LIVRE III

CHAPITRE 8

Il alluma sa trentième Muratti de la journée, se composa un air serein et s'avança jusqu'à la balustrade de la terrasse en évitant soigneusement de regarder ce qu'il avait envie de voir. Même à cette distance, il se sentait surveillé. Pourtant, du septième étage du Majestic où s'étendait l'enfilade des quatre pièces de sa suite, la piscine ne lui apparaissait pas plus grosse qu'un haricot bleu-vert étincelant. Il huma l'air, gonfla ses poumons imprégnés des millions de cigarettes qu'il avait déjà fumées au cours de son existence et risqua un regard en bas. Il aperçut les deux femmes, installées devant un thé à l'une des tables entourant la piscine. Emily le repéra instantanément. Le cœur serré, il lui fit un signe joyeux de la main auquel elle ne répondit pas. En supposant qu'elle prenne l'ascenseur, elle ne mettrait pas moins de quatre ou cinq minutes pour remonter à l'appartement.


Dès qu'il se savait seul, il en profitait habituellement pour sortir d'une valise métallique fermée à clef en permanence une cascade de revues pornographiques dont il détaillait chaque page à l'aide d'une loupe. Sa position ne lui permettait de vivre qu'en rêve ses fantasmes érotiques. Il savait parfaitement que le moindre écart de conduite le ferait balayer sans pitié. A cinquante-cinq ans, il risquait de se retrouver à la rue sans ressource après avoir mené la vie dorée d'un nabab. Difficile de se recaser… Il se précipita à l'intérieur de la suite, s'empara fébrilement du Nice-Matin dont il n'avait osé lire que le titre, paralysé par la présence d'Emily. Il était certain que s'il avait parcouru l'article sous son nez, elle se serait doutée de quelque chose. Elle lui inspirait une telle terreur que même à des milliers de kilomètres, il sentait peser sur lui son regard méfiant et possesseur. Le sang lui monta au visage comme la première fois :

« LA VICTIME DE LA BAIE DE CANNES IDENTIFIÉE : ERWIN BROKER, UN AMÉRICAIN DE VINGT-HUIT ANS »

Le titre à la « une » renvoyait en page 4. Il ouvrit le journal sans pouvoir réprimer un tremblement…

« Le commissaire Agnelli et les inspecteurs Berdot et Coumoul ont réussi à identifier la victime du festival pyrotechnique de Cannes. Des pêcheurs ont ramené dans leurs filets un portefeuille qui flottait entre deux eaux au large du cap d'Antibes. Il contenait certains papiers d'identité au nom d'Erwin Broker, sujet américain de vingt-huit ans résidant à New York. M. Broker était arrivé au Carlton douze jours plus tôt. Il était inconnu sur la Côte d'Azur où il se rendait pour la première fois. »

Il crut entendre un bruit du côté de l'entrée, posa le journal sur le lit, tendit l'oreille… Rien. A pas de loup, il traversa le vestibule et ouvrit la porte à la volée : personne. Le couloir était vide. Il retourna sur la terrasse, risqua un œil par-dessus le garde-fou : en une fraction de seconde il capta le regard d'Emily braqué dans sa direction. Il était impossible qu'elle gardât en permanence la tête levée sur le septième : par quelle intuition avait-elle su qu'il allait l'observer à cet instant précis ? Il revint dans la chambre et lut la suite, consterné. « Erwin Broker a été identifié sans doute possible grâce à la photo figurant sur son passeport. Gérant de sociétés, il devait séjourner à Cannes une dizaine de jours encore. Pour l'instant, on se perd en conjectures sur les circonstances de cette mort tragique. Le commissaire Agnelli poursuit l'enquête après avoir alerté les services d'Interpol. »

Il s'aperçut que le mégot de sa cigarette lui brûlait les doigts. Il l'écrasa dans un cendrier, en alluma une autre, en tira une profonde bouffée, replia le journal, le jeta dans la poubelle de sa salle de bain, se ravisa, le ramassa, envisagea une seconde de découper l'article mais y renonça aussitôt. Avec son flair, Emily était capable de s'en apercevoir. Rien de ce qui aurait dû lui rester caché ne lui échappait. Il se passa la main sur le visage : il se conduisait stupidement ! Emily ignorait jusqu'au nom de Broker. Il ne l'avait reçu qu'une fois dans son bureau, parmi la foule de ses visiteurs quotidiens. Leurs autres rencontres s'étaient déroulées dans un bar de la 8e Rue où nul ne le connaissait. Néanmoins, il sortit de la chambre sans en refermer la porte pour glisser le Nice-Matin dans la boîte aux lettres du 751. Il rentra chez lui, chaussa des lunettes de soleil et passa sur la terrasse où il se laissa tomber dans un transat. Le soleil à son zénith lui brûla les épaules à travers la soie légère de sa chemise blanche. Pourtant, il était glacé. Des vagues de froid partaient de son plexus pour se répandre dans son corps, irradier tous ses membres. Il se revit au gala du Palm Beach trois jours plus tôt… Au moment du bouquet final du feu d'artifice, l'ultime explosion avait été si violente que les invités n'avaient pu s'empêcher d'échanger entre eux un fugace regard de surprise inquiète. Puis, tout le monde avait ri un peu trop bruyamment et applaudi. C'est à ce moment que la femme avait hurlé, un cri strident à glacer les veines. Il n'était éloigné de sa table que de quelques mètres. Emily lui avait jeté un regard interrogateur. Maintenant, on essayait de ranimer la femme évanouie. Plusieurs personnes, aidées par les maîtres d'hôtel, la soulevaient de sa chaise et l'emmenaient hors de la terrasse. La scène se passait dans la pénombre car le préposé aux lumières avait eu la présence d'esprit de ne pas rallumer tout de suite. Grand nombre d'invités, éblouis par les soleils du feu d'artifice, n'avaient rien vu. Beaucoup d'entre eux n'avaient même pas entendu le cri couvert par le brouhaha des conversations qui s'enchevêtraient.

Mais à l'issue du dîner, il avait appris sans trop y croire ce qui s'était passé de la bouche même de Louis, un maître d'hôtel auquel il laissait des pourboires impensables en cachette d'Emily. Louis tenait l'information du garçon qui servait la table de la dame évacuée : en plongeant sa cuillère dans sa bisque de homard, elle y avait trouvé un doigt humain sectionné au niveau de la dernière phalange et bagué d'une chevalière d'or. Le garçon avait eu le réflexe de plier précipitamment le doigt dans une serviette en papier, de le fourrer dans sa poche et de l'apporter en blêmissant à Jean-Paul, le directeur du restaurant. Retenant son envie de vomir, Jean-Paul l'avait donné à l'inspecteur de service dont la voiture avait démarré sur les chapeaux de roue…

Bien entendu, ce détail avait été passé sous silence par la presse : le bon déroulement de la saison était sacré. Les journaux s'étaient bornés à mentionner que le corps déchiqueté d'un inconnu avait été repêché au large du phare peu après l'inexplicable explosion qui avait volatilisé le ponton flottant porteur des fusées. La macabre histoire de Louis était donc réelle. Le doigt arraché était celui d'Erwin Broker. Et la mort d'Erwin Broker signifiait non seulement l'effondrement d'un plan minutieux élaboré depuis des années, mais sa propre mort à lui s'il n'improvisait pas instantanément une solution de rechange. Malheureusement, il n'en voyait aucune. On était le 25 juillet. Le détonateur branché des mois plus tôt se déclencherait exactement le 8 août.

A moins d'un miracle, il n'aurait plus le temps, en treize jours, de trouver un second pigeon.

CHAPITRE 9

C'est d'un petit bureau du rez-de-chaussée, à l'arrière du bâtiment, que Marc Gohelan dirigeait l'empire du Majestic. Ses deux fenêtres, masquées par des massifs de camélias fleuris l'hiver, donnaient sur la rue Saint-Honoré, une rue calme et provinciale où se situait l'entrée de service des deux cent cinquante employés. L'envers du décor de l'éclatante façade.

La saison durait pratiquement toute l'année. De la mi-octobre à la fin novembre, on remettait tout en ordre, peintres et tapissiers envahissaient les appartements, les économes achetaient de nouvelles literies, les femmes de chambre laissaient la place aux ouvriers, vernisseurs, menuisiers, bricoleurs, plombiers, électriciens, tandis que les jardiniers faisaient la toilette des pelouses et des arbres exotiques bordant la piscine. Au cœur de la saison, il arrivait à Gohelan de faire des journées de dix-huit heures. C'était un homme de taille moyenne, à la gueule de pirate sympathique. Ses yeux noirs et ses cheveux blonds plaisaient aux femmes.

Célibataire endurci, il s'était fixé pour règle de ne jamais mélanger le travail et les sentiments. Les clientes qui lui faisaient des avances en étaient pour leurs frais. Mais il les repoussait avec tant de charme et d'élégance qu'aucune ne pouvait sérieusement lui en vouloir d'être dédaignée. A Cannes, l'été, les peines de cœur étaient aussi légères et éphémères que l'écume de la mer.

Il n'y avait que l'embarras du choix pour trouver dans l'heure celui qui deviendrait le grand consolateur. Le Majestic attirait la beauté et l'argent avec la force d'un aimant. Les deux y faisaient bon ménage. Le temps d'une saison, tout y était possible. On y vivait comme sur un paquebot au rythme fiévreux d'une brève croisière, dans une intensité excluant la durée. Seul comptait le plaisir, dans un tourbillonnant mélange de chefs d'industrie, de princes, d'escrocs, de femmes du monde, de familles bourgeoises, de millionnaires, de célébrités internationales et de cinglés en tous genres dont l'existence sociale ne durait parfois que l'espace d'un été. D'un seul coup d'œil, Gohelan jugeait son monde, repérant infailliblement les frimeurs, les faux artistes, les athlètes en mal de dames mûres, les beautés en quête d'hommes arrivés, traitant avec la même bonhomie familière les rois en exil, les champions de ski nautique, les chefs de gouvernement en exercice, les politiciens momentanément sur le sable.

Pendant que dansaient sur l'écran de télévision intérieure les images balayant la totalité du grand hall d'entrée, il dévisagea Albert Gazzoli, son chef caissier.

« Goldman nous doit combien ?

— Il est arrivé le 8 juillet. Je lui ai déjà fait envoyer sa note de semaine à trois reprises.

— Il a réagi ?

— Pas encore.

— Combien ?

— Dans les 100 000.

— Et au restaurant ?

— Sérieux. Une succession de déjeuners et de dîners à la piscine. Des tables de vingt à trente couverts.

— Il a signé ?

— Non.

— Enfin, Albert, quoi, merde !

— Vous le connaissez, c'est difficile…

— Le bar, important ?

— Cher.

— Il a payé ?

— Non.

— S'il cherche à vous taper à la caisse, terminé ! Plus de liquide pour lui !

Albert le regarda d'un air peiné.

« Vous auriez dû me le dire hier. Il nous a pris 40 000 francs ce matin.

— Montrez-moi son foutu chèque !

— Il ne nous en a pas donné. Il a demandé qu'on lui ajoute ça sur sa note.

— Vous êtes cinglé ! Il me doit déjà 100 000 francs de l'année dernière ! »

Albert Gazzoli sembla se tasser sur lui-même.

« Il y a aussi les fleurs.

— Quelles fleurs ?… aboya Gohelan.

— Cinquante gerbes de roses rouges pour les femmes de ses invités.

— Ne me dites pas que vous avez réglé la facture ?

— 25 000, bredouilla Gazzoli.

— Il vous a baisé !

— Il paraît qu'il va tourner un film gigantesque avec Brando, Newman, Redford, de Niro, Peck, Faye Dunaway…

— Sur un script de Victor Hugo, avec Leonid Brejnev et Jimmy Carter dans leur propre rôle ! Il vous a dit quelque chose à propos de son pince-fesses à la noix ?

— Le prix Leader ?

— Oui ! Qui va casquer ?

— En principe, Goldman. »

Marc Gohelan frappa violemment du poing sur la table.

« On est baisés, Albert ! Baisés jusqu'à l'os ! »

Le jeune homme en costume clair franchit le portillon séparant la zone d'arrivée des voyageurs du hall de départ de l'aéroport de Nice. Plutôt pâle, les traits tendus, il portait à la main une légère serviette de cuir brun, débarquait de New York et mettait les pieds en France pour la première fois de sa vie. Son cœur se serra à la vue des deux flics en uniforme canalisant le flot des voyageurs. Occupés à se raconter une histoire avec de grands éclats de rire, ils ne lui prêtèrent aucune attention.

Tout le monde semblait de bonne humeur, heureux de vivre. L'air sentait les vacances, le sel, le soleil. Le jeune homme tressaillit au contact d'une main se posant sur la sienne. En uniforme écarlate, les bras chargés de fleurs où éclataient les taches jaunes des mimosas, une hôtesse d'accueil lui offrait une rose de thé en souriant.

Alan Pope prit la rose, rendit le sourire avec timidité à la belle fille bronzée et lut « Bienvenue » sur le papier qui entourait la tige de la rose. C'était un bon présage. Quoi qu'il pût lui arriver de fâcheux par la suite, il aurait eu au moins cette rose et ce sourire. Il se dirigea en soupirant vers les cabines téléphoniques pour prévenir le chauffeur de son arrivée.

Un sourire mystérieux au coin des lèvres, la duchesse Armande de Saran contempla rêveusement son œil poché. Le plombier n'y était pas allé de main morte. C'était un type trapu, au front bas, aux mains épaisses, au cou énorme, dont le corps dégageait une puissante odeur animale. Armande estima qu'il n'avait pas plus de vingt-cinq ans. Elle aimait ces surprises délicieuses qui la mettaient soudain en présence d'un inconnu dont l'arrivée attendue et provoquée hérissait sa peau de frissons de plaisir. Elle avait prétexté une fuite dans la salle de bain de sa suite — la 19, une des meilleures — pour que Gohelan lui envoie quelqu'un. Dès que la brute était entrée chez elle, elle avait su que ce serait lui, tout de suite. Il ne s'était pas laissé prendre longtemps à son apparence glacée et hautaine d'une des dix aristocrates les plus élégantes du monde. Pour le provoquer pendant qu'il fourrageait vaguement sous le lavabo, elle lui avait jeté des ordres sur le ton blessant utilisé pour le dernier de ses domestiques, s'arrangeant pour le frôler à plusieurs reprises, nue sous sa robe de chambre, grisée déjà par le mélange détonant des parfums jonchant sa coiffeuse et des effluves forts de la sueur du jeune taureau. Il était à genoux, sa boîte métallique ouverte à ses côtés, remplie de pinces ; de tenailles, d'instruments lourds dont l'acier avait été créé pour mordre, pour déchirer.

« Dépêchez-vous, mon ami, dépêchez-vous ! »

Il lui lança un regard plein de défi.

« Si vous n'êtes pas contente…

— Pardon ? Je me plaindrai ! Savez-vous qui je suis ? »

Les yeux rivés sans vergogne sur le haut de ses longues cuisses, il marmonna sans desserrer les dents :

« Une grosse salope. »

Elle le gifla. D'un bond, il fut sur elle, la rouant de coups, cherchant goulûment sa bouche, pétrissant son corps à pleines mains.

« Plus fort ! Frappe ! Frappe ! »

Il l'avait redressée, plaquée contre le mur et prise avec la violence et les tremblements furieux d'une bête. Passe encore pour les ecchymoses qu'elle avait sur le dos, mais son œil… Elle contempla avec nostalgie la puissante tenaille noire qu'elle avait subtilisée dans sa boîte à outils — la duchesse était kleptomane — et appliqua une compresse fraîche sur l'hématome qui enflait. Quel homme ! Elle n'aimait que la racaille, les voyous. Plus ils étaient brutaux, grossiers, vulgaires, sales, plus elle tirait de son corps des voluptés qui lui étaient interdites avec les esthètes raffinés de sa caste. La porte du salon s'ouvrit sur le duc de Saran. Il flaira immédiatement ce qui venait de se passer.

« Mandy ! »

Il s'approcha d'elle, l'œil trouble.

« Qui était-ce ? »

Elle haussa les épaules avec un soupir de satisfaction.

« Un type.

— Raconte ? Il t'a battue ? Il t'a fait mal ? Dis-moi, Mandy, dis-moi…

— Je dois finir de me préparer. Plus tard.

— Je me fous de ce cocktail ! »

Sa voix se cassa pour prendre l'intonation suppliante d'un petit garçon.

« Je t'en prie, Mandy, fais-moi une pipe… »

Elle l'observa avec attention. Il était dans la soixantaine, petit de taille, mais d'une race et d'une distinction rares. Il était au courant depuis dix ans. Elle lui racontait tout dans les moindres détails jusqu'à ce que cet héritier d'une des plus grandes lignées de France chavire dans un plaisir fou.

« Non, dit-elle, non. Je veux descendre. On verra ce soir… »

Elle arracha une rose à la gerbe que lui avait adressée Goldman et en caressa doucement son œil qui enflait.

Norbert et les deux porteurs prirent tout leur temps pour charger les bagages dans le coffre de la Rolls. La voiture était arrêtée dans le périmètre strictement interdit réservé à l'embarquement des passagers. A aucun moment, les deux agents en uniforme ne firent mine de s'en inquiéter. Ne sachant s'il devait monter dans la Rolls ou attendre que Norbert en ait terminé, Alan avait allumé une cigarette et restait planté au centre de la cohue des voyageurs, sa veste sur le bras. Une fois de plus, il avait un sentiment d'irréalité, absent aux événements dont il était le centre.

« Monsieur…

— Oui ?

— Préférez-vous que je décapote la voiture ? »

Alan sentit peser sur lui le regard des flics et celui des passants attirés par le blanc immaculé de la voiture. Tous semblaient fascinés par le choix qu'il allait faire.

« Oui », dit-il, désireux de ne décevoir personne.

Norbert se glissa sous le volant, actionna un bouton. La capote se releva dans un doux ronronnement et se replia sur l'arrière. Norbert ouvrit la portière après avoir retiré sa casquette. Le groupe des témoins avait augmenté.

« Monsieur… », dit Norbert.

« Qui, moi ? » faillit répondre Alan. Avec gaucherie, il glissa un billet de 100 francs aux porteurs et grimpa dans la voiture, gêné par tous ces yeux braqués sur lui. Les flics saluèrent machinalement, Norbert embraya. La Rolls démarra dans un silence absolu. Alan se ratatina sur le siège arrière. Il osait à peine respirer.

Louis Goldman devait tellement d'argent à tellement de gens qu'il en était devenu intouchable. L'énormité même de ses dettes le protégeait de ses créanciers. En le faisant coffrer, aucun d'eux ne voulait prendre le risque de tarir la source d'où, un jour, peut-être, jaillirait le remboursement de son dû. Car il arrivait à Louis Goldman, au cours de ses bluffs gigantesques, de ses combines financières à donner le vertige, de gagner des sommes fabuleuses. Sur sept films produits, six étaient des bides qui ruinaient ses commanditaires et contraignaient leurs vedettes au chômage ou à l'oubli. Mais le septième, pour une mise de fonds identique, faisait un triomphe mondial qui lui permettait de multiplier par cent les sommes investies. Grand seigneur, Goldman condescendait alors à se libérer de ses dettes les plus criardes, non sans avoir fait lourdement sentir à ses créanciers la magnanimité de son geste. Délibérément paranoïaque, il se prenait pour un génie à temps plein, professait un mépris de fer pour ses contemporains quels qu'ils fussent, érigeait sa pensée en dogme, ne supportait pas la moindre contradiction et avait la certitude inébranlable que tout lui était dû. Il estimait que les privilégiés admis dans son intimité devaient se sentir honorés de régler les effarantes additions dont il parsemait les trajets capricieux qui, de palace en palace, le menaient de Paris à Munich, de Rome à Tokyo, de Helsinki à Londres, de la Terre de Feu aux Caraïbes. Tous ses biens étaient au nom de Julie, sa femme. Les avances arrachées aux banques pour produire ses films étaient immédiatement fragmentées et ventilées dans une multitude de sociétés se divisant elles-mêmes en sous-filiales, holdings, participations diverses dans des actions en bourse ou des sociétés créées pour la circonstance dans des républiques bananes où le pot-de-vin était roi.

Sur le papier, Louis Goldman n'était même pas propriétaire de sa brosse à dents. Il n'avait jamais un sou sur lui, oubliait régulièrement son chéquier, signait parfois, au gré de son humeur, les notes qu'on avait le mauvais goût de lui présenter. Il était si célèbre, que nul n'osait protester. Il avait un ventre énorme dont il était très fier — lui qui avait été si maigre jadis — une tête lourde et poupine dont les lèvres épaisses de bébé étaient directement passées du sein de sa mère au biberon de lait, remplacé à son tour, dans une ultime phase, par le traditionnel cigare bagué à son chiffre, symbole de sa réussite. Son expression habituelle était le mépris blasé. Arrivé au Majestic quinze jours plus tôt, il avait investi la plus somptueuse des suites. Les baies vitrées de son salon s'ouvraient sur une vaste terrasse parsemée de plantes grimpantes, de fleurs aux couleurs vives à travers lesquelles scintillait le miroitement de la mer. Dans les quatre pièces de l'appartement, des brassées de roses rouges que Julie affectionnait particulièrement.

De ses lèvres jamais orphelines, il retira le cigare éteint, phallus en érection pointant de ses bajoues, le temps de boire une gorgée de Dom Pérignon.

Le champagne était tiède. Il le recracha dans le seau, y vida ce qui restait dans son verre, revissa précipitamment son havane dans sa bouche et s'en emplit une autre coupe.

Dans un quart d'heure, ses premiers invités arriveraient, une centaine à peine, triés sur le volet, le gratin doré de la Côte d'Azur. Depuis trois ans, Goldman vivait à crédit sur sa réputation. Son dernier succès international, Parano's Blues, lui avait permis de s'attaquer au marché de l'électronique. Non qu'il y vît un quelconque intérêt, mais pour régler un compte personnel avec John-John Newton, propriétaire d'une des plus grandes firmes privées d'équipement pour missiles et satellites.

Aux Bahamas, après l'avoir humilié au golf, John-John Newton s'était permis de rire de lui en commentant publiquement sa partie ratée. Louis Goldman s'était juré de se venger. Il avait investi dans la compagnie rivale, la Van Velde, 21 millions de dollars : perdus en moins d'un an. Depuis ce désastre, il ramait, à la recherche d'un nouveau coup de poker qui le remettrait en selle. Il avait trouvé la combinaison gagnante en inversant l'idée première de tout film. Au lieu de partir d'un script ou d'un livre dont l'adaptation donnerait lieu à la distribution des rôles, il avait décidé d'engager les trente stars les plus célèbres du cinéma mondial pour former l'inébranlable ossature de ce qui deviendrait le film le plus grandiose de tous les temps.

Avec un générique pareil, on pouvait pratiquement se passer d'une histoire. Dix champions du best-seller avaient été néanmoins contactés pour élaborer collectivement la trame d'une épopée de science-fiction, La nuit où mourut le soleil, dont Goldman lui-même avait fourni l'idée directrice. Bien entendu, ses nègres ne toucheraient leur dû qu'après la sortie du film. Il avait promis à chacun de tels pourcentages sur les bénéfices que leur total additionné aurait dépassé, en cas de paiement réel, 160 pour 100 des profits bruts. Les premières moutures avaient été décevantes. Mais les journaux avaient déjà tant parlé du projet, avec un si grand luxe de détails, que les plus sceptiques des professionnels le considéraient comme en voie d'achèvement. Le plus difficile restait à faire, trouver les 50 millions de dollars qui justifiaient l'excellent slogan de lancement : « Le film le plus cher du monde. » Jusqu'à présent, les banques habituelles étaient réticentes, et les « majors » américaines, peu désireuses d'essuyer les plâtres, se faisaient tirer l'oreille, quitte à prendre le train en marche si Goldman accouchait réellement de son chef-d'œuvre. Il fallait donc découvrir d'autres sources de financement. C'est dans cette optique que Louis avait accepté de se prêter à la mascarade dont il allait être le lauréat le jour même, le prix Leader.

Décerné chaque trimestre par Cesare di Sogno, un ancien gigolo italien, le prix récompensait la personnalité ou la firme la plus dynamique de l'année. Personne n'était dupe de sa valeur réelle, mais il avait un impact fracassant sur les gogos. Or, le Majestic en était bourré. La liste des clients de l'hôtel constituait à elle seule une encyclopédie de la haute finance, de l'industrie lourde, de la banque, de la haute noblesse et des biens fonciers. Il s'agissait pour Louis Goldman d'inciter ce gibier de choix à cracher au bassinet. Il connaissait la fascination exercée par le cinéma sur les magnats qu'ennuyait la gestion de leur fortune. Il les avait tous là, sous la main. Par l'intermédiaire de Cesare di Sogno — à qui il avait laissé les frais d'impression — il leur avait fait parvenir un carton d'invitation gravé à la feuille d'or.

« Lou ?… »

Julie se tenait dans l'embrasure de la salle de bain, en peignoir éponge écarlate, une robe claire en équilibre sur l'avant-bras.

« Elle te plaît ?

— Épatante, grogna Louis sans la regarder.

— Tu n'es pas encore prêt ?

— Je n'ai qu'une chemise à passer.

— Passe-la, chéri. Il faut qu'on soit en bas dans dix minutes. »

Louis Goldman secoua la tête avec écœurement, s'arracha à son fauteuil, ralluma son cigare éteint, l'écrasa dans un cendrier et se rendit dans sa chambre.

Torse nu, il jeta un coup d'œil soucieux sur les noms des innocents dont il espérait faire ses futurs associés. En tête de liste, bon premier avec un chiffre d'affaires annuel de 800 millions de dollars, Hamilton Price-Lynch, plus connu sous le sobriquet de « Ham Burger » depuis son mariage avec la veuve — et héritière unique — du magnat de la banque Franck Burger III, petit-fils du fondateur de la Burger Trust Limited.

Le talonnant en seconde position avec 500 millions annuels seulement, le géant de l'industrie pharmaceutique, Arnold Hackett.

La voiture longea des parkings en construction, s'engagea sur une bretelle et se retrouva sur l'autoroute, direction Cannes, dans un flot d'autres véhicules. Il était un peu plus de six heures de l'après-midi, le soleil était toujours haut, l'air sentait le mimosa, l'essence, la mer, l'ambre solaire. Alan risqua un regard sur la gauche, en direction des plages qui longeaient la route. Il s'aperçut que les automobilistes qui le dépassaient le dévisageaient avec curiosité. Il chaussa des lunettes noires.

« Désirez-vous prendre l'autoroute ou longer la côte ?

— Longer la côte.

— Bien, monsieur. »

Il remarqua que depuis son arrivée, Norbert s'était adressé à lui dans un anglais parfait sans trace d'accent.

« Vous parlez un très bon anglais. Etes-vous anglais ? »

Norbert émit un petit rire amusé.

« Certainement pas, monsieur. Je suis français d'ascendance italienne. Mon nom est Testore.

— Vous parlez aussi l'italien ?

— Oui, monsieur. Je n'y ai aucun mérite.

— Quoi d'autre encore ?

— Ma foi… quelques bribes de russe, et je viens de me mettre au chinois… Bien que dans la région, on n'ait pas souvent l'occasion de pratiquer cette langue. »

Il observa un temps et ajouta :

« Pour le moment. »

Alan se demanda ce qu'il voulait dire. Il détourna la tête pour suivre du regard deux filles superbes qui marchaient le long de la plage, de l'autre côté de la route, les seins nus. Dans l'indifférence générale. Il capta l'œil de Norbert qui le guignait dans le rétroviseur, se sentit pris en faute.

« Comment ça, pour le moment ?

— Il est fatal que tôt ou tard les Chinois débarquent chez nous.

— Qu'est-ce qu'ils pourraient bien y faire ?

— La même chose que nous tous, monsieur, jouir du pays. A mon avis, la région est Tune des plus belles du monde. Évidemment, il ne faut pas la voir en été. Trop d'envahisseurs. »


Nadia Fischler vivait du jeu, pour le jeu, et mourrait du jeu. Cela, elle le savait depuis le jour où ses doigts avaient effleuré pour la première fois les cartes que lui tendait le croupier à la table de baccara de Monte-Carlo. Elle avait dix-neuf ans à peine. Sa mère avait fait des ménages pour l'élever. Elle n'avait jamais connu son père. A treize ans, elle avait son premier amant, un garçon boucher qui lui avait refilé dans un sac en papier des morceaux de jambon et des saucisses qu'elle avait ramenés à la maison en prétendant avoir fait des courses pour le magasin. Elle avait trouvé les charcuteries succulentes, mais n'avait gardé de cette première et lourde étreinte qu'un souvenir flou et déplaisant. Elle s'était rattrapée depuis. A quarante ans, ses étonnants yeux violets faisaient toujours autant de ravages. Elle en connaissait le pouvoir, l'exerçait avec cynisme et sans pitié sur ceux qu'elle plumait à une rapidité effrayante pour assouvir sa passion pathologique du jeu. Elle se moquait de l'argent en tant que valeur, se fichait de gagner ou de perdre, ne recherchant qu'un plaisir qui était une fin en soi, être assise à une table de roulette dans la sourde rumeur feutrée d'un casino.

Remarquée pour sa beauté, elle avait daigné prendre pendant trois ou quatre ans le chemin des studios où des producteurs, fous d'elle, lui avaient fait tailler des rôles sur mesure. Les fortunes qu'on lui versait étaient instantanément dilapidées sur les tapis verts. Elle était désormais plus célèbre pour ses bancos suicidaires que pour son fulgurant passage dans la constellation des stars. Des hommes riches et puissants essayaient de s'accrocher à son bras, une semaine, deux jours, trois heures, selon leur résistance. Tous craquaient. Au train d'enfer où Nadia perdait, nul ne pouvait la suivre longtemps. Des années auparavant, elle avait eu une brève aventure avec Lou Goldman. Ils étaient restés des amis. Elle lui avait juré de paraître à son cocktail avant de retourner à « l'usine »[1]. Lou l'avait dépannée bien souvent. C'étaient de petites politesses qui se pratiquaient entre joueurs, ceux qui étaient en veine renflouaient les perdants. Goldman lui-même n'avait pas hésité à la taper dans des situations analogues…

Elle enfila sa robe noire qui était devenue légendaire, fit bouffer ses cheveux blond cendré et appela Alice, sa femme de chambre tahitienne.

« Tu es prête ?

— Oui, madame.

— Montre-toi.

— J'ai honte…

— Montre-toi ! »

Alice apparut, se cachant le visage entre les mains. Nadia pouffa. Alice voulut s'esquiver.

« Reste ! Laisse-moi t'admirer !

— Je ne pourrai pas…

— Tu es superbe ! s'exclama Nadia. Tu vas être le clou de la fête ! »

De nouveau, elle hurla de rire.

« J'ai très soif, Norbert. Si vous pouviez m'arrêter dans un bistrot ?…

— Avec plaisir, monsieur. Je vous ferai remarquer toutefois que le compartiment à votre droite, dans le dossier, comporte un bar. Vous y trouverez toutes les marques de whisky ainsi qu'une grande variété d'eaux minérales. Je crois même qu'il y a du Coca-Cola.

— Merci. Je préférerais m'arrêter. »

On entrait dans Cros-de-Cagnes. Norbert rangea froidement la voiture sur un terre-plein interdit, quitta son siège, ouvrit la portière, et désigna une terrasse aux parasols de couleurs vives.

« Ici, monsieur ?

— Parfait. Vous venez avec moi ?

— Avec plaisir, monsieur. »

On les avait vus du café. Des filles en maillot, dix-sept ans à peine, vautrées dans des transats, lorgnèrent Alan sans équivoque.

« Dites, Norbert, vous ne pourriez pas ôter votre casquette ? »

Le chauffeur s'exécuta en souriant. Ils s'installèrent à un guéridon.

« Qu'est-ce que vous buvez, Norbert ?

— Avec votre permission, un pastis.

— Alors moi aussi. C'est bon ? »

Alan se sentit soudain un peu ridicule. Ses chaussures marron, sa cravate noire sur une chemise blanche et son costume clair détonaient avec la mise débraillée de la plupart des clients. Jeunes ou vieux, ils étaient tous à peu près nus, en short et en espadrilles. Le strict uniforme noir de Norbert avait quelque chose de funèbre dans ce paysage bigarré mangé de soleil. D'après les récits de Samuel, il avait imaginé la Côte d'Azur comme un endroit sophistiqué où nul écart vestimentaire n'était permis. Encore un endroit où Bannister n'avait jamais mis les pieds.


Victoria Hackett n'arrivait pas à détacher les yeux de l'immense bouquet de roses.

« Arnold ?

— Victoria ?

— Tu le connais, ce M. Goldman ?

— De nom. C'est un producteur.

— Je trouve ces roses encore plus belles que celles de Miami. C'est très délicat de sa part.

— Oui. Ton dos va mieux ?

— Un peu mieux. Du moment que je ne porte pas de décolleté… »

Ils étaient arrivés la veille. Il avait suffi à Victoria de faire l'aller-retour de l'hôtel à la plage, dix minutes à peine, pour que ses épaules prennent une teinte écarlate et se couvrent de cloques. Chaque année, c'était la même histoire, Victoria ne pouvait affronter le soleil de la Côte qu'à l'ombre des parasols.

« Veux-tu que je te passe encore un peu de crème ?

— Non, ça ira. Il faudrait peut-être y aller ?

— Je suis prêt.

— Quelles roses sublimes !

— Oui, oui… sublimes… »


« Vous parlez français, monsieur ?

— Un peu.

— Vous n'aurez pas souvent l'occasion de le pratiquer. Ici, tout le monde parle plus ou moins l'anglais.

— Vous connaissez le Majestic, Norbert ?

— Très bien.

— C'est comment ?

— Tout à fait convenable, monsieur.

— Mais encore ? Marrant ?…

— Très marrant, monsieur. »

Alan s'agita sur sa chaise, agacé de s'entendre appeler monsieur au détour de chaque phrase.

« Norbert…

— Monsieur ?

— Ne vous croyez pas obligé de m'appeler monsieur tout le temps. »

Il sourit au chauffeur, lui cligna de l'œil et le considéra avec attention. Norbert devait avoir dans les cinquante, cinquante-cinq ans. Grand, corpulent, il portait des verres correcteurs à monture d'acier. Au coin de ses yeux, de fines pattes-d'oie indiquaient qu'il aimait rire. Une légère moustache châtain en balai-brosse barrait son visage lourd à l'expression bonhomme.

Il jeta à Alan un regard aigu.

« C'est compris dans la prestation de l'agence qui m'emploie. La plupart de mes clients y tiennent beaucoup.

— Pas moi. Vous faites ce travail depuis longtemps ?

— Une dizaine d'années.

— Et avant ?

— J'étais dans l'enseignement. Rien à voir.

— Quelle branche ?

— Philo. J'étais professeur agrégé de philosophie. »

CHAPITRE 10

Betty Grone vérifia que les deux gorilles de l'hôtel étaient bien devant sa porte, leur fit un signe de tête, referma au verrou, alla tirer les rideaux de sa chambre, alluma la lampe de chevet dont elle braqua le faisceau sur le coffret avec des gestes précautionneux. Elle ferma les yeux, souleva le couvercle et plongea ses doigts dans les joyaux, les identifiant immédiatement par leur forme, leur poids, leur matière, or, saphirs, topazes, diamants, émeraudes, bagues, colliers, boucles d'oreilles, broches, pendentifs. Sur chacun d'eux, elle mit mentalement le nom de l'homme qui le lui avait offert.

Certains s'étaient ruinés pour le lui payer, d'autres avaient commis des escroqueries, d'autres encore les lui avaient jetés au visage avec fureur, en cadeau de rupture. Leur contact la fit frissonner mieux que toutes les caresses de ses amants. Elle aurait aimé dormir avec, les porter toujours sur elle, contre sa peau, les admirer quand elle mangeait.

Ils valaient trop cher. La moindre négligence de sa part aurait entraîné une rupture de contrat avec les compagnies d'assurances les protégeant du vol ou d'une perte. Quand Betty avait profondément joui de leur contemplation, elle sonnait des hommes armés qui les remettaient au coffre.

Elle rouvrit les yeux et se dit que son cul, et lui seul, lui avait valu cette richesse. Sa tête aussi. Il s'agissait d'un art appris dans nulle école, savoir monnayer ses faveurs, tirer le maximum des sentiments d'un homme. Elle se moquait bien que des femmes jalouses la traitent sous le manteau de putain. A ce prix-là, putasserie était à la fois une éthique, une esthétique, du grand art planant très au-dessus des misérables questions de vocabulaire. Sans rouvrir les yeux, les deux mains toujours enfouies dans les bijoux, elle se remémora son triomphe de la veille, à la soirée des Signorelli… A son entrée sur la terrasse, elle avait aperçu du coin de l'œil la rivale haïe, Nadia Fischler, en grande conversation avec celui que toutes deux convoitaient, Honor Larsen, le grand patron d'une grande firme aéronautique. Honor avait la forme délicate d'un énorme sac de dollars dont l'extrémité supérieure aurait été affublée de lourdes lunettes d'écaille. Il était célèbre pour les cadeaux délirants octroyés à celles qui partageaient sa vie quelques jours, quelques heures. En bonne garce, la Fischler avait voulu mettre le grappin sur ce pactole ambulant qu'elle avait ébloui au casino. Betty avait attendu son heure pour passer à l'attaque. Elle savait que Larsen serait à la réception des Signorelli. Sûre de sa beauté, de sa crinière flamboyante et de ses yeux verts, elle avait passé plusieurs heures à répartir, sur un arachnéen fourreau de soie émeraude, la totalité de ses joyaux. A son entrée dans les salons illuminés, les conversations s'étaient tues subitement, tous les regards avaient convergé vers elle, miroitante comme un soleil scintillant d'une infinité de feux fugaces au moindre frémissement de son corps. Honor Larsen avait réagi comme les autres, la dévisageant sans vergogne malgré la présence de Fischler, écrasée dans son éternelle robe noire par l'éblouissante présence de Betty. Un instant que ni l'une ni l'autre n'oublierait. Tout à l'heure, Honor avait appelé Betty, la priant d'accepter son invitation à dîner. Elle avait dit oui. Il viendrait la prendre au cocktail de Goldman dans le hall de l'hôtel. Avec un peu de chance, Nadia Fischler les verrait repartir ensemble.

Elle rouvrit les yeux, prit une profonde inspiration, referma le coffre à regret, débloqua le verrou et appela les gardes. L'un d'eux s'empara du coffret pendant que l'autre ouvrait la marche, la main droite plongée dans l'échancrure de sa veste. Betty ne les quitta pas de l'œil pendant qu'ils disparaissaient dans le couloir. Aux dernières estimations, ses pierres valaient près de six millions de dollars. A peu près ce qu'avait perdu Nadia Fischler en trois ou quatre saisons. Betty eut un sourire en pensant qu'elle crèverait pauvre. Elle retourna devant sa coiffeuse et agrafa sur sa robe corail une seule et sublime perle en forme de poire, cadeau d'un citoyen du Koweit. En bas, Honor Larsen devait déjà l'attendre.

On déposa les pastis sur la table. Alan sortit de sa poche une liasse de billets de banque français changés à l'aéroport. Mais déjà, Norbert avait payé.

« Si vous permettez… Il est d'usage que je règle les frais. Nous ferons les comptes à votre départ. »

Alan rempocha les billets. Ils burent une gorgée de pastis. Alan fit la grimace. Norbert sourit.

« Voulez-vous autre chose ?

— Non, non, j'essaierai de m'y faire.

— Par exemple, continua Norbert, vous n'auriez peut-être pas dû vous charger du pourboire des porteurs. Vous avez donné beaucoup trop.

