LIVRE II

CHAPITRE 2

A treize heures, le signal annonçant la trêve du déjeuner emplit de son bourdonnement les huit étages réservés aux services administratifs de la Hackett Chemical Investment. D'un même élan sauvage, les six cent vingt-deux cadres, réceptionnaires, chefs de bureau, comptables, huissiers, secrétaires, dactylos et employés du contentieux se précipitèrent vers les ascenseurs qui les vomiraient en grappes impatientes trente-deux étages plus bas, dans la moiteur suffocante de la 42e Rue.

De tout le Rilford Building, trentième étage, bureau 8021, Alan Pope fut le seul à ne pas bondir. Il resta rivé à sa chaise, le regard dans le vague, semblant ne rien avoir entendu. Samuel Bannister, dont la main étreignait déjà la poignée de la porte, le considéra d'un œil inquiet.

« Tu fais des secondes supplémentaires ?

— Qui me les facturerait ! » marmonna Alan d'une voix absente.

Bannister le dévisagea plus attentivement.

« Je déjeune au Romano's. Je t'emmène ?

— Pas faim, merci. »

Perplexe, Bannister fit passer le poids de son corps d'un pied sur l'autre.

« Qu'est-ce qui te chiffonne ? Murray ?

— Murray, oui. »

Malgré sa hâte de quitter les lieux, Bannister lâcha à regret la poignée de porte à laquelle il se cramponnait depuis plusieurs secondes. Il fit deux pas en direction de la vaste table métallique où depuis quatre années, il avait Alan Pope en vis-à-vis.

« Et si on en parlait devant une bière bien glacée ? »

Alan refusa d'un signe de tête et se renfonça plus profondément dans son fauteuil.

« Vas-y sans moi, Sammy. Il faut que je réfléchisse. »

Bannister se dandina un instant, ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, s'en abstint, puis demanda :

« Il t'a convoqué à quelle heure ?

— Trois heures.

— Il veut peut-être t'augmenter ?

— Très drôle…

— Tu t'inquiètes sans savoir. Je suis sûr que c'est très bon !

— Comme disait le type sur la chaise. Il espérait une panne de courant. »

Bannister marqua un temps d'hésitation, haussa les épaules et lança sur un ton qu'il voulait désinvolte :

« Si tu changes d'avis… Romano's ! »

Alan se retrouva seul. Les tripes tordues d'appréhension, il poussa un soupir, se leva, colla son nez à la vitre de la baie et regarda au-dehors sans rien voir.

Dix minutes s'écoulèrent sans qu'il fît un mouvement… Il se jeta alors sur le téléphone et composa son propre numéro : il fallait qu'il voie Marina ! Avec un peu de chance, elle serait toujours au lit, nue et tiède… Occupé ! Il eut soudain une envie frénétique de lui parler, de la toucher, de lui faire l'amour. Il n'avait plus beaucoup de temps. Il raccrocha, balança sa veste sur son épaule et s'engouffra dans le couloir désert.


« Quelle femme, Penny ? Son nom ? » demanda Abel Hartman avec exaspération. C'était un petit avocat de quartier spécialisé dans les litiges conjugaux, les murs mitoyens, les appartements inondés, les ailes de voitures éraflées.

Il haïssait sa clientèle.

« Mabel Pope, répondit sa secrétaire sans s'émouvoir. Enfin, l'ex-Mme Alan Pope. »

Hartman émit un gémissement rauque.

« Comme d'habitude. Sa pension alimentaire est en retard.

— Il ne fallait pas épouser un pauvre. Dites-lui que je suis en Turquie !

— Elle vous a vu dans le couloir quand vous êtes venu prendre le dossier Leyland. Vous feriez mieux de la voir. Elle va tout casser.

— Est-ce qu'elle nous doit de l'argent ?

— Pas un cent.

— Je déteste cette race de vampires. Malheur aux pauvres bougres qui leur tombent entre les pattes ! Elles les saignent ! »

Il surprit le regard méprisant que lui décochait Penny et se souvint qu'elle était divorcée. Il se racla la gorge et bougonna :

« Tant pis, faites-la entrer. Je vais engager sur-le-champ une procédure judiciaire contre Alan Pope ! »

Le taxi qui l'emportait chez lui se traînait dans une chaleur accablante.

« Vous ne pouvez pas aller plus vite ?

— Pour faire exploser mon moteur ? »

D'énervement, Alan tambourina sur l'accoudoir de l'antique Pontiac qui fumait comme un vieux cheval. Marina devait être levée… Il l'imagina se prélassant sous la douche. Ce qui l'avait frappé chez elle le jour de leur première rencontre, c'était sa ressemblance avec Marylin. Il était entré par hasard dans un bar de la 6e Rue pour acheter des cigarettes. Elle était juchée sur un haut tabouret, vêtue d'une robe blanche. Seule. Sirotant un truc avec des cerises et de la menthe. Au lieu d'aller au distributeur, il s'installa deux tabourets plus loin et commanda un scotch. Alors qu'il la lorgnait à la dérobée, elle parla la première.

« Si vous me dites pourquoi vous me reluquez, je vous en offre un second. Non ! Vous trichez ! Vous vous apprêtez à mentir ! Tout de suite !

— Je vous trouve… Je vous trouve… bredouilla Alan en la dévorant des yeux.

— Et je ressemble à ?…

— Exactement !

— On me l'a déjà dit. Ils me disent tous ça… »

Elle replongea les lèvres dans son verre et lécha du bout de sa langue pointue la glace pilée qui en embuait le pourtour… Cinq ou six whiskies plus tard, le cœur battant, les mains moites, il lui demanda sans oser la regarder si elle accepterait de dîner avec lui. Elle le soupesa de l'œil longuement, sachant qu'elle le mettait mal à l'aise et y prenant plaisir. Elle éclata de rire.

« Vous alors !… »

Elle sortit de son sac une brosse à dents et lui en caressa gentiment la partie du visage comprise entre l'ourlet de la lèvre supérieure et la naissance de l'arête du nez. En dehors de cette brosse à dents et de la robe qu'elle portait ce jour-là, Marina ne possédait rien.

Sa peau était douce, laiteuse, tiède et ferme.

Entre autres qualités, elle était absolument dépourvue de pudeur, aussi libre de son corps qu'un bébé à sa naissance. Elle naviguait nue dans l'appartement, prenant sans y songer des poses à faire rougir un corps de garde, étalée sur la moquette, jambes en l'air, chacun de ses pieds calés sur les coins extrêmes d'un guéridon, une cigarette entre les lèvres, une main se caressant machinalement les seins, l'autre étalée doigts écartés dans l'espace, bras raidi, afin que séchât le vernis pourpre dont elle avait laqué ses ongles démesurément longs.

Alan lui avait donné une clef de son deux-pièces. Elle apparaissait ou disparaissait selon son gré, parfois durant plusieurs jours, sans jamais daigner fournir la moindre explication sur son absence. Elle arrivait les bras chargés de fleurs coûteuses aux noms précieux, demandait s'il restait du beurre, proposait d'aller en chercher, revenait avec des pamplemousses, une ombrelle de couleur vive, un transistor, un chat perdu ou des branches de céleri qu'elle disposait en bouquet dans la cafetière, sous la fenêtre. Ébloui par tant de fantaisie, comblé par elle, Alan la payait de retour par des cadeaux au-dessus de ses moyens dont elle ne faisait aucun cas. Rituellement, elle oubliait ses bagues, chaînettes en or ou boucles d'oreilles dans les toilettes des bars où ils s'attardaient parfois. Un soir, il eut la maladresse de lui poser une question.

« Je vis avec toi parce que tu me plais, Alan. Si tu m'interroges, tu me déplais. Si tu me déplais, je m'en vais.

— Marina…

— Tu es libre, je suis libre. Je ne peux exister que les portes ouvertes. Choisis. »

Depuis, il se le tenait pour dit : n'importe quoi pour ne pas la perdre !

« Hé ! Stop ! C'est ici ! »

Le chauffeur, qui devait probablement somnoler, freina brutalement. Projeté en avant, Alan mit la main à sa poche pour en sortir de la monnaie. Il y eut un énorme vacarme de tôle froissée. Ivre de rage, le type du camion frigorifique qui les avait emboutis sauta sur le trottoir.

« Tu es cinglé, non ! »

L'homme du taxi s'indigna :

« Tu me rentres dedans et tu m'insultes ! »

A son tour, il sortit de sa voiture pour constater les dégâts : l'arrière de la Pontiac n'était plus qu'une bouillie de métal.

« Non, mais vous avez vu ce salaud ? » dit-il à Alan en le prenant à témoin. Alan lui glissa un billet de cinq dollars et haussa les épaules avec fatalisme.

« Vous n'y êtes pour rien, vieux. C'est à cause de moi. Ce n'est pas mon jour. »

Quand le chauffeur songea à lui faire signer un constat, Alan était déjà au dix-huitième étage, fourrageant fébrilement dans la serrure de son appartement.

Malgré l'air conditionné, on aurait pu couper la fumée au couteau dans le vaste entresol du Romano's bourré de petits cadres du quartier venus manger un hot-dog sur le pouce. Les barmen devaient se frayer un chemin à coups d'épaule dans la marée humaine dont la densité, à cette heure de pointe, devait dépasser les cinq ou six hommes debout au mètre carré. Bannister, qui avait la chance de ne partager son tabouret de bar qu'avec une seule personne, dut s'époumoner pour couvrir l'effroyable brouhaha des conversations entrecroisées.

« Hé ! Tom. Enveloppe-moi ça correctement ! C'est pour un cadeau ! »

Tom acquiesça dans un sourire. Il aimait bien Samuel Bannister qui lui refilait parfois des tuyaux de bourse. Il noua rapidement un cordonnet autour de l'emballage et tendit le paquet.

« Tu es un frère, Tom… Tu le mets sur ma note ! » Samuel glissa du tabouret dont la moitié libérée fut instantanément prise d'assaut par une meute. Tête baissée, bras collés au corps, il avança en crabe en direction de la sortie, saluant d'un clin d'œil la plupart des clients. Dans la rue, il faisait 40° à l'ombre. On était le 22 juillet. Alan devait toujours se morfondre dans son bureau. Ce crétin avait une telle frousse de Murray qu'il en avait oublié son propre anniversaire !

Alan poussa la porte d'un coup de pied : Marina était là ! Pas plus vêtue qu'au jour de sa naissance — en dehors de ses gants de chevreau noir et de son chapeau de paille fleuri qu'elle avait baptisés sa « tenue d'intérieur » ; elle se livrait à son exercice favori, flexions en équilibre sur les avant-bras, tête en bas, corps arqué mettant en valeur la ligne souple et ronde de la cambrure de ses reins. Une onde chaude envahit Alan. Sans la quitter des yeux, il retira sa veste, envoya valser ses chaussures et déboutonna sa chemise qui lui collait à la peau.

« Hello… fit-elle sans interrompre sa série. Alan, tu connais Harry ?

— Hello… » dit Harry.

Il était assis par terre dans un angle mort, les pieds sur le fauteuil. Alan, remarqua qu'il portait de vieilles baskets rapiécées. Il s'en voulut de remettre précipitamment sa chemise alors que l'intrus, et lui seul, aurait dû se sentir gêné. Pas du tout : comme si Alan n'avait pas existé, il se servait généreusement une rasade de son meilleur whisky.

« Enchanté, dit Alan.

— Vingt-cinq ! jeta Marina en s'effondrant sur la moquette.

— Vingt, corrigea Harry.

— Vingt-cinq ! insista Marina.

— Écoutez… s'étrangla Alan.

— Alan, sois gentil, dit Marina. Donne-moi un verre de lait. »

Médusé, il se dirigea comme un automate vers le réfrigérateur.

« Vous vous connaissez ? »

Ne sachant quelle contenance prendre, il ajouta même à l'intention de Harry :

« Vous en voulez aussi ?

— Je préfère le scotch, mon vieux. Je suis déjà servi. »

Alan se tourna vers Marina.

« Je suppose que j'ai droit à une explication ?

— A quel propos ? » s'enquit-elle avec candeur.

Elle était toujours allongée mais avait placé son ridicule petit chapeau sur son visage, de sorte qu'Alan avait la désagréable impression de s'adresser au chapeau.

« Que fait ce type ici ?

— C'est un copain, dit Marina sans s'émouvoir.

— C'est de moi que vous parlez ? s'étonna Harry sur un ton agressif.

— Vous, la ferme ! Marina, j'exige une réponse !

— Oui ou non, suis-je chez moi ici ? interrogea Marina.

— Oui ! » glapit Alan.

Elle envoya rouler son chapeau d'une chiquenaude.

« Alors, je n'ai pas à te répondre. J'invite qui je veux sous mon toit.

— Dans cette tenue ? cria Alan.

— En voilà des manières ! s'indigna Harry. On ne m'a jamais traité de cette façon !

— Excuse-le, Harry, il est toujours nerveux quand il rentre du bureau.

— Je m'en vais » fit Harry.

Il se redressa avec une souplesse nonchalante, prit le temps d'achever son verre et salua Marina de la tête.

« Et si je vous cassais la gueule ? » dit Alan à tout hasard.

Sentant que la situation lui échappait, il s'était planté devant la porte, rouge de colère, les poings serrés. Marina se leva, enfila un pantalon et une chemise d'Alan en treillis beige.

« Marina, où vas-tu ? »

Elle ébouriffa ses cheveux.

« Avec lui.

— Si je veux ! précisa Harry.

— Écoute, Harry, ne sois pas vache… plaida Marina.

— Alors grouille-toi ! dit Harry. J'aime pas ce type.

— Marina ! s'exclama Alan.

— Tu me rases », laissa tomber Marina.

La porte se referma sur eux. Hébété, Alan se servit machinalement un verre. Il envoya un coup de pied dans une chaise qui se fracassa contre le mur.

« Merde, merde et merde ! » jura-t-il.

On sonna.


En retrouvant le cadre rassurant de son bureau, Oscar Vlinsky se frotta les mains. Trois semaines de tête-à-tête en Floride avec sa femme l'avaient dégoûté des vacances. Avec Annie, il n'était rien. A la Burger, il était Dieu. Sa qualité d'inspecteur des comptes lui donnait le pouvoir d'intervenir dans la vie d'inconnus dont le destin dépendait de son unique caprice.

Il lui suffisait d'effleurer une touche de son ordinateur pour voir défiler le nom des clients de la banque en infraction. Abel Goldmayer l'avait chaudement félicité des coupes qu'il exerçait dans les rangs serrés des magouilleurs.

« Bravo, Vlinsky ! Il nous en faudrait beaucoup comme vous à la Burger ! »

Mais Oscar se savait unique. Il appuya d'un air gourmand sur une touche rouge du clavier de l'ordinateur : il fut effaré par la prodigieuse quantité de clients en défaut. Dès son arrivée, on l'avait pourtant prévenu que son remplaçant — un jeune stagiaire — écrasé par le nombre des dossiers en souffrance, avait démissionné. Ne sachant par où commencer, Vlinsky décida de saquer le premier nom s'inscrivant dans le haut du cadran après qu'il eut compté jusqu'à dix en laissant se dévider la multitude des fiches magnétiques.

Il égrena les chiffres… A dix, il immobilisa l'image sur l'écran. S'inscrivit alors le montant du découvert : 372 dollars. Nom du délinquant : Alan Pope.


Marina lui avait fait une blague, elle avait changé d'avis, elle s'était débarrassée de ce sale type, elle revenait ! Fou de joie, Alan bondit vers l'entrée, dérapa et s'immobilisa devant la porte : avant tout, lui cacher le pouvoir qu'elle avait sur lui, lui marquer sa réprobation… Il gomma l'expression de bonheur qui avait illuminé son visage au coup de sonnette, se composa une mine renfrognée, prit le temps d'aller cacher dans la cuisine les débris de la chaise et alla ouvrir.

« Bonjour Alan. Je peux entrer ? »

Mabel se tenait sur le seuil, un sourire aux lèvres. Il la considéra avec stupéfaction.

« Mais tu as les cheveux verts ?

— Et alors ? » dit Mabel en s'introduisant dans la place.

D'un œil rapide et aigu, elle en fit le tour.

« Je vois que tu n'as rien changé… »

Elle souleva deux ou trois livres, les rejeta.

« En dehors de mes photos qui ne sont plus sur le mur… D'ailleurs, pourquoi y seraient-elles ?… »

Elle s'assit dans le fauteuil. Dans son mouvement, sa jupe indienne se releva dévoilant largement ses cuisses.

« J'allais partir, dit Alan. On m'attend au bureau.

— Tu y vas toujours ? demanda-t-elle avec nonchalance.

— Avec quoi crois-tu que je paie ta pension ? »

Mabel eut le petit rire perlé et protecteur qu'il connaissait si bien.

« Alan, Alan !… Nous sommes le 22 juillet et j'aurais dû recevoir mon chèque le 30 du mois dernier ! Ce n'est pas sérieux… »

Elle croisa si haut ses jambes qu'il aperçut le liséré de son slip couleur chair.

« Tu l'auras !

— Quand ?

