ils dévalèrent les escaliers. En voyant apparaître Terry, le chauffeur fit un clin d'œil triomphal à Alan :

« Qu'est-ce que je vous avais dit ?

— On retourne à Cannes, dit Alan avec froideur. Au port Canto.

— Qu'est-ce qu'il veut dire ? demanda Terry à Alan pendant que la voiture démarrait.

— A l'aller, il m'a exposé ses théories sur le thème des femmes et de la patience.

— Et alors ?

— Je lui expliquais, intervint le chauffeur qui n'en avait pas perdu une miette, que si elles ne s'en vont pas immédiatement, elles sont capables d'attendre dix ans ! Mademoiselle, j'ai raison ou pas ?

— Tout à fait, décréta Terry.

— Vous le pensez vraiment ? s'étonna Alan.

— Non. Lucy est restée chez les Mac Dermott. Une maison sensationnelle. On a envie de s'y installer et de ne plus bouger. Ça ne vous fatigue pas, New York ?

— Si.

— Ça vous sert à quoi d'être millionnaire ? Qu'est-ce qui vous y retient ? »

Alan se remémora l'éblouissant miracle : il était désormais à flot et possédait plus de 800 000 dollars à la First National !

« Rien, dit-il avec un sourire. Plus rien !

— Le Canto… annonça le chauffeur.

— Comment fait-on pour retrouver un bateau ? demanda Terry.

— Il s'appelle comment ?

— Je ne sais pas.

— Vous avez le nom du propriétaire ?

— Mac Dermott.

— OK ! On va demander à la capitainerie… »

Il engagea la voiture sur les quais où s'accrochaient les coques profilées qui depuis toujours, faisaient rêver les hommes.

« Vous m'attendez une seconde ? »

Il entra sans se presser dans un bâtiment. Alan observa en profil perdu le visage de Terry qui regardait les yachts. Il n'avait pas osé lui dire qu'il en avait un. Il craignait de faire une gaffe, comme avec la Rolls, sentant obscurément que l'étalage de la richesse risquait de la choquer.

« Vous savez comment il s'appelle ? clama le chauffeur. La Fête ! Tout un programme ! »

Il démarra pour s'arrêter deux cents mètres plus loin devant un gros hors-bord peint en blanc avec de larges bandes rouges. Un marin s'affairait sur le cockpit. En les voyant, il sauta sur le quai à leur rencontre.

« Nous sommes des amis de Ronald Mac Dermott, dit Terry.

— Je suis prévenu. Mon nom est Gwen. Je vous attendais. »

De la tête, il salua Alan qui réglait le taxi. Le chauffeur eut un sifflement de joie en empochant le pourboire.

« Merci ! Si vous avez besoin de moi… Je suis toujours devant le Majestic. Vous n'avez qu'à demander Albert ! »

D'un bond, Alan rejoignit Terry sur le plat-bord de La Fête. En un tournemain, elle s'était déjà débarrassée de ses vêtements. Gwen dénouait les cordages retenant le Baglietto à quai.

« Où souhaitez-vous aller, mademoiselle ?

— Au large ! » jeta Terry.

Gwen eut un sourire, s'installa aux commandes et lança le moteur.

« Ton petit mari est allé faire son jogging ? »

Sarah avait prononcé la phrase sur un ton négligent. Elle répandit du poivre en grains sur ses œufs frits accompagnés de toasts beurrés. Il n'était pas loin de midi, le petit déjeuner était servi sur la terrasse, sur une table ornée d'une nappe bleu ciel protégée par un parasol aux larges rayures outremer. Le visage en partie caché par de lourdes lunettes noires, Emily Price-Lynch se servit une tasse de thé. Les attaques incessantes de sa fille contre son mari l'exaspéraient.

Non qu'elle eût tort de les lancer — elles ne reflétaient que la vérité — mais parce qu'elles étaient devenues le centre des propos de Sarah.

« Je nage en mer aujourd'hui, je prends le bateau. Tu vas au Beach ?

— J'ai la migraine, dit Emily. Cette soirée m'a tuée.

— J'ai trouvé ça plutôt marrant. Un commando de punks à motos dans un gala de charité, quelle autre ville en dehors de Cannes aurait pu nous offrir le spectacle ?

— Il y a des voyous partout.

— Oui, mais les galas de charité se font rares. Je me suis fait raccompagner par Alan Pope.

— Qui ? » demanda distraitement Emily. Elle jouait avec une bouteille de ketchup dont elle versait des coulées rouges dans la tasse de thé à demi pleine qu'elle avait repoussée.

« Pope. Le jeune homme qui était en face de toi. Tu aurais dû le remarquer, c'était la seule personne de notre table qui ne fût pas sénile.

— Ah ! oui, je vois… répondit Emily en fouillant du regard le pourtour de la piscine six étages plus bas : où pouvait bien être Hamilton ?

— Tu m'écoutes, maman ?

— Oui, oui…

— Tu as l'air agacée que je te parle ?

— J'ai très bien entendu ! Pope… Alan Pope. Et alors ? Qu'est-ce qu'il a de spécial ? »

Sarah déchiqueta pensivement une rose, regarda sa mère avec une expression qui ressemblait à du défi et laissa tomber d'une voix neutre :

« Je vais l'épouser. »

Tous deux étaient couchés à l'arrière à plat ventre. Le vent leur fouettait le corps. Ils étaient déjà si loin de la côte qu'ils pouvaient embrasser en un seul regard le paysage s'étendant de Cannes à Nice dans une brume bleutée. Le bateau piquait toujours plus au large à grande vitesse, traçant un formidable sillage de neige dans Peau d'un indigo profond. Ils avaient dépassé des voiliers tournant autour des îles, doublé d'autres hors-bords.

« On nage ? hurla Terry pour couvrir le grondement du moteur.

— Oui ! » cria Alan.

Elle rampa sur la couche de matelas et frappa sur les épaules de Gwen. Le bateau sembla s'enfoncer sous Peau quand il coupa les gaz. Il fila quelques secondes sur son erre et s'immobilisa dans un balancement ponctué de clapotis. Le rivage n'était plus qu'une bande grise se distinguant à peine de la ligne d'horizon. Ils eurent l'impression d'être seuls au monde, loin de tout. Gwen leur tourna le dos et alluma paisiblement une cigarette. Terry plongea la première. Alan la regarda s'éloigner en quelques brasses souples. Il se sentit idiot d'être aussi peu bronzé. Il plongea à son tour. L'eau était tiède. Il se laissa couler, ouvrit les yeux, aperçut le corps orange de Terry nimbé d'une frange d'écume que rejoignaient les bulles d'air s'échappant de ses propres cheveux. Il remonta en surface et creva Peau tout près d'elle. Ils éclatèrent de rire.

« Et si Gwen démarrait sans nous ? dit-elle.

— J'espère que vous me traîneriez jusqu'au rivage ! »

Elle bascula tête en avant. L'espace d'une seconde, alors qu'elle s'enfonçait, ses deux jambes jointes formèrent une flèche parfaite. Là où elle était, il n'y eut plus rien. L'espace d'une seconde, Alan sut ce qu'était le vide. Il sentit deux mains s'accrocher à ses chevilles, eut à peine le temps de prendre une brève inspiration et s'enfonça. Ils jouèrent ainsi comme deux animaux heureux libres de leur corps, se chevauchant au centre de gerbes argentées, nageant doucement côte à côte, se frôlant, peau contre peau. A un moment, ils furent face à face, le visage ruisselant. Nul n'eut la sensation d'avoir fait un mouvement vers l'autre, mais aucun ne baissa les yeux quand leurs lèvres s'effleurèrent sur un goût de sel. Terry prit la main d'Alan et la serra doucement. Puis, elle nagea vers le bateau. Refusant l'aide de Gwen, elle s'y hissa d'un bond.

« J'ai faim », dit-elle.

Gwen eut une mimique désolée.

« M. Mac Dermott ne m'avait laissé aucune instruction.

— N'y a-t-il pas un restaurant dans l'île, demanda Alan.

— Il y en a bien un, mais il est pris d'assaut. On se croirait chez la mère Besson !

— Tant pis, dit Terry. On mangera en rentrant. »

Et elle ajouta en regardant Alan :

« Je n'ai pas envie de voir des gens.

— Si j'osais… hasarda Gwen. J'avais préparé quelques sandwiches… Si vous voulez les partager ?… J'ai aussi deux bouteilles de vin rouge. »

Terry et Alan se consultèrent du coin de l'œil et éclatèrent de rire.

« D'accord », dit Gwen en faisant chorus.

Il ouvrit un compartiment à l'avant du bateau et en tira une bouteille.

« Voulez-vous qu'on aille entre les îles ? »

Quand il voulut les servir, il s'aperçut que tous deux tendaient leur verre dans une rigidité de momie, mais sans voir les gestes qu'il accomplissait : ils étaient pétrifiés, un vague sourire sur les lèvres, leur regard rivé l'un dans l'autre.

Marco sortit du hall du Majestic. Son client n'était pas à l'hôtel. Songeur, il observa le va-et-vient des limousines tournant autour du perron pour charger leur cargaison précieuse de richards. Cesare di Sogno lui avait donné jusqu'au soir pour exécuter le travail. Comment faire si la victime restait invisible ? Il s'approcha de Serge.

« Je cherche un de mes amis, M. Alan Pope. Il n'est pas dans son appartement.

— Il est parti tout à l'heure », répondit Serge en se précipitant pour séparer les chiens de deux dames mûres qui s'étaient sauté à la gorge. Il revint vers Marco.

« Je lui ai demandé un taxi.

— Savez-vous où il est allé ?

— Demandez donc à la station, juste en face. C'est Albert qui l'a chargé.

— Merci.

— A votre service, monsieur. »

Les chiens se battaient de nouveau dans un concert d'aboiements et de vociférations de leurs propriétaires. Marco tourna les talons, sortit de la cour d'honneur, traversa la Croisette et s'adressa au premier taxi de la file.

« Je cherche M. Albert.

— C'est moi », dit Albert.

Marco lui adressa un grand sourire.

« Ce doit être mon jour de chance. »

Il tira de sa poche un billet de 50 francs et le lui glissa dans la main.

« Le voiturier me dit que vous avez chargé un de mes amis, Alan Pope.

— Ah ! oui. C'est le seul que j'ai pris au Majestic. Je viens juste de les déposer au port Canto. Ils sont partis en bateau. Un gros hors-bord blanc à bandes rouges, un Baglietto. Avec un nom marrant… La Fête !

— Merci mille fois. L'ennui, c'est que pour retrouver le bateau en mer…

— Où voulez-vous qu'on aille à Cannes ? Ils sont probablement aux îles ! Tout le monde y va ! »

Marco remercia et s'éloigna. Cent mètres plus loin, Salicetti l'attendait au volant de la Dodge décapotable couleur crème.

« File à Théoule. On va au hangar. Grouille ! »

La Dodge s'arracha dans un crissement de pneus maltraités. Il n'y avait pas trop de circulation. A cette heure, la population des estivants se faisait dorer sur les plages. La voiture prit de la vitesse, contourna le bassin du Vieux Port et longea la mer en direction de La Napoule. Marco alluma une cigarette.

« On va à la pêche ? s'enquit Salicetti.

— Oui, marmonna Marco. Un très beau poisson.

— En plein jour, c'est dangereux, la pêche, dit Salicetti en s'absorbant dans la conduite.

— Bof… En saison, tellement d'accidents se produisent en mer… Avec tous ces dingues qui pilotent des bateaux n'importe comment…

— Ça, c'est bien vrai », approuva Salicetti.

Il étouffa un rire.

« C'est ce que je dis toujours ! La mer et les feux d'artifice, quoi de plus dangereux ? »

Marco exhala lentement la fumée de sa cigarette par les narines.

« On tâchera d'être plus discrets que pour le feu d'artifice. »

Dix minutes plus tard, la Dodge s'arrêtait devant une grille en fer forgé protégeant l'accès d'une propriété taillée dans le roc en contrebas. Nul ne pouvait la voir de la route. Marco ouvrit la grille qu'il referma après le passage de la Dodge. Sous la maison, creusé dans la masse de la roche, un hangar à bateau dont Marco fit coulisser la porte fermée au cadenas. Salicetti s'approcha.

« Jamais vu un monstre pareil ! »

Le hors-bord, un Riva effilé comme une lame, avait été bricolé pour la contrebande en mer. Aucune vedette de la police n'était assez rapide pour le suivre. Sa coque, entièrement dépourvue d'ornements métalliques, était peinte en bleu sombre pour les flancs, en vert foncé pour la surface comprise entre les plats-bords. Même en plein jour, il était impossible de le distinguer des flots à plus de cent mètres. A l'avant, des techniciens avaient recouvert l'étrave d'un blindage d'acier capable de pulvériser un tronc d'arbre à 120 à l'heure. A pleine puissance, ses moteurs le propulsaient à près de 150 à l'heure.

« Monte », dit Marco.

Il s'installa aux commandes, mit le contact. Un halètement rauque emplit le hangar souterrain.

« Détache l'amarre… »

Salicetti décrocha la corde de son anneau.

« On va où, exactement ?

— Faire une petite ballade aux îles. »

Marco donna légèrement les gaz. Le mufle menaçant du Riva émergea de sa grotte.

Le soleil jouait sur le corps de Terry. Elle était étendue à l'arrière du bateau, bras en croix, offerte à la lumière, une expression de bonheur tranquille sur le visage. Alan ne se lassait pas de la regarder. Allongé près d'elle, il hésitait à renouveler le geste furtif qui avait fait se frôler leurs lèvres au large. La main de Terry reposait à dix centimètres de la sienne, inerte. Il n'osait les franchir pour s'en emparer. En compagnie de Gwen qui lisait maintenant un journal illustré, ils avaient dévoré les sandwiches au pâté arrosé de vin rouge, plongeant entre deux bouchées, se séchant au soleil. L'étroit bras de mer compris entre les îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat était aussi encombré de bateaux de tous tonnages qu'un boulevard de voitures aux heures de pointe.

L'eau était d'une transparence absolue. Huit mètres plus bas, on distinguait sur le sable doré de minuscules coquilles nacrées autour desquelles nageaient inlassablement de petits poissons argentés au vol rapide et imprévu. L'heure sacrée de la sieste. Des bateaux voisins s'envolaient des airs diffusés par des transistors. La paix, la chaleur, la lumière… La main d'Alan se rapprocha insensiblement de celle de Terry. Quand elle n'en fut plus qu'à un millimètre, elle marqua un temps d'arrêt, hésitante. L'instant était parfait. Alan craignit de le détruire. Sa pulsion fut la plus forte. Du bout des doigts, il s'empara doucement de ses doigts qui répondirent à sa pression. Leurs mains se cherchèrent, s'enlacèrent, s'étreignirent, soudées brusquement l'une à l'autre pour un baiser de peau à peau qui n'en finissait pas. Ni l'un ni l'autre ne virent le hors-bord vert et bleu passer près d'eux, moteur au ralenti, à moins de cinq mètres.

« Gwen, demanda Terry sans lâcher la main d'Alan, emmenez-nous nous baigner de l'autre côté de l'île. »

Le marin lâcha l'illustré sur lequel il somnolait et mit le contact. Au pas, il louvoya entre la multitude de yachts qui se balançaient sur la surface moirée et limpide de l'eau calme. Quand il eut franchi la passe, il vira sur la gauche dans un soudain jaillissement d'écume et mit les gaz.

A bord du Riva dont les couleurs se confondaient avec celles de la mer, Marco posa sa main sur le bras de Salicetti.

« Attends encore cinq secondes et suis-les en douceur. »

A une heure, Alan n'était toujours pas dans le hall. Sarah téléphona à son appartement et laissa sonner longuement. Pas de réponse. Elle se dirigea vers Serge qui arborait un gros pansement à la main.

« Serge, avez-vous vu le chauffeur de M. Pope ?

— Norbert ? Oui, mademoiselle. Le voilà.

— Qu'est-ce que vous avez à la main ?

— On m'a mordu, mademoiselle.

— Une femme ?

— Un chien.

— C'est moins grave. »

Elle leva la tête pour s'adresser à l'homme corpulent.

« Vous êtes le chauffeur de M. Pope ?

— Oui, madame.

— Mademoiselle. Vous l'avez vu ce matin ?

— Non, mademoiselle. J'attends les ordres.

— Rien de prévu ?

— Non, mademoiselle.

— Très bien, merci. »

Elle passa sur la terrasse encombrée de clients s'abritant du soleil sous des parasols dans un infernal ballet de garçons prenant les commandes. Pas d'Alan. Elle fit le tour de la piscine. A gauche, camouflées par les massifs de buis, des filles, poitrines nues, bravaient les interdits. Sarah salua quelques connaissances de la tête, refusa dix invitations à déjeuner, traversa le bar, descendit les marches en haut desquelles régnait Fernande, la dame du téléphone. Elle entra dans l'ascenseur et appuya sur le bouton du septième. Elle n'avait jamais agi de la sorte. En général, elle contrait sèchement les hommes qui lui faisaient la cour. Derrière chaque déclaration énamourée, son regard soupçonneux n'enregistrait que le désir d'accaparer sa fortune. Elle avait peu de besoins physiques. Tout se passait dans sa tête. Parfois, elle utilisait un amant de passage pour se calmer les nerfs. Il était rare qu'elle le revît deux fois. Trois, jamais. Entre elle et eux, toujours, s'interposait l'écran de ses millions de dollars.

Elle sortit à l'étage et alla frapper au 751. Peut-être dormait-il encore ? Elle frappa plus fort.

« Il n'y a personne, madame. J'ai fait la chambre très tôt ce matin, Monsieur était déjà parti. »

Elle adressa un sourire froid à la femme de chambre et rebroussa chemin. Alan ne lui avait rien promis quand elle lui avait proposé de faire du bateau. Son cœur se serra à la pensée de la longue promenade de la veille sur la Croisette. Elle lui tenait le bras, la nuit était tiède. Elle se souvenait du moment exact où elle avait reçu le coup de poignard. Ils venaient d'arriver devant l'hôtel. Elle lui avait suggéré de prendre un dernier verre. Il avait répondu : « Je suis crevé, Sarah. Je vais mourir si je ne dors pas quelques heures. »

A cet instant, il avait eu l'air d'un enfant perdu. Elle avait su que ce serait lui, et pas un autre. Il était si différent ! Un peu plus tôt, sa mère l'avait traitée de folle quand elle avait su qu'elle ne plaisantait pas.

« Mais tu ne le connais même pas !

— Ce sera lui, maman.

— Encore un gigolo qui en veut à ton argent !

— Tout le monde n'est pas aussi pourri que ton con de mari !

— Sarah !

— Je lui demande sa main aujourd'hui même ! Essaie donc de m'en empêcher ! »

Elle redescendit dans le hall et décida d'aller jeter un coup d'œil au Palm Beach. Alan y était peut-être. Elle fit demander son chauffeur.

« A quoi pensez-vous ? » demanda Alan.

Terry nicha sa tête dans le creux de ses épaules.

« J'étais justement en train de penser que je ne pensais à rien. Je regardais le ciel.

— Qu'y voyez-vous ?

— Pas de nuage. »

Alan roula doucement sur elle et lui effleura la bouche.

« Et là ?

— Rien. J'ai les yeux fermés. »

Du bout de sa langue, elle chercha ses lèvres. Ils étaient étendus dans une minuscule crique sablonneuse qu'un rempart de roches acérées protégeait des regards venus de la mer. A trois cents mètres de là, La Fête se balançait imperceptiblement sous la houle légère. Gwen devait sans doute dormir.

« C'est marrant que nous soyons ici tous les deux… soupira Terry.

— Marrant ? »

Elle lui prit le visage à deux mains et le dévora des yeux.

« Vous représentez tout ce que je déteste.

— C'est-à-dire ?

— L'establishment… Le système… Les signes extérieurs… Rien n'y manque… La Rolls, le Majestic, les galas, le Palm Beach, le fric…

— Qu'est-ce que vous en savez ? »

Il brûlait de lui dire la vérité mais eut peur de quitter son masque.

« Qu'avez-vous contre ? ajouta-t-il.

— En soi, rien. Je ne suis pas du genre à jeter des bombes. Et je sais trop bien à quel point les gens sont paumés sous leurs dehors triomphants. Vous le premier. C'est parce que je l'ai senti instinctivement que j'ai accepté de monter dans votre foutue bagnole. Et que je suis là. Quel âge avez-vous ?

— Trente ans.

— Curieux, vous n'avez pourtant pas l'air totalement desséché. L'argent dessèche.

— Surtout quand on n'en a pas, dit Alan.

— Vous en parlez comme un homme qui en a trop, qui possède trop. On ne jouit pas de ce que l'on possède.

— De quoi, alors ? »

Elle lui couvrit de baisers légers le pourtour des lèvres.

« De ça… Ça, c'est pour pas un rond ! Vous avez dû être bien pauvre pour avoir tellement envie d'être riche ! »

Une fois de plus, Alan faillit parler, mais quelque chose d'obscur l'en retint.

« Et vous, quel âge avez-vous ?

— Vingt-deux.

— Qu'est-ce que vous voulez faire plus tard ?

— Ce que je fais en ce moment. Etre bien.

— Vous êtes vraiment bien ?

— Oui.

— Moi aussi.

— Alan…

— Quoi ? murmura-t-il en enfouissant sa tête dans le flot de ses cheveux mouillés à l'odeur de sel.

— Rien. »

Elle passa ses bras autour de son cou, le serra contre elle et, les yeux clos, répéta son nom à plusieurs reprises.