— Bof…

— Ce n'est pas à vous que je pense, monsieur, mais à ceux qui viendront après. S'ils ne paient que le juste prix, ils se feront insulter.

— Je ne le ferai plus, dit Alan en riant. Dites-moi, Norbert… Ça ne vous manque pas trop, la philo ?

— La philo, ça se vit. L'enseignement de la philo, c'est autre chose. J'étais exploité et sous-payé. J'ai gagné beaucoup plus en étant domestique.

— Vous avez été domestique ?

— Huit ans. C'est un métier épatant. La pensée reste libre. On a le temps de réfléchir en cirant les chaussures. Dans l'industrie, le commerce ou l'économie, qui peut se vanter d'avoir le temps de réfléchir ?

— C'est bien vrai, dit Alan avec embarras.

— C'est ce que j'explique aux camarades.

— A l'agence ?

— Non, au Parti. Je milite à la section communiste de Pégomas, cellule Vaillant-Couturier. »

D'émotion, Alan faillit laisser tomber son verre.

« L'aliénation n'est qu'une question de langage. Aujourd'hui, être domestique a un petit côté infamant. Pourtant, le mot vient de « domus », maison. Ça les fait pouffer, l'étymologie ! Si vous les aviez vus se tordre quand je leur ai expliqué la racine de « ministre » !

— C'est quoi ? demanda Alan tout en déplorant de poser la question.

— Minus.

— Quel rapport ?

— Qui torchait le cul du roi au grand siècle. Les minus-ministres. Pardon, monsieur, excusez-moi…

— Pas du tout ! C'est passionnant… On en apprend des choses avec vous ! »

Norbert eut un grand sourire.

« Merci, monsieur. »

Très exactement à l'aplomb de la suite d'Arnold Hackett, mais deux étages plus bas, se situait l'appartement de Cesare di Sogno. Les baies s'ouvraient sur une vaste terrasse face à la mer. Particularité de la suite : deux portes différentes avaient un accès direct sur le couloir, l'une dans le salon, l'autre dans la chambre. Cette double sortie enchantait Cesare. Il lui arrivait souvent de faire partir une fille par le salon alors qu'une autre entrait par la chambre, ou vice versa. Il se disait marié à une femme jalouse susceptible d'abattre à coups de revolver toute rivale. En fait, il n'avait été réellement marié qu'une seule fois, pendant six mois, à l'âge de vingt-deux ans : péché de jeunesse. Il se souvenait avec dégoût du deux-pièces sans lumière dans une rue sinistre de Montrouge où s'allongeait un dépôt de poids lourds. Quand les camions passaient en vrombissant sous sa fenêtre, son lit, le vieux lustre et les cloisons de papier étaient secoués d'infernales vibrations.

Son amour pour Colette n'y avait pas résisté. Pour fuir cet environnement déplorable et une épouse qui se négligeait tout en se prétendant enceinte de quelques mois, il n'avait même pas eu à faire sa valise, il n'en avait pas. Simplement, il n'était pas rentré un soir et jamais plus n'avait donné de ses nouvelles. Il n'en avait pas eu davantage de Colette. Etait-elle morte ? Avait-elle accouché ? De quoi ? Autant de questions restées sans réponse depuis vingt-cinq ans.

Il n'avait raconté cette histoire qu'à un seul de ses amis, un avocat. L'avocat lui avait affirmé que s'il ne plaisantait pas, il était toujours légalement marié. Cesare lui avait envoyé une grande claque dans le dos, accompagnée d'un clin d'œil moqueur. Depuis, il ne se hasardait plus à faire la moindre allusion à son passé fait de sandwiches, de cafés crème, de ballons de rouge et de chambres d'hôtel miteuses, de boulangères mûres rencontrées au dancing de la Coupole ou aux thés dansants du Claridge dans les années 50, à Paris. Sa belle gueule de Romain avait fait le reste. Les boulangères avaient été remplacées par des épouses d'industriels, d'hommes d'affaires, de banquiers, de ténors de la politique. Entre-temps, sa garde-robe et son compte en banque s'étaient étoffés. Aujourd'hui, Cesare avait pignon sur rue aux Champs-Élysées, quelques kilos en plus, des illusions en moins, des maîtresses à la pelle. Dans les endroits, les plus luxueux du monde, on l'appelait « Monsieur di Sogno », et il se laissait faire une douce violence lorsqu'on lui conférait le titre de marquis. En son âme et conscience, il le méritait davantage que ces petits noblaillons fin de race qui venaient lui lécher les pieds pour peu qu'ils appartinssent au conseil d'administration d'une grande firme désireuse de s'attirer ses faveurs. Car Cesare vivait désormais de la vente du vent. Le vent le portait, le gonflait, le nourrissait, lui permettant cette existence facile tissée de voyages, de palaces, de beauté, de chair fraîche, de vins fins, de nourritures rares, de complets de grands faiseurs, de voitures de luxe. Il avait compris que dans un milieu social où le moindre des besoins était comblé, la faille du désir ouvrait un champ illimité à une fringale jamais assouvie, la vanité. Pour la vanité, il y avait toujours preneur. Les médailles, les diplômes, les prix, les décorations se négociaient mieux encore que des objets de première nécessité. Vendre du vent, remuer du vent, vivre du vent… Ne représentant que lui-même, c'est-à-dire peu de chose, Cesare avait eu l'intelligence d'établir son entreprise en faisant appel à la propre vanité de ceux qui allaient la cautionner.

Première opération, l'impression d'un papier à lettres portant la mention « PRIX LEADER », dont il s'était immédiatement arrogé le titre de « secrétaire général ». En feuilletant les différents annuaires européens et américains, Cesare avait coché les noms prestigieux de ceux qui font le monde, savants, philosophes, écrivains, aristocrates au nom ronflant, auteurs de théâtre en vogue, milliardaires internationalement connus, chefs d'entreprises fameux, hommes politiques au pouvoir. A chacun, il avait adressé la missive suivante : « Voulez-vous nous faire l'honneur de faire partie du comité du « Prix Leader », destiné à récompenser chaque année la firme ou la personnalité la plus méritante et dynamique de l'année ? » Les lettres, assorties d'une foule de précisions redondantes, s'étaient envolées aux quatre coins du monde, signées de son nom accompagné de la mention de sa qualité : « Cesare di Sogno, secrétaire général du prix Leader. » A sa grande stupéfaction, sans même qu'il eût à s'octroyer le titre de marquis, Cesare avait reçu autant de réponses favorables qu'il avait envoyé de lettres. Le reste était un jeu d'enfant. Il choisit les vingt noms les plus brillants, les plus chargés de prestige, et les aligna en haut et à gauche de son nouveau papier à lettres : « Prix Leader, sous le patronage de… décerné par… secrétaire général, Cesare di Sogno. »

Sans que personne n'y trouve à redire, le prix, qui primitivement devait être annuel, était désormais attribué plusieurs fois par an, selon les besoins d'argent de Cesare. Cesare avait d'ailleurs l'habileté suprême de n'en demander jamais. Le prix Leader ne comportait aucun but lucratif. Bien entendu, il y avait les frais de secrétariat, de bureaux, de personnel, de dîners, de cocktails, de voyages, de séjours, détails laissés à la discrétion et à l'élégance des nouveaux promus. Le lauréat était convoqué dans les somptueux bureaux des Champs-Élysées, reçu par des blondes superbes au strict uniforme bleu marine sur des tapis de haute laine où s'enfonçaient ses pieds, admis enfin dans le sanctuaire raffiné du « secrétaire général » qui le recevait avec une simplicité désarmante, sous un Lautrec.

« Cher monsieur, votre compagnie a été distinguée par notre jury international comme la plus digne de recevoir le prix Leader. Toutes mes félicitations ! Acceptez-vous le prix ? »

Le futur lauréat, homme sérieux, prenait l'affaire au premier degré. P.D.G. d'un groupe bancaire, d'une compagnie aérienne, d'un consortium immobilier ou d'une chaîne de grands magasins, il acquiesçait modestement de la tête. Cesare lui assénait alors innocemment le programme des réjouissances, cocktail de cinq cents personnes, dîner aux chandelles d'une élite de personnalités et de journalistes — jamais moins de deux cents — dans les restaurants les plus prestigieux des capitales ou des lieux les plus sophistiqués de la planète. Après quoi, il se levait et tendait chaleureusement la main pour signifier que l'entretien était terminé. Abasourdi, le visiteur se laissait raccompagner à la porte. Avant de la franchir, il posait immanquablement la question suivante :

« Dois-je payer quelque chose ? »

C'est dans sa réponse que Cesare di Sogno se jugeait le plus étourdissant :

« Payer ? Mais, cher monsieur, le prix Leader n'a aucun but lucratif ! Pas un sou, rien ! C'est nous qui sommes honorés !

— Tout de même… Cinq cents invités chez Lasserre… Deux cents chez Maxim's… Un Boeing spécial pour Acapulco…

— Rien ! »

Cesare prenait un temps, esquissait une moue paternelle…

« Évidemment, notre comité a ses frais…

— Ma firme peut-elle contribuer ?

— Une voiture viendra vous chercher au Ritz, le 6, à dix-huit heures, n'oubliez pas ! Toute la presse sera là ! Contribuer ?… Vous n'y êtes absolument pas tenu !

— Je vous en prie ! Combien ?

— Cher ami, je n'en ai aucune idée. Permettez-moi en tout cas de vous remercier au nom de notre œuvre…

— Fournissez-moi une indication. Je suis très embarrassé… Combien donnent les autres ? »

Nouvelle moue ennuyée de Cesare.

« Variable… »

Suivait alors un chiffre s'étageant entre 20 000 et 50 000 dollars, selon le chiffre d'affaires de l'entreprise choisie.

Chose curieuse, jusqu'à présent, personne n'avait refusé de payer. Après tout, chacun en avait pour son argent. La firme couronnée pouvait exhiber fièrement un magnifique diplôme. La qualité des participants lui valait de larges commentaires dans la presse. Tout le monde était content.

Seule exception à cette règle : Lou Goldman. Il avait accepté sans manières de se voir décerner le prix, mais était resté muet quand Cesare, après plusieurs appels du pied, avait fait des allusions massives aux « frais de cérémonie de cette belle œuvre ». Son instinct de requin lui avait dit que c'était sans espoir : Goldman était encore plus cannibale que lui. En attendant, qui allait payer le cocktail ? Certainement pas lui ! Goldman, pas davantage. Alors, qui ?

Cesare chassa son inquiétude. Le temps était splendide, son spencer de soie blanche lui allait comme un gant et il avait au moins deux victimes en vue parmi les invités de sa réception : Arnold Hackett et l'avionneur Honor Larsen. Au moment de descendre dans le hall, Cesare retourna dans la salle de bain, se contempla en pied dans le miroir et envoya un baiser léger à son image.

« On repart ? » dit Alan.

Norbert était déjà debout, la casquette à la main. Il laissa passer Alan, le suivit à un pas.

« Si vous voulez bien me laisser une minute pour nettoyer la voiture…

— Maintenant ? s'étonna Alan.

— Quand elle est décapotée à l'arrêt, je la retrouve régulièrement pleine d'ordures. »

Ils firent les trente mètres qui les séparaient de la Rolls. Sur le siège avant droit, on avait écrasé trois cornets de glace au chocolat.

« Je n'en aurai que pour une minute », dit Norbert.

Il s'empara d'un chiffon et répara les dégâts.

« Communistes ? ironisa Alan sans méchanceté.

— Non, bourgeois, répondit Norbert sur le même ton. Il n'y a que les bourgeois pour cracher sur ce qu'ils ne peuvent posséder. Si vous voulez bien monter… »

Alan s'installa à l'avant. Norbert leva un sourcil.

« Je préfère », dit Alan.

Norbert prit le volant, actionna le démarreur.

« Il y a un joli mot d'un écrivain français, Henri Michaux. Il a dit : « Si les voitures pensaient, les Rolls Royce seraient beaucoup plus angoissées que les 2 CV. »

Il éclata de rire, se faufila dans la circulation d'un coup d'accélérateur puissant et tapota affectueusement le volant :

« Bonne bagnole… Très, très bonne bagnole ! »

Un peu plus loin, il désigna un restaurant sur sa gauche.

« Tetou… Bonne, très, très bonne bouillabaisse ! »

Elle s'étala en croix sur le lit, jouant à en toucher les bords extrêmes du bout de ses mains et de ses orteils. Même allongée de la sorte, il lui suffisait de raidir légèrement le cou pour voir la mer par la fenêtre au pied de laquelle s'arrondissait un balcon fleuri.

Le soleil avait imprimé en blanc la minuscule surface de peau cachée aux regards par le slip de bain qu'elle portait à la piscine. Son corps avait maintenant trois teintes, le blanc de l'aine, le châtain clair du pubis assorti à la couleur de ses cheveux et le rose brique tendre des parties exposées à l'éclatante lumière de la Méditerranée.

Elle se redressa d'un coup de reins, alla humer les deux bouquets de roses qui ornaient sa chambre. Pourquoi les lui avait-on envoyés ? A la piscine, elle n'avait parlé à personne, sinon au garçon pour lui commander des Cocas bourrés de citron vert et de glace pilée. Elle compara les deux cartes de visite jointes aux gerbes, mais pas davantage que Louis Goldman, elle ne connaissait Cesare di Sogno. Elle les froissa, les jeta dans la cuvette des cabinets et tira la chasse. Elle s'empara d'une banane dans un compotier, y mordit sans la peler, recracha la peau, planta ses dents dans une pomme d'un rouge-violet. Dans le réfrigérateur, elle prit une bouteille de lait dont elle but une longue gorgée. Elle s'essuya la bouche du revers de la main. Tout l'enchantait. Juchée sur la pointe des pieds, elle s'étira avec volupté devant la fenêtre ouverte. A droite, elle apercevait des gens qui plongeaient dans la piscine. Le bruit de leur corps frappant la surface de l'eau lui arrivait avec une fraction de retard sur ce que ses yeux enregistraient.

Toujours sur la pointe des pieds, elle alla ouvrir le tiroir d'une commode d'où elle sortit un bizarre chapeau de paille à fleurs et une longue paire de gants en chevreau noir.

Elle enfila les gants, mit le chapeau sur sa tête, cala ses deux chevilles sur le bord du lit, plongea en avant. En équilibre sur les bras, elle commença de faire une série de pompes dont elle énuméra le décompte en chantonnant une comptine qu'on lui avait apprise à la maternelle vingt ans plus tôt.

Six kilomètres après Golfe Juan, la voiture arriva aux portes de Cannes.

« Je vous fais passer par la Croisette ou par la rue d'Antibes ?

— Où est la différence ?

— La rue d'Antibes traverse le centre, la Croisette longe la mer. Le Majestic est au bout. C'est un peu plus long.

— La Croisette », dit Alan.

La Rolls arrivait en vue d'une fourche. Norbert prit à gauche, passa le feu, s'engagea sous un pont de chemin de fer et vira sèchement à droite.

En sens inverse, des centaines de voitures, pare-chocs contre pare-chocs.

« Ils quittent la plage. Pire qu'à Paris ! »

Depuis que Norbert avait ôté sa casquette et que lui-même s'était installé à l'avant, Alan se sentait beaucoup plus à l'aise. Seule la Rolls était point de mire, pas ses passagers. Alan était ahuri par le nombre de filles en liberté. Certaines se juchaient par grappes sur de minuscules bagnoles, les seins à peine protégés par dix centimètres carrés de tissu transparent, les fesses à l'air, hurlant de joie dans un tintamarre d'avertisseurs déchaînés.

« C'est tous les jours comme ça ? interrogea Alan.

— Le jour et la nuit, dit Norbert.

— Où est-ce qu'ils logent ?

— On n'en sait rien. Où ils peuvent. Certains dorment sur les plages, d'autres campent ou se font héberger chez l'habitant. La débrouille… Une chambre de six mètres carrés pour quinze. En juillet, la population de Cannes se multiplie par vingt. Vous connaissez Saint-Tropez ?

— Non.

— Là-bas, c'est par cent. La plupart arrivent sans argent.

— Comment font-ils ?

— La débrouille. En fin de saison, les filles utilisent ce dont la nature les a dotées pour s'assurer leur sandwich quotidien. Beaucoup de garçons aussi, d'ailleurs.

— Vous voulez dire qu'ils se prostituent ?

— Disons qu'ils se défendent. Mettez-vous à leur place… On les invite sur des yachts de trente mètres, caviar, whisky et H à gogo. Ça les déboussole. L'argent pourrit tout, monsieur ! »

CHAPITRE 11

« Alors, comment était le thé ? s'exclama-t-il avec jovialité.

— Correct, répondit Emily en lui jetant un regard interrogateur. Tu t'en vas ?

— Je vais au bar cinq minutes. Gohelan veut me demander un conseil.

— Avec l'argent qu'on laisse ici, j'espère que tu le lui factureras. »

Il eut un petit rire aigrelet.

« A tout de suite. Je vous attends dans le hall pour le cocktail ou je remonte vous chercher ?

— Tu nous verras bien descendre. Sarah, tu t'habilles comment ? Je ne tiens pas à ce que tu aies la même robe que moi !

— La blanche, de Saint-Laurent.

— Parfait, je mettrai la verte de Cardin.

— J'y vais », dit-il.

Il referma doucement la porte derrière lui. Sarah fit signe à sa mère de ne pas bouger. Puis, elle se rendit dans le vestibule, rouvrit la porte, vérifia que le couloir était désert, revint dans le salon.

« Je voudrais te montrer quelque chose.

— Quoi ?

— A propos de ton mari.

— Perds l'habitude d'appeler Hamilton « mon mari ». C'est aussi ton beau-père.

— Tu voudrais peut-être que je l'appelle papa ?… Quand tu auras vu ce que j'ai à te montrer… »

Elle s'empara d'une petite valise noire nichée dans une armoire sous une pile de pull-overs appartenant à Hamilton.

« Tu ne t'es jamais demandé ce qu'il charrie là-dedans ?

— Des papiers, je suppose.

— Il s'agit effectivement de papiers. Mais d'un certain genre… »

Elle tira de la poche de son pantalon une petite clef plate.

« Sarah ! protesta Emily. D'où sors-tu cette clef ? Tu n'as pas le droit !

— Je l'ai prise, maman. Après tout, autant savoir avec quel genre d'homme tu vis depuis douze ans.

— Sarah, je t'interdis ! Je ne te permets pas !

— Un simple coup d'œil, tu seras édifiée… »

Elle fourragea dans la serrure, ouvrit le couvercle de la valise dont elle renversa le contenu sur le divan : des revues pornographiques.

« Et ça, tu sais ce que c'est ? Une loupe ! » Il les regarde à la loupe !

Emily se détourna vivement.

« Sarah, je t'ordonne de refermer cette valise ! Je suis scandalisée par ton indiscrétion ! Hamilton est mon mari mais je ne me serais jamais permis de fouiller dans ses affaires !

— Libre à toi, maman. Garde tes œillères. En tout cas, il ne sera pas dit que je nous laisserai dépouiller par un satyre !

— Ne te mêle pas de mes affaires ! jeta Emily en rougissant de colère.

— Te voilà prévenue ! » répondit Sarah.

Elle remit la clef dans sa poche et disparut dans sa chambre. Emily resta figée quelques instants, les doigts serrés nerveusement sur le petit sac à main qu'elle n'avait pas lâché. Par la baie vitrée s'ouvrant sur la terrasse fleurie, elle voyait des vols de mouettes qui venaient raser la façade en poussant de grands cris aigus. A la mort de son mari, elle avait juré qu'elle ne se remarierait pas. Quel homme aurait pu lui faire oublier Franck Burger III ? Trois ans plus tard, elle convolait avec Hamilton Price-Lynch, l'un des proches collaborateurs de Franck. Elle l'avait choisi précisément parce qu'il n'avait rien de remarquable, ni physiquement ni moralement. Elle continuait à lui donner des ordres, comme l'avait fait Franck de son vivant. Bien entendu, elle avait éprouvé les mêmes craintes à son égard bien avant que Sarah ne les exprime. Elle se méfiait des faibles, parce qu'ils étaient plus sournois et plus dangereux que les forts. Mais Hamilton ne représentait aucune menace pour elle ou sa fortune. Elle pouvait l'écraser à sa convenance comme un moustique. Parfois, lorsqu'elle était nerveuse, elle l'appelait dans son lit. Il lui faisait l'amour avec obséquiosité et empressement, comme un domestique désireux de ne pas perdre sa place et de satisfaire en tout le moindre caprice de son maître. Peu lui importait dans quels fantasmes Hamilton tirait la force de la faire vibrer. Du moment qu'elle vibrait… Elle n'avait jamais rien ressenti avec Franck. Il l'écrasait de sa personnalité supérieure. Elle n'avait respiré que pour lui, à son rythme à lui, se pliant à ses horaires, ses exigences, ses caprices. Avec Hamilton, les rôles étaient inversés. Et désormais, la fabuleuse fortune des Burger était sienne, comme elle appartiendrait un jour à Sarah. Sa fille lui en avait voulu à mort d'épouser ce personnage falot envers lequel elle n'avait que mépris. Elle ne ratait pas une occasion de le démolir, de prétendre qu'il représentait un danger pour le clan Burger, insistant cruellement sur le surnom dont l'avaient affligé ses proches collaborateurs de la banque, « Ham Burger ». Emily n'était pas l'épouse de Hamilton Price-Lynch, mais on disait de Ham qu'il était le mari d'Emily, « Monsieur Burger », « Ham Burger ».

Cette fois, Sarah avait dépassé les bornes. Nul au monde n'avait le droit de fouiller dans les affaires personnelles d'un homme. Sauf sa propre femme. Emily prit la valise, l'emporta dans sa chambre et l'ouvrit à l'aide d'une petite clef plate cachée dans son coffret à bijoux. Comme elle l'avait fait cent fois depuis des années, elle feuilleta attentivement la collection de revues que Hamilton enrichissait régulièrement de nouveaux numéros.

Les yeux ronds, lèvres pincées, elle contempla les vagins écartelés par des phallus aux proportions inhumaines, qui ne ressemblaient en rien en tout cas aux deux seuls qu'elle eût jamais vus de près, ceux de ses deux maris, Franck Burger III et Hamilton Price-Lynch.

La Rolls allait au pas dans un embouteillage inouï. Des baigneurs en maillot traversaient la route pieds nus pour aller boire dans les bars en face. Des ballons roulaient sous les roues des voitures.

« On entre dans Cannes, dit Norbert.

— C'est ça, la Croisette ?

— Non, plus loin, quand nous aurons tourné à droite. »

Alan vit devant lui une bâtisse blanche rococo. Entourée de palmiers piqués dans une pelouse, elle se donnait des airs nobles.

« C'est quoi ?

— Le casino d'été. Le Palm Beach. »

D'un seul coup, il renoua avec son angoisse. Le soir même, derrière ces murs, il devrait tenter de négocier un chèque de 500 000 dollars. Vue de New York après un bon repas, l'entreprise lui avait paru réalisable. Elle n'était que le prolongement d'un rêve où l'on imagine que l'on agit. Mais sur place, dans le réel, comment oserait-il demander un crédit aussi énorme ? Il maudit Bannister.

« Nous sommes loin de l'hôtel ?

— La Croisette commence ici. C'est à l'autre bout. Majestic, Palm Beach, mêmes patrons, même combat, plumer le milliardaire sans défense !

— Vous êtes contre ? » demanda Alan en réprimant un sourire.

Norbert lui jeta un regard choqué.

« On en vit tous, moi le premier.

— Et vos convictions politiques ? » le taquina Alan.

Norbert eut un sourire qui lui plissa les yeux.

« Je suis bourré de contradictions. »

Il évita de justesse un enfant qui avait bondi devant son capot et ajouta :

« Seulement, moi, je les assume. »

Ayant dit, il garda le silence quelques instants. Puis, désignant une gigantesque pâtisserie sur sa droite :

« Le Carlton. »

Il engagea la voiture dans la petite rue qui en longeait la façade ouest, tourna à gauche une nouvelle fois et se rangea le long du trottoir.

« Majestic ? » s'enquit Alan avec surprise.

Norbert secoua la tête négativement.

« Écoutez, monsieur, j'aimerais vous demander un service… Je tiens à ma place, le règlement de ma firme est très strict. Puis-je vous demander l'autorisation de remettre ma casquette et de vous asseoir à l'arrière pour notre arrivée à l'hôtel ?

— Mais pourquoi ? Quelle importance ?

— C'est plus convenable, dit Norbert. Les clients du Majestic ne sauraient plus lequel de nous deux est le passager ou le chauffeur. Vous voulez bien ?

— OK, acquiesça Alan. Et moi qui vous croyais capable d'assumer vos contradictions !…

— Je regrette, monsieur, il ne s'agit pas des miennes mais de celles du système symbolique qui exige une immédiate identification de ses participants par les signes qu'ils projettent. Inversez cette loi, il ne reste rien de la hiérarchie implicite du capitalisme. Et alors, où irions-nous ?

— Répétez-moi ça, mais plus lentement », dit Alan en se prenant la tête à deux mains.

Il se glissa à l'arrière. Norbert remit gravement sa casquette et embraya.

Quand il était au Majestic, John-John Newton, outre sa suite du sixième étage, louait en permanence un salon et une chambre au premier. La chambre était destinée à ses bonnes fortunes, le salon à ses visiteurs.

Il arrivait que les uns et les autres fissent bon ménage au cours de rencontres qui ne devaient rien au hasard.

Selon ses interlocuteurs, John-John s'arrangeait pour qu'une somptueuse créature passe la tête dans l'entrebâillement de la porte de communication. Feignant alors l'embarras, mais courtois jusqu'au bout des ongles, il présentait la fille à son client potentiel. Au bout de quelques minutes d'entretien, il prétendait avoir une communication à donner et disparaissait alors dans la chambre. Quand il en revenait en s'excusant une demi-heure plus tard, il jugeait d'un coup d'œil le succès de sa manœuvre. Trois fois sur quatre, la fille — dont il louait à prix d'or les services à une agence de call-girls — avait été « séduite » par son visiteur, enchanté de rafler la petite amie d'un homme aussi puissant et séduisant que John-John Newton. Inconsciemment, il était ainsi enclin à se montrer moins intraitable en affaires.

Comme les marchés de la Van Velde portaient sur des millions de dollars, la moindre différence dans les pourcentages équivalait à une fortune. Newton traitait indifféremment et sans intermédiaire avec les généraux d'Israël, le ministre des Affaires étrangères de l'Arabie Saoudite, les commissaires du peuple chinois et tous ceux qui avaient recours à sa firme pour équiper une armée, régulière ou non, de son appareillage électronique sophistiqué.

Deux ans plus tôt, il avait voulu diversifier ses avoirs en rachetant des affaires dans d'autres branches de l'industrie. Il s'en était ouvert à certains de ses banquiers européens et américains, les priant de lui signaler tout ce qui leur paraîtrait intéressant. L'un d'entre eux lui avait proposé quelque chose de grandiose, mais qui exigeait un doigté et une coordination parfaits. L'échec ou la réussite de l'opération ne tiendrait, le moment voulu, qu'à un fil. Bien entendu, John-John s'était posé des questions sur les motivations du banquier, et sans avoir de certitude absolue, il avait trouvé la réponse qu'il comptait mettre à profit lors du passage à l'acte. Ce qui l'amusait le plus en affaires, c'est que tout le monde cherchait à rouler l'autre. On comptait les survivants à l'arrivée.

Jusqu'à présent, il n'avait jamais osé faire le coup de la fille à celui qu'il attendait. Même en fût-il mort d'envie, l'autre était trop fin et méfiant pour tomber dans le panneau.

Deux coups furent frappés à la porte. John-John alla ouvrir. Le petit homme en blazer de cachemire noir tendit la main. John-John Newton s'en empara et la serra chaleureusement.

« Entrez, cher ami, entrez… Que désirez-vous boire ?

— Rien, merci. Je ne reste qu'une minute. On m'attend à un cocktail. »

Le visage de Newton s'éclaira d'un sourire.

« Goldman ?

— Vous le connaissez ?

— Un peu. Assez pour qu'il m'en veuille à mort.

— Une histoire de femmes ?

— Pire ! Je l'ai battu au golf en Floride.

— Gros enjeu ?

— En dehors de sa vanité, aucun. Disons tout de même que la partie lui a coûté plus de 20 millions de dollars.

— Racontez-moi ça !…

— Je vous promets de le faire un de ces jours… »

Le sourire de John-John s'effaça.

« Avez-vous des nouvelles ? Où en sommes-nous ? »

Hamilton Price-Lynch croisa les mains et articula d'une voix sereine :

« Tout va merveilleusement bien. A mon avis, l'affaire est dans la poche. »

Le temps qu'Alan trouve le mécanisme de la poignée, deux chasseurs en uniforme bleu roi lui avaient ouvert la portière. A Nice, il avait été accueilli par un sourire et une rose. A Cannes, il débarquait dans une tempête de rires dont la raison lui échappait. A travers les buis et les mimosas cernant la piscine, il voyait des centaines de jambes appartenant aux deux sexes, sans pouvoir distinguer les visages qui leur correspondaient. En tenue d'amiral de la flotte, un grand rouquin rigolard aux épaules de déménageur le lui expliqua :

« Un cocktail, monsieur. On décerne un prix. »

Alan remercia de la tête, ne sachant trop quelle attitude adopter.

« Monsieur, puis-je vous accompagner à la réception ? »

Alan suivit le groom dans le hall d'entrée pendant que, sous la direction de l'amiral, les bagagistes, aidés par Norbert, sortaient du coffre de la Rolls ses valises précieuses.

L'amiral s'appelait Serge. Depuis un quart de siècle, il était chef voiturier au Majestic. Autant dire qu'il en avait vu pas mal défiler. Il se pencha vers son neveu, un jeune homme d'une vingtaine d'années à qui il voulait inculquer les rudiments du métier.

« Ne te laisse jamais impressionner par l'équipage. Ça ne prouve rien. Ce qui compte, c'est l'allure, l'aisance, le naturel. Même dans une bagnole en or massif, un plouc reste un plouc. »

Le neveu le regarda avec dévotion.

« Celui-là, c'était pas un plouc ?

— Pas spécialement. Mais primo, voiture de louage. Secundo, les bagages sont trop neufs. Tertio, costume de confection. Quarto, il ne sait que faire de ses mains. Regarde toujours leurs mains ! S'ils ne savent pas où les fourrer, c'est qu'ils ont plus l'habitude du camping que des palaces. Ça va, Norbert ?

— Salut, Serge.

— Hein, Norbert, mon neveu, je lui disais… Qui c'est ton type ?

— Pope. Alan Pope.

— Inconnu au bataillon ! Qu'est-ce qu'il vend ?

— Sais pas. Un Américain. »

Serge se tourna vers le jeune Antoine Bezard :

« Tu vois ?… »

Il se précipita soudain au-devant d'un jeune homme au teint basané escorté d'une dizaine de personnes des deux sexes, et le salua, casquette à la main.

« Altesse… »

Il revint vers Norbert et le jeune Antoine Bezard.

« Prince Ali, le neveu de Fayçal. Il est arrivé ce matin de Londres. Il cherche une propriété. Les agents immobiliers se battent. »

Antoine Bezard attarda son regard sur la silhouette du prince, épaté par son tee-shirt délavé, ses jeans effrangés, ses vieilles espadrilles.

« On dirait un clochard », dit-il avec naïveté.

Serge lui tapota l'épaule paternellement :

« Tu oublies une chose, mon petit… La classe. La classe ! »

Marc Gohelan contempla avec irritation les amoncellements de canapés au caviar et au saumon jonchant les buffets fleuris dressés autour de la piscine par ses brigades de maîtres d'hôtel. Trois minutes suffisaient pour que plus rien n'en subsistât, à croire que les invités ne s'étaient pas nourris depuis deux jours en prévision de la manne gratuite. La veille, Gohelan avait vu à la télé un documentaire sur les ravages des sauterelles s'abattant sur une contrée d'Afrique et dévorant tout sur leur passage : il y était ! Avec effarement, il vit que les garçons s'étaient constitués en une chaîne ininterrompue se passant de main à main les bouteilles de Dom Pérignon, comme les pompiers les seaux d'eau lors d'un incendie de forêt. Mais la réception commençait à peine et rien ne semblait devoir éteindre le feu.

Il se faufila à grand-peine entre les groupes jacassants, saisi par le revers de sa veste, harponné par des doigts bagués qui se tendaient, serrant ou baisant trente mains, faisant autant de compliments sur la mine, la robe, la forme, les gains au jeu de la veille, la ligne retrouvée, la perfection d'un lifting, l'audace d'une coiffure, le hâle, les décorations nouvelles, échappant de justesse en frémissant à un trio de demoiselles anglaises du troisième âge dont la plus grande en robe violette d'évêque, éprise de lui, voulait le coucher sur son testament à défaut de pouvoir l'allonger dans son lit. La cravate en bataille, la transpiration perlant à ses tempes, il parvint enfin dans la petite salle jouxtant le bar, aménagée en PC de la fête, et se jeta sur Ettore Markovitch, son chef de la restauration.

« Ettore ! Vous êtes fou !

— Pas encore tout à fait, monsieur, mais ça ne saurait tarder… »

Chef d'orchestre d'un gigantesque embouteillage, il avait besoin de ses deux bras pour canaliser l'intense circulation des plateaux chargés de nourriture et des caisses de champagne dont les bouchons sautaient dans une pétarade ininterrompue.

« Ettore ! Combien d'invités ? Combien ?

— Cent de prévus…

— Il y en a déjà au moins cinq cents sur la terrasse et ils arrivent toujours par flots ! Qui va payer ?

— M. Gazzoli m'a dit…

— Gazzoli ? Où est Gazzoli ? »

Gohelan aperçut le crâne dégarni de son chef caissier sautillant au-dessus d'une marée humaine.

« Albert ! Albert !… »

Tel un fétu de paille dans un raz de marée, le crâne apparaissait ou disparaissait selon les aléas de la bousculade. Gohelan aspira une grande goulée d'air, prit son élan et fonça coudes au corps…

A l'aplomb du plongeoir, Lou Goldman, dont l'instant de gloire ne sonnerait pas avant trois quarts d'heure, avait réussi à s'isoler avec le prince Hadad.

« Les histoires entre juifs et Arabes, foutaises, Votre Altesse. Dépassé ! Tous se réconcilieront autour de mon projet. Et je trouve piquant qu'un Israélite, en l'occurrence moi-même, ait eu le premier l'idée de tourner ce qui deviendra le classique de tous les temps à la gloire des musulmans, la vie de Mahomet. »

Le prince approuvait doucement de la tête, un verre de Perrier à la main. Il avait une gueule de bois épouvantable due au whisky ingurgité depuis la veille jusqu'à sept heures du matin en compagnie de trois de ses féaux. A eux quatre, ils avaient honoré dix-huit filles qui s'étaient succédé en trois vagues dans les deux suites contiguës du troisième étage spécialement louées pour leurs ébats nocturnes. En saison, les agences de call-girls étaient sur les dents. Les Arabes étaient d'une prodigalité excessive mais ne plaisantaient pas sur la qualité de la marchandise. Ils exigeaient de grandes et belles cavales racées qui aimaient leur métier et prenaient leur plaisir au lieu de le simuler. Quand ils étaient satisfaits, ils n'hésitaient pas à offrir un diamant.

Malheureusement, même si le tourbillon recommençait chaque nuit pendant un mois, ils ne voulaient plus revoir une fille déjà utilisée. Il leur fallait du neuf, rien que du neuf, du jamais vu à chaque fois.

Louis Goldman remarqua que Hadad avait les yeux striés de jaune du type qui sort d'une cuite monumentale. Le Perrier, c'était pour la galerie. En public, les princes du pétrole ne buvaient que de l'eau mais Goldman était au courant, à une minute près, de ce qui se passait dans leur intimité ; le nombre de call-girls qui défilaient, la quantité de bouteilles vidées. Pas plus qu'un village, un palace ne pouvait échapper aux indiscrétions. Les garçons de nuit qui passaient d'un appartement à l'autre jusqu'à l'aube, les femmes de chambre, les grooms et les barmen étaient les témoins muets et en principe, aveugles, de toutes les bizarreries qui s'y déroulaient. Parfois, l'un d'eux ne pouvait résister au plaisir de raconter. La rumeur faisait le reste.

« Pas de problème pour la production. Avec 50 millions de dollars, l'affaire est dans le sac ! »

Goldman savait, comme tout le monde, que le revenu du revenu quotidien du prince Hadad était de 3 millions de dollars, c'est-à-dire plus de 1 milliard de centimes français à dépenser chaque jour en guise de frais sans entamer son capital. Eût-il placé le revenu du revenu de ce capital, il eût disposé chaque jour de 100 millions d'anciens francs. A ce tarif-là, rien ni personne ne résistait. Le garçon d'étage recevait un pourboire de 5 000 francs pour un yaourt, autant pour le masseur ou le maître nageur, plus parfois pour le valet qui lui avançait sa chaise au casino.

Il ne s'agissait plus de chiffres, mais de poésie pure et simple où le désir le plus extravagant se voyait sur-le-champ transformé en réalité.

« Qu'en pensez-vous, Altesse ? »

Hadad trempa délicatement les lèvres dans son verre de Perrier.

« Votre idée est très intéressante.

— La vie de Mahomet !… L'existence heure par heure du prophète !… Les meilleurs scénaristes du monde, les plus grands acteurs, des milliers de figurants, le désert… En six mois à peine, notre mise de fond est amortie, et je ne parle que du monde arabe !… Tant de films réalisés sur le Christ, ce juif, aucun sur Mahomet, quelle injustice ! Aimeriez-vous participer, Altesse ? »

Un chauffeur en tenue de chauffeur s'approcha de Lou Goldman qui lui tournait le dos.

« Pardon, monsieur, on vous demande au téléphone… Los Angeles…

— Vous voyez bien que je suis occupé ! » s'emporta Goldman.

Son chauffeur avait pour consigne de venir le relancer tous les quarts d'heure avec une prétendue communication téléphonique venant de préférence de l'autre côté de la planète.

Il conduisait rarement l'énorme Mercedes 600 louée par son patron pour la durée de la saison. En fait, il n'était payé que pour se faire rabrouer mais s'accommodait très bien de ce rôle ingrat de faire-valoir. Tour à tour valet, secrétaire privé, chauffeur ou majordome, il avait ses entrées dans les studios de Hollywood où l'importance de son maître lui conférait une attention sans faille de la part de toutes celles qui espéraient faire carrière dans le cinéma. Après tout, sans Goldman, Léon, qui s'appelait Trotski de son nom véritable, aurait été ajusteur dans une usine de Pantin.

Il salua militairement, sa casquette tenue respectueusement à la main, et tourna les talons en consultant sa montre : dans quinze minutes, on demanderait Louis Goldman d'Australie…

« Ah ! Voilà notre lauréat ! s'exclama Cesare di Sogno en donnant l'accolade à Goldman sans lâcher le bras d'un petit homme au visage chafouin et dur.

— Plus tard, mon vieux, plus tard… maugréa Goldman qui sentait son prince arabe manifester de discrets signes d'impatience.

— Louis, insista Cesare, je suppose que vous connaissez Arnold Hackett ?

— Mais comment ! rugit Goldman… Cher ami, j'étais en grande conversation, je ne vous avais pas vu ! Je vous cherchais justement tout à l'heure !… Altesse, puis-je vous présenter Arnold Hackett, de la Hackett Chemical… Son Altesse le prince Hadad… Cesare di Sogno, organisateur du prix Leader… »

Cesare cligna de l'œil vers le prince et lui tapota familièrement l'épaule.