— J'ai eu des ennuis. Je n'ai même pas payé mon loyer. Je suis à découvert à ma banque ! »

Elle lui adressa un regard aguicheur.

« Tu es toujours à découvert. Elle s'appelle comment ?

— Qui ?

— Celle pour qui tu te découvres. Tu as toujours été la proie des femmes…

— Venant de toi, c'est gonflé ! »

Elle poussa un profond soupir, le dévisagea avec indulgence, décroisa ses jambes sans pour autant rabattre sa jupe.

« C'est bête… Nous avons peut-être agi trop vite. Parfois, je me pose des questions. Ce n'était pas si mal…

— Quoi ? »

Elle baissa les yeux comme une écolière prise en faute.

« Nous. »

Instantanément, Alan fut en alerte.

« Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Nous faisons vie à part, nous ne partageons plus rien…

— Si ! Mon argent !

— N'imagine pas que ce soit facile pour moi de te le prendre. Parfois, j'en suis gênée. Mais je suis seule, je n'ai pas le choix, c'est moche… »

En un geste qui se voulait naturel, elle écarta un pan de son chemisier et se frotta distraitement la poitrine du dos de la main. Furtivement, il aperçut la pointe d'un sein.

« Il fait chaud chez toi… »

Elle se renversa dans le fauteuil, cuisses offertes.

« On pourrait peut-être recommencer ? »

Alan eut peur de comprendre.

« Recommencer ?

— Toi et moi. Nous ne serions pas les premiers divorcés qui se remarient… »

Malgré la fournaise, il frissonna. Leur mariage n'avait duré que l'espace d'une saison. Avait-il vraiment désiré l'épouser ? Il s'était retrouvé devant le maire. Tout ce qui l'avait séduit chez elle avant leur union lui était devenu insupportable sitôt les noces consommées. Pour être la créature hors série décrite par les magazines, elle se gorgeait de musique indienne jusqu'à cinq heures du matin, se nourrissait d'huîtres grillées, se collait des emplâtres de boue sur la figure, portait une gaine de sudation, s'inondait plusieurs fois par jour d'une saleté de parfum prétendu aphrodisiaque dont les relents tenaces laissaient un sillage pestilentiel sur son passage. Mettre le grappin sur Alan l'avait détournée de son destin de manucure, rognures d'ongles, bouclettes, potins débiles et philosophie Zen telle que la concevaient les journaux de mode.

S'imaginant un glacis de culture, elle lui donnait des cours de maintien, de yoga, de savoir-vivre. Quand, par extraordinaire, elle daignait ouvrir une boîte de potage macrobiotique, elle la réchauffait au bain-marie dans la théière pour la lui servir avec condescendance dans l'un des deux bols du petit déjeuner. Pendant qu'il l'avalait, elle le dévisageait avec mépris et l'accusait de faire un bruit vulgaire avec sa bouche : « Tu ne manges pas, mon pauvre Alan, tu lapes. »

Les nuits n'étaient pas plus joyeuses. Le rituel concerto indien achevé, il égarait parfois sa main sur la cuisse de Mabel : elle faisait un bond d'électrocutée et le rabrouait. Il se lovait en fœtus à l'extrême bord du lit pour tenter de trouver le sommeil. Au petit jour, il se rendait en titubant dans la cuisine. Son premier café avait le goût amer du potage de légumes de la veille. Après onze semaines d'abstinence et de frustrations de toutes sortes, il la suppliait de lui accorder le divorce. A sa grande surprise, elle acceptait sans trop de chichis. A deux conditions : il prenait les torts à sa charge et s'engageait irrévocablement — à vie si elle ne se remariait pas — à lui verser la moitié de tous ses gains futurs, quels qu'ils fussent. De sa propre initiative, il lui proposait de payer lui-même son avocat pour que les formalités aillent plus vite…

« Qu'est-ce que tu en dis ?… »

Son regard détailla la tignasse verte, le sourire faux, le corsage dépoitraillé.

« Je suis en retard, Mabel. Il faut que je parte.

— Oui ou non ? insista-t-elle d'une voix changée.

— Non. C'était une erreur, un ratage. »

D'un geste sec, elle rabattit sa jupe et fut debout, le visage convulsé de colère.

« Je sors de chez Hartman ! Il engage une procédure ! Ça va te coûter cher ! »

Les mots étant devenus trop faibles pour lui exprimer toute sa haine, elle lui cracha dessus.


A l'exception de ses légers gants de chevreau noir et de son chapeau de paille fleuri enfoncé jusqu'aux sourcils, Marina, comme à l'ordinaire, était totalement nue.

En appui sur les mains elle faisait une série de tractions.

« Cinquante », dit-elle, le souffle court.

Elle roula sur le tapis de l'atelier, jambes écartées, bras en croix.

« Même pas trente… dit Harry. Pourquoi mens-tu ?

— Je ne peux pas m'en empêcher, répondit-elle sans s'émouvoir. Tu me donnes un verre de lait ? »

Harry laissa couler d'une boîte de conserve percée un filet de rouge carmin qui délia sa trace sur le fond ocre jaune de la toile posée à même le sol.

« Va le chercher toi-même.

— Harry… S'il te plaît… »

Harry s'assit par terre. De son pied droit déchaussé, il étala la couleur qu'il venait de répandre.

« Tu me prends pour l'autre ? »

Sans changer de position, Marina planta ses dents dans une pomme et regarda rêveusement le plafond.

« Il est gentil, l'autre, murmura-t-elle.

— Tu le regrettes déjà ? ironisa Harry.

— Il fait bien l'amour. »

Harry pouffa de rire.

« Un comptable ! Un misérable, minable, ridicule, petit comptable ! Comme si les minus étaient capables de baiser correctement !… Approche… »

Docile, elle se leva et vint s'étendre de tout son long sur la peinture fraîche.

« Roule… Roule encore !…

— Je vais salir mes gants », protesta-t-elle.

Sans cesser de grignoter sa pomme, elle se frotta les fesses sur la laque carminée.

« Attends que j'aie vendu ce chef-d'œuvre. Je te paierai le magasin !

— Personne ne t'a jamais acheté une seule toile.

— Ils sont trop cons pour comprendre. A plus forte raison pour acheter. Frotte mieux ton cul, ça s'appelle « Empreintes » ! Hé !… Où vas-tu ?… »

Le corps enduit de couleur, le chapeau en bataille, Marina se rendit nonchalamment au réfrigérateur et y prit une bouteille de lait qu'elle but au goulot.

« Tu es cinglée ? La couleur sèche ! Tu penses à quoi ? »

Elle se jeta sur le divan bas qui fut immédiatement souillé de peinture. Avant que Harry ait pu protester, elle lança d'un air boudeur :

« À Alan. »

CHAPITRE 3

Quand Alan entra, un grand sourire éclaira le visage chevalin de Bannister.

« Moins le quart ! Je commençais à me faire des cheveux ! Qu'est-ce que tu as foutu ?

— Oh ! rien… Je suis passé chez moi. »

Samuel s'alarma devant sa mine défaite.

« Rien de grave ?

— En même pas deux heures, j'ai eu un accident de voiture, Marina m'a plaqué parce que je l'ai trouvée avec un type et Mabel m'a annoncé qu'elle me collait ses avocats aux fesses. Tout va bien ! »

Samuel ne put réprimer un rire nerveux.

« Tu rigoles ?

— Oui, c'est marrant. »

Alan s'assit sur son bureau et regarda d'un air morne le ciel à travers la baie. Avec une brusquerie timide, Bannister lui tendit le paquet.

« C'est un mauvais passage. Prends, c'est pour toi !

— Pour moi ?

— Oui, prends ! »

Alan avança la main avec méfiance.

« C'est quoi ? Une bombe ? »

Nouveau rire de Samuel.

« Ouvre, tu verras bien ! 22 juillet… Tu as oublié la date ? »

Alan secoua la tête sans comprendre. Samuel l'ébranla d'une énorme bourrade affectueuse.

« Et ton anniversaire, ballot !

— Merde !… balbutia Alan. J'avais oublié !

— Pas moi ! 22 juillet !… Ouvre !

— Écoute, Sammy, tu es dingue… Il ne fallait pas !…

— Et les copains, ça sert à quoi ? »

Alan arracha les papiers d'emballage et mit au jour un carton dont il sortit une bouteille armoriée. Bannister se rengorgea.

« Cognac français… Hors d'âge ! »

Il prit deux gobelets dans un tiroir, en jeta un à Alan.

« Ça ira mieux quand on aura bu un coup ! La vie commence ! Tu as combien ?… Cent dix ?… Cent cinquante ?…

— Comme ton cognac. Je suis hors d'âge.

— Blague à part ?

— Trente.

— Tu veux m'écraser ? J'en ai quarante-six, je suis déjà sans passé et la limite d'âge me prive d'avenir ! A la tienne !

— A la tienne ! » répondit Alan en levant son gobelet.

Ils burent d'une traite.

« Merci d'y avoir pensé », dit Alan.

Samuel lui fit un clin d'œil assorti d'un claquement de langue.

« C'est peut-être pas à boire par 40°, mais c'est quand même autre chose que de la flotte ! »

Alan remplit les gobelets à ras bord.

« Quelle merde… Cul sec ?

— Cul sec ! »

Ils s'esclaffèrent. Bannister fit un nouveau service.

« Bon anniversaire, crétin !

— A ta santé, bourrique !

— Vieille bourrique… » corrigea sentencieusement Samuel.

Ils vidèrent ce qui restait de leur gobelet.

« Sammy…

— Oui ?

— Tu te rends compte, Marina, c'est dégueulasse… Elle est foutue de ne pas revenir…

— Elles reviennent toutes ! J'ai tout fait à Christel, je n'ai jamais réussi à m'en débarrasser !

— Je crois que je tiens à elle.

— Passe-moi ton verre, c'est ma tournée !

— Tu comprends ça, Sammy ?… Je tiens à elle !

— Tu es trop gentil avec les femmes. Bois !

— Tu as raison. Cul sec ! »

L'interphone grésilla. Bannister l'arracha de son support et hurla :

« Je ne suis pas là ! »

Il changea soudain d'expression et dit sur un ton bizarrement neutre :

« Oui… D'accord… Bon… Tout de suite. »

Il raccrocha avec une infinie douceur.

« Je t'ai dit que Mabel m'avait craché en pleine gueule ? demanda Alan en refoulant un hoquet.

— Murray… laissa tomber Samuel.

— Quoi, Murray ? s'étonna Alan.

— Il est trois heures. Il t'attend. »

Alan se versa une large rasade de cognac, l'avala trop vite, toussa, s'empara d'un kleenex, s'essuya la bouche et lança avec dédain :

« Murray est un sale con. »

Il posa solennellement ses deux mains sur les épaules de Bannister, le regarda bien en face.

« Je vais te faire une confidence, Sammy… »

Il prit un temps pour donner plus de poids à ce qui allait suivre :

« Je ne peux pas piffer Oliver Murray. »

La bonne bouille de rouquin de Samuel s'illumina.

« Moi non plus.

— Je vais te dire autre chose… Si Murray s'imagine que je vais me laisser bousculer le jour de mes trente ans, il se met le doigt dans l'œil ! »

Bannister approuva vigoureusement de la tête tout en jetant un regard anxieux à sa montre.

« Parce que Oliver Murray est un vrai sale con ! conclut Alan.

— Oui, dit Bannister, oui !… Tu devrais y aller, maintenant…

« Et comment ! »

Il écrasa rageusement entre ses doigts le gobelet de carton. La porte claqua avec violence derrière lui.

Oliver Murray était hargneux de nature. Il se flattait de déceler instantanément la faille chez quiconque lui faisait face plus de quinze secondes. Avec cet instinct infaillible que donne la méchanceté à tout faible nanti d'un pouvoir, il frappait droit aux blessures les plus secrètes. Il terrifiait les huit étages de la Hackett que sa qualité de chef du personnel mettait sous sa coupe. Il n'était pas rare de le voir fouiner dans les bureaux bien après l'heure de la fermeture, tripotant les dossiers de ses administrés, fouillant dans les corbeilles à papier à la recherche de lettres personnelles dont il recollait l'infinité de morceaux déchirés avec un soin de collectionneur. Après quoi, il classait amoureusement ces débris de vie privée dans des dossiers tenus minutieusement à jour, enrichissant sans cesse l'irréfutable fichier de la faiblesse des autres. Il ne buvait pas, ne riait jamais, arrivait le premier, partait le dernier. Son existence se confondait entièrement avec la marche en avant de la firme Hackett. Hackett, c'était lui, et lui, c'était Hackett. Son bureau lui ressemblait, monacal, sévère, dépourvu de toute note personnelle. Une grande table de verre nue derrière laquelle il trônait, sûr de sa puissance, une armoire blindée où il conservait ses chers dossiers — méfiant, il en avait déposé le double dans le coffre de sa banque — et une pendule murale égrenant les secondes, rappelant au visiteur, si besoin en était, que le temps, c'est de l'argent. Aucun papier, aucun document, aucun crayon, rien, le vide. Sur le mur, une immense photo d'Arnold Hackett, fondateur président-directeur général de la firme. Face à lui, de l'autre côté de la table, trois chaises métalliques sans confort destinées à ses victimes qu'il traitait avec une courtoisie sadique : il fallait bien que quelqu'un payât pour sa vertu forcée.

On annonça Alan, il entra. Murray garda un visage de marbre et le scruta longuement. Pendant des secondes interminables, entre Murray assis et Alan debout, ce fut un duel dont le perdant serait celui qui romprait le premier le silence.

« Je suis là », dit Alan.

Sans le quitter des yeux, Murray prononça d'une voix froide :

« Monsieur Pope, permettez-moi de vous rappeler qu'il est interdit de boire de l'alcool pendant les heures de service. »

Alan tressaillit mais encaissa le coup.

« C'est tout ce que vous aviez à me dire ? »

Murray s'autorisa l'esquisse d'un sourire glacial.

« Asseyez-vous, je vous prie.

— Non.

— A votre aise. Avant de vous informer du but de ma convocation, je voudrais vérifier quelques détails… Vous travaillez dans la maison depuis ?…

— Quatre ans.

— Quatre ans, deux mois et huit jours. Auriez-vous l'obligeance de me rappeler le montant de vos appointements ?

— Vous les connaissez mieux que moi.

— Exact, monsieur Pope. Toutes retenues faites, 1 672 dollars par mois. »

Il hocha la tête comme si la somme eût été énorme et ajouta :

« Considérable.

— C'est peut-être vous qui payez mon loyer, mes vêtements, ma pension alimentaire, ma nourriture ?… »

Murray feignit d'ignorer l'insolence.

« Votre vie privée ne m'intéresse nullement, monsieur Pope.

— Dans ce cas, abstenez-vous de porter un jugement de valeur sur mon salaire ! Vous voulez peut-être m'augmenter ?

— Pas exactement, monsieur Pope, gloussa Murray. Augmenter n'est pas le mot. Voyez-vous, l'industrie pharmaceutique traverse actuellement une crise liée aux fluctuations de la conjoncture économique internationale. Certes, la Hackett la surmontera, car notre firme est une dynamique en mouvement, monsieur Pope, en mouvement constant… »

Alan avait de plus en plus mal à contrôler les oscillations pendulaires de son corps.

« Au fait, Murray ! Au fait !

— J'y arrive, monsieur Pope. Pour pallier le manque à gagner, la Hackett se voit contrainte de procéder à certaines compressions de personnel. »

Alan sentit ses jambes flageoler, mais ne lui laissa pas la joie de lire quoi que ce soit sur son visage.

« Compte tenu de vos quatre ans d'ancienneté et de vos trois mois de préavis, j'ai le regret de vous annoncer que vous allez toucher sept mois d'indemnité, soit 11 704 dollars. »

Dans la bouche d'Alan, les relents du cognac se changèrent en goût de métal : on le foutait dehors ! Il pointa brusquement son index sur Oliver Murray :

« Je ne comprends foutre rien à ce que vous me dites ! Ne tournez plus autour du pot, Murray ! Parlez-moi clairement ! »

Sans ciller, avec un soupçon de mépris dans la voix, le gardien suprême de la loi Hackett laissa tomber :

« Soit, monsieur Pope. Il est désormais inutile de revenir à votre bureau. Vous êtes rayé des cadres. »

Gorge serrée, Bannister était incapable de se concentrer sur le dossier posé devant lui. Il craignait le pire. En général, quand Murray convoquait quelqu'un, c'était la porte. Depuis quelques jours, des rumeurs de licenciement circulaient chez Romano's et dans les couloirs de la maison. Alan était le bouc émissaire rêvé. Quatre ans à peine d'ancienneté, serviable, généreux, ne débinant personne, ne répondant pas aux avances des épouses de ses collègues, ne souhaitant prendre la place de quiconque à la Hackett, c'était suspect. On y bâtissait sa carrière avec férocité, à coups de lèche, de peaux de bananes, de reniements. Tout voisin de bureau était automatiquement considéré comme un ennemi. Tout supérieur représentait une puissance à ménager jusqu'au jour où il deviendrait lui-même un homme à abattre. Pour survivre dans un tel climat, un minimum d'hypocrisie était nécessaire : au désespoir de Samuel, Alan ne l'avait pas. Bien qu'on eût rien à lui reprocher sur le plan professionnel, il laissait trop voir que la Hackett n'était pour lui qu'un gagne-pain, pas une religion. Samuel enrageait qu'un garçon aussi doué n'eût pas hérité de la pointe de méchanceté indispensable pour les grands destins forgés dans l'œuf clos des multinationales. Il plaisait aux femmes, commettait l'erreur d'en tomber amoureux, avait la maladresse de le leur dire. Elles en tiraient parti avec génie. Mabel le vidait de ses ressources, Marina le traitait par-dessus la jambe avec une désinvolture que Bannister lui-même, malgré ses cheveux roux, sa vue basse et sa gueule d'outsider dans un prix à réclamer, n'aurait jamais supportée.