« Alan… Alan… Alan… »

Une vague chaude l'inonda, où se mêlaient l'envie féroce qu'il avait d'elle, et un flot de tendresse qui ne ressemblait à rien de ce qu'il avait éprouvé auparavant. Dans un lent mouvement, il fit aller et venir sa main le long de sa cuisse, gagnant chaque fois quelques millimètres vers l'intérieur. Elle s'abandonna un instant, se dégagea, le regarda bien en face.

« J'ai envie de toi, Alan, autant que toi de moi. Pas ici. Pas comme ça. Tu m'auras, ne crains rien. Je te veux aussi.

— Quand ? haleta-t-il.

— Cette nuit. Tu veux ?

— Oui… » dit-il d'une voix rauque.

Elle se leva brusquement et en trois bonds nerveux se lança dans l'eau tiède qui se fendit sous son corps. Il la vit s'éloigner à grandes brasses vers le bateau. Il plongea à son tour, resta longtemps sous l'eau pour se calmer, remonta doucement et fit la planche, s'efforçant de contrôler sa respiration, ébloui par elle, par l'instant, électrisé de bonheur.

Il se remit sur le ventre et la vit se hisser d'un coup de reins sur le plat-bord de La Fête. Il se mit à nager dans sa direction, attentif aux hauts-fonds qui affleuraient la surface de l'eau, la parsemant d'îlots minuscules. La mer était peuplée de voiles, flocons blancs dansant sur l'azur du ciel. Il était à vingt mètres à peine du bateau lorsque le grondement retentit. Il enregistra dans sa rétine la silhouette cambrée de Terry debout lissant ses cheveux, celle de Gwen qui remontait l'ancre, le gros rocher escarpé sur sa gauche, dont la crête dépassait de cinquante centimètres le miroir bleuté de la mer.

Il vit aussi l'énorme hors-bord dont la couleur se confondait avec celle des vagues foncer vers lui avec un formidable rugissement de ses moteurs poussés à leur maximum, taillant sa route dans un immense geyser de poussière d'eau argentée.

Sur La Fête, il entendit le hurlement de Terry, et aperçut Gwen qui bondissait en agitant les bras et criant des choses qu'il ne pouvait entendre. Une fraction de seconde, il resta paralysé, par le bruit, par la peur : le pilote du hors-bord ne l'avait pas aperçu ! Il leva frénétiquement les bras pour qu'on le repère. Le hors-bord ne dévia pas sa trajectoire d'un centimètre. Alan jeta un coup d'œil désespéré vers le rocher protecteur, ne prit pas le temps d'inspirer, bascula d'un coup de reins et nagea sous l'eau dans sa direction, ses poumons le brûlant comme s'ils allaient éclater. Ces types étaient fous ! Le tonnerre s'amplifia dans un vacarme d'apocalypse. Alan étouffait. Mais s'il remontait, il était coupé en deux. Il serra les dents, suffoqua, s'accrocha à une seule pensée : survivre ! A travers la masse glauque des eaux, il distingua la paroi sombre du rocher, s'y accrocha dans un élan hystérique et jaillit hors de l'eau, la bouche ouverte pour un appel d'air qui venait déjà trop tard. Il resta plusieurs secondes au bord de l'étouffement, tourna la tête vers le large : le hors-bord n'était plus qu'une trace d'écume disparaissant à l'horizon. Gwen, bras tendu, vomissait des imprécations. Quand Alan heurta la coque du Baglietto, Gwen le tira à bord d'un seul élan. Il s'effondra sur les matelas comme un paquet d'algues mortes. Terry était livide.

Marina ouvrit péniblement les yeux. Elle ne reconnaissait ni ce lit ni cette chambre. Elle constata avec stupeur qu'elle était enveloppée dans un peignoir-éponge blanc. Or, elle dormait toujours nue. Elle fronça les narines, flaira le dos de sa main avec méfiance : elle puait l'alcool ! Elle attrapa son pied droit et le porta à la hauteur de son nez, même odeur épouvantable. Elle se leva d'un bond, vit au pied du lit sa robe blanche toute froissée, marcha dessus au passage et se rendit dans la salle de bain. La baignoire était pleine d'un liquide louche d'une couleur jaunâtre, aux effluves de vinasse.

Elle y trempa le doigt. Pas de doute, c'est de là que venait l'odeur de son corps. Elle suça le bout de son doigt en fronçant les sourcils. Du champagne ! Elle ôta la bonde et regarda sans le voir le champagne éventé baisser de niveau, se posant des questions sur ce qu'elle avait bien pu faire de sa nuit. La réponse lui vint sous forme d'un petit paquet qu'elle aperçut au fond de la baignoire. Il était enveloppé de caoutchouc qu'elle arracha pour découvrir un écrin. A l'intérieur, un magnifique bracelet de pierreries. Sous le bracelet, un mot manuscrit : « A Marina, en souvenir d'une merveilleuse nuit d'amour. » Signé, « Hadad ».

Perplexe, elle s'assit sur le rebord de la baignoire : elle ne se souvenait de rien !

« Non, mais vous avez vu ces salauds ! Chaque année, il y a des accidents ! Je vais les signaler ! Cinglés ! Dingues !… Criminels ! »

Depuis dix minutes, Gwen n'arrêtait pas de maudire. Il avait eu une peur atroce quand il avait vu le hors-bord foncer sur Alan.

« C'est un scandale que des fumiers pareils puissent piloter un bateau !

— Ils ne m'ont pas vu », dit Alan.

Il était installé à côté de Gwen sur la banquette avant, une serviette sur les épaules. Lovée contre lui, Terry entourait son corps de ses bras.

« C'est justement ce que je leur reproche ! Mais monsieur, savez-vous qu'il y a une limitation de vitesse en bordure des plages ? J'ai cru qu'ils allaient vous couper en deux !

— D'accord, Gwen, c'est fini, oublions.

— Jamais ! jeta le marin d'une voix vibrante d'indignation. Sitôt à terre, je porte plainte à la police maritime ! »

Alan poussa Terry du coude et lui sourit. Elle était encore toute blanche.

« Tu sais en faire ? »

Il lui désigna les skis nautiques dont l'extrémité dépassait sous ses pieds.

« Oui, mais pas maintenant.

— Tu n'en as pas envie ?

— Je serais incapable de tenir sur mes jambes.

— Gwen !

— Monsieur ?

— Je peux faire du ski ? »

Gwen coupa instantanément les gaz.

« A votre place, je serais trop secoué !

— Au contraire, ça va me remettre ! »

Ils étaient à trois cents mètres de la côte, à la hauteur du Carlton. Alan se jeta à Peau, fit surface. Gwen lui tendit les skis. Il les chaussa, cligna de l'œil à Terry.

« Quand vous voudrez ! »

Le marin déplia la corde et la lui lança. Alan empoigna le morceau de bois qui en marquait l'extrémité. Moteur au ralenti, il amorça une courbe lente dont Alan était le centre, redressa le museau du bateau jusqu'à ce que la corde formât une droite rectiligne. Il questionna Alan d'un signe de tête.

« Go ! » cria Alan.

Il se sentit brutalement soulevé, chercha sa position d'équilibre et s'abandonna avec jouissance à la formidable force qui le tractait au-dessus des eaux, le visage fouetté par le vent et les embruns, ébloui par la lumière, la vitesse et le bruit. Ses skis sifflaient sur la mer dont la surface semblait onduler sous son poids, au rythme de ses coups de hanches qui l'éloignaient en diagonale du sillage d'écume avec la rapidité d'une flèche.

Il avait commencé le ski très jeune, quand sa mère l'emmenait à la plage. Il constata avec un plaisir profond que son corps n'avait rien oublié malgré des années d'interruption. A l'arrière, ne le lâchant pas du regard, Terry, le visage à contre-jour nimbé dans un halo doré et lumineux, éclaboussé de poussière de vagues. Il exécuta quelques figures, heureux de la mémoire de ses muscles qui agissaient avant même qu'il leur en donne Tordre. Quand il fut fatigué, il ébaucha un signe. C'est alors que Terry poussa un hurlement en désignant quelque chose derrière lui.

Glacé de terreur, Alan se retourna : à trente mètres de lui, jaillie de nulle part, l'étrave puissante d'un monstrueux hors-bord lancé à sa poursuite. Il sut instantanément que c'était le même qui avait failli le décapiter ! Alerté par le cri, Gwen vit le danger et piqua à gauche vers le large en donnant tous les gaz. Le Riva vert et bleu exécuta la même manœuvre, accéléra, obliqua légèrement sur la droite et les dépassa avec une facilité dérisoire. Alan serra les dents et se cramponna à son morceau de bois. S'il stoppait, il était à leur merci. S'il continuait, ses jambes allaient le trahir. Il volait maintenant sur l'eau à une vitesse folle. Gwen fit virer le bateau à gauche dans un angle impossible. Leur dernière chance était d'atteindre les plages. Les autres n'attendaient que cette manœuvre. Après une large courbe, ils revinrent comme la foudre sur le Baglietto pour le prendre par le travers et couper la route à Alan. En deux secondes, le Riva fut sur lui. D'un coup de reins désespéré, Alan se projeta sur la droite.

Labourant la mer de ses hélices, le Riva passa à un mètre de lui dans un fantastique sillon d'écume qui le déséquilibra. Terry hurlait comme une folle. Gwen fonçait vers la terre. Le Riva revint à l'attaque de toute la puissance de ses moteurs. Cette fois, Alan comprit qu'il ne pourrait l'éviter. Il se ramassa sur lui-même, tendu comme une bête, attendit l'ultime instant où il allait être déchiqueté, et gicla dans le ciel au-dessus du hors-bord dans un saut inhumain. Il n'était plus qu'à une centaine de mètres du rivage. Le Riva mit cap au large et disparut. Gwen vira sec. Alan lâcha le manche, fusa comme une torpille et continua sur sa lancée le long du ponton de la Plage Sportive, évitant de justesse de fracasser la tête des baigneurs qui barbotaient. Hors d'haleine, il s'accrocha à un pilotis, essayant de reprendre son souffle, une douleur aiguë lui poignardant la poitrine.

Il leva la tête. La Fête s'était immobilisée à trois mètres de lui, moteur coupé. Terry sanglotait convulsivement. Le visage curieusement blême sous son hâle, Gwen lui dit d'une voix tremblante :

« On a voulu vous tuer, monsieur. »

CHAPITRE 25

Bannister sauta du taxi, régla la course, demanda qu'on lui rentre ses bagages, pénétra dans le hall et avisa le concierge.

« M. Alan Pope ?

— Sa clef est au tableau, monsieur. Il n'est pas encore rentré.

— Je m'appelle Bannister. Samuel Bannister. Je débarque de New York, je suis son ami, il m'attend. Pouvez-vous me donner sa clef ? »

Le concierge eut un bref conciliabule avec ses deux collègues.

« Je ne crois pas que cela soit possible, monsieur. M. Pope ne nous a laissé aucune consigne.

— Il aura oublié. Je suis fatigué. Vous me donnez cette clef ?

— Réellement, monsieur, je suis tout à fait désolé…

— Je vous dis que je suis son meilleur ami !… Bon, d'accord… Avez-vous une chambre ?

— Je suis navré, monsieur. Tout est complet jusqu'à la fin août. Voulez-vous attendre au bar le retour de M. Pope ?

— J'ai besoin de prendre une douche ! » s'exclama Bannister.

Il crevait de chaleur dans sa veste de tweed.

Il avait lu quelque part que l'arrogance distinguait du commun des mortels le client de palace.

« Alors, oui ou non ?

— Je vous répète, monsieur…

— Parfait ! »

D'un pas décidé, il alla s'installer dans l'un des vastes fauteuils du hall d'honneur, délaça l'une après l'autre ses chaussures, les quitta, enleva sa cravate, déboutonna sa chemise, ôta ses chaussettes, dégrafa son pantalon et entreprit de le laisser glisser le long de ses cuisses. Tous ceux qui traversaient le hall s'arrêtèrent, bouche bée, pour observer la scène.

« Va chercher M. Gohelan, vite ! ordonna le concierge à un chasseur qui partit au galop.

— Qui est-ce ? » demanda Mandy de Saran avec une feinte négligence.

Le duc était au golf. Elle arrivait d'acheter des parfums. Ses muscles, douloureux encore de la raclée de la veille, lui faisaient délicieusement mal.

« Cette personne prétend être l'ami de M. Pope, madame la duchesse. Malheureusement, il nous est impossible de lui donner sa clef. »

La vision des grosses cuisses velues de Bannister émoustilla curieusement la duchesse. Cet homme était si laid, si commun, et si hardi à la fois dans son indifférence à braver le « qu'en dira-t-on », qu'elle sentit monter en elle le désir impérieux d'être possédée par lui dans les plus brefs délais. En outre, il avait un visage chevalin. Or, depuis toujours, se faire saillir par un cheval avait été l'un de ses plus obsédants fantasmes. Elle allait intervenir quand Gohelan apparut, suivi par un chasseur porteur d'un peignoir-éponge. Le chasseur recouvrit Bannister du peignoir sous la tempête de rires des clients qui s'étaient attroupés. Gêné, Gohelan parlementa quelques instants et céda. Le chasseur ramassa les vêtements épars de Samuel, prit la clef d'Alan chez le concierge et précéda Bannister, drapé et digne comme un empereur romain, jusqu'à l'ascenseur où tous deux s'engouffrèrent. Mandy se passa machinalement la langue sur les lèvres.

« Quel est le numéro de l'appartement de M. Pope ?

— 751, madame la duchesse. »

Elle prit l'autre ascenseur, monta jusqu'au septième et croisa sur le palier le chasseur qui redescendait. La porte du 751 était entrouverte. Elle la poussa.

« Hello… »

Terrifié par son coup d'éclat, Samuel la dévisagea avec ahurissement.

« Hello… » bredouilla-t-il par automatisme.

Elle ne lui laissa pas le temps de reprendre ses esprits. Elle s'approcha de lui, le plaqua debout contre le mur, enfonça sa langue dans sa bouche, glissa la main dans son caleçon sous le peignoir et lui dit :

« Prends-moi ! »

« Madame, jurez-le-moi !

— Oui, idiote, oui ! Je te le jure ! »

Alice porta les mains à son front :

« Dieu du ciel ! Nous avons gagné trois millions de dollars !

— Et je vais te jurer autre chose… Cette fois, ils ne me les reprendront pas ! Je viens d'acheter La Volière.

— Au cap d'Antibes ?

— Tu te souviens ? Je t'avais dit que je l'aurais un jour. C'est fait ! Deux millions de dollars !

— Oh ! madame… C'est magnifique ! Magnifique !… Ce que nous allons être tranquilles, là-bas !

— Tu y pars tout de suite ! dit Nadia. Je veux que tout le monde le sache !… Ma revanche ! Ce soir, je donne une fête à tout casser ! J'invite toute la Côte ! Betty Grone va en crever !

— Mais, madame, il est trop tard !

— Qu'est-ce que tu racontes ? J'ai déjà tout arrangé ! Dix chasseurs de l'hôtel distribuent en ce moment même mille invitations ! Thème de la nuit, les oiseaux ! De minuit à midi ! On servira un petit déjeuner aux survivants demain matin au bord de la mer, dans mon port privé ! Dix orchestres ! Allez, file, le chauffeur t'attend ! »

Alice s'éloigna au trot. Nadia la rappela.

« Tu ne me demandes même pas à qui j'ai gagné tout cet argent ?

— A qui, madame ?

— Hadad.

— Bien fait ! J'espère que vous ne l'avez pas invité ?

— Bien sûr que si. Mais je doute qu'il vienne. Tu ne me demandes pas non plus ce que tu vas faire à La Volière ?

— Qu'est-ce que je vais y faire ? s'enquit placidement Alice.

— Tu vas diriger les opérations de débarquement. On doit apporter des studios de la Victorine des tonnes de plumes, d'ergots, de becs et de strass. Idem de Paris à neuf heures et demie, à l'aéroport. J'ai dévalisé trois costumiers. Tous les déguisements seront dans le grand hall. Aucun de mes invités ne franchira mon seuil sans s'être fait au préalable une tête d'oiseau !

— Mais, madame, qui va coiffer tous ces gens ?

— Alexandre. Il arrivera à Nice par le dernier avion. Avec les plumes et quinze de ses assistants ! »

La Plage Sportive était bourrée d'éphèbes gracieux qui le dévisageaient avec intérêt. Alan prit Terry par la main et l'entraîna dans un coin plus tranquille, derrière le buffet.

« Écoute-moi bien, Terry… Tu vas rentrer chez toi… Je t'appelle un taxi, tu t'enfermes dans ta chambre et tu n'en bouges plus jusqu'à ce que je vienne te chercher ! »

Ses grands yeux gris reflétaient encore la panique des instants qu'elle venait de vivre.

« Tu m'entends, Terry ?

— Et toi ?

— Je crois savoir d'où vient le coup… J'ai besoin d'une certitude… Je règle l'affaire et je reviens !

— Quand ?

— Le plus vite possible, dans une heure ou deux. »

Il avait peur pour elle. Il ne fallait pas qu'on les voie davantage ensemble. Il avait songé à la cacher sur son bateau, mais les tueurs en connaissaient déjà peut-être l'existence. Il n'avait pas eu à réfléchir longtemps pour savoir qui les avait guidés : Hamilton Price-Lynch. Il se rappela ses menaces voilées lorsqu'il avait refusé d'entrer dans son jeu et fut submergé par le désir de lui serrer le cou, de lui taper la tête contre un mur jusqu'à ce qu'elle éclate !

« Ne bouge pas… »

Il se rendit au bar, demanda un taxi et revint la prendre dans ses bras. Elle tremblait.

« Ne t'inquiète pas. »

Elle s'accrocha à lui, ignorant les regards goguenards d'un groupe de jolis garçons fascinés par ce si bel homme qui perdait son temps avec une femme…

« Je t'aime, Terry… Je t'aime… » murmura-t-il dans ses cheveux.

Il fut abasourdi d'avoir prononcé ces mots malgré lui : il ne les avait jamais dits à personne.

« Alan… Alan… répondit-elle en écho… Je t'aime !…

— Hé, Monsieur ! Votre taxi !

— Va ! » dit Alan.

Une dernière pression de la main, un long regard craintif, étonné… Elle s'engagea sur l'escalier de bois conduisant de la plage à la Croisette.

Alan attendit quelques secondes, escalada les marches à son tour et partit au pas de charge vers le Majestic, les lèvres serrées sur sa rage contenue, le visage blême, les poings crispés.

« Ma clef ! aboya-t-il en direction du concierge.

— Un de vos amis vient de la prendre, monsieur.

— Comment ?

— M. Bannister, de New York. Nous avons tout fait pour l'en empêcher, mais il s'est mis en caleçon dans le hall.

— Bannister ! »

Les événements allaient si vite depuis quelques heures qu'il l'avait complètement oublié !

« Alan, où étiez-vous passé ? »

Sarah se collait contre lui, lui pétrissait le bras.

« Je vous cherche partout ! Je vous attends depuis une heure de l'après-midi. Vous m'avez posé un lapin ! »

Il dut se maîtriser pour ne pas hurler, se dégager avec douceur.

« Excusez-moi, Sarah, j'ai eu un empêchement… Désolé, il faut que je monte…

— Je vais avec vous !

— C'est impossible ! Un ami m'attend.

— Qu'il attende ! J'ai à vous parler !

— Sarah, vraiment, je ne peux pas !

— Alan, c'est très important !

— Plus tard, Sarah, tâchez de comprendre ! »

Il tourna les talons et se précipita vers les ascenseurs. Elle courut derrière lui. La cabine vomit trois énormes chiens tenus en laisse par une petite fille.

« C'est urgent, Alan ! Il s'agit de ma vie, de la vôtre !… »

Il se retrouva empêtré par la laisse, pris en sandwich par les chiens, Sarah et la petite fille. Au même instant, Marina, qui arrivait du Palm Beach, fit son entrée dans le hall. Abasourdie, elle reconnut Alan se débattant dans un tourbillon de molosses et de jupes. Sans même prendre le temps de se demander par quel miracle il se trouvait là, elle fonça vers lui, repérée elle-même par Arnold Hackett qui sortait du bar où il s'était morfondu pendant des heures à surveiller sa fenêtre. Oubliant son âge, sa dignité, sa position sociale et sa qualité d'homme marié respectable, il se rua à ses trousses.

Entre-temps, les chiens traînaient joyeusement la petite fille allongée de tout son long sur le dallage de marbre, tandis que Marina et Hackett se cassaient le nez sur les portes d'acier qui se refermaient sur Alan et Sarah.

« Alan ! M'accorderez-vous au moins une seconde ?

— Non !

— Alan !

— Non, non, et non ! Fichez-moi la paix !

— Mufle ! Je parlerai quand même ! »

La petite fille avait joué avec tous les boutons d'étage. L'ascenseur s'arrêtait à chaque palier. Alan la maudit.

« Je vais vous épouser, vous m'entendez ? »

Alan s'appuya contre la cloison.

« Qu'est-ce que vous dites ?

— Vous et moi, on se marie ! »

Et comme il restait pétrifié, elle ajouta :

« Maman est au courant. »

Cinquième étage.

« Sarah, vous êtes complètement folle !

— Oui, de vous ! Vous n'aurez à vous occuper de rien ! Mes avocats établiront les contrats ! Nous passerons notre lune de miel où vous voudrez ! »

Sixième étage…

« Alan… Je sais que je suis impulsive… C'est la première fois que j'ai envie de me marier…

— Je refuse !

— Ce sera merveilleux…

— Jamais ! »

Septième étage. Les portes coulissèrent. Celles du deuxième ascenseur aussi, d'où jaillirent Arnold et Marina.