« Ça va, Had ?… »

Sa cote remonta instantanément dans l'esprit de Goldman. Des années auparavant, di Sogno s'était fait le pourvoyeur du prince en putains de grand luxe. Entre frères d'armes ayant partagé cent fois les mêmes corps, le protocole n'était pas de mise. D'autant que Cesare n'était pas mécontent de montrer à Hackett les rapports privilégiés qu'il entretenait avec les grands de ce monde.

« Hadad, tu me le gardes bien au chaud ! Il est capable de disparaître et c'est lui qu'on couronne ! »

CHAPITRE 12

Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent sur le palier du septième. Le type en noir de la réception s'effaça pour laisser passer Alan, le précéda jusqu'à l'appartement 758 et fourragea dans la serrure avec son passe.

« Si vous voulez bien entrer… »

Le hall d'entrée était plongé dans l'ombre. L'homme en noir actionna au passage le commutateur de la salle de bain et se rendit au fond de la pièce. Alan jeta un regard sur le dallage et les murs de marbre noir de la salle d'eau.

Soudain, la douce lumière du soir entra à flots dans le salon.

Par l'immense baie vitrée, Alan vit d'abord le ciel où semblaient flotter des mouettes.

« La terrasse… »

Alan fit quelques pas, frappé par la beauté du paysage. Sur sa droite, à l'ouest, le soleil mourait dans une éclatante brume dorée. Droit devant lui, la mer sillonnée par les voiles rentrant au port. Il s'approcha de la balustrade. Au-dessous, à pic, la foule du cocktail dont lui parvenait la rumeur montant de la piscine bleue cernée de parasols dont les couleurs claires, striées d'azur, contrastaient avec le jet sombre des palmiers, le noir effilé des cyprès, le gris des oliviers, la tache lumineuse des parterres de tulipes et des massifs de lauriers-roses.

« Je vais ouvrir les autres stores… »

Alan n'entendit même pas, fasciné par le grouillement des passants sur la Croisette, la longue plage de bronze chaud qui s'incurvait en demi-cercle vers l'est, les maisons ocre du Suquet grimpant à l'assaut de la colline, les restaurants du port dont les lumières s'allumaient une à une. Là-haut, perdu dans l'azur, renvoyant en un éclair pourpre les ultimes rayons du soleil, un avion de ligne laissant derrière lui un long sillage bleuté.

Il poussa un profond soupir et s'assit timidement sur le bord d'un transat. Quand il retourna dans le salon, l'homme de la réception était parti. Il y avait un bouquet de roses posé sur une console. Il y enfouit son visage et en respira le parfum.

Il envoya valser ses chaussures en s'aidant du talon, ôta sa chemise, dégrafa son pantalon. On frappa.

Il passa dans la salle de bain, enfila un peignoir blanc et ouvrit la porte.

« Vos bagages, monsieur. Voulez-vous que je vous envoie une femme de chambre pour les défaire ?

— Non, merci, inutile. Attendez… »

Il prit dans la poche de sa veste des billets français, essaya de calmer à quelle somme en dollars ils correspondaient. Il n'y arriva pas. Le bagagiste s'absorba sur une gravure murale représentant L'Amour et Psyché. Indécis, Alan tripota deux billets de cent francs, se rappela l'observation de Norbert, hésita et n'en tendit qu'un : il ne fallait pas gâcher le métier.

Cesare passa son bras sur les épaules d'Arnold Hackett et l'entraîna. Les pelouses entourant la piscine d'eau de mer chauffée se hérissaient d'arbres aux essences rares dressant leur fût parmi les oliviers, orangers, citronniers, mimosas, palmiers, cyprès, cactus géants, aloès centenaires… L'air était doux et sec.

« Notre rencontre est une coïncidence extraordinaire ! Pas plus tard que la semaine dernière, à Londres, une réunion de notre comité international vous désignait parmi cinq autres personnalités comme l'animateur de la firme la plus dynamique des États-Unis. Puis-je vous poser une question indiscrète en précisant, bien entendu, que vous n'êtes pas obligé d'y répondre… Quel est le chiffre d'affaires annuel de la Hackett ? Ne répondez pas tout de suite et dites-moi si je me trompe… J'ai avancé le chiffre de 500 millions de dollars ?…

— Exact », se rengorgea Arnold.

Cesare le considéra avec une admiration profonde.

« Quelle réussite ! Votre secret, monsieur Hackett ? »

Arnold se concentra durant quelques secondes pour mieux formuler sa réponse. Il lâcha enfin :

« Enthousiasme, rigueur de gestion, imagination, audace.

— Merveilleux… Avant Louis Goldman, c'est à la firme Mercedes que nous avons attribué la palme. Accepteriez-vous d'être notre prochain lauréat ? »

Hackett se mordilla les lèvres.

« Ma foi. »

Cesare fit un effort pour ne pas se frotter les mains : le vieux chimpanzé était ferré !

« Il faudrait que j'en réfère à mon conseil d'administration…

— C'est bien naturel ! Savez-vous comment je vois le déroulement de la cérémonie ?… Le lieu, d'abord… Brillant, chaud, loin… Acapulco ! Deux 747 pour amener les invités de tous les coins de la planète, le premier partant d'Europe, Londres, Munich, Paris… le second des États-Unis… »

Il constata que Hackett tiquait et craignit d'être allé trop loin, trop vite. On n'érigeait pas une fortune aussi colossale que la sienne sans être viscéralement radin. Ne pas l'affoler, ne pas lui permettre de se poser des questions…

« Quand êtes-vous disponible, monsieur Hackett ?

— Votre prix n'est-il pas décerné une fois par an ?

— Arnold…

— Victoria… Puis-je te présenter Cesare di Sogno ?… Madame Hackett, ma femme… »

Cesare se cassa en deux sur la main parcheminée tout en évaluant le prix du brillant que Victoria portait à l'annulaire. Son arrivée providentielle le sauvait d'une réponse embarrassante. Il pouvait difficilement avouer à Hackett que le nombre de prix attribués était fonction de la quantité de pigeons prêts à les recevoir. Il serra chaleureusement la main d'Arnold.

« Nous pourrions peut-être continuer cette conversation au cours d'un déjeuner ? Où serez-vous demain ? »

Hackett consulta Victoria du regard.

« Au Palm Beach.

— Parfait ! Vous êtes mes invités ! »

Au Palm Beach, où il signait ses notes, personne n'avait encore osé reprocher à Cesare de ne pas les payer, ou alors, si mollement, qu'il en avait déduit qu'on était flatté de l'avoir comme hôte.

« Ne m'en veuillez pas si je vous abandonne, je remets le prix dans dix minutes, les journalistes doivent déjà me chercher. A demain ! Madame… »

Nouveau baisemain, regard complice à Arnold, volte-face…

« Cesare !

— Betty ! »

Mise en valeur par un ensemble corail où étincelait un seul blanc-bleu, mais de cinquante carats, Betty Grone s'accrochait au bras d'un homme gigantesque aux énormes lunettes à monture d'écaille. A vue de nez, Cesare estima qu'il devait faire dans les cent cinquante kilos. Betty souleva d'autorité l'un des battoirs du géant qu'elle plaça dans la main de Cesare.

« Honor, je vous présente Cesare di Sogno… Honor Larsen… »

Elle ponctua le « Larsen » d'un clin d'œil appuyé.

« Enchanté ! Réellement enchanté », dit Cesare en essayant sournoisement de dégager sa main devenue aussi menue qu'une noisette dans l'étau du colosse. Des années auparavant, Cesare et Betty avaient deux ou trois fois couché ensemble, en copains pratiquement, parce qu'ils étaient désœuvrés ce jour-là. Aucun des deux n'avait gardé souvenir de leur étreinte, mais ils s'étaient compris sans se parler. Cesare rabattait parfois ses lauréats sur Betty en lui fournissant leur curriculum vitae, l'état de leur fortune et leur situation conjugale — au-delà d'un certain revenu, aucun homme, passé trente ans, n'était célibataire. De son côté, Betty ne manquait jamais de pousser ses amants intéressants dans les filets de di Sogno. Echange de bons procédés qu'ils avaient baptisé en riant « d'association de malfaiteurs ».

« On me dit de tous côtés que tu as été géniale hier soir chez les Signorelli, tout le monde en parle !

— Vraiment ? » feignit de s'étonner Betty.

D'un battement de cils, elle lui fit comprendre qu'il ne devait pas s'étendre sur le sujet devant Larsen. Certes, elle le tenait au bout du fil, mais la prise pouvait encore lui glisser entre les doigts. Il lui faudrait attendre la soirée au casino pour savoir ce qu'il avait dans le ventre, s'il était aussi généreux que sa réputation le laissait entendre. Quant à ses performances au lit, elle s'en fichait éperdument. Elle était assez sûre d'elle pour persuader tout homme partageant sa couche qu'il était à la fois Superman, Adonis, Casanova et l'auteur du Kama-Soutra. Pendant que ses amants s'enivraient de la masse de ses cheveux roux, elle était capable, tout en gémissant à fendre l'âme, de faire la conversion instantanée de leurs cadeaux en Bons du Trésor, actions boursières, joyaux ou bovins. Elle l'avait d'ailleurs avoué ingénument à Cesare, à quatre heures du matin, au bar de la salle de jeu du Beach :

« Quand ils sont trop moches, je fait le compte des vaches que va me rapporter ma nuit. Ça m'aide à passer le temps. »

Elle estimait que Honor Larsen ressemblait à un porcelet engraissé aux hormones, mais savoir qu'elle l'avait arraché à la convoitise de Nadia Fischler le parait à ses yeux de toutes les séductions. Depuis des années, toutes deux avaient les mêmes terrains de chasse, Cannes, le Kenya, Monte-Carlo, Portofino, Las Vegas, Los Angeles, lieux magiques où selon les saisons, elles pouvaient tirer le gros gibier à chèques. Elles s'y rencontraient inévitablement, et inévitablement faisaient semblant de ne pas se voir. Betty méprisait l'obsession du jeu de Nadia qui rendait au casino de la main gauche ce qu'elle prenait de la droite aux pigeons qu'elle plumait. Nadia, de son côté, répétait à qui voulait l'entendre que Betty « utilisait son cul pour une misérable comptabilité de crémière ». Aujourd'hui, la crémière avait ridiculisé la flambeuse : Nadia Fischler ne se remettrait pas de sitôt de son K.O. de la veille ! Betty fut parcourue d'un frisson voluptueux au souvenir du silence admiratif qui avait salué son apparition dans les salons des Signorelli.

Même les plus blasés ne voyaient pas tous les jours 6 millions de dollars de bijoux répartis sur un sublime fourreau de soie vert émeraude.

« Monsieur Larsen, dit Cesare, savez-vous que nous, avons parlé de vous pendant trois heures à Munich ? »

Betty poussa le géant du coude.

« Cesare di Sogno est l'organisateur du prix Leader…

— Ah ! très bien, dit Honor Larsen.

— Etant donné le dynamisme de votre société, nous avons estimé qu'il serait juste que vous receviez le prix.

— Sérieusement ? s'étonna Betty avec ravissement.

— Ah ! Betty, Betty !… Tu ignores donc à qui tu as affaire ! M. Larsen ne t'a pas dit qu'il était un des rois planétaires de l'industrie aéronautique ?

— Mais non ! »

La mère de Cesare avait fait des ménages pour l'élever. La seule chose qu'il eut retenu de son enseignement était cet aphorisme : « Tu ne flatteras jamais assez un couillon. » A l'usage, il s'était révélé qu'elle avait raison. La puissance des gogos qu'il manipulait leur faisait perdre tout sens critique. Cesare était parfois gêné des énormités qu'il leur assénait. Eux, jamais. Ils n'existaient que dans le superlatif. L'opinion d'autrui, aussi flatteuse fût-elle, était toujours au-dessous de l'idée qu'ils se faisaient d'eux-mêmes.

« Et Marcel Dassault, qu'en faites-vous ? » dit Honor Larsen.

Cesare eut une moue amusée à l'adresse de Betty.

« Beau garçon, célèbre, et modeste, il est parfait ! Betty, tu me l'amènes quand ?

— Monsieur di Sogno ! Tout le monde vous attend !

— J'arrive, répondit Cesare au maître d'hôtel. On prend un verre après mon speech ? Seigneur où est donc Goldman ? »

Il l'aperçut de l'autre côté de la piscine, écrasant de sa masse un petit homme en blazer bleu à boutons dorés : Hamilton Price-Lynch. Cesare prit son souffle et s'enfonça dans la foule qui se battait autour des buffets ravagés.

Alan s'avança pieds nus sur la terrasse commune aux deux baies vitrées sur une profondeur de quatre ou cinq mètres. En quelques minutes, la lumière avait changé. Le soleil avait disparu derrière les collines, donnant à la mer un éclat sombre et dur. Il faillit aller prendre une douche mais se ravisa : il avait quelque chose de plus urgent à faire. Il se jeta sur le lit, s'empara du téléphone et demanda un numéro.

« Je vous rappelle. »

Il alluma une cigarette, le regard perdu dans le ciel, saisi par une envie douce et forte de se laisser sombrer. Le carillon de la porte le fit sursauter.

Il serra autour de lui les pans de son peignoir, alla ouvrir et se trouva nez à nez avec une femme de chambre en bleu ciel.

« Excusez-moi, monsieur, voulez-vous que je fasse la couverture ?

— La couverture ?

— Arranger votre chambre, vos bagages… » précisa-t-elle En souriant.

Les yeux d'Alan s'agrandirent démesurément : par dessus l'épaule de la femme de chambre, il voyait s'avancer dans le couloir un petit homme portant un extravagant blazer rouge vif. A New York, il avait vu des dizaines de fois la photo de ce dieu vivant dans les bureaux de la Hackett : Arnold Hackett en personne ! En un réflexe bizarre, il voulut refermer la porte à la volée comme s'il était coupable de quoi que ce fût, épouvanté soudain de voir en chair et en os celui qui n'était qu'un mythe.

« Plus tard, jeta-t-il à la femme de chambre qui ne comprenait pas ce qui se passait, plus tard !

— Bien, monsieur. »

Le pêne claqua dans la serrure. Il s'adossa au chambranle, sonné. Le téléphone grésilla : Bannister !

« Nous souhaitons diversifier la provenance de nos capitaux et ouvrir l'industrie du film à d'autres branches de l'activité économique, disait Goldman à Price-Lynch. La Nuit où mourut le soleil est l'affaire la plus saine depuis Autant en emporte le vent. Pratiquement, le film décuplera à l'arrivée la mise des porteurs de parts producteur. Quand je dis décupler, je veux dire dans le pire des cas. »

Ham Burger hocha la tête avec conviction.

« Je ne suis pas homme à me gargariser de chiffres, monsieur Price-Lynch. Si je ne peux sauter qu'un mètre, je ne placerai pas la barre à un mètre cinquante. En fait, il est possible que les parts en question soient centuplées !

— Je vous prie de m'excuser, monsieur, mais vous avez une communication d'Afrique du Sud… » Goldman foudroya son chauffeur :

« Vous ne voyez donc pas que je suis occupé !

— Pardon, monsieur…, s'excusa Léon Trotski.

— Je vous en prie, intervint Hamilton Price-Lynch, ne vous gênez pas pour moi…

— La De Beers me casse les pieds ! Ils veulent tous entrer dans l'affaire ! Trop tard, je ne leur dois rien !

— Louis ! Je vous cherche partout ! jeta Cesare. C'est à nous ! »

Il feignit de découvrir « Ham Burger ».

« Ne m'en veuillez pas si je vous l'arrache… »

Il tendit la main en un geste spontané :

« Cesare di Sogno, enchanté.

— Hamilton Price-Lynch, dit Ham Burger.

— Lou, nous allons nous faire lyncher ! haleta Cesare. Par ici ! »

On leur ouvrit le passage avec des petits cris, des gloussements excités, des applaudissements. L'un poussant l'autre, ils arrivèrent devant une petite estrade aménagée pour la circonstance par les menuisiers du Majestic. Cesare y grimpa. A la hâte, des aides lui passèrent le diplôme parcheminé qu'il allait remettre. Il s'épongea le front, s'éclaircit la voix, s'empara du micro sur lequel il donna quelques pichenettes dont l'écho, répercuté par les haut-parleurs, s'amplifia jusqu'à un bruit de tonnerre. Toutes dents dehors — elles lui avaient coûté très cher — Cesare éclata de rire.

« Mesdames, messieurs… S'il vous plaît !… »

La rumeur baissa de quelques tons.

« S'il vous plaît, insista Cesare, bras levé dans la position d'un empereur romain s'apprêtant à haranguer ses légions. Mes chers amis !… Chers amis, un peu de silence s'il vous plaît !… »

Progressivement, furent alors rendus aux invités le murmure de la cascade tiède se déversant dans la piscine et le piaillement aigu des hirondelles zébrant le ciel.

« Merci, dit Cesare, merci… »

Il fut alors témoin d'un étrange phénomène. Toutes les têtes se tournèrent avec un ensemble parfait vers un point, situé derrière lui, qui devait correspondre aux trois marches conduisant à la terrasse du bar.

« Mesdames, messieurs… »

Il jeta un coup d'œil furtif à Lou Goldman qui attendait au pied de l'estrade : lui aussi avait le regard rivé dans la même direction. Cesare résista un instant, mais devant l'ébahissement qu'il lisait dans les yeux de tous ceux qui lui faisaient face, il n'y tint plus. Lentement, il tourna la tête. « Lentement, pourquoi lentement ? se demanda-t-il. Plus personne ne fait attention à moi, comme si je n'existais pas… Une débâcle… »

Il comprit pourquoi pendant que fusaient les premiers murmures et qu'éclataient, çà et là, des rires nerveux mais encore contenus. Il vit d'abord Nadia Fischler, vêtue d'une petite robe noire sans aucun ornement, avançant tranquillement parmi les groupes, semblant ne pas s'apercevoir qu'elle était le point de mire. Et derrière elle, la suivant à deux pas, tête baissée, les cheveux décolorés en une crinière rousse que chacun identifia instantanément comme une caricature de celle de Betty Grone, Alice, sa femme de chambre, attifée d'un fourreau de soie émeraude auquel s'accrochaient en un flot étincelant de fabuleuses parures de joyaux. Un arbre de Noël en marche, flamboyant comme une torche du feu de ses saphirs, rubis, brillants, émeraudes, diamants, éclipsés presque malgré leur éclat par une étourdissante tiare à la collerette émeraude coussins et poires, diamants et poires et navettes, brillants sur or.

Les visages se tournèrent automatiquement vers Betty Grone qui ne broncha pas davantage que si l'événement ne l'avait pas concernée. Malgré sa pâleur subite, elle eut la force de garder un léger sourire aux lèvres. Elle passa sa main sous le bras de Honor Larsen, qui grimaça avec surprise sous la force de l'étreinte, et lui glissa à l'oreille, entre les dents, fascinée malgré elle :

« Du toc… »

Tout en évaluant à dix millions de dollars les bijoux grimpant à l'assaut du corps potelé et celluliteux de la femme de chambre.

« La réponse du berger à la bergère… murmura rêveusement la duchesse de Saran.

— Règlement de comptes entre deux putains, commenta son mari le duc, mais beaucoup de panache. Betty Grone ne l'a pas volé.

— C'est bien la première chose qu'elle ne vole pas, ajouta la duchesse. Quant à votre réflexion, Hubert, je la trouve juste mais de mauvais goût. Des putains, certes, mais ce n'est pas à vous de le dire. Vous avez couché avec les deux.

— Mandy, lui chuchota le duc sans se départir de son sourire, je vous ai vue. Remettez cette fourchette sur la table… Allons… Rendez-la ! »

La duchesse sortit la fourchette de son sac brodé de diamants et la reposa discrètement.

« Je n'avais pas fait attention.

— Vous en avez déjà de pleins tiroirs à l'appartement.

— Mesdames, messieurs ! » s'étrangla Cesare dans une vaine tentative pour reprendre les choses en main.

Trop tard. Les rires déferlaient de tous côtés, s'enflant comme une marée pendant que Alice, sur les talons de sa maîtresse, achevait son triomphal tour de piste.

« Alan, tu es où ?… Tu es arrivé ? Alan ! »

Bouleversé, Alan imagina Bannister à des millions de kilomètres, le petit bureau étouffant où ils avaient passé des années à rêver d'autre chose…

« Écoute-moi bien, Sammy, écoute !…

— Tu appelles d'où ?

— Cannes… Tu m'entends ?

— Je t'entends…

— Sammy… Je viens de le voir !

— Qui ?

— Hackett !

— Tu as vu Hackett ? C'est vrai ?

— A l'instant, en blazer rouge, dans le couloir !

— En blazer rouge ? Tu es certain que c'est lui ?

— Tu te fous de moi ?… Alors, maintenant, qu'est-ce que je fais ?

— Tu observes. »

Alan serra le récepteur à le broyer et aboya :

« J'observe quoi ? Tu crois que je vais observer pendant dix ans !

— Calme… Calme… Quelle heure est-il dans ton foutu pays ?

— Pas tout à fait neuf heures du soir.

— Bon. Première chose, le casino ! Tu vois ce que je veux dire ?

— Oui, oui…

— Tu changes ! Avant tout, tu changes ! Vu ?

— Et après ?

— Écoute-moi, Alan… Remercie le Ciel !… Ici, l'ambiance est infecte, il est deux heures de l'après-midi, ça pue, la charrette se précise, tout le monde tremble, il fait une chaleur de bête, je nage dans mon jus et j'ai un déluge d'emmerdements ! Alors, ne te plains pas ! Ferme-la et change ! Tu m'entends ? Change !

— Je bouffe un truc et j'y vais.

— Tu boufferas plus tard !

— Je n'ai encore rien mangé depuis New York ! tu as déjeuné, toi !

— Bon, d'accord, d'accord… C'est comment ?

— Quoi ?

— Tout ! L'ensemble… »

Alan fit du regard le tour de la chambre luxueuse mais ne trouva pas les mots qui auraient pu définir ce qu'il ressentait.

« Différent, dit-il, tout à fait différent…

— Tu m'étonnes, gros malin, maugréa Bannister. Tout vaut mieux que le trou à rats où je crève !

— Tu as parlé à Christel ?

— Il y a des filles ?

— Je te demande si tu as parlé à Christel ?

— Oui, oui, je vais le faire… Il y a des filles ?

— Plein ! Toutes à poil !

— Salaud de menteur !

— Parole ! Tu aurais les yeux qui te sortiraient de la tête !

— Patsy va rappliquer, va falloir que je coupe… Hé ! Alan ?…

— Oui.

— Pas de conneries, hein ?

— Qu'est-ce que tu veux dire ? »

Un silence de plusieurs secondes.

« Rien. Pas de conneries, c'est tout.

— Comprends pas.

— N'oublie pas pourquoi tu es là… Garde tes nerfs, ne craque pas !

— J'essaierai.

— Bon ! Demain, même heure, c'est moi qui appelle…

Après tout, c'est pas mon pognon, c'est celui de la firme.

— D'après toi, d'où vient le mien ?

— Très drôle. Hé ! Alan.

— Quoi ?

— Merde ! »

La communication fut coupée. Alan sourit. La voix de Samuel… Il se rendit compte qu'il était mort de faim. Il sonna le garçon.

« J'ai honte, madame, tellement honte ! »

Prostrée sur une chaise, hébétée, Alice se cachait le visage dans ses mains. Sur le couvre-lit, des poignées de joyaux que Nadia arrachait à la robe de sa femme de chambre, comme si elle l'avait épluchée.

« Tu as été magnifique ! La Grone va en crever ! Tu as mon cœur ?

— Oui… Oui… Au réfrigérateur.

— Bien. Calme-toi. Je vais te faire un cadeau… »

Elle parcourut des yeux l'amoncellement des bijoux étalés, repéra une superbe turquoise montée en bague.

« Tiens, regarde… C'est pour toi.

— Je n'en veux pas ! cria Alice en se cachant le visage.

— Tu vas regarder ou je t'arrache la tête ! Tu sais combien ça vaut ? Je l'ai gagnée avec un grossiste de Rungis ! »

Alice porta les yeux sur la bague en reniflant.

« Je ne pourrai jamais la mettre. Elle est trop belle pour moi.

— Qui te parle de la mettre ? Vends-la ! Autant qu'on ne me reprendra pas.

— Nous allons peut-être gagner ce soir ? » dit Alice.

Elle s'identifiait si totalement avec Nadia Fischler qu'il lui arrivait, en parlant de sa maîtresse, d'utiliser un pluriel collectif. Elle disait par exemple d'un promoteur libanais : « Comment allons-nous faire pour dormir avec ça ? » Ou alors : « Nous avons mal à la tête. » Ou bien : « Nous avons tellement perdu ce soir… »

Elle avait renoncé depuis bien longtemps à la sécurité de gages réguliers. Nadia la payait quand elle avait de l'argent, quand elle y pensait. Alice ne perdait pas au change. Les soirs de chance, il arrivait que Nadia la réveillât à cinq heures du matin pour lui fourrer une liasse de 10 000 dollars froissés dans son sac. A d'autres moments de pénurie, elle n'hésitait pas à emprunter à sa domestique ce qu'elle lui avait donné deux jours plus tôt. « Pour me refaire… » Ensemble, elles vivaient de palace en palace une vie dorée dont les tapis verts étaient le centre. Richissime une nuit, Nadia était endettée à l'aube, prête à tout vendre, robes, bijoux, fourrures, son âme et son cul, ne tenant à rien, n'existant que pour la bille d'ivoire traçant sa spirale infinie où s'inscrivaient les cercles chaotiques de son destin.

« Vous croyez que nous reverrons le gros Suédois ?

— Larsen ? Va savoir… Il est si bête qu'il n'a peut-être rien compris.

— Madame, expliquez-moi… Comment peut-on être si stupide et si riche ? »

Nadia passa machinalement la main dans les cheveux décolorés d'Alice. Elle dit rêveusement :

« Je ne sais pas. Il se peut que ça aille ensemble. J'ai connu un homme d'une intelligence exceptionnelle. Il n'avait pas un rond. Je le nourrissais.

— Qu'est-ce qu'il faisait ?

— En dehors d'être intelligent, rien. Va me chercher mon cœur, je veux le voir. »

Alice se dirigea docilement vers le salon.

« Hé !

— Madame ?

— Ta bague. »

Elle la lui lança. Alice l'enfouit dans l'échancrure de son corsage et haussa une épaule :

« Si nous n'avons pas de chance ce soir, nous serons bien contentes de l'avoir demain…

— Prépare mon tailleur noir.

— Ils sont tous noirs. J'apporte votre cœur. »

Elle revint quelques instants plus tard et tendit à Nadia un récipient en cristal destiné à servir le caviar. A l'intérieur, une petite chose sanguinolente, noirâtre sur les bords.

« Comment était la bête ? dit Nadia.

— Belle. Lourde. Le pelage gris.

— Prends l'argent dans le tiroir. »

Alice lui amena plusieurs liasses de billets. Nadia s'en empara et leur fit frôler la chose dans le récipient. Quand elle eut terminé l'opération, elle dit à Alice :

« Ramène-le au réfrigérateur. Demande au standard qu'on ne me dérange pas. Qu'on prenne les messages. Je vais me reposer. Réveille-moi à minuit. »

C'était tous les jours le même cérémonial. Nadia éprouvait l'exigence obsessionnelle de frotter l'argent qu'elle allait risquer contre un cœur de lapin. Tous les matins, Alice escortait un valet du Majestic jusqu'à la boucherie voisine. Sa présence auprès du valet faisait partie du rite. Elle était chargée de vérifier que le lapin était beau et de contrôler les gestes du boucher pour qu'il n'y ait pas de substitution de cœur au dernier moment. Pour sa peine, le valet recevait 100 ou 200 francs selon les jours. Le cœur attendait au réfrigérateur que Nadia le serrât contre le sien ou le mît dans son sac, enveloppé dans des kleenex, avant d'aller jouer.

Elle ne se serait jamais risquée au casino sans son fétiche. Le cœur devait être frais du jour, provenir d'un lapin blanc ou gris et être placé dans son sac à main. L'un d'eux lui avait tellement porté chance qu'elle avait songé à le faire momifier. Consultée, Alice avait déclaré formellement que le charme ne pouvait opérer qu'une fois. A regret, Nadia avait jeté le cœur dans la mer.

Elle ôta sa robe, passa dans la salle de bain, prit une douche tiède et revint s'allonger dans son lit avant la grande bagarre du soir. Elle s'endormit comme un enfant.

« Vous avez la carte ?

— La voilà, monsieur. Désirez-vous commander tout de suite ? Viandes ? Poissons ? Nous avons une darne de saumon frais au chambertin, un contre-filet de charolais Du Barry, du confit de canard à la landaise. »

Alan parcourut la liste des plats, choisit un cocktail de crevettes et une daurade royale au four.

« Comme vin ? Voici la carte. »

Alan la repoussa.

« Qu'est-ce que vous me conseillez ?

— Vous restez au même vin ? Prenez donc un Saran, c'est un blanc de blanc de Champagne. »

Alan ignorait ce qu'était un blanc de blanc, mais le mot Champagne lui était familier.

« D'accord, dit-il.

— Je vous sers le dîner sur la terrasse ?

— S'il vous plaît. Vous pouvez m'apporter un scotch ?

— Vous avez un bar dans le salon, monsieur. »

Le garçon se retira. Alan se débarrassa de son peignoir, fit couler en grand le robinet de la douche, inventoria le bar et se confectionna un whisky bien tassé. Il en but une gorgée et entra dans la douche son verre à la main, amusé de voir l'eau froide gicler dans le verre, s'ébrouant sous le jet, libéré brusquement de sa fatigue, de ses tensions. Il se sécha, ouvrit l'une de ses valises et passa une chemisette et un pantalon de toile. De nouveau, il alla sur la terrasse. En bas, rangée le long du terre-plein, il aperçut sa Rolls. Il en compta trois autres, décapotées comme la sienne. Toutes les tables du bar en terrasse étaient occupées ainsi que celles du restaurant sur sa gauche. La piscine était maintenant illuminée de l'intérieur, mais la foule qui se pressait une heure plus tôt sur son pourtour avait disparu. Il se servit un nouveau whisky, se laissa tomber sur un transat et regarda la façade est de l'hôtel dont la plupart des fenêtres étaient illuminées. Sans l'avoir cherché, il pénétra brusquement dans l'intimité de plusieurs chambres dont les occupants avaient négligé de tirer les rideaux. Apparemment, cela ne les gênait pas le moins du monde. Sidéré, à la fois honteux de regarder et dévoré de curiosité, Alan passa d'une fenêtre à l'autre. C'était l'heure où les résidents changeaient de tenue. La fête était permanente mais selon l'instant, le rite exigeait de ses participants une apparence et des costumes différents.

Une jeune fille entièrement nue en aidait une autre à agrafer sa robe. Deux étages plus haut, sur la même verticale, un homme bedonnant assis sur le bras d'un fauteuil se faisait masser la région des épaules par une femme ayant pour tout vêtement un soutien-gorge noir. A gauche, une dame âgée sortait de la salle de bain. Son peignoir entrebâillé ne laissait rien ignorer de son anatomie. Alan détourna les yeux vivement, les braqua sur la masse infinie du ciel étoilé. Il ne put s'empêcher de repasser sur la façade en un balayage oblique destiné à ramener son regard sur sa propre terrasse. Ce fut ce rouge vif qui clignota dans sa tête. Il revint sur une fenêtre du sixième étage : c'était bien le blazer écarlate de Arnold Hackett ! Il se redressa à demi pour mieux voir. Hackett était debout au pied d'un lit et s'adressait visiblement à une personne couchée dont Alan voyait uniquement les deux pieds nus. Homme ? Femme ? Impossible de le savoir. Carillon de la porte. Le garçon entra, poussa devant lui une table roulante couverte d'accessoires inutiles mais probablement indispensables aux gens riches. N'y manquait même pas un bouquet de roses. Le contenu des plats était caché par des couvercles d'argent.

« Voulez-vous goûter le vin, monsieur ? »

La bouteille fut débouchée. Alan se saisit du verre qu'on lui tendait et y porta les lèvres. Le vin était frais et délicieux. Il souleva un couvercle, huma la daurade royale, trempa le bout de son doigt dans la sauce et le suça. A tout hasard, il donna un billet de cent francs au garçon qui s'en empara avec la vitesse d'un iguane gobant une mouche.

« Merci, monsieur.

— Votre pourboire, ça fait combien en dollars ?

— Dans les 23 dollars, répondit le garçon.

— Parfait… », marmonna Alan.

Avec les 23 dollars, Bannister et lui auraient pu se payer deux chemises à New York. Il retourna sur la terrasse. Les rideaux de la chambre où il avait vu Arnold Hackett étaient tirés.

CHAPITRE 13

« Puis-je tirer les rideaux ? demanda Arnold Hackett.

— Pour quoi faire ? » répondit Marina avec indifférence.

Elle était allongée sur le lit, exceptionnellement vêtue d'un slip de bain, mais sans soutien-gorge.

« On risque de vous voir des autres fenêtres.

— Et alors ? Vous me voyez bien, vous. »

Arnold se racla la gorge. Il ne pouvait pas lui dire qu'ayant financé son voyage en France, il estimait avoir quelques droits exclusifs sur sa personne. En fait, il ne pouvait rien dire à Marina. Elle appartenait à une planète étrangère où le langage de Hackett, sa raison, sa logique, n'avaient pas cours. Elle avait accepté très simplement de venir sur la Côte, mais sans même qu'elle ait eu à l'exprimer, Arnold avait senti qu'il ne pourrait porter la main sur elle.

« Vous êtes contente, Marina ?

— Bof… »

Elle le regardait droit dans les yeux, et comme d'habitude, ce regard le mettait mal à l'aise. Face à ses partenaires, il avait besoin d'éprouver des certitudes, de recevoir des encouragements. Le temps où il se jetait triomphalement sur tout ce qui portait un jupon était passé. Il fallait désormais qu'on l'aide, qu'on l'assiste. Comme le faisait Poppie. Or, Marina était aussi rigide qu'un mur de béton. Ses yeux le déconcertaient : il ne pouvait rien y lire.

Avec gaucherie, il se dirigea vers la fenêtre et tira les rideaux d'un coup sec. Il avait trouvé piquant d'amener Marina dans l'hôtel même où il résidait avec sa femme. En deux jours, il n'avait pu s'échapper que deux fois pour lui rendre visite. Elle s'était bornée à ne pas lui condamner sa porte et avait agi comme s'il n'avait pas été là, se promenant absolument nue sous son nez, se livrant devant lui à des gestes intimes, par exemple se vaporiser un truc sous les aisselles.

« Quel dommage que je ne puisse vous emmener ce soir avec moi au casino… je veux dire officiellement. »

Marina roula sur elle-même et s'allongea sur le ventre.

« Quelle importance ?

— Ça m'aurait bien plu. Pas vous ?

— Bof…

— Qu'allez-vous faire de votre soirée ?

— Sais pas.

— Vous dînerez où ? »

Il profita de ce qu'elle avait le dos tourné pour se repaître de la cambrure de ses reins.

« J'irai faire un tour plus tard », dit-elle.

Il s'enhardit à s'asseoir à ses côtés sur le bord du lit. Elle ne broncha pas. Il allongea la main, la retint un instant au-dessus de ses reins. Malgré lui, ses doigts partirent, effleurant sa peau. Elle fit simplement pivoter sa tête, juste assez pour que leurs regards fussent en contact.

Ce fut suffisant pour que Arnold se remette debout. Il lorgna la gerbe de roses dans un vase de cristal mais n'osa demander qui la lui avait envoyée.

« J'étais à ce cocktail… »

Comme il n'y avait jamais de relance de la part de Marina, il était contraint d'achever ses phrases, de soliloquer.

« On remettait un prix à un producteur. Louis Goldman, vous connaissez ?

— Non.

— Un homme considérable. Il m'a proposé une association pour son prochain film. Ça vous intéresse, le cinéma ?

— Non.

— Vous n'auriez pas aimé être actrice ?

— Non.

— J'aurais fait de vous une star !

— Bof… »

Il chercha désespérément que lui dire. Quand il parlait à Poppie, elle manifestait un intérêt passionné, il pouvait se raconter pendant des heures, certain d'être compris, admiré. Mais là…

« Vous viendrez peut-être plus tard au casino ? »

Pas de réponse.

« Et demain, vous irez nager ? »

Son « oui » marmonné lui fit l'effet d'un cadeau précieux.

« Au Beach ?

— Sais pas.

— Je pourrai venir vous voir demain ?

— Bof…

— Ah ! Marina, Marina… J'ai tellement de projets pour vous ! »

Elle se leva, s'étira, prit dans une armoire son vieux chapeau de paille et ses gants de chevreau. S'aidant d'un mouvement de reins, elle fit glisser son slip le long de ses cuisses. Ne sachant s'il s'agissait d'une invite, Arnold, la tête en feu, fit un pas dans sa direction, bras tendus. Elle l'arrêta d'un regard.

« Je vais faire quelques pompes.

— J'ai une idée, Marina !… Ce soir, tard, la nuit…. Je peux passer !

— Non.

— Non ?… Pourquoi non ?

— Je ne serai peut-être pas seule.

— Comment ? Pas seule ? Qui ?

— Le premier qui me plaira. C'est malsain de vivre sans homme. Il faut que je baise de temps en temps. »

« Évidemment…, songea Alan… Quelqu'un qui ne me connaîtrait pas…, qui ne sentirait pas cette frousse qui me coupe les jambes… » Son masque d'homme arrivé avait superbe allure. Son costume clair, sa cravate noire sur une chemise blanche, s'harmonisaient parfaitement avec le décor luxueux de sa suite. Comme au Pierre à New York, il épousseta dans un pli de la tenture la pointe de ses chaussures. Peut-être un exorcisme destiné à mieux marquer sa domination sur un cadre qui l'impressionnait.

Il fallait maintenant affronter le regard inquisiteur des hommes du casino, faire comme s'il était naturel d'arriver au Beach dans une Rolls blanche et de demander 500 000 dollars à un caissier pour être supposé les risquer à la roulette. Il abandonna les miroirs de la salle de bain pour le bar du salon. Un verre d'alcool lui donnerait du courage…

Il vérifia une dernière fois son nœud de cravate, éteignit soigneusement toutes les lumières de l'appartement. « Réflexe de pauvre, songea-t-il. Samuel ne serait pas content. »

Il tira la porte derrière lui et se dirigea vers les ascenseurs.

En saison, il y avait en permanence une vingtaine de Rolls dans le garage souterrain du Majestic. Sans parler des Ferrari, Maserati, Porsche, Lamborghini, Cadillac ou Jaguar. Mais Serge n'avait encore jamais vu trois Corniches blanches décapotées, rigoureusement identiques, en stationnement devant l'entrée de l'hôtel. Il éclata de rire.

« Hé ! les gars, faut pas vous faire la gueule. »

Les trois chauffeurs rirent à leur tour. Serge fit les présentations.

« Norbert, voilà Richard. Il travaille chez M. Hackett…

— Enchanté, dit Richard en tendant la main à Norbert.

— Lui, c'est Angelo, le chauffeur de Hamilton Price-Lynch. Price-Lynch, c'est la banque, la Burger… Tu connais ?

— Tiens, c'est marrant, dit Norbert. Mon patron est un de vos clients.

— Comment il s'appelle ? s'informa Angelo.

— Pope. Alan Pope. Il a réglé mon agence avec un chèque de chez vous. Burger, New York.

— Possible, dit Angelo. Tu travailles pas à ton compte ?

— Pas les moyens, concéda Norbert. Je gagne peut-être un peu moins, mais j'ai pas autant d'ennuis.