Il se dressa d'un bond : Alan passait devant lui sans le regarder, d'un pas de robot.

« Alan !

— Il te reste un truc à picoler ?

— Mais parle, merde ! Qu'est-ce qu'il t'a dit ?

— Sers-moi à boire, Sammy… »

Bannister se rua sur le tiroir où il avait caché sa bouteille. Il en avala une lampée au goulot et, mains tremblantes, en servit un verre à Alan.

« Bon ?… Mauvais ?… Dis-moi ! »

Sans respirer, Alan engloutit le cognac jusqu'à la dernière goutte. Il dévisagea Samuel comme s'il ne l'avait jamais vu, ouvrit spasmodiquement la bouche à plusieurs reprises. Aucun son n'en sortit. Précipitamment, Bannister emplit de nouveau son gobelet. Alan le lui arracha des mains et lui tourna le dos. Sa voix se brisa :

« Je suis viré, Sammy. Viré comme une merde ! »


« Hé ! monsieur Pope… »

Le gardien jaillit de sa cage vitrée.

« Il y a du grabuge ! On a coupé l'eau chez vous… Le plombier est venu, il ne peut rien faire avant d'avoir défoncé votre parquet pour établir un devis…

— Pas d'eau du tout ?

— Rien.

— La douche ?… Le lavabo ?…

— Coupés !

— Hé ! merde… » dit Alan en s'éloignant. Il se retourna vers le gardien, lui adressa un pauvre sourire d'excuse.

« Autre chose, monsieur Pope… Si vous pouviez penser à me régler le loyer de juillet…

— J'y pense, j'y pense… » dit Alan.

La loi des séries… Dans l'ascenseur, dont les câbles allaient certainement se rompre — c'était dans l'ordre — il fut tout surpris de constater qu'il n'avait pas perdu ses clefs. Chez lui, il se débarrassa de sa chemise trempée, la jeta en boule sur le lit, passa dans la salle de bain, ouvrit en grand le robinet de la baignoire : bruit sinistre de la tuyauterie hors d'usage. Il quitta ses chaussures, ses chaussettes, son pantalon, se dirigea avec écœurement vers les étagères de la bibliothèque où il rangeait sa bouteille de whisky : vide ! Il refoula avec colère l'image du porc en baskets qui la lui avait sifflée, repartit dans la salle de bain, se frictionna avec une serviette. Il voulut saisir son eau de toilette. Le flacon lui glissa des doigts et se brisa sur le dallage de céramique. Il demeura un instant les bras ballants, l'œil dans le vide, sonné. Du plus minuscule détail aux choses les plus vitales, tout foutait le camp ! Avec découragement, il se laissa tomber sur le rebord des toilettes, se prit le visage à deux mains et ferma les yeux. Il se releva, fit trois pas hésitants, ouvrit l'armoire murale dans laquelle il rangeait ses quatre complets de confection. Avec un peu de chance, il y trouverait un dernier paquet de cigarettes. Il fouilla sous une pile de couvertures… Ses doigts rencontrèrent le tissu rugueux de la musette.

Elle était semblable à des milliers d'autres musettes de G.I., mais pour lui, elle était unique. Le docteur Richard Pope, son père, l'avait portée en bandoulière au moment du débarquement allié dans le sud de la France. Elle contenait tous les trésors qui lui venaient de son enfance, quelques photos de ses parents, le livret militaire de son père, sa plaque d'immatriculation, une boucle de ses propres cheveux, des papiers. Sur l'un des clichés, le docteur Pope enlaçait amoureusement la taille de sa mère. Ils étaient beaux, bronzés, éclatants, plus jeunes encore qu'il ne l'était aujourd'hui.

Alan avait quatre ans à la mort de son père, dix-sept à celle de Clarissa, sa mère. Avant même sa naissance, tous deux avaient souhaité avoir un jour un fils qui devînt médecin. Il eut une grimace mélancolique et parcourut d'un regard désabusé l'appartement qui, hier encore, lui paraissait si rassurant. Il le trouva banal, étriqué, minable, à l'image de sa propre vie tissée de certitudes médiocres, de brèves rencontres, d'amitiés de bar sans lendemain, de désirs confus et inaccessibles.

Il eut soudain très envie d'une cigarette. Fébrilement, il tâta l'une après l'autre les poches de ses costumes, déplaça des livres, ouvrit des tiroirs… Pas question de redescendre en acheter. Avec sa tête de condamné, il se sentait aussi incapable d'affronter les lumières d'un bar que le regard inquisiteur des passants.

Dans la cuisine, il dénicha enfin ce qu'il cherchait dans un pot de grès ayant contenu de la farine : un long mégot de Camel éteint sitôt allumé. L'une de ses extrémités était barbouillée de rouge à lèvres.

Il le flaira longuement, tentant de retrouver à travers les effluves de paille du tabac éventé la trace subtile du parfum de Marina.

Il s'étendit sur le divan, craqua une allumette, aspira une profonde bouffée. Le cerveau vide, il se mit à fixer intensément une fissure du plafond…

Il eut besoin d'un cendrier, allongea la main, tourna la tête.

Alors, il vit la lettre.

Elle était à demi glissée sous la porte. Comment ne l'avait-il pas aperçue plus tôt ? Marina !…

Le cœur battant d'espoir, il se redressa d'un bond, roula sur la moquette, s'en empara. Une nausée lui monta aux lèvres : l'enveloppe portait le tampon de sa banque. Malgré de multiples avertissements, il était encore à découvert de 327 dollars à la Burger. Cette fois, c'était la fin, ils le saquaient ! Il déchira l'enveloppe avec hésitation, déplia le formulaire qu'elle contenait et survola le texte une première fois. Sans comprendre. Il le parcourut de nouveau. Le sang lui cogna aux tempes.

La gorge sèche, il relut. Deux petites lignes complètement folles qui disaient :

« NOUS VOUS INFORMONS QUE NOUS PORTONS A VOTRE CRÉDIT LA SOMME DE 1 170 400 DOLLARS. »

CHAPITRE 4

« Mais je suis pressé, mademoiselle », insista Bannister. Il tendit ses formulaires à signer sur le rebord du guichet. La brune n'eut pas l'air de l'entendre, ni de le voir. Aux soubresauts de ses épaules, Samuel comprenait qu'elle était occupée à une mystérieuse besogne dont le sens lui échappait. Il tapa du poing :

« J'ai un avion à prendre ! Tout ce que je vous demande, c'est un coup de tampon… C'est très important ! »

La brune lui adressa un regard glauque déformé par l'épaisseur du verre de ses Lunettes à la lourde monture d'écaille. Sans que ralentissent les tressautements de ses épaules, elle prononça d'une voix trouble :

« Je suis occupée.

— Par quoi ? protesta Bannister obsédé par la peur de rater son vol.

— Vous voyez bien que je me branle, dit la brune. Tenez, passez votre tête, regardez vous-même… »

Samuel se pencha et s'engagea dans le guichet jusqu'au niveau des épaules. Elle était assise sur trois annuaires de téléphone l'un sur l'autre, la main droite collée à son clitoris, jambes écartées, toison pubienne couleur d'encre se prolongeant en volutes souples au-delà du pli des cuisses, grimpant à l'assaut du nombril à demi masqué par la ceinture retenant ses bas chair.

« Qu'est-ce que vous en dites ? » lui demanda-t-elle sans ralentir son mouvement.

Samuel la contempla, les yeux exorbités, le visage en feu.

« Touchez, dit-elle, allez-y… C'est du vrai ! Mettez votre main !

— Je peux ? hésita Bannister. Je peux vraiment ?

— Mais oui, ballot, tiens, regarde… Mets tes doigts… »

Samuel enfonça ses doigts raidis où la brune le priait de le faire…

« Espèce de cochon ! » rugit Christel.

Egaré, Samuel s'éveilla complètement. Il était pratiquement enroulé autour du corps mafflu de son épouse, la main fourrageant entre ses cuisses, dans le décor familier et monotone de leur chambre à coucher conjugale. Ils étaient mariés depuis vingt-six ans, avaient trois grands enfants dont l'aîné, Henry, était à l'université. Depuis des lustres, les rapports sexuels étaient exclus de leur existence. La dernière fois, quatre ou cinq ans plus tôt, Christel, bien que consentante, avait interrompu l'acte en son plein déroulement, sous prétexte qu'elle trouvait obscène et ridicule que des gens de leur âge se livrent au simulacre de la fornication. Ses enfants élevés, elle avait reporté ses pulsions sur l'église presbytérienne de son quartier, dont elle était l'un des membres éminents les plus assidus. Samuel se l'était tenu pour dit. Mais parfois, il rêvait…

« J'ai dû faire un cauchemar, s'excusa-t-il, pourpre de honte.

— Répugnant ! Répugnant !… »

Elle se leva d'un coup de reins, l'air courroucé. Une vieille chemise de nuit en pilou collait à ses formes éléphantesques. Samuel se détourna pour ne pas la voir s'éloigner. Furtivement, il referma les yeux pour tenter de rentrer à nouveau dans son songe perdu. Mais il ne revit pas la brune. Elle était quelque part, au pays des rêves, se caressant derrière son guichet au lieu d'estampiller une fiche de voyage qui lui aurait permis de partir Dieu sait où…

Le téléphoné sonna deux fois. Christel apparut dans l'embrasure de la porte, hideuse à voir avec ses couettes ridicules, couleur filasse, la tête vissée sur le corps trop lourd, sans aucun espace pour le cou entre le menton et la saignée des épaules.

« Alan Pope. »

Elle tourna les talons avec la raideur d'une reine outragée. Samuel sauta du lit. Il arpenta pieds nus le corridor où flottait une odeur de pain grillé et de café fraîchement moulu. Dans le vestibule, il s'empara de l'appareil décroché.

« Alan ?

— Il faut que je te voie, Sammy !

— Maintenant ?

— Tout de suite.

— Mais c'est impossible ! gémit Bannister. Je suis déjà à la bourre !

— Quand ?

— Veux-tu qu'on déjeune au Romano's ?

— Non, trop de monde. Rejoins-moi au grill du Pierre. O.K. ?

— Alan ! Dis-moi au moins… »

La communication fut coupée.

« Qu'est-ce qu'il veut ? cria Christel de la cuisine.

— Je ne sais pas.

— Il te dérange bien chez toi pour quelque chose ? »

Samuel s'assit sur un tabouret.

« Il veut me voir. »

Christel enfourna deux nouvelles tranches de pain dans le toaster et maugréa :

« Pas un type pour toi, Pope. Divorcé, paresseux, coureur…

— C'est un ami épatant, dit Bannister. Il est dans une sale passe. On vient de le mettre à la porte. »

Pensivement, il trempa un toast beurré dans son bol de café.


A trois reprises, Alan était passé devant la banque sans oser en franchir le porche. Dès l'ouverture du grillage d'acier condamnant l'accès aux doubles portes de verre, il avait été témoin d'une activité qu'il n'aurait pas soupçonnée à une heure aussi matinale. En dix minutes à peine, une vingtaine de clients étaient entrés et ressortis. D'autres arrivaient. D'une démarche mal assurée, il leur emboîta le pas et escalada les deux marches conduisant au temple.

La Burger était une banque de crédit qui avait pour vocation d'alimenter en liquidités les grosses firmes internationales. General Motors avait un compte à la Burger, les Produits Alimentaires Généraux, I.T.T., les Chantiers navals, la National Steel de Détroit, la Hackett Chemical, La Lloyd's, et de nombreuses multinationales européennes. Point commun de toutes ces compagnies : cinquante mille employés au minimum, et un chiffre d'affaires annuel pouvant rivaliser avec le budget global d'un gouvernement.

Dans un louable souci de démagogie, la Burger s'était toutefois résignée à tolérer en son sein un département de clientèle privée dont Alan, en sa qualité de cadre de la Hackett, avait réussi à forcer les portes.

Il se remémora le montant exact de son découvert — 327 dollars — et bravement, la main tremblante, remplit à son ordre un chèque de 500 dollars. Le caissier le regarda avec une indifférence cordiale.

« Des billets de 100, monsieur Pope ? »

Alan dut se contenter de hocher la tête affirmativement : l'émotion lui coupait la parole.

Il fourra précipitamment les billets dans sa poche et regagna la sortie sans être inquiété.

Dès qu'il fut à l'air libre, il se retint pour ne pas courir. Il tourna le coin du bloc, s'appuya de tout son poids contre une façade et souffla. Il traversa la rue, entra dans un pub, s'affala sur un tabouret. A contrecœur, le barman abandonna son journal de courses.

« Si on les écoutait, on ne toucherait que des gagnants. Toute ma paie y passe ! Je vous sers ?

— Un double, dit Alan.

— Avec de la glace ?

— Sec, sans glace et pas double. Triple. »

Le barman consulta sa montre avec désapprobation.

Il était 9 h 12. En général, même ses clients les plus imbibés ne venaient jamais faire le plein avant midi.


« Oliver Murray vous demande depuis dix minutes ! »

Une eau glacée coula dans les veines de Bannister.

« Qu'est-ce qu'il me veut ? »

Patsy eut une moue dubitative.

« Je nage dans le dossier du fluor. Quelle barbe ! Il est 9 h 20, vous devriez peut-être y aller ? »

Mentalement, Samuel totalisa le montant de ses indemnités tout en faisant le tour des relations susceptibles de le recaser dans une autre boîte. Dans le couloir, il s'épongea le front, resserra le nœud de sa cravate, rasa les murs et monta lourdement l'escalier de service menant à l'étage noble.

Devant le bureau de Murray, il faillit faire volte-face, s'en abstint, frappa deux coups légers et poussa la porte. Murray regarda immédiatement la pendule qui marquait 9 h 22.

« Désolé, s'excusa Bannister, j'ai été retardé. Comment allez-vous ? »

Pas de réponse. Murray garda les yeux rivés sur lui et entreprit de jouer avec un crayon.

« J'étais en ligne avec Tokyo », insista Bannister.

Murray lui darda un regard de glace.

« Mashibutu, le fluor !… Ils m'appelaient de la maison mère ! »

Le visage de Murray eut un frémissement dangereux.

« A Tokyo, il est 23 h 22.

— Vraiment ? bredouilla Samuel. Vous êtes sûr ?

— Vous me décevez énormément, Bannister. Combien gagnez-vous ?

— Dans les 2 200.

— Considérable.

— J'ai vingt et un ans d'ancienneté !

— C'est beaucoup. »

Samuel se figea : il venait d'entendre sa condamnation à mort !

« Je vous préviens que ça va vous coûter cher ! Vous n'avez aucun motif ! J'ai des avocats ! Vous ne m'aurez pas comme Alan Pope ! Que pouvez-vous me reprocher ? Allez-y, je vous écoute !

— Sortez ! dit sèchement Murray. Votre attitude agressive vous vaudra un blâme. »

Samuel eut soudain envie de l'embrasser ; la menace d'un blâme excluait forcément un licenciement !

« Écoutez, Murray…

— Sortez !

— J'ai eu un mauvais début de journée avec ma femme… »

Dans un mouvement spontané, il saisit la main de son tortionnaire et la secoua chaleureusement. Rouge de colère, Murray essaya de se dégager. Bannister lui lâcha la main, eut un sourire de conciliation et s'esquiva sur la pointe des pieds. Dans le couloir, il ne put s'empêcher de faire des bonds de cabri : ce n'était pas pour cette fois !

Au moment d'affronter la nouvelle épreuve, le cœur lui manqua. Pour être fixé, il suffisait pourtant d'entrer dans cette nouvelle succursale — il y en avait une douzaine à New York — de remplir à son nom un chèque de 1 000 dollars et de quitter la banque avec naturel. Seulement, les jambes d'Alan ne répondaient plus. Planté sur la chaussée, il considéra avec angoisse les murs formidables de la Burger de la 8e Avenue. Il avait eu de la chance la première fois. Maintenant, on allait évidemment découvrir l'erreur, l'arrêter, le jeter en prison. Il fit une courte prière, se contraignit à avancer… Dans le hall central, sa panique redoubla.

Serrant les dents, couvert de transpiration, il atteignit péniblement l'un des guichets d'encaissement. Il dut s'y reprendre à trois fois pour libeller son chèque, s'aperçut que le caissier ne le lâchait pas de l'œil, crut qu'il allait s'évanouir. Le chèque changea de main.

