LIVRE V

CHAPITRE 30

Le 6 août, deux jours après la clôture de l'O.P.A., Alan fit arrêter sa voiture dans la 42e Rue. New York était gluant de chaleur poisseuse. Il franchit le seuil du Rilford Building, traversa le hall et monta dans l'ascenseur qui s'arrêta au trentième étage. Il était dix heures du matin. Dans une heure, il devait se présenter devant le conseil d'administration de la Hackett Chemical Investment pour s'y faire élire président. Avec les 60 p. 100 des titres en sa possession, la cérémonie d'investiture n'était qu'une simple formalité. Dans le couloir, il retrouva les odeurs et les bruits familiers qui avaient marqué l'achèvement de sa première vie. Il croisa quelques collègues de travail qui le saluèrent d'une façon bizarre, presque furtive. Il en fut étonné. Tout le monde devait savoir pourtant qu'il avait pris le contrôle de la firme. Il poussa la porte du bureau 8021. Pendant quatre ans, il y avait rêvé d'autre chose. Bannister ôta précipitamment les pieds de sa table.

« Qu'est-ce qui te prend ? demanda Alan.

— J'étudiais le dossier du fluor… » débita Samuel sur un ton coupable.

Alan le considéra avec perplexité. Il se rendit à ce qui avait été son bureau avant qu'on ne le mette à la porte, en caressa pensivement la surface métallique du bout des doigts. Puis, il alla jusqu'à la baie vitrée et colla son nez au carreau comme Bannister le lui avait vu faire des centaines de fois. Il était rentré de Cannes deux jours plus tôt après avoir chargé une agence de détectives de se lancer sur les traces de Terry. Aucun résultat jusqu'à présent. Ils cherchaient… Alan avait pris un appartement au Pierre, mais sans ressentir la griserie qui l'avait saisi le 24 juillet, quand il y avait passé sa première nuit avec Anne, l'employée de l'American Express. Après le Majestic, le Palm Beach, le délire de Cannes au cœur de la saison, plus rien ne pouvait l'épater. Même pas sa victoire, qui lui laissait un goût d'amertume parce qu'il n'avait plus personne avec qui la partager. En dehors de Samuel… Il le regarda pardessus son épaule. Il avait étalé une pile de dossiers qu'il consultait fébrilement sans lever le nez.

« Sammy… »

Bannister leva la tête.

« Oui ?

— Des problèmes ?

— Excuse-moi, j'ai du travail…

— Tu te fous de moi ?

— Non, non… balbutia Samuel, je vous assure ! »

Alan le dévisagea avec stupéfaction.

« Tu me vouvoies, maintenant ?

— Je ne l'ai pas fait exprès… » dit Bannister en se replongeant dans ses dossiers.

Alan bondit jusqu'à sa table, balaya rageusement les dossiers qui s'y empilaient, le saisit par les revers de sa veste, le mit debout.

« Si tu ne me dis pas tout de suite pourquoi tu fais la gueule, je te casse les dents !

— Rien vraiment… Simplement un peu de travail en retard…

— Arrête tes conneries ! rugit Alan. Tu me regardes à peine, te ne m'adresses pas la parole, tu me traites comme un pestiféré ! Si tu as quelque chose sur le cœur, dis-le ! Après tout, je suis le taulier ! »

Bannister se dégagea lentement, hocha la tête et bredouilla :

« Justement…

— Justement, quoi ? » explosa Alan.

Bannister détourna les yeux.

« Ça m'impressionne.

— Connard… laissa tomber Alan avec un soupir de soulagement. Je croyais que tu ne m'aimais plus…

— Merde ! Tu ne te rends pas compte ! Hackett, c'est toi maintenant ! Dans la boîte, personne n'en est revenu ! Au Romano's, tout le monde est sidéré ! Les gars ont la trouille !

— Qu'est-ce que j'ai de changé ?

— Tu es le patron ! »

Il s'empara du téléphone qui grelottait, écouta, fit la grimace.