— J'espère que ton patron est pas aussi radin que le mien ! s'interposa Richard. Pour arriver à lui faire changer un train de pneus ! Et l'essence ! Il vérifie lui-même la jauge après chaque parcours !

— Il est terrible ! approuva Serge. Un jour, je l'ai vu se mettre à quatre pattes dans la voiture ! Elle sortait du lavage. Il voulait contrôler qu'il n'y avait pas de poussière ! Tu te rends compte, Norbert, de quoi j'avais l'air ?

— Attention ! » dit Angelo.

Il se précipita pour ouvrir la portière à Emily et Hamilton Price-Lynch. Sur leurs talons, l'héritière, Sarah Burger.

« Bonne soirée ! » leur lança Serge en s'inclinant dans un grand mouvement de casquette.

Apparut simultanément Alan Pope. Il s'engouffra dans sa Rolls. Norbert se glissa au volant. Serge enregistra au passage le coup d'œil incisif de la tribu Burger sur les Rolls jumelles. Il revint vers Richard.

« Je te fais un pari ! Si Emily ne fait pas repeindre sa voiture demain, je veux qu'on me les coupe !

— Angelo, qui est le jeune homme qui vient de monter dans cette Rolls blanche ? demanda Emily Price-Lynch à son chauffeur qui démarrait.

— Un Américain, madame. Il s'appelle Alan Pope. Monsieur le connaît peut-être ? Je viens d'apprendre qu'il est client de la Burger à New York. »

Hamilton tressaillit, ne fit aucun commentaire, mais enregistra soigneusement l'information.

Norbert avait consenti d'assez mauvais gré qu'Alan s'installât à ses côtés sur le siège avant. En revanche, malgré son insistance, il avait refusé de conduire sans sa casquette.

« On me connaît. Si un jaloux informe mon directeur que je me dépouille de mes signes extérieurs pendant les heures de travail, c'est la faute professionnelle. »

La Rolls roulait doucement sur la Croisette dans un flot d'autres voitures. Quand le Palm Beach fut en vue, ruisselant de tous ses néons, la circulation fut soudain bloquée.

« Un accident ? demanda Alan.

— Non, monsieur. Ils vont tous au même endroit que nous. Les voituriers ne sont que cinq ou six, on fait la queue. »

Alan eut envie de descendre pour parcourir les derniers mètres à pied, mais il se souvint que son équipage faisait partie intégrante de son plan. Il fut saisi d'horreur en constatant qu'une double haie de badauds assistaient au rituel de la descente de voiture. Un voiturier ouvrait la portière et faisait dégager les clients qu'un valet prenait immédiatement en charge, pendant qu'un second voiturier s'installait au volant et démarrait en trombe pour laisser le passage libre au véhicule suivant. Apparemment, chacun semblait soucieux de s'arrêter dans l'alignement exact de la porte d'entrée. La Rolls s'immobilisa. Alan enfonça la tête dans ses épaules et fonça pour ne pas sentir le poids de tous ces regards braqués sur lui, ne pas entendre les commentaires mi-goguenards mi-envieux des spectateurs. Il n'aimait pas attirer l'attention sur lui. En temps normal, il devait s'y reprendre à deux fois pour entrer dans un restaurant. Au pas de course, il parcourut le hall central sans regarder personne, vira sur la gauche en fin de parcours et arriva devant un comptoir de réception où se tenaient plusieurs employés en costume marron.

« Est-ce la première fois que vous venez, monsieur ?

— Oui.

— Puis-je vous demander une pièce d'identité ? »

Alan tira son passeport de sa poche et le tendit. L'employé griffonna plusieurs numéros sur un bloc.

« Je vous remercie. Bonne soirée, monsieur. »

Le physionomiste lui jeta un regard aigu. Alan pénétra dans la salle.

« Qui te remplace à la caisse ?

— Collard », dit Ferrero.

Gil Houdin se servit un énorme verre de whisky et le but d'un trait. Ferrero se permit un sourire discret. Il savait très bien que le patron ne buvait jamais d'alcool pendant la saison. Pour ne pas vexer les clients qui lui demandaient cent fois par nuit de lever le coude avec eux, Gil Houdin avait trouvé ce stratagème : faire remplir de thé glacé des bouteilles de scotch étiquetées « Johnny Black ». Ainsi faisait-il d'une pierre deux coups, garder la tête froide et trinquer à tout bout de champ.

« Tu m'accordes une seconde ?

— Bien sûr, patron. »

Houdin avait devant lui une espèce de clavier le reliant à tous les centres nerveux de son empire. Compte tenu des extras, le Palm Beach employait environ quatre cent cinquante personnes représentant à peu près tous les corps de métier, électriciens, menuisiers, hommes de peine, jardiniers, maître-nageurs, directeurs artistiques, musiciens, administrateurs, barmen, secrétaires, cuisiniers, serveurs, plongeurs, surveillants de piscine, moniteurs de voile, décorateurs, peintres, croupiers, caissiers, comptables, policiers privés, chefs de table, chefs de partie, physionomistes, valets de pied, grooms, coursiers et même deux lettrés en rupture d'université, chargés de la rédaction du programme des réjouissances.

Houdin les connaissait tous par leur nom et avait le don de galvaniser leur énergie. En juillet et août, la machine vibrait de toute sa puissance, exigeant de ses participants une disponibilité totale. Il arrivait que des parties entamées la veille à minuit se prolongent jusqu'au lendemain midi sans que les joueurs aient quitté leur chaise. Tout au plus se faisaient-ils ravitailler sur place par les valets en vivres et en boissons. Évidemment, il n'était pas question d'horaire pour le personnel. Chacun devait rester à son poste. Les pourboires étaient tels que nul ne s'en plaignait : de mémoire d'homme, avait-on jamais vu un croupier faire grève ?

Houdin appuya sur une touche.

« Paul ? Où en est-on ?

— Au dessert, patron.

— Comment était le saumon ?

— Je n'ai eu que des compliments.

— Bien. »

Une autre touche.

« Jacques, tout est prêt ?

— Oui patron.

— Il dure combien de temps, ton feu d'artifice ?

— Neuf minutes…

— Parfait. »

Il joua ainsi avec son clavier, entrant successivement en contact avec le bar, le restaurant, la salle de jeux, les cuisines, son secrétariat personnel. Du cœur de la salle de jeux à la plus petite ramification de ses dépendances, rien ne lui échappait.

« A nous deux, Giovanni, je t'écoute… »

Giovanni Ferrero, qui était chef caissier depuis six ans, tendit une feuille de papier. Houdin la consulta. Ferrero se pencha au-dessus de son épaule. Chaque fois que Houdin disait « non », il cochait en rouge un nom sur la liste.

« Prince Ali ? Qui est-ce ?

— Le neveu de Fayçal.

— Comment le sais-tu ? Il en a trois cents.

— J'ai vérifié au Majestic.

— Gohelan a vu ses papiers ?

— Il a une carte de l'American Express à son nom.

— Il veut combien ?

— 100 000. Pour commencer.

— Limite. 50 suffiront.

— Bien, patron.

— Exige un chèque. Pas de bons maison. Laissons-le venir.

— Bien, patron. Et Signorelli ?

— Paie-le.

— Il veut un million.

— Paie-le. Il les perdra, c'est un perdant.

— Un bon de caisse ?

— Il nous doit quelque chose ?

— Non. Il nous a toujours payés rubis sur l'ongle.

— Combien il prend d'habitude ?

— Au maximum, 500 000.

— Qu'il signe son bon. Pastorelli, qui est-ce ?

— Le petit vieux du trente-et-quarante.

— Les cheveux blancs ?

— Oui.

— Il est fou ! Combien ?

— 500 francs.

— Va jusqu'à mille s'il le demande, il doit fêter quelque chose. Comment est le chemin de fer ?

— Il n'est que onze heures et demie, dit Ferrero en consultant sa montre.

— Oui… Oui… Quoi d'autre ?

— C'est tout, patron.

— OK, file vite, Collard va se noyer !

— A plus tard, patron. »

Ferrero sortit. Gil Houdin se demanda comment il faisait pour avoir le teint aussi blême. Peut-être le foie ? Houdin, lui, n'avait jamais mal nulle part. A soixante ans, il pouvait dormir deux heures par nuit et garder sa forme. Il était de taille moyenne, costaud. La brosse grise de ses cheveux lui donnait au premier abord une apparence de technocrate. Mais dès qu'il souriait, les gens fondaient devant lui. Gil Houdin, en dehors de lui-même, ne connaissait qu'un homme qui eut ce pouvoir calmant, un médecin aliéniste de ses amis. Après tout, diriger un hôpital psychiatrique ou un casino, où était la différence ?

Les tables de jeu, toutes les tables, étaient prises d'assaut sur trois ou quatre rangées par des grappes humaines tentant de placer leurs mises dans une rumeur d'annonces, de petits cris, de cliquetis de jetons, d'avertissements de croupiers. Alan avala sa salive, respira un grand coup et se dirigea vers la caisse avec le même pincement qui lui avait broyé le cœur à New York lors de ses trois visites à la banque. Il dut attendre que deux personnes changent leurs plaques avant de faire face à un homme au teint blafard.

« Pouvez-vous me changer un chèque ?

— Quelle banque, monsieur ?

— La Burger de New York.

— Avez-vous une pièce d'identité ? »

De nouveau, Alan tendit son passeport. Il sentit une présence sur sa gauche, se retourna et reçut simultanément le choc d'une bouffée de parfum et de deux yeux violets, d'un violet extraordinaire dont la profondeur lui interdit de détourner le regard.

« Puis-je voir votre chéquier, monsieur ? »

La femme avait des pommettes hautes, une boucle ourlée, un petit nez droit à la forme parfaite. Elle était vêtue d'une simple robe noire admirablement coupée dont l'échancrure laissait deviner la naissance de ses seins. Agrafé sur la robe, un clip fait d'un seul et énorme brillant.

« Monsieur, votre chéquier s'il vous plaît… insista Giovanni Ferrero.

— Pardon », bredouilla Alan en s'arrachant à sa contemplation.

Il déposa le chéquier sur le comptoir mais reporta immédiatement les yeux sur l'inconnue, fasciné par son allure et sa beauté. Elle ne pouvait pas être actrice, il l'aurait su. Et pourtant, il n'arrivait pas à comprendre qu'avec un physique pareil, elle ne le fut pas. Il s'aperçut qu'elle triturait nerveusement un petit sac noir tissé de fils d'or.

« Un chèque de quelle somme, monsieur ? »

En dehors de ce mouvement incontrôlé, elle restait parfaitement immobile, le regard fixé droit devant elle. A aucun moment, elle n'avait semblé voir Alan.

« Monsieur !

— Sorry…, s'excusa Alan.

— Je vous demande de quelle somme vous avez besoin ? répéta le caissier.

— 500 000 dollars », dit Alan d'une traite.

Le visage blême de Ferrero tressaillit.

« En francs français, naturellement, précisa Alan. Quel est le change ? »

Ferrero se livra à un rapide calcul mental.

« 2 150 000 francs. Voulez-vous, je vous prie, m'attendre quelques instants ? Collard ! Vous me remplacez, je reviens. »

Il s'empara du chéquier et du passeport, se leva.

« Giovanni ! lui dit l'inconnue. Je peux te voir une seconde ?

— Collard, occupez-vous de Mme Fischler.

— Non, toi, Giovanni ! »

Alan nota que sa voix correspondait au reste, basse, rauque, sensuelle. En un instant, son visage s'était métamorphosé, illuminé par un sourire, comme si ce Ferrero eût été Dieu.

« Bon, dit Ferrero. Je reviens dans une seconde. »

Il ouvrit une porte au fond de la pièce et disparut.

« L'homme le plus recherché du Palm Beach », dit Nadia en portant une cigarette à ses lèvres.

N'osant croire que la phrase lui était adressée, Alan regarda autour de lui : tous deux étaient pourtant seuls, debout devant la caisse. Il sortit précipitamment son briquet et lui donna du feu. Ses joues se creusèrent lorsqu'elle aspira la première bouffée. Elle rejeta la fumée, braqua ses yeux violets dans ceux d'Alan et dit avec un sourire ironique :

« Ce n'est pas qu'il soit séduisant, mais c'est lui qui dispense la manne. »

Incapable de prononcer un mot, Alan approuva vigoureusement de la tête et alluma nerveusement une cigarette.

« Américain ?

— Oui.

— Vacances ?

— Oui.

— Madame Fischler, intervint Collard, puis-je vous aider ?

— Oui ! J'ai besoin de dix briques ! »

Elle éclata de rire, se tourna vers Alan.

« Quand il s'agit de nous les faucher, ils font moins d'histoires que pour nous les avancer ! Avec ce que je leur ai déjà laissé ces dernières saisons, j'aurais pu acheter dix fois tout leur sacré bazar !

— Vous avez perdu ? » demanda Alan.

Elle eut un mouvement d'épaules désinvolte.

« Ça va, ça vient… Mauvais début de soirée… La nuit commence à peine. Et vous ?

— J'arrive, dit Alan.

— Vous êtes déjà venu ?

— C'est la première fois.

— Ça va vous porter chance.

— Monsieur Pope… »

Giovanni Ferrero était de nouveau à sa place.

« Il y a quelques petites formalités avant de vous délivrer la somme. Voulez-vous, je vous prie, prendre un verre au bar aux frais de la maison et attendre quelques minutes ? Je vais vous faire conduire. »

Avant qu'Alan ait eu le temps de répondre, Ferrero claquait des doigts et un valet se trouvait miraculeusement à ses côtés.

« Conduisez M. Pope au bar. »

Surmontant sa timidité, Alan saisit la balle au bond.

« Puis-je me permettre de vous inviter ? » demanda-t-il à Nadia Fischler.

Elle secoua la tête de droite à gauche, ses cheveux châtains et soyeux dansèrent autour de son visage parfait.

« Jamais pendant la bagarre, merci. »

Alan s'inclina.

« Plus tard, peut-être ?

— Peut-être. »

A regret, Alan tourna les talons et suivit le valet. Nadia reporta toute son attention sur le caissier.

« Giovanni, qui est ce beau minet plein aux as ? »

Ferrero haussa les épaules.

« Tu veux combien ?

— Dix, lança-t-elle sur un ton léger.

— Dix ? Soyons sérieux, Nadia. Gil Houdin t'avait fixé cinq comme plafond, tu en es déjà à vingt !

— Et alors ? C'est ton argent ?

— Malheureusement pas, mais c'est moi qui me fais taper sur les doigts ! »

Au Beach, Giovanni Ferrero était le dernier rempart du casino s'opposant à la furie des joueurs. Nadia et lui s'affrontaient depuis des années, chacun avec ses armes. Lui, le refus glacial, le risque calculé. Elle, le charme, les fausses colères, l'indignation vraie, le vice.

« Giovanni, merde, quoi !

— Tu veux que je te montre combien tu nous dois déjà ?

— Dans une heure, j'aurai tout remboursé ! Allez, donne !…

— Non, non !…

— Giovanni ! »

Ses yeux violets se firent enfantins et suppliants, la jeune vierge sans défense.

« Le patron va me saquer !

— Dépêche-toi, je sens ma chance ! »

Il haussa les épaules, inscrivit un chiffre sur un morceau de papier rose, étala cinq grosses plaques sur le comptoir.

« Signe.

— Combien ? s'indigna Nadia.

— Cinq. Et je suis gentil ! »

Nadia rafla prestement les plaques, signa le bon, s'éloigna de trois pas, se retourna et lança à Ferrero avec un souverain mépris :

« Radin ! »

Gil Houdin était partisan de fatiguer les joueurs qui le harcelaient pour obtenir de lui un crédit supplémentaire. Il connaissait à peu près leurs ressources et le plafond qu'il ne devait pas dépasser sous peine de mettre en péril les finances du casino. Giovanni Ferrero avait reçu des ordres stricts à ce sujet. Il opposait un visage de marbre à toutes les tentations qui lui étaient proposées.

Certains jours de malchance, des clientes réputées inaccessibles se seraient laissé prendre debout derrière une porte pour que Ferrero consentît à leur accorder une hypothétique rallonge. Bien que n'appartenant pas à cette catégorie, Nadia Fischler posait un problème quotidien à Houdin. Sa rage de jouer et sa célébrité internationale étaient en elles-mêmes une attraction dont ses clients étaient avides. En revanche, étant donné ses pertes et ses gains démesurés, elle avait trop tendance à considérer le Beach comme sa propre banque privée. Houdin devait résoudre ce problème quotidien au coup par coup, en finesse. Il ne voulait pas la perdre pour que l'argent qu'elle soutirait à ses conquêtes n'aille pas alimenter les caisses du casino de Monte-Carlo. Pas davantage lui laisser trop de champ, lui permettre d'accumuler trop de dettes. Il avait dit à Ferrero :

« Elle va te demander dix. Fais-toi tirer l'oreille et accorde-lui cinq.

— Qu'est-ce que je fais si elle les perd ?

— Reviens me voir. »

Il considéra avec attention le passeport et le chèque que venait de lui remettre Ferrero. Ce n'était pas des faux. Qui était donc l'inconnu capable d'exiger sans broncher un crédit de 500 000 dollars ? Il demanda au standard de lui appeler un numéro à New York. Minuit à Cannes, cinq heures de l'après-midi à New York. Les banques fermaient leurs portes à la clientèle dès seize heures, mais le personnel restait en place deux heures de plus.

« La Burger ?… Voulez-vous me passer Abel Fischmayer… De la part de Gil Houdin… »

Fischmayer, l'un des trois fondés de pouvoir de la banque, était un de ses vieux habitués. Pas question de l'affoler en lui donnant à penser que l'information concernait directement le Beach.

« Abel ! Comment va ?… Gil !… Oui, oui, sublime !… L'eau est à vingt-cinq ! Qu'est-ce que vous attendez ?… Moi aussi, j'aimerais bien… Oui… Oui… Dites-moi, Abel, j'ai un tuyau confidentiel à vous demander pour des amis intimes, des agents immobiliers… Je voudrais savoir jusqu'à quel point est solvable un de vos clients… Pope, Alan Pope… »

Houdin se versa un grand verre de thé de sa bouteille de « Johnny Black ».

Les banquiers avaient horreur que leurs clients jouent. Eux-mêmes jouaient à longueur de journée sur une grande échelle avec l'argent de leurs clients, mais nuance, avec toutes les bénédictions légales et les apparences de la moralité.

« Oui, Abel, je vous entends… Ah ! bon… Bon… Parfait… Rien n'est fait, vous comprenez… Ils voulaient simplement savoir à qui ils avaient affaire… Oui… Oui… La routine… Dites-moi, Abel, il s'agit tout de même d'une grosse somme… Un demi-million de dollars… »

Il colla son oreille contre le récepteur.

« Vraiment ? Eh bien je suis heureux de l'apprendre !… Merci, Abel, merci !… Tant mieux ! Je vais transmettre à mes amis… Et n'oubliez pas, Abel, échappez-vous ! On va tous mourir !… Autant en profiter tout de suite ! Oui, oui… A bientôt, venez vite, merci ! »

Il raccrocha, appuya sur un bouton de son clavier et eut la caisse en ligne.

« Ferrero… Pour votre type, Alan Pope, c'est d'accord. Crédit accepté ! »

CHAPITRE 14

A elle seule, Nadia Fischler faisait le spectacle depuis un quart d'heure. La table de roulette où elle avait pris place était assaillie par ceux qui voulaient être les témoins d'une chance aussi constante. Variant son jeu au gré de l'inspiration, jouant les finales 6, 7 ou 9, elle n'avait touché que des gagnants depuis son arrivée.

« Rien ne va plus », dit le croupier.

Il pinça la bille d'ivoire entre le pouce et l'index de la main droite pendant que de la gauche, il lançait la roulette. La bille partit en sens contraire de la marche… Deux cents paires d'yeux fascinés la suivirent dans sa trajectoire. Quand sa course s'infléchit légèrement vers les ailettes du cylindre, Nadia cria :

« Finales 9 et complet sur le 29, plein, carrés, chevaux ! »

La plupart des joueurs pathologiques attendaient la dernière seconde pour indiquer les numéros choisis. Plusieurs voix se chevauchèrent pour donner leurs ordres aux croupiers qui obéissaient au doigt et à l'œil aux chefs de table juchés sur leur chaise surélevée d'où ils dirigeaient la délicate opération du placement des mises. Le tapis était enseveli sous les plaques.

« Terminé ! hurla le croupier tandis qu'une nouvelle pluie de jetons s'abattait sur la table dans le tumulte des annonces vociférées. Messieurs !… Terminé ! »

Il repoussa avec colère une plaque de 10 000 francs lancée sur le rouge par un gros homme en smoking vert, ne daignant même pas répondre à ses protestations, étendant les bras pour protéger la table des enjeux de dernière seconde.

Un silence subit s'abattit brusquement sur la surface magique illuminée par les projecteurs. La bille rebondit à plusieurs reprises sur les ailettes de cuivre, sauta d'un numéro à l'autre, balança un instant entre le 7 et le 18 pour se lover finalement dans la case qu'encadraient ces deux chiffres.

« 29 ! annonça le croupier. Noir, impair et passe ! »

Long rugissement de ceux qui assistaient à la partie en observateurs : Nadia Fischler avait encore gagné ! Les râteaux des croupiers s'abattirent comme des oiseaux de proie sur le tapis pour y ratisser les mises perdantes. Même pour ceux qui n'y participaient pas, le pouvoir de fascination du jeu résidait dans les sommes énormes qui changeaient de main en quelques secondes. Pour arriver à une circulation aussi intense de la richesse, la vie exigeait du temps, un investissement, des idées, du travail, de la souffrance, et surtout, de la patience. Le jeu, non. La durée en était exclue. Seuls demeuraient l'intensité, l'émotion brutale, le oui ou le non sanctionnant la chance pure qui faisait croire à ceux qui en profitaient qu'ils étaient des élus de Dieu, que les objets auxquels ils donnaient des ordres, non seulement leur obéissaient, mais les aimaient. Et cela, à l'infernale cadence de trente fois par demi-heure.

De l'endroit où il était placé, Alan regardait intensément le visage de Nadia qu'il apercevait de trois quarts entre une marée de têtes.

Il y avait sur ses lèvres et dans ses yeux quelque chose de frémissant, d'impatient, de cruel. Quelque chose qui ressemblait à de la jouissance sexuelle. Il la désira avec violence, comme peut-être il n'avait jamais encore désiré une femme. Il serra contre lui les dix plaques de 10 000 francs que lui avait remises Ferrero en précisant qu'il disposait à la caisse d'un crédit équivalent à celui de son chèque. Bannister n'avait jusqu'à présent commis qu'une erreur, en lui laissant croire à la légère qu'en deux ou trois jours, après avoir feint de jouer un peu, il pourrait encaisser le solde de la somme totale. Samuel n'avait certainement jamais mis les pieds dans un casino. Les plaques étaient lourdes. S'il devait en retirer plus de deux cents, comment les manipuler ?

Ne restait plus maintenant sur le tapis que la mise de Nadia Fischler. Avec lenteur, le croupier poussa vers elle du bout de son râteau une énorme pile de grosses plaques.

« 304 500 francs, souffla avec envie une dame maigre et blonde à l'homme qui l'accompagnait.

— Ça ne m'arriverait pas à moi. »

Nadia ficha une cigarette entre ses lèvres. Dix briquets s'allumèrent instantanément. Elle tira une bouffée sans remercier personne, ses yeux violets fixés sur le tas de jetons qui s'avançait vers elle poussé par le râteau du croupier. Comme le voulait l'usage pour un numéro plein sortant, sa mise initiale resta en place sur le tapis : 29, plein, carrés et chevaux du 29.

« Faites vos jeux ! lança le chef de partie. Messieurs, faites vos jeux ! »

De nouveau, les jetons valsèrent sur la table pendant que s'enflait la rumeur des annonces.

« Rien ne va plus ! » dit le croupier en lançant la roulette.

Nadia avait les mains posées bien à plat devant elle. Alan, qui la dévorait des yeux, constata avec surprise qu'elle ne misait rien d'autre que le maximum déjà placé sur le 29. Il admira son visage d'idole et nota le tic qui lui faisait cligner de l'œil lorsque venait le caresser, dans une brume bleutée, la fumée de sa cigarette.

« Messieurs, terminé ! dit le croupier.

— Terminé ! » renchérit le chef de table d'une voix de stentor.

Ils faisaient ainsi plusieurs annonces destinées à accélérer le mouvement des mises. Déjà, le tapis disparaissait sous les plaques.

« Rien ne va plus ! » clama le croupier en jetant la bille.

Les mains de Nadia eurent une crispation légère.

Alan se prit à souhaiter qu'elle gagne encore. Comme en écho, il entendit :

« 29, noir, impair et passe ! »

Des clameurs éclatèrent. Des gens quittèrent leur table pour venir voir ce qui se passait et la rumeur se répandit dans le casino que Nadia Fischler venait de toucher deux fois consécutives un numéro plein. Elle encaissa ce nouveau pactole sans rien manifester, indifférente à la curiosité passionnée qu'elle provoquait autant qu'au silence respectueux planant maintenant autour de la table.

« Messieurs, faites vos jeux !

— Je peux jouer avec vous ? » demanda à Nadia l'homme au smoking vert.

Alan constata avec plaisir qu'elle ne lui accordait pas un regard. Le smoking vert jeta sur le 29 sa plaque de 10 000 francs.

« 29, plein !

— Impossible, monsieur, dit le chef de table. La mise maximum sur un numéro plein est de 1 500 francs. »

Il fit un signe au croupier qui repoussa la plaque du bout de son râteau.

« Vous ne voulez par de mon argent, alors ? s'indigna le gros homme.

— 1 500 francs seulement sur un plein, monsieur.

— C'est un scandale !

— Vos jeux, messieurs, vos jeux ! » répéta le croupier.

Les joueurs suivaient souvent ceux que la chance désignait à leur attention. Mais personne n'était assez fou pour risquer une mise sur un numéro sorti déjà deux fois. Sur le 29, les plaques de Nadia restèrent donc isolées.

« Terminé, messieurs, terminé !… »

La gorge d'Alan se serra comme s'il se fût agi de son propre argent. Ses mains se crispèrent autour de ses plaques. En dehors de quelques pokers avec des collègues de bureau, il n'avait jamais joué, réellement joué, en prenant le risque de défier sa chance. Il en savait assez cependant pour ne pas ignorer que les miracles n'avaient lieu qu'une fois. La boule partit…

Autour de la table, chacun retint son souffle. En une spirale mourante, elle heurta les ailettes du cylindre, sautilla d'une case à l'autre. Dans un silence de mort, le croupier annonça enfin :

« 29, noir, impair et passe ! »

Bizarrement, le silence se prolongea quelques secondes encore. Puis, avec des râles de bonheur, les spectateurs se répandirent dans la salle comme une volée de moineaux pour aller clamer la bonne, l'incroyable nouvelle.

Nadia fit un signe discret à un valet. Sans attendre d'être payée, elle se leva de sa chaise et quitta la table en abandonnant le monceau de plaques qui s'y accumulait. Pétrifié, Alan la vit prendre la direction du grill. Elle allait fatalement passer devant lui. Il la regarda s'approcher, eut le réflexe de faire le pas de côté qui allait le placer sur sa trajectoire. Ses yeux, qui semblaient ne rien voir, s'arrêtèrent sur lui. Elle désigna en souriant les plaques qu'il tenait dans sa main.

« J'espère que vous m'avez suivie ? »

Alan aurait bien voulu répondre quelque chose de brillant de préférence, il en fut incapable. Il eut une petite mimique contrite.

« J'ai faim, dit-elle. Vous m'accompagnez ? »

Elle reprit sa marche sans attendre sa réponse. Il lui emboîta le pas, le cœur battant. Les gens s'écartaient sur son passage en chuchotant. Elle se retourna sur lui, eut un sourire éblouissant.

« Chaque fois que je gagne, j'ai faim ! Et vous ? »

Là encore, Alan ne sut que répondre.

« Vous avez peut-être déjà dîné ?

— Non ! Non », lâcha-t-il avec précipitation.

Nadia franchit les deux marches délimitant le grill des jeux. Trois maîtres d'hôtel convergèrent sur elle à une vitesse record.

« Une table, madame Fischler ?… Par ici ! »

A peine étaient-ils installés qu'une bouteille de Dom Pérignon était débouchée par un sommelier sans que Nadia eût ouvert la bouche.

Elle planta son regard dans celui d'Alan et le dévisagea longuement, une moue amusée sur les lèvres.

« Comment vous appelez-vous ?

— Pope, dit-il la gorge sèche. Alan Pope.

— Alan Pope… répéta-t-elle rêveusement. Moi, c'est Nadia. Nadia Fischler. Nadia Fischler peut-elle savoir ce que fait M. Alan Pope au Palm Beach de Cannes dans la nuit du 25 au 26 juillet ? »

Alan se tortilla.

« Je vous regardais.

— Et pour me regarder, vous êtes venu de ?…

— New York.

— Et maintenant que vous m'avez vue ? » insista-t-elle sans le lâcher de l'œil.

Alan ne put s'empêcher de formuler mentalement : « J'ai envie de vous prendre dans mes bras. »

Elle l'observa intensément et laissa tomber :

« Vraiment ? Moi aussi. »

Elle éclata de rire. Alan fit chorus. Pour la première fois depuis le début de leur dialogue, il se détendit légèrement, troublé par son parfum, sa présence, sa voix, son regard, et peut-être parce qu'il pressentait qu'elle avait deviné ses pensées les plus secrètes.

« Qu'est-ce qui vous ferait plaisir ? Avez-vous aussi faim que moi ? Je vous invite !

— Certainement pas ! » dit Alan en posant ses plaques sur la table.

De nouveau, son sourire ironique.

« M. Pope se sentirait déshonoré d'être invité par une femme ? C'est ça ?…

— Non, non, mais…

— Caviar ? Langouste grillée ? Sandwich jambon-pain de mie ? Tartine beurrée ? Café crème ? Choisissez !

— Je prendrai la même chose que vous.

— D'accord. Mario, spaghetti !

— Bien, madame Fischler, je vous les commande tout de suite. Comme d'habitude, avec des petits lardons bien grillés ?

— Vous aimez les lardons bien grillés ? demanda Nadia à Alan.

— J'aime tout.

— Il est parfait, glissa Nadia à Mario. Avec lardons ! M. Pope adore les lardons ! »

Elle montra les plaques d'un hochement de menton.

« Vous voulez les faire encadrer ? »

Alan la regarda sans comprendre.

« Je ne vous ai pas vu jouer, reprit-elle. Vous n'aimez pas jouer ?

— Je n'ai jamais joué, avoua Alan avec franchise.

— Non ? s'exclama-t-elle, les yeux arrondis de stupéfaction. Alors, ces plaques, pourquoi ?

— J'avais envie d'essayer, dit Alan en déglutissant.

— A quoi voulez-vous les perdre ? »

Il se sentit piégé. Elle fut debout.

« Venez », dit-elle en lui saisissant la main.

Sans le lâcher, elle l'entraîna à l'angle opposé de la salle, pénétra dans l'enceinte réservée du chemin de fer où une certaine qualité de silence — celle qui accompagne les combats de poids lourds — laissait présager que c'était là qu'avaient lieu les choses sérieuses. Furtivement, Alan essaya de se dégager. Nadia resserra davantage sa prise, s'empara d'autorité de ses plaques et lui glissa à l'oreille :

« Moitié moitié.

— 50 000 au banco… dit le croupier… 50 000…

— Banco ! » dit Nadia.

Les mains moites, Alan leva les yeux sur le banquier, tressaillit violemment et mobilisa toutes ses forces pour ne pas s'enfuir : Arnold Hackett ! Il maîtrisa le tremblement de ses jambes tandis que Nadia rejetait d'un air dégoûté les cartes qu'on lui avait servies, deux rois. Un sourire rusé sur son visage dur, Hackett abattait un 4 de trèfle et un 2 de pique.

Alan eut envie de vomir en voyant s'échapper ses cinq précieuses plaques. Poussées par le râteau du croupier, elles traversèrent la table pour atterrir devant Hackett qui posa instantanément sur elles ses petites mains tavelées et conquérantes. Il y avait une justice immanente : par le biais du hasard, Hackett récupérait à Cannes une partie de ce que la Burger avait versé à New York par erreur.

Nouvelle donne…

« 100 000 au banco, lança le croupier… 100 000… Nadia pressa avec force la main d'Alan.

— A vous !

— Qu'est-ce que je dois faire ? bredouilla Alan à voix basse.

— Dites banco ! »

Alan aspira un grand coup et s'entendit dire :

« Banco. »

Il avait parlé si faiblement que le croupier dut s'informer à la cantonade :

« Qui a dit banco ? »

Incapable de proférer à nouveau les deux syllabes, Alan se contenta de lever le doigt. A sa gauche, ses plaques bien alignées devant lui, Arnold Hackett lui fit un petit signe de tête courtois et lui servit deux cartes. Nadia força Alan à les camoufler dans le creux de sa main. Elle en souleva seulement le coin extrême, y jeta un bref coup d'œil indifférent. Hackett retourna les siennes.

« 8 à la banque, annonça le croupier.

— Le vieux crabe l'a dans l'os, souffla Nadia. Jetez les vôtres ! »

Alan déposa sur le tapis un 5 de carreau et un 4 de trèfle.

« 9 à la ponte », dit le croupier.

Deux plaques de 50 000 francs refirent le trajet en sens inverse et aboutirent devant Alan.

« La main passe », avertit le croupier.

Il fit glisser le sabot devant Alan.

« Prenez la banque ! » lui souffla Nadia.

Il lui lança un regard paniqué.

« Prenez-la ! »

Elle étala sur la table la totalité de son capital, deux plaques de 50 000, cinq de 10 000.

« 150 000 au banco, dit le croupier. Messieurs, faites vos jeux !

— Banco, répondit Hackett en écho.

— Deux cartes pour lui, deux pour vous », chuchota Nadia.

Alan les lança maladroitement. Le croupier les récupéra du bout de sa palette et les déposa devant Hackett.

« Carte ! » dit Hackett.

Alan en fit valser une dernière. Hackett la flaira avec méfiance avant de voir ce qu'elle lui réservait. Il abattit enfin.

« 7.

— 9 ! exulta Nadia.

— 9 à la banque », dit le croupier.

Il fit glisser deux plaques entre les mains d'Alan, une de 100 000, l'autre de 50. Instinctivement, Alan les abrita derrière ses avant-bras. Nadia les lui arracha des mains et les poussa froidement sur le tapis avec les trois autres déjà gagnées.

« 300 000 au banco », dit le croupier.

Alan calcula mentalement qu'il mettait près de 70 000 dollars en jeu sur un seul coup. La sueur lui perla au front.

« On va les écœurer ! lui murmura Nadia qui avait l'air de s'amuser beaucoup. Alan déglutit péniblement. A sa gauche, Arnold Hackett, sa tête rouge brique vissée sur son blazer écarlate, semblait hésiter.

— 300 000 au banco, insista le croupier. Messieurs, 300 000…

— Banco ! jeta Hackett avec détermination.

— Banco suivi », dit le croupier.

Alan donna les cartes.

« 7 à la ponte, annonça le croupier.

— 8 à la banque ! » triompha Nadia.

Le croupier poussa vers Alan trois plaques de 100 000 francs. Ajouté au reste, cela faisait 600 000 francs, — dans les 140 000 dollars !

Il pensa qu'il lui aurait fallu plus de six ans de travail à la Hackett pour les gagner et éprouva soudain le désir impérieux d'être ailleurs.

« Ils commencent à craquer… », jubila Nadia.

Alan faillit lui répondre qu'il allait se trouver mal. Egaré, il la vit rafler la totalité de ses plaques et les remettre en jeu.

« 600 000 francs au banco, 600 000 ! Messieurs, 600 000 ! »

Hackett se pencha vers Hamilton Price-Lynch et lui murmura quelque chose à l'oreille. Ham Burger considéra pensivement le jeune homme qui, d'après son chauffeur, était un de ses clients.

« Banco, dit-il.

— Banco suivi ! Cartes… »

Les mains moites, Alan en distribua deux à Price-Lynch, deux à lui-même.

« Carte », dit Price-Lynch.

Alan la lui jeta. Nadia regarda subrepticement son jeu. Alan l'interrogea des yeux. Elle lui adressa un sourire rentré. Price-Lynch abattit un 10 de carreau et un 6 de trèfle.

« 6, annonça le croupier.

— 7 ! éclata Nadia.

— 7 à la banque », dit le croupier.

Il ratissa six plaques de 100 000 du tas de Ham Burger et les empila avec nonchalance devant Alan.

« Vous voulez rester encore ? bredouilla-t-il à Nadia d'une voix mourante.

— Avec une main pareille ? »

Elle s'esclaffa et poussa bien en vue sur le tapis toutes les plaques.

« On va voir ce qu'ils ont dans le ventre !

— 1 200 000 au banco, messieurs, 1 200 000… »

Alan se détourna, faisant des vœux pour que personne n'ait la folie de répondre. Il s'aperçut que la table était entourée par une foule entière massée derrière le cordon protecteur.

« Messieurs, 1 200 000 », répéta le croupier sur un ton indifférent. Arnold Hackett et Ham Burger feignaient d'être très absorbés par une conversation.

« Une question, Nadia, demanda Lou Goldman. C'est toi qui joues, ou c'est Monsieur ? »

Alan eut envie de disparaître sous la table.

« Caisse commune, chéri, lui lança-t-elle d'une voix suave. Tu as envie de te suicider ? »

Goldman éclata de rire. Il n'avait devant lui que trois plaques de 50 000 francs. Il sortit un chéquier de sa poche, y griffonna un chiffre et le tendit à un valet qui se rua à la caisse, en revint aussi vite et murmura quelques mots à l'oreille du chef de partie. Apparurent sur ses talons deux autres valets qui déposèrent 1 500 000 francs devant Goldman. Il laissa tomber son cigare éteint sur la moquette, en ralluma un autre non sans avoir avalé entre-temps une gorgée de champagne. Conscient que tous les yeux étaient braqués sur lui, il regarda tour à tour Nadia et Alan, eut un petit gloussement sarcastique et lança :

« Banco ! »

Craignant que ses mains ne le trahissent, Alan déposa devant lui les cartes sorties du sabot. Le croupier distribua à Goldman celles qui lui revenaient.

« Carte », marmonna-t-il après les avoir regardées.

Alan lui en fit glisser une autre en tremblant, jeta un coup d'œil craintif, aux siennes. Intérieurement, il se mit à bénir les dieux.

« 9 », dit Goldman.

Le visage d'Alan s'affaissa. Un long frémissement parcourut la cohorte des spectateurs.

« 9 à la ponte », informa le croupier.

Alan retourna son jeu.

« 9 à la banque. Egalité. »

Rumeur pâmée de la foule. »

« Dernier coup de la taille ! » informa le croupier.

Alan s'épongea le front du revers de la main, fou du désir de quitter cette maudite table.

« On remet ça ? » demanda aimablement Nadia à Lou Goldman.

Avant qu'il ait eu le temps de répondre, une voix douce s'éleva :

« Monsieur Goldman, si vous voulez bien me permettre… »

Alan eut l'impression que son cœur allait exploser dans sa poitrine. Le cinglé qui avait parlé était un homme au visage fin barré d'une courte moustache noire. Goldman eut un geste de la main.

« Je vous en prie, prince… »

Double victoire : il avait arraché 1 500 000 francs au casino sur un coup de culot et publiquement, affichait un comportement de seigneur envers le prince Hadad.

« Merci », dit le prince.