Le caissier consulta d'un regard aigu une liste recouverte de noms. Le cœur d'Alan s'arrêta de battre.

« Des coupures de combien, monsieur Pope ?

— Cent, coassa Alan.

— Huit, neuf, dix… voilà. »

Il tendit les billets neufs et craquants. Alan réprima le tremblement de ses mains pour les saisir. Ils s'éloigna de deux pas…

« Monsieur Pope ! »

Cloué au sol, Alan fit appel à ses dernières ressources pour tourner la tête lentement, mais il était impossible que sa pâleur échappât à l'autre.

« Oui ?

— Si vous voulez bien me permettre, monsieur Pope… »

Il allongea le bras à travers son guichet, la main d'Alan étreignit un fascicule.

« Tout est expliqué à l'intérieur. Les bons rapportent du 6,25 % net après impôt. Un excellent placement, songez-y. Voici ma carte. »

Alan remercia d'un signe de tête. Après tout, la mort, ne devait pas être autre chose que ce qu'il venait d'éprouver.


A midi, le soleil qui entrait à flots dans l'atelier réveilla Marina.

Elle entrouvrit les yeux, les referma, rabattit le drap sur sa tête.

« Harry ?

— Il reste du lait ?

— Sais pas.

— Tu peux aller voir ?

— Non. »

Marina roula sur elle-même, s'étendit sur le ventre et constata qu'elle avait gardé ses gants de chevreau noirs pendant son sommeil. Ils lui collaient à la peau. Elle s'en débarrassa.

« Harry ?

— Oui.

— Tu n'es pas serviable, Harry.

— Non.

— Tu m'apportes mon lait ?

— Non. »

Marina bâilla, s'étira, rejeta les draps, s'assit dans le lit et se frotta les yeux. Harry était accroupi au fond de la pièce, touillant avec un bout de bois une mixture colorée versée dans une assiette. Elle se leva, rafla son chapeau à fleurs au passage, le posa à l'envers sur sa tête et se dirigea vers la salle de bain. Par la fenêtre entrebâillée, elle vit monter vers elle une vibration de chaleur. Elle ouvrit en grand le robinet de la douche, cala ses mains sur la cuvette, s'élança et se retrouva pieds au mur, tête en bas, sous le jet d'eau froide. Elle garda cette position pendant plusieurs secondes, l'eau ruisselant de ses orteils à son visage, bouche ouverte, cheveux pendants, yeux mi-clos. Elle revint sur ses pieds en souplesse et se savonna. Quand elle eut fini, elle se lava longuement les dents, ne remit pas la brosse dans le verre mais la fourra tout humide dans son sac. Elle se sécha, traversa l'atelier sans mot dire, enfila ses jeans, son tee-shirt et ses sandales, roula ses gants dans son chapeau.

Le chapeau rejoignit la brosse à dents dans le sac. Harry la reluqua du coin de l'œil.

« Tu t'en vas ?

— Oui. »

Elle s'empara d'une moitié de pomme qui traînait sur une table, y planta les dents.

« Je retourne chez Alan, dit-elle en mâchant la pomme.

— Ha », fit Harry.

Il ne se retourna pas quand elle sortit.

Courtois mais ferme, un maître d'hôtel tenta de lui barrer le passage.

« Un ami m'attend, lui lança Bannister. Ah !… Je le vois ! »

A droite, dans l'angle le plus reculé, Alan, bras levé, lui faisait signe. Le grill du Pierre était bondé. Samuel se faufila entre les tables, renversa un verre sur une nappe, s'excusa sans s'arrêter. Essoufflé, il se laissa tomber sur la chaise en face d'Alan et hacha d'une voix saccadée :

« Pour un chômeur de fraîche date, tu ne te refuses rien ! »

Il fit des yeux le tour de la table.

« On se demande où les gens prennent le fric ! Allez raconte ! »

Il tiqua soudain devant la bouteille couchée dans un berceau d'osier.

« C'est quoi ? »

Alan lui en servit un verre.

« Pomerol 61. »

Samuel y trempa les lèvres, hocha la tête avec respect.

« Combien ?

— Quarante-cinq dollars. »

Bannister s'étrangla.

« Tu te sens bien ?

— Sammy, est-ce que je peux te faire totalement confiance ?

— Certainement pas ! Maintenant, écoute-moi… C'est la panique dans la boîte, j'ai vingt minutes à t'accorder, pas une de plus. Accouche !

— Oui ou non, Sammy, es-tu capable de la fermer ?

— Tu sais bien que non ! »

Alan sortit avec raideur une enveloppe décachetée de sa poche.

« Lis. »

Bannister repéra instantanément le cachet de la banque.

« Si tu m'as fait traverser la ville pour un découvert minable, je pique une crise de nerfs !

— Lis ! »

Samuel déplia le formulaire et parcourut rapidement les deux lignes qu'il contenait.

« NOUS VOUS INFORMONS QUE NOUS PORTONS A VOTRE CRÉDIT LA SOMME DE 1 170 400 DOLLARS. »

Avec indifférence, il laissa retomber le morceau de papier sur la table.

« Tu crois que je peux commander un hamburger sans passer pour un paysan ? »

Il s'empara du plat de crudités posé sur la table, croqua un radis, étala une pellicule de beurre sur une tranche de pain noir, la porta à sa bouche. Le silence d'Alan l'alerta. Il suspendit son geste.

« Qu'est-ce qu'il y a ? »

Alan le foudroya du regard.

« La Hackett me vire plus d'un million de dollars et tu me demandes ce qu'il y a ! »

Bannister haussa les épaules.

« Et moi, j'ai dîné hier soir avec le pape. Hé ! vieux. Réveille-toi… Le mois dernier, j'ai reçu une note de téléphone de 800 000 dollars. Tu t'imagines que je l'ai payée ? Ça arrive tous les jours, ce genre de connerie… Qui les prend au sérieux ? 1 170 400 dollars !… J'achète un harem et je m'installe dans une piscine de whisky jusqu'à la fin de mes jours !

— Tu ignores un détail, articula Alan sombrement. L'argent est réellement à mon compte. »

Bannister éclata de rire.

« D'accord. Je t'envoie une fourgonnette blindée !

— Ils me l'ont versé ! » s'entêta Alan.

Pour la première fois, Bannister remarqua son visage crispé, son teint pâle.

« Alan…

— Depuis huit jours, je me cassais la tête pour savoir comment payer la pension de Mabel ! J'étais à découvert de 372 dollars ! Tout à l'heure, je me suis rendu à deux succursales de la Burger. J'ai pris 500 dollars dans la première 1 000 dans la seconde. On me les a donnés sans broncher. Alors, gros malin, comment tu expliques ça ?

— Je ne l'explique pas, dit Samuel, pour la bonne raison que c'est impossible. »

Alan exhiba brusquement une liasse de billets :

« Et ça, c'est des haricots ? Je te dis que j'étais à sec ! Je n'ai même pas réglé mon loyer !

— Impossible ! s'entêta Samuel. Ce que tu racontes ne correspond à rien.

— N'empêche que le fric est à ma banque !

— C'est toi qui le dis !

— Il y est !

— Tu es leur client, ils te connaissent… Pour 1 500 dollars, ils ne se sont pas donné la peine de vérifier. Des broutilles ! »

Alan lui brandit rageusement sous le nez l'avis de crédit.

« 1 170 400 dollars, des broutilles ?

— On ne te les a jamais virés, Alan. Je refuse de le croire.

— Je pourrais te tuer ! » gronda Alan.

Bannister eut un sourire faux jeton.

« Après tout, tu as peut-être raison… A ta place, je retournerais à la Burger et je me ferais payer 20 000 dollars. S'ils te les lâchent, je me mettrai à croire aux miracles… Tu as vu l'heure ? »

Il se leva, fit tomber sa chaise, tourna les talons, s'immobilisa. S'appuyant des deux mains sur la table, il regarda Alan bien en face et prononça d'une voix changée :

« La tête sur le billot, Alan, ton histoire est bidon. Je voudrais que tu me dises une chose. Puisque tu le sais aussi, pourquoi tout ce cinéma ? »

Alan grimaça une moue de désarroi enfantine. Il se mordilla les lèvres.

« Franchement, Sammy, je me le demande. »

Il leva la tête et jeta d'un air buté :

« Je n'en sais foutre rien mais je vais le faire quand même ! »

CHAPITRE 5

S'aidant de ses orteils, Marina envoya valser ses sandales. Elle avait fait le trajet à pied entre l'atelier de Harry et l'appartement d'Alan. Elle était en nage et décolla d'un revers de main les cheveux que la transpiration avait collés à son front. Tout en traversant la pièce, elle posa ses clefs dans un cendrier, jeta son sac sur le fauteuil, ôta sa blouse, dégrafa son jean mais dut marquer une pause pour le faire glisser le long de ses jambes tant il était serré. Elle fut nue. Première étape, la cuisine. Elle ouvrit la porte du réfrigérateur, eut un sourire attendri en voyant les deux bouteilles de lait. Alan détestait le lait. Malgré son départ, il avait eu l'attention de penser à elle. Elle décapsula une bouteille, but au goulot avec avidité. Elle retourna dans le living, ouvrit son sac et en tira le chapeau de paille d'où s'échappa la paire de gants de chevreau noirs. La chaleur était trop accablante pour mettre les gants. Elle jucha le chapeau sur sa tête, ouvrit la fenêtre : l'air de l'extérieur était encore plus brûlant. Elle passa dans la salle de bain, supputant l'instant où l'eau froide allait gicler sur son corps. Elle ouvrit le robinet : rien. Elle se rendit dans la cuisine, procéda à la même opération au-dessus de l'évier : toujours rien. Elle quitta son chapeau, ramassa ses gants, roula le tout en boule dans son sac, enfila son jean, remit son corsage, chaussa ses sandales, reprit ses clefs dans le cendrier. Elle aimait bien Alan, mais sa passion pour lui n'allait pas jusqu'à se priver d'une douche lorsqu'elle en avait envie. Elle se demanda chez qui poser provisoirement ses pénates. Elle réfléchit quelques secondes, consulta son carnet d'adresse, décrocha le téléphone et composa un numéro.

Arnold Hackett se prélassait en robe de chambre de soie mauve sur un divan bas, dans l'appartement de Poppie dont il payait le loyer depuis bientôt deux ans. Il réglait aussi d'autres factures pour Poppie. A commencer par les coûteuses études universitaires de son frère Peter, qui voulait être architecte. Sans parler des 2 000 dollars qu'il lui allouait pour ses frais chaque mois. Il songea avec une indulgence amusée que Poppie était toujours à court d'argent. Elle le grondait parfois de ne pas venir plus souvent la voir. Arnold en était attendri, mais les affaires lui laissaient peu de temps.

En aurait-il eu davantage qu'il n'aurait pas multiplié ses visites. Cinq ans plus tôt, il avait eu une légère alerte cardiaque. Les plus grands professeurs consultés lui avaient vivement conseillé de se ménager. « Et l'amour ? » avait-il demandé. « Si vous n'abusez pas. »

Fort de ce viatique, il lui arrivait, une ou deux fois par mois, de se détendre avec des call girls dont ses pairs, avec des mimiques gourmandes, se repassaient les numéros de téléphone. Avec Poppie, c'était différent, parce que Poppie l'aimait. C'était une enfant délicate, de vingt-deux ans à peine — à quelques mois près, l'âge de Gertrud, sa propre fille. Mais Poppie, contrairement à Gertrud, avait les pieds sur terre. Au lieu de mépriser l'argent et de gâcher sa vie du côté de San Francisco avec des exaltés, elle faisait de très sérieuses études de danse dans un studio réputé de la 6e Avenue. Elle avait une autre qualité aux yeux d'Arnold : elle l'aimait précisément pour ce qui aurait plutôt eu tendance à l'inquiéter : ses soixante et onze ans. Elle détestait les jeunes gens, les trouvait fades, sans charme, dépourvus de personnalité, insignifiants.

« Si tu savais comme je m'ennuie avec ces morveux !… » Quand elle prononçait cette phrase délicieuse avec une expression de mépris, Arnold se rengorgeait, lui caressait affectueusement les cheveux et s'épanouissait d'aise devant les certitudes que confère une certaine maturité à l'homme arrivé. Certes, il n'avait jamais été beau, mais sa vie durant, les femmes lui avaient parlé de « cette petite flamme gaie qui brillait dans ses yeux ». Toutes, sauf la sienne, Victoria.

Pour Arnold, les affaires marchaient toutes seules. L'humanité était bronchiteuse, asthmatique, couverte de cloques, infectée de bobos. Ses chimistes inventaient les produits pharmaceutiques pour la soulager, Arnold encaissait les bénéfices, le monde tournait rond. En quarante années d'efforts, il avait réussi à faire de la Hackett Chemical l'une des plus florissantes entreprises américaines : soixante mille employés répartis en de multiples filiales dont certaines se ramifiaient en Europe, un chiffre d'affaires de 459 millions de dollars le situant, dans la liste des principales sociétés, entre Sterling Drug (460) et Richardson Merell (457). Certes, il était loin encore du milliard de dollars annuel de Hoffmann-Laroche, mais il avait sur ses concurrents l'avantage de contrôler sa firme en totalité. Seul point noir de cette existence réussie, Victoria et lui n'avaient pas eu d'enfant mâle à qui transmettre le flambeau Hackett. Arnold considérait quelquefois le corps gracile et souple de Poppie et se prenait à rêver d'une progéniture secrète qui prolongerait sa propre vie. Etait-il bien raisonnable d'être père à son âge ?

Il fit coulisser le grand miroir d'une armoire murale et décida tout en bombant le torse, de se regarder sans indulgence. Sa robe de chambre s'étala mollement à ses pieds mais il hésita à ôter son caleçon à rayures vertes tandis qu'il cherchait dans son regard la fameuse « petite flamme gaie ». Il plissa les paupières, fronça les sourcils, cligna de l'œil : il la vit, brillante, ironique, amusée. Évidemment, le reste était moins flatteur. Quelqu'un ignorant son identité n'aurait vu dans l'image sans complaisance que lui renvoyait la glace, qu'un petit homme chauve et bedonnant, aux jambes grêles, au système pileux trop développé — il avait mis une équipe de chercheurs sur ce problème inversé, la suppression définitive des poils corporels, la repousse des cheveux sur la boîte crânienne. Il actionna deux miroirs latéraux qui lui donnèrent de lui-même une vue de profil à peine plus consolante. Une silhouette piriforme renflée vers le bas du ventre, supportée par deux allumettes velues.

« Tu es beau », dit Poppie.

Elle se tenait debout dans l'embrasure de la porte de la salle d'eau et le contemplait. Elle avait une serviette autour des reins. Ses petits seins ronds formaient un angle de quatre-vingt-dix degrés avec la verticale de sa cage thoracique.

« Tu me vois avec les yeux de l'amour, protesta Arnold dans un moment de lucidité.

— J'aime ton corps, affirma-t-elle. Le corps d'un homme. »

Elle s'approcha de lui, colla son ventre contre le sien et nicha la tête dans le creux de ses épaules. Arnold lui passa un bras autour du cou, grisé par l'odeur saine de ses cheveux, l'odeur de la jeunesse.

« Viens », dit-elle, en l'entraînant sur le lit.

Il se demanda comment échapper à ce flux de tendresse exigeante. La séance qui s'était déroulée une demi-heure plus tôt l'avait comblé pour les deux ou trois semaines à venir. L'épuisement momentané dû à sa performance l'avait tracassé un instant, mais il avait été récompensé de sa fougue par une de ces phrases merveilleuses dont Poppie avait le secret : « Tu me tues… » Prononcée sur un ton bas et rauque, avec des inflexions chaudes et quelque chose de rêveur, de soumis.

« Arrête, Poppie, arrête… Pas maintenant… Je préside un conseil dans une heure. »

Elle gratta doucement son crâne poli du bout de ses ongles.

« Tu me rends dingue… ne pars pas demain !

— On m'attend là-bas, c'est impossible. Accompagne-moi ?… »

Les yeux de Poppie s'embuèrent.

« Je ne peux pas laisser mon frère seul à New York. »

Il lui baisa le bout des pieds, se dégagea, composa un numéro de téléphone.

« La Hackett ?

— Hackett Chemical, j'écoute… »

Son propre nom, répercuté par la standardiste, lui procura le petit pincement d'orgueil dont quarante années de pouvoir ne l'avaient pas lassé.

Les ongles de Poppie s'attardèrent savamment sur sa nuque.

« Passez-moi Murray. »

Bruits divers dans l'appareil. Une secrétaire.

« Oui ?

— Murray !

— De la part ?

— Hackett !

— Je vais voir si M. Murray peut vous prendre. »

Arnold devint pourpre de fureur.

« Je vous dis que je suis Hackett lui-même ! Arnold Hackett, vous m'avez compris ?

— Ne quittez pas, monsieur Hackett, je vous le passe immédiatement ! »

Poppie lui saisit sa main et lui mordilla le bout des doigts. Arnold lui promena son index dans la bouche en un mouvement de va-et-vient.

« Murray ?…

— Monsieur Hackett !