« Marina ! J'ai droit à des explications !

— Oh ! la barbe. Il faut toujours tout vous expliquer ! »

Elle se figea :

« Alan ! »

Les deux ascenseurs repartirent vers le rez-de-chaussée, les abandonnant tous quatre sur le palier.

« Marina ! s'écria Alan.

— Comment allez-vous, Sarah… lança courtoisement Arnold.

— Alan, qui est cette femme ? jeta Sarah.

— C'est Marina, s'affola Alan qui ne savait plus où donner de la tête.

— Bonjour, monsieur », dit avec froideur Arnold à Alan.

Marina se jeta au cou d'Alan et l'étreignit, oubliant dans sa surprise de le revoir à Cannes, qu'elle l'avait abandonné quelques jours plus tôt à New York.

« Mais qu'est-ce que tu fais là ? C'est incroyable ! Tu sais, avec Harry, c'est fini !

— Alan, je vous prie de me présenter, articula Sarah sur un ton glacial.

— Marina, voici Sarah… Sarah, Marina…

— D'où la connaissez-vous ? s'enquit Arnold Hackett avec méfiance.

— Tu l'entends, Alan ? » dit Marina.

Elle se retourna vers Hackett avec colère :

« Puisque vous voulez le savoir, on vivait ensemble !

— Alan, c'est vrai ? demanda Sarah.

— Écoutez !… dit Alan à la cantonade. Ecoutez-moi bien !… »

Il prit son souffle pour prononcer des paroles définitives. Elles lui firent défaut : c'était trop compliqué. Il gicla soudain dans le couloir et tambourina fébrilement à la porte de son appartement.

« Alan ! crièrent ensemble Marina et Sarah en s'élançant à sa poursuite.

— Samuel ! Ouvre-moi ! Ouvre ! cria Alan. C'est moi !

— On ne m'a jamais traitée comme ça, Alan ! glapit Sarah.

— Laissez-le tranquille, espèce de cinglée ! intervint Marina en tirant Sarah par la manche.

— Vous, fermez-la ! ne touchez pas à mon fiancé !

— Marina, tonna Hackett dont les nerfs craquaient, je vous somme de me dire…

— Foutez-moi la paix, vieux schnock ! »

La tête hébétée de Samuel Bannister se découpa dans l'encadrement de la porte. Il avait pour tout vêtement son caleçon et une chaussette, et ressemblait à un boxeur sonné à sa descente du ring. Alan le bouscula, suivi par tous les autres qui s'insultaient en essayant de l'agripper. Il reçut un choc : allongée et béate sur la moquette, entièrement nue, la duchesse de Saran, les cheveux en désordre, le corps bleui d'hématomes, les saluait de la tête avec la même infinie distinction que si elle eût été installée sur le trône de France pour donner audience à ses vassaux.

« Samuel ! » s'étrangla Alan.

Bannister écarta piteusement les bras en signe d'impuissance :

« Je te le jure sur la vie de Christel, Alan… »

Il désigna la duchesse d'un menton accusateur et laissa tomber en détournant les yeux :

« Elle m'a violé ! »

Une expression hagarde sur le visage, Alan se tordit les mains.

« Je suppose que vous connaissez mon excellent ami Samuel Bannister… Sammy, Marina, que tu as déjà rencontrée. M. Arnold Hackett… Mlle Sarah Burger… »

Bannister, mâchoire décrochée, encaissait chacun des noms cités comme autant de coups de poing à l'estomac. Alan lui désigna là duchesse qui remettait paisiblement sa robe.

« La duchesse de Saran…

— Comment allez-vous ?… » bredouilla Samuel.

Arnold Hackett se cassa immédiatement en deux.

« Mes hommages, madame la duchesse ! Je suis impardonnable ! Je ne vous avais pas vue ! »

Mandy lui tendit distraitement sa main à baiser.

« Alan, j'attends votre réponse ! exigea Sarah.

— Qu'est-ce qu'elle t'a demandé ? ironisa Marina.

— Alan, je vous parle !

— J'ai le droit de savoir ce que vous faisiez avec cet Arabe ! intervint Hackett en fustigeant Marina du regard.

— J'ai pris un bain de champagne !

— Alan, implora Bannister, est-ce que je peux avoir quelque chose à boire ? Quelque chose de fort… »

On gratta à la porte restée entrebâillée.

« Alan… »

Apparut Nadia Fischler, radieuse. Ignorant la-présence des autres, elle embrassa fougueusement Alan à pleine bouche.

« J'ai tout regagné, chéri ! Voilà ton argent ! »

Elle brandit sous son nez une enveloppe. Alan voulut s'en emparer. Elle la retira vivement.

« A une condition !… Donne-moi ta parole que tu assisteras ce soir à ma fête… Je pends la crémaillère de ma nouvelle propriété… La Volière… Vous êtes tous mes invités ! lança-t-elle avec un geste large. Promis ?

— Je ne peux pas, Nadia !

— Il y a combien dans l'enveloppe ? souffla Bannister à Alan.

— 800 000 dollars ! répondit triomphalement Nadia.

— Il viendra ! cria Samuel.

— Je veux que ce soit gai, que ce soit fou ! enchaîna Nadia en glissant l'enveloppe dans la ceinture d'Alan. La nuit des oiseaux ! On va planer ! Ce soir… Minuit ! La Volière… Cap d'Antibes ! »

« Sortez tous ! hurla Alan. Sortez ! »

Il repoussa fermement Sarah qui s'accrochait à lui.

« Moi aussi ? demanda Bannister en retenant son caleçon d'une main.

— Qu'est-ce que tu es nerveux ! reprocha Marina.

— A tout à l'heure, chéri… dit Sarah en prenant la porte d'elle-même. Je vais faire publier les bans. »

Hackett s'effaça pour laisser passer Mandy de Saran, impériale, et courut de toute la vitesse de ses petites jambes à la poursuite de Marina.

Alan referma la porte, poussa le verrou et s'adossa contre le battant, bouche ouverte, haletant. L'air égaré, il dévisagea longuement Samuel en silence.

« Alan !… Ça ne va pas ?… Alan ! Où vas-tu ?

— Tuer un homme », jeta Alan en l'écartant.

Bannister le plaqua contre le mur.

« Tu vas d'abord me dire ce qui se passe dans cette maison de fous !

— Et toi, ce que tu fichais en caleçon dans le hall !

— Écoute… »

Alan se cacha le visage dans les mains.

« Le bar est là… Il y a du scotch… Sers-moi à boire… »

Samuel s'exécuta. Verre en main, Alan se laissa choir sur la moquette. L'œil dans le vague, il se mit à raconter son histoire d'une voix saccadée.

« Tu es toute blanche ! Tu n'es pas malade ?

— Je vais très bien, Lucy.

— On ne dirait pas. Tu l'as vu ?

— On a passé la journée ensemble dans le bateau des Mac Dermott.

— Raconte ! C'était bien ?

— Une journée parfaite, dit Terry en détournant les yeux.

— J'ai vu des types de la bande. Il paraît qu'ils ont passé une soirée formidable ! Ils ont fait une virée à Cannes et à Monte-Carlo. Ils ont tout cassé dans les casinos. Epique ! Ce soir, on va tous à la Siesta. Tu viendras ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Alan doit venir me prendre.

— Dis donc, ça devient sérieux ! Tu es amoureuse ? »

Terry s'absorba dans la lecture du Journal d'Anaïs Nin couvrant la période 1947–1955.

« Tu es mordue ? » insista Lucy.

Sans lâcher son livre, Terry laissa tomber un sucre dans la tasse de Nescafé qu'elle s'était préparée. Elle se mit à tourner la cuiller pour écraser le sucre. A côté de la tasse. Sur la toile cirée de la table.

« Qu'est-ce qui te fait penser ça ? » dit-elle.

Bannister en était à son sixième whisky. Alan à son second. Avec ce qui l'attendait, il avait besoin de garder les idées claires.

« Donne-m'en un autre, dit Samuel.

— Tu as envie de te soûler ? demanda Alan.

— Non. Mais je suis déconcerté. Je ne te reconnais plus. J'ai l'impression que tu es devenu quelqu'un d'autre.

— Crois-tu qu'on puisse vivre trois jours dans ce milieu et rester innocent ? A New York, j'étais enfermé dans mon petit boulot, je rêvais, je ne savais pas. Je croyais que le travail était un moyen de mieux vivre. J'étais un mouton parmi les moutons, je les trouvais honnêtes, gentils. Pauvres et gentils… Je n'avais jamais vu de près les loups à l'œuvre ! La curée ! C'est à qui arrachera un morceau de viande à l'autre !

— Tu imagines qu'ils sont plus heureux ?

— Tu as passé vingt-cinq ans à te faire botter le cul pour finir vidé comme un malpropre et tu viens me parler de bonheur ! On n'a qu'une vie, Sammy ! Personne ne la vit à ta place ! Ce matin encore, je voulais tout laisser tomber, rentrer dans le rang, mendier une autre petite place bien peinarde à New York, à 1 500 dollars par mois… Ce qui prouve que j'étais aussi bête que toi ! Puis, il y a eu ce type, Larsen. Je te jure, Sammy, que je n'y croyais pas ! Quand j'ai vu que ça marchait, j'ai su que tout était possible !

— Peut-être, mais moi, je dors tranquille.

— Parce que tu es déjà mort ! Socialement, financièrement, sexuellement ! Tu prends ta résignation pour de la vertu ! Cette femme que tu as baisée dans mon propre lit, depuis quand avais-tu sauté la pareille ?

— Christel me suffit.

— Menteur ! Simplement, tu n'avais jamais osé ! »

Bannister secoua la tête avec embarras, retira ses lunettes et en essuya la buée.

« C'est vrai. Mais de là à agir comme tu vas le faire !…

— On a essayé de m'assassiner, bourrique ! Tout le monde a voulu m'avoir ! Tu espères que je vais passer l'éponge ?

— Enfin ! s'indigna Samuel, mets-toi à ma place ! Je vois partir un type cassé qu'on vient de mettre à la porte, et cinq jours plus tard, je retrouve un intermédiaire en trafic d'armes qui joue les nababs dans un palace de la Côte d'Azur, qui fait la fine bouche devant l'héritière de la plus grosse banque privée des États-Unis, qui veut avaler les soixante mille salariés de la firme qui l'employait et mettre la Burger sur la paille ! Comment veux-tu que je n'aie pas le vertige ?

— C'est toi qui m'as poussé ! Tout ce que tu me reproches, c'est toi qui m'as demandé de le faire ! Tu as oublié ?

— C'étaient des mots.

— « Chômeur », c'est un mot ? Et ma dépouille dans du formol à la morgue de Cannes, un mot ? Tu aurais peut-être préféré organiser la collecte pour ma couronne mortuaire auprès des chers collègues de bureau ! Je vois la scène d'ici ! Cinq minutes de larmes de crocodile sur ce pauvre Alan Pope et une cuite monstre au Romano's !

— Tu me flanques la trouille, Alan.

— Il ne fallait pas me coller tes propres idées dans la tête ! Ham Burger est un salaud ! Hackett en est un autre ! Tu voudrais que je les ménage après ce qu'ils nous ont fait ? C'est raté, Sammy ! Plus de cadeaux ! J'ai été à bonne école ! »

Samuel allait répondre, il le coupa.

« Assez de mots ! Des actes ! »

D'un doigt nerveux, il forma trois chiffres sur le cadran du téléphone.

« Hamilton Price-Lynch ?… Alan Pope. Je veux vous voir immédiatement dans le hall… Entendu, j'arrive. »

Il se tourna vers Bannister.

« Arrête la picole et ne bouge pas d'ici. Je reviens ! »

Ham Burger crispa ses doigts sur le combiné.

« Comment, qu'est-ce que vous dites ?

— L'affaire n'a pas réussi », répéta Cesare di Sogno. Hamilton jeta un regard anxieux sur la porte : plus que jamais, il était à la merci de Pope. A moins d'être stupide, il devait déjà avoir compris d'où venait le coup. « Il faut réussir !

— Mes collaborateurs sont en train de mettre au point une deuxième tentative.

— Si elle a autant de succès que la première !

— Je fais ce que je peux.

— Tâchez de faire davantage ! Je veux que tout soit liquidé avant ce soir ! »

Sa voix s'était chargée de menace. Il tenait di Sogno, et cette ordure savait qu'il le tenait. Mais engagé comme il l'était, qui tenait qui ?

« Je m'en occupe, dit Cesare. Ça va marcher.

— Je vous le souhaite ! »

Hamilton raccrocha, hors de lui.

« A qui téléphonais-tu ? »

Il sursauta et aperçut Emily qui était entrée dans le salon sans qu'il l'entende.

« Une erreur… »

Elle le fixa de ses yeux soupçonneux.

« Où as-tu passé la journée ?

— Je t'ai cherchée. Je suis allé au Palm Beach, à la plage du Carlton, à la Sportive, au Canto… Je suis rentré.

— Tu as l'air inquiet ?

— Pas du tout, tout va très bien ! »

Elle eut le petit sourire sournois qu'elle arborait pour annoncer les catastrophes.

« J'ai des ennuis avec Sarah. De très gros ennuis ! »

Tous les déboires provenant de Sarah ne pouvaient que réjouir Hamilton. Néanmoins, il fronça le sourcil et afficha une mine préoccupée.

« Ne fais pas semblant d'être attristé, dit Emily avec un soupçon de mépris, je sais que tu es ravi ! Malheureusement, tu es concerné aussi. Figure-toi qu'elle s'est mis en tête d'épouser Alan Pope ! »

Hamilton sentit le sang se retirer de son visage. Le téléphone sonna. Il ne fit pas un mouvement.

« Qu'est-ce que tu attends ? Décroche ! » ordonna Emily.

Il s'empara du récepteur avec la même hésitation que s'il eût été brûlant.

« J'écoute… Oui, c'est moi. »

Son visage s'affaissa. Emily l'interrogea des yeux.

Il lui renvoya un signe agacé.

« Quand ?… Où ?… Parfait. Je descends. »

Il reposa l'appareil et lâcha, sans oser la regarder :

« Alan Pope. Il veut me voir tout de suite en bas.

— J'y vais !

— Emily, tu n'y penses pas !

— Je saurai mieux parler que toi à un gigolo ! Après tout, Sarah est ma fille ! »

Comme si Pope avait voulu lui parler de sa fille alors qu'il ne cherchait qu'à avoir sa peau ! Il réprima son envie de lui taper dessus, lui sourit et prononça d'une voix calme :

« Voyons Emily… Un peu de classe. Laisse-moi encaisser le premier choc. Quand je l'aurai entendu, nous aviserons et tu pourras agir. D'accord ?

— Ne sois pas long », dit-elle d'une voix sèche.

La moitié du hall du Majestic était louée par des joailliers qui présentaient les plus belles pièces de leurs collections dans des vitrines blindées. Avec soulagement, Ham Burger compta une douzaine de gaillards athlétiques facilement repérables à la bosse qui gonflait leur veston et à leur souci de ne dévisager personne en particulier. On les engageait le temps de la saison pour veiller sur ces merveilles.

Alan Pope était déjà là, installé dans un fauteuil bleu canard sous un palmier en pot. S'il voulait le tuer sur place, les gorilles ne lui en laisseraient peut-être pas lei temps.

« Asseyez-vous, monsieur Price-Lynch. »

Ham Burger s'exécuta du bout des fesses, prêt à plonger si Alan sortait une arme.

« Est-ce que votre proposition tient toujours ?

— Vous avez changé d'avis ? questionna Price-Lynch avec méfiance.

— J'ai réfléchi. Je me demande si je ne vais pas vous rendre le service que vous avez sollicité. Mais pas à vos conditions. »

Hamilton se détendit légèrement : il ne faisait pas allusion à Sarah, pas davantage à l'attentat.

« Je vous écoute.

— Vous m'avez offert 100 000 dollars. J'en veux 200 000. »

Le cœur de Ham Burger bondit d'espoir.

« C'est beaucoup d'argent, monsieur Pope.

— Il ne m'appartient pas d'en juger, monsieur Price-Lynch. »

La paie de la Hackett avait lieu le lendemain, 28 juillet. Les minutes étaient comptées. Il se jeta à l'eau.

« Supposons que j'accepte.

— Je ne traite pas une affaire avec des suppositions, monsieur Price-Lynch. Dites-moi oui ou non. »

Hamilton feignit d'être en proie à un grand trouble intérieur.

« Vous me mettez le couteau sur la gorge… lâcha-t-il dans un soupir.

— Quand me verserez-vous cet argent ?

— La moitié dès que nous nous serons mis d'accord. L'autre moitié à la fin de l'exécution. Il va d'abord falloir que je vous fasse verser de nouveau les 2 millions de dollars que je vous avais transférés. Bien entendu, après votre refus de ce matin, j'avais donné des instructions pour qu'on les retire de votre compte.

— Bien entendu. A quelle banque avez-vous l'intention de me virer mes 200 000 dollars ? »

Ham Burger le regarda, une expression choquée sur le visage.

« Mais à la mienne. A la Burger ! »

Alan secoua fermement la tête de droite à gauche.

« Non, non, non, monsieur Price-Lynch. Je n'ai aucune confiance dans une banque dont l'ordinateur n'est pas fiable. Pas davantage d'ailleurs en un banquier qui trahit son meilleur client. Par conséquent, je liquide mon compte chez vous. Vous voudrez bien m'adresser la somme à la First National. Maintenant, vous allez m'expliquer de A à Z le mécanisme de l'opération. Après quoi, vous me direz exactement ce que vous attendez de moi en contrepartie de vos 200 000 dollars. Je vous écoute. »

L'œil rond de stupéfaction, Ham Burger observa un long silence. Puis, il croisa ses mains sur ses genoux et commença à parler.

CHAPITRE 26

« Alors, Murray, où en sommes-nous ?

— Tout va parfaitement bien, monsieur Hackett !

— Les licenciements, pas trop de remous ?

— Très salutaires, monsieur Hackett. Malgré les vacances, le rendement n'a jamais été aussi élevé !

— Bien, bien… dit Hackett. Nous sommes le 28 demain. Tout est prêt pour l'échéance ?

— J'ai rendez-vous à neuf heures avec Abel Fischmayer, monsieur Hackett. Comme d'habitude. A ce propos, je dois vous signaler qu'il m'a appelé hier. Il voulait des renseignements sur un de nos employés mis à pied…

— Nous ne sommes pas une officine de police ! » s'emporta Hackett.

L'attitude ingrate de Marina lui restait en travers de la gorge. Pas une privauté, pas un mot gentil, pas un remerciement, rien ! Si Poppie avait été à Cannes, elle aurait passé ses journées agenouillée devant lui, à l'écouter, à le boire des yeux. Elle ne se serait pas affichée avec un Arabe !

« Vous n'avez pas à répondre aux questions concernant l'entreprise !

— Justement, monsieur Hackett, je…

— Taisez-vous ! Vous avez bien dit Fischmayer ? Je vais immédiatement en référer à Ham Burger !

— Bien, monsieur Hackett.

— Et n'approuvez pas comme un perroquet tout ce que je vous dis ! J'aime les collaborateurs qui ont leur franc-parler ! J'aime qu'on me résiste, pour le plus grand bénéfice de la Hackett !

— Monsieur Hackett…

— Il suffit que je parte huit jours pour que tout dégénère ! Méfiez-vous, Murray ! Ne prenez pas le risque de gâcher mes vacances ! »

Il raccrocha brutalement. Il était en peignoir, sur la terrasse, attablé devant un club sandwich qu'il n'avait pas touché et dont la mayonnaise commençait, sous l'effet de la chaleur, à filtrer sournoisement d'entre les tranches de pain. Victoria était chez le coiffeur. Il aurait pu prendre du bon temps avec Marina. Il observa ses fenêtres pour la centième fois. Elles étaient grandes ouvertes. Il n'y avait personne dans la chambre. Peut-être la verrait-il ce soir, à la fête que donnait cette femme aux yeux violets, Nadia Fischler.

Ils se regardaient comme deux idiots, n'arrivant pas à décrocher leur regard l'un de l'autre, incapables de bouger, de parler. Par la fenêtre ouverte, leur parvenaient les piaillements suraigus des hirondelles, des bribes de conversations tenues par des commères dans la rue, une odeur de safran et de beignets s'échappant du restaurant.

« J'avais peur que tu ne reviennes plus », dit Terry.

Alan fit les deux pas qui la séparaient d'elle, la prit doucement dans ses bras, enfouit la tête dans ses cheveux, en respira profondément le parfum.

Ils demeurèrent collés l'un à l'autre, debout, deux naufragés se retrouvant dans l'île intime d'une chambre close. Il sentait contre sa poitrine le relief troublant de ses seins et, sous sa main, la courbure douce et ferme de sa hanche.

« J'ai eu si peur… murmura-t-elle.

— C'est fini, Terry. »

Il eut envie de lui dire des choses dingues, définitives, des mots qu'il avait toujours cru débiles quand d'autres que lui les avaient prononcés. Elle le sentit.

« Dis-moi, Alan… Parle-moi… J'ai besoin de t'entendre. Je veux savoir si tu ressens la même chose que moi…

— Oui.

— Aussi fort ?

— Oui.

— Raconte-moi… Dis-moi… »

La boule qui lui mangeait la gorge l'empêcha de répondre. Il la serra plus fort contre lui.

« Dis-moi, Alan…

— Je ne suis pas préparé à ce qui m'arrive.

— Moi non plus. Ça me flanque la frousse.