Il se désintéressa de Goldman et entreprit de dévisager Nadia avec une ironie insolente. Alan eut envie de le tuer.

« Banco, dit-il sans la lâcher de l'œil.

— Donnez… », glissa Nadia à Alan.

Il tira les cartes du sabot. Le croupier transmit à Hadad celles qui lui étaient destinées. D'un signe, il indiqua qu'il n'en voulait pas d'autre. Epouvanté, Alan se risqua à regarder les siennes. Une onde d'espoir le parcourut. Il abattit.

« 8, dit le croupier. 8 à la banque ! »

Le prince fit voler les siennes négligemment.

« 7 », lança le croupier.

Il dut s'y reprendre à deux fois pour pousser devant Alan les douze plaques de 100 000 francs qui lui revenaient.

« Messieurs, la partie est terminée ! »

Tout le monde se leva. Hadad fit le tour de la table, s'inclina devant Nadia et lui dit sur un ton courtois mais avec un sourire de loup :

« Toutes mes félicitations, madame. J'espère que vous m'accorderez une revanche.

— Quand vous voudrez », rétorqua Nadia avec froideur.

A aucun moment, le prince n'avait daigné poser les yeux sur Alan. Nadia lui prit le bras :

« Venez. »

Alan eut un réflexe incontrôlé pour s'emparer de ses plaques empilées sur le tapis. Elle lui sourit.

« Nous les retrouverons. La partie recommence dans un quart d'heure. »

Elle l'entraîna vers le grill.

Dans le parking du Beach, les trois Rolls blanches étaient rangées côte à côte sur une bande de sable non loin de la mer.

« C'est quoi, ton service à l'agence ? » demanda Angelo La Stresa à Norbert.

Les trois chauffeurs avaient ôté leur casquette, dégrafé leur vareuse et enlevé leur cravate. Un groom du casino leur avait apporté une petite table roulante chargée de champagne, de saumon froid, de fromages et de glaces à la vanille.

« Je dois rester à la disposition du client, dit Norbert en poussant délicatement sur sa fourchette un morceau de saumon de la pointe de son couteau à poisson.

— Tu n'as pas d'horaire ?

— En principe, non. Je dois être toujours prêt. Tu travailles pour Price-Lynch depuis combien de temps ?

— Ham Burger ? Cinq ans.

— Il est chouette ?

— Faux jeton. Tu me passes un peu de champagne ?… Merci… C'est le genre de type qui est capable de te sourire en te fendant lentement le ventre d'un coup de rasoir.

— Déplorable, commenta Norbert.

— Le mien est pire, dit Richard Heavens. Hackett ne se marre jamais, pas un mot gentil, un remerciement, rien. Comme si j'étais un cheval.

— Et sa femme ? s'enquit Angelo.

— Pas emmerdante. Elle plane. Tu lui parles, elle te fait répéter deux fois. Ils n'ont pas dû baiser ensemble depuis trente ans. Pourtant, c'est un sacré sauteur !

— A son âge ?

— Et comment ! Le nombre de fois où je l'emmène soi-disant au bureau alors qu'il va se taper sa nana !

— Vous êtes syndiqués aux États-Unis ? demanda Norbert. Je veux dire, les gens de maison ? »

Angelo dévisagea Richard en fronçant les sourcils :

« Tu l'es, toi ?

— Je ne sais même pas s'il y a un syndicat. Un syndicat de quoi ? Pour quoi faire ? Si tu veux bosser chez les autres en Amérique, tu claques du doigt, tu as toutes les places que tu veux !

— C'est vrai, ça, approuva Angelo. Dans notre job, on est des seigneurs. C'est pas les patrons qui t'engagent, c'est toi qui les choisis.

— Pareil pour les augmentations. Pas nécessaire de les demander deux fois, tu les as tout de suite.

— Tu les demandes à Hackett ?

— Oui.

— Pas chez moi. C'est elle qui porte la culotte et qui décide. J'aime autant vous dire que Ham Burger se tient à carreau avec sa bonne femme ! Pas tendre, la mère Emily… Et radin ! Elle croit que tout le monde en veut à son fric ! Sa fille même chose, Sarah. Quand des types lui font du gringue, elle s'imagine que c'est pour son pognon. »

Norbert se leva de sa chaise.

« Vous trouvez pas ça marrant, des chaises Louis XV au milieu d'un parking ?

— Puisqu'ils n'avaient rien d'autre, dit Angelo. Du moment que je peux poser mon cul quelque part…

— Où vas-tu ? interrogea Richard.

— Je veux vous faire goûter un armagnac terrible. Je l'ai dans la voiture.

— Puisque tu es debout, et sans te commander, peux-tu prendre un peu de glace dans la mienne ?

— OK », dit Norbert.

Il farfouilla dans le bar, y trouva la vénérable bouteille. Angelo se frappa la tête.

« Hé ! et le café ?

— C'est vrai, ça, on l'avait pourtant commandé ! s'impatienta Richard.

— Qu'est-ce qu'ils sont longs, dans cette baraque ! Je vais les sonner… »

Angelo se rendit à « sa » Rolls et donna trois coups de trompe. Deux minutes plus tard, un groom arrivait, un plateau d'argent sur les bras.

« Tu en mets du temps ! reprocha Richard.

— Excusez-moi, monsieur… Nous sommes débordés.

— Débordés, débordés… » maugréa Angelo.

Il vit que Richard mettait la main à sa poche. Il s'interposa vivement.

« Non, vieux, non ! Laisse ! c'est pour moi ! »

Avec une discrétion de bon aloi, il glissa au groom un gros pourboire.

« Tiens, petit, débarrasse-nous la table », dit Richard. Il regarda Angelo et Norbert à tour de rôle.

« Vous êtes toujours d'accord pour un poker ? »

« Mario !

— Madame Fischler ?

— Confidentiellement, je peux vous dire quelque chose ?

— Mais certainement, madame Fischler ! »

Nadia plongea sa fourchette avec lassitude dans son plat de spaghetti à la tomate.

« Vos spaghetti sont dégueulasses.

— Mais madame Fischler !… Je vous les change immédiatement ! »

Mario ne cherchait jamais à comprendre pourquoi les clients étaient parfois mécontents. Cela ne venait pas de sa cuisine, mais de leur humeur, de leurs gains, de leur fatigue, de leur forme, de leurs pertes. Les joueurs étaient tous des caractériels sujets à des baisses de régime, des exaltations passagères, des caprices, des dégoûts subits. Il ne fallait pas tenter d'analyser, un psychiatre professionnel y aurait perdu ses cheveux. Il fallait suivre, ne jamais dire le contraire de ce qu'ils affirmaient, aussi énorme que ce fut, ne les contrecarrer en rien.

« Mario !

— Madame Fischler ?

— Ils sont froids.

— Vous avez tout à fait raison. Voulez-vous un peu de caviar pendant qu'on vous en prépare d'autres ?

— Je ne veux rien, Mario. Merci, merci… »

D'un geste impératif et discret, Mario fit signe de disparaître à la brigade des garçons qui entouraient la table. Lui-même s'inclina et s'éloigna. Nadia riva son regard dans celui d'Alan qui ne pipait pas.

« Vous voulez toujours des spaghetti ?

— Moi, vous savez… vraiment… hasarda-t-il.

— Oui ou non ?

— Comme vous voudrez… »

Elle se leva, jeta sa serviette sur la table.

« On change de crèmerie. Je connais une trattoria où ils sont formidables !

— A Cannes ? demanda Alan pour dire quelque chose.

— A Rome », répondit-elle.

Croyant qu'elle plaisantait, il sourit poliment.

« Mario !

— Madame Fischler ? »

Elle lui glissa dans la main une liasse de billets qu'il empocha avec dignité et rapidité.

« Téléphonez immédiatement chez Alberto, via Livornio à Rome. Dites-lui que je serai là dans moins de deux heures, deux personnes. Je veux des fettucini.

— Bien, madame Fischler.

— Appelez aussi Locajet à Nice. »

Mario consulta furtivement sa montre. Son geste n'échappa pas à Nadia.

« M'en fous, réveillez-les !

— Certainement, madame.

— Je veux un Falcon 10 pour un aller-retour. Faites ramasser mes plaques à la roulette et au chemin de fer. Prélevez dessus l'argent de la course. Mario !

— Madame ?

— Que l'avion soit prêt à décoller dans trente minutes au plus tard. »

Elle se retourna vers Alan.

« Vous avez une voiture. »

Il la dévisagea, les yeux ronds, médusé.

« Oui.

— Parfait ! On y va ! »

Elle passa son bras sous le sien et l'entraîna vers la sortie. Ils franchirent la longueur du hall au pas de chasseur.

« Content d'avoir gagné ?

— Oui, oui…

— Vous n'avez encore rien vu ! Les jours de forme, je suis capable de faire sauter leur foutue banque ! Je l'ai déjà fait ! Où est votre bagnole ? »

Un voiturier se précipita en haut des marches du perron et clama dans un amplificateur :

« La 127… La Rolls blanche…

— 127… Bon chiffre, dit Nadia avec bonne humeur… Comment le décomposez-vous ? 1 et 27 ou 12 et 7 ? »

La Rolls arriva sur les chapeaux de roues et s'arrêta devant les marches après un virage de Grand Prix. Deux valets ouvrirent les portières avant que Norbert ait pu quitter son siège. Nadia s'installa sur les coussins.

« Recapotez, je n'aime pas le vent. A l'aéroport de Nice, et au galop !

— Bien, madame », dit Norbert en recapotant.

Il démarra.

« L'autoroute ou le littoral ?

— Littoral, jeta Nadia. A cette heure-ci… »

Elle reprit le bras d'Alan et appuya son épaule contre la sienne.

« Maintenant, j'ai réellement faim. Vous connaissez Alberto ?

— Non.

— Et Rome ?

— Non plus. »

Elle pouffa et se serra davantage contre lui.

« Qu'est-ce que vous faites, à New York ?

— Des affaires… avança prudemment Alan.

— Immobilier ? Bourse ? Industrie ? Finance ?

— Un mélange…

— Vous avez l'air un peu triste ? Fatigué ?

— Non, non… Enfin… Je suis arrivé aujourd'hui. Je n'ai pas dormi depuis vingt heures.

— Savez-vous combien de temps je peux rester sans dormir ?

— Combien ?

— Mon maximum a été de soixante-douze heures. Ici, au Beach. Quelle partie !

— Vous avez gagné ?

— Tout perdu ! Ratissée ! Vous connaissez les gens qu'on a plumés ce soir à notre table ?

— Non.

— Les deux radins du premier banco, Arnold Hackett et Hamilton Price-Lynch.

— Hackett ? demanda innocemment Alan.

— Hackett, de la Hackett Chemical Investment. 500 millions de dollars de chiffre d'affaires. Près de soixante-quinze ans aux cerises. Et l'autre avec lui, avec ses airs de fouine… ils ont joué contre nous. Hamilton Price-Lynch, surnommé Ham Burger. Il a épousé Emily Burger, la veuve de Franck Burger III. »

Bien que la voiture fut capotée, Alan sentit ses cheveux se dresser sur la tête.

« Burger ?… La banque ? demanda-t-il en prenant instinctivement son pouls pour en compter les battements.

— Oui. Burger Trust Limited. Des voleurs !

— Vous êtes une de leurs clientes ?

— Tôt ou tard, j'ai été, je suis ou je serai cliente de toutes les banques de la planète. Par amants interposés ! »

Elle éclata de rire, se pencha vers son oreille et désigna la nuque de Norbert.

« Comment il s'appelle, votre zouave ?

— Norbert. »

Elle lui donna une tape sur l'épaule.

« Hé ! Norbert, du nerf, plus vite. Les spaghetti vont refroidir ! »

La voiture fit un bond en avant. Alan se cala sur son siège, n'arrivant pas à croire que ses deux adversaires malheureux au chemin de fer aient pu être son grand patron et le propriétaire de sa propre banque.

« Le gros, avec le cigare, c'était Lou Goldman, le producteur. Le dernier, vous ne le connaissez pas non plus ? L'Arabe ?… Prince Hadad. Si ça l'amuse, il peut acheter le casino, la ville de Cannes, la Côte d'Azur et la France entière. On a calculé que ses revenus étaient de 10 000 dollars par minute ! Vous savez combien il y a de minutes dans une journée ? 1 440. Faites le compte ! 14 400 000 dollars par jour ! Qu'est-ce que vous feriez, vous, avez 14 440 000 dollars par jour ?

— Je ne sais pas », dit Alan.

Nadia se pencha vers lui et effleura son front d'un baiser.

« Je vais vous le dire. Exactement ce que vous faites en ce moment. Inviter une jolie femme à Rome pour un plat de fettucini ! »

Sur la droite, la mer, dont le ressac feutré parvenait à Alan malgré la vitesse. A gauche, une succession de bars, de cafés, de restaurants, d'où s'échappaient des bouffées de musique. Un peu plus loin Norbert s'engagea sur la bretelle conduisant à l'aéroport. Un homme les y attendait, dont l'uniforme bleu agrémenté d'une casquette s'ornait du sigle de la compagnie Locajet.

Il salua Nadia et Alan.

« L'appareil est prêt.

— Dois-je vous attendre, monsieur ? demanda Norbert à Alan.

— Non, merci, dit Alan.

— Bien sûr que si ! trancha Nadia. Nous en avons pour trois heures à peine. Faites un somme dans la voiture ! »

Escortés par l'employé de l'agence, ils traversèrent l'aéroport désert, montèrent dans une voiture qui les emmena au bout de la piste. Alan vit l'avion, un jet d'affaires imposant. Nadia s'y engouffra en riant, aidée par un type qui se présenta comme le radio du bord. Grimpant les marches derrière elle, Alan admira la finesse de ses chevilles, éprouvant l'envie brutale de les enserrer dans l'arceau formé par son pouce et son index.

Le radio verrouilla la porte derrière eux.

« Décollage immédiat. Si vous voulez bien attacher vos ceintures… »

Il leur sourit et disparut dans le poste de pilotage. La cabine contenait cinq larges sièges. Nadia s'installa auprès d'un hublot, baissa le dossier du siège avant et y allongea ses jambes. Alan l'imita, troublé de se retrouver seul avec elle. Elle allongea le bras, éteignit le plafonnier. Durant quelques secondes, Alan ne perçut d'elle que les effluves de son parfum. Puis, ses yeux s'accommodèrent. Malgré l'obscurité, il vit son profil parfait se détacher sur le halo vaguement lumineux qui provenait du hublot. Elle lui prit la main.

« Ça va ? »

Il lui pressa doucement le bout des doigts.

« Ça va », dit-il en poussant un soupir.

Les réacteurs de l'avion se mirent à miauler.

CHAPITRE 15

« Arnold, vous avez perdu ! dit Emily Price-Lynch avec un enjouement qu'elle était loin de ressentir.

— Un peu, c'est vrai, et j'ai horreur de ça… » confessa Hackett.

Emily dévisagea son mari avec fixité sans se départir de son sourire :

« Tu as joué aussi, chéri ? »

Ham Burger se ratatina sur sa chaise et lança d'un ton badin :

« Deux ou trois petits coups seulement. Pour tenir compagnie à Arnold. »

Emily détestait le voir s'approcher d'un tapis vert. A défaut de pouvoir lui interdire l'entrée du casino, elle lui menait une guerre perverse pour l'empêcher de jouer.

« Qu'appelles-tu un petit coup ? »

Hamilton avait fait promettre à Hackett de ne rien dire sur leur banco commun contre Nadia Fischler.

« Sans importance, dit-il avec jovialité. Quelques plaques…

— J'étais là », dit Sarah sans lever le nez de son verre.

Il lui était délicieux de pouvoir plonger son beau-père dans l'embarras. Hamilton savait qu'elle mouchardait à Emily le moindre de ses faits et gestes.

« Au fait, ajouta-t-elle sur un ton badin, qui était le gigolo qui jouait contre vous avec Nadia Fischler ?

— Gigolo ? Les gigolos sont interdits de séjour chez moi ! » intervint Gil Houdin en riant.

Il baisa galamment la main de Victoria Hackett et d'Emily Price-Lynch, tapota affectueusement la nuque de Sarah et claqua des doigts pour attirer l'attention de Mario.

« Champagne !

— Asseyez-vous, Gil, asseyez-vous… » dit Hackett.

Houdin s'installa.

« Maintenant, Sarah, racontez-moi tout !

— Je parlais du type avec Nadia. A eux deux, ils ont plumé au baccara ce pauvre Hamilton et ce malheureux Arnold !

— Malheureux au jeu… » dit Arnold qui n'en ratait pas une.

Sarah avait repéré Alan dès la première seconde. Son teint pâle et sa visible absence d'assurance l'avaient attirée. Elle ne se sentait à l'aise qu'avec les hommes qu'elle pensait pouvoir dominer. Elle faisait de son mieux pour briser les autres, marchant en cela sur les traces de maman.

« Je me demande comment s'y prend cette putain pour jouer avec l'argent des autres… » lança Emily dans un sourire carnassier.

Victoria Hackett gloussa. Elle aurait payé cher pour être « capable de sortir une phrase aussi étincelante. Houdin n'ignorait pas qu'Emily était au courant de ses relations amicales avec Nadia. Peut-être même savait-elle qu'ils avaient couché ensemble jadis ? Mais qui n'avait pas couché avec Nadia ? Ce n'était pas méchant : Emily avait simplement voulu le blesser. Il se contenterait de l'égratigner :

« Elle plaît, chère Emily. Elle a la propriété animale d'attirer les mâles.

— Disons un certain type de mâles, le coupa Emily en pinçant involontairement les lèvres.

— Arnold, demanda Victoria avec un superbe sérieux, est-ce vrai que les hommes sont attirés par les femmes faciles ?

— Allons donc, dit Gil avec gravité, seule la vertu a sa séduction, chère Victoria. »

Il surprit le regard sans tendresse que lui jetait Emily Price-Lynch. Il sut qu'il l'avait touchée.

Ils avaient traversé Rome endormie dans une voiture que Alberto leur avait envoyée à Fiumicino. La Via Livornio était totalement déserte. Plus une lumière, pas un passant. Seulement les lampions du restaurant qui clignotaient. Alberto les attendait sur le pas de la porte.

« Nadia ! Come va ? »

Elle se jeta dans ses bras.

« Alberto, vieille crapule ! Tu me manquais !

— Toi aussi, Nadia, toi aussi ! Tu vas déguster les meilleurs fettucini que tu aies jamais mangés de ta vie !

— Alberto, Alan Pope. Alberto. »

Alberto serra la main d'Alan comme s'il avait été son meilleur ami. Des yeux, il fit le tour du restaurant vide. Dans un coin, une table à la nappe blanche ornée d'un bouquet de roses et éclairée par trois chandelles. Deux garçons se précipitèrent pour avancer les sièges.

« Je les ai réveillés pour vous ! » dit Alberto.

Il se retourna vers Alan :

« A Rome, n'importe qui est prêt à se relever la nuit pour Nadia. Vous avez de la chance, Signor ! »

Il fit couler dans leurs verres un vin léger et frais. Un chant s'éleva, scandé par les notes d'une guitare. Avec stupéfaction, Alan découvrit le musicien.

« C'est Enrico, dit Alberto à Nadia. Je l'ai fait venir pour toi. Je sais que tu aimes ses chansons ! »

Il s'empara de la main de Nadia, la baisa avec ferveur.

« Nadia ! Cara mia !… Je vous sers tout de suite ! »

Il se rua dans la cuisine. Eberlué, Alan dévisagea Nadia. Elle lui prit gentiment la main.

« Faim ?

— Je ne sais plus. »

Pendant le voyage, le radio était venu leur ouvrir une bouteille de champagne. Ils avaient trinqué à Cannes, à Rome, à l'Amérique, aux casinos. Alan l'avait maudit. Il aurait préféré rester seul avec elle. Peut-être qu'au retour ?…

« Vous êtes bien ? dit Nadia.

— Très.

— C'est un endroit qui me plaît, je m'y sens chez moi. Qu'est-ce que vous aimez dans la vie ?

— La vie.

— Quoi d'autre ?

— Etre libre.

— Vous l'êtes ?

— Non. »

Elle pouffa.

« Vous avez la tête d'un petit garçon qui aurait dévalisé une banque. Vous en avez réellement dévalisé une ?

— Je suis trop maladroit. On m'aurait déjà pris.

— Marié ?

— Je l'ai été.

— Moi aussi. Plusieurs fois.

— Moralité ?

— Il est aussi impossible de vivre seul que de vivre à deux.

— Conclusion ?

— Changer de partenaire comme on change de brosse à dents. Ça évite la solitude et on n'a pas le temps de se fatiguer.

— Fettucini ! » hurla Alberto en amenant lui-même son plat dans une grande envolée de moustaches.

Il houspilla les garçons.

« Assiettes chaudes ! Vite ! Subito ! Et les verres ? Ils n'ont rien dans leurs verres ! Qu'est-ce que vous attendez ? »

Il virevolta dans toutes les directions, magicien d'une fête étrange que Alan jugeait tout à fait irréelle. Il leva son verre en direction de Nadia et but une grande gorgée de vin : au moins, une fois dans sa vie, aurait-il connu quelque chose de fou.

« Mangez, je vous supplie, ça va être froid ! Costa ! Une autre bouteille ! Nadia, c'est bon ?

— Hum… dit Nadia, la bouche pleine.

— Signor ? »

Alan approuva vigoureusement de la tête. Il n'avait pas faim. La présence de Nadia lui coupait les jambes et l'appétit.

« Racontez-moi, Alan, cette banque ?… » glissa-t-elle entre deux bouchées.

Sa fourchette était à mi-chemin de la table et de sa bouche. Il suspendit son geste.

« Quelle banque ?

— Vous savez bien… Celle que vous avez dévalisée ? »

Entre le passage devant le physionomiste et l'arrivée au comptoir derrière lequel trônait la dame du téléphone, Hamilton Price-Lynch se retourna à deux reprises : Emily ou Sarah pouvaient parfaitement le suivre pour l'espionner. Il avait demandé à Emily la permission d'aller « se laver les mains ».

« Mademoiselle, combien de temps pour avoir New York ?

— Instantané, monsieur, c'est en direct. »

Il griffonna son numéro sur un morceau de papier.

« Quelle cabine ?

— La 1. Vous l'entendrez sonner. »

Pour ne pas avoir à saluer d'éventuelles connaissances, Ham Burger feignit de s'absorber dans la contemplation de vitrines renfermant les collections des plus grands joailliers. Le hall était bourré de monde, une incessante allée et venue entre ceux qui partaient — perdants en général — et les autres, pleins d'espoir, et farcis de jetons et d'illusions, montant à l'attaque du casino comme ils seraient partis à la conquête de Fort Knox. La nuit reconnaîtrait les siens…

« Monsieur, vous avez New York en ligne ! »

Hamilton se rua dans la cabine et décrocha.

« Hamilton Price-Lynch à l'appareil, lança-t-il de sa voix sèche et autoritaire de banquier. Qui parle ?

— Le standard, monsieur. »

Il regarda sa montre : une heure du matin.

« Abel Fischmayer est-il encore dans son bureau ?

— Je vais voir, monsieur. »

Grésillements… La grosse voix de Fischmayer.

« Oui ? Qui est là ?

— Bonjour, Abel. Hamilton !

— Monsieur Price-Lynch ! D'où appelez-vous ?

— Abel, j'ai un truc à vous demander… Avons-nous pour client un certain Alan Pope ?

— Alan Pope ? C'est vraiment une coïncidence étonnante monsieur Price-Lynch ! Gil Houdin m'a justement téléphoné de Cannes il y a une heure pour savoir s'il était solvable ! Et j'ai parlé de Pope hier matin encore avec Vlinsky !

— Pourquoi, Abel ? Qu'est-ce qu'il a de spécial ?

— Cet idiot de Vlinsky avait fait une boulette ! Il l'avait collé sur la liste des découverts !

— Il ne l'est pas ?

— Il a chez nous un dépôt d'un million et demi de dollars… enfin, dans ces eaux-là.

— Vraiment ?

— Vraiment, je m'en souviens très bien.

— Depuis quand, Abel ?

Voulez-vous que je vérifie ?

— Quelque chose qui ne va pas, monsieur Price-Lynch ?

— Non, non… Je veux le tuyau pour un ami.

— J'y vais tout de suite.

— Une seconde, Abel ! Je dîne avec des amis, je suis obligé de raccrocher. Regardez son dossier et notez-moi tout, le montant de son avoir, sa provenance, les mouvements… Vous n'êtes pas fâché d'attendre que je vous rappelle ?

— Mais pas du tout ! tonna Fischmayer d'une voix chaleureuse. Absolument pas, monsieur Price-Lynch !

— Avant une heure, ça va ?

— Parfaitement ! Parfaitement !

— Merci encore, Abel, et excusez-moi. Vous avez bien noté le nom ?

— Pope ! Alan Pope !

— C'est ça, Abel. A tout à l'heure…

— A tout à l'heure, monsieur Price-Lynch ! »

Perplexe, Ham Burger ressortit de la cabine. Il était impossible qu'il ne connût pas le nom d'un client pesant plus d'un million de dollars.

Ou alors, c'est qu'il baissait.

L'avion décolla dans un rugissement, prit de la hauteur, amorça un cercle sur la droite et garda le cap. Par le hublot, Alan vit scintiller les lumières de Rome. Il se cala profondément sur son siège, renonçant à se ravager par des questions sans réponse, des angoisses qui ne changeraient rien à l'ordre des événements. En quittant le restaurant, Nadia avait mis une poignée de billets dans la main d'Alberto. Sans compter. Au Palm Beach, elle avait eu le même geste pour le directeur du grill.

« Nadia ?

— Oui ? »

La cabine était plongée dans l'obscurité. Nadia avait dit au radio de ne pas les déranger.

« Vous vivez toujours comme ça ?

— Comme ça ?

— Je veux dire, à cent à l'heure.

— Toujours.

— Vous n'avez jamais peur ?

— De quoi ? »

Il ne trouva rien à répondre. Il n'avait jamais rencontré de femme aussi belle. Il n'en avait jamais connu d'aussi détraquée. Les contingences matérielles semblaient lui échapper complètement. L'argent était sans valeur, les normes n'existaient pas, elle vivait dans l'excès comme d'autres dans la médiocrité. Une petite voix lui dit que son extravagant coup de chance au casino serait sans lendemain. Il avait désormais la possibilité de faire machine arrière, de prévenir la banque qu'elle avait fait une erreur, de lui rendre l'argent indûment perçu, de s'engouffrer dans le premier avion pour New York, riche de la moitié des gains encaissés au baccara : près de 300 000 dollars pour sa seule part !

Trois jours plus tôt, il n'aurait même pas osé rêver qu'une telle fortune pût lui échoir. Tout était clair : dès son arrivée à Cannes, il allait passer au Casino, récupérer son chèque, rafler son capital, quitter ce dangereux pays de fous et ramener le compteur à zéro. Il poussa un soupir de soulagement.

Nadia passa brusquement la main dans l'échancrure de sa chemise.

« Tu sais pourquoi tu me plais ? »

Il eut l'impression qu'on venait de lui brancher le corps sur un courant à haut voltage. Elle se rapprocha et lui souffla pratiquement dans la bouche :

« Sous tes dehors de play-boy timide, tu es un paysan. J'aime les paysans. Moi aussi, je suis une paysanne. Je te plais ?

— Beaucoup », coassa Alan totalement paralysé.

L'avion glissait dans le ciel d'un noir d'encre à 8 000 mètres d'altitude. Infiniment loin, sur la terre, il apercevait des myriades de poussières lumineuses. Et là, très près, tout contre lui, le parfum de Nadia, sa voix rauque. Il eut envie de remercier quelqu'un ou quelque chose pour cet instant parfait. Inondé de tendresse, de douceur, il voulut la prendre dans ses bras. Elle l'arrêta dans son mouvement et demanda d'une voix haletante :

« Tu as envie de moi ?

— Tellement, Nadia, tellement…

— Alors, qu'est-ce que tu attends pour me baiser ? »

Sidéré, il la vit retrousser sa robe et détourna les yeux de l'éclair de ses cuisses blanches.

« Tiens, regarde !… »

Elle écarta les pans de son corsage, en fit jaillir le globe de ses seins.

« Baise-moi, salaud, baise-moi ! »

Il resta immobile comme si on lui avait coulé du plomb froid dans les veines. Elle lova sa tête entre ses jambes, défit sa ceinture, déboutonna son pantalon, le fit glisser le long de ses cuisses, saisit son membre entre ses lèvres et le lécha avec fureur tout en se caressant frénétiquement. Alan était glacé, son corps avait du mal à répondre à ses caresses. Il n'avait pas imaginé que les choses se passeraient de cette façon. Il fit un violent effort pour ne plus penser, pour chasser ce froid. Avec colère, il se dégagea soudain, lui emprisonna les deux poignets dans la main gauche, la renversa sur le siège, se mit à genoux entre ses cuisses et la pénétra sauvagement. Au moment d'exploser, il observa le visage qu'éclairait un rayon de lune. Il était crispé, durci, avec quelque chose de désespéré dans la commissure des lèvres, des yeux grands ouverts, dilatés sur un point imaginaire qui se déroberait toujours pour elle. Jusqu'à sa dernière seconde de conscience, il le guetta intensément pour y voir naître l'expression de jouissance qui le transfigurait quand elle jouait. Mais il n'y vit rien de tel. Il sut alors que Nadia Fischler n'avait qu'une façon de jouir : jouer.

Hamilton Price-Lynch était dangereux parce qu'il était faible. Abel Fischmayer le savait complètement assujetti à la terreur que lui inspirait sa femme. Avec elle, il n'était pas grand-chose. Sans elle, il n'était rien. Parfois, Abel rêvait de le coincer. Il aurait suffi qu'il eût en main des éléments de taille à le discréditer auprès d'elle. Une bonne petite histoire de tromperie, des photos compromettantes, des adresses, des dates, des preuves. Alors, lui, Abel Fischmayer, et lui seul, aurait présidé aux destinées de la banque : pas plus que sa fille Sarah, Emily ne comprenait rien à la finance.

« Est-ce que Vlinsky est toujours là ?

— Je vais voir, monsieur. »

En face de Price-Lynch, Fischmayer n'avait qu'une peur : l'appeler Ham Burger dans un moment de distraction. Pourquoi s'intéressait-il brusquement à ce Pope ?

« Oscar ?… Fischmayer ! Vous m'avez parlé d'un client, il y a deux jours… Pope, Alan Pope… Prenez son dossier sous le bras et passez dans mon bureau. Oui, tout de suite, merci ! »

Quand Vlinsky entra dans le bureau, Abel fit un effort pour dissimuler le mépris que lui inspirait sa chétive personne. Ses pantalons étaient trop courts, sa cravate avait l'air d'une ficelle, ses yeux de myope striés de jaune ressemblaient à deux œufs mal cuits dont le jaune aurait bavé sur le blanc.

« Asseyez-vous, Vlinsky… alors, Alan Pope ?… »

Il lui prit le dossier des mains, en parcourut rapidement quelques feuilles…

« Bon… Bon… Chez nous depuis quatre ans… Salarié à la Hackett… Parfait… Mensualités régulières… Aucune autre source de revenus en dehors de son employeur… Cadre moyen… »

Oscar Vlinsky leva respectueusement le doigt.

« Plusieurs fois à découvert, monsieur Fischmayer… »

Abel le gratifia d'un regard glacial et continua à marmonner.

« Salaire mensuel net, 1 672 dollars… Retraits… Retraits… Virement. »

Il s'immobilisa sur le mot « virement » comme un chien d'arrêt.

« Virement, 1 170 400 dollars. 1 170 400 dollars ? Vlinsky !

— Monsieur Fischmayer ?

— Taisez-vous ! Cet argent a été porté au crédit du client le 22 juillet au matin… Par qui, Vlinsky ?

— Je ne sais pas, monsieur.

— Comment, vous ne savez pas ? »

Oscar sembla se dissoudre dans ses vêtements tire-bouchonnés.

« Je me suis borné à signaler au service comptable que le client était à découvert. Mon ordinateur…

— Vlinsky ! Allez me chercher immédiatement ce chèque !

— Où ça, monsieur ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? Trouvez-le, c'est tout ! C'est un bordel, ici, ou une banque ?

— J'y vais, monsieur. Mais permettez-moi de vous remettre en mémoire que je vous avais révélé le découvert qui s'élevait à…

— Sortez ! »

Il revint quelques minutes plus tard, transparent à force d'être blême. Sans pouvoir articuler une parole, il tendit un petit rectangle de papier à Fischmayer tout en secouant spasmodiquement la tête d'un air désolé. Abel lui arracha le chèque, le déploya à contre-jour devant une lampe…

« Emis par notre propre banque… Tiré sur le compte de la Hackett… Signé par Oliver Murray… »

Vlinsky agita faiblement la main pour attirer son attention.

« Quoi, Vlinsky, quoi ?

— Le chiffre, monsieur Fischmayer… Regardez le chiffre… » souffla-t-il d'une voix mourante.

Abel lut le chiffre : « 11 704,00 dollars. » Par une mystérieuse osmose, le sang qui avait disparu du visage de son employé sembla réapparaître dans ses propres joues qui s'empourprèrent jusqu'au rouge brique. Vlinsky aggrava son cas :

« J'étais sûr qu'il y avait une erreur ! Quand je vous l'ai signalé, vous m'avez demandé d'appliquer au client le traitement « hors série »… gémit Vlinsky.

— Moi ? Jamais ! Impossible !…

— C'est épouvantable, monsieur… Deux zéros de trop…

— Mais qui ?… Qui ?… » tonna Fischmayer.

Oscar Vlinsky eut une mimique désespérée.

« Je ne vois qu'une possibilité, monsieur : le grand ordinateur nous a trahis ! »

Alan était amer : il n'avait possédé qu'une ombre. Il n'avait pas fait l'amour avec Nadia, mais à Nadia, un corps qui s'était prêté à toutes les combinaisons possibles, mais sans jamais se donner. Dans ce combat singulier qui les avait opposés en une ruade furieuse, chacun n'avait cherché, à travers ses propres fantasmes, qu'à utiliser l'autre comme objet de son plaisir. Pas l'amour l'un avec l'autre, mais l'un contre l'autre. Pourtant, Nadia semblait heureuse, assouvie. Les yeux clos, elle reposait contre l'épaule d'Alan, un sourire détendu sur les lèvres. Il n'osait faire un mouvement de peur de la réveiller.

Clignota la petite lumière blanche qui leur enjoignait d'attacher leur ceinture. Le Falcon vira une fois au-dessus de l'aéroport. Alan aperçut la piste balisée de lumières longeant la mer dont les franges d'écume luisaient d'un éclat sourd, lorsque les vagues venaient mourir sur la plage. Il aurait voulu rester suspendu ainsi entre ciel et terre jusqu'à la fin de ses jours, ne plus reprendre contact avec le réel et ses menaces. Les roues de l'appareil touchèrent le sol.

« On arrive ? » demanda Nadia.

Elle alluma le plafonnier, sortit un miroir de son sac et vérifia son maquillage.

« Tu es parfaite », dit Alan.

Il n'ajouta pas qu'elle avait le visage aussi lisse que si rien ne s'était jamais passé entre eux. D'ailleurs, s'était-il vraiment passé quelque chose ? Il regarda à la dérobée ses pommettes hautes, la ligne charnue de sa bouche, l'arc de ses sourcils. Tout était toujours aussi intact dans l'ordonnance de son beau visage. Seulement, pour une raison mystérieuse, le charme n'opérait plus. Alan se sentait vidé de tout sentiment, de tout désir.

En descendant les trois marches de la passerelle, Nadia eut son geste de semeur habituel. Elle fourra dans les mains du pilote, qui était venu les saluer, une liasse de billets de banque.

Norbert dormait dans la Rolls, ses propres ronflements scandés par une musique pop provenant de la radio qu'il avait laissée allumée. Il était cinq heures du matin. A l'est, le ciel commençait à pâlir en une large bande claire.

Au claquement de la portière, Norbert sursauta, passant instantanément de l'état d'abandon du sommeil au maintien stylé du chauffeur de maître.

« A l'hôtel, monsieur ?

— Au Beach, dit Nadia.

— Vous voulez retourner au Beach maintenant ? intervint Alan.

— C'est le bon moment. Ils commencent à être nerveux, fatigués, ils font des erreurs. Tu vas voir ! On va leur faucher quelques millions de dollars de plus ! »

Elle fouilla dans son sac, en ramena une boule de Kleenex qu'elle déplia avec un soin extrême.

« Regarde, Alan… »

Il distingua une petite masse noirâtre qui avait taché le papier d'auréoles brunes.

« Mon fétiche, lança Nadia avec un clin d'œil. Avec ça, rien à craindre ! »

Elle était complètement folle. Il allait ramasser ses plaques au Beach, leur redemander son chèque et filer au plus vite. Il comprit pourquoi, après l'amour, ils ne s'étaient plus adressé la parole dans l'avion : ils n'avaient plus rien à se dire.

« Le cœur frais d'un lapin gris », expliqua Nadia. Alan se détourna pour masquer son dégoût. A l'est, derrière lui, la bande transparente gagnait encore du terrain sur le noir du ciel sombre. Bientôt, le jour se lèverait. Rideau : pour lui, la fête était finie.

« Je te parie à dix contre un que Hadad nous attend. Il sait que je vais revenir. Personne ne m'a encore lancé un défi sans que je le relève ! »

Parle toujours, tu m'intéresses… Dans une demi-heure, Alan serait terré dans son lit. C'était trop compliqué pour lui, il en avait sa claque. Et merde pour Bannister !

CHAPITRE 16

« Comment ? Répétez ?… »

La cabine n'était pas aérée. Price-Lynch chassa de la main la fumée de sa Muratti qui l'avait envahie. A travers la vitre, il voyait un défilé de robes du soir, de smokings, de teints couperosés, brûlés de soleil. Emily l'avait regardé d'un air soupçonneux quand, pour la deuxième fois en une heure, il lui avait demandé l'autorisation d'aller se laver les mains. La voix d'Abel Fischmayer lui parvenait mal, couverte parfois par des parasites, des grésillements.

« Alan Pope n'est qu'un petit employé, monsieur Price-Lynch. Nous l'avons crédité par erreur !1 170 400 dollars !

— Quelle erreur, Abel ? »

Ham Burger revoyait l'Américain jeter ses plaques sur le tapis. Sur ce point au moins, il avait la réponse à la question que se posait son fondé de pouvoir. Le petit salaud avait joué contre lui avec le propre fric de la Burger. Autant dire le sien !

« Le virement a été effectué le 21 juillet par la Hackett. Erreur d'ordinateur. Les deux zéros placés derrière la virgule ont été comptabilisé. Il aurait dû normalement toucher 11 704 dollars. Je n'ai pu encore joindre les gens de la Hackett pour savoir à quoi correspondait cette somme. Les bureaux sont fermés… »

Hamilton sentit soudain une présence contre lui. Il tourna la tête : derrière la vitre, Emily le dévisageait d'un regard dur et glacial. Elle était d'une jalousie morbide, non par amour, mais parce qu'elle ne supportait pas qu'un être supposé lui appartenir pût respirer en dehors d'elle.

« Une seconde, Abel… Ne quittez pas !… »

Elle était déjà dans la cabine sans qu'il l'eût invitée à y entrer.

« A qui parles-tu ?

— Fischmayer, dit Hamilton en masquant le combiné de sa main.

— Vraiment ? Passe-le-moi, je vais lui dire un mot… »

Elle lui prit l'appareil des mains, le défia des yeux. Hamilton se paya le luxe de prendre une attitude coupable.

« Allô !… »

A son air dépité, il sut qu'elle venait de reconnaître la voix de son fondé de pouvoir.