— Comment ça va, Murray ? »

Il retira sa main de la bouche de Poppie, masqua de sa paume le bas de l'appareil et lui glissa :

« Bête, méchant, détesté, très efficace ! Il leur flanque la trouille ! Chef du personnel administratif département New York… »

Poppie le dévora du regard avec dévotion.

« Alors, Murray, les têtes tombent ?

— Certainement, monsieur Hackett ! »

Arnold était d'humeur légère. Il lança une boutade innocente.

« A quand la vôtre, Murray ? »

Long silence au bout du fil.

« Eh bien, Murray, vous voyez bien que je plaisante ! Où en êtes-vous ?

— J'ai établi une première liste de quarante personnes, monsieur Hackett !

— Ça ne suffit pas. Je veux que ça bouge ! Je veux des gens bourrés d'idées, d'enthousiasme… Je veux de la jeunesse !… Quel âge avez-vous, Murray ? »

Arnold rit sous cape et murmura à l'oreille de Poppie :

« Rien de tel qu'un climat d'insécurité pour améliorer le rendement ! »

Il reprit sa voix de commandement.

« Alors, Murray ?

— Cinquante-deux ans, monsieur Hackett. »

Arnold s'offrit à son tour l'anodin plaisir d'un silence prolongé.

« Évidemment… Ça ne fait rien, Murray ! Les gens indispensables n'ont pas d'âge ! Quel est le climat ?

— Plutôt agressif.

— Vous le tolérez ? Saquez-moi les meneurs ! Je vous couvre !

— Il s'agit surtout des anciens. Vingt ans de maison, la tête leur tourne, ils se croient intouchables.

— Un nom, Murray !

— Il y en a plusieurs.

— Un seul… ?

— Bannister.

— Qu'est-ce qu'il fait chez nous ?

— Branche contentieux, chef de service.

— Dehors !

— A vos ordres, monsieur Hackett.

— Pas de canards boiteux à la Hackett ! Cinquante têtes Murray, c'est compris ? Soyez sans pitié ! »

Il raccrocha sèchement, pouffa de rire et considéra Poppie paternellement.

« Je sais que j'ai blessé ta sensibilité. Mais si je n'en virais pas une centaine de temps en temps, les autres ne se sentiraient plus dirigés. »


Alan se fit déposer dans la 6e Avenue, régla son taxi, s'enfonça dans la chaleur et dans la foule et s'engouffra avec autorité dans la succursale n° 11 de la Burger.

Le défi de Bannister chassait momentanément la peur abjecte qui l'avait submergé lors de ses deux précédentes tentatives. Il s'arrêta devant le premier guichet venu, sortit son chéquier et inscrivit à son ordre la somme de 20 000 dollars. Il adressa au caissier un sourire teinté d'insolence, parapha le chèque et le lui tendit.

L'action qu'il commettait lui ressemblait si peu que perdu pour perdu, elle reléguait au second plan la terreur qu'elle lui inspirait. Par un curieux phénomène de dédoublement, il devenait spectateur de lui-même, fasciné par l'accomplissement de son acte irréversible au point d'en oublier qu'il en était non seulement le rêveur et le rêvé, mais l'acteur principal.

« Souhaitez-vous toucher cette somme en espèce, monsieur Pope ?

— Naturellement. »

Le caissier eut une expression soucieuse.

« Pouvez-vous m'attendre un instant ? Je dois me rendre au coffre. »

Il quitta le rond de cuir où le vissaient huit heures de présence quotidienne derrière son guichet. Bien entendu, il allait donner l'alerte. Alan ne ressortirait plus de la banque que pour entrer en prison. Il alluma calmement une cigarette. A quoi bon s'enfuir ? Les dés étaient jetés. Il perçut de nouveau la présence du caissier à son poste, vit simultanément les deux flics l'encadrer et entendit un inconnu en complet gris lui dire à voix basse mais distincte :

« Je suis Abel Scott, sous-directeur de l'agence. Puis-je vous suggérer d'avoir l'obligeance de suivre ces messieurs ? »

Alan tendit docilement ses poignets pour qu'on lui passe les menottes.

« La somme que vous prélevez est importante, monsieur Pope. Ils vont vous escorter jusqu'à votre voiture.

— Nous avons eu une agression cette semaine, renchérit aimablement le plus grand des deux flics. Il vaut mieux être prudent. »

Alan constata avec gêne qu'il avait instinctivement gardé les bras tendus. Pour justifier ce geste qui se prolongeait dangereusement, il se frotta les mains avec embarras, les ramena le long de ses jambes et se racla la gorge.

« Non merci, c'est tout à fait inutile. »

Abel Scott lui lança un regard peiné, mais s'inclina. Le caissier déposa sur le comptoir une grosse enveloppe de papier beige.

« Voulez-vous que nous recomptions, monsieur Pope ?

— Allons-y », s'entendit dire Alan.

Sous l'œil hypnotisé des flics, les doigts courtauds du caissier volèrent sur les liasses à une vitesse météorique.

« Au revoir, monsieur Pope, dit Abel Scott. J'aurai grand plaisir à vous recevoir personnellement si vous repassez chez nous. »

Alan marmonna une vague approbation, saisit négligemment l'enveloppe gonflée de dollars et se dirigea vers la sortie avec nonchalance. La rue le happa. Il dut marcher une centaine de mètres avant de rencontrer un bar. Il y entra, se précipita dans les toilettes et vomit.


« Enfin, Alan !… Qu'est-ce que je vais raconter à Christel ? »

Samuel lorgna Patsy à la dérobée. Elle se détourna vivement, prit un air absorbé et feignit de gribouiller quelque chose sur son bloc. En fait, elle écoutait de toutes ses oreilles. Samuel masqua sa bouche dans le creux de sa main :

« Où ça ?… Comment ça s'appelle ? Attends, j'écris… » Il nota une adresse.

« Répète le numéro… D'accord, j'y serai. »

Alan ne lui avait donné aucune précision mais exigeait de le voir au dîner. Sa voix était curieuse, atonale.

Le rendez-vous n'arrangeait pas Samuel. Les rares fois où s'y prenant quinze jours à l'avance, il avait passé la soirée hors du foyer conjugal, Christel s'était livrée à une véritable enquête afin de vérifier si les alibis professionnels de son mari tenaient debout. Comment lui annoncer la nouvelle ?

« Monsieur…

— Patsy ?

— Excusez-moi, monsieur, mais je voudrais vous poser une question qui ne me regarde pas… Enfin, elle me regarde un peu… Je veux dire que ce n'est pas mon affaire…

— Murray m'attend, dit Bannister.

— Je sais, monsieur, mais voilà… Les gens sont nerveux dans la maison… Il y a des rumeurs…

— Quelles rumeurs ?

— On parle d'une énorme charrette… »

Bannister haussa les épaules.

« S'il fallait accréditer tous les ragots de couloir… Vous êtes dans la boîte depuis assez longtemps pour savoir qu'on raconte n'importe quoi !

— Certes, monsieur, mais il n'y a jamais eu de fumée sans feu.

— Vous savez ce que c'est en période de vacances. Les gens s'inquiètent.

— A propos d'Alan Pope, on raconte…

— Quoi donc, Patsy ?

— On dit qu'il est licencié.

— Allons donc ! hennit Samuel pris au dépourvu, ne sachant s'il devait délivrer à l'instant même une vérité que tout le monde connaîtrait sous peu. Où en êtes-vous avec le fluor ?

— Je patauge.

— Tachez d'avancer, je monte. »

Le déroulement de ce qui suivit fut très bref.

« Entrez, Bannister, dit Murray. J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer. »

Samuel se contracta. Pour Murray, les seules bonnes nouvelles étaient l'annonce de la mort des autres.

« Nous sommes aujourd'hui le 23 juillet, Bannister.

J'ai le plaisir de vous apprendre que le 31 décembre, vous toucherez 28 472 dollars. »

Comme Samuel le regardait avec des yeux ronds, il ajouta :

« A partir du 1er janvier, vous êtes mis à la retraite d'office. »


La jeune femme traversa le bar d'un pas léger. Arrivée devant la salle de billard, elle se heurta à un garçon qui en sortait.

« Hello, John…

— Hello, Poppie !

— Il est là ?

— Ils sont en train de le plumer. »

Elle lui adressa un sourire et pénétra dans la pièce enfumée. Prisonniers d'une violente flaque de lumière illuminant le tapis vert du billard, une dizaine d'hommes observaient un costaud en tee-shirt s'apprêtant à jouer un coup impossible. Poppie fit deux pas en avant.

« Peter !… »

Le costaud se retourna et lui jeta un regard meurtrier.

« Alors, tu joues ? s'impatienta Maxie. Il dévisagea Poppie sans aménité et ajouta à voix haute : C'est un billard, ici, pas un salon de thé.

— Excuse-moi, Peter… » bredouilla Poppie.

Plusieurs témoins ricanèrent d'un air goguenard.

« Fiche le camp ! » cracha Peter sans desserrer les lèvres.

Poppie approuva vigoureusement de la tête.

« Je t'attends à côté. »

Peter se plia en deux au-dessus du tapis, ajusta sa queue dans sa main droite et demeura rigoureusement immobile pendant plusieurs secondes. Silence total. La boule rouge fusa…

« Tu me dois 800 dollars », dit Maxie.

Peter le tira à l'écart.

« Tu m'accordes dix minutes ? Je dois d'abord régler une affaire et je te paie. »

Maxie lui jeta un regard inquisiteur.

« D'accord. Dix minutes. »

Peter sortit de la salle, et vit Poppie juchée sur un tabouret du bar.

« Tu m'as fait perdre !

— Gros ?

— 1 500 dollars. John, un double. »

Poppie lui posa timidement la main sur le bras. Il garda les yeux rivés sur les étagères aux bouteilles multicolores comme s'il n'avait rien senti.

« Tu m'en veux ?

— Pas du tout, je te félicite, bravo… » lui dit-il sans la regarder.

Dès qu'elle était en sa présence, elle redevenait une petite fille de dix ans. La beauté de Peter lui enlevait tous ses moyens.

« Peter…

— Oh ! la ferme. »

Elle admira ses longues mains nerveuses, la finesse de son nez, la découpe de ses larges épaules musclées moulées dans le tee-shirt blanc.

« J'ai été retardée, Peter. Arnold est arrivé chez moi…

— La vieille Hackett !… ironisa-t-il sur un ton sarcastique.

— Je crois que je peux t'aider, Peter… »

De nouveau, elle allongea la main et lui pétrit le bras. Il contracta automatiquement son biceps mais la laissa faire.

« Tu lui as tiré quelque chose, à ce radin ?

— Un peu.

— Combien ?

— Deux mille.

— Donne ! »

Elle lui glissa un rouleau de billets qu'il fit disparaître dans sa poche en s'esclaffant.

« Je comprendrai jamais qu'un type aussi con puisse être aussi riche ! Passe encore qu'il me croie architecte, mais qu'il te prenne pour ma sœur !… Ma sœur !… Comme si je pouvais baiser ma sœur !… »

Victoria méritait bien peu son nom. Longue, douce, blonde, vaincue, la peau aussi blanche que du papier, sourcils et cils assortis : parfaitement fade. Pasteurisée. Elle était déjà transparente quand Arnold l'avait connue. Après trente-sept ans de mariage, il ne la voyait pour ainsi dire plus. Fille unique d'un défunt pharmacien aisé, elle errait désormais, fantomatique et blanchâtre, dans leur immense appartement de Park Avenue, abreuvée de somnifères, entourée de ses pékinois et de ses domestiques.

« Tu es contente de partir ? » interrogea Arnold.

Elle le regarda comme s'il s'était exprimé dans une langue étrangère.

« Pardon ?

— Je te demande si tu es contente de partir ?

— Oh ! oui, Arnold, oui…

— Richard a prévenue Gohelan de notre arrivée ?

— C'est fait.

— Nous avons notre suite habituelle ?

— Le grand salon, la terrasse et les deux chambres d'angle du deuxième étage.

— Richard a-t-il demandé à Gohelan de changer la couleur de la tapisserie ?

— Je ne sais pas.

— Il fait beau ?

— Très beau.

— Excellent.

— Gohelan a dit à Richard que Korsky était déjà à pied d'œuvre. Il t'attend avec impatience.

— Qui ça ?

— Korsky. La personne avec qui tu joues au back-gammon.

Cette vieille crapule n'aura pas un sou de moi cette année ! Je me remets au tennis ! »

Victoria le considéra avec une expression inquiète. Il répondit à la question qu'elle ne posait pas :

« J'ai un cœur parfait ! Comment est la mer ?

— Vingt-cinq degrés.

— Nous avons nos billets ?

— Je te les ai glissés dans ton portefeuille cet après-midi avant que tu partes. »

Arnold Hackett se tâta machinalement : ses poches étaient vides. Il regarda Victoria. Elle ne faisait plus attention à lui. Diluée de nouveau dans ses nuages, elle jouait avec Tristan, son pékinois favori. Arnold eut brusquement la certitude que son portefeuille ne pouvait être que chez Poppie. Une bouffée de chaleur l'envahit au souvenir de sa récente prouesse sexuelle.

« Victoria ?

— Arnold ?

— J'ai dû oublier mon portefeuille au bureau.

— Dis à Richard d'aller le chercher.

— Non, non, j'y vais moi-même ! Il ne saurait pas où le trouver. »

Il décrocha l'interphone et ordonna à son chauffeur-majordome d'amener la Cadillac devant la porte. Avec un peu de chance, Poppie ne serait pas chez son frère. Il pourrait la prendre dans ses bras encore une fois.


Aucun objet n'avait bougé de place, mais à quelque chose d'impalpable dans l'atmosphère, Alan sut qu'on avait pénétré chez lui. Il s'immobilisa, flaira, fouilla des yeux le living et passa dans la chambre. Le lit était toujours tel qu'il l'avait laissé, froissé, en désordre, les draps traînant par terre le long du matelas.

Il se rendit dans la cuisine. La tête ailleurs, il ouvrit le robinet de l'évier qui lui renvoya un glouglou sinistre. Il haussa les épaules et tira machinalement à lui la porte du réfrigérateur. Une décharge électrique le parcourut : l'une des deux bouteilles de lait était presque vide, Marina était venue ! Il retourna dans l'entrée, vérifia soigneusement qu'aucun billet n'était glissé sous la porte. Il déplaça des bibelots posés çà et là, regarda sous le support du téléphone, examina de vieilles notes d'épicerie au dos desquelles elle aurait pu inscrire un message.

Il eut un rire nerveux : dans sa fébrilité, il venait de jeter comme un torchon de papier sans valeur le paquet contenant les 20 000 dollars.

Ils représentaient pourtant tout ce à quoi rêvaient les hommes, la liberté, le temps retrouvé, les voyages, le luxe. Samuel n'en reviendrait pas de les voir ! Il regretta de lui avoir imposé ce rendez-vous. Non pour Christel, qui lui rendait la vie impossible, mais à cause de Marina qui risquait de revenir entre-temps. Elle agissait d'une façon déconcertante, apparaissant et disparaissant comme les chats, oubliant d'un instant à l'autre ce qu'elle venait de promettre, l'endroit où elle avait caché ses gants, son chapeau, ses lunettes de soleil, n'arrivant jamais quand on l'attendait, se matérialisant lorsqu'on ne comptait plus sur elle.

Il considéra avec indifférence l'enveloppe bourrée de liasses qui gisait sur la moquette. Il l'aurait donnée de grand cœur à quiconque lui aurait indiqué où était Marina à cet instant précis !

CHAPITRE 6

Arnold Hackett colla son oreille contre la porte : un air de jazz filtrait de l'appartement, Poppie était chez elle !

Arnold adorait faire des surprises. Un sourire de propriétaire éclaira son visage. Il fit tourner le pêne tout doucement, entra…

Ses yeux enregistrèrent un spectacle dont il ne comprit absolument pas le sens. Derrière l'immense divan bas — 3 800 dollars — deux jambes divines semblaient flotter dans l'espace, parcourues par une ondulation souple et rythmée. Les pieds de ces jambes étaient en appui sur une console ancienne qui elle aussi, lui avait coûté une fortune chez un antiquaire italien. A pas de loup, il fit le tour du lit ; une créature nue et inconnue, en appui sur les avant-bras gantés jusqu'au coude de chevreau noir, faisait des pompes. Sur sa tête, un curieux chapeau de paille recouvert de feuilles et de fruits. La propriétaire du chapeau scandait ses mouvements à mi-voix :

« Douze, treize, quatorze, quinze… »

Sa position ne lui permettait pas de voir Arnold. Bouche bée devant ce corps parfait, il balança entre sortir pour ne pas être pris en flagrant délit d'indiscrétion, ou prolonger le spectacle. Après tout, il était chez lui.

« Vingt et une, vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre… » Il détailla avec avidité la pointe des seins un peu lourds qui effleuraient la moquette à chaque flexion. Si le visage, caché par les cheveux, était à l'image de la ligne des cuisses !…

« Trente, trente et un, trente-deux… »

Arnold aurait souhaité qu'elle comptât jusqu'à mille. A trente-cinq, elle s'effondra, roula sur le dos jambes écartées et le vit.