— Je n'aurais pas cru que les choses se passeraient comme ça… J'imaginais que j'allais te sauter dessus et te dévorer toute crue… C'est autre chose. »

Elle le fixa d'un regard qu'il ne lui avait jamais vu, fit passer sa blouse par-dessus sa tête et entreprit de lui déboutonner sa chemise. Contre sa peau, il sentit la tiédeur de la pointe de ses seins. Il les caressa du bout des doigts, le corps hérissé de brefs frissons glacés, submergé d'un désir qui lui coupait le souffle, d'une envie éperdue de la garder, de la protéger, de boire son odeur sur chaque centimètre carré de sa peau. Il la souleva dans ses bras, la porta jusqu'au lit recouvert de patchwork. Les pupilles agrandies, comme droguée, elle ne le quittait pas des yeux. Ils furent allongés l'un contre l'autre.

« Je veux que tu me regardes, dit-elle. Que tu me regardes tout le temps. »

Leurs langues se touchèrent. Dans ses yeux démesurément dilatés, il fut bouleversé de voir le reflet de l'onde monstrueuse de plaisir qui les faisait basculer à des millions d'années-lumière, sur une planète inconnue, sans dimension et sans durée.

Que faire ? Lancer l'O.P.A. sans avoir la certitude que Pope survivrait relevait du suicide. Or, di Sogno n'avait pas été capable jusque-là de retrouver les hommes de main lancés à sa poursuite. Par ailleurs, attendre une heure de plus pour agir condamnait irrémédiablement l'opération. Dans cette course contre la montre, Hamilton décida de jouer sur la seule petite lueur d'espoir qui subsistait : Pope était toujours vivant, aussi introuvable que les tueurs qui le traquaient. Il appela Fischmayer pour mettre la machine en route.

« Abel ? Price-Lynch à l'appareil. »

Il se racla la gorge pour chasser de sa voix les doutes qui auraient pu la faire chevroter et prit son ton hargneux et sec de banquier autoritaire.

« Je suis très pressé, Abel. Je vous serai reconnaissant de m'épargner vos questions. Vous allez simplement exécuter point par point ce que je vous demande. D'accord ?

— Je vous écoute, lâcha Fischmayer avec réticence.

— Parfait, prenez note. La Burger lance une O.P.A.

— Contre qui, monsieur ?

— La Hackett. »

Long silence…

« Vous m'entendez, Abel ?

— Pourriez-vous répéter, monsieur Price-Lynch ?

— Nous lançons une O.P.A. contre la Hackett ! Vous êtes sourd ?

— Mais c'est notre meilleur client !

— Fischmayer, s'étrangla Hamilton, vous avez fait une très belle carrière chez nous ! Ma femme et moi avons même envisagé de vous promouvoir à la direction générale. Si le poste ne vous intéresse pas, dites-le tout de suite !

— Monsieur Price-Lynch, vous savez très bien que je ne pense qu'aux intérêts supérieurs de la Burger…

— La Burger, c'est moi ! Tâchez de ne plus l'oublier, Fischmayer !

— Bien, monsieur.

— A combien se monte le découvert de la Hackett ?

— Comme d'habitude… Une quarantaine de millions de dollars…

— Qui se décomposent ?

— Diverses créances, des factures de fournisseurs, des échéances à long terme… La Hackett a fait d'énormes investissements ces temps derniers…

— Et la paie que nous devons assurer demain ?

— Quarante millions.

— Ce qui revient à dire que demain soir, la Hackett sera débitrice envers nous de 80 millions ?

— Exactement. Permettez-moi d'ajouter que cette position est tout à fait normale.

— Merci de me le préciser, Fischmayer ! grinça Hamilton. Dans les créances encore impayées, en avez-vous une dans les 500 000 dollars ?

— Très probablement.

— Rachetez-la immédiatement pour le compte d'Alan Pope.

— Avec quel argent, monsieur Price-Lynch ? s'enquit Abel d'une voix pincée et réprobatrice.

— Le client pour lequel j'opère a déposé 130 millions à la Chase Manhattan. Faites-les virer chez nous. La somme est destinée à racheter 6 500 000 titres sur les 10 millions en circulation. Les titres Hackett cotent actuellement 20 dollars. Vous avez de quoi payer comptant tous les porteurs qui se présenteront. Vous êtes toujours là ?

— Oui, oui…

— Quelque chose qui ne va pas, Abel ?

— Monsieur Price-Lynch, se révolta Fischmayer, cette O.P.A. est impossible ! Arnold Hackett possède à lui seul 60 p. 100 des parts de sa propre firme ! Même si tous les actionnaires se présentaient à nos guichets, ce qui est loin d'être sûr, en aucun cas votre client ne deviendrait majoritaire !

— Vous me prenez pour un imbécile, Abel ?

— Croyez-vous que Hackett soit assez fou pour se dessaisir de ses propres actions et perdre le contrôle de son affaire ?

— Fishmayer, je ne tolérerai pas qu'un de mes collaborateurs me mette des bâtons dans les roues ! Vous n'avez pas assez d'éléments d'appréciation pour vous mettre dans la peau de Hackett et penser à sa place ! Moi, je les ai ! Allez-vous, oui ou non, exécuter mes ordres ?

— Pardon, monsieur Price-Lynch.

— Je vais vous dicter le texte-annonce de l'O.P.A. Sitôt que j'aurai raccroché, vous en inonderez la presse, les quotidiens, les feuilles financières, la radio, la télé ! Tout doit se mettre en branle demain matin à la première heure ! Vous prenez ?

— Je vous écoute. »

Hamilton lut ce qu'il avait griffonné sur un bloc quelques instants auparavant.

— « La banque BURGER TRUST LIMITED offre de racheter toutes les actions en circulation de HACKETT CHEMICAL INVESTMENT au prix de 20 dollars l'action. Cette offre n'est valable que si le nombre des titres déposés à la BURGER TRUST LIMITED à la date clôture du 3 août atteint le nombre de 6 500 000 titres. »

A plus de cinq mille kilomètres, Hamilton perçut le soupir résigné de Fischmayer.

« Que dois-je dire aux membres du conseil d'administration, monsieur Price-Lynch ?

— Rien ! Laissez-les dormir ! Quand ils se réveilleront, nous en aurons terminé depuis longtemps ! A qui avez-vous affaire, demain, pour la paie ?

— Olivier Murray.

— Alors, écoutez bien ce que vous allez lui dire… »

Il l'expliqua longuement, malgré l'indignation croissante manifestée par Fischmayer à mesure qu'il comprenait le secret de l'opération. Quand il reposa enfin le combiné, il était en nage. Il s'épongea le front avec un foulard d'Emily abandonné sur un fauteuil. Les dés étaient jetés !

D'ordinaire, après l'amour, il avait besoin d'un temps mort, d'un temps de solitude. Il lui était même arrivé d'avoir envie de jeter au bas du lit une partenaire de rencontre, pour qu'elle s'en aille plus vite. Il apprit avec Terry ce qu'il ignorait encore : on pouvait désirer une femme avant, pendant, après, sans interruption aucune, même s'il n'y avait aucun contact physique, avoir simplement envie qu'elle soit là pour la respirer, la sentir, l'écouter, entendre son silence. La nuit avait succédé au jour dans la petite chambre, les heures avaient passé, les bruits et les odeurs avaient changé de nature et Alan, enlacé contre elle, ne s'était jamais senti aussi libre, aussi léger. Une espèce d'accord total entre ses sens et les choses, l'harmonie parfaite de chaque seconde, qu'elle eût été consacrée à la découverte émerveillée du corps de Terry, à la frénésie qui les avait jetés l'un sur l'autre en une roulade éperdue, ou aux temps de respiration lui permettant d'embrasser l'intensité qui venait d'être, d'imaginer la frénésie qui allait venir.

« Terry…

— Oui…

— Tu vas enfiler une robe et venir avec moi.

— Où ?

— Une soirée dans une propriété. Nous en aurons pour une heure à peine. J'ai promis. »

En quelques heures, il avait renvoyé Mabel, Marina et tant d'autres dans les limbes de l'oubli. Avant elle, aucune autre n'avait existé. Il eut peur de s'avouer qu'après elle, ou sans elle, il n'y en aurait point d'autre, le vide froid d'un espace sans vie. La concentration qu'elle avait mise à être à lui, toute, entière, sans aucun creux qu'il ne pût atteindre, qu'elle ne lui offrît avant même qu'il en devinât l'existence, l'avait presque effrayé. Un plongeon infini dans une spirale dorée parsemée de pointes de lumière chatoyante, avec, comme repère dans ce naufrage bienheureux qui les projetait hors d'eux-mêmes, la balise de leurs yeux grands ouverts rivés l'un à l'autre.

« Je suis si bien, Alan.

— Quelle heure est-il ?

— Je ne sais pas.

— Je dois y faire un saut avant le départ du dernier invité. Viens !

— Non, je t'attendrai. Je ne veux même pas voir les autres en train de te regarder.

— Moi, j'ai envie qu'on te voie. Je veux te montrer.

Nous reviendrons très vite. C'est une joueuse, Nadia Fischler. Elle vient d'avoir un geste formidable pour moi. Je lui ai donné ma parole. Tu rencontreras des dingues. Ils seront habillés en oiseaux. Ne les juge pas, ils n'ont pas la chance de te connaître. Que veux-tu qu'ils fassent d'autre ? »

Il devina son sourire dans l'obscurité, repartit à la charge.

« Une race que tu ne connais pas, le Gotha de la Côte. J'en ai même rencontré qui n'étaient pas tout à fait pourris. »

Du bout des doigts, elle suivit le contour de ses lèvres.

« Je t'attendrai, Alan.

— Je t'assure que tu t'amuseras ! Tu n'as aucune idée de ce que c'est !

— Pars… Pars vite… Plus vite tu t'en iras, plus vite tu reviendras.

— Tu m'en veux ?

— J'ai envie que tout le monde soit heureux.

— Tu me jures de ne pas bouger ?

— Où veux-tu que j'aille ?

— Tu ne descendras même pas de ton lit ?

— J'en serais incapable ! »

Il se mit debout, alla regarder la nuit par les fentes des volets, eut envie de lui confier ses projets. Il ne voulait plus la quitter. Jamais. Il le lui dirait à son retour. Au regard de l'éternité, que représentait une heure de plus ou de moins ?

On entrait par un vaste portail de chêne grand ouvert. Les quatre gardes se contentaient de dévisager les invités dont les chauffeurs arrêtaient un instant les voitures. De place en place, des torches de résineux balisaient l'allée conduisant au corps de bâtiment qu'on ne pouvait apercevoir qu'après cinq cents mètres de trajet entre des serres, des massifs de fleurs, des arbres exotiques aux essences rares qui embaumaient la nuit de leur parfum entêtant. Armés de torches, des employés dirigeaient les nouveaux venus vers les rares terre-pleins où un véhicule pouvait encore se garer. Partout, dans les allées s'enfonçant dans l'obscurité, luisait sourdement l'éclat des chromes des carrosseries.

Hadad descendit de sa Cadillac.

« Restez devant le perron, je ne serai pas long », lança-t-il à son chauffeur.

Il fut enveloppé par la musique de dix orchestres venant d'endroits et de distances différents, une rumeur d'éclats de voix, de rires haut perchés. Il vit passer devant lui un dindon de deux mètres poursuivi par une poule faisane et songea que les invités de Nadia Fischler s'amusaient bien avec son argent.

Trois hôtesses le saisirent par le bras pour le tirer dans le hall d'entrée transformé en vestiaire.

« Quel genre d'oiseau aimeriez-vous être ?

— Un faucon », fit une voix.

Hadad se retourna et aperçut un mirifique oiseau de paradis paré de mille plumes rutilantes : Nadia ! Il s'empara de la main qu'elle lui tendait avec réticence, la baisa galamment.

« Je vous félicite pour la façon exquise dont vous gérez mes capitaux.

— Ce ne sont plus les vôtres, dit Nadia avec froideur, mais les miens.

— Pour combien de temps, chère Nadia ?

— Aussi longtemps que j'aurai en face de moi des adversaires dont les nerfs craquent.

— Me détestez-vous autant parce que vous êtes juive et que je suis arabe ? »

Des mains expertes accrochaient à son crâne une tête de faucon.

« Ça vous flatterait, rétorqua Nadia avec un sourire éblouissant. Il s'agit d'une simple raison épidermique : je ne vous aime pas. »

Hadad lui rendit son sourire.

« J'ai horreur qu'on m'aime. Je ne sais pas recevoir. J'aime prendre.

— Venez donc prendre un verre.

— Du moment que vous ne me l'offrez pas, avec plaisir. »

Il franchit le seuil sur ses talons et plongea dans un univers baroque de volière en folie, dans un vacarme de caquetages, de gloussements, de piaillements. A sa vue, une grosse blonde en tourterelle feignit de prendre la fuite avec des roucoulades effrayées :

« Ciel ! Un faucon ! »

Il était deux heures du matin. Tout le monde était ivre. Des échassiers, verre en main, dansaient avec des pondeuses Leghorn décoiffées, un vautour embrassait à pleine bouche une faisane, un pélican, entouré de poussins de Brahmapoutra, racontait une histoire salace, une perruche gisait sur un divan dans les bras velus d'un cacatoès, une perdrix poursuivait en hurlant de rire un cygne noir :

« Je suis ta Léda ! Ne t'en va pas ! »

Des dizaines de serveurs au crâne de moineau se faufilaient parmi les invités. Ils avaient reçu l'ordre de leur servir à boire sans qu'ils eussent à se rendre aux buffets qui parsemaient l'immense salon de réception. Toute une paroi de la façade opposée à l'entrée n'était qu'une baie vitrée de huit mètres de long s'ouvrant sur des pelouses illuminées à giorno par des projecteurs camouflés dans les arbres. Elles descendaient en pente douce jusqu'à la mer entre deux allées de pins séculaires dont les frondaisons les plus hautes se perdaient dans le ciel et la nuit. Des orchestres de mouettes et de perroquets étaient encerclés par des volatiles de toutes sortes virevoltant dans des farandoles où voisinaient au coude à coude, au plume à plume, des canards, des manchots, des pigeons, des oiseaux-mouches, des merles ou des geais. Un peu à l'écart derrière un bouquet de lauriers-roses, un paon se défendait contre les attaques d'un corbeau :

« Où voulez-vous que je les retrouve ? J'ai tout essayé ! Ils sont lâchés dans la nature !

— Si jamais ils touchent à un seul cheveu de Pope !

— Mais monsieur Price-Lynch, s'indigna le paon, c'est vous-même qui m'avez donné l'ordre !

— Rattrapez-les, Cesare ! menaça le corbeau. Débrouillez-vous ! Vous répondez de lui sur votre tête ! »

Le paon fit volte-face et courut de nouveau vers les téléphones. Depuis des heures, il appelait tous les numéros où Marco et Salicetti pouvaient être contactés. En vain.

« Quel tableau, dit Nadia. On a envie de faire feu !

— Je ne chasse que le gros gibier, précisa Hadad avec une moue.

— Les filles de Madame Claude ?

— Dans mon pays, on ne tire pas sur des vaches.

— Ce n'est pas la réputation qu'on vous a faite à Cannes.

— Vous savez bien que tout est faux sur la Côte. »

Nadia éclata de rire et désigna le parc.

« Ça aussi, peut-être ?

— Ça comme le reste, dit Hadad. Cette maison, ces arbres, ces statues, ces oiseaux… Illusion ! Tout s'évanouira bientôt comme la nuit.

— Vous m'en voulez tellement d'avoir pris votre argent ? persifla Nadia.

— Illusion. Qui vous dit que vous me l'avez réellement pris ? Quand vous avez abattu votre cinq et que j'ai jeté mes cartes sans les retourner, pourriez-vous jurer que je n'avais pas un neuf ?

— Salaud ! cracha Nadia.

— J'ai simplement voulu vous laisser une chance de continuer à croire à votre chance. »

Il s'inclina et ajouta avec ironie :

« Comme je crois à la mienne. J'y retourne. Bonsoir. »

« Allons… Allons… protesta gentiment la grue en retirant la main que le gallinacé avait glissé dans l’échancrure de son corsage. Vous êtes terriblement séduisant, mais vous allez trop vite !

— C'était pour voir », dit Bannister.

Une crête molle de coq oscillait sur sa tête empanachée d'un plumage qui lui tombait sur les épaules.

Voyant sa mine déconfite, la grue lui replaça la main sur son sein.

« Vous aimez jouer ?

— A quoi, Karina ?

— Un truc marrant… Une spécialité à moi… J'avale les billets de banque !

— Non ?

— Si !

— Je voudrais bien voir ça !

— Vous avez des billets ? »

Il tressaillit des ergots jusqu'à la crête.

« Pas sur moi ! Tout ce que je pourrais vous faire absorber, c'est ma carte de l'American Express. »

Elle appuya le casque de ses longs cheveux blonds contre sa poitrine, lui caressa les plumes d'un air rêveur.

« J'en ai mangé d'autres ! On pourrait peut-être essayer en rentrant à l'hôtel ?

— Oui… Oui… C'est une idée…

— Hello, Samuel ! jeta un hibou avec jovialité.

— Arnold ! Je vous avais perdu ! Où étiez-vous passé ?

— Victoria voulait voir la mer sous la lune. Lubie de femme…

— Vous connaissez Karina ? »

Sans lâcher son verre, Arnold baisa cérémonieusement la main de la grue.

« Hackett », dit-il.

Bannister sursauta : dans le vestiaire, Alan, aidé par les hôtesses, se coiffait d'une tête de pigeon.

« Karina, dit-il en se levant précipitamment, racontez donc votre jeu à Arnold ! Je reviens ! »

Il fonça sur Alan. Il en était à dix mètres à peine que Sarah, venue de nulle part, jaillissait et l'interceptait. Elle était habillée en toucan, tunique noire luisante, immense bec jaune menaçant.

« Alan ! Je vous ai cherché partout ! dit-elle en lui saisissant le bras. Venez ! Il faut que je vous présente ! »

Alan lança un appel de détresse à Samuel tout en réprimant son envie de rire : la crête pendante de Bannister et ses ergots de coq de combat rivés à ses mollets poilus par des supports-chaussettes étaient irrésistibles.

« Sammy, s'il te plaît, fais-moi un cocorico !

— Quand le jour se lèvera, dit Sarah. Pas avant, ça porte malheur !

— Monsieur Pope ! »

Tout essoufflé, le corbeau s'emparait de la main d'Alan et la serrait comme s'il eût été son plus vieil ami.

« Un pigeon ! Comme c'est amusant !…

— Samuel, puis-je te présenter Hamilton Price-Lynch… Samuel Bannister. »

Le coq miteux eut un soubresaut, mais serra la main de Ham Burger. Trop de chocs violents en trop peu de temps l'avaient rendu amorphe. Il était prêt à tout croire. Se fût-il éveillé aux côtés de Christel qu'il n'en aurait pas été autrement surpris.

« Enchanté, monsieur Burger… » dit-il distraitement.

La bévue fit pouffer Sarah.

« Vous avez dit Burger ? C'est cocasse ! Burger, c'est moi ! Mais vous pouvez m'appeler Sarah ! »

Hamilton lui jeta un regard noir.

« Venez, Alan, répéta-t-elle. Ma mère se morfond en chouette. Elle voudrait bavarder avec vous !

— J'arrive à peine, Sarah. Je voudrais présenter mes compliments à la maîtresse de maison et je vous rejoins !

— Je vais avec vous ! » trancha Price-Lynch. Il était prêt à faire un rempart de son corps pour protéger Alan des tueurs qu'il avait lâchés à ses trousses. L'opération était lancée, elle ne tenait qu'à sa tête, il ne le quitterait pas d'une semelle. Le danger pouvait venir de n'importe où, de n'importe qui. Agité de tics, il observa avec méfiance un groupe de perroquets se passant un magnum de champagne qu'ils buvaient au goulot.

« Hamilton, glapit Sarah, cessez de vous cramponner à son bras ! »

Elle parlait d'Alan comme s'il eût déjà été sa propriété. Bannister profita de l'incident pour lui chuchoter :

« Devine avec qui je suis devenu copain ! Hackett ! Et si on cessait de jouer au con ? Je lui dis la vérité, il nous reprend avec lui ! »

Alan lui envoya dans les tibias un coup de pied sauvage. Il y eut une espèce de cavalcade, un piétinement forcené. Des boules blanches s'écrasèrent autour d'eux en éclatant avec des flocs : une basse-cour déchaînée poursuivait avec des hurlements de joie des aigrettes et des pingouins fuyant sous un bombardement d'œufs frais.

Alan profita immédiatement de la panique. En trois bonds, il fut à couvert derrière une futaie. Il se courba en deux, suivit en courant la ligne d'une zone d'ombre. Il voulait rencontrer Nadia pour tenir sa parole et filer retrouver Terry. Il se retourna à plusieurs reprises pour voir s'il avait semé le corbeau et le toucan. Il buta sur un couple d'aigles royaux qui faisaient l'amour, bredouilla des excuses et poursuivit sa marche. La lune jouait entre les branches des pins que faisait balancer doucement la brise du large. Partout, des couples enlacés, vautrés sur l'herbe des pelouses. Dès que s'arrêtait un orchestre, le bruit subtil de la mer lui parvenait. Il vit se profiler devant lui un fabuleux oiseau de paradis solitaire. Il s'arrêta.

« Nadia ?

— Alan !

— Je suis venu. »

Elle lui plaça le visage sous la lune, le contempla, lui saisit les mains et les pressa affectueusement.

« Je suis heureuse.

— Et moi ! Tu as réellement acheté cette propriété ?

— Réellement.

— Elle est… extraordinaire ! Je n'ai jamais rien vu de pareil !