« Comment va, Abel !… Oui, oui… »

Asphyxiée par la fumée, elle eut une violente quinte de toux. Il ouvrit la porte de la cabine. Elle eut un geste rageur pour lui intimer de la refermer.

« Oui, Abel, oui… Je suis ravie de vous avoir entendu ! Je vous repasse mon mari… »

Elle lui colla le téléphone dans les mains.

« J'ai envie de rentrer. Dépêche-toi, j'attends ! »

Il la suivit des yeux pendant qu'elle se perdait dans la foule.

« Vous êtes toujours là, monsieur Price-Lynch ?

— Oui, Abel.

— Je vais immédiatement prévenir la police ! »

Ham Burger eut un haut-le-corps.

« La police, pour quoi faire ? Vous êtes cinglé !

— Mais monsieur, il faut bien porter plainte ! Le virement est réellement enregistré ! Supposez qu'il tire des chèques ?

— Payez-les !

— Monsieur Price-Lynch, je ne comprends pas ! Il s'agit de notre argent !

— Si quelqu'un est responsable, c'est vous, pas lui !

— Vous préférez que l'affaire s'ébruite et qu'on raconte partout que la Burger est un foutoir ?

— 1 170 400 dollars !

— J'en fais mon affaire ! Si des chèques se présentent, payez ! Dites à Vlinsky de la fermer et ne remuez plus un doigt ! Attendez mes instructions, c'est compris ?

— Bien, monsieur Price-Lynch.

— Pas un mot à personne, vous m'entendez ?

— Oui, monsieur.

— Parfait, Abel. Je vous rappelle demain. »

Il raccrocha sèchement, s'essuya le front, alluma une Muratti au mégot de la précédente. Il resta un moment immobile dans la cabine, réprimant son envie de crier de joie. Puis, il sortit sans refermer la porte et se dirigea vers la salle de jeux où l'attendaient les autres. Avec un peu de chance, il avait désormais la possibilité d'échapper au désastre.

Quand il salua le physionomiste, son plan était déjà prêt dans les grandes lignes.

La Rolls s'immobilisa devant le perron du casino.

« Le Palm Beach, monsieur… » dit Norbert.

Il était cinq heures et demie. Pourtant, un voiturier apparut pour ouvrir la portière côté Nadia. Elle descendit, s'étira et offrit son visage aux premiers rayons de soleil.

« Je suis une des rares personnes au monde à voir chaque jour le soleil se lever et se coucher. »

Elle prit distraitement la main d'Alan :

« Évidemment, je dors quand les autres travaillent. Tu viens ? »

La nuit n'avait pas eu de prise sur elle, aucune ombre ne marquait ses yeux violets limpides.

« Je veux rentrer », s'excusa Alan.

Norbert s'éloigna de quelques pas pour étouffer un bâillement discret. Comme tout le monde sur la Côte, il connaissait Nadia Fischler et déplora qu'elle ait pu mettre aussi vite le grappin sur son patron momentané. Il était plutôt sympathique, ce Pope, avec ces airs de ne pas être dans le coup. Très souvent, les clients affichaient une prétention et une morgue insupportables, comme si payer le droit de poser leurs fesses dans une Rolls leur conférait le privilège d'être mufles. Malheureusement, avec la Fischler, Pope allait se retrouver en caleçon, plumé jusqu'à l'os.

« Alan ? C'est une blague ! s'exclama Nadia.

— Je suis crevé, dit Alan.

— Tu ne vas pas me laisser tomber quand les choses vont devenir passionnantes ! Norbert !

— Madame ?

— Rangez la voiture. On revient. »

Elle lui fourra dans la main le reliquat de l'argent liquide qu'elle avait dans son sac. Norbert l'empocha.

« Parfaitement, madame. »

Elle s'empara du bras d'Alan et l'entraîna dans le hall du casino.

« On joue trois coups ! Quitte ou double ! Banco ! Il faut savoir saisir sa chance ! »

Ils passèrent devant la brigade au grand complet des contrôleurs et des physionomistes : ces gens-là ne dormaient donc jamais ?

La salle était toujours éclairée à giorno, bien que toutes les tables fussent fermées, sauf une, à gauche, dans le fond, dont chaque chaise était occupée par un joueur. Selon les instructions de Houdin, les rideaux restaient tirés tant que le dernier client n'était pas parti, fût-ce à midi. Ainsi, se prolongeait la nuit artificielle propre aux rêves, aux poètes et aux fous. Nadia tira Alan jusqu'à la caisse. Encore plus blême que d'habitude, Giovanni Ferrero leva sur elle un sourcil interrogateur.

« C'est un hold-up, Giovanni ! Le fric ! lui jeta-t-elle avec bonne humeur.

— La totalité ?

— Et comment ! Je vais faire sauter ta foutue banque ! »

Elle revivait brusquement, enjouée, séduisante, pleine de feu, les joues roses, l'œil brillant.

« Alan, tu veux un café ? »

Ferrero poussa devant eux une considérable pile de plaques.

« J'ai prélevé l'argent de l'avion. 70 000 francs. Pouvez-vous tous deux me signer le bon ?

— C'est moi qui signe ! » jeta Nadia en paraphant le rectangle de papier rose.

Ferrero s'absorba dans le fond du bureau à des tâches vagues. Il savait que cette pauvre cloche de type ne se libérerait pas d'elle. Il allait jouer et tout perdre. Ferrero en était malade pour lui. Si une bonne fée lui avait donné la chance de se trouver à la tête d'un capital de 1 200 000 francs, il aurait tiré une balle dans la tête de Nadia sans le moindre remords.

« Viens ! »

Les bras chargés de leurs plaques, elle démarra vers la table de chemin de fer. Elle ne l'avait pas encore atteinte. Elle ne savait pas quelle somme était en jeu. Pourtant, les narines dilatées, elle cria banco.

« Banco suivi, lança le croupier en écho… Messieurs, 2 000 000 francs au banco ! »

Alan s'arrêta net, le plexus broyé par un boulet de canon. Il resta debout entre la caisse et la table, foudroyé. Déjà, Nadia s'emparait des cartes que lui jetait le banquier, les retournait.

« 6 à la ponte », dit le croupier.

A son tour, le prince Hadad abattit son jeu.

Dès cinq heures de l'après-midi, le Romano's se vidait de ses clients. A sept heures, ne restaient sur place que quelques pochards attardés. A huit heures, Tom effectuait la fermeture. Il observa d'un coup d'œil furtif Samuel Bannister et un type qu'il ne connaissait pas, attablés sur la banquette au fond de la salle. Le type était costaud, avec une gueule de clergyman, des cheveux gris fer et des lunettes sans monture. Il s'appelait Cornélius Grant, était avocat de profession et avait jadis usé ses fonds de culotte dans la même école que Bannister. Samuel ne manquait jamais de le consulter en douce dans les cas professionnels épineux. Mais aujourd'hui, il s'agissait davantage d'un cas de conscience.

« Je ne te dis pas que le cas existe, Cornélius, je te demande simplement de faire comme si…

— Répète ta salade.

— Voilà. Suppose que par le biais d'une erreur quelconque, un type qui n'a rien demandé reçoive un chèque d'une grosse boîte…

— La Hackett, par exemple ? » suggéra Grant sans avoir l'air d'y toucher.

Samuel leva vivement les yeux sur lui : Cornélius ne le regardait même pas.

« Si tu veux, va pour la Hackett…

— Un chèque de combien ?

— Un gros. Quelque chose comme un million de dollars et plus.

— En quel honneur ?

— Je te l'ai dit, pour rien, une erreur ! »

Grant le dévisagea avec agacement.

« Si tu cessais de jouer au con, Sammy ? On n'envoie pas un chèque pour rien !

— Bon, d'accord. Suppose par exemple qu'on me vire. On me dédommage avec des indemnités. On me doit 10 dollars, j'en reçois 1 000. La boîte se goure de deux zéros, si tu vois ce que je veux dire.

— Très bien. Et alors ?

— Ce chèque, je l'ai entre les mains. Qu'est-ce que je dois faire ?

— N'y touche pas avec des pincettes. Rends-le !

— Je ne peux pas l'encaisser ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que tu risques de graves emmerdes.

— Tom, deux autres ! » lança Bannister en vidant le fond de son verre.

Il se mordilla les lèvres, déprimé. Depuis l'appel d'Alan, il était rongé de remords et se demandait si son propre dépit ne l'avait pas poussé à précipiter son ami dans une aventure sans issue. Après quelques heures de recul, son plan lui apparaissait vaseux, sans consistance.

« En clair, reprit Cornélius, tu me demandes si c'est une escroquerie de profiter d'une erreur qu'on n'a pas provoquée ?

— Exactement ! »

Tom posa les deux verres sur la table en consultant sa montre ostensiblement.

« Sammy, entre nous, dit Cornélius, c'est toi qui as reçu ce chèque ?

— Non.

— J'aime mieux.

— Mais où est la faute ? C'est pas toi qui a commis l'erreur !

— Peut-être, mais tu sais qu'il y a erreur. Accouche… C'est arrivé à qui ?

— Un copain, lâcha Samuel avec un profond soupir.

— Il a encaissé ?

— Il n'a même pas eu à s'en donner la peine. Il a reçu de sa banque un ordre de virement. Le fric était à son compte, tu comprends ?

— Il a tiré dessus ? »

Bannister se tortilla, de plus en plus mal à l'aise.

« Oui.

— Aïe ! Tu sais ce que je lui dirais si c'était mon copain ? Rends le pognon !

— Et s'il a déjà écorné le capital ?

— C'est un moindre mal. C'est lui qui pourrait alors plaider l'erreur, la distraction… Ne te fais pas d'illusions, Sammy, tôt ou tard, il y aura plainte. Même pour un million de dollars, je ne prendrais pas le risque d'essayer ! »

Tom rangea bruyamment quelques tabourets. Bannister jeta sur la table un billet de 10 dollars chiffonné. Grant et lui étaient amis d'enfance. Pourtant, il n'eut pas le courage de lui avouer qu'il était l'instigateur de l'opération. Cornélius se leva, lui donna une claque sur l'épaule.

« Ne te casse pas trop la tête. Rien ne prouve que, juridiquement, j'aie raison. Après tout, c'est à celui qui commet l'erreur d'en supporter les conséquences. » Samuel ne l'écoutait plus. Sa seule idée était de prévenir immédiatement Alan de tout laisser tomber !

Alan dut s'asseoir tant ses jambes flageolaient. La chaise dorée craqua sous son poids. Il était à une dizaine de mètres de la table de chemin de fer, trop près pour ne pas entendre les exclamations, trop loin pour observer les mimiques. Sur un seul coup, Nadia venait de perdre 2 000 000 francs contre le prince Hadad ! Il se releva malgré lui, fasciné par l'horreur dont il venait d'être le témoin et la victime, se rapprocha de la table entourée d'une électricité presque palpable. Un léger sourire amusé sur les lèvres, Hadad venait de remettre en jeu les deux millions gagnés à Nadia.

Il l'observa avec l'expression gourmande du chat guettant une souris. Elle ne cilla pas.

« 2 000 000 au banco, dit le croupier. Messieurs, faites vos jeux ! »

Silence de cathédrale… Puis, la voix tendue et froide de Nadia :

« Banco. »

Le croupier lui jeta un coup d'œil aigu et annonça :

« Banco suivi. Cartes… »

Le prince, les deux mains posées bien à plat sur le sabot, ne fit pas un geste pour donner.

« Madame… », insista-t-il en dévisageant Nadia.

Elle n'ignorait pourtant pas qu'on devait « éclairer », c'est-à-dire étaler bien en vue la somme risquée sur le coup. Or, elle n'avait devant elle que 400 000 francs.

« Une seconde », dit-elle.

Elle planta ses yeux violets dans ceux d'Alan et lui lâcha d'une voix sourde et basse :

« Ne me laisse pas humilier par ce type ! Je sais que tu as un crédit de 500 000 dollars à la caisse ! Va le chercher ! »

Incapable de proférer le moindre son, Alan secoua la tête de droite à gauche. Il s'aperçut avec épouvante que tous les regards étaient braqués sur eux dans un silence à couper au couteau.

« Vas-y ! » répéta Nadia.

Le prince pianota avec impatience sur le tapis de façon à être vu de toute la table.

« Je te les rends tout à l'heure ! Tu ne risques rien ! Va ! »

Elle se retourna vers le prince, le toisa avec arrogance.

« Une seconde… »

Elle planta ses doigts dans le bras d'Alan et le poussa vers la caisse.

« Giovanni ! Fais-moi tomber ce qu'il a à son crédit ! »

Ferrero jeta un regard interrogateur à Alan.

« Fais ce que je te dis ! ordonna Nadia. Il est d'accord ! »

Nouvelle interrogation muette du caissier.

« Merci ! dit Nadia à Alan qui restait planté la bouche ouverte. Giovanni ! »

Ferrero poussa un soupir et étala les plaques sur le comptoir. Nadia s'en empara sans plus s'occuper d'Alan et se rendit à la table à petits pas raides. Ferrero tourna le dos à Alan qui visa la chaise la plus proche et s'y effondra. Il chercha vainement de l'air. Il étouffait. Il maudit sa faiblesse. Dans un brouillard ouaté, il entendit prononcer à haute voix le mot « Cartes ! » Paralysé d’angoisse, il ferma les yeux et adressa au ciel une prière muette. Il repoussa l'image de Bannister qui l'assaillait : si le malheureux Sammy avait assisté à ce qui se passait, il serait mort sur-le-champ !

La duchesse de Saran ne s'exposait qu'au soleil matinal, et encore, le corps protégé par des voiles transparents. Dès l'ouverture du Palm Beach, son chauffeur la déposait devant l'entrée de la piscine qui s'ouvrait sur la mer. Elle réservait pour la saison l'une des cabanes privées — une vingtaine en tout — qui surplombaient la plage et préservaient leurs occupants des regards indiscrets des autres baigneurs. On pouvait tout faire dans les cabanes. Manger, boire, être complètement nu, se doucher au jet, faire l'amour ou la sieste.

Le duc, son mari, ne venait habituellement la rejoindre que vers midi. Tôt le matin, l'endroit lui appartenait. Les maîtres nageurs installaient les lits de camp que les clients se disputeraient quelques heures plus tard à grands coups de pourboires. Mandy avait essayé deux ou trois de ces athlètes, pour voir, mais n'avait pas jugé leurs performances dignes de leur plastique hérissée de muscles. En outre, ils étaient trop sains pour son goût, hâlés et costauds, simples et robustes dans les étreintes, dépourvus d'imagination.

Son sac de plage balancé à bout de bras, le visage protégé par un immense chapeau de paille noir, les yeux recouverts de lunettes noires, ses voiles blancs flottant autour de son corps mince à la peau délicate, elle émergea des cabines souterraines, et longea le bar pour se rendre à sa cabane.

C'est alors qu'elle vit sortir du restaurant désert séparant la piscine des salles de jeux un jeune homme au visage défait, à la barbe naissante, aux yeux clignotant sous la lumière trop vive du soleil déjà haut. Elle s'arrêta, fascinée. Le type puait la nuit. Probablement un cinglé qui émergeait du tout-va après une nuit d'insomnie. Il avait l'air vidé, son visage se marquait d'ombres.

« Monsieur !… »

Alan eut un regard circulaire pour voir si c'était bien à lui qu'on adressait la parole. Il titubait de fatigue, cherchant désespérément à comprendre comment Nadia, non seulement avait perdu l'argent gagné la veille, mais encore, l'avait convaincu de lui avancer les 200 000 dollars en traveller's chèques confiés au coffre du Majestic. Sans parler de son crédit de 500 000 dollars qui s'était volatilisé en un seul banco. Elle n'avait dit la vérité que sur un point : « Je jouerai trois coups, trois coups seulement ! » Trois coups perdants qui le condamnaient à mort.

« Pouvez-vous me rendre un service ? »

Il la regarda sans répondre, les bras ballants, tordu d'angoisse, ébloui par le soleil. A l'intérieur du casino, la partie continuait. Nadia ne l'avait même pas vu s'en aller. En passant dans le hall, il avait vu à travers un rideau entrouvert l'étincellement d'une eau verte et moirée. Il s'était glissé dans l'entrebâillement d'une baie vitrée, avait traversé l'immense salle où avaient lieu les galas les jours de pluie ou de mistral. A sa droite, une vaste estrade sur laquelle reposaient des instruments de musique. A gauche, la salle noyée de soleil, jalonnée de tables et de centaines de chaises. Devant lui, la piscine. Plus loin, la mer et le ciel, striés verticalement par les mâts des bateaux. Et cette grande femme pâle sans visage, enveloppée de voiles transparents…

« Suivez-moi, ce n'est pas loin. »

Abruti de fatigue, incapable de réfléchir, il lui emboîta le pas. Une seule idée en tête : plonger dans cette eau fraîche, s'y enfouir, se laisser porter par elle à l'infini, s'y laver, s'y noyer. Il observa machinalement la démarche dansante et souple de l'inconnue.

« C'est ici… »

Il pénétra dans une cabane à ciel ouvert aux parois de paille. Deux lits de camp, une table, deux chaises, une douche, un parasol. Mandy déposa son sac de plage par terre, s'accroupit et en ramena un flacon d'huile solaire. Alan la regardait faire, vaguement intrigué. Il la vit faire voler ses voiles par-dessus sa tête et s'aperçut avec stupeur que son corps était recouvert d'ecchymoses bleuâtres. Elle surprit son regard mais ne jugea pas utile de lui expliquer qu'il s'agissait d'un souvenir laissé sur la peau par un plombier. Elle lui tendit le flacon. Il s'en empara. Elle s'allongea à plat ventre sur un des lits, dégrafa son soutien-gorge, fit glisser son slip le long de ses cuisses sans enlever ni son chapeau ni ses lunettes. Il ne connaissait pas son nom. Jusqu'à présent, il n'avait même pas ouvert la bouche. Il se borna à constater qu'elle était nue. Sans penser plus loin.

« Faites couler l'huile sur mon dos. »

Il déboucha le flacon, le pencha avec tant de maladresse que la moitié du liquide se répandit dans le creux de ses reins.

« Massez-moi… »

Il entreprit de lui pétrir la peau du bout des doigts pour étaler l'huile.

« Plus fort. »

Les mains gluantes, il eut le mauvais réflexe de desserrer le nœud de sa cravate. Sa chemise fut instantanément souillée.

« Plus fort ! N'ayez pas peur de me faire mal ! »

Elle se cambrait maintenant, se tortillait, s'agrippait aux montants du lit, émettant un gémissement sourd et continu comme une plainte de bête. Du fond de sa fatigue, Alan sentit monter en lui un jet de chaleur bouillonnante. Ses mains glissaient le long de ses cuisses visqueuses d'huile brune. Elle se retourna soudain, s'assit jambes écartées, enlaça son ventre, lui prit le flacon des mains et fit couler le reste de l'huile dans l’échancrure de sa chemise. Alan se sentit inondé. Elle serra plus fort sa tête contre son ventre, explora son corps, fit aller et venir sa longue main aux doigts nerveux sur les replis les plus secrets de sa peau.

Alan braqua ses yeux droit dans le soleil, tout devint noir. Haletant, il s'abattit sur le lit, la tête vide. Il décrocha un slip de bain qui séchait, arracha ses vêtements entièrement maculés d'huile, enfila le slip et se précipita hors de la cabine sans la regarder. Il courut comme un fou, dévala un escalier de bois, longea un terrain de volley, jouissant de la sensation animale que lui procurait le contact de ses pieds nus s'enfonçant dans le sable brûlant. Il entra dans la mer comme une bombe et s'y anéantit.

CHAPITRE 17

Impossible de dormir. A trois heures du matin, Samuel Bannister était toujours prostré dans le fauteuil du salon, bourrelé de remords et d'incertitudes. Après son entrevue avec Cornélius Grant, il était certain désormais que les choses allaient mal tourner. Sur un coup de dépit contre la Hackett, il avait envoyé son ami à l'abattoir. Il se versa un verre de whisky, le cinquième, se posant mentalement la même question sans réponse : comment tirer son épingle du jeu, se sortir de ce merdier ? Comment revenir en arrière ? Peut-être qu'en empruntant de l'argent, pourrait-il limiter les dégâts, couvrir les dépenses déjà engagées, aller voir Murray, tenter de le fléchir pour qu'il ne porte pas plainte ?

« Samuel… »

Bannister fit un tel bond qu'il se renversa la moitié de son whisky sur les genoux. La voix de Christel était si douce… Il fut instantanément en alerte. Depuis le soir où il l'avait envoyée promener, ils n'avaient échangé que deux phrases. Lui :

« Je te quitte. »

Elle :

« Va au diable ! »

Il avait couché dans la chambre d'amis, lui abandonnant le lit conjugal. Elle ne s'était pas hasardée à lui poser la moindre question. Ils prenaient leurs repas du soir en commun, n'ouvrant la bouche que pour avaler les plats qu'elle avait préparés.

Elle s'installa avec hésitation dans le fauteuil qui faisait face à son mari. En d'autres circonstances, elle se serait déchaînée en le trouvant hors du lit à trois heures du matin. Elle se contenta de répéter son nom.

« Samuel…

— Oui ?

— Depuis combien d'années sommes-nous mariés ?

— Je ne sais plus… Vingt-cinq ?… Vingt-six ?…

— Vingt-cinq. Je voulais te dire… »

Elle se mordilla les lèvres et lui murmura sans le regarder :

« Je suis désolée pour l'autre soir… Désolée… Tu te préoccupais pour Pope… J'étais énervée… »

Il lui jeta un regard aigu pour savoir si ce ton inhabituel ne cachait pas un piège, une relance de la bagarre.

« Oh ! ça ne fait rien…

— Si, si, j'ai eu tort ! J'aurais dû t'épauler, te soutenir… Au lieu de ça…

— Ça ne fait rien, Christel, n'en parlons plus… »

Voilà maintenant qu'il se sentait fondre !

« Tu n'as pas sommeil ?

— Non. Je réfléchissais.

— Tu veux toujours partir ?

— Non. »

Il avait juré à Alan de le rejoindre. Non seulement, il ne le ferait pas, mais il était contraint de lui demander de rentrer. Leur mirifique aventure aurait eu lieu dans leur tête.

« On l'a foutu dehors, tu comprends…

— Je comprends. »

Alors, le plus naturellement du monde, il s'entendit lui dire ce qu'il n'aurait jamais voulu qu'elle apprenne :

« Il faut que tu saches, Christel. Moi aussi, la Hackett vient de me mettre à la porte. »

Alan sortit de l'eau, fit quelques pas sur le sable et tira la chaînette qui actionnait une douche. Le jet dur et glacé lui coupa le souffle. Il se força à rester dessous durant de longues minutes. Il avait nagé très loin au large. La mer avait chassé les miasmes de la nuit. Malheureusement, il avait maintenant les idées assez claires pour comprendre dans quel inextricable pétrin il s'était fourré. Comment annoncer le désastre à Bannister ? Il frissonna, avisa un garçon de bain et lui demanda une cabane.

« Impossible, monsieur. Elle sont toutes occupées. »

Alan le regarda avec méfiance.

« Il n'est que 10 heures. Les clients ne sont pas encore arrivés. Ils les retiennent d'une année sur l'autre. Voulez-vous que je vous installe un lit au bord de la piscine ? »

Il ne voulait pas rentrer à l'hôtel. La nuit artificielle de sa chambre lui rappellerait trop les dernières heures qu'il venait de vivre. Dormir d'abord un peu au soleil, envisager ensuite s'il devait se rendre à la police. Avec le décalage horaire, il ne pourrait pas joindre Sammy avant quatre heures de l'après-midi. Il décida de s'accorder ce sursis. Ses yeux rougis par l'insomnie et le sel lui faisaient mal. Il s'enfonça dans les sous-sols des vestiaires. A la caisse, où trônait une jeune femme blonde, il choisit sur un présentoir une paire de lunettes noires et un maillot de bain bleu marine.

« Quel numéro de cabine, monsieur ?

— Je n'en ai pas. »

Elle eut un air embarrassé.

« Ça ne fait rien. Vous me paierez quand vous partirez. 280 francs.

— Écoutez… » commença-t-il pour masquer sa confusion.

Il avait tellement perdu au casino qu'il refusait, inconsciemment, de payer ses lunettes !

« Je m'appelle Alan Pope. Mon chauffeur va venir vous régler. »

Il ressortit dans la lumière du soleil. Il lui restait quelques billets dans la poche de son pantalon. Mais son pantalon, comme le reste de ses vêtements maculés d'huile, était toujours dans la cabane de l'hystérique qui venait de le violer. Il préféra renoncer à son argent plutôt que l'affronter de nouveau. Par souci d'honnêteté, il voulut lui rendre le maillot de bain qu'il lui avait emprunté. Il redescendit dans les vestiaires, ôta le maillot mouillé, enfila le neuf et remonta vers la piscine.

« Votre lit, monsieur. »

Le garçon lui tendit une serviette.

« Vous voulez un parasol ?

— Non, merci, non… Dites-moi, j'ai une voiture au-dehors. Pourriez-vous demander à mon chauffeur de me rejoindre ?

— Certainement ! Quelle marque ?

— Rolls blanche décapotable, dit-il avec gêne. Il s'appelle Norbert.

— J'y vais !

— Pourrais-je avoir aussi du café fort et quelque chose à manger ?

— Bien sûr ! Qu'est-ce qui vous ferait plaisir ?

— Des œufs, du jambon, un peu de vin rouge…

— Tout de suite ! »

Il reprit le maillot mouillé et se dirigea vers les cabanes : elles se ressemblaient toutes. Il se souvint alors que chacune d'elles étaient surmontée d'un mât auquel s'accrochaient des drapeaux de nationalités différentes. Au-dessus de la sienne, il avait repéré la croix blanche sur fond rouge de la Suisse. Il s'en approcha doucement, lança le maillot par-dessus la paroi de roseaux et revint en courant se jeter sur son lit.

Le prince Hadad louait trois suites à l'année au Majestic. En saison, dix-huit, réparties sur plusieurs étages, de façon à ce que ne se croisent pas les différentes castes sociales que ses affaires ou son bon plaisir l'amenaient à fréquenter. Ce délicat travail de ségrégation incombait à Khalil, son secrétaire privé. Tour à tour rabatteur, conseiller particulier, ambassadeur extraordinaire, Khalil avait pour tâche principale de deviner les désirs de son maître avant même qu'il les eût exprimés. Il s'agissait de prévoir et de faire en sorte que ces prévisions pussent se matérialiser selon les caprices du prince. Ainsi, cinq appartements du quatrième étage étaient réservés pour les invités de passage. Autant appeler les choses par leur nom, des putains de luxe payées à prix d'or qui auraient pu en remontrer pour la classe, la bonne éducation et la discrétion, à l'épouse d'un ministre plénipotentiaire. On les payait uniquement pour rester là et attendre. Hadad, dont les parties se prolongeaient parfois jusqu'à midi, avait souvent une petite faim avant de s'endormir.

Le cinquième étage était réservé à la dernière de ses femmes légitimes, ses trois enfants, une troupe de nurses et de précepteurs. Au septième, les appartements du prince dont une partie était réservée à Khalil et à Gonzalez, son coiffeur privé. Gonzalez assurait une présence permanente de vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Porté sur les nourritures fines, il avait droit à une note de frais illimitée. Il passait ses journées à se dorer au soleil, manger, se gorger de grands vins, regarder la télévision, coiffer la princesse Aïcha, épouse du prince, faire rire les enfants, polir les ongles de Khalil ou exécuter un brushing à l'une des putains si elle lui était particulièrement sympathique. Hadad, paresseux et peu porté sur les expériences négatives, priait souvent Khalil de les essayer pour lui, ce dont le secrétaire ne se privait pas.

Tous les avantages dont il jouissait avaient évidemment leur contrepartie. Le prince ne tolérait pas que quiconque de ses gens ne fût pas à sa disposition au moment de son retour du casino. Khalil regarda sa montre : neuf heures du matin. Il étouffa un bâillement et s'adressa aux quatre filles qui somnolaient sur des divans.

« Vous feriez mieux de vous tenir prêtes. Le prince ne va plus tarder.

Il avait attribué une note à trois d'entre elles. 12 à la Finlandaise, 14 à l'Allemande, 13 à la Française. Malgré son sens du devoir, il n'avait pas testé la quatrième dont les mélanges de sang qu'elle avait avoués l'avaient empêché de lui donner une nationalité bien définie. Elle s'appelait Karina.

« Karina !… Debout ! Tu as entendu ce que j'ai dit ? »

Elle était très grande, blonde, mince, et était arrivée dans un étourdissant tailleur de lin blanc. Elle lui sourit, s'étira, faisant saillir dans son mouvement la pointe de ses seins. Khalil l'observa, vaguement intéressé.

« Tu es crevée ?

— Un peu…

— Tiens… »

Il lui jeta une liasse de billets roulés en boule. Elle se baissa, les ramassa, se passa la langue sur les lèvres et fit mine de les manger.

« Mmm… C'est bon !

— Tu en mangerais ?

— Et comment !… dit Karina.

— Chiche ? lui jeta Khalil.

— Chiche ! Quel est l'enjeu ?

— Qu'est-ce que vous en pensez ? demanda Khalil aux autres filles.

— Elle en mange un, vous lui en donnez un autre, proposa la Française.

— Mais des gros, intervint l'Allemande.

— Des billets de 500 francs », trancha Karina.

Khalil en sortit un énorme paquet de sa poche. Pour lui comme pour Hadad, ils n'avaient aucune signification. En les empilant bien, il en rentrait chaque jour de quoi remplir une piscine olympique.

« On commence ?

— D'accord, dit Karina, je suis prête. »

La Finlandaise battit des mains : c'était un jeu sensationnel !

« Bouffe ! » ordonna Khalil en tendant le premier billet.

Karina s'en empara en riant, le roula en boule et l'avala.

« Et voilà !

— C'est bon ?

— Délicieux ! Encore !… »

Elle ouvrit grand son sac pour mieux y enfouir les bénéfices de sa performance. Au dixième billet mangé Karina modifia légèrement sa technique. Elle se mit à mâcher. Au quinzième, son teint vira au vert. Courageusement, elle l'avala. Maintenant, chaque billet englouti était suivi d'une rasade de champagne. Son front se couvrit de sueur.

« Vingt ! » s'exclama l'Allemande.

Une lueur d'orgueil dans l'œil, Karina étreignit le billet, prit dans sa bouche une gorgée de champagne, releva la tête et le fit disparaître entre ses lèvres grandes ouvertes.

« Vingt et un ! »

Au vingt-cinquième, le visage convulsé, elle courut dans la salle de bains et vomit. Khalil haussa les épaules.

« Quand je raconte que l'argent ne fait pas le bonheur, personne ne me croit. »

« Vous m'avez fait demander, monsieur ?

— Oui, Norbert, dit Alan en ouvrant les yeux. J'ai eu quelques petits ennuis avec mes vêtements… Un type qui m'a renversé du ketchup dessus…

— Voulez-vous que j'aille jusqu'à l'hôtel et que je vous rapporte du linge de rechange ?

— C'est très gentil à vous… Un pantalon, une chemise, des chaussures… Vous n'avez qu'à ouvrir l'armoire.

— Rien d'autre, monsieur ?

— Je suis parti sans argent. Si vous pouviez en demander un peu à la réception, j'ai un compte.

— Combien, monsieur ?

— Mille francs. »

Norbert sortit de sa poche deux billets de 500.

« Si je peux me permettre ? »

Sidéré, Alan hésita à les prendre.

« Vous voulez peut-être davantage ? dit Norbert en esquissant un nouveau geste.

— Non, non, merci, c'est assez !

— Bien, monsieur. Je reviens tout de suite. »

Il eut un sourire, remit sa casquette et tourna les talons. La veille, au début de la nuit, il avait raflé près de 8 000 francs au poker aux chauffeurs des deux autres Rolls.

Mais à la différence de son employeur, il n'était pas assez fêlé pour laisser à une Nadia Fischler la chance de les lui reprendre !

Pensivement, Alan le regarda s'éloigner. Lui restaient pour toute fortune les 20 000 dollars que Sammy l'avait forcé à prendre « pour ses frais ». Ailleurs et en d'autres temps, une petite fortune. Mais à Cannes, au train où allait la débâcle, à peine de quoi payer les pourboires de la journée !

Le marmiton chargé du guet fit irruption dans la cuisine.

« Il s'en va ! »

La brigade à demi assoupie se réveilla. Mario resserra son nœud papillon et se précipita dans la salle de jeux. Il était dix heures du matin. De loin, il aperçut le prince qui lui fit signe de la main. Chaque fin de partie, c'était le même rituel. Hadad avait faim, mais par un caprice bizarre, ne voulait manger au Majestic que des plats préparés au Palm Beach. Quatre hommes demeuraient en cuisine pour les lui confectionner. Ils se moquaient complètement de passer des nuits blanches. La saison ne durait que trois mois, l'année en comportait douze, et avec ce que Hadad leur laissait comme pourboires, ils la passaient confortablement.

« Prince ?

— Que me proposez-vous ?

— Poisson ou viande ?

— Poisson. Grillé, simplement grillé. Et des crêpes. »

Mario se félicita mentalement que le prince n'eût pas envie d'un soufflé.

« Des fruits ?

— Si vous voulez. Je voudrais me mettre à table dans un quart d'heure.

— Certainement ! »

Mario traversa en courant la salle vide, entra dans la cuisine et passa la commande. Tout le monde se mit au travail. Devant l'entrée de service du Beach attendait une camionnette. On y chargerait le repas pour le transporter tout chaud au Majestic. Bien entendu, Gil Houdin ne facturait jamais ce genre d'additions. Pour les gros clients, tout était gratuit au casino. Il eût été mesquin de demander 1 000 francs à un homme qui démarrait en juillet avec un capital d'attaque de 4 millions de dollars.

Hadad ignorait d'ailleurs ce genre de détail. A Mario, qui lui portait son repas dans sa suite, il glissait régulièrement 10 000 francs. Le maître d'hôtel les partageait scrupuleusement avec ses collaborateurs selon des calculs compliqués tenant compte de la hiérarchie et de l'ancienneté de chacun dans la maison. Comme Mario, pas plus que le prince, ne savait combien d'invités attendraient son retour, les plats commandés étaient cuisinés sur la base d'une douzaine de personnes…

Hadad était de bonne humeur. En quelques bancos, il venait de rafler jusqu'au dernier sou de Nadia Fischler. L'année précédente, il lui avait envoyé Khalil pour la prier de coucher avec lui. A son immense surprise, elle avait refusé ! Le prince savait pourtant d'expérience que la vertu d'une femme ne tenait qu'à un chiffre. Vexé, il s'était juré de la posséder autrement. Il fit un crochet par la piscine. Rien ne le mettait plus en joie que de voir s'ébattre dans l'eau fraîche les trois enfants de sa dernière épouse. Quand les gosses l'aperçurent, ils vinrent à lui en poussant des cris de joie.

« Père ! dit l'aîné, faites-nous des petits bateaux ! »

Hadad fouilla dans ses poches en souriant. Dix minutes par jour avant d'aller se restaurer, faire l'amour et dormir, rien ne lui était plus doux que de faire plaisir à sa progéniture.

Alan vida progressivement ses poumons et se laissa couler au fond de la piscine. Trois mètres d'eau au-dessus de la tête, il s'étendit sur le carrelage de céramique bleue, y demeura aussi longtemps que possible. Il remonta à la surface avec la mollesse d'une algue. Il inspira profondément, agrippé au rebord du bassin. Les yeux fermés, il entendit tout près de lui des rires d'enfants et écarta de la main des morceaux de papier qui lui frôlaient désagréablement le visage. Les rires redoublèrent. Il ouvrit les yeux. L'endroit où il avait fait surface était sillonné de bateaux en papier que trois gosses, dont l'aîné devait avoir à peine dix ans, poussaient sur les vaguelettes. Derrière eux, plusieurs nurses et le prince Hadad. Un des petits navires heurta l'arête de son nez. Alan le repoussa, y jeta un coup d'œil machinal et, d'émotion, but une tasse : comme le reste de la flottille, il avait été confectionné avec un billet de 500 francs !

« Ahmed ! s'emporta le prince Hadad contre son fils. Excusez-le, je suis désolé ! »

Alan se hissa péniblement sur le rebord du bassin, secoua la tête et glissa. Pour lui éviter de tomber, Hadad lui prit la main, perdit l'équilibre à son tour et s'accrocha à ses épaules. Perçue par les spectateurs, la scène ressemblait à une accolade prolongée et affectueuse.

« Bravo pour votre banco gagnant… » dit le prince en reconnaissant Alan.

Il ne lui lâchait toujours pas la main.

« Malheureusement, précisa-t-il en feignant d'être désolé, je viens de gagner la deuxième manche. J'ai tout repris à votre partenaire.

— C'est le jeu, dit Alan comme s'il avait été un vieil habitué des tapis verts.

— Je m'appelle Hadad. Prince Hadad.

— Alan Pope.

— Très heureux. Je serai ravi de vous offrir une revanche. »

Alan se rappela la phrase de Samuel : « Comporte-toi toujours comme si tu étais riche. »

« Merci, dit-il. Pourquoi pas ? »

Ils se serrèrent la main une fois de plus. Alan repartit vers son lit sans remarquer la fille blonde qui, à cinq mètres à peine de lui, renvoyait au large du bout des orteils un navire-billet que le vent avait poussé vers elle. Le prince Hadad loucha instantanément vers la ligne fuselée de ses jambes blanches. Elle était assise au bord de la piscine, les jambes pendant dans l'eau. Elle releva son visage pour l'offrir au soleil. Hadad eut un choc : Marilyn ! Il avait vu dix fois tous ses films qu'il s'était fait projeter dans sa salle de cinéma où le plafond faisait office d'écran, le maître de maison et ses invités étant couchés sur un lit de quatre mètres sur quatre. Marilyn avait hanté ses nuits. Elle était là ! Un prince n'adressait jamais directement la parole à une femme. S'il désirait la connaître, il lui déléguait un ambassadeur, en l'occurrence, Khalil. Mais Khalil l'attendait au Majestic avec les putains-somnifères, le coiffeur Gonzalez, et le repas que Mario devait tenir au chaud dans sa camionnette transformée en cuisine roulante.

Pour la première fois de sa vie, Hadad transgressa un de ses principes. Il s'approcha de l'inconnue qui lui tournait le dos, se pencha sur sa nuque et lui murmura en anglais :

« Je suis le prince Hadad. Vous aimez mes petits bateaux ? »

Ce fut peut-être un cauchemar qui l'éveilla. Peut-être l'ombre.

« Hello ! »

Une silhouette d'homme s'interposait entre le soleil et Alan qui n'en percevait que la forme générale sans en distinguer aucun détail. Posé sur une petite table métallique, le plateau contenant le repas qu'il avait commandé. Il souleva le couvercle d'un plat, trempa un doigt dans les œufs : ils étaient chauds. Il apprit ainsi qu'il ne s'était assoupi que quelques minutes.

« Vous me reconnaissez ? dit la voix. Nous avons joué l'un contre l'autre ! »

L'homme se déplaça de façon à se montrer en plein soleil. Encore ébloui, Alan identifia un short bermuda d'un bleu délavé, une chemisette genre tennisman. Au-dessus du col de la chemise, un cou de dindon supportant la tête de Hamilton Price-Lynch. Alan se dressa d'un bond.

« Ne vous levez pas, cher ami ! Mangez, je vous en prie, vos œufs vont refroidir !… Hamilton Price-Lynch, enchanté !

— Pope… Alan Pope…

— Américain ?

— Oui.

— Côte Est ?