« Bien, monsieur… Certainement, monsieur…

— Qui est-ce ? » demanda Alan.

Samuel masqua le bas de l'appareil de sa paume.

« Murray.

— Passe-le-moi ! Murray ?… Venez immédiatement dans mon ancien bureau. Immédiatement ! »

Il raccrocha sous l'œil béat de Bannister.

« Il m'a sonné les cloches hier, à cause de mon voyage. Il prétend que j'ai commis une faute professionnelle… Il veut me sucrer mes indemnités…

— Vraiment ?

— Tu le connais…

— Il n'a pas tort, déclara Alan. Légalement, tu n'aurais pas dû t'absenter. »

Les épaules de Bannister se voûtèrent. Alan lui désigna un titre du Herald Tribune qu'il avait à la main en entrant dans le bureau.

« Les meurtriers de Hamilton Price-Lynch retrouvés. »

— Tu sais qui l'a écrasé ? Les deux types qui ont essayé de m'avoir quand je faisais du ski nautique. Sur son ordre. Ils avaient déjà fait exploser Erwin Broker en plein feu d'artifice. C'est Cesare di Sogno qui était le maître de ballet. Ils l'ont coffré aussi. D'après lui, Ham Burger aurait refusé de payer le travail à ses deux hommes de main. Il en est mort. »

Il s'aperçut qu'au lieu de l'écouter, Samuel fixait un point au-delà de sa tête. Il se retourna. Oliver Murray se tenait dans l'encadrement de la porte.

« Monsieur Pope, permettez-moi de vous adresser mes plus vives félicitations pour cette promotion très méritée ! »

Alan ne prit pas la main tendue. Il le dévisagea sans mot dire, glacial, et alla s'asseoir derrière son bureau.

« Dites-moi, Murray… Vous avez bu ? »

Mal à l'aise, Samuel s'absorba dans la contemplation du paysage qui déroulait son panorama à travers la baie.

« Monsieur Pope ! Je n'ai jamais avalé une goutte d'alcool de ma vie ! Qu'est-ce qui vous fait dire…

— Une impression, Murray. Rien qu'une impression… Vous faites partie de notre maison depuis combien de temps, Murray ?

— Quinze ans, monsieur.

— Considérable. Vous avez quel âge ?

— Cinquante-deux, monsieur. »

Alan observa un long silence. Murray, qu'il n'avait pas prié de s'asseoir, se tortillait d'angoisse.

« Vous gagnez combien ?

— 3 365 dollars par mois. Sans les retenues.

— C'est beaucoup, dit Alan d'un air soucieux. En cas de licenciement, à combien s'élèverait le montant de vos indemnités ?

— Vous voulez me licencier ? s'étouffa Murray.

— Cela ne dépend pas de moi. Je me contenterai de ratifier, quelles qu'elles soient, les décisions de notre nouveau directeur général, M. Samuel Bannister ici présent.

— Toutes mes félicitations, monsieur le directeur général… » bafouilla pitoyablement Murray en s'inclinant devant Bannister.

Le visage de Sammy se diapra des couleurs contrastées de l'arc-en-ciel, virant du vert à l'orange et du rouge brique au blanc crémeux à une vitesse inquiétante. La porte s'ouvrit. Un huissier passa la tête.

« Monsieur Pope… Mesdames Victoria et Gertrud Hackett, ainsi que les représentants de la Hackett, souhaiteraient vous rencontrer quelques instants avant la réunion du conseil d'administration. Ils sont dans le bureau de feu M. Hackett. Voudriez-vous avoir l'obligeance de les y rejoindre ?