— Tu reviendras. »

Il fut frappé par le calme de sa voix. Habituellement, elle ne s'exprimait que sur un ton excité, volubile, comme si les paroles eussent toujours été en retard sur le nombre d'histoires qu'elle avait à raconter, les projets qu'elle déployait, les actions qu'elle avait faites.

« Elle a dû te coûter une fortune !

— La moitié de sa valeur seulement. Deux millions de dollars. J'ai payé comptant.

— Quelle merveille !

— Je voulais me protéger du jeu, posséder quelque chose qui ne s'évanouisse plus sur le tapis, au moins une nuit, une nuit entière. C'est raté. »

Alan se figea.

« Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Je viens de la revendre. »

Il sentit une boule lui bloquer la gorge. Elle reprit sa marche lente et l'entraîna, pendue à son bras.

« Je suis retournée au casino. Pour la première fois, j'avais oublié mon fétiche. »

Des couples d'oiseaux passaient, enlacés. C'était une nuit magique, douce et tendre, où la planète sembla rassurante et chaude. Il passa son bras autour de ses épaules.

« Hadad m'a piégée, j'ai tout perdu. Il est venu ici, il m'a défiée. Il ne me reste rien. Ni bijoux, ni fourrures, ni voitures, ni maison. Je ne pourrais même pas m'acheter une boîte d'allumettes. J'ai réveillé les gens de l'agence en pleine nuit. Je voulais du liquide tout de suite pour continuer à flamber. Ils m'ont racheté 500 000 dollars ce qu'ils m'avaient fait payer deux millions un peu plus tôt. Je les ai reperdus en un seul banco. Dans ces moments-là, on devient dingue, tu comprends ?… Hadad avait l'air de se foutre de ma gueule. Je suis revenue ici. Mille connards sur mes pelouses, qui buvaient mon vin et bâfraient ma nourriture. Pas un ne m'a tendu la main ni prêté un sou. Ils ont fait semblant de croire que je plaisantais. Goldman m'a ri au nez. Je l'avais pourtant dépanné cent fois, il m'en doit encore. Les salauds !… »

Alan l'attira à lui.

« Nadia… Combien te faut-il ? »

Au bout de la pelouse, une cascade jaillissante se jetait dans la mer où on accédait par un escalier taillé dans la roche. En bas, le long du quai de béton, sur le miroitement des éclats de lune, dansaient des bateaux.

« Combien, Nadia ? Combien ? »

Elle lui saisit le menton entre les doigts, baisa doucement ses lèvres.

« Rien, Alan. Merci. Tu es le seul. »

Elle se dégagea, lui sourit des yeux avec une expression d'amertume qui le bouleversa, déploya ses ailes immenses et se mit à courir vers la falaise.

« Nadia ! » hurla-t-il.

Elle accéléra, emportée par la déclivité de la pente herbeuse, oiseau fantastique dont les pieds ne touchaient déjà plus terre. Avec horreur, Alan la vit s'envoler dans le vide en un ultime friselis de plumes. L'écho lui renvoya le choc affreux et sourd de son corps qui s'écrasait.

CHAPITRE 27

Tous les 28 de chaque mois, Oliver Murray accomplissait la même corvée. A neuf heures du matin, il se rendait au siège social de la Burger pour y signer les documents permettant à la Hackett de faire la paie de ses soixante mille salariés. Rituellement, il était reçu par Abel Fischmayer dont il vomissait les costumes avantageux, la taille gigantesque, les manières faussement joviales, le teint fleuri, la familiarité paternelle et affectée. L'entrevue ne durait qu'une dizaine de minutes au cours desquelles chacun devait feindre d'être ravi de voir l'autre. Murray eût préféré s'en tenir à des rapports strictement professionnels, mais Fischmayer semblait prendre plaisir à lui demander des nouvelles de son foie, à lui parler de sa mine, à s'informer sur la santé de sa femme. Avec des airs protecteurs de P.D.G. s'adressant à un subalterne !

« M. Fischmayer vous attend, monsieur Murray… dit la secrétaire avec un sourire bienveillant. Si vous voulez bien me suivre… »

Murray resta de glace et pénétra dans le bureau où tout était conçu pour en impressionner d'autres que lui : la distance à parcourir pour se rapprocher du fondé de pouvoir, l'épaisseur des moquettes, le luxe du mobilier, les eaux-fortes accrochées aux parois d'acier bruni formant cimaise sur tout un pan du mur, le bar surchargé de flacons précieux, les boiseries, la chaîne stéréo, comme si un banquier sérieux pouvait avoir le temps d'écouter de la musique !

« Charmé de vous voir, Oliver ! Comment allez-vous ? »

Il avait déplié ses deux mètres sanglés dans un prince de galles léger et tapageur. Un parfum d'eau de toilette émanait de sa personne satisfaite. Avec répugnance, Oliver se laissa secouer la main. Il profita de ce que Fischmayer la libérait pour sortir les papiers de sa serviette. Redressant sa petite taille, il les posa sur le bureau.

« Et ce foie, Oliver ?

— Je n'ai pas mal au foie, monsieur Fischmayer.

— Non ? Vous devriez prendre des vacances. Je vous trouve une petite mine. Il faudra que je vous invite à faire un parcours avec moi ! Vous jouez au golf ?

— Non.

— Dommage… Dommage… Mme Murray va bien ?

— Très bien, merci. »

Il désigna sèchement les documents étalés sur le bureau.

« J'ai très peu de temps. Si vous pouviez les signer ? »

Fischmayer fit le tour de son bureau et s'y installa.

« Asseyez-vous, Oliver. »

Murray se laissa choir dans un fauteuil si profond que sa chétive personne s'y engloutit entièrement.

« J'ai une mauvaise nouvelle, Oliver. La Burger est dans l'impossibilité d'assurer votre échéance de fin de mois. »

Murray se jeta hors du fauteuil.

« Pardon ? »

Fischmayer eut un geste apaisant bien que tout sourire se fût gommé de son visage.

« La Hackett doit déjà à la banque 42 millions de dollars. Le conseil d'administration a jugé que votre découvert était trop important pour aller plus loin sans garantie solide. Je suis désolé.

— C'est une plaisanterie ? siffla Murray en tentant de contrôler sa respiration. Nous marchons comme ça depuis des années ! Nous sommes votre meilleur client !

— Croyez bien que nous regrettons. Vous comprendrez qu'avec un débit de 42 millions, il nous soit difficile de vous en avancer 40 autres.

— Mais, monsieur Fischmayer, ce n'est pas possible ! Nous n'avons jamais eu le moindre différend ! C'est ridicule ! Les avoirs de la Hackett se montent à des centaines de millions de dollars !

— Certes. Peut-être avez-vous trop investi ? Votre politique d'expansion est sans doute remarquable, mais cette fois, notre conseil d'administration n'a pas suivi.

— Guet-apens ! glapit Murray en pointant un doigt accusateur. Si telle était votre intention, il ne fallait pas attendre la dernière minute pour nous prévenir ! Vous nous mettez dans une situation impossible !

— La Hackett est une entreprise saine, Oliver.

— Cessez de m'appeler Oliver !

— Sur votre réputation, il vous sera facile de trouver de quoi faire face à votre échéance.

— 82 millions de dollars en trois jours alors que n'importe quel petit employé ou créancier de seconde zone peut nous mettre en faillite pour cessation de paiement ? Je suis révolté ! Avez-vous bien réfléchi aux conséquences de votre refus ?

— Notre conseil d'administration…

— Qu'il aille au diable ! Je vais immédiatement prévenir M. Hackett de votre lâchage ! Nous verrons bien ce qu'en pense Hamilton Price-Lynch ! Ils sont justement ensemble en France ! Au revoir monsieur ! »

Il se dirigea vers la sortie, rouge d'indignation. Fischmayer ne fit pas un geste pour le retenir. Avant de s'engouffrer dans la voiture qui l'attendait, Murray eut le regard accroché par un encadré à la une du Herald Tribune brandi par un vendeur qui en criait les titres :

« BURGER LANCE UNE O.P.A. SUR LES TITRES HACKETT. »

De rouge violacé, son teint vira au blême cireux. Il s'empara du journal, ne songeant même pas à se faire rendre la monnaie sur le billet d'un dollar qu'il avait donné au vendeur.

« A la Hackett, vite ! » lança-t-il au chauffeur d'une voix oppressée.

L'estomac tordu, il prit connaissance du texte annonçant l'O.P.A. Il comprit alors l'articulation de l'abominable traquenard que venait de leur tendre la Burger.

Alan ouvrit un œil, regarda autour de lui sans rien reconnaître et s'aperçut qu'il était complètement enroulé autour de Terry. Elle était assise sur le lit, des lunettes sur le nez, lisant son livre favori. Il referma les yeux, resserra son étreinte.

« Quelle heure est-il ?

— Quatre.

— Du matin ?

— De l'après-midi. »

Elle était nue et tiède.

« Je suis réveillée depuis des heures, murmura-t-elle. Je n'ai pas osé bouger de peur de te réveiller. Tu me serrais comme si tu allais te noyer.

— Je ne te crois pas !

— Tu me parlais en dormant, tu m'embrassais… Une ou deux fois, j'ai voulu me lever, tu as failli m'étouffer.

— Terry…

— Oui ?

— Je suis bien… »

Elle se pencha, lui effleura la bouche de ses lèvres, caressa ses épaules.

« Tu veux du café ?

— Je veux toi.

— Je le prépare et je reviens.

— On dit ça !… »

Après le suicide de Nadia, il avait dû rester deux heures à La Volière. La police était arrivée, avait interrogé les nombreux témoins du drame. Il était revenu chez Terry, décomposé. Elle l'avait écouté, réconforté. Il s'était accroché à elle comme à une bouée de sauvetage. Il lui avait fait l'amour comme jamais encore il ne l'avait fait avec personne, quelque chose de profond, d'ininterrompu, de violent et de tendre à la fois. Le sommeil l'avait terrassé dans ses bras, corps à corps, bouche à bouche.

« Je me suis vraiment endormi contre toi ?

— Je ne pouvais plus respirer.

— Je n'ai jamais fait ça.

— Moi non plus, dit-elle en riant.

— Terry…

— Oui ? »

Il roula sur elle, chercha sa langue, reprit son souffle.

« Tu es patiente, Terry ?

— Comme un ange.

— Ça prend du temps, pour faire un enfant… Je veux dire, pour qu'il naisse… Neuf mois, non ? »

Il la sentit se cabrer involontairement.

« A qui veux-tu faire un enfant ? »

Il changea de position, posa sa tête contre la fourche émouvante de ses cuisses.

« Je veux vivre avec toi.

— Trois jours ?

— Toujours. »

Elle lui saisit le visage entre les mains, le regarda avec gravité.

« Ne me dis pas des choses comme ça.

— Pourquoi ?

— Je pourrais y croire.

— Tu voudrais ? »

Elle haussa les épaules.

« Terry, tu voudrais ? »

Nouveau regard : une interrogation intense. Tous deux furent parcourus par le même courant électrique.

« Oui… souffla-t-elle.

— C'est dingue, ce qui m'arrive…

— Dingue… répéta-t-elle en écho. Pourquoi souris-tu ?

— Une fraction de seconde, je suis devenu mon propre spectateur… Je nous suis vus, collés comme deux bonbons, la vraie carte postale !

— Tu te moques de moi !

— Pour la première fois de ma vie, je n'ai pas envie d'être ailleurs, de faire autre chose… Si on me demandait ce que je souhaite, où je veux être, avec qui, je répondrais ici… avec toi… Je n'ai besoin de rien, je suis parfaitement en accord. Tu comprends ? »

Il frissonna sous le contact de ses ongles qui lui labouraient lentement la nuque.

« Oui.

— On a eu si peu de temps… On ne s'est même pas parlé… Écoute, Terry… Je vais être très occupé dans les heures qui suivent. J'en ai pour deux jours au plus… Tu attendras ?

— Si tu me promets de ne plus faire de ski nautique.

— Non, non… Je t'expliquerai tout plus tard. Il se passe quelque chose d'extravagant dans ma vie, Terry ! Un coup formidable, un seul… Tu bascules de l'autre côté… La fortune !

— Pour quoi faire ?

— J'en ai bavé, tu ne me connais pas, j'étais à côté de mes pompes…

— Pour quoi faire ? » répéta-t-elle.

Il éclata de rire, pris de court.

« Ce serait trop long. Tu ne peux pas comprendre… »

Elle se jeta contre lui avec violence.

« Alan, murmura-t-elle… Il n'y a rien à comprendre. »

« Je suis dans la cabine du hall. Il faut que je vous voie. »

Ham Burger bondit en reconnaissant la voix de Cesare di Sogno.

« Vous les avez retrouvés ? haleta-t-il en serrant l'appareil à le broyer.

— Oui.

— Dieux du ciel, merci ! »

La chance tournait !… Pope était vivant, resterait en vie, et lui, Hamilton Price-Lynch, prendrait le contrôle de la Burger, se débarrasserait à jamais de sa femme, cracherait sur le visage de Sarah, sa garce de belle-fille, viderait Abel Fischmayer, prendrait du bon temps enfin, ne recevrait plus d'ordres, contemplerait ses magazines seulement pour se faire plaisir et non pour honorer une épouse hystérique qu'il vomissait depuis des années ! La grande vie !

« Il faut que je vous voie ! » répéta di Sogno.

Hamilton se sentit blessé par le ton autoritaire et pressant du petit voyou. Il avait rempli son office, qu'il disparaisse !

« C'est impossible ici. Je vous recontacterai. Au revoir.

— Monsieur Price-Lynch ! Ne raccrochez pas ! Cinq minutes chez vous, mais tout de suite !

— Non ! Ma femme est dans la pièce à côté.

— Faux ! Je viens de la croiser. Elle partait en voiture. Je vous conseille de me recevoir. Je monte ! »

Fou de rage, Hamilton contempla le combiné : Cesare s'était permis de couper ! Il alluma sa cinquantième Muratti de la journée, balança un coup de talon dans le pied d'une console, se fit mal, poussa un cri de colère, arpenta le salon à cloche-pied. On frappa.

« Vous voulez que tout le monde soit au courant de nos relations ? attaqua Hamilton d'une voix sèche.

— Il y a un tel va-et-vient dans l'hôtel… Personne ne m'a remarqué.

— Vous les avez joints ?

— Oui.

— Plus de danger ?

— Aucun.

— Qu'est-ce que vous voulez ?

— Il faut les payer.

— C'est déjà fait.

— De quoi parlez-vous ?

— De notre premier accord.

— Je fais allusion au second. »

Price-Lynch leva un sourcil hautain.

« Que je sache, le contrat n'a pas été exécuté ?

— Comment ?

— Pope est toujours en vie. Vos associés ont raté leur coup. Je ne vous dois rien ! »

Une ombre fugace passa sur la belle gueule de Romain de Cesare di Sogno.

« Monsieur Price-Lynch, vous vous foutez de moi ?

— Parlez-moi sur un autre ton ! éclata Hamilton.

— Vous leur devez trente mille dollars !

— Pas un sou ! Cette affaire ne me concerne plus. »

Cesare lui jeta un regard méprisant et dur.

« Vous feriez mieux de tenir votre parole…

— Sortez ! Vous n'avez plus rien à faire ici !

— C'est votre dernier mot ?

— Ne revenez plus jamais !

— Je vais les prévenir ! Vous vous débrouillerez avec eux !

— Levez le petit doigt et je vous fais coffrer ! » Cesare tourna les talons, s'arrêta sur le seuil et lança avant de claquer la porte :

« Je ne donne pas cher de votre peau ! »

A peine Alan eut-il franchi le seuil de sa suite que Bannister lui sauta dessus.

« Je te cherche depuis hier soir ! Tout le monde te cherche ! Price-Lynch n'arrête pas de téléphoner ! Sarah a dû venir dix fois ! J'ai cru qu'il t'était arrivé quelque chose ! J'ai failli téléphoner aux flics !… J'ai… »

Alan passait devant lui sans l'entendre, un étrange sourire béat sur les lèvres, les yeux dans le vague : un illuminé en état d'hypnose !

« Alan !

— Hello, Sammy… »

Il se dirigea vers le bar, se servit du whisky sans lui en proposer, sortit sur la terrasse. Sidéré, Samuel se lança à ses trousses.

« Tu m'écoutes ? Alan ! Où étais-tu ?

— Je vais me marier », dit Alan.

Comme s'il s'agissait d'une chose tout à fait ordinaire. La bouille équestre de Bannister se fendit d'un sourire radieux.

« Vrai ?

— Bien sûr.

— Je savais que tu y viendrais ! Formidable ! La fin de nos ennuis. Le plus riche parti d'Amérique !

— Riche ?… Terry ?

— Qui ?

— Terry.

— Terry ? Qui est Terry, Alan ? Parle ! »

Alan alla s'accouder au parapet de la terrasse orné de fleurs. Il flottait dans un vertige heureux. Tout prenait un sens. Le temps, qui lui avait déjà octroyé un passé et un présent, le dotait désormais d'une dimension nouvelle, l'avenir. Il ne laisserait à personne la possibilité de le lui voler.

« Attends de la voir !… Elle est… »

Il chercha les mots qui auraient pu la décrire. Mais Terry échappait à toute description. Il haussa les épaules, but une gorgée de scotch.

« Qu'est-ce qu'elle fait ? demanda Bannister avec une expression soucieuse.

— Etudiante. Psychologie, ou lettres, ou quelque chose comme ça…

— Où l'as-tu connue ?

— Ici, à Juan. Elle écrivait des horreurs à la bombe sur la carrosserie de ma voiture. Elle a des cheveux superbes, elle est un peu bohème… enfin, tu vois le genre.

— Elle s'appelle comment ?

— Terry.

— Son nom de famille ?

— Je ne sais pas. Ses yeux sont gris.

— Tu veux épouser une hippie dont tu ne connais même pas le nom ! » explosa Bannister.

Il fit claquer sur son crâne la paume de sa main, prit le Ciel à témoin.

« Il est fou ! La plus célèbre héritière des États-Unis se traîne à ses pieds et il s'amourache d'une anonyme pauvre ! Je t'en empêcherai ! Je le jure ! Je te protégerai de toi-même ! Figure-toi que Sarah m'a fait des confidences ! Elle est dingue de toi, elle veut savoir tout ce qui te concerne ! Elle m'a mis au courant de vos projets !

— Quels projets ?

Votre maison, votre avion, votre bateau, vos chevaux ! Tu commenceras comme fondé de pouvoir principal de la banque ! Je suis nommé chef du service d'escompte !

— Toutes mes félicitations.

— Je n'ai pas encore abordé la question de mes émoluments.

— Il ne devrait pas y avoir de problème.

— Je ne pense pas. Vous passerez Noël à Cape Cod, dans votre propriété.

— Ah ?…

— Pâques aux Bahamas. Traditionnellement, les Burger fêtent Pâques aux Bahamas. Sarah t'a parlé de sa grand-mère ?

— Je n'en ai pas souvenir.

— Margaret ? Une femme épatante ! Quatre-vingt-onze ans ! L'autorité morale du clan, en quelque sorte… »

Des coups rapides et secs furent frappés à la porte.

« Samuel !

— Sarah ! » dit Samuel. Il amorça un crochet pour se ruer vers l'entrée. Alan le retint par les hanches.

« Écoute-moi bien, Sammy ! Je vais aller me planquer dans la salle de bain… Si jamais tu dis à cette folle que je suis là, parole, tu ne me reverras plus !

— Tu ne peux pas lui faire ça ! Elle t'aime, elle te veut, elle se fait du souci pour toi !

— Tu m'as bien compris, Samuel ? J'ai encore besoin de quarante-huit heures pour me tirer du bourbier où tu m'as fourré ! Je veux qu'on me foute la paix !

— La plus grosse fortune des États-Unis… implora Bannister.

— N'oublie pas ou tu le regretterais ! »

Sur un dernier regard menaçant, Alan se faufila dans la salle de bain et tira le verrou derrière lui.

« J'arrive ! » cria Bannister.

Il se jeta un bref regard dans le miroir, réajusta les pans de sa chemise et alla ouvrir.

Arnold Hackett se précipita sur une boîte de pilules pour le cœur et en avala deux. Il revint dans sa chambre, s'abattit sur le lit, le visage livide, cherchant désespérément son souffle comme un poisson suffoquant sur une grève. Victoria était sortie pour acheter une tapisserie à tisser soi-même, il allait mourir seul… La bouche grande ouverte, il attendit que se calment les battements de son cœur qui cognait avec un grondement de soufflet dans sa poitrine. Ce que venait de lui apprendre Murray était énorme : la Burger refusait de payer son échéance de fin de mois alors qu'il était le meilleur client de la banque depuis quinze ans ! La Burger lançait une O.P.A. sur les titres Hackett !… Ses titres ! Ce n'était pas possible ! Il voulut se lever, prendre un objet lourd pouvant lui servir d'arme, aller au bout du couloir, défoncer le crâne de Price-Lynch ! Ce petit banquier de merde s'imaginait peut-être qu'il allait se laisser déposséder ? Et dire qu'il passait des vacances avec ce faux jeton !

Si Murray avait dit la vérité, Ham Burger n'aurait pas assez de toute sa vie pour payer l'affront ! Arnold le ruinerait, le ferait jeter à la rue, rachèterait sa banque s'il le fallait, mais il le verrait crever ! Il eut l'impression que sa respiration devenait plus normale. Il se força à rester immobile quelques minutes encore, bouillonnant de haine. Puis, il n'y tint plus, se leva, sortit de l'appartement, franchit les quelques mètres qui le séparaient de celui de Price-Lynch et s'apprêtait à donner des coups de pied dans la porte quand elle s'ouvrit sur le traître.