— New York.

— Moi aussi ! Mangez, mangez… »

Alan s'attaqua à ses œufs. Il les mâchouilla comme s'il se fût agi d'une viande trop dure : rien ne passait.

« En vacances ?

— Oui… bredouilla-t-il en essayant désespérément d'avaler la bouchée qui refusait de quitter le rempart de ses dents.

— Quel beau pays, n'est-ce pas !… J'y viens depuis dix ans avec ma femme. Où êtes-vous descendu ?

— Majestic.

— Nous aussi !

— Vous êtes arrivé quand ?

— Hier. »

Il était possible que les flics fussent en attente derrière lui, cachés dans un coin d'ombre.

« Vous êtes dans quelle branche, monsieur Pope ? »

Alan lui désigna la bouteille de vin.

« Avec plaisir, dit Price-Lynch. J'espère que je ne vous dérange pas ? »

Réprimant le tremblement de ses mains, Alan lui servit à boire, haïssant Bannister de n'avoir même pas prévu ce genre de question.

« Pas du tout », bafouilla-t-il.

Ham Burger trempa les lèvres dans son verre.

« Il est très bon. Excellent… Quel genre d'affaires traitez-vous, monsieur Pope ? »

Alan feignit de s'absorber dans la confection d'une tartine de beurre.

« Des affaires… »

Hamilton lui jeta un regard plein de considération.

« Passionnant ! »

Il prit un temps et laissa tomber avec négligence :

« Je suis dans la banque. Mais peut-être connaissez-vous ?… La Burger. »

Alan s'étrangla, trouvant brusquement au vin un goût de vinaigre.

« Nous avons une trentaine de succursales. »

Alan se concentra intensément sur le plat où surnageaient dans l'huile des résidus de ses œufs, les essuyant farouchement du bout de sa fourchette sur laquelle il avait planté un morceau de pain. Il n'osait plus lever les yeux sur Price-Lynch.

« Vous aimez les œufs, hein ? »

Pourquoi continuer ce jeu idiot ? La phrase se forma dans sa tête : « OK, Price-Lynch, cessons de jouer au con, je baisse les bras, faites-moi coffrer ! »

« Votre partenaire ne manquait pas d'estomac, hier soir. Il a dû vous falloir un sacré cran pour la suivre, chapeau ! On dit qu'elle est suicidaire : elle aime perdre. Aimez-vous perdre, monsieur Pope ? »

Comme Alan ne répondait rien, il ajouta :

« Moi pas. J'adore gagner ! »

Il se redressa, salua de la tête.

« Votre vin était exquis, monsieur Pope. A très bientôt, nous nous reverrons sûrement. Je suis charmé d'avoir fait votre connaissance ! »

Il se faufila entre les lits dont la plupart étaient maintenant occupés. Le soleil tapait très durement. Alan s'enveloppa dans sa serviette. Il avait froid.

« Vous avez vu le journal ? » demanda Cesare di Sogno à Goldman.

Il exhibait fièrement un Nice-Matin. En page 4, sur trois colonnes, s'étalait une photo les représentant sur l'estrade du Majestic. Légende : « Cesare di Sogno remet le prix Leader à Louis Goldman. »

« Et ce n'est qu'un début ! dit Cesare. Attendez donc les quotidiens de Paris et les magazines ! »

Il avait eu la malchance de se laisser coincer par Marc Gohelan en quittant le Majestic. Pourtant, il était sorti par la porte de service.

Avec courtoisie, Gohelan lui avait demandé si la note de la réception devait être mise sur son compte ou sur celui du producteur.

« Goldman ! » avait lâché Cesare sans broncher.

Il appréhendait l'instant où Goldman, questionné de la même façon, répondrait « Cesare di Sogno ! »

« Un triomphe, Lou !… Un triomphe !… Vous avez une table ce soir ?

— Et vous ?

— Je suis invité de tous les côtés, c'est affreux ! Je ne voudrais fâcher personne. Qui avez-vous à la vôtre ?

— Des tas de gens… dit Goldman sans se compromettre.

— Pourquoi ne pas faire table commune ?

— Avec qui ?

— Les Hackett, les Price-Lynch, le duc et la duchesse de Saran…

— Vous connaissez le duc ? s'étonna Goldman.

— Très, très vieux amis à moi ! Mandy est une copine ! »

Désireux de le mettre dans sa poche, Cesare prit le risque d'ajouter :

« Venez donc vous joindre à nous avec votre femme et vos amis… Bien entendu, vous êtes mes invités !

— Pas question ! affirma Goldman qui n'avait pu réussir à avoir une table. Je veux bien accepter, mais à condition que ce soit moi qui invite ! »

Occasion inespérée de rebrancher l'industriel et le banquier sur La Nuit où mourut le soleil.

« Mes amis ne me le pardonneraient pas ! protesta Cesare. Alors, d'accord, j'arrange tout ! »

Il se dirigea vers le bar, tout de blanc vêtu, une serviette de tennisman passée négligemment autour du cou. L'ennui, c'est qu'il n'était invité par personne.

Alan courait sur le tapis, franchissant les douzaines, tournant autour de l'impair, feintant du rouge au noir, tentant désespérément d'échapper au râteau du croupier qui voulait le prendre pour le jeter dans un tas de grosses plaques roses. Mais il était trop tard. Il s'immobilisa sur le zéro, son chiffre prédestiné, et attendit qu'on le ratisse…

« Hello… »

Péniblement, il chercha à s'évader des brumes de son cauchemar.

« Vous êtes en train de virer à l'écarlate. »

La voix n'était pas désagréable et s'exprimait en anglais. Sans savoir à qui elle appartenait, Alan lui fut reconnaissant de le tirer de son rêve. Il mit sa main en abat-jour devant ses yeux. La réverbération était insoutenable.

« Je m'appelle Sarah. Sarah Burger. »

Ses muscles se crispèrent.

« Ne bougez pas ! dit Sarah. Je viens en ambassadeur. »

Alan réussit à s'asseoir sur le bord de son lit de camp.

« Pope… Alan Pope… »

Elle s'assit à ses côtés.

« Je sais. Au nom des deux familles, je suis chargée de vous inviter ce soir au gala de charité.

— Quelles familles ? bredouilla Alan.

— Les Burger et les Hackett. Autant dire les Capulet et les Montaigu. »

Elle n'était ni belle ni laide et pourtant, il y avait rupture d'harmonie quelque part. Prises séparément, les différentes pièces de son anatomie étaient parfaites. Rien à dire des jambes, des grands yeux marron, des cheveux châtains, de la bouche ironique, des mains, de la ligne des épaules. C'était l'ensemble qui clochait. La nature avait rendu impossible ce mariage de perfections multiples.

« Alors, c'est oui ? »

Il s'imagina avec terreur trônant entre les deux hommes à qui il devait d'être ici, Arnold Hackett, Hamilton Price-Lynch.

« Je dois vous avouer que les galas m'assomment et que la charité me navre. Les rombières à chien chien ne sont pas mon fort. Vous aimez les chiens ?

— Les gros, dit Alan.

— Et les rombières ?

— J'en connais peu.

— Vous avez tort. Elles ont des raffinements dans la cruauté qui nous dépassent. La jeunesse des autres les rend malades. Elles sont parfois étincelantes dans la vacherie. J'aime la vacherie. Au moins, on sait où on va. Vous m'êtes sympathique. Vous paraissez plutôt inoffensif. Hamilton vous a décrit comme le plus redoutable intermédiaire de l'Arabie Saoudite. Je n'en crois pas un mot. Pourtant, le prince Hadad a l'air de vous adorer. Il ne serre pas tout le monde dans ses bras comme vous ! »

Derrière ses verres teintés, Alan ouvrit des yeux ronds.

« Vous connaissez Hamilton ? enchaîna-t-elle.

— Non.

— Allons donc ! Vous l'avez plumé hier soir au chemin de fer. Vous bavardiez avec lui il y a dix minutes à peine. Le petit bonhomme… C'est le caniche nain de ma maman, elle a cru intelligent de l'épouser. Une femme de fer dans un corset de velours. Qu'est-ce qu'il vous a raconté ? »

Alan secoua la tête en signe d'ignorance.

« Il vous a forcément dit quelque chose. Il n'adresse la parole aux gens que s'il en espère un avantage. Expliquez-moi, monsieur Pope… Quel genre d'avantage peut bien attendre de vous Ham Burger ?

— Je ne sais pas.

— C'est un salaud. Le pire cochon de salaud que la terre ait jamais enfanté ! »

Mal à l'aise, Alan changea de position.

« Quittez vos lunettes. Je voudrais voir vos yeux. Quittez-les ! »

Alan s'exécuta, clignant des paupières sous la brûlure de la lumière.

« Vous avez un regard d'innocent ! Vous voulez un conseil ? Quoi que mon beau-père vous propose, refusez ! Ce soir, je vous tiendrai la main, je l'empêcherai de vous dévorer ! »

Alan remit ses lunettes.

« Je ne suis pas libre.

— Menteur ! Rendez-vous à neuf heures dans le hall du Majestic. Nous partirons ensemble. Merci d'avoir accepté, ne soyez pas en retard ! »

Elle s'éloigna avec assurance. Ébahi, il se traîna jusqu'à la piscine et s'y laissa choir.

CHAPITRE 18

« Vlinsky, vous êtes un âne !

— Oui, monsieur Fischmayer.

— Vous venez de commettre la plus grave des fautes professionnelles !

— Moi ?

— Vous ! D'ores et déjà, j'émets toutes les réserves sur la suite de votre carrière dans cette maison !

— Mais, monsieur Fischmayer…

— Taisez-vous ! Nous versons inconsidérément 1 170 400 dollars à un client et vous ne vous en apercevez même pas ? A quoi servez-vous à la Burger ?

— Je vous demande pardon, monsieur Fischmayer, mais je vous avais signalé le découvert !

— Vous ne m'avez jamais rien dit ! Jamais ! »

Tant de mauvaise foi donna le courage à Vlinsky de faire front.

« 327 dollars, monsieur Fischmayer ! Je le jure ! Ici même, dans votre bureau !

— 327 ! hennit Fischmayer. Que voulez-vous que j'en fasse ? »

Il comprit que le téléphone devait sonner depuis un moment. Il l'arracha de son support tout en menaçant Vlinsky du doigt.

« Je ne suis pas là ! aboya-t-il en raccrochant sans lâcher son employé de l'œil.

— Vous avez le culot de me parler de 327 dollars quand plus d'un million vous file sous le nez ! Pope ! Un inconnu ! Vous n'avez même pas eu la puce à l'oreille ! »

Nouveau grelot du téléphone…

« Je viens de vous dire… » hurla Fischmayer.

Vlinsky le vit soudain se figer et écouter attentivement tandis que ses yeux tournaient comme des billes dans ses orbites. Il masqua le bas de l'appareil de la paume de sa main.

« Vlinsky ! Sortez !

— Un dernier mot, monsieur Fischmayer…

— Dehors » !

A son teint rouge cramoisi, Vlinsky se rendit compte que l'instant ne se prêtait pas au dialogue. Il battit en retraite sur la pointe des pieds, referma très doucement la porte derrière lui.

« Comment allez-vous, monsieur Price-Lynch ? dit Fischmayer d'une voix changée.

— Bien, Abel, bien… Vous avez parlé à Vlinsky ?

— A l'instant même, monsieur Price-Lynch.

— Pouvons-nous compter sur sa discrétion ?

— Certainement !

— Avez-vous reçu des chèques signés par Alan Pope ?

— Pas encore, monsieur.

— Si le cas se présente, vous savez ce que vous avez à faire ?

— Oui, monsieur Price-Lynch. Je paie.

— Parfait, Abel. Maintenant, écoutez-moi bien… J'ai d'autres instructions urgentes à vous donner à propos de ce client… »

Abel Fischmayer ouvrit toutes grandes ses oreilles. D'étonnement, sa mâchoire se décrocha.

Toutes les tables étaient réservées pour le déjeuner. Les maîtres d'hôtel roulaient déjà les voitures chargées de victuailles. De vieilles dames barbotaient dans le petit bain. Des athlètes prenaient leur élan sur le grand plongeoir. Théoriquement, il était interdit de se promener les seins nus sur le bord de la piscine. En fait, de seize ans à cinquante et plus, toutes les femmes valides avaient dénudé leur poitrine. Certaines, refaites, gardaient par rapport au torse un angle de quatre-vingt-dix degrés, quelle que soit la position adoptée par leurs propriétaires. Couchées, leurs seins pointaient vers le ciel tels des obus. Debout, ils semblaient refuser les lois de la pesanteur. Pour entrer au Beach, on passait automatiquement par les cabines des vestiaires pour déboucher en pleine lumière sur le terre-plein où se creusait le bassin olympique : il convenait de ne pas rater son entrée. Des dizaines de paires d'yeux guettaient les nouveaux venus. Les timides s'enveloppaient d'un peignoir qu'ils ne quittaient qu'une fois rendus à leur place. D'autres, fiers de leur corps ou se fichant complètement de leur apparence, arpentaient le carrelage de céramique avec la même assurance que s'ils eussent été chaussés de bottes.

La géographie de la Carte du Tendre était extrêmement mouvante. La vie se déroulait en accéléré. Les rencontres avaient lieu le soir, les adieux se faisaient parfois la nuit même. Les passions étaient fugaces, les chagrins d'amour n'existaient pas, les serments n'avaient pas droit de cité.

L'entrée de Norbert Testore en uniforme noir ne passa pas inaperçue : avec les maîtres d'hôtel, il était le seul à arborer une cravate.

Il fit majestueusement le tour du bassin, imperméable aux regards goguenards de ceux qui étaient nus.

« Monsieur… »

Il se pencha un peu plus au-dessus de son client et comprit qu'il dormait.

« Monsieur Pope, insista-t-il en ôtant sa casquette…

— Oui ? dit Alan en remuant faiblement la tête.

— Tout est arrangé ? J'ai laissé vos vêtements dans les vestiaires. Je me suis permis de régler vos achats.

— Merci, Norbert… Merci !

— A mon avis, monsieur, vous ne devriez pas dormir au soleil. Pourquoi ne pas retourner à l'hôtel pour y faire une sieste ?

— Quelle heure est-il ?

— Onze heures.

— Vous m'autorisez un dernier bain ? »

Norbert eut un sourire poli.

« Je vous attends devant la porte. »

Avec la même dignité, il entama le trajet en sens inverse.

« Hello, monsieur Pope ! Bien remis de vos émotions ? »

Alan découvrit un gros homme jovial qui portait sa bedaine agressive avec la même arrogance qu'il tétait un énorme cigare éteint.

« Louis Goldman ! »

Il s'empara de la main d'Alan et la secoua chaleureusement.

« Vous m'avez donné des vapeurs hier soir ! Comment s'est terminée la nuit ?

— Plutôt mal, dit Alan.

— Vous permettez ? »

Goldman s'assit sans façon sur son lit.

« Nadia est cinglée ! Vous la connaissez depuis longtemps ? Si elle avait voulu !… Nous nous sommes tous traînés à ses pieds pour qu'elle condescende à tourner ! Elle est passée à côté d'une grande carrière ! »

Il héla un garçon.

« Vous avez de la langouste froide ?… J'ai un petit creux, dit-il à Alan. Vous en voulez ? Apportez aussi du Dom Pérignon bien frappé ! »

Comme tout le monde, Alan connaissait son nom. Mais comment Goldman connaissait-il le sien ?

« Vous vous levez ou vous ne vous êtes pas encore couché ?

— Pas encore couché.

— Mauvais, ça, mon vieux. Si vous devez encore flamber ce soir, il faut dormir ! Le jeu, ou le ring, c'est pareil ! Pas d'alcool, pas de femmes, repos et culture physique ! Vous êtes dans quoi ?

— Les affaires…

— Vous avez l'air au mieux avec Hadad. On dit qu'il est très dur. Vous avez déjà traité avec lui ?

— Non », dit Alan.

Goldman continua à lui poser des questions anodines, lui parla de l'industrie cinématographique en général, de ses projets en particulier.

« Avec le culot dont vous avez fait preuve hier soir, vous auriez fait un bon producteur ! Ça vous aurait amusé ? Ah ! Posez-la là ! »

Le garçon ouvrit la bouteille de champagne et installa le plateau contenant la langouste sur une petite table. En quelques bouchées puissantes, Goldman la dévora. Il tendit un verre de champagne à Alan.

« Vous avez une bonne table pour le gala ?

— Je n'y vais pas. Je débarque et je n'ai pas encore fermé l'œil depuis les États-Unis. »

Il avait toujours son verre plein à la main. Pourtant, le contenu de la bouteille avait déjà baissé de plus de la moitié. Comment Goldman pouvait-il boire aussi vite ?

« Dormez un peu cet après-midi et soyez dès nôtres ce soir ! Ma femme sera ravie de vous connaître. J'ai fait une grande table. Vous êtes mon invité !

— Merci, dit Alan, mais je ne pense pas. »

Goldman s'octroya une dernière coupe, se leva.

« Vous êtes le bienvenu ! Mon chauffeur viendra vous prendre. »

Il lui fit un petit salut de la main et s'éloigna. Maintenant, tous les lits étaient occupés. Une cascade se jetait dans la piscine. Avant de rejoindre Norbert, Alan eut envie de s'y plonger. Il fit deux pas et se heurta au garçon qui avait servi Goldman.

« S'il vous plaît, monsieur, pour la langouste et le Dom Pérignon de M. Goldman, je me suis permis de les mettre sur votre note. »

La duchesse Armande de Saran ne s'était pas donné la peine de jeter les vêtements gluants d'huile que Alan — dont elle ignorait le nom — avait abandonnés dans la cabane. Elle gisait, le corps entièrement enveloppé de ses voiles, à l'exception du pubis qu'elle offrait au soleil. Deux fois par semaine, elle prenait un « bain de pubis », après avoir lu dans un magazine de beauté que l'exposition aux ultraviolets de cette zone génitale activait la circulation sanguine tout en étant bénéfique pour la mémoire.

La sienne était réticente aux visages et aux noms. En revanche, elle enregistrait et lui restituait comme une plaque sensible le souvenir des coups qu'elle avait reçu. Sa raclée la plus phénoménale lui avait été administrée à Paris, en son hôtel du Bois, par deux voyous qui l'avaient ligotée au bidet de la salle de bain à l'aide de fils électriques. Son bras cassé n'avait été qu'un incident. Mais ses deux millions de dollars de bijoux envolés lui avaient causé quelques tracas. Les gens de l'assurance, flairant l'affaire louche, l'avaient menacée d'une enquête approfondie si elle maintenait sa prétention à se faire rembourser le préjudice subi. La duchesse, en accord avec le duc Hubert, son mari, avait préféré renoncer à porter plainte plutôt que d'affronter le scandale. Toutefois, pour marquer son mécontentement envers des gens aussi mal élevés, avait-elle contracté une nouvelle police chez des assureurs rivaux.

Depuis, elle ne portait que la copie des bijoux volés dont elle avait fait exécuter le double. Le bruit s'en était répandu. Son narcissisme en avait été mortifié, mais sa sécurité y avait trouvé son compte : on ne risquait pas de l'attaquer pour du toc. Elle seule et le duc savaient pourtant que les faux étaient les vrais.

Mandy, contrairement à nombre de femmes — et non des moindres — qui gravitaient sur la Côte, était la seule à arborer des joyaux de très grande valeur en se vantant qu'il s'agissait de faux.

« Armande…

— Hubert… murmura-t-elle sans faire un mouvement pour changer de position. Vous êtes en avance…

— A qui sont ces vêtements ? »

En guise de réponse, elle eut un petit rire de gorge.

« Mandy, répondez-moi ! »

Chaque fois qu'il subodorait que son épouse venait d'avoir une nouvelle expérience sexuelle, le métabolisme du duc subissait une altération immédiate et profonde.

« Qui était-ce, Mandy ?

— Quelqu'un. Je ne sais pas. Calmez-vous.

— Mandy, je vous en prie… Faites-moi une pipe ! »

« Les deux seules jolies femmes de la piscine qui ne soient pas en monokini ! »

Un sourire éclatant aux lèvres, Cesare envoya du bout des doigts un baiser léger à Sarah et à sa mère. Puis, il serra la main d'Arnold et de Hamilton comme s'ils eussent été ses meilleurs amis.

« Vous avez un secret pour rester aussi minces ? J'achète ! Vous vous privez de manger ou vous faites du sport ? »

Il baisa alors la main de Victoria Hackett, la seule à ne pas être en maillot.

« Madame Hackett, vous avez un mari superbe ! Tout le monde vous l'envie !

— Une coupe ? demanda Ham Burger.

— Jamais avant le déjeuner ! Je suppose que vous avez votre table pour ce soir ? Parfait ! Eh bien, vous pouvez la rendre ! Vous êtes tous mes invités !

— Monsieur di Sogno ! protesta Victoria.

— Si, si, si ! Je veux regrouper toutes les personnes sympathiques de Cannes ! Vous connaissez mes amis le duc et la duchesse de Saran ? Ils seront enchantés de vous avoir pour convives !

— C'est-à-dire… hésita Hackett en consultant du regard Emily Price-Lynch. Nous avons déjà réservé pour six… Nous avons un invité supplémentaire…

— Plus on est de fous, plus on rit ! s'exclama Cesare avec bonne humeur.

— Nous serions ravis de nous joindre à vous, intervint Ham Burger, mais il n'y a aucune raison à ce que nous soyons vos invités !

— Restez simple, monsieur Price-Lynch ! Vous me faites un immense plaisir en acceptant !

— Je suis de l'avis de Hamilton, dit Hackett. D'accord pour faire table commune, à la condition que vos amis et vous-même soyez nos invités !

— Mon ami Goldman sera des nôtres, ainsi que Julie, sa femme. Elle est charmante ! D'accord ?… Je vais vite porter la bonne nouvelle à la duchesse et au duc ! »

Il démarra à grandes enjambées vers les cabanes.

« Je ne peux pas le piffer, dit Sarah.

— Moi non plus, ajouta sa mère.

— Pourquoi ? demanda Victoria en frottant machinalement le dos de sa main effleurée par les lèvres de Cesare. Il est séduisant. Il a des manières exquises !

— Il a une dégaine de gigolo ! précisa Sarah en coulant un regard en biais à son beau-père.

— Sarah ! jeta Emily.

— Il connaît la terre entière, dit Ham Burger à Hackett en ignorant le regard de Sarah.

— Son prix Leader a un énorme retentissement, dit Arnold.

— Je vais vous faire un aveu, conclut Victoria avec ingénuité. Je ne suis pas fâchée d'accepter. C'est la première fois de ma vie que je verrai de près un duc et une duchesse authentiques ! »

« Vous ressemblez à tout sauf à un Arabe.

— Ah ! oui, dit le prince. Pourquoi ?

— Vous avez les yeux bleus », répondit Marina. Hadad gloussa de plaisir. Non seulement elle était le sosie de Marylin, mais elle avait des réflexions d'une franchise totale. Une âme d'enfant dans un corps de femme. Hadad avait possédé tant de corps d'enfants dont l'âme était vieille et usée…

La Cadillac glissait doucement sur la Croisette. Marina serrait sur ses genoux l'un des petits bateaux fabriqués avec un billet de 500 francs.

« Vous êtes seule à Cannes ?

— Oui.

— Que faites-vous habituellement ?

— Rien. Je ne sais rien faire. Et vous ?

— Comme vous. Rien. Vous êtes venue avec des amis ?

— Non. C'est un vieux qui m'a invitée. Il m'a payé le voyage.

— Vieux ?… Comment, vieux ? » demanda le prince avec méfiance. Après tout, elle n'était peut-être qu'une petite putain comme les autres.

« Soixante-dix ?… Quatre-vingts ?… Une sale gueule. Vicieux. Il entretient Poppie, une amie à moi.

— Et c'est avec vous qu'il est parti ?

— Oui. Ça s'est fait comme ça, en cinq minutes. Poppie m'avait prêté son appartement.

— Et le vôtre ?

— Je n'en ai pas.

— Où habitez-vous ?

— Un peu partout. Ça dépend des garçons avec qui je vis. Je me suis fâchée avec Alan. Je suis partie avec Harry. Je me suis fâchée avec Harry. Je suis retournée chez Alan. Il n'y avait pas d'eau. Alors, je suis allée chez Poppie. J'ai rencontré le vieux. Il m'a fait apporter mon billet.

— Comme ça ?

— Comme ça.

— Pourquoi dites-vous qu'il est vicieux ?

— Il aime me regarder quand je fais du sport.

— Tennis, golf ?

— Pompes. J'aime faire des pompes.

— Et il est où, ce vieux ?

— Ici, au Majestic. Avec sa femme.

— Je suppose que c'est lui qui va régler votre note ?

— Ce n'est certainement pas moi ! pouffa Marina. Je n'ai pas d'argent.

— Je ne suis pas encore couché, Marina. Je vais souper avec quelques amis. Voulez-vous partager mon repas ?

— Non. Je veux simplement prendre mon chapeau. Je l'ai oublié dans ma chambre.

— Il y a un gala de charité ce soir. Acceptez-vous d'être mon invitée ?

— Il faut s'habiller comment ?

— Tenue de soirée, robe longue.

— Alors, c'est fichu. Je n'ai qu'une jupe et un jean.

— Facile à arranger, dit Hadad. Mon chauffeur et mon secrétaire vont vous accompagner. Achetez tout ce que vous voulez, ne vous occupez de rien !

— Vrai ?

— Vrai ! Vous avez des bijoux ? »

Marina éclata de rire.

« Pour quoi faire ?

— Vous n'aimez pas les bijoux ?

— Je m'en fiche. Ça fait mémère.

— Choisissez les plus beaux que vous trouverez. Van Cleef, Gérard, Cartier, Boucheron, vous n'avez que l'embarras du choix ! Je vous veux plus belle qu'une reine. »

Il lui saisit le bout des doigts, les baisa.

« C'est étrange, votre ressemblance avec Marilyn Monroe. »

Marina dégagea sa main avec vivacité.

« Zut ! Vous aussi ? J'en ai assez à la fin ! Ils me disent tous ça ! »

Cesare frappa doucement à la porte de la cabane.

« Mandy ?… Cesare di Sogno ! Vous êtes tout nus ou on peut entrer ?

— Je suis nue. Entrez donc…

— Une seconde ! » lança la voix de Hubert.

Il couvrit précipitamment le corps de sa femme d'un peignoir écarlate. Mandy haussa les épaules.

« Cesare connaît mon corps mieux que vous-même…

Ce n'est pas une raison, s'énerva Hubert. Entrez !

— Le plus beau couple de la Côte ! Monsieur le duc, je vous connais depuis dix ans. Chaque année, vous avez deux ans de moins ! Quant à Mandy, n'en parlons pas… »

Il lui étreignit amicalement la nuque en une pression légère.

« Tu serais étonnée de savoir combien de femmes te jalousent simplement parce que tu es belle ! La plus belle !

— Vraiment ? Qui, Cesare, qui ?

— Je te raconterai ce soir. Vous allez au gala ?

— Nous sommes à la table des Signorelli.

— Non, Hubert, non ! Vous allez vous barber ! Ils sont assommants !

— Tu voulais nous proposer quoi ! dit Mandy.

— Tu le demandes ? Je fais une table avec les gens les plus marrants !

— Qui ?

— Goldman, le producteur…

— Il est juif, non ? s'inquiéta le duc.

— Personne n'est parfait, dit Cesare. Il n'est pas contagieux, c'est un génie et il est tout de même de race blanche ! J'ai aussi les Hackett, les Price-Lynch, et le magnat de l'aviation, Honor Larsen…

— Il est trop tard pour décommander les Signorelli…

— Hubert ! dit Mandy, nous les voyons toute l'année ! J'aime bien changer de visage ! »

« De phallus… », rectifia mentalement Cesare.

« Dites-leur que j'ai la migraine.

— Alors qu'ils seront vos voisins de table ?

— La vie est courte, c'est l'été, on s'en fiche ! plaida di Sogno. Hubert, voulez-vous que je me charge d'arranger les choses ? Je leur expliquerai que vous étiez déjà mes invités de longue date. Ils comprendront !

— Écoutez, Cesare, dit le duc. Je veux bien, mais à une condition : vous êtes tous mes invités !

— Jamais ! Je crois que je préférerais encore me priver du plaisir de vous avoir à ma table !

— Ce que vous pouvez être vieux jeu, Hubert ! Quelle importance, qui paie ? L'essentiel, c'est d'être ensemble et de s'amuser !

— La duchesse a raison, dit Cesare. Vous me donnez le feu vert pour les Signorelli ?

— Oui, oui, oui ! » lança Mandy.

Elle se mit debout et s'installa sous la douche. Nue. Par délicatesse vis-à-vis du duc, Cesare détourna les yeux.

« D'accord, s'inclina Hubert de Saran. Mais, ajouta-t-il en baissant la voix, donnez-moi votre parole que vous me laisserez l'addition ?

— Je n'ai aucune parole, dit Cesare en riant.

— Cesare, promis ?

— Ce soir, neuf heures trente ! Je vous attendrai dans le hall d'entrée. Bye, bye, Mandy ! »

Il sortit sans se retourner. Elle n'était pas son type. Chaque fois qu'ils avaient fait l'amour, il s'était senti déposséder de ses prérogatives de mâle. En outre, cogner sur une femme le fatiguait. Il était pour la douceur, la volupté, l'abandon. Il passa derrière le plongeoir, salua de la main une multitude de gens qu'il connaissait, traversa la terrasse du bar et fonça sur la table où déjeunaient Betty Grone et le gigantesque Honor Larsen…

« Loup grillé de la Méditerranée. Il vient de Dieppe. Enfin, il transite par Dieppe, mais il arrive directement de Dakar par bateaux frigorifiques. Comment allez-vous ? »

Il embrassa Betty sur le front, chipa une olive, but une gorgée de champagne dans son verre et tendit la main à Larsen.

« Je jure que tout ce que je viens de vous dire est faux. D'ailleurs, tout est faux ici. Certains jours, il m'arrive de me demander si moi-même je suis vrai ! Betty, bien entendu, tu es à ma table ce soir ! Ne discute même pas ! Mes autres invités n'ont accepté de venir que parce qu'ils savaient que tu serais là avec Honor ! Le duc et la duchesse de Saran, Lou Goldman, Arnold Hackett, Hamilton Price-Lynch, leurs femmes et tutti quanti !… Comment te sens-tu, chérie ? »

Betty échangea rapidement en anglais quelques mots avec Larsen.

« Il veut bien venir, dit-elle à Cesare, à condition qu'il paie. Il vous invite tous.

— Pas question, c'est pour moi ! »

Elle lui jeta un regard appuyé d'une moue.

« N'en fais pas trop, Cesare…

— Pas du tout ! Dis-lui que…

— Laisse courir ! On se retrouve ici ?

— Hall du Beach, neuf heures trente ! Ça va ?

— Une dernière chose, Cesare… dit-elle d'une voix glaciale. Au cas où la Fischler aurait le culot de se montrer ce soir, je te préviens que je fais un scandale !

— Moi aussi ! » approuva-t-il avec vigueur.

La situation se présentait bien : tout le monde voulait payer ! Une dernière olive, un morceau de loup piqué du bout de la fourchette dans l'assiette de Betty…

« A ce soir !

— Très, très sympathique… dit Honor à Betty dès qu'il eut tourné les talons. C'est un bon ami à vous ?

— Nous fréquentons les mêmes endroits. Pas toujours les mêmes gens. Il m'amuse.

— Vous pensez que je dois accepter son prix ?

— C'est une promotion flatteuse, Honor ! »

Une heure plus tôt, elle avait vu le prince Hadad enlacer le type que Nadia avait dragué la veille au casino.

« Honor, vous voyez ce garçon, là-bas, étendu sur le lit… A gauche de la brune en vert… Vous allez l'inviter à notre table pour le gala.

— Vous le connaissez ? s'étonna Larsen.

— Pas du tout. Il est l'ami intime du prince Hadad. Il traite des affaires énormes avec le Moyen-Orient. C'est à vous que je pense, Honor. »

Larsen posa sa serviette — entre ses mains, un mouchoir de poche — redressa sa carcasse impressionnante et baisa le bout des doigts de Betty.

« Betty, vous pensez à tout ! J'y vais. »

Nager lui avait fait du bien, mais Alan se sentait accablé par une immense fatigue. S'il restait au Beach une minute de plus, il allait s'endormir et ne plus se réveiller avant huit jours. Il s'assit péniblement, s'empara de sa serviette et s'apprêtait à se diriger vers le vestiaire où l'attendaient les vêtements apportés par Norbert, quand une ombre colossale lui barra le passage.

« Honor Larsen, dit Larsen en lui saisissant la main.

— Alan Pope », répondit-il machinalement.

Il essaya de dégager sa main : peine perdue.

« Nous avons un ami commun, Hadad. Assisterez-vous au gala ce soir ?

— Non. Je dois me coucher.

— Personne ne se couche sur la Côte, monsieur Pope ! On y meurt debout ! Ou alors, si on s'allonge, c'est pour faire l'amour ! »

Enchanté par sa propre boutade, il éclata d'un rire tonitruant.

« Voulez-vous me faire le plaisir d'être mon invité ?

— Honor, présentez-nous, je vous prie… »

Alan découvrit avec stupeur une splendide créature rousse.

« Alan Pope, dit Honor. Miss Betty Grone. »

Elle était vêtue d'une espèce de sari parme moulant ses formes parfaites. Alan n'avait jamais rien vu de comparable à ses immenses yeux verts. Peut-être les yeux violets de Nadia ?

« Je tiens à ce que vous soyez des nôtres, dit-elle en dardant sur lui un regard intense.

— Je voudrais bien… Malheureusement…

— Nous serons avec des amis très amusants. Ne me refusez pas ce plaisir ! Vous verrez, il y aura de très jolies femmes ! Où êtes-vous descendu ?

— Majestic.

— Préférez-vous que mon chauffeur vous prenne ?

— Non, non…

— Alors, disons dans le hall du Beach, vers les neuf heures et demie. Je peux compter sur vous ?

— Je disais justement… à monsieur… balbutia Alan…

— C'est entendu, monsieur Pope. Rendez-vous ici même. Honor et moi serons enchantés de vous compter parmi nos invités. Vous venez, Honor ?… »

Titubant, Alan se demanda si tous ces gens étaient tous fous : à New York, on le flanquait à la porte. A Cannes, on se battait pour l'avoir !

Marina s'amusait comme une enfant. Elle désignait un objet du doigt, les vendeurs se précipitaient et l'emballaient. Sous les ordres de Khalil, deux gorilles le passaient au chauffeur qui l'enfermait dans le coffre de la Cadillac noire. Un vrai conte de fées ! Marina se fichait éperdument d'avoir des robes ou de posséder quoi que ce soit. Ce qui l'éblouissait, c'était d'être le centre. Chaque fois qu'elle avait choisi une robe, Khalil lui avait suggéré d'en prendre quelques-unes de plus. Elle n'en avait nul besoin, elle ne les mettrait jamais, mais il était fascinant de se les faire offrir. Tous les grands couturiers de la Croisette l'avaient traitée comme si elle eût été la reine d'Angleterre.

Maintenant, chez Van Cleef, elle ne savait pas prendre. Le directeur faisait défiler devant elle des écrins contenant des joyaux dont elle ignorait l'usage autant que le prix.

« Regardez la beauté de ce collier de diamants, madame… Les pierres sont d'une pureté ! Vous avez les boucles d'oreilles assorties… »

Marina fit la moue. Elle était assise sur un fauteuil Louis XV d'un bleu turquoise passé, à peu près de la même couleur que ses jeans ornés de rapiéçages divers. Elle n'avait pas quitté son vieux chapeau de paille à fleurs.

L'entourant en hémicycle, l'état-major de la maison, attentif, prévenant, réagissait au moindre de ses clins d'œil.

« Vous n'avez pas quelque chose de plus marrant ?

— Marrant ? Qu'entendez-vous par marrant, madame ?

— Je sais ! s'écria un des vendeurs au strict complet d'alpaga noir. Que madame m'excuse… »

Il se pencha vers le directeur et lui chuchota quelque chose à l'oreille en battant des mains de joie et d'impatience. Le directeur approuva.

« Allez le chercher ! La dernière de nos créations, madame. Je crois que vous aimerez. »

Le vendeur revint, posa un écrin sur une vitrine.

« Mais, c'est… s'exclama Marina avec ravissement.

— Exactement, madame ! Un collier de chien. Serti de vingt et un diamants montés sur collerette de platine. Me permettez-vous ? »

Il le passa autour du cou de Marina. Trois vendeurs tendirent instantanément des miroirs.

« Je le prends ! Il est formidable !

— Parfaitement, madame. Maintenant, nous allons vous montrer nos bagues… »

Khalil attira discrètement le directeur dans un coin.

« Son Altesse appréciera le collier. Pouvez-vous me vendre également la laisse ? »

En rentrant dans sa chambre, Alan s'était abattu sur le lit comme une masse et s'était endormi. Le téléphone sonna avec insistance. Il s'en empara en tâtonnant et consulta sa montre. Elle marquait quatre heures. Du matin ? De l'après-midi ? Il ne savait plus.

« Allô… bredouilla-t-il d'une voix pâteuse.

— Alan ?… Sammy !

— Sammy ! Quelle heure est-il ?

— Neuf heures du matin à New York. Tu dors ou tu es saoul ? Écoute-moi bien, Alan, c'est très important ! J'ai réfléchi. On laisse tomber ! »

Il lui fallut quelques secondes pour que les mots prononcés par Bannister prennent leur signification. Sans comprendre pour autant ce qu'il voulait dire.

« Laisser tomber quoi ?

— J'ai consulté un avocat, un copain ! On a fait les cons, Alan ! Il vaut mieux arrêter les frais ! On se débrouillera pour rembourser ce que tu as déjà dépensé ! Tu m'entends ? »

Alan sentit une coulée de plomb lui envahir les veines.

« Si on remet le fric à la banque, ils sont baisés ! Ils n'ont rien contre toi ! Tu leur signales l'erreur, tout rentre dans l'ordre ! On te retrouve un bon petit boulot et le tour est joué ! On efface l'ardoise !

— Tu ignores un léger détail, Sammy… » dit Alan d'une voix blanche.

Il prit un temps et laissa tomber :

« Je n'ai plus le fric.

— Comment ?

— Je n'ai plus le fric ! hurla Alan. Par conséquent, je ne peux plus le rendre ! Tu saisis ?

— Non, balbutia Bannister.

— Terminé, raclé, lessivé ! Tu as voulu que je change ? C'est fait ! Ils m'ont tout pris !

— Alan, c'est une blague ?… Tu veux me faire peur ?…

— Plus un rond !

— Je ne te crois pas ! Alan, jure-moi…

— Merde !

— Alan, je prends le premier avion !

— Va te faire foutre ! »

Hors de lui, il raccrocha. On sonna. Il sauta de son lit, fou de rage contre Sammy, contre Nadia, et surtout contre lui-même. Il ouvrit la porte à la volée.

« Bonjour. »

Betty Grone se tenait sur le seuil. Elle avait troqué son sari parme contre un pantalon noir et un chemisier blanc.

« Je peux entrer ? »

Alan s'effaça pour la laisser passer, recevant au visage une bouffée de son parfum.

« Vous avez la tête d'un homme qui vient de recevoir de mauvaises nouvelles. Je me trompe ? »

Alan referma la porte. Ils furent immédiatement enveloppés par l'obscurité complice de la chambre. L'obscurité et son parfum…

« J'ai raconté à Honor que j'allais chez le coiffeur ».

Elle se laissa choir sur le lit, se recroquevilla et s'entoura les genoux de ses bras.