« Crevant ! dit-elle. Quand je suis en forme, j'arrive à cinquante. Et vous ? »

Arnold rougit violemment.

« Je ne sais pas. J'oublie toujours de compter. »

Elle se leva sans gêne aucune, s'empara d'une bouteille de lait posée au pied du divan.

« Vous en voulez ? »

Arnold détestait le lait. Il répondit d'une voix égarée :

« Je veux bien. »

Elle but longuement au goulot, lui passa la bouteille.

« Je ne sais pas où Poppie fourre les verres. Quel bordel ! »

Dans un mouvement incessant, les yeux d'Arnold allaient de son pubis châtain foncé à son visage.

« C'est extraordinaire, bafouilla-t-il. Vous ressemblez…

— Je sais. »

Pour se donner une contenance, il avala vaillamment une gorgée de lait, eut un haut-le-cœur.

« Je m'appelle Arnold. Et vous ?

— Marina.

— Je ne crois pas que Poppie m'ait parlé de vous.

— Si elle baise avec vous, je suis épatée ! Vous pourriez être son grand-père ! »

Il reçut le coup au plexus mais réussit à s'arracher un sourire paternel.

« Je suis Arnold Hackett. »

Il guigna du coin de l'œil sa réaction. Elle n'en eut aucune.

« J'ai oublié mon portefeuille. Vous permettez ? »

Il passa dans la salle de bain où gisaient pêle-mêle les vêtements de Marina, saisit furtivement son tee-shirt, le porta voluptueusement à ses narines, dénicha son portefeuille sous une éponge et revint dans le salon.

Assise à califourchon sur la chaise Louis XV, toujours nue, Marina le dévisageait avec attention.

Il rougit. Elle dit :

« Ça doit être moche d'être vieux. »

Parmi les soixante mille employés de la Hackett, hommes ou femmes, personne ne lui avait jamais sorti quelque chose d'aussi énorme. Curieusement, il n'en fut pas fâché. Il s'efforça d'amener dans son œil la fameuse « petite flamme gaie ».

« Si j'avais la possibilité de choisir, je préférerais avoir votre âge. »

Il n'était plus tout jeune, c'était vrai. Le temps qui lui restait n'en était que plus précieux. Plus une seule occasion à perdre, prendre, prendre tout de suite ! Il sut qu'il était prêt à n'importe quoi pour avoir simplement le droit de poser un doigt sur la peau de cette fille. Il se mit à parler, hypnotisé par son pubis entrouvert dont il n'arrivait pas à détourner son regard.

« Écoutez, Marina… Nous nous connaissons à peine, mais j'ai une proposition à vous faire… »


Oui ou non, allait-il lui annoncer qu'il était licencié ? Comment lui dire qu'il ne dînerait pas avec elle ?

« Christel ! Christel !… »

Elle n'était ni dans le vestibule ni dans la cuisine. Décomposé, Samuel fit des vœux pour ne pas la trouver dans le salon.

« Christel ! »

Elle y était, enfoncée dans un fauteuil, vêtue de sa robe de laine violette accusant chaque repli de son corps épais. Son expression : le reproche incarné.

« Qu'est-ce qui te prend de crier comme ça ? Tu as vu l'heure ? Va mettre tes pantoufles ?

— Je ressors. »

Les yeux agrandis d'étonnement, elle le considéra comme s'il avait proféré une incongruité.

« Pardon ?

— Je dîne avec Alan Pope.

— Oublie ce raté et va te laver les mains ! Tu ne sors pas ! »

En un éblouissement, Bannister perçut le poids de vingt-cinq ans d'esclavage, ses terreurs à la Hackett, ses sourires forcés, sa frousse de Murray, son angoisse de se retrouver sans travail à près de cinquante ans, la peur de l'humiliation d'être traité en petit garçon par sa propre femme…

« Je sortirai quand même !

— Tu oses m'insulter pour ce sale type qui ne fréquente que des putains ! »

Pour la première fois de sa vie, Samuel fit face.

« Ses putains en valent bien d'autres ! »

Il tourna les talons et se rua dans le vestibule.

« Samuel ! Où vas-tu ? »

Inondé d'une joie sauvage et inconnue, il lui jeta sans se retourner :

« Me soûler avec des putains ! »


Alan était arrivé en avance chez Man-Ling, un chinois discret où il avait bien souvent déjeuné avec Samuel. L'endroit, pas cher, était apaisant et sympathique. De sa place, il avait une vision panoramique sur les tables recouvertes de nappes de papier à petits carreaux rouge et blanc, les dragons écarlates cracheurs de feu plaqués en bas-relief contre les murs éclairés par la lumière douce des boules colorées formant lustres. Posée à côté de son assiette, l'enveloppe beige contenant les 20 000 dollars. Depuis qu'on la lui avait remise à la banque, Alan n'y avait pas touché. Depuis le matin, il avait agi par réflexes.

Plus le temps passait, moins il comprenait ce qui l'avait poussé à prélever de l'argent qui ne lui appartenait pas, dont l'usage lui était interdit et qu'il allait devoir rendre de toute façon.

Il s'interrogeait sur le sens de son geste quand Bannister entra. Il cligna des yeux comme la plupart des myopes dans l'embarras, repéra Alan, se dirigea vers sa table et s'assit avec raideur sans prononcer un mot. Alan remarqua qu'il transpirait et qu'il était blême.

« Ça ne va pas ? »

Samuel saisit la bouteille de rosé, s'en servit un verre, l'engloutit.

« Hé ! Sammy, je te parle. »

Bannister le regarda d'un air tragique et laissa tomber :

« Moi aussi.

— Toi aussi, quoi ?

— Viré.

— C'est une blague ?

— Murray a eu ma peau.

— Sammy, tu charries ?

— J'en ai l'air ?

— C'est impossible ! Tu l'as vu quand ? Qu'est-ce qu'il t'a dit ?

— Retraite anticipée à partir du 1er janvier. Je suis cuit. A mon âge, je ne me recaserai pas.

— Il n'a pas le droit !

— Il l'a pris.

— Christel est au courant ?

— Pas encore.

— Il t'a donné une raison ?

— Aucune.

— Réagis ! Vois ton avocat, le syndicat !… Bouge, défends-toi ! Ils te filent du fric ?

— Il sera bouffé en quelques semaines. Et après ?

— On te connaît ! Tu as des relations, des références ! Tu peux aller n'importe où, chez Bayer, Squibb, Glaxo, Schering, Plough !

— Trop vieux.

— A quarante-sept ans ?

— Ne te fatigue pas, j'ai mon compte.

— Merde, dit Alan, merde…

— Vous avez choisi ? » demanda le garçon.

Alan n'ouvrit même pas la carte.

« Crevettes grillées, rouleaux de printemps, poulet aux amandes, bœuf aux épices. »

Le garçon s'éloigna. Derrière les lunettes de Samuel, Alan crut voir quelque chose qui ressemblait à de la buée. Son cœur se serra.

« Sammy… »

Bannister détourna la tête. Avec embarras, il ôta ses lunettes dont il nettoya vigoureusement les verres du coin de sa serviette. Sans regarder Alan. Puis, il se frotta les yeux de ses deux poings fermés et demeura immobile, le visage enfoui entre les mains.

« Sammy… » répéta Alan avec une gaucherie affectueuse.

Mais il ne trouva rien à ajouter. La blessure était trop à vif, aucun mot n'aurait pu y porter remède. Pendant deux minutes aussi longues qu'une vie ratée, le silence se prolongea… Mal à l'aise, impuissant, Alan observait avec inquiétude la statue pétrifiée de son ami. Alors, la pierre fut parcourue par un frémissement et Samuel sembla sortir de son effrayant coma. Il parut découvrir Alan, planta son regard dans le sien et gronda d'une voix sourde :

« Je veux me venger.

— Oui, dit Alan avec soulagement, oui…

— Ça t'est arrivé hier, ça m'arrive aujourd'hui, et demain, ce sera le tour de centaines de pauvres types qui nous ressemblent, manipulés comme des pions, sermonnés, menacés, foutus à la porte. Des chevaux… Pas moi, Alan, terminé ! Trente ans d'humiliations, ça suffit ! Je veux mordre. »

Alan fit mine d'approuver. Bannister lui saisit le poignet, le serra à le broyer.

« Me venger ! Tu comprends ce que ça veut dire ?

— Oui, oui…

— Me les faire, les écraser ! Ils ont eu notre peau, je veux leur peau ! »

Alan se dégagea doucement.

« Ils sont plus forts que nous, Sammy. On est battus d'avance.

— Je les aurai !

— A nous deux, on ne peut pas faire capoter tout le système.

— Je veux les voir crever !

— Murray ?

— Murray n'est qu'un rouage, un sous-fifre. Je veux la tête… Je veux Hackett ! »

Il se pénétra du nom qu'il venait de prononcer.

« Oui, c'est ça… Hackett lui-même ! Je veux ruiner Hackett !

— Cinq cents millions de dollars par an, soixante mille cadres et employés répartis sur la planète, l'appui des banques, la bénédiction du gouvernement… Qu'est-ce qu'on peut faire ?

— Je ne sais pas mais on le fera ! Tu marches avec moi ? »

Alan ne put réprimer un rire nerveux.

« C'est comme si la principauté de Monaco déclarait la guerre à l'Union soviétique ! »

Ils se turent. Le serveur déposait sur la table les plats commandés.

« Dessert ?

— Plus tard, dit Alan. Apportez-moi une autre bouteille, la même. »

Il fit un geste pour saisir son verre. Son coude accrocha l'enveloppe qui tomba. Il se baissa, la replaça sur la nappe. Samuel l'interrogea du regard.

« Du fric », dit Alan.

Bannister écarquilla les yeux.

« L'argent de la Burger, les 20 000 dollars… »

Du bout de sa fourchette, il piqua une crevette.

Samuel but précipitamment une grande gorgée de vin.

« Tu as 20 000 dollars là-dedans ? »

Alan éventra négligemment l'enveloppe de la pointe de son couteau.

« Regarde… »

Apparurent des paquets de liasses verdâtres.

« Good Lord ! s'exclama Bannister. Ce sont des vrais ! »

Il avança la main pour s'en emparer mais n'osa aller jusqu'au bout de son geste.

« Touche », dit Alan.

Il éparpilla quelques billets sur la table.

« Dingue, marmonna rêveusement Samuel, complètement dingue ! »

De nouveau, son regard chavira. Ses yeux tournèrent à mille tours dans ses orbites. Il jeta pudiquement sa serviette sur les billets et s'exclama d'une voix altérée :

« Mais alors… ça veut dire… ça veut dire que la Hackett t'a réellement versé…

— Je me tue à te le répéter depuis ce matin, le coupa Alan. 1 170 400 dollars. »

Bannister asséna un énorme coup de poing à la table.

« On les tient !

— Pardon ? »

Samuel brandit triomphalement la serviette contenant l'enveloppe :

« C'est le premier maillon de la chaîne.

— Tu oublies un détail, dit froidement Alan. J'ai peut-être plus d'un million en banque, mais je suis sans un, fauché, raide. »

Bannister projeta violemment l'enveloppe sur la nappe.

« Et ça, c'est de la merde ?

— Ça ne m'appartient pas. Je n'y toucherais même pas avec des pincettes.

— Les coups de pied au cul, on te les donne avec des pincettes ? Tu as escroqué quelqu'un ? Tu as volé quelque chose ? Qui peut te reprocher quoi que ce soit ?

— Ce n'est pas à moi ! s'entêta Alan. Ne fais pas le mariolle ! A ma place, tu ferais pareil !

— Je serais déjà loin ! Tu l'as à ton compte, tu n'as rien demandé à personne, prends ta chance, ballot ! Qu'est-ce que tu risques ?

— D'aller au gnouf ! Et ça, je n'en veux pas !

— Tu sais pourquoi on est deux pauvres cloches ? Parce qu'on n'a jamais eu un capital de départ ! Il nous a toujours manqué un dollar pour faire dix dollars ! Plus maintenant ! Ce capital, tu l'as ! Un million dans la fouille, tu comprends ce que ça veut dire ? Avec une brique de départ, le dernier des crétins peut tripler en huit jours ! »

Alan ouvrit la bouche pour protester.

« Non, ferme-la ! lui intima Bannister. On a assez tiré le diable par la queue ! Je sais exactement ce qu'il faut faire ! Tu vas m'écouter sans m'interrompre !

— Je n'écouterai rien du tout tant que je ne saurai pas d'où vient l'erreur qui me vaut ce tas de fric ! »

Samuel le foudroya du regard :

« Tu déplaces le problème ! Rien à foutre d'où il vient, il est là ! L'important, c'est de pouvoir en disposer assez longtemps pour nous venger de ces salauds et faire fortune ! »

Oscar Vlinsky n'en menait pas large. Quand Fischmayer se mettait en colère, l'immeuble de la Burger tremblait sur ses bases. Et visiblement, Abel Fischmayer était au bord de la crise. Certains signes ne trompaient pas. De coloré, son teint devenait blême. Ses lèvres, pourtant charnues, disparaissaient comme par enchantement pour ne former qu'un trait dur, impitoyable, rectiligne. Oscar avait commis l'imprudence d'émettre en sa présence un avis personnel, au lieu de se contenter, comme à l'ordinaire, de répondre aux questions par « Oui, monsieur » ou « Non, monsieur ». Oscar avait dit à Fischmayer : « Je suis surpris, monsieur, mon ordinateur ne s'est jamais trompé. »

Fischmayer s'était déplié pour l'écraser du haut de ses deux mètres.

« Vlinsky, vous dites des conneries ! Voulez-vous que je demande au service des coffres de nous monter ici même et en liquide le dépôt de notre client ?

— Ce n'est pas nécessaire, monsieur.

— Vous me croyez sur parole ?

— Certainement, monsieur.

— Merci, Vlinsky ! »

Le dernier mot, jeté comme un crachat à la face d'Oscar par celui qui était l'un des trois fondés de pouvoir de la Burger. Fischmayer pointa sur lui un index menaçant épais comme une saucisse :

« Si des erreurs pareilles devaient se renouveler, je vous fous dehors, Vlinsky ! A la Burger, le client est sacré ! »

Vlinsky aurait dû se retirer sur la pointe des pieds et rentrer dans son bureau pour s'y terrer. Par malchance, lui revint en mémoire le mot de Galilée qui avait failli perdre la vie pour avoir raison contre tous. Malgré lui, tête baissée, il lâcha distraitement mezza voce :

« Et pourtant, elle tourne…

— Pardon ? rugit Fischmayer.

— Vous avez mille fois raison, monsieur. Mais je suis tout de même formel sur un point…

— Vous vous permettez d'être formel ?

— Sur un point seulement, monsieur. Au moment où j'ai signalé à notre service contentieux le découvert de notre client… tout à fait minime, j'en conviens… »

Il était trop tard pour faire machine arrière malgré l'œil terrible de Fischmayer. Oscar avala péniblement sa salive.

« Eh bien, monsieur, le découvert était réel.

— Qu'est-ce que vous racontez ! J'ai la fiche de M. Pope ! Son compte est créditeur de plus d'un million de dollars ! Vous êtes fou ? Vous voulez qu'il apporte ses fonds à la concurrence ? Réservez-lui désormais le traitement hors série, vous m'entendez !… Hors série ! Bonsoir, Vlinsky ! »

Oscar se retrouva dans le couloir, en plein désarroi. Il était certain que son ordinateur n'avait commis aucune erreur. Par ailleurs, Abel Fischmayer était infaillible. Dans ces conditions, à qui se fier ?

A peu près au même moment, Samuel Bannister consulta sa montre : neuf heures du matin. Il jeta un coup d'œil à la dérobée sur Patsy qui se faisait les ongles tout en feignant d'être absorbée par le dossier du fluor. Samuel eut une violente quinte de toux. Patsy camoufla sa lime sous un dossier.

« Voulez-vous de l'eau, monsieur ? »

Le visage cramoisi, Samuel toussa de plus belle.

« Je ne suis pas dans mon assiette, Patsy… La gorge, un peu de fièvre… Allez jusqu'à la pharmacie, vous me rapporterez des pastilles… »

Elle était déjà debout.

« Quelle marque ?

— Demandez au pharmacien, il doit savoir ça mieux que moi… »

Sitôt qu'elle eut quitté la pièce, il passa derrière son bureau, décrocha le téléphone et composa le numéro privé d'Arnold Hackett. Il s'était ravagé une partie de la nuit à se demander comment l'obtenir. C'était tout bête, il lui avait suffi de consulter l'annuaire. Il entendit qu'on décrochait et malgré lui, rectifia la position.

« Monsieur Hackett, je vous prie…

— Qui est à l'appareil ?

— Oliver Murray, responsable du service du personnel de la Hackett.

— Monsieur n'est pas là.

— Savez-vous où je peux joindre M. Hackett ?

— Je ne pense pas que Monsieur souhaite être joint. Madame et Monsieur viennent de partir en voyage d'agrément à l'étranger.