« Arnold, comment va ?

— Laissez-moi passer, salaud ! »

D'un mouvement vif, Hamilton tira la poignée. Le pêne claqua dans la serrure.

« Sarah vient de rentrer… Vous n'êtes pas bien ? »

Dressé sur ses ergots, Arnold l'accrocha durement par les revers de sa veste.

« L’O.P.A. !… mon échéance ! Parlez ! »

Price-Lynch essaya vainement de se dégager. Hackett, comme beaucoup de vieillards, avait une poigne de fer.

« Calmez-vous, Arnold… Allons plutôt au bar discuter de tout ça…

— Alors, c'est vrai ! » tonna Hackett.

Des clients, qui traversaient le couloir, baissèrent pudiquement les yeux et continuèrent leur chemin.

« Je vous en prie, Arnold, un peu de classe ! Nous sommes entre gentlemen…

— Crapule !

— Arnold ! On nous voit, on nous écoute !… Nous sommes des gens en vue… Evitez le scandale ! »

Le tenant toujours par les revers, il l'entraîna au bout du couloir et le fit disparaître dans le double vantail de la porte de service donnant sur le monte-charge.

« Dites-moi ce qui s'est passé ou je vous casse la tête !

— Je n'y suis pour rien, Arnold ! mon conseil d'administration a simplement refusé de se découvrir de 40 millions de dollars alors que vous en devez déjà 42 à la banque !

— Et l'O.P.A., Judas, pour le compte de qui ?… Vous espérez quoi ? Que je vais vous céder mes propres titres ? »

Un garçon d'étage les dévisagea, bouche bée, faillit retourner d'où il venait, hésita et s'approcha du monte-charge comme si rien d'anormal ne se passait.

« Pardon, messieurs… »

Hackett, qui tenait Price-Lynch plaqué contre le mur, se figea le temps que le garçon ait sorti du monte-charge des plats de tomates à la provençale qu'il déposa sur une table roulante.

« Excusez-moi, messieurs… »

Regardant droit devant lui, il démarra à toute vitesse en poussant sa table. Immobilisée quelques instants, l'action reprit comme un film interrompu par une panne de courant.

« A quoi rime tout ce micmac ? Je veux savoir, Price-Lynch !

— Arnold, vous m'étranglez… Vous n'allez pas m'obliger à me battre ! »

Hackett relâcha sa prise, le gifla en un aller-retour sauvage et lui écrasa de nouveau la tête contre la paroi.

« Tu en es bien incapable, salopard ! Petit gigolo minable ! Maquereau de ta femme ! Tu n'as pas plus de couilles qu'un lézard ! Je vais te détruire, ruiner ta banque, te renvoyer d'où tu viens ! Dans la merde ! »

Il s'empara d'un plat de tomates et l'en frappa à la tête. Une bouillie écarlate aveugla Price-Lynch, se répandit sur son costume blanc immaculé inondé brusquement de graisse, de chapelure et de jaune d'œuf. Il leva les bras pour se protéger. A pleines mains, Hackett rafla ce qui restait de tomates, les lui broya sur le visage et s'engouffra dans le couloir, l'abandonnant comme une paquet de linge sale.

Alan passa prudemment la tête dans l'entrebâillement de la porte de communication.

« Elle est partie ?

— A moins qu'elle soit sous le lit, répondit Bannister avec aigreur. Je ne te comprends pas, Alan ! Le climat a dû te rendre fou ! Il y a huit jour à peine, tu étais près du suicide parce que tu avais perdu ton travail ! Aujourd'hui, tu peux devenir propriétaire d'une banque et tu craches dessus ! »

Alan empila quelques affaires dans un sac.

« Pas sur la banque. Sur Sarah. Nuance.

— Qu'est-ce que tu lui reproches ? Elle est ravissante !

— Elle ressemble déjà à sa mère. Je ne veux pas devenir un autre Ham Burger !

— Où vas-tu ?

— Sur mon yacht ?

— Un yacht ? Quel yacht ?

— Celui que tu m'as fait louer, crétin ! J'ai besoin de ne pas me sentir traqué ! J'ai des comptes à régler, des choses à faire, je veux qu'on me fiche la paix !

— C'est un beau yacht ?

— Splendide !

— Et moi, qu'est-ce que je fais ? Où je vais ?

— Tu restes ici.

— Pourquoi tu ne m'emmènes pas sur le bateau ?

— Tu es trop voyant. Tu me ferais repérer !

— Je n'ai pas les moyens d'habiter le Majestic ! Tu as vu les prix ? C'est exorbitant !

— Je paierai. Je t'ouvre un crédit illimité. A une condition… Tu restes ici en couverture, tu me protèges, tu m'informes, tu me préviens. Vu ?

— Comment il s'appelle, ton yacht ?

— Le Victory II.

— Il est où ?

— A quai, dans le vieux port. Je t'avertis que si tu commets la moindre indiscrétion, j'appareille pour les Antilles ! Il est indispensable que j'aie les mains libres pendant quarante-huit heures encore.

— Qu'est-ce que je dis si on te demande ?

— Tu ne m'as pas vu, tu ne sais rien, je suis en voyage. »

Samuel se servit un verre, s'assit sur le bras du fauteuil et contempla Alan à la dérobée d'un air songeur. Une pareille métamorphose en si peu de temps le dépassait.

« Alan…

— Quoi ?

— Cette histoire de mariage avec l'étudiante… C'est une blague ?… Tu as voulu me faire peur ?

— Tu seras mon témoin.

— Dommage… Je me voyais déjà fondé de pouvoir principal de la Burger. C'est comme si on me mettait à la porte une deuxième fois. »

Alan bouclait son sac.

« Alan…

— Oui ?

— Si par hasard tu réussissais ton coup…

— Eh bien ?

— Tu pourrais peut-être m'engager comme secrétaire ? »

Alan feignit une expression choquée.

« Toi ? Tu n'es même pas foutu de prendre une lettre en sténo ! »

Oliver Murray raccrocha, découragé. L'annonce publique de l'O.P.A. avait suffi pour jeter un vent de panique dans les milieux boursiers de New York. Les rumeurs les plus alarmistes couraient sur la santé du géant qui chancelait : on ne faisait plus confiance à la Hackett.

« M. Hackett est en vacances… » répondait-il invariablement aux gros actionnaires qui venaient aux nouvelles. Le téléphone ne cessait de sonner de haut en bas dans les huit étages du Rilford Building consacrés aux services administratifs de la firme. Des appels angoissés parvenaient de toutes les succursales éparses sur le territoire des États-Unis. Les directeurs, les ingénieurs, les chimistes, les services médicaux, chacun voulait savoir à quelle sauce il allait être mangé.

En quelques heures, le rapport des forces avait changé. Les grandes banques, qui suppliaient habituellement la Hackett d'accepter des capitaux frais, avaient fait la sourde oreille quand Murray leur avait lancé un discret S.O.S. : aucune ne voulait faire l'échéance. Les requins attendaient les résultats de la curée.

Murray avait supplié Arnold Hackett de ne pas revenir à New York comme il en avait manifesté l'intention quand il l'avait informé de la trahison de la Burger. Il restait encore deux jours pleins pour trouver des fonds, reprendre la barre. Mais Murray n'y croyait plus. A son avis, le seul moyen de sauver les meubles était de faire fléchir Hamilton Price-Lynch. Il était la cause du désastre. Il pouvait encore l'arrêter si Hackett rusait, parlementait, acceptait de perdre la face en apparence. Malheureusement, dès que son orgueil entrait en jeu, il était têtu comme un âne. S'il ne s'abaissait pas pour vaincre, l'entreprise serait déclarée en faillite pour cessation de paiements dans les quarante-huit heures qui allaient suivre.

Alors, Oliver Murray pourrait faire sa valise. D'un geste las, il décrocha le téléphone pour la centième fois depuis le début de cette matinée funeste.

CHAPITRE 28

« Alors, ils ne se sont toujours pas réconciliés ?

— Le mien ne m'a fait aucun commentaire. Pas la moindre allusion. Rien. Et toi ?

— Je nage… Deux types qui étaient si copains ! »

On était le 30 juillet. Colportée par le garçon d'étage, la bagarre qui avait opposé deux jours plus tôt Arnold Hackett à Hamilton Price-Lynch avait fait le tour du Majestic, du Palm Beach et du casino comme une traînée de poudre. Le Tout-Cannes s'était interrogé pendant quelques heures sur ses causes. Les journaux de la veille avaient apporté la réponse : sur tous, en première page, s'étalait l'annonce de l'O.P.A.

« Ce que ton patron a fait au mien est quand même dégueulasse », reprit Richard à l'intention d'Angelo La Stresa.

Les quatre chauffeurs étaient installés devant la grande entrée de l'hôtel et discutaient depuis dix minutes à l'ombre du massif de mimosas planté au pied des marches conduisant à la piscine. Les avis étaient partagés : pour Léon Trotski, qui portait la vareuse de Lou Goldman, il n'y avait pas coup fourré.

« Si vous saviez ce qui se passe dans les milieux du cinéma ! Goldman écrabouillerait ses propres enfants pour produire un film !

— Tu trouves ça normal ? s'indigna Richard. Hackett est dur, emmerdeur, c'est vrai ! Mais au moins, il est régulier !

— Qu'est-ce que tu en sais ? jeta La Stresa. Ham Burger aussi a la réputation d'être correct ! Pourtant, c'est le pire des faux jetons ! Le numéro qu'il me fait quand il se doute que je vais lui demander une augmentation ! C'est la loi, Richard ! En affaires, peu importe comment tu t'y prends, il faut bouffer l'autre ! »

La journée était sublime. Une animation fiévreuse emplissait le hall du Majestic de sa rumeur. La première vague des vacanciers de juillet pliait bagage pour laisser la place aux visages pâles du début d'août. A tous les étages, les femmes de chambre et les valets couraient d'un appartement à l'autre, les bras chargés de fleurs.

« Je ne vois pas ce qui vous surprend dans cette agression, dit Norbert. Elle est la base même du système capitaliste ! Hackett et Price-Lynch sont aussi pourris l'un que l'autre.

— Alors on est tous pourris, intervint Serge.

— Pourquoi, nous ? s'étonna Norbert.

— Parce qu'en tout petit, poursuivit Serge avec véhémence, on se tire la bourre de la même façon ! Essaie d'avoir une place de balayeur à la municipalité ! Tu feras tout ce que tu peux pour éliminer les copains !

— Il y a manière et manière… » rumina Richard.

Serge leur tourna précipitamment le dos pour aller saluer d'un jovial coup de casquette le duc et la duchesse de Saran qui se rendaient au bar.

« Et ton patron, où il est ? s'enquit Richard auprès de Norbert.

— Pas vu depuis quarante-huit heures.

— Veinard, tu te les roules ! C'est pas moi qui aurais le pot de travailler pour un Pope ! »

Norbert prit une expression contrariée.

« Tu aurais mieux fait de la fermer… glissa-t-il, entre ses dents. Voilà son copain ! »

Il fit quelques pas en direction de l'homme roux à la tête de cheval.

« La voiture, monsieur Bannister ?

— Oui, dit Samuel. On va au Beach. »

Depuis qu'il était au courant de la menace, Arnold Hackett avait remué ciel et terre pour trouver des fonds : en vain ! Comme mus par un mystérieux mot d'ordre, les banquiers qu'il avait traqués à coups de téléphone jusqu'au bout de la planète s'étaient récusés. Les mêmes, une semaine plus tôt, lui auraient léché les pieds pour qu'il accepte leur argent !

Le gouvernement américain avait fait la sourde oreille. Le secrétaire d’État contacté — vieille relation de famille — ne s'était pas laissé ébranler par l'argument massue d'Arnold : « Si je saute, c'est soixante mille employés qui seront au chômage ! »

En quelques heures, Hackett semblait avoir acquis le don de faire le vide autour de lui. Pendant ce temps, à New York, les petits génies bardés de diplômes qu'il entretenait à prix d'or à la tête de ses services administratifs n'étaient même pas foutus d'avoir une idée !

« Et vos conférences, Murray, ça donne quoi ?

— On cherche, monsieur Hackett…

— Vous êtes tous des crétins, Murray ! Je vous paie pour trouver !

— Monsieur Hackett, je vous supplie de m'écouter une seconde ! Si le salut ne vient pas de vous dans les quatre heures, nous coulons ! »

Cinq mille kilomètres les séparaient, mais chacun pouvait entendre au bout du fil le souffle angoissé de l'autre.

« Il paraît que les petits porteurs font la queue aux guichets de la Burger, monsieur Hackett ! Ici, c'est la panique ! Nous sommes assiégés par les créanciers !

— Dites à ces salauds d'attendre ! Ils ont toujours été payés rubis sur l'ongle depuis trente ans !

— Ils ont peur ! Il y a des rumeurs alarmistes ! A 20 dollars le titre, ils se battent pour vendre !

— Qui est majoritaire ? rugit Hackett. Je détiens 60 p. 100 de mes actions ! Qu'avons-nous à craindre ? »

Il le savait très bien mais voulait se l'entendre dire une fois de plus, pour mieux s'imprégner de l'issue implacable : il était coincé !

« Monsieur Hackett, si nous ne trouvons pas immédiatement 42 millions de dollars pour régler les créanciers et 40 autres pour faire la paie, la firme est en faillite !

— Où voulez-vous que je trouve 82 millions en quelques heures, et un dimanche !

— Et si vous vous sépariez momentanément d'un petit paquet de vos actions ?

— Jamais !

— Les titres vont se déprécier de minute en minute ! Faites quelque chose, monsieur Hackett !

— Vous êtes tous des incapables ! Si j'étais retourné à New York !…

— Notre seule chance est à Cannes !

— Murray ! Si vous prononcez le nom de Price-Lynch, je vous fous dehors ! Même ruiné, je préférerais crever la bouche ouverte !

— S'il le veut vraiment, il peut encore arrêter l'O.P.A. ! Je vous en supplie, monsieur Hackett, dans l'intérêt général de la Hackett, allez le voir !

— Je vous avais prévenu, Murray ! Je vous flanque à la porte !

— J'y suis déjà, monsieur. Vous m'avez licencié six fois depuis ce matin !

— Ce sera la septième ! Vous avez fait assez de dégâts ! Désormais, je prends les choses en main ! Que chacun reste à son poste, j'arrive ! »

Il raccrocha.

« Ton cœur, Arnold… Ton cœur !… reprocha Victoria.

— Ferme-la ! »

Depuis qu'il avait écrasé le plat de tomates sur la sale gueule de Ham Burger, il se nourrissait de pilules et avait à peine fermé l'œil. Victoria l'exaspérait : elle ne l'avait pas lâché d'une semelle, ravie secrètement du rôle que lui octroyait la catastrophe. Son premier : elle en faisait trop.

« Appelle le concierge ! Fais le 163 !… Pas le 162 ! C'est la caisse ! Donne-moi ça ! »

Il lui arracha l'appareil des mains, forma son numéro.

« Concierge ?… Arnold Hackett ! Je veux qu'un jet soit mis à ma disposition à l'aéroport de Nice ! Immédiatement !… Un Boeing si vous voulez, je m'en fous !… Oui, New York !

— Je suis malade de te voir dans un état pareil pour des questions d'argent… dit Victoria.

— On veut me saigner ! Tu veux que je dise merci ?

— Prends… »

Il avala les deux pilules qu'elle lui tendait. Elles n'apaiseraient pas pour autant les débuts d'étouffement qui lui incendiaient la poitrine.

« Préviens Richard ! Qu'il sorte la voiture ! »

Pour la première fois depuis des lustres, elle osa un contact physique : elle appuya sa main sur ses épaules.

« Arnold, j'étais en train de penser…

— Tu penses, maintenant ?

— Sais-tu réellement ce que tu vas faire à New York ? »

Elle maintint sa pression malgré la rebuffade. Il chercha une grande bouffée d'air, se tassa et resta un long moment silencieux, les yeux dans le vague, réfléchissant. Ce qui lui arrivait, il l'avait fait subir dix fois à d'autres, qui avaient été contraints de s'incliner. Il n'était pas dupe de son baroud d'honneur. Sa présence à la tête de son état-major ne changerait rien au cours des événements, il était battu, c'était son tour. Il sentit le poids de son âge, la fatigue de ses réussites de vieux lutteur impitoyable.

Il haussa lourdement les épaules et lâcha, avec une résignation morne :

« Non, Victoria. Je ne le sais pas. »

« Cher ami, je n'ai que des bonnes nouvelles à vous annoncer. Tout se déroule à la perfection ! En deux jours, nous avons déjà pu racheter 30 p. 100 du capital ! »

John-John Newton eut une moue sceptique.

« Un peu juste pour être majoritaire, non ?

— Je vous avais promis que Hackett craquerait, dit Ham Burger, il va craquer ! Avant quatre heures, je vous garantis que vous contrôlerez la Hackett ! Il n'a plus le choix ! Ou il vend, ou il perd tout !

— J'aimerais partager votre optimisme.

— Je ne suis pas optimiste, cher ami, mais réaliste !

— Et s'il préférait se saborder ?

— Il est loin d'être fou !

— Peut-être trouvera-t-il un recours financier de dernière minute ?

— Je crains que non. Son seul recours, c'est moi. Je vous laisse. Il faut que je retourne à mon appartement pour régler les derniers détails de l'estocade. Vous restez chez vous ?

— Je ne bouge pas.

— A tout à l'heure ! J'espère vous communiquer le bulletin de victoire encore plus tôt que prévu ! »

En traversant le vestibule, il se demanda quel visage avait la femme qui l'avait imprégné de son parfum. Renonçant à attendre l'ascenseur sur le palier encombré par une famille entière en peignoir-éponge, il grimpa allègrement les trois étages qui le séparaient du septième. Dans le salon, le téléphone sonnait.

« J'écoute… »

Avec soulagement, il reconnut la voix de son pigeon.

« Feu vert, lança-t-il d'une voix brève.

— Bien, dit Alan Pope. J'y vais. »

Arnold était toujours prostré quand il vit Victoria surgir du vestibule. Il ne s'était même pas aperçu qu'elle l'avait quitté !

« Arnold, peux-tu recevoir M. Pope ?

— Qui ?

— Alan Pope. Il a dîné avec nous au Palm Beach. Il dit qu'il a une information très importante au sujet de tes affaires. Pourquoi ne pas le voir ?… Je le fais entrer ! »

Richard était au volant de la Rolls. L'avion attendait à Nice. A New York, c'était l'effervescence. Dix minutes après avoir pris sa décision, Arnold n'avait toujours pas bougé de son fauteuil. Par la fenêtre ouverte, lui parvenaient de la piscine des cris d'enfants qui se défiaient autour du plongeoir. La porte du salon grinça, Victoria s'effaça, Alan entra.

« Bonjour, monsieur Hackett… »

Sourcils froncés, Arnold toisa le gamin qui se tenait debout. Il devait avoir trente ans à peine. Le regret de n'avoir pas son âge le mordit. Sans se lever, il le salua de la tête.

« Je pars en voyage. Vous avez trente secondes. Je vous écoute. »

Alan sourit poliment.

« Je viens d'apprendre ce qui vous arrive, monsieur Hackett. »

Arnold secoua la tête avec impatience.

« Quelle est votre information ?

— Je peux vous dépanner sur l'heure », laissa tomber Alan.

Un immeuble de quarante étages lui dégringola sur le crâne : ou ce type était fou, ou c'était un provocateur !

« Qu'entendez-vous par « dépanner » ?

— Régler votre échéance de 42 millions de dollars, monsieur Hackett.

— Qui vous a communiqué ce chiffre ? aboya Arnold.

— Le dernier des agents de change est au courant. »

Hackett le toisa avec arrogance.

« Vous avez 42 millions de dollars ?

— Si je ne les avais pas, pensez-vous que je vous aurais dérangé ? »

Arnold s'abîma dans une rumination où se bousculaient la méfiance, l'espoir, la ruse.

« Qu'est-ce que vous voulez en échange ?

— Votre paquet majoritaire, annonça froidement Alan.

— Dès que je vous ai vu entrer, j'ai su que j'avais affaire à un cinglé !

— La suite nous le dira, monsieur Hackett. Je suis prêt à éponger vos 42 millions de dettes si vous me cédez vos six millions de titres.

— Vous avez 120 millions de plus ? ironisa Hackett.

— Dans la situation présente, qui serait assez idiot pour vous payer 20 dollars l'action ? Les titres Hackett brûlent les mains de ceux qui les détiennent. On se bat pour vendre, pas pour acheter.

— Vous me croyez assez stupide pour me saborder ?

— Non. Mais assez intelligent pour savoir que dans quatre heures à peine, vous ne pourrez plus rien vendre du tout. Vous serez déclaré en faillite, monsieur Hackett. Compte tenu de l'urgence, je vais vous faire une offre très raisonnable. Contre vos 6 millions de titres, je vous propose 70 millions de dollars. »

Mentalement, Hackett inversa les rôles : s'il avait été à la place de Pope, il aurait essayé de l'étrangler davantage en démarrant sur une base de 30 à 40 millions, quitte à monter jusqu'à 50.

« Proposition ridicule ! Inacceptable !

— A prendre ou à laisser », dit Alan.

Dans le ton de sa voix, Hackett sut qu'il ne se laisserait pas bluffer.

« Asseyez-vous, monsieur Pope… » dit-il.