— J'y vais, dit Alan. Murray, vous pouvez retourner à votre bureau. M. le directeur général vous convoquera après l'étude approfondie de votre dossier. »

Et à Samuel, écrasé par les événements :

« Tu as entendu, vieille bourrique ? Occupe-toi de Murray ! Ne sois pas trop vache avec lui, c'est une ordure. On en aura besoin pour flanquer la frousse aux autres ! Je veux que ça ronfle ! »

Electrisé soudain, Bannister aboya :

« Alors, Murray ! Qu'est-ce que vous attendez ? Je devrais déjà avoir votre dossier ! »

Alan grimpa à pied les deux étages qui séparaient l'Olympe de Dieu le Père de la fourmilière dépendant de ses caprices. Désormais, Dieu le Père, c'était lui ! Son ultime et attendrissant réflexe de subordonné le fit sourire : il venait de se surprendre à resserrer le nœud de sa cravate avant de pénétrer dans le saint des saints qui allait devenir son royaume personnel. Il frappa, attendit quelques secondes, poussa la porte. Ceux qui avaient eu le privilège de fouler la moquette d'Arnold Hackett prétendaient qu'il faisait des parcours de golf dans son bureau.

Pas étonnant ! En dehors de la hauteur du plafond, il avait les dimensions colossales d'une cathédrale. Au bout, tout au bout, une immense table d'acier donnant sur les gratte-ciel de New York noyé de brume chaude. Derrière la table, minuscule dans sa robe de jersey blanc, une jeune femme à grosses lunettes d'écaille : Terry !

Le sang se retira de son visage. Il lutta contre son impulsion sauvage de courir jusqu'à elle, de la soulever dans ses bras, de la faire valser à l'infini… Il parcourut lentement les trente mètres la séparant d'elle. Elle le regarda s'approcher, strictement immobile. Il arriva devant le bureau.

« Bonjour, mademoiselle Gertrud Hackett.

— Bonjour, monsieur Alan Pope.

— Vous avez demandé à me voir ?

— Je voulais vous connaître avant de vous laisser la place. Mon père m'avait nommée administrateur malgré moi. Je ne peux pas dire que j'ai administré grand-chose. J'avais un autre genre de vie.

— Quel genre ?

— Les études, les voyages. Je voulais être libre, vous comprenez ?

— Je comprends.

— Je ne m'entendais pas très bien avec mon père. Il ne respectait que l'argent, ses valeurs n'étaient pas les miennes. A dix-huit ans, j'ai quitté la maison pour me débrouiller seule. J'arrive de la Côte d'Azur.

— C'était bien ?

— J'y ai fait une rencontre passionnante.

— Moi aussi.

— Voyez-vous, j'ai peut-être été injuste envers mon père. J'aurais dû m'intéresser davantage à son entreprise. Au moment de vous abandonner le pouvoir, je regrette un peu de n'y avoir fait aucun passage.

— Cela vous plairait-il ?

— Je ne sais pas faire grand-chose.

— Etes-vous capable de taper ?

— Vaguement.

— Acceptez-vous de faire un essai ?

— Je veux bien.

— Mettez-vous à la machine. Je vais vous dicter une lettre. Si je suis content de vous, je pourrais envisager de vous prendre comme secrétaire stagiaire. »

Terry se leva, marcha jusqu'à une petite table où trônait une I.B.M. Elle s'installa, plaça une feuille de papier entre les mâchoires du cylindre.

« Je suis prête…

— Allons-y », dit Alan d'une voix neutre.

Il se mit à dicter :

« Mademoiselle, en réponse à votre honorée du 28 juillet, que je n'ai pas reçue, je vous prie de noter que je vous aime. »

Il s'arrêta et reprit :

« — Je vous aime… Je vous aime… »

— Combien de fois, « Je vous aime » ? demanda Terry sans lever la tête.

— Dix fois, cent fois, autant de fois que vous le voudrez… Prenez la suite…

— J'écoute.

— « En conséquence, pouvez-vous me fixer par un prochain courrier la date de notre mariage ? »

Le staccato de la machine s'interrompit. Terry ôta lentement ses lunettes. Les jambes flageolantes, Alan la regardait. Elle était toute pâle. Pendant dix interminables secondes, tout se figea. Puis, d'un mouvement simultané, ils bondirent l'un vers l'autre.

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