— Permettez-moi d'insister. M. Hackett m'a personnellement prié d'entrer en contact avec lui pour une question de la plus haute importance. Je crois que M. Hackett vous sera reconnaissant de m'indiquer son lieu de résidence.

— Hôtel Majestic, Cannes, France.

— Je vous remercie, dit poliment Samuel. Je trouve parfaitement dégueulasse qu'Arnold se dore le cul au soleil pendant que je trime comme un con à New York. Au revoir, monsieur. »

Tremblant d'excitation contenue, il forma un nouveau numéro.

« Alan, je sais où est l'ennemi ! Tu pars demain !

— Où ?

— En France ! Hôtel Majestic, Cannes ! »

Il coupa la communication du bout du doigt et demanda les renseignements internationaux.

« Pouvez-vous me donner le numéro de l'hôtel Majestic à Cannes ?… Oui… Oui… En France… Je reste en ligne… »

CHAPITRE 7

A plat ventre sur la moquette, Alan relut le papier sur lequel Samuel avait noté ce qu'il aurait à faire dans la journée. Il était un peu plus de neuf heures du matin. Malgré la chaleur accablante, New York bourdonnait déjà du travail de ses milliers d'esclaves. Ne pas penser, ne pas craquer, agir… Il appela l'agent de change.

« Arthur Dealy ?… Je m'appelle Pope. Alan Pope. Je voudrais acheter de l'or. Pouvez-vous me donner les cours d'ouverture ?

— Quotation à 180 dollars l'once, monsieur Pope. Quelle somme désirez-vous consacrer ?

— 200 000 dollars.

— Parfait. 200 000. Par quel moyen souhaitez-vous effectuer le règlement ?

— Par chèque à mon nom tiré sur la Burger Trust. Vous aurez le chèque en main propre dans une heure.

— Voulez-vous que je vous envoie un coursier ?

— Inutile, merci. Je suis de passage à New York.

— A quel hôtel êtes-vous descendu, monsieur Pope ?

— Je suis chez des amis. Voulez-vous prendre mon numéro ?

— Certainement, monsieur Pope.

— 399.07.33.

— C'est noté. Puis-je me permettre de vous rappeler dans cinq minutes ? On me demande. A tout de suite. »

La communication fut coupée. Alan secoua la tête. Naturellement, Dealy allait mettre à profit le délai demandé pour vérifier si son compte était approvisionné. Malgré les preuves accumulées, lui-même n'arrivait toujours pas à y croire. Il enfila une chemise propre, se glissa dans un pantalon. Il trouva ridicule de mettre une cravate par cette fournaise, mais Samuel avait été formel. Il la noua. Sonnerie du téléphone.

« Excusez-moi, monsieur Pope. Le patron me demandait. Je vous attends donc dans une heure pour passer votre ordre. Vous connaissez l'adresse ?

— Je la connais. »

Il passa une veste légère, convaincu cette fois qu'il était momentanément un homme fortuné. Des yeux, il fit le tour de l'appartement, glissa le papier de Samuel dans sa poche et sortit. Il arriva à l'American Express vingt minutes plus tard.

« Département étranger ? »

Les bureaux étaient encombrés par une foule incroyable. Aux guichets de paiements en liquide, on faisait la queue.

« Mademoiselle, je pars demain en France, sur la Côte d'Azur. Pouvez-vous me procurer une voiture pour mon arrivée ?

— Difficile, déclara la préposée avec indifférence. Nous sommes pris d'assaut. Quelle marque ?

— Rolls Corniche et un chauffeur. »

Elle le dévisagea avec intérêt.

« Je vais voir… »

Elle s'affaira au téléphone. Alan alluma une cigarette.

« Vous avez de la chance, il nous reste un véhicule de ce modèle. 250 dollars par jour. L'assurance est comprise.

— Et le chauffeur ? demanda Alan en faisant un effort pour déglutir.

— Aussi. Bien entendu, les pourboires sont à votre charge. Vous la prenez ?

— Je la prends.

— Votre nom ?

— Alan Pope. Je voudrais également des traveller's chèques. Vous pouvez m'arranger ça ?

— Quel montant ?

— 200 000 dollars. »

Elle le regarda avec respect. Alan lui demanda un stylo et remplit à l'ordre de l'American Express un chèque de 200 000 dollars. Il ne put s'empêcher de passer ses doigts entre son cou et le col de sa chemise ; il était trempé. Elle lui prit le chèque des mains en souriant.

« Vous m'excusez une minute ? »

Elle disparut au fond de la salle pour une communication à 200 000 dollars. Elle revint au bout de quelques instants, souriant toujours.

« C'est d'accord, monsieur Pope. Pouvez-vous repasser dans une heure ? Vos traveller's seront prêts.

— Ah ! J'allais oublier…, dit Alan. Je voudrais également un yacht.

— Combien de marins ? » demanda-t-elle sans se démonter.

Alan fut pris de court.

« Huit ? Dix ?… Qu'est-ce que vous en pensez ?… »

Elle était petite, très bien faite, avec de longs cheveux noirs et de grands yeux bleus.

« A vous de me le dire, monsieur Pope. Ce n'est malheureusement pas moi qui embarquerai dessus. »

La phrase avait été appuyée d'une mimique qui ne prêtait pas à confusion : où tu veux, quand tu veux ! Elle fourragea dans un classeur, en sortit plusieurs dossiers, les feuilleta, en tendit un à Alan.

« Que diriez-vous de celui-ci ? Dix hommes d'équipage, deux cuisiniers, un Marocain et un aide français. Quinze nœuds, six cabines, dont la chambre de maître, agrémentée de tapisseries et de meubles haute époque, fait cent vingt-cinq mètres carrés. »

La gorge serrée, Alan compulsa négligemment la brochure.

« Il me semble convenable…

— Il est superbe. 4 000 dollars par jour. Nourriture non comprise. Vous le voulez pour combien de temps ?

— Je ne sais pas exactement, dit Alan qui sentit ses cheveux se dresser sur la tête.

— Le bateau ne sera libre que dans trois jours. Au maximum, vous ne pouvez le louer que pour deux semaines. Là encore, vous avez de la chance. Il est très rare de trouver quelque chose de correct si on ne s'y prend pas un an ou deux à l'avance. Regardez… »

Elle lui glissa une notice comportant les dates de location du navire. Tout était complet du 15 mai au 30 octobre. Sur la période comprise entre le 26 juillet et le 9 août, une large mention manuscrite indiquait « Annulé ». Alan se demanda avec effarement à quelle race de dieux appartenaient le gens qui se battaient pour louer un bateau 4 000 dollars par jour !

« Les clients se sont décommandés ce matin. Sûrement des Espagnols… Garcia, c'est espagnol ?… La dame a eu un accident. Oh ! c'est marrant, ça va vous porter bonheur !… Si vous le prenez le 26, c'est ma fête… Je m'appelle Anne. »

Elle leva le visage vers Alan, s'aperçut qu'il la dévorait des yeux.

« Le nom du bateau, c'est Victory II. Il est ancré à Cannes au… (Elle consulta ses fiches) au port Canto. Vous avez de la chance d'aller là-bas. C'est la première fois ?

— Non, mentit Alan.

— Tout sera réglé quand vous reviendrez. Vous avez besoin d'autre chose ? »

Elle le dévisagea avec insistance.

« Je crois que c'est tout, fit Alan.

— A votre disposition, monsieur Pope.

— A tout à l'heure.

— Je vous attendrai. Vous n'avez qu'à demander…

— Anne, je sais. Je n'oublie pas. »

Il tourna les talons, conscient qu'elle ne le quittait pas des yeux. Dans la rue, il fréta un taxi et se fit conduire chez Gucci. Samuel avait insisté : « On te juge autant sur tes bagages que sur ta bonne mine ! » Il désigna du doigt plusieurs sacs de voyage, faillit s'étouffer en apprenant leur prix, voulut payer avec sa carte de crédit mais se ravisa et signa un chèque : au moins, ces braves gens ne seraient pas lésés, le chèque — s'il était présenté assez tôt — serait honoré. Il pria le vendeur, un moustachu aux yeux tendres, de lui garder ses achats jusqu'à la fermeture. Le taxi l'attendait.

« Chez Saks », lança-t-il.

Il choisit six costumes d'été de couleurs différentes s'étageant de la coquille d'œuf au noir anthracite. Certains nécessitaient une retouche. On lui proposa de les lui faire pour le lendemain.

« Trop tard, dit Alan sur un ton d'autorité qui le sidéra. Ce soir ou pas du tout. J'ai également besoin de linge. »

Le gérant s'inclina et l'escorta jusqu'au rayon chemiserie.

« Je passerai avant quatre heures. »

Il signa un chèque de 1 759 dollars, remonta dans son taxi et donna au chauffeur l'adresse de sa banque. On lui remit sans histoire 20 000 dollars en liquide qu'il fourra dans une petite serviette de chez Gucci. « Pour tes menus frais… », lui avait précisé Samuel sans une ombre d'humour. Le taxi redémarra en direction de la 5e Avenue où se trouvaient les bureaux d'Arthur Dealy.

Alan s'annonça à une secrétaire. L'agent de change le reçut instantanément dans un minuscule bureau.

« Voilà le chèque », lui dit Alan.

Dealy s'en empara, décrocha le téléphone et passa ses ordres. L'opération dura vingt secondes à peine. Il se tourna vers Alan en souriant.

« Vous voilà propriétaire de 31 kilos 496 grammes d'or fin, monsieur Pope. Je crois que vous faites un placement judicieux. De quelque côté qu'on se tourne, la situation n'est pas sûre. L'or risque encore de monter. Vous voulez le garder longtemps ?

— Je ne pense pas.

— A votre disposition. Au cas où vous voudriez réaliser une bonne affaire à court terme, permettez-moi de vous conseiller les produits pharmaceutiques. Un vrai boom depuis le début des vacances ! Les titres ne cessent de monter…

— Vraiment ? dit Alan en songeant que la Hackett avait eu le culot de le licencier la veille sous prétexte de marasme économique !

— Faites-moi confiance, monsieur Pope ! Je peux vous faire prendre 25 p. 100 en trois mois !

— Je réfléchirai, dit Alan.

— Ah !… Votre reçu… »

Alan le glissa dans une poche. Il était plus de midi. Il retourna à l'American Express. Arrivé devant le bâtiment, le chauffeur de taxi lui dit, mi-figue mi-raisin :

« Dites-donc, vieux, ça fait trois heures que je vous trimbale. Le compteur tourne. J'ai pas encore bouffé. J'aimerais savoir si vous voulez me garder encore longtemps ?

— Toute la journée, s'entendit répondre Alan avec stupeur. J'ai un rendez-vous à treize heures. Vous en profiterez pour déjeuner. »

Il lui tendit trois billets de dix dollars et s'engouffra dans la hall. Visiblement, Anne n'attendait que lui :

« Tout est réglé, monsieur Pope. En arrivant à l'aéroport de Nice, vous téléphonerez à ce numéro… Le chauffeur sera là avec la Rolls vingt minutes plus tard. Il s'appelle Norbert. Comme prévu, le Victory II…

— Qu'est-il arrivé au Victory I ?… interrogea Alan en attardant un peu trop son regard sur la poitrine d’Anne. Il a coulé ? »

Elle sourit.

« Le Victory II sera donc à votre disposition le 26 comme prévu. Le capitaine Le Guern attend vos ordres pour appareiller vers la destination qui vous conviendra, Italie, Sardaigne, Corse, Grèce, enfin, vous n'avez qu'à parler. Il paraît que le temps est splendide. La mer est comme de l'huile tiède. Désirez-vous louer une propriété pendant votre séjour ? Nous en avons de magnifiques pour des délais variant de deux semaines à plusieurs années. Avec domestiques.

— Je descends à l'hôtel.

— Majestic, Carlton, Negresco ?…

— Majestic.

Elle eut un hochement de tête appréciateur.

« Voici nos traveller's… »

Elle lui mit dans la main une lourde enveloppe. Dans son mouvement pour la tendre, ses doigts frôlèrent ceux d'Alan. Chacun sut instantanément que l'autre avait été conscient de ce contact furtif.

« A quelle heure terminez-vous votre travail ? »

Elle ouvrit deux grands yeux innocents.

« Cinq heures et demie. Pourquoi ? »

Malgré sa timidité, il se jeta à l'eau.

« Si vous n'avez rien de mieux à faire, je pensais… Je suis seul pour dîner… Peut-être aurait-on pu ?… »

Elle eut une moue contrite, se mordilla les lèvres avec embarras…

« Ce soir ?… C'est-à-dire que j'avais déjà un engagement… »

Alan battit précipitamment en retraite.

« Désolé… D'ailleurs, j'avais oublié… J'ai moi-même un cocktail chez de vieux raseurs, vous voyez le genre. Dommage… »

Paniquée à l'idée de le voir s'envoler, elle lâcha d'une traite :

« Je peux me décommander ! Mais je dois passer chez moi d'abord. Où puis-je vous joindre ? »

Elle avait déjà le bloc et le crayon à la main.

« Je réside au Pierre, mentit Alan sans hésiter.

— On pourrait peut-être se retrouver là-bas ?

— Très bonne idée !

— Dans ce cas, je viendrai directement au bar. Vers sept heures ?

— Excellent, lança Alan d'un ton dégagé. J'y serai. Leur dry Martini est superbe !

— Monsieur Pope !…

— Oui ?… »

Il craignit une seconde qu'elle eût changé d'avis.

« Vous n'avez pas vérifié le compte de vos traveller's…

— Ne vous inquiétez pas… » lui lança-t-il avec une fausse désinvolture.

En descendant les marches du perron, il fut pris d'un sentiment de malaise : il ne se reconnaissait pas. Tous les actes accomplis depuis le matin l'avaient été par un inconnu qui portait effectivement son nom, mais dont la conduite lui paraissait aberrante et avec lequel il refusait farouchement de se solidariser. En l'espace de quelques heures, il avait acheté de l'or, une garde-robe complète, des bagages de luxe, retiré des milliers de dollars de la banque, loué un yacht, une Rolls, prétendu qu'il connaissait la Côte d'Azur, raconté qu'il vivait dans un palace, et gardé un taxi à la journée ! La veille encore, une telle accumulation de folies lui eût paru invraisemblable. Samuel était devenu paranoïaque, il se vit perdu. Comment était-il assez cinglé pour se comporter comme si l'argent qu'il jetait par les fenêtres lui eût RÉELLEMENT appartenu ? Pris de vertige, il monta dans la voiture. Le chauffeur lui maintint la portière ouverte.

« Et maintenant, monsieur, où allons-nous ? »

Ce « monsieur » insolite raviva ses craintes. Il se tassa dans l'encoignure, baissa les yeux pour ne pas affronter son regard.

« Au Pierre », prononça-t-il d'une voix à peine audible.

Un quart d'heure plus tard, il s'attablait face à Bannister dans le grill de l'hôtel. Il fronça les sourcils en identifiant la bouteille posée dans un panier d'osier.

« Qui a commandé ça ?

— Moi, dit Samuel avec simplicité. Haut-Brion 61. 200 dollars. »

Alan sentit le sang se retirer de son visage.

« Qui, va la payer ?

— Toi. J'ai commandé un peu de caviar pour commencer. La vodka arrive. Ça te va ?

— Tu es complètement cogné ! » se révolta Alan.

Bannister eut un haussement d'épaules désinvolte.

« Il faut savoir dépenser pour gagner encore plus. Tu as fait tout ce que je t'ai dit ?

— Oui ! ragea Alan.

— Tu as eu des problèmes ?

— Mon problème, c'est toi ! L'or, les fringues, la Rolls, le bateau… Et cette addition !

— Au point où on en est, 400 dollars de plus ou de moins…

— Et si je te plantais là et que je te la laisse ?… »

Il dut baisser la voix. Religieusement, un sommelier faisait couler le nectar dans un verre.

« Si vous voulez bien goûter… »

Bannister prit des airs de connaisseur, huma le vin longuement, le porta à ses lèvres et le fit circuler dans sa bouche sans l'avaler. Au garde-à-vous, le sommelier attendait la sentence.

« Superbe, laissa enfin tomber Samuel.

— Merci, monsieur. »

Il remplit les deux verres avec les mêmes précautions, s'inclina et disparut. Samuel s'étira avec volupté.

« Voilà comment je comprends la vie ! Quel dommage que je commence aussi tard !

— Tu te fous de moi ?

— Premier commandement, se maîtriser.

— C'est ma peau qui est en jeu, pas la tienne !

— Deuxième commandement, planer. N'ayant aucun souci matériel, les riches n'ont pas d'inquiétude métaphysique. Leur compte en banque leur permet de se sortir d'à peu près toutes les situations délicates. Les riches n'ont pas à élever la voix, on les écoute. Ils ne se pressent jamais, on les attend. S'ils sont stupides, on leur trouve de la profondeur. S'ils se taisent, du mystère. S'ils parlent, de l'esprit. Quand ils s'enrhument, les autres toussent et il leur suffit d'émettre calmement un avis pour être exaucés sur-le-champ et en tous lieux.

— Je suis fauché ! s'exaspéra Alan.