En chapeau de paille et gants de chevreau noirs, Marina, nue comme à l'ordinaire, se lavait les dents au-dessus de la baignoire. Comment avait-elle pu croupir aussi longtemps à New York alors qu'existait sur la planète un endroit comme Cannes ? Elle se rinça la bouché, passa dans sa chambre et contempla les bouquets de roses qui s'y amoncelaient. Elle se demanda comment tous ses admirateurs se débrouillaient pour avoir son adresse. Elle eut envie de faire quelques pompes, hésita, décida qu'il faisait trop chaud. La technique était identique : il y avait d'abord les fleurs, puis les invitations par téléphone. Mais Khalil veillait. Il venait la prendre avant le dîner pour la conduire aux appartements du prince. Plusieurs fois pas jour, autant pour contrôler son emploi du temps que par caprice pur, Hadad lui envoyait des cadeaux, un petit diamant, un bracelet, un collier de perles. Marina le trouvait marrant. Elle se fichait de l'argent et des bijoux mais appréciait l'attention. Les hommes qu'elle avait connus jusqu'alors — mis à part Alan — ne lui avaient jamais manifesté autant de délicatesse. Poppie n'en reviendrait pas quand elle le lui raconterait ! Elle s'apprêtait à s'allonger sur le lit quand elle entendit gratter à la porte. Elle alla ouvrir et resta frappée de stupeur.

« Seigneur, dit-elle, qu'est-ce qui vous arrive ? »

« Monsieur Pope, je vous félicite ! »

Ham Burger alluma sa troisième cigarette en deux minutes. Il en tirait quelques bouffées et les écrasait nerveusement, tentant de maîtriser les tics d'excitation qui lui tiraillaient le visage. Jusqu'à la dernière seconde, il avait partagé en secret les craintes de Newton : Hackett refuserait de passer la main.

« Comment s'est déroulée l'entrevue, monsieur Pope ?

— Très simplement, dit Alan. Arnold Hackett a parfaitement compris où étaient ses intérêts.

— Vous a-t-il menacé ? Insulté ?

— Pas le moins du monde. Ne lui apportais-je pas la solution de ses problèmes ? »

Price-Lynch le regarda avec vivacité pour voir si la phrase était une flèche. Le visage d'Alan resta impénétrable.

« Vous êtes-vous servi, pour le contraindre, de la traite impayée que je vous avais rachetée ?

— Cela n'a pas été nécessaire.

— Avez-vous son accord écrit ?

— Certainement, monsieur Price-Lynch. »

Il le tira du sous-main placé sur la table. Hamilton s'en empara avec avidité. Ses mains tremblaient quand il le porta à ses yeux. Alan se rendit au bar, sortit des verres, de la glace, une bouteille.

« Vous en voulez ?

— Non, non, merci… Vous lui avez donné son chèque ?

— Croyez-vous que sans chèque, il m'aurait signé le document ? Il a d'abord téléphoné à New York pour s'assurer que les fonds étaient réellement bloqués à mon compte pour la conclusion de notre affaire. A propos, avez-vous le mien ?

— Pardon ?

— Mon chèque. Les 100 000 dollars ? »

Négligemment, il rafla au passage la feuille manuscrite où Hackett déclarait lui avoir cédé six millions de titres pour 70 millions de dollars.

« Le voici, dit Ham Burger. Je vous l'avais préparé. »

Alan prit son temps pour vérifier la date, le chiffre et la signature.

« Et le second ?

— Comme convenu. Dès votre retour de New York. Vous partez quand ?

— Immédiatement. Un Boeing m'attend à Nice pour l'aller-retour. Vous allez recevoir la facture d'un instant à l'autre.

— Comment ?

— Je me suis permis de la faire mettre à votre nom. Il n'y a aucune raison que je paie moi-même les frais. Arnold Hackett lui-même avait retenu l'appareil. Vous avez de la chance !

— Combien ? s'étrangla Price-Lynch.

— Comment voulez-vous que je le sache ? Vous verrez bien. Je suppose que vous avez déjà donné les instructions pour que soient honorées les échéances ?

— Mêlez-vous de vos affaires ! Contentez-vous de faire strictement ce que je vous demande ! Dans combien d'heures serez-vous de retour ?

— Dix-sept… Dix-huit… Le temps de me rendre à votre banque et de revenir. Je pense que tout est en règle. Si vous voulez bien m'excuser… Je dois préparer un sac de voyage… »

Price-Lynch lui vrilla un regard soupçonneux.

« Tâchez de ne pas commettre d'erreur, monsieur Pope.

— J'essaierai », dit Alan sur un ton neutre.

Quand Price-Lynch fut parti, il but son verre à petites gorgées, concentré à l'extrême. Il alla sur la terrasse. Sept étages plus bas, il aperçut Norbert au volant de la Rolls qui stationnait devant le perron. Il s'adressa une petite grimace dans le miroir du salon et murmura :

« C'est maintenant ou jamais, courage ! »

Il eut une pensée pour Bannister et descendit.

« Alan ! »

Sarah ! A croire qu'elle n'avait cessé de monter la garde dans le hall pour le coincer tôt ou tard. Il se maudit d'avoir fait sortir la voiture trop vite.

« Je suis désolé, Sarah. J'ai un avion à prendre. »

Elle écarquilla les yeux.

« Où allez-vous ?

— Je m'absente.

— Avec une femme ? Je ne dors pas depuis deux jours !

— Prenez des pilules.

— Alan, j'exige de savoir ! »

Il fit deux pas de côté, feinta et profita de l'entrée d'un groupe de gosses et de nurses pour sauter dans la Rolls.

« Filez, Norbert ! Filez ! »

La voiture démarra. Quand elle atteignit la Croisette, il jeta un regard derrière lui : Sarah courait à sa poursuite !

« Faites un crochet par Juan, Norbert. J'ai un truc à déposer…

— Bien, monsieur. J'ai peur qu'il y ait beaucoup d'encombrements.

— On verra. »

Il débloqua le crochet qui verrouillait une tablette d'acajou, prit un stylo et écrivit sur une feuille de bloc : « Je suis obligé de partir. Je te retrouve dans vingt heures. Attends-moi. Je t'aime. Alan. » Il glissa la feuille dans une enveloppe adressée à Terry, mit une cassette dans le combiné-stéréo, renversa la tête en arrière et se mit à penser à elle. A quoi d'autre aurait-il pu penser ? » Depuis qu'il l'avait rencontrée, les choses qui lui paraissaient importantes auparavant lui semblaient dérisoires. Quoi qu'il fasse, où qu'il fût, les yeux gris de Terry s'interposaient entre lui et le monde.

Elle était la réponse absolue à toutes les questions.

« Juan, monsieur… »

Il guida Norbert, le laissa dépasser le restaurant et le fit stopper sitôt tourné l'angle de la petite rue.

« Gare aux cornets de glace et à la pizza, Norbert ! Les gosses du quartier sont des terreurs !

— Je reste au volant, monsieur. »

Alan revint sur ses pas, pénétra sous le porche sombre et frais jouxtant Chez Tony, escalada trois étages. Il s'arrêta sur le palier, contempla la porte de Terry. Elle était quelque part avec Lucy chez des amis anglais. Il ne put néanmoins résister à son impulsion de frapper : personne. Il plaqua son mot sur la porte à l'aide d'une punaise fichée en permanence dans le bois, adressa un baiser léger à l'enveloppe et redescendit.

Hans, qui s'était caché à l'étage au-dessus en l'entendant monter, écouta décroître le bruit de ses pas. Quand il fut certain que Alan était parti, il dévala les marches, tomba en arrêt devant l'enveloppe, l'arracha de la porte, la décacheta. Il en lut le contenu et déchira la feuille en mille morceaux.

Arnold Hackett se tenait sur le pas de la porte, vieilli, méconnaissable.

« Vous êtes malade, Arnold ? »

Marina lut dans son regard une telle supplication qu'elle en fut remuée.

« Entrez, Arnold… »

Elle l'installa sur le lit où il s'assit lourdement, ne semblant pas s'apercevoir qu'elle était nue.

« Vous avez eu un accident ? »

Il secoua la tête, fit l'effort de grimacer un pauvre sourire.

« J'avais besoin de vous parler, Marina… Vous m'autorisez à rester un moment ?

— Mais bien sûr ! »

Elle lui tapota affectueusement le crâne. Après tout, si elle était là, c'est à lui qu'elle le devait.

« Racontez-moi… »

Il n'avait plus rien du fringant vieillard à qui elle avait dû fermer obstinément sa porte les jours précédents. Sa respiration était sifflante, irrégulière, saccadée.

« C'est votre femme ?

— Non, non…

— Quoi, alors ? Dites-moi ? »

Il chercha ses mots, se mordit les lèvres et lâcha d'une traite en baissant les yeux :

« Je viens de vendre la Hackett. »

Marina le dévisagea avec étonnement.

« C'est ça qui vous met dans cet état ?

— C'est comme si mon enfant venait de mourir. »

Elle lui entoura affectueusement les épaules de ses bras.

« Voyons, Arnold ! C'est plutôt bien… Vieux comme vous êtes… Il faut bien dételer un jour ou l'autre ! Vous avez passé votre vie à travailler, vous allez pouvoir prendre du bon temps !

— Non, pas de bon temps. Je viens de me faire baiser, vous comprenez ? Depuis toujours, c'est moi qui baisais les autres, j'étais le plus fort. On m'a forcé la main et j'ai dû plier. J'en suis malade.

— On vous a ruiné ?

— Oui.

— Il ne vous reste rien pour vivre ? demanda-t-elle sur un ton apitoyé.

— Très peu.

— Combien ?

— J'ai tout bradé pour 70 millions de dollars.

— Seigneur ! Mais c'est énorme !

— Énorme ? s'indigna-t-il en sortant de sa torpeur. La masse de mes titres en vaut 200 !

— 200 ou 70, ça change quoi ?

— J'ai perdu mon affaire ! Je suis seul ! Orphelin !

— Il vous reste votre femme.

— Nous ne nous sommes pratiquement pas adressé la parole depuis cinquante ans. Je n'ai plus de but.

— Qu'est-ce qui vous empêche de remonter d'autres usines ? Avec 70 millions de dollars, vous pouvez racheter la General Motors !

— Je suis cassé, Marina. Pire que si j'étais chômeur.

— On n'en meurt pas ! J'ai un ami qui s'est fait vider de la Hackett… »

Elle cessa de parler, interdite : pour la première fois, elle faisait le rapprochement entre la firme Hackett, dont Alan était l'employé, et Arnold Hackett, le pitoyable amoureux qui venait chercher réconfort chez elle. Hackett et Arnold Hackett, c'était la Hackett !

« Ça alors, c'est marrant ! C'est vous, Hackett ?

— Vous ne le saviez pas ?

— Mais non !

— Hackett, c'est moi ! affirma Arnold comme pour s'en convaincre. Enfin, c'était moi…

— Vous êtes un beau salaud ! Vous mettez les gens à la porte ! Vous connaissez Alan Pope ? »

Hackett tressaillit comme si on l'avait assis sur une plaque chauffée au rouge.

« Pope ?

— Qu'est-ce qu'il vous avait fait, Pope ? Il n'y a pas plus gentil ! Il était bien noté chez vous ! Il s'est retrouvé privé de travail, sans raison !

— Dans quel service était-il employé ? articula mécaniquement Hackett.

— Département comptabilité.

— A New York ?

— Oui, New York. C'était mon petit ami.

— Pourriez-vous me donner à boire, Marina ? De l'eau, juste un peu d'eau… »

Pendant qu'elle se rendait dans la salle de bain, il porta à sa bouche l'une de ses pilules et se mit à fixer intensément le ciel.

Elle revint, fit le tour du lit, posa le verre sur la table de nuit.

« On a vécu ensemble. Malheureusement, je suis partie avec Harry. Il était d'un égoïsme ! En dehors de sa peinture, il considérait les autres comme des chiens. Même moi ! »

Elle s'allongea sur le lit aux côtés d'Arnold, toujours assis dans la même position, lui tournant le dos. Elle eut un peu honte de le rudoyer alors qu'il étalait sa détresse. Elle lui gratta gentiment la nuque.

« Vous avez fait votre temps, Arnold… Pas de quoi en faire un drame… Vous n'êtes pas le premier à qui ça arrive. Place aux jeunes ! »

Elle accentua machinalement le va-et-vient de ses ongles sur le cuir tanné de sa boîte crânienne. Elle perçut très nettement le frisson qui le parcourait, craignit d'avoir franchi la frontière subtile délimitant la camaraderie affectueuse du désir sensuel. Elle retira sa main de peur qu'il ne lui saute dessus pour lui prouver que, malgré son âge… Il ne fit pas un mouvement.

« Achetez-vous un bateau… Jouez au golf… Pour ce qui vous reste à vivre, autant faire des choses qui vous plaisent. Non ?… Arnold ? »

Il garda le silence. Rassurée, elle lui étreignit l'épaule. « Arnold ?… »

Elle accentua sa pression. Il bascula lentement sur le côté.

« Non, Arnold, non… Restez assis sagement. »

Elle voulut le repousser. Il s'abattit sur elle, les yeux grands ouverts, le visage figé. Mort. Elle hurla.

CHAPITRE 29

Dès que sa voiture pénétra dans le centre, Alan reçut le choc de New York en plein visage. L'air, la chaleur, la brunie, la stridence de New York… Une ville qui lui était familière, mais qu'il ne reconnaissait plus. On était dans l'après-midi du 30 juillet. Il l'avait quittée le 25 au matin. Cinq jours avaient suffi pour que le temps, dans une accélération prodigieuse, se dilate jusqu'à contenir une multiplicité d'actions que cinquante ans de sa vie ordinaire n'auraient pu absorber. Ces cinq jours d'amour, de mort et de puissance, avaient métamorphosé la chenille en papillon. Un cours d'histoire naturelle pris sur le vif, à la source. Trop tard désormais pour être innocent.

« Vous m'attendez. Dès que j'arrive, nous repartons pour l'aéroport. »

Il considéra pensivement la façade de la banque. Cent ans plus tôt, le 23 juillet, suant de frousse, il avait encaissé derrière ces murs son premier chèque de 500 dollars. Il gravit les huit marches du perron, traversa le hall et se rendit directement au service bourse où se pressaient les petits porteurs venus vendre leurs titres Hackett 20 dollars l'un. Il avisa un huissier qui canalisait les visiteurs.

« M. Fischmayer m'attend. Je m'appelle Alan Pope. »

Trente secondes plus tard, il pénétrait dans le luxueux bureau du fondé de pouvoir principal de la Burger. Abel Fischmayer déplia ses deux mètres et s'avança, la main tendue.

« Fischmayer, enchanté.

— Pope, ravi. »

Ces préliminaires achevés, Alan se racla la gorge et sortit de sa serviette le document par lequel Arnold Hackett lui consentait la cession de ses 6 millions d'actions.

« Monsieur Fischmayer, voici 6 millions de titres Hackett. Je vous les verse pour souscrire à l'O.P.A. que vous avez lancée. »

Le fondé de pouvoir lut le papier, le tourna et le retourna entre ses mains.

« Fort bien, monsieur Pope… Fort bien.

— Ces titres représentent une somme de 120 millions de dollars. J'en dois 70 à votre établissement. Je vous prie donc de me verser la différence, soit 50 millions de dollars.

— Voulez-vous prendre un verre, monsieur Pope ?

— Désolé, mon avion m'attend. Je dois repartir.

— En France ?

— Puis-je avoir mon chèque, je vous prie ?

— Certainement », dit Fischmayer avec une moue pincée.

Il fit jouer la sécurité du tiroir central de son bureau et produisit le petit rectangle bleuté maison.

« Si vous voulez bien vérifier… »

Alan s'en empara avec calme. Le chèque était libellé à son nom et mentionnait, en chiffres et en toutes lettres, la somme extravagante de 50 millions de dollars que paraphait la signature de Fischmayer assortie de celles des deux autres fondés de pouvoir, illisibles.

Abel lui jeta un regard hautain et froid. Alan sut alors que, lui aussi, avait appris qui il était.

« Au revoir, monsieur, dit Alan.

— Au revoir, monsieur », répondit Fischmayer.

Ils ne se serrèrent pas la main.

Quand Alan fut installé dans son appareil, il boucla sa ceinture, se fit apporter une coupe de champagne par une hôtesse et tira deux bouffées d'une cigarette avant que n'éclate le vrombissement des réacteurs. L'idée qu'il était le seul passager d'un Boeing le fit sourire. L'avion prit la piste pour décoller. Alan cala sa tête sur le dossier, ferma les yeux et se laissa envahir par l'image de Terry.

Elle n'avait peut-être pas la classe de Mandy de Saran, mais elle lui plaisait. Ses formes rondes, son sourire jovial, les deux fossettes de son menton sous le casque de ses cheveux noirs étaient allés droit au cœur de Bannister.

« Où avez-vous appris à parler anglais, Clarisse ?

— A Londres. J'étais gouvernante chez un couple de marchands de tableaux.

— Beaucoup d'enfants ? »

Clarisse pouffa.

« C'était deux hommes ?

— Vous travaillez au Palm Beach depuis longtemps ?

— Un mois. Jusqu'à la fin de la saison. Plus pour passer le temps que pour autre chose. Je m'ennuie un peu chez moi. Mon mari est anglais. »

Elle parcourut la suite des yeux avec un regard appréciateur.

« Et vous, qu'est-ce que vous faites, monsieur Bannister ?

— Je dirige une entreprise de produits pharmaceutiques, répondit froidement Samuel. A New York. Vous voulez boire quelque chose ?

— Pas pour le moment. Vous restez longtemps à Cannes ? »

On n'en était pas encore aux serments, mais partie comme c'était, dans cette complicité naissante, l'affaire se présentait bien. Samuel l'avait repérée dans les lavabos du Palm Beach. Elle était assise sur une chaise, lisait Vogue et écoutait distraitement le tintement des pièces de monnaie que jetaient les clients dans la soucoupe. L'absence de bruit l'avait alertée quand Bannister était sorti du lieu dont elle était la gardienne. Elle lui jeta un regard sévère. Il y répondit en désignant le billet de dix francs qu'il avait déposé dans l'assiette. Ils se sourirent. Les grandes passions ne s'instaurent souvent que sur des détails aussi minuscules. Sans trop de chichis, elle avait accepté de prendre un verre chez lui.

« Mettez-vous à l'aise, Clarisse… »

Elle n'avait sur elle qu'une légère robe de cotonnade dont l'étoffe, tendue au niveau de la poitrine, laissait deviner l'aréole de ses seins. Samuel se racla la gorge, détourna les yeux. Mis à part la duchesse qui s'était jetée sur lui, il n'avait eu aucune aventure en vingt-cinq ans de mariage. Christel avait progressivement étouffé, par un lent travail de sape conjugal, ses velléités de séducteur. Néanmoins, par une espèce de pudeur obscure, il glissa dans un tiroir le portefeuille qu'il gardait sur son cœur et qui contenait, entre deux cartes de crédit, la photo de sa femme.

« C'est un joli nom, Clarisse…

— Vous trouvez ? »

Ils étaient assis, face à face, sur deux fauteuils. Désespérément, il essaya de retrouver dans les arcanes de sa mémoire les gestes qu'il avait accomplis jadis, ceux qui permettaient de franchir l'espace séparant la neutralité d'une chaise de la tiédeur affolante d'un lit. Sa main droite pesait dix tonnes. La gorge serrée, il la souleva et la rapprocha du bras de Clarisse. Quand elle n'en fut plus qu'à cinq centimètres, on frappa à la porte : le charme était rompu, tout était à refaire !

Il se leva, furieux, et alla ouvrir. Une jeune fille se tenait dans l'encadrement. Elle avait des cheveux blond cendré, des yeux gris, et était vêtue sans recherche d'un jeans délavé et d'un tee-shirt blanc trop large.

« J'ai dû faire une erreur… s'excusa-t-elle. On m'avait dit qu'un de mes amis résidait au 751…

— Quel ami ?

— Alan Pope.

— C'est bien son appartement… maugréa Samuel.

— Je m'appelle Terry. »

Ainsi, c'était d'elle que Alan était tombé amoureux !

« Il n'est pas là… dit Bannister d'un air hostile.

— Savez-vous quand il reviendra ?

— Il est en voyage. Je suis son ami. Bannister.

— Le reverrez-vous ?

— Il doit revenir mais je ne sais pas quand.

— Pouvez-vous lui remettre une lettre ? »

Elle la tendit. Samuel la prit avec méfiance entre le pouce et l'index.

« C'est très important… murmura-t-elle.

— Vous pouvez compter sur moi… dit Bannister. Je la lui donnerai dès que je le verrai.

— Dites-lui que j'ai été obligée de partir… Je lui explique tout là-dedans. Dites-lui aussi…

— Quoi ? Que voulez-vous que je lui dise encore ? »

Elle se mordilla les lèvres.

« Rien. C'est dans la lettre. Merci. »

Elle salua de la tête et s'éloigna dans le couloir. Bannister referma la porte, malade à l'idée qu'Alan pût jeter son dévolu sur une fille aussi insignifiante alors que Sarah Burger déroulait à ses pieds le tapis rouge de la fortune. Heureusement qu'il veillait ! Il déchira la lettre en morceaux, en jeta les débris dans la cuvette du cabinet et tira la chasse.

Après quoi, il retourna dans la chambre où Clarisse l'attendait.

La Rolls quitta la Croisette et vira à droite pour s'engager dans l'allée du Majestic. Dès le départ de New York, Alan s'était endormi pour ne se réveiller qu'à Nice après l'atterrissage.

« Vous avez encore besoin de moi ce soir ? demanda Norbert.

— Je ne pense pas. Si vous voulez votre soirée, prenez-la.

— Merci, monsieur, avec plaisir.

— Rendez-vous galant, Norbert ?