— Erreur. Tu es millionnaire en dollars, tu me l'as prouvé toi-même.

— Ce fric n'est pas à moi !

— Aucune importance. Du moment que les autres le croient…

— Pour combien de temps, ballot ?

— Si tu ne commets pas de faute, pour la vie. L'argent va à l'argent. Même si tu n'es riche que deux semaines, le délai est suffisant pour assurer définitivement la fortune de tout individu moyennement doué.

— Et si je me casse la gueule ?

— J'ai rêvé mille fois de me trouver dans ta situation. »

On déposa le caviar dans un cylindre de cristal entouré de glace pilée. Le sommelier leur servit de la vodka. Leurs verres s'embuèrent. Bannister leva le sien :

« A la bonne fortune, Alan. »

Puis désignant le caviar :

« C'est du blanc, gros grains. 100 dollars. »

Alan ne put s'empêcher de sourire.

« Tu es complètement givré !

— Nourriture de riches, Alan, vin de rois. Tu verras comme le cerveau fonctionne mieux… Les gens bourrés de patates ne peuvent avoir que des rêves de paysan !

— Où as-tu appris tout ça ? interrogea Alan en étalant une cuillerée de caviar sur une tranche de pain bis.

— On est ce qu'on mange », conclut Bannister avec gravité.

Alan le considéra longuement.

« Tu m'épates, Sammy. Je ne sais pas ce qui t'arrive, mais depuis hier tu n'es plus le même. Je ne te reconnais plus.

— Tu as acheté l'or ?

— C'est fait. 200 000 dollars.

— La Bourse ferme à quatre heures. Il faut que tu passes ton ordre de vente à trois heures et demie au plus tard. Sitôt la vente effectuée, demande à Dealy de te donner un billet à ordre tiré sur la First National. Tu pourras le négocier en France sans attirer sur toi l'attention du contrôle des changes. Les traveller's ?

— Je les ai.

— Le liquide ?

— Aussi.

— Dès ton arrivée, tu te rendras au Palm Beach. En cette saison, on y joue très gros. Tu négocieras par un chèque à ton nom un crédit de 500 000 dollars. Ils vérifierons l'état de ton compte et te l'accorderont sans problème. Le lendemain et les deux jours suivants, tu retireras progressivement à la caisse les plaques correspondant à la somme de ton crédit. Tu en perdras quelques-unes, pas trop, mais amuse-toi. Tu rendras alors toutes tes plaques au caissier. Il te signera un chèque tiré sur le casino. Tu n'auras plus qu'à le toucher dans leur propre banque. De cette façon, tu auras réussi à faire transiter près d'un million de dollars d'un pays à l'autre à la barbe des douanes.

— Très brillant, proféra Alan d'un air sombre. Tu oublies un détail : Hackett ? »

Bannister détourna les yeux, se gratta le crâne. Alan pointa brusquement le doigt sur lui.

« N'espère pas m'embarquer, Sammy, tu ne m'auras pas ! Si tu ne me dis pas ce que je vais branler avec Hackett, je laisse tout tomber ! Je veux un plan précis, et tâche qu'il soit solide !

— Merde, tu n'es pas un débile ! Tu verras bien sur place ! Vous allez respirer le même air, barboter dans la même flotte, bouffer les mêmes choses, fréquenter les mêmes gens, baiser les mêmes filles ! A toi d'improviser ! Combien de chances aurais-tu à New York de côtoyer une huile comme Hackett ?

— Aucune, et c'est tant mieux ! Je ne pars plus ! »

Bannister lui coula un regard à la dérobée, prit un temps et hasarda sur un ton neutre :

« Tu disposes très exactement de quatorze jours pour trouver par quel biais l'attaquer. Je sais d'où vient l'erreur. »

Alan eut le même sursaut que s'il avait été mordu par un serpent. Samuel le calma d'un geste.

« J'ai gambergé toute la nuit à ton problème. Je crois que j'ai pigé. En tout cas, je ne vois rien d'autre.

— Quoi ? aboya Alan.

— Ordinateur. Erreur d'ordinateur ! Réponds à mes questions sans t'énerver. Quand Murray t'a balancé, qu'est-ce qu'il t'a proposé comme indemnités ? »

Alan fronça les sourcils, hésita…

« Quatre ans d'ancienneté et trois mois de préavis, sept mois.

— Combien tu touchais par mois ?

— 1 672 dollars.

— Par 7 ?… »

Alan sortit un crayon, voulut griffonner sur la nappe. Bannister l'arrêta.

« Ne te fatigue pas, ça fait 11 704. Quel est le montant que tu as reçu de la Burger ?

— 1 170 400 dollars. »

Samuel eut un sourire sarcastique.

« Alors, gros malin, tu piges ?

— Non.

— Tu ne vois pas que c'est le même chiffre sauf qu'il y a deux zéros en plus ?

— Merde, dit Alan. Nom de Dieu ! Ils vont me coffrer !

— Qui ça « on » ? Sur plainte de qui ? Hackett ou la Burger ? Qui a fait la connerie ?

— Je ne sais pas, c'est un avis de virement.

— Ou c'est notre ordinateur qui a déconné en oubliant une virgule, ou c'est celui de la Burger. Dans les deux cas, ça ne change rien. Nous avons quatorze jours pleins à partir de demain pour aviser.

— Tu les prends où ?

— Au cas où « on » découvrirait l'erreur, et rien n'indique qu'elle sera découverte, ça ne peut être que le 8 août. C'est le 8 de chaque mois que sont établies les fiches de paie de la Hackett. Le 8, on remet les compteurs à zéro et l'ordinateur donne instantanément le bilan général financier de la firme.

— Et si l'erreur vient de la banque ?

— C'est pareil. La Hackett est le plus gros client de la Burger. Et la Burger, la seule banque brassant les fonds et avançant les salaires de la Hackett. Tous les roulements d'argent passent par les deux boîtes, dans un sens ou dans un autre. 459 millions de dollars par an ! Et tu t'inquiètes de ton pourboire ! Alors, qu'est-ce que tu en dis ? »

Alan secoua la tête avec impuissance.

« Je suis dépassé.

— J'ai réglé tous les détails. Ton billet t'attend à l'aéroport, en première ! Je t'ai retenu une suite superbe au Majestic, tu as du pot, c'était bourré, je te raconterai ce soir comment je me suis démerdé pour qu'ils t'acceptent…

— Ce soir ? bredouilla Alan. Je ne peux pas. Je ne suis pas libre !

— Tu charries ! On a mille détails à mettre au point !

— Je te dis que c'est impossible ! J'ai un rencart !

— Je me fous de ton rencart ! Il y a plus important !

— Si tu la voyais… Elle s'appelle Anne. »

Instantanément, Samuel fut au diapason.

« Blonde ?

— Brune.

— D'où la sors-tu, salaud ?

— Elle s'est occupée de moi à l'American Express. Je lui ai fait croire que j'habitais ici. Elle se pointe au bar à sept heures.

— Tu as un appartement ?

— Bien sûr que non !

— Passe-moi vingt dollars… Maître d'hôtel !… »

Samuel lui glissa dans la main le billet qu'Alan venait de lui remettre sous la nappe à contrecœur.

« Monsieur Pope est de passage à New York. Il a oublié de réserver. Tâchez de m'arranger ça… Une suite…

— Certainement, monsieur. Je vais essayer. »

Il se faufila entre les tables, sourd brusquement aux appels des clients qui le réclamaient.

« Tu l'as vu courir ? demanda Bannister. J'ai toujours rêvé de donner de gros pourboires. Ça facilite tellement les détails !

— Je te ferai remarquer qu'il s'agit de mon argent. Combien coûte une suite dans ce taudis ?

— Question vulgaire. Quand donc cesseras-tu de parler toujours d'argent ? »

Plein d'importance, le maître d'hôtel se pencha vers Samuel.

« Nous n'avions plus rien de libre, mais j'ai réussi à me débrouiller… M. Pope aura sa suite… 325–326. »

On apporta les steaks.

« Tu vas réellement me rejoindre, Samuel ?

— Et comment ! C'est l'affaire de trois ou quatre jours au plus, parole !

— Tu ne vas pas te dégonfler ?

— Tu m'as regardé ?

— Et Christel ?

— J'en fais mon affaire !

— Hackett ?

— Je me mets en congé de maladie. Il y a trop de choses que j'ai envie de faire avant de claquer ! »

Après le café et les cognacs, ils décidèrent de se téléphoner le lendemain matin.

« Bonne bourre ! » lança Bannister avec un clin d'œil égrillard.

Il repartit pour son bureau. Alan retrouva son taxi. Curieusement, la boule qui lui oppressait l'estomac avait disparu. Il rafla ses bagages chez Gucci. Le chauffeur les mit dans le coffre. Chez Saks, les costumes étaient prêts. Les cartons allèrent s'empiler sur les valises. Il était déjà plus de trois heures. Un instant, Alan eut envie de se faire reconduire chez lui, bien que l'idée de son appartement sans eau lui fût insupportable. Il se souvint alors qu'il était l'occupant de la suite 325–326 et éclata de rire.

« On retourne au Pierre ! » lança-t-il.

L'alcool avait provisoirement calmé ses angoisses. Il était un peu étourdi, bien dans sa peau. Tout était facile… Des grooms déchargèrent ses paquets.

« Montez-les chez moi. »

Il pria son chauffeur de l'attendre, se rendit à la réception et demanda un coffre. On l'escorta jusqu'à une petite salle blindée. Quand le coffre fut ouvert, il y jeta la serviette contenant les traveller's chèques et les 20 000 dollars en liquide. L'employé s'était retiré discrètement pendant l'opération. Il revint, ferma le coffre, tendit une clef. Alan le remercia, repassa dans le hall central, s'enferma dans une cabine téléphonique et composa un numéro.

« Arthur Dealy ?… Je suis Alan Pope, vous vous souvenez ?

— Parfaitement, monsieur Pope. Que puis-je pour votre service ?

— Vendez immédiatement au cours de clôture et convertissez la somme en un billet à ordre tiré sur la First National. Je serai chez vous dans vingt minutes. »

Il raccrocha sans lui laisser le temps de répondre. Dès qu'il arriva dans son bureau, Dealy lui jeta un regard aigu.

« Félicitations, monsieur Pope. Comment avez-vous su ?

— Su quoi ?

— L'Iran.

— L'Iran ? »

Arthur Dealy eut un demi-sourire et prit un air entendu.

« D'accord, monsieur Pope, excusez-moi… En tout cas, si l'occasion se représentait, ne m'oubliez pas. J'aimerais bien participer ! »

Alan se moucha pour ne pas avoir l'air trop stupide.

« Quand j'ai passé votre ordre ce matin, l'or était à 180 dollars l'once. Au moment de la clôture, à 215. Vous avez réalisé un bénéfice de 38 888,88 dollars. Chapeau ! Vous croyez qu'on a atteint un plafond ?

— Avec l'or… hasarda Alan.

— Tout dépendra des puits. S'ils ferment les puits… Quelle époque !…

— Vous avez mon billet ?

— Le voici. First National, comme vous me l'avez demandé. 238 889 dollars. J'ai arrondi.

— Au revoir, monsieur Dealy.

— A votre entière disposition, monsieur Pope ! J'espère vous revoir bientôt ! »

Pendant qu'il roulait vers l'hôtel, Alan se plongea dans un abîme de réflexions. Tout ce qui lui arrivait le dépassait. Ainsi, il suffisait de croire qu'il possédait 200 000 dollars pour en gagner près de 40 000 en quelques heures. Et si Bannister avait raison ?… Quand il pénétra dans sa suite, il vit ses achats soigneusement rangés dans l'antichambre. Le grand salon attenant à la chambre donnait sur Central Park. Alan en fit plusieurs fois le tour, n'arrivant pas à se convaincre que c'était réellement lui qui en foulait la moquette. Il s'approcha de la fenêtre et machinalement, essuya ses chaussures poussiéreuses aux lourds rideaux beiges. Surpris, il s'interrogea sur le sens de ce geste idiot. Peut-être voulait-il ne pas se sentir écrasé par ce luxe ? Il se jeta sur le lit, y rebondit, fit une cabriole. Il se jugea cinglé. Il entra dans la salle de bain, joua à faire gicler les robinets sur le dallage en marbre de la douche. Il jeta ses vêtements sur le sol, marcha dessus sans les voir, se rendit au bar du salon et se prépara un gin and tonic. Il le dégusta totalement nu, assis en tailleur sur un tapis d'Orient. Il mit de la musique, esquissa quelques pas de danse, serrant son verre contre sa joue comme le visage d'une cavalière. Par la fenêtre d'où ne filtrait aucun bruit, il vit se presser la multitude d'employés qui allaient piétiner dans l'attente d'un bus par une chaleur torride. Cette agitation lui parut ridicule. Ici tout était silence et fraîcheur. Il retourna dans la salle de bain, ramassa en paquet les vêtements qu'il venait de quitter et les jeta définitivement dans une poubelle. Il se mit sous la douche, actionna le robinet d'eau froide et s'ébroua longuement sous le jet glacé. Il se sécha, s'empara de son verre à demi plein, en but une gorgée et retourna dans l'antichambre. Il entreprit de défaire les cartons contenant ses costumes. Il alla les étaler sur le lit, les, contempla, choisit la veste la plus sombre et la passa sur son torse nu. Il observa sa silhouette dans le grand miroir du salon. La veste était parfaite. Tour à tour, il essaya les cinq autres complets. Avec un soupir de satisfaction, il s'étendit sur le lit, alluma une cigarette, se releva et arpenta l'appartement. Tout cet espace pour lui tout seul l'étourdissait. Chez lui, trois bonds étaient suffisants pour aller d'un mur à l'autre. Il se recoucha, cala sa tête sur trois oreillers et regarda le plafond. Il était si haut qu'on aurait pu aisément installer une vaste loggia dans la chambre. Il alla vérifier si le prix de la suite n'était pas placardé au dos de la porte d'entrée. En dehors des consignes d'incendie affichées avec une discrétion de bon ton, il n'y avait rien. Il haussa les épaules, chassa la petite voix qui lui soufflait qu'il était fou, que c'était trop facile…

Cinq minutes avant l'heure de son rendez-vous, il enfila une chemise neuve, noua une cravate, passa un complet sombre, se regarda une dernière fois et claqua la porte derrière lui.

Dans le bar, il s'installa à une petite table plongée dans la pénombre. Il y posa sa clef bien en évidence. Anne entra, il lui fit signe. Elle était vêtue d'un ensemble noir aux larges pantalons flottants dissimulant la hauteur de ses talons qui la grandissaient de dix bons centimètres. Alan lui avança sa chaise.

« Hello…

— Hello…

— Martini ?

— Martini. »

Il passa la commande.

« Dure journée ?

— Épouvantable ! Les clients sont comme fous ! Tout le monde veut quitter la ville.

— Je rêve ou vous avez grandi ?

— Vous ne rêve ? pas. L'employée est plus petite que la femme.

— La métamorphose a lieu tous les jours ?

— Pas forcément. Selon mon humeur.

— Comment est-elle aujourd'hui ?

— Excellente ! Et vous ?

— La mienne dépend de la vôtre. »

Ils éclatèrent de rire. Trois Martinis plus tard, Alan demanda :

« Écoutez, Anne, c'est ma dernière soirée à New York. J'attends des coups de téléphone de France et du Japon. Puis-je vous faire une proposition ?

— Dites toujours ?

— Mon appartement est au septième, sur le parc. J'ai eu la même journée que vous, des gens, des gens et encore des gens, j'en ai la tête qui bourdonne ! J'aimerais qu'on soit tranquilles, vous et moi, seuls. Si on dînait dans le salon ?

— Le salon ?

— Chez moi. »

Elle fit lentement tourner son verre entre ses doigts.

« Pourquoi pas ? dit-elle sans lever les yeux.

— Je meurs de faim ! » s'exclama Alan.

Dans le hall, il la pria d'attendre quelques instants.

« Un truc à prendre dans mon coffre… »

Elle le suivit pensivement du regard, les mains serrées sur son petit sac en perles.

« C'est quoi, interrogea Alan lorsqu'ils furent dans l'ascenseur, votre parfum ? »

Elle le lui dit. En pénétrant dans le salon, elle alla droit à la fenêtre et contempla les arbres de Central Park dans la lumière du jour qui mourait. Alan la rejoignit. Elle lui tournait le dos. Il hésita une seconde, posa ses mains sur ses épaules. Elle se laissa glisser en arrière, contre lui.

« C'est beau », dit-elle.

Alan l'étreignit doucement. Elle répondit à son geste en lui prenant la main. Il enfouit sa tête dans sa chevelure. En bas, dans la nuit naissante, les phares des voitures traçaient de longues arabesques.

« Anne… »

Le regard perdu, elle murmura pour elle-même :

« La nuit à Central Park… Vous avez de la chance… »

Il lui effleura la joue de ses lèvres, troublé par la chaleur qui montait de sa peau à travers le tissu léger de sa blouse.

Elle lui fit face, saisit son visage entre ses mains et lova étroitement son corps contre le sien.

« Tout doit être si facile, quand on est riche… »

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