— Réunion de ma cellule, monsieur. »

Alan amorça un sourire qui se figea soudain.

« Accélérez ! Ne vous arrêtez pas devant le perron ! Faites le tour du rond-point ! »

Avec épouvante, il venait d'apercevoir Sarah, assise sur un pliant, en grande conversation avec Serge. Il se coucha sur la banquette.

« Norbert, est-ce que la fille en vert, avec Serge, m'a vu ? »

Norbert jeta un regard dans le rétroviseur.

« Je ne pense pas, monsieur. Mlle Burger parle toujours.

— Merci. Arrêtez-moi… »

Il sauta à terre devant la maison de la presse, contourna l'hôtel, enfila la petite rue parallèle à la Croisette et se glissa dans le Majestic par l'entrée de service. Avec des ruses de Sioux, il s'approcha du comptoir du concierge.

« 751, s'il vous plaît.

— Votre clef n'est pas au tableau, monsieur. M. Bannister doit être en haut… »

Il entra dans l'ascenseur et se trouva nez à nez avec Marina qui allait en descendre.

« Alan ! »

Il fut bouleversé de voir que son visage était ravagé de larmes.

« C'est affreux, Alan ! Il est mort dans mes bras !

— Hadad ?

— Hackett !

— Hackett est mort ? »

Ses sanglots redoublèrent.

« Définitivement. Dans ma chambre ! De quoi j'ai l'air ? » pleurnicha-t-elle.

Alan la prit par les épaules et la secoua.

« Marina ! Que lui as-tu fait ? Marina ! »

Par-dessus sa tête, il vit Sarah entrer dans le hall. Il tira vivement Marina dans la cabine et appuya sur le bouton du septième.

« Je veux descendre », dit la dame en rouge avec son caniche noir dans les bras.

Alan la découvrit au moment où elle parlait. Elle avait un air de réprobation outrée.

« J'étais allongée sur le lit, poursuivit Marina. Je lui caressais gentiment le crâne… Il venait de vendre ses usines, faut pas être vache… Et il faut que je te dise !… Hackett, c'était Hackett !

— Je sais… dit Alan, je sais !

— Ramenez-moi immédiatement au troisième ! ordonna la dame.

Dès que nous serons au septième… » s'excusa Alan.

Le caniche noir poussa un grognement menaçant.

« Le temps de lui donner un verre d'eau et de m'étendre à côté de lui, il était mort ! enchaîna Marina.

— Mais mort de quoi ?

— Arrêt du cœur. Quel dérangement ! Pour ne pas le balader dans les couloirs, on l'a laissé dans ma chambre… Ils m'ont déménagée au sixième… On m'a égaré ma jupe bleue !… Je ne m'y reconnais plus dans mes affaires ! »

La porte palière s'ouvrit à l'étage.

« Marina, voyons-nous plus tard, tu m'expliqueras tout en détail !

— C'est toi qui me dois des explications ! Qu'est-ce que tu fais à Cannes ?

— Voulez-vous descendre je vous prie ! » glapit la dame.

Avant que Alan ait pu sortir, les portes d'acier se refermèrent automatiquement. La dame voulut enfoncer la touche du troisième. Dans son mouvement, le caniche lui échappa et se mit à aboyer furieusement. La dame essaya de le reprendre dans ses bras.

« Je suis revenue chez toi à New York. J'ai quitté Harry. Pauvre Arnold ! Il n'y avait pas d'eau, je suis repartie…

— Où as-tu connu Arnold Hackett ?

— Attention à mon chien ! cria la dame, Jean-Paul, ici ! Saute ! »

Elle tendit en vain l'arceau de ses deux bras pour que Jean-Paul s'y niche.

« Chez Poppie, dit Marina. Tu connais Poppie ?

— Non. »

La cabine s'arrêta au rez-de-chaussée. Les portes s'ouvrirent. Le caniche s'échappa. La dame voulut se lancer à sa poursuite, elle se heurta à Marina.

« Alan ! cria Sarah. Alan ! »

Alan tapa sur le bouton du septième. L'ascenseur repartit.

« Je veux descendre ! hurla la dame. Jean-Paul !

— Hé ! vous, la rouge ! Vous pourriez faire attention ! s'indigna Marina. Vous m'avez écrasé le pied !

— Je suis une amie de M. Gohelan, s'étouffa la dame. Je vais protester ! Je viens ici depuis vingt ans ! S'il arrive malheur à mon chien !…

— Qui est Poppie, Marina ?

— L'amie de Peter.

— Qu'est-ce qu'elle avait à voir avec Arnold Hackett ?

— Je n'en sais rien. Je l'ai rencontré chez elle en partant de chez toi. Il m'a invitée ici. En tout bien tout honneur… »

Sourcils froncés, elle se tourna vers la dame pour achever sa phrase.

« …j'ai horreur des vieux ! »

Arrêt de la cabine.

« C'est pour moi que vous dites ça ? jeta la dame avec défi.

— Oui ! cracha Marina. Et je déteste aussi les chiens ! »

Alan se coula entre les portes avant que la querelle ne dégénère en pugilat. Il sonna à son appartement.

« Qu'est-ce que c'est ? tonna la voix de Bannister.

— Moi ! Ouvre !

— Alan ?

— Tu ouvres ou j'enfonce la porte ? »

Bruit du verrou qu'on débloque… La tête de Bannister… Alan la repoussa à l'intérieur et s'aperçut qu'il était en caleçon.

« Encore !

— Je ne suis pas seul… » confessa Samuel avec une expression contrite.

Alan lui jeta un regard mauvais.

« La duchesse ?

— La dame des lavabos du Palm Beach ! Je te supplie d'être discret, Alan ! Elle est mariée !

— Raccompagne-la à ses toilettes ! J'ai besoin du salon immédiatement !

— Alan, on venait juste de commencer…

— Dehors ! »

Alan entra dans la salle de bain.

« Quand je sortirai de la douché, je vous flanque tous les deux par la fenêtre si vous êtes encore là ! Quant à toi, reviens dans une heure, j'aurai des choses à te dire ! »

Il claqua la porte derrière lui, fit gicler l'eau froide et éclata d'un fou rire nerveux. Quand il revint dans le vestibule après s'être séché, la place était libre. Il enfila des vêtements, prit quelques notes sur un bloc et appela Hamilton Price-Lynch.

« Je débarque à l'instant. Je suis chez moi. Voulez-vous venir ? »

Il s'absorba dans les chiffres qu'il venait d'inscrire. Au coup de sonnette, il enfouit le morceau de papier dans sa poche.

« Bon voyage, monsieur Pope ? s'enquit Ham Burger en entrant dans le salon.

— Excellent, merci.

— Tout s'est bien passé ?

— Parfaitement bien.

— Je viens d'avoir un appel de Fischmayer. Voulez-vous me montrer son chèque ?

— Le voici, dit Alan. Avez-vous le mien ?

— Le voilà », répondit Price-Lynch.

Les deux chèques changèrent de main. Alan rangea le sien dans sa poche après en avoir vérifié le montant, 10 000 dollars.

« Correct, monsieur Pope ?

— Correct.

— Eh bien, parfait, dit Price-Lynch en lui rendant le chèque de 50 millions libellé au nom de Pope par Abel Fischmayer. Il ne vous reste plus qu'à l'endosser à une banque de Genève dont je vais vous indiquer le nom… »

Alan lui tourna le dos, tripota distraitement quelques bouteilles sur le bar. Le second chèque rejoignit le premier dans sa poche.

« Vous m'entendez, monsieur Pope ?

— Je vous entends.

— Vous allez donc l'endosser à…

— Je ne l'endosserai pas, le coupa Alan.

— Pardon ?

— Ce chèque est à mon nom. J'ai l'intention de l'encaisser pour mon propre compte. »

Price-Lynch eut un soubresaut.

« Je suppose que vous plaisantez ?

— Absolument pas, dit Alan d'une voix glaciale. Vous avez voulu me rouler. Vous vous êtes servi de moi pour dissimuler une faute professionnelle qui vous aurait rapporté 50 millions de dollars sur le dos d'un client que vous avez trahi.

— Vous vous croyez de taille à pouvoir me faire chanter ? cracha Ham Burger avec mépris.

— Hackett vous faisait confiance. Il en est mort.

— Tout le monde savait qu'il était cardiaque !

— Vous avez commis une action immorale, monsieur Price-Lynch. Je suis choqué.

— Votre prix ? grinça Hamilton.

— Je voudrais d'abord faire une brève mise au point pour que vous sachiez exactement où nous en sommes tous les deux.

— Au fait !

— Ce qui m'a frappé la première fois où vous m'avez parlé de votre O.P.A., c'est qu'elle était inéluctablement vouée à l'échec. Même si vous aviez réussi à ramasser la totalité des titres en circulation, vous n'en auriez possédé que 40 p. 100. Insuffisant pour prendre le contrôle de la Hackett. Pour réussir votre coup, il vous fallait remplir deux conditions. Un, trouver le moyen de contraindre Hackett à vendre. Vous êtes son banquier, il vous a suffi de lui couper son crédit pour le faire céder. Deux, intervention d'un tiers à la main innocente pour lui racheter son paquet majoritaire à un prix déprécié : moi ! Le pigeon idéal, monsieur Price-Lynch, surtout après ce qui venait de m'arriver !

— Je vous laisse une dernière chance, Pope ! Gardez vos 200 000 dollars, rendez-moi mes 50 millions et disparaissez ! »

Alan le considéra avec ironie.

« Il y a des mots malheureux, monsieur Price-Lynch. Le mot « disparition », par exemple. Si je n'ai pas disparu plus tôt, après mon premier refus, ce n'est effectivement pas de votre faute… »

Ham Burger se cabra.

« Que voulez-vous dire ?

— Rien, dit Alan sans le lâcher du regard. Absolument rien. Nous nous comprenons ?

— Pas du tout ! »

Alan enregistra qu'il avait baissé les yeux une fraction de seconde.

« Auriez-vous oublié ceci ? » demanda Price-Lynch en sortant de sa poche une feuille de papier.

Alan identifia la lettre qu'il lui avait signée quatre jours plus tôt lors de la conclusion de leur accord. Il y reconnaissait son rôle d'intermédiaire et de prête-nom pour le compte de Price-Lynch.

« Je n'ai qu'à la montrer à n'importe quel homme de loi pour dénoncer votre chantage ! » menaça Ham Burger.

Alan le regarda droit dans les yeux avec amusement.

« Chiche ?

— Ne me poussez pas !

— Ce document est la preuve de votre malhonnêteté, monsieur Price-Lynch. Nul banquier n'a le droit de lancer une O.P.A. pour son propre compte. C'est un délit !

— J'élève votre commission à 500 000 dollars.

— Ce n'est pas à vous de faire des offres. J'ai un autre projet en tête. Devenir majoritaire de la Hackett. »

Price-Lynch le dévisagea, suffoqué.

« Vous êtes fou à lier !

— Hackett me l'avait déjà dit quand j'avais émis la prétention de racheter ses titres. Maintenant, voulez-vous m'écouter ? J'ai une proposition à vous faire.

— A lier !… répéta machinalement Ham Burger.

— Si vous l'acceptez, et entre nous, je ne vois pas comment vous pourriez la refuser, c'est moi qui vous offre une commission. Pas de 500 000 dollars, mais de 5 millions.

— Qu'est-ce que vous me chantez ? se révolta Hamilton.

— Je suis prêt à passer l'éponge. Je vous rends votre chèque, vous me restituez les 6 millions de titres que j'ai remis entre les mains de Fischmayer.

— Qui va les payer ? rugit Price-Lynch.

— Vous. Bien entendu, pas de votre poche. Vous êtes directeur de la Burger. Je veux que votre banque m'accorde un prêt à long terme de 75 millions de dollars garantis sur les titres que vous allez me rendre. 70 pour racheter les actions Hackett, 5 pour la commission que je vais vous verser. »

Alan regarda sa montre avec nonchalance.

« Je vous laisse très exactement cinq minutes pour vous décider. »

Il se confectionna un whisky et sortit tranquillement sur la terrasse. Pendant quelques secondes, Ham Burger resta immobile. Puis, il s'empara de la bouteille abandonnée sur la desserte, s'en servit à ras bord un verre à dégustation et le but d'un trait. Cinq millions placés en Suisse à 12 p. 100 lui rapporteraient 600 000 dollars par an nets d'impôts… Peut-être pas de quoi faire des folies, mais retrouver la liberté, quitter Emily et voler de ses propres ailes valaient bien quelques petits sacrifices. Il acheva pensivement son whisky, hésita un instant et se dirigea vers la, terrasse.

Ce qui était épatant dans ce pays, c'était la lumière, ce bleu du ciel immuable. En bas, virevoltait toujours le carrousel permanent des filles dorées en mini-maillot, des garçons tournoyant entre les tables du bar, des clients du Majestic appelés par haut-parleur et fonçant vers les cabines téléphoniques.

Alan Pope était accoudé au parapet, le regard fixé droit devant lui. Ham Burger toussota.

« Monsieur Pope… »

Alan se retourna lentement, sembla le découvrir.

« J'ai réfléchi à votre proposition », dit Price-Lynch. Il alluma une Muratti d'une main tremblante.

« Je l'accepte. »

On avait enlevé le lit de la chambre de Marina. A sa place, une planche recouverte d'un drap noir, posée sur deux tréteaux. Au-dessus de la planche, la bière où gisait le cadavre d'Arnold Hackett. Après les constatations du médecin légiste, Victoria avait refusé que le corps de son mari fût conduit à la morgue.

Leur fille, Gertrud, en vacances dans la région et arrivée en hâte, avait émis la même exigence. Après les condoléances d'usage et l'assurance réitérée de la part qu'il prenait à leur chagrin, Marc Gohelan leur avait discrètement demandé quels étaient leurs projets. Un cadavre dans un palace pose certains problèmes d'évacuation incompatibles avec la bonne ambiance de l'établissement.

Victoria et Gertrud avaient décidé de rapatrier dans les plus brefs délais le corps du disparu aux États-Unis. Gohelan s'était chargé de toutes les démarches pour affréter un avion spécial, prévenir les pompes funèbres et régler les formalités officielles. Il avait vivement conseillé à la veuve et à l'héritière d'attendre la nuit pour sortir le cercueil de l'appartement. Il s'était vu opposer un net refus de la part de Victoria.

« Mais, madame, songez que nous sommes au cœur de la saison… L'hôtel grouille de monde… Il fait grand jour… Comprenez-moi…

— Mon mari est arrivé chez vous la tête haute, je ne vois pas pourquoi il en ressortirait en se cachant ! »

Seule concession qu'il avait pu lui arracher, les appariteurs ne seraient pas revêtus de leurs traditionnels vêtements noirs, le prêtre viendrait en civil, une petite valise à la main emplie de ses attributs sacerdotaux. Les stores de la chambre étaient tirés. Quelques bougies brûlaient çà et là. Par la fenêtre ouverte, pénétraient des bribes de la rumeur joyeuse des vacances.

« C'était un homme remarquable… » dit Hamilton Price-Lynch.

Il reçut de Sarah et d'Emily le même regard dépourvu d'aménité qui lui était dévolu chaque fois qu'il ouvrait la bouche devant elles. Il songea qu'il n'aurait plus à les supporter longtemps.

« Ton père passait dans le couloir… Il a entendu un hurlement… Une femme venait de s'ébouillanter accidentellement en prenant sa douche… Elle a ouvert la porte à la volée en demandant de l'aide… Ton père est entré… Son cœur à lâché… » glissa Victoria à Gertrud en répétant la version pieuse que lui avait fourni Gohelan pour justifier la présence d'Arnold Hackett dans la chambre de Marina. Gertrud eut un regard froid pour la créature blonde qui se tenait dans l'angle, mains derrière le dos, aux côtés de Lou Goldman qui entourait d'un bras protecteur les épaules de Julie, sa femme.

« Je crois que vous étiez une amie du disparu ?… chuchota le producteur à l'oreille de Marina. Vous rentrez en Amérique pour les obsèques ?

— Non, non… Je suis simplement revenue pour chercher une jupe bleue que les femmes de chambre m'ont égarée dans le déménagement…

— Vous l'avez retrouvée ?

— Non. C'est bête, j'y tenais…

— Je prépare un immense film sur la vie de Marilyn Monroe… Vous avez quelque chose dans le visage qui…

— Tout le monde me le dit.

— Avez-vous déjà fait du cinéma ? »

Dans un coin, Richard sanglotait. La mort de son patron lui conférait soudain la qualité de membre de la famille. Olivia, la femme de chambre de Victoria Hackett, reniflait dans un mouchoir. Un peu plus loin, la tête baissée, le duc de Saran étreignait la main de la duchesse. Il avait tenu à cette visite de courtoisie avant la levée du corps. Le garçon d'étage du septième s'était mêlé à l'affliction générale. Hackett l'avait toujours fasciné par son avarice. Jamais un sou de pourboire, un mot de remerciement.

« Vous perdez là un maître épatant… » chuchota-t-il à l'oreille de Richard qui s'étouffait dans ses larmes. Conduite par Gohelan, une délégation d'hommes en blouse blanche se faufila dans la pièce. Le prêtre, en pantalon de flanelle et chemise parme, passa rapidement sa soutane dans la salle de bain.

Pas de discours bien entendu, moins encore d'office. Une courte prière suivie d'une bénédiction. Les hommes en blanc refermèrent le couvercle de la bière. Victoria s'effondra dans les bras de sa fille. Gohelan se précipita dans le couloir, fit un signe discret à un maître d'hôtel en faction vingt mètres plus loin, revint dans la chambre et d'un geste impérieux, ordonna aux appariteurs de se hâter. Ils soulevèrent le cercueil et l'emportèrent. Retentit un bruit infernal de marteau-piqueur. Pour éviter qu'un de ses clients ne se trouve nez à nez avec le cortège, Gohelan avait imaginé de faire boucher l'extrémité du couloir à la hauteur de l'ascenseur par deux ouvriers censés faire un trou dans le parquet. Au pas de course, il ne fallait que vingt secondes pour atteindre le monte-charge de l'escalier de service. Les appariteurs s'y engouffrèrent. Dès qu'ils eurent disparu, le marteau-piqueur cessa miraculeusement de fonctionner. Avec un soupir de soulagement, Gohelan retourna dans la chambre pour réconforter la veuve et l'orpheline. Les appariteurs descendirent jusqu'au sous-sol, traversèrent le hall qui menait à la cantine des employés et déposèrent le cercueil dans la menuiserie. Tout était prêt pour le recevoir. On le plaça sur un établi. Deux menuisiers l'entourèrent rapidement d'un coffrage de planches. Les planches posées, rien ne pouvait laisser supposer ce qu'elles cachaient.

Cinq hommes en salopette bleue s'en emparèrent et prirent la sortie de service qui débouchait à l'arrière de l'hôtel dans la rue Saint-Honoré. On les chargea dans une fourgonnette blanche dont le chauffeur referma les portes.

Certes, la rumeur de la mort de Hackett s'était répandue dans Cannes. Mais la direction du Majestic pouvait mettre quiconque au défi d'avoir vu un cercueil se balader dans l'hôtel en période de grandes vacances.

Il n'est pas possible qu'elle ne vous ait rien laissé pour moi !

Tony acheva d'essuyer son verre tout en louchant sur la Rolls garée devant le restaurant.

« Je le saurais, dit-il sobrement.

— Et son amie ? insista Alan. Lucy ? Lucy comment ? Vous savez son nom ?

— Non. Elle va souvent chez des amis anglais, au-dessus de Vence, je crois…

— Comment s'appellent-ils ?

— Je l'ignore. Beaucoup de gens passent chez moi. Allez savoir…

— Donnez-moi un whisky, sec, sans glace. »

Terry avait disparu ! Aucune trace de son passage nulle part. Evanouie… Volatilisée… Au Majestic, Bannister n'avait vu personne.

« Je ne crois pas qu'elle revienne, dit Tony en poussant un verre vers Alan. Je l'ai vue partir avec toutes ses affaires. Pas grand-chose, mais un grand sac de marin.

— Partie comment ?

— En taxi.

— Vous vous souvenez de la voiture ?

— Non.

— Vous auriez pu connaître le chauffeur ? Peut-être est-ce un type qui travaille à Juan ?

— Je n'ai pas fait attention. »

Ils devaient se retrouver chez elle et partir immédiatement sur le Victory II qu'il n'avait pas encore utilisé, sinon pour y coucher deux nuits à quai. Une brève croisière en Corse…

« Je m'appelle Pope, dit Alan. Alan Pope. Si vous la revoyez, dites-lui que je l'attends… Je suis à Cannes, au Majestic… D'ailleurs, elle le sait… »

Tony lui coula un regard en biais. Ce n'était pas la première fois qu'il avait affaire à des amoureux en détresse. Son restaurant était un des hauts lieux du Tout Juan fauché. Entre deux pastis, il était informé de toutes les peines de cœur de ses clients. Sauf qu'ils venaient à pied, à vélo ou à mobylette, mais pas en Rolls.

« Qu'est-ce qui a pu se passer ? » rêva Alan à voix haute.

Il avait trouvé porte close. Pas un mot, rien. Il acheva son verre.

« Vous n'oublierez pas ?

— Pope, Majestic, c'est gravé ! » dit Tony en raflant le billet abandonné sur le comptoir.

Alan ressortit dans la rue, considéra la façade, repéra les fenêtres closes du studio où il avait connu avec elle ce qu'il ne retrouverait jamais.

« Où allons-nous, monsieur ? interrogea Norbert en lui tenant la portière.

— Où vous voudrez, dit Alan avec accablement. Cela n'a plus d'importance. »

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