« Asseyez-vous près de moi. Vous m'êtes sympathique. Je vous ennuie ?

— Non.

— J'habite à l'étage au-dessous. Honor va revenir. Je suis assez pressée. »

Elle se déplia, s'étira, s'allongea complètement. Avec ahurissement, Alan la vit se tortiller pour enlever son pantalon.

« Vous m'aidez ? »

Avec gaucherie, il participa à l'opération. A un moment, leurs têtes se frôlèrent. Betty l'attira contre lui avec violence et chercha sa bouche goulûment. Simultanément, elle prit la main d'Alan et la lui plaça entre ses cuisses.

CHAPITRE 19

Abel Fischmayer n'avait aucune estime particulière pour Oliver Murray. Murray était petit, il était grand, Murray était mesquin, Abel se jugeait généreux. Les rares fois où ils avaient déjeuné ensemble pour convenances professionnelles, Fischmayer avait dû masquer sa gêne devant l'absence de manières du chef du service contentieux de la Hackett. Malheureusement, la Hackett était le plus gros client de la Burger. Tous les 8 de chaque mois, la banque se chargeait de régler les salaires des soixante mille employés de la firme pharmaceutique. Près de 120 millions de dollars transitaient ainsi, simultanément contrôlés par Abel, pour la Burger, et par Murray, pour la Hackett. Fischmayer se voyait donc contraint de serrer la main à Murray. Avec une certaine répugnance, il composa son numéro.

« Oliver ! Comment va ! Abel Fischmayer. Oui, oui… Je voudrais un tuyau pour un bordereau qui n'est pas tout à fait en règle… Vous avez bien chez vous un type qui s'appelle Alan Pope ? »

La voix de crécelle de Murray le fit grincer des dents. « Je n'ai pas, monsieur Fischmayer. J'avais. »

Non seulement il avait l'âme d'un pion, mais il s'obstinait à lui donner du « monsieur » pour mieux garder ses distances.

« Vous aviez ?

— Ce collaborateur a été rayé des cadres de la Hackett depuis quatre jours, très exactement le 22 juillet.

— Vraiment ? Et pour quel motif, Oliver ?

— Compression de personnel. Il n'a été que le premier d'une longue liste. Puis-je vous demander la raison de ces questions, monsieur Fischmayer ?

— Routine, Oliver, routine… Comment va Mme Murray ?

— Très bien, je vous remercie.

— Il faisait quoi, chez vous, ce Pope ?

— Sous-chef de bureau d'un de nos services financiers.

— J'ai justement sa fiche bancaire sous les yeux. Je me demandais pourquoi vous lui aviez versé soudain 11 704 dollars ?

— Il s'agit de ses indemnités de licenciement, quatre ans d'ancienneté, trois mois de préavis, soit sept mois de salaire.

— Eh bien je vous remercie, mon cher Oliver. Tout va bien ?

— Tout va bien, monsieur Fischmayer.

— Parfait, parfait, Oliver ! A très bientôt, et merci encore ! »

Il raccrocha et demanda au standard de lui appeler le Majestic de Cannes : Hamilton Price-Lynch allait savoir à son tour à quel genre de personnage insignifiant était dévolu l'argent de la Burger !

Alan avait toujours aimé les femmes. Elles le lui avaient parfois rendu. Mais même lorsqu'elles lui avaient fait les premières avances, il n'avait jamais eu la sensation d'être un objet entre leurs mains. En revanche, les trois bonnes fortunes qu'il avait eues depuis son arrivée à Cannes lui laissaient dans la bouche un goût amer. Nadia Fischler, Betty Grone ou l'inconnue de la cabane au Palm Beach l'avaient provoqué en un combat singulier où s'affrontaient un mâle et une femelle s'arrogeant les prérogatives du mâle, choisissant, prenant, rejetant. Sans abandon, sans tendresse.

Il jeta un coup d'œil sur la chambre dévastée où flottait encore, tenace, le parfum de Betty. Les draps traînaient par terre, le matelas était à nu, les coussins avaient valsé au hasard et un parcours houleux sur trois fauteuils avait été nécessaire pour que Betty, dont les hurlements avaient dû alerter les services de sécurité de l'hôtel, se sentît satisfaite.

Moulu, griffé, mordu, les lèvres en sang, Alan s'était abattu après la tornade. Curieusement, il n'avait plus sommeil. Il passa dans la salle de bain, se doucha longuement, revint dans la chambre, se recoucha, tenta vainement de fermer les yeux. Il alluma une cigarette, réfléchit à sa situation. Il n'avait plus aucun pouvoir sur les événements. Autant se laisser porter par eux. Dans le meilleur des cas, on l'arrêterait dans quelques heures. Les chefs d'inculpation ne manquaient pas : escroquerie, chèques sans provision — la Burger, bien entendu, allait protester les siens — grivèlerie. Perdu pour perdu, coffré ici ou ailleurs, mieux valait attendre sur place l'arrivée des flics. Il se leva, actionna le bouton d'ouverture des volets et sortit sur la terrasse. Il était cinq heures de l'après-midi, le soleil était encore très haut. Il contempla de jour le paysage dans lequel il passerait ses derniers instants de liberté. Tout était beau, harmonieux, le parfum même de la vie telle qu'elle aurait dû être. A l'infini, les plages offraient un grouillement de baigneurs, les passants s'avançaient avec nonchalance sur la Croisette, des enfants riaient dans la piscine dont le soleil lui renvoyait dans l'œil le miroitement des vaguelettes s'ouvrant sous le corps des plongeurs, les voiles sillonnaient la mer d'un indigo profond frangé d'écume.

Il bondit dans la chambre, enfila un pantalon, une chemise et forma le 165 sur le combiné.

« Voiturier ? Alan Pope, suite 751. Voulez-vous sortir ma voiture ? »

Autant profiter une heure de la Rolls avant de se retrouver en fourgon cellulaire. Norbert était allé dormir, harassé de fatigue, rêvant probablement de Nietzsche et de Kant. Le hall de l'hôtel était bourré de jolies femmes, de chiens, de vieillards en tenue de yachtmen, de jeunes gens en jeans à l'élégance débraillée.

« Serge à votre service, monsieur Pope. Voulez-vous que j'appelle votre chauffeur ? »

Alan chaussa ses lunettes noires et s'installa au volant.

« Inutile, merci.

— Monsieur Pope ! »

Alan dévisagea l'homme qui l'interpellait.

« Je suis Marc Gohelan, directeur de l'hôtel. Je n'avais pas eu encore le plaisir de vous souhaiter la bienvenue parmi nous. »

Taille moyenne, gueule de pirate de charme, yeux noirs et cheveux blonds.

« Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas. J'aimerais que votre séjour soit très agréable. »

Alan remercia de la tête, sourit et embraya doucement. Il coupa la route, tourna à gauche et s'engagea sur la Croisette, surpris du plaisir animal éprouvé aux commandes de la silencieuse machine. Avec tous les emmerdements qui l'attendaient, comment était-ce possible de ressentir une joie aussi futile ? Il passa devant le Palm Beach, longea la mer et vira à droite devant un poteau indiquant « Juan-les-Pins ».

Des filles bronzées, jeunes, à demi nues, se retournaient sur son passage : si elles avaient pu savoir !

Malgré la canicule qui accablait New York, le type était en strict uniforme gris. Les parements de sa veste s'ornaient du sigle « B ».

« C'est quoi, « B » ? demanda le gardien.

— « B » comme Burger. La banque. »

Le coursier tendit la lettre.

« A remettre en main propre à M. Pope.

— D'accord, dès que je le verrai. »

Le coursier salua et sauta au volant de la voiture qu'il avait garée le long du trottoir devant l'immeuble.

On était le 26 juillet. Pope n'avait toujours pas réglé son loyer ni remis les pieds à l'appartement depuis le 23. Inquiétant… Peut-être avait-il déménagé à la cloche de bois ? Le gardien soupesa la lettre avec méfiance et décida qu'il était de son devoir de prendre connaissance de son contenu. Il passa dans la cuisine où bouillait une casserole d'eau pour du thé qu'il mettrait ensuite à glacer dans le réfrigérateur. Il maintint l'enveloppe au-dessus de la vapeur le temps de pouvoir en décoller la partie supérieure à l'aide d'une lame de rasoir. Il déplia ensuite la feuille de papier pliée en quatre, à peu près certain de ce qu'elle allait lui apprendre. Il lut une première fois, sans comprendre. Il relut. Alors, il s'appuya à la table comme s'il avait reçu un coup de pied de cheval.

Ils étaient une dizaine, vautrés autour d'un banc à l'ombre des grands pins parasols. L'un d'eux, un immense rouquin au front enserré d'un foulard rouge, grattait de la guitare. Un autre, couché à même le sol, rythmait la mélodie en frappant de la paume de la main sur un bidon vide posé sur son ventre. Quelques filles fredonnaient. Tous avaient entre dix-huit et vingt-cinq ans. Parfois, les passants marquaient le pas pour écouter leur musique. La Côte regorgeait d'étudiants venus de tous les coins d'Europe pour se dorer la peau au soleil. Le pain ne coûtait pas cher, ni les fruits ou les tomates, on couchait à la belle étoile, le spectacle et les filles étaient gratuits, la mer et le ciel étaient à tout le monde.

« Provocation ! dit paresseusement un Hollandais en désignant la Rolls blanche décapotée garée quelques mètres plus loin.

— Nouveaux riches… bâilla sa compagne.

— Commerce des bœufs.

— Tu aurais le culot de te balader dans un truc pareil ?

— Tu m'as regardé ?

— A quarante berges, tu lécheras le cul d'un P.D.G. pour avoir la même.

— Autant crever tout de suite !

— Hans, tu as ta bombe ?

— Dans ma musette.

— Faites pas les cons, les mecs ! Qu'est-ce qu'on en a à foutre ?

— La beauté du geste.

— Merde, on était peinards…

— Hans, va la chercher ! »

Hans sortit d'un sac un cylindre semblable à une bombe de mousse à raser.

« Qu'est-ce que j'écris ?

— Capitaliste, go home !

— Idiot. Ici, il est chez lui. C'est trop long. J'ai la flemme.

— Cochon de riche ?… C'est pas mal, ça ! »

Hans s'accroupit contre les flancs de la Rolls. La peinture noire gicla de la bombe sur la carrosserie immaculée. Aucun des participants ne put s'empêcher de rire. Des passants firent chorus en s'attroupant autour du groupe.

Hans était un spécialiste. La nuit, il allait tracer des inscriptions vengeresses sur les murs des édifices publics, stigmatisant tour à tour les partis politiques, la pollution, l'énergie atomique et les pouvoirs officiels.

« Je suis un ancien colonel et je proteste ! dit l'un des spectateurs.

— Elle est à nous, s'indigna le guitariste. De quel droit voulez-vous empêcher de la peindre, colonel ? »

Les rires redoublèrent. Hans en était à la lettre « R » du mot « riche ». Il tendit la bombe à une longue fille aux cheveux blond cendré.

« Continue, Terry, je suis crevé… »

Terry acheva d'écrire le mot en tirant la langue. Des applaudissements crépitèrent, côté acteurs et spectateurs. L'un des spectateurs s'empara de la bombe, fit le tour de la Rolls et écrivit sur l'aile encore intacte le mot « PIG ». Hans se planta devant lui, le salua militairement et lui donna l'accolade. Le type se dégagea sous les vivats triomphaux, rendit la bombe à Terry, ouvrit la porte de la voiture, se glissa sous le volant, glissa la clef de contact dans son logement, lança le moteur et démarra. Les rires se figèrent. Sur la place, ne parvenaient plus que les piaillements des moineaux, les exclamations étouffées des joueurs de boules, la rumeur de la ville toute proche d'où sourdaient des musiques et le brouhaha de la foule quittant les plages.

« Merde ! » s'exclama Hans en retrouvant ses esprits.

A vingt mètres d'eux, la Rolls freina, repartit en marche arrière et vint s'arrêter à leur hauteur. Sidérée, la bombe toujours dans sa main, Terry se vit hélée par le conducteur.

« Montez. »

Elle consulta ses amis du regard, mais personne ne broncha. Alan ouvrit la portière.

« Vous avez peur ? »

Mue par une espèce de défi, elle s'installa à ses côtés.

« Hé ! Il l'embarque, ce salaud ! » s'indigna Hans en déchiffrant instinctivement le numéro minéralogique de la voiture.

La Rolls était déjà au bout de la place et virait sur les chapeaux de roues.

« Comment vous appelez-vous ? demanda Alan.

— Terry.

— Anglaise ?

— Qu'est-ce que ça peut vous faire ?

— Rien. »

Il s'exprimait d'une voix neutre, atonale. Elle lui jeta un coup d'œil à la dérobée mais ne put distinguer son regard, masqué par ses lunettes noires.

« On va où ?

— Je ne sais pas. »

Il avait traversé Juan et arrivait à la route nationale. Il vira à droite.

« Vous vous croyez amusant ? » demanda Terry.

Pas de réponse.

« Je veux descendre.

— Qui vous en empêche ? »

Il accéléra. Elle haussa les épaules et se rencogna sur le coussin de cuir.

« Vous n'êtes pas drôle. »

Il vira sèchement à gauche, engageant la Rolls sur une route secondaire grimpant le long d'une colline.

« Qu'est-ce que vous avez contre ma voiture ?

— Elle fait « m'as-tu-vu ». Hideuse ! Vous n'êtes pourtant pas tellement vieux ! »

Le paysage était balisé par des bouquets de lauriers roses. Parfois, en contrebas, masqué par des massifs de fleurs, le toit ocre d'une villa.

« On va encore loin ? »

Il engagea une cassette dans le combiné stéréo.

« Écoutez, explosa-t-elle, j'en ai marre de votre numéro ! On a dégueulassé votre bagnole, soit ! Pas de quoi en faire un plat ! Quand on peut se payer une Rolls, on a les moyens de la faire repeindre ! Arrêtez-vous ! »

Alan freina, se rangea sur le bas-côté et coupa le moteur. Elle bondit hors de la voiture. Il ne fit pas un geste pour la retenir. Elle se mit à dévaler d'un pas décidé la pente en sens inverse. Il redémarra, fit demi-tour, la dépassa d'une cinquantaine de mètres, s'arrêta et descendit. Il s'adossa à un muret de pierre derrière lequel croissaient des touffes de mimosas. L'air était d'une transparence absolue. Au loin, miroitait la mer, derrière des vallonnements qui semblaient se précipiter sur elle en cascades douces et rondes, parsemées de toute la gamme des gris, des mauves et des verts. En passant devant lui, elle détourna la tête. En deux pas, il fut sur elle et la saisit par le bras.

« Et maintenant, si je vous donnais une bonne fessée ?

— Essayez ! »

Il la secoua avec fureur parce qu'il n'arrivait pas à éprouver de colère.

« Qui va me payer les dégâts ? »

Elle lui jeta un regard venimeux.

« Vous l'aurez, votre sale fric, vous l'aurez !

— Quand ? »

Elle avait peur brusquement. Elle avait peut-être affaire à un fou, un maquereau, un gangster ?

« Lâchez-moi ! »

Il desserra son étreinte, ôta ses lunettes, se frotta les yeux d'un geste las, lui tourna le dos et alla s'appuyer contre le parapet.

Elle se frictionna le poignet et demeura immobile, interdite. Il ne devait pas avoir plus de vingt-cinq, trente ans. Elle le vit sortir une cigarette d'un paquet neuf et l'allumer. Il ne la regardait toujours pas.

« Hé ?… »

Il ne se retourna pas.

« Écoutez, je suis vraiment désolée… Dans notre esprit, ce n'était pas méchant. Une blague. »

Il haussa les épaules et tira sur sa cigarette.

« Vous m'en voulez ?

— Quelle idée ! » lança-t-il avec un demi-sourire crispé.

Elle l'observa avec attention.

« Je suppose qu'après ce qui vient de se passer, vous ne tenez pas à me ramener ?

— En effet, je n'y tiens pas.

— Bon. J'irai à pied. »

Elle se balança d'une jambe sur l'autre.

« Comment vous appelez-vous ?

— Alan.

— C'est bizarre… » commença-t-elle.

Elle s'assit sur le parapet et regarda dans la même direction que lui.

« Vous ne collez pas avec ce genre de voiture. A votre âge, un tombereau pareil, c'est débile. »

Il garda le silence.

« Non ? ajouta-t-elle. Américain ?

— Oui.

— Qu'est-ce que vous faites ?

— Des trucs. Je bricole.

— Moi, j'étudie.

— Quoi ?

— La vie.

— C'est déjà au programme de votre année ? »

Il tourna la tête vers elle. Elle était vêtue d'un jean et d'une espèce de chemise d'homme kaki trop large pour elle. Ses cheveux blond cendré avaient la même valeur colorée que le gris de ses yeux. Ses mains étaient petites et fines, des mains d'enfant.

« Vous me donnez une cigarette ?

— Je n'ai pas de H sur moi.

— Pourquoi me dites-vous ça ?

— Vos petits copains hippies.

— Ils ont votre âge, mais ils sont plus jeunes que vous. »

Elle désigna la Rolls du menton. Il lui jeta un coup d'œil, alluma une cigarette à la sienne et la lui tendit. Elle la lui prit des mains. Leurs regards se croisèrent. Il vit dans le sien le reflet de son propre visage. Il détourna les yeux.

« On y va ? »

Il lui ouvrit la portière. Elle s'installa.

« Qu'est-ce que vous voulez faire quand vous serez grande ?

— Rester une enfant. Et vous ? »

Il passa la première et décolla du talus.

« Essayer de devenir vieux.

— Vous êtes sur le bon chemin. Je suppose que vous avez un chauffeur ?

— Cela va de soi.

— Et que vous occupez une vaste suite dans un palace ?

— Évidemment.

— Et que le soir, vous mettez une cravate pour aller dîner avec des raseurs ?

— Un smoking. Bien entendu.

— Ça vous amuse ?

— A mourir. »

Elle éclata de rire.

« Alors, pourquoi le faites-vous ?

— Vous faites toujours ce qui vous plaît ?

— Toujours.

— Vous avez de la chance, soupira-t-il en faisant la grimace.

— Pas de chance. Le courage de ma chance, nuance.

— Ou la chance d'avoir du courage.

— Vous n'en avez pas ?

— Habituellement, très peu.

— Et en ce moment ?

— Pas du tout. »

Elle donna une tape au tableau de bord.

« Bazardez votre veau, flanquez vos vieux schnocks à la mer et faites autre chose ! »

Alan prit un virage en épingle.

« Vous habitez où ?

— Golfe-Juan. J'ai loué une chambre avec une copine.

— Un mètre quatre-vingt dix et barbue ?

— Cinquante-cinq kilos et quatre-vingt dix de tour de poitrine. Vous êtes entretenu par une vieille maîtresse ?

— Cent trois ans. Très jalouse. Je débute mes journées en allant faire uriner le chien. »

Quand ils entrèrent dans Juan, il s'aperçut avec stupeur qu'elle lui avait fait oublier en une heure la précarité de sa situation. Le temps d'une balade, il s'était baigné dans une source fraîche qui l'avait lavé de ses angoisses. Il s'était même surpris à rire à plusieurs reprises.

« Vous avez le téléphone chez vous ? »

Elle lui jeta un regard empreint de commisération.

« Pourquoi pas une salle de bain en marbre ? Il y a un robinet d'eau froide sur le palier. Et encore, il marche quand ça lui chante. Vous voulez voir ?

— J'aimerais. »

Il gara la voiture dans une petite rue calme de Golfe-Juan. Des gosses, qui jouaient au ballon, hurlèrent de rire en découvrant les inscriptions qui souillaient les flancs de la Rolls. Terry fit semblant de ne pas les entendre. Alan regarda distraitement ailleurs.

« C'est ici », dit-elle.

Il passa sous un porche jouxtant un petit restaurant, Chez Tony.

« Menu à 27 francs. Sardines fraîches grillées, salade niçoise, fromage et fruit. »

Elle lui balança une œillade ironique.

« Que demande le peuple ? C'est au quatrième. Vous aurez la force de vous traîner ?

— Je vais essayer », dit Alan.

Elle le précéda dans l'escalier en colimaçon. Ses pieds effleuraient si légèrement les marches qu'elle n'avait pas l'air de les grimper, mais de les survoler en dansant.

« Je suis très préoccupé, Altesse. Mon gouvernement exige que je lui donne la date d'enlèvement avant quarante-huit heures. Les autorités ne tiennent pas à garder trop longtemps la livraison sur un terrain militaire.

— Comment se décompose le lot ? demanda Hadad.

— 100 appareils. 40 Draken, 35 Vigger, 25 « 105 », dit Honor Larsen. On ne peut pas laisser indéfiniment 800 millions de dollars dans un hangar.

— Ne pourriez-vous pas faire exécuter la transaction par une de vos sociétés ?

— Non, Altesse. Nous sommes très surveillés, et pas seulement par les Suédois ! »

L'entrevue avait lieu au quatrième étage du Majestic, dans l'une des multiples suites réservées au prince. Hadad et Honor Larsen se connaissaient depuis longtemps mais n'en faisaient jamais état en public. Le genre d'affaires qu'ils traitaient exigeait une discrétion sans faille. La politique et l'économie étaient si intimement liées qu'il devenait impossible de conclure un marché dans des conditions normales. En vertu d'accords commerciaux passés avec l'administration américaine, Hadad ne pouvait acheter qu'aux États-Unis le matériel de guerre dont il avait besoin pour équiper son armée. Malheureusement, les États-Unis, qui soutenaient Israël, pouvaient difficilement livrer des armes à un émirat arabe. Hadad s'adressait donc à la France, la Suède, la Grande-Bretagne, l'Italie. Là encore, problème : les alliances et les grands principes interdisaient d'accorder à l'émirat dont Hadad était le prince ce qui lui avait été refusé par les États-Unis. Le marché ne pouvait donc avoir lieu officiellement, d’État à État. La difficulté était tournée par des voies tortueuses requérant la participation active d'un intermédiaire qui le traitait à son nom. Ainsi, les affaires continuaient et la morale politique était sauve. Jusqu'alors, les livraisons de matériel aéronautique s'étaient effectuées entre la Suède et l'émirat grâce à l'entremise de Erwin Broker.

« Je ne comprends vraiment pas ce qui a pu lui arriver, déclara sombrement Larsen.

— Il a explosé, rétorqua le prince sans trace d'humour.

— Oui, mais pourquoi ? Qui avait intérêt à l'attacher sur un ponton de feu d'artifice avec une cartouche de dynamite sur le ventre ?

— Quelle était sa commission ? »

Honor Larsen lui jeta un regard aigu.

« Deux pour cent.

— 16 millions de dollars », soupira le prince.

Larsen s'abstint de relever que celle de Hadad, pour tous les marchés conclus en faveur de son émirat, s'élevait à 8 pour 100, soit la bagatelle de 64 millions de dollars pour l'opération en cours. Le géant n'était pataud et infantile qu'avec les femmes. En affaires, il semblait se brancher sur un voltage spécial à haute tension qui rendait son cerveau aussi prompt qu'un ordinateur.

« Je crains que nous ne soyons devant une situation bloquée, Altesse. La mort de Broker nous a conduits à une impasse. Avez-vous quelqu'un d'autre sous la main ?

— Non. Et vous-même ?

— Pas davantage. »

Chacun s'absorba dans ses pensées. On ne dénichait pas un homme de paille sérieux en deux jours. Ou alors, avec des risques impensables pour une transaction de cette envergure.

« Altesse, avez-vous gardé des rapports avec les personnes qui vous avaient mis en contact avec le regretté Erwin ?

— Aucun », mentit le prince.

Il ne voulait pas que Cesare di Sogno fût mêlé de près ou de loin à ses affaires. Il était trop voyant, on parlait trop de lui, il parlait trop des autres. En lui présentant Erwin Broker quatre ans plus tôt, il avait peut-être eu la main heureuse. Mais Broker était mort assassiné et le flair de Hadad lui disait que Cesare était un personnage douteux. Passe encore pour recruter des filles, mais pour les choses sérieuses, plus jamais.

« Dommage, soupira Larsen. Vous allez au gala ce soir ? ajouta-t-il bizarrement.

— Il s'agit d'une charité, répondit vertueusement le prince.

— J'aurai un de vos amis à ma table, dit Honor…

— Qui donc ? s'étonna Hadad qui avait trop d'argent pour s'imaginer qu'il pût avoir des amis.

— Alan Pope. »

Hadad fronça les sourcils.

« On m'a dit que vous étiez très liés, précisa Larsen. On vous a vu ce matin le congratuler longuement au bord de la piscine. »

Le prince fit un effort de mémoire. Il se souvint alors de son malencontreux réflexe pour empêcher le type qui avait été heurté par le bateau de son fils de glisser sur le bord du bassin. Le même qui, la veille, associé à Nadia Fischler, avait risqué quelques bancos contre lui.

« Je ne le connais pas, dit-il. Où voulez-vous en venir, monsieur Larsen ? »

Honor eut une moue désabusée.

« Nulle part, Altesse. Je suis simplement préoccupé. Je cherche. Si nous ne trouvons pas une solution d'ici à quarante-huit heures, c'est un marché de 800 millions de dollars qui risque de tomber à l'eau. »

« Attention à la poutre, baissez la tête ! »

Alan se courba. Terry referma la porte derrière lui. Par-dessus les toits hérissés d'antennes de télévision, on apercevait un petit morceau de mer qui scintillait dans l'encadrement de la fenêtre, à travers les fleurs écarlates de deux géraniums en pot. Sur les murs blancs crépis à la chaux, un poster représentant David Bowie. Dans un compotier de porcelaine, une banane, deux pommes, un pamplemousse et trois oranges.

« Lequel est le vôtre ? demanda Alan en désignant deux lits recouverts de patchwork.

— A gauche. Lucy dort sur l'autre. Je vous fais un café ?

— Vous pouvez ?

— Si vous n'avez rien contre le Nescafé ?

— Je croyais que vous n'aviez pas d'eau ? »

Terry écarta une tenture bleu roi d'un geste théâtral et découvrit un minuscule emplacement où tenaient une douche avec un bac miniature, un lavabo et un réchaud à gaz butane.

« Vous m'avez crue ?

— Ça ressemble à un Matisse.

— Quoi ?

— Votre chambre, les couleurs, la fenêtre ouverte. »

Elle feignit un intense étonnement.

« Vous avez entendu parler de Matisse ? Riche et cultivé, quelle merveille !

— J'ai donc l'air si demeuré ?

— A priori, l'argent tient lieu de culture, de charme, de courtoisie, d'esprit. Ne restez pas planté debout, vous me rendez nerveuse !

— Où est-ce que je m'assieds ?

— Sur mon lit, dit-elle sur le ton de l'évidence.

— Si je m'y installe, je m'allonge.

— Qui vous en empêche ?

— Je n'ai pas dormi depuis deux siècles.

— Quittez vos chaussures. Mettez-vous à l'aise ! »

Un instant, il craignit que ne recommence le genre de scène qu'il avait vécue avec Nadia, Betty ou l'hystérique du Palm Beach.

« Vous avez fait la foire ?

— J'étais à Rome la nuit dernière.

— Business ?

— Spaghetti », répondit-il avec sincérité.

Elle mit deux cuillerées de Nescafé dans une tasse, plaça la tasse sous le robinet d'eau chaude.

« Sucre ?

— S'il vous plaît. Un. Vous ne buvez pas ?

— Je déteste le Nescafé. Lucy aime ça. Moi, je vais boire mes expresso au bar du coin. »

Elle lui apporta sa tasse, le dévisagea et pouffa.

« Qu'est-ce qui vous fait rire ?

— Vous. Vous ressemblez à un collégien en retenue. C'est toujours la Rolls qui vous chagrine ? »

Il la regarda se mouvoir pendant qu'elle arrosait les géraniums avec un verre à dents. Elle était jeune, souple, saine, naturelle. Belle. Il fut étreint par la sensation d'avoir rencontré quelque chose de rare, de précieux, qu'il n'aurait jamais l'occasion de connaître plus profondément parce qu'il n'était déjà plus maître des coups que le sort lui réservait. Elle s'empara d'un pot de yaourt dans un placard, rinça la cuillère du Nescafé, s'assit sur le lit de Lucy.

« Pourquoi me regardez-vous ? »

Leurs yeux restaient accrochés, rivés l'un à l'autre. Alan, incapable de détourner les siens. Elle, sa cuillère de yaourt suspendue dans l'espace, entre ses lèvres et ses genoux sur lesquels elle avait posé le pot. Leur silence était peuplé des cris des enfants qui jouaient dans la rue, des musiques provenant de dix transistors de l'immeuble en face, mais il s'agissait pourtant de silence, puisque les mots qui auraient pu le briser n'auraient pu que confirmer ce qu'ils venaient de se dire avec les yeux, aussi abasourdis l'un et l'autre que les choses pussent se passer si vite et sans leur accord.

« Terry ?

— Oui ? »

La vie suspendue reprit son cours après cet arrêt du temps, ce trou dans la trame du temps qui n'était pas durée, mais intensité pure. Alan brûlait de lui demander si elle avait ressenti la même chose que lui. Elle détourna son regard.

« J'aimerais passer vous prendre demain. On pourrait aller nager ensemble ? »

Elle allait dire non. Et même si elle lui disait oui, il ne serait plus libre de la rejoindre. Son merveilleux sursis pouvait expirer d'une seconde à l'autre.

« A quelle heure ? demanda-t-elle.

— Dix heures.

— D'accord.

— Ici ?

— Ici. »

Elle n'était pas la seule à pouvoir voler. En descendant l'escalier, il planait au-dessus des marches. Avec attendrissement, il nettoya le siège avant des cornets de glace au chocolat qu'y avaient écrasés les enfants. A l'arrière, les petits chéris avaient même étalé, côté olives, une pizza aux anchois et aux tomates. Avec ses inscriptions sur les portières, la voiture ressemblait désormais beaucoup plus à une poubelle qu'à une Rolls.

CHAPITRE 20

Lucy gravit quatre à quatre les escaliers, fourra sa clef dans la serrure et poussa la porte à la volée.

« Tu es là ! Formidable ! J'avais tellement peur de ne pas te trouver ! »

Terry lui adressa un sourire lointain. Elle était allongée sur le lit, les deux bras au-dessous de la tête, une cigarette aux lèvres, les pieds calés sur une pile de linge.

« Prépare-toi ! On s'en va dans dix secondes ! »

Lucy jeta dans son grand sac de paille une brosse à dents, une pomme, un tube de dentifrice, une pelote de laine rouge, un maillot de bain et un tee-shirt.

« Tu vas voir la plus belle maison de ta vie ! Une piscine fabuleuse au milieu des oliviers et des cyprès, des chambres voûtées, une salle pour écouter la stéréo et une cuisine !… Tu viens ? La voiture nous attend sur le quai ! »

Elle s'aperçut que Terry n'avait pas bougé.

« Hé ! Tu m'entends ? Grouille ! On va passer la nuit chez les Mac Dermott ! Au-dessus de Saint-Paul, je t'en avais parlé ! Ils nous attendent ! Terry !… Qu'est-ce que tu as ?… Tu es malade ?

— Je ne peux pas venir, dit Terry. J'ai rendez-vous ici demain matin.

— Avec qui ? »

Elle aspira une longue bouffée de fumée.

« Un homme, laissa-t-elle tomber avec un regard ailleurs.

— Quel homme ?

— Alan.

— Je connais ?

— Non. »

Pour mieux se pénétrer du nom qu'elle prononçait, elle répéta d'une voix alanguie : « Alan… »

« Bon, Terry, d'accord, tu as rendez-vous demain avec Alan… Tu me raconteras dans la voiture, mais maintenant, viens !

— Il est formidable… modula Terry sans l'entendre. Il passera me prendre à dix heures.

— Eh bien parfait ! Ça n'empêche rien ! On dîne et on dort chez les Mac Dermott, on se fait ramener demain matin ! Ils veulent tous te connaître ! Je suis revenue te chercher, c'est à peine à une heure de route ! C'est beau !… Tellement beau ! Attends de voir leurs tableaux ! Klee, Mondrian, Miro, Chagall et les esquisses de Giacometti ! Viens ! »

Elle bondit sur le lit et la secoua. Terry se laissa faire, inerte.

« Je n'ai pas envie, Lucy. Vas-y seule.

— Jamais ! Je te jure sur ma tête que tu seras rentrée demain matin ! Viens, Terry ! Viens ! »

Elle courut au petit réduit où se dissimulait la douche et jeta les affaires de toilette de Terry dans son propre sac.

« Allez, hop ! Tu me diras tout pendant le trajet ! »

Elle poussa son amie dans l'escalier et tira la porte sans la refermer à clef. Quelle importance ? Leur seul bien précieux, personne ne pourrait le leur voler : la jeunesse.

La première personne qu'aperçut Alan en arrêtant la Rolls devant le perron du Majestic, ce fut Norbert. Il le vit béer de stupeur sans comprendre les motifs de son étonnement.

« Mais, monsieur… bégaya-t-il en ouvrant la portière, vous avez vu la voiture ?

— Qu'est-ce qu'elle a ? » demanda distraitement Alan.

A son tour, Serge s'avança et contempla d'un air écœuré les inscriptions vengeresses qui en maculaient les flancs.

« Quels salauds ! dit-il. S'en prendre à de la tôle !

— Je vais me faire taper sur les doigts, dit Norbert.

— C'est arrivé à Juan-les-Pins, déplora Alan. Le temps d'entrer dans un tabac pour acheter des cigarettes… »

Norbert n'osa pas dire à son patron qu'il était tenu par l'agence de conduire la Rolls lui-même. La confier à un client était considéré comme une faute professionnelle de sa part. A un détail près : Alan Pope n'avait pas attendu sa permission pour s'en emparer.

« Vous ne pouvez pas rouler là-dedans, monsieur. Je vais la conduire au garage pour réparer les dégâts.

— Je les prends à ma charge, dit Alan qui était partagé entre un sentiment de faute et le désir de monter chez lui pour mieux rêver à Terry avant de s'endormir.

— Nous sommes assurés, monsieur. Je crains qu'il ne faille attendre un certain temps avant qu'elle soit repeinte.

— De la peinture à l'huile ! s'indigna Serge en grattant les graffiti du bout de l'ongle. Vous croyez qu'ils utiliseraient de la gouache ? Quelle époque !

— Que dois-je faire, monsieur, si l'agence n'a pas à sa disposition un véhicule du même type ?

— Je leur téléphone, dit Serge, en s'éloignant vers l'appareil mural extérieur.

— Je suis désolé, Norbert, s'excusa Alan.

— Ne vous inquiétez pas, monsieur, il y a plus grave. »

Le mot résumait parfaitement la situation. Celle d'Alan, sous la menace constante de voir son bluff démasqué, d'être arrêté. Il ne demandait plus qu'une chose : que l'événement n'ait pas lieu avant son rendez-vous du lendemain avec Terry. Après, s'il pouvait la serrer dans ses bras au moins une seule fois, le monde pouvait bien crouler ! Il donna une tape amicale sur l'épaule de Norbert et traversa le hall jusqu'aux ascenseurs pour gagner son appartement.

Hans portait en permanence l'uniforme de la contestation, des jeans sans couleur définie, un tee-shirt qui avait été bleu, une veste-chemise effilochée assortie aux jeans, des boots à talons hauts. Dans sa musette, sa bombe de peinture, une paire de chaussettes de rechange. Il avait vingt-deux ans et était un brillant sujet à l'école d'architecture de La Haye. Ce qui le chagrinait, c'était de mettre son talent au service d'une société qu'il jugeait décadente et pourrie. A quoi bon étudier le Quattrocento, l'art égyptien ou l'architecture grecque pour construire des clapiers en béton assujettis au financement de gros porcs sans âme ? Il aurait voulu bâtir des cités radieuses dans lesquelles les hommes enfin égaux auraient pu s'épanouir loin des contraintes dégradantes du travail à la chaîne. Il rêvait de pyramides, de jardins suspendus babyloniens, de salles de musique aériennes, de rapports fraternels, de liberté. Il subodorait qu'on était en train de le piéger. Ses diplômes obtenus, il devrait faire le beau pour emporter des commandes minables de villas « Mon rêve » ou d'immeubles de bureaux fonctionnels. Ou alors, faire péter le machin, craquer le système. Il n'avait plus beaucoup de temps avant de se faire récupérer. Alors, chaque fois qu'il le pouvait, avec d'autres qui n'en pouvaient plus de ne rien vouloir de ce qui était, il se dédommageait par des inscriptions vengeresses, des actes de vandalisme, des chahuts, des bagarres, des manifs et des provocations aux bourgeois qui le défoulaient de sa rage d'être né dans une époque aussi veule et bête. Un psychologue de ses amis lui avait dit que son attitude « cachait en fait une immense demande d'amour ». Pauvre con ! Hans ne se croyait habité que par un seul sentiment, la haine qu'il vouait à ceux auxquels il avait peur de devoir ressembler un jour.

Puis, Terry était venue. Elle était arrivée un jour dans le groupe qui professait volontiers le mépris des sentiments et de la propriété, fût-elle sexuelle. Ses yeux gris l'avaient envoûté. Elle l'avait laissé lui prendre la main, poser la tête sur son épaule dans des attitudes bourrues faussement amicales, et même, un soir, s'était laissé embrasser. Les mains de Hans avaient voulu explorer ses hanches. Elle l'avait repoussé gentiment, mais sans équivoque possible. En la voyant se laisser embarquer par ce connard dans sa Rolls bidon, Hans avait reçu un coup de couteau au cœur : tout ce qu'il vomissait ! L'étalage triomphant et impudique de la richesse, la prétention, la suffisance. Ou le type était un salaud de riche, ou un maquereau.

Il arriva sur le palier, frappa à la porte. Au son même de ses phalanges sur le bois, il sut qu'il n'y avait personne. Perplexe, il se souvint que Lucy était partie chez des amis du côté de Saint-Paul, Terry le lui avait dit deux heures plus tôt. Mordu par la jalousie, il s'assit sur une marche, s'abîma dans une profonde réflexion et décida que, quoi qu'il arrive, il ne bougerait pas de son escalier tant que Terry ne serait pas rentrée.

« Pourquoi, s'interrogea Alan, ne lui ai-je pas demandé de rester avec moi ce soir ? » Il avait la certitude que le temps lui était compté, qu'il venait peut-être de gâcher la seule occasion de la revoir. Les paupières à demi soudées de sommeil, il sortit de la salle de bain et se frictionna longuement. Le lit, immense et bas, l'attirait comme un aimant. Il s'y laissa tomber, ferma les yeux et tenta de se rappeler chaque détail du visage de Terry. Il lui apparut avec une telle puissance que furent instantanément balayés de son souvenir ceux des autres femmes qu'il avait connues jusqu'alors. Elle n'avait eu qu'à paraître pour qu'il sente à quel point sa vie était vide et vaine, idiots les rêves de grandeur insufflés par Bannister. Elle était passée comme un grand souffle qui remettait les choses en place. Il se releva, se rendit au bar et se confectionna un whisky qu'il but à petites gorgées, assis sur le bord du lit. Il regarda sa montre : huit heures. L'hôtel devait vibrer des préparatifs de ses clients pour le gala de charité. Tout ce qui avait été réel au cours des heures précédentes lui semblait flou.

Etait-il réellement allé à Rome ? Ces gens qui l'avaient invité existaient-ils vraiment ? Chaque fois qu'une idée devenait insistante, les yeux gris de Terry s'interposaient et la chassaient. Son image mangeait tout le reste. Son verre lui tomba des mains. Il allait sombrer. Le téléphone sonna.

« Le concierge, monsieur. J'ai là une personne qui vous demande. Je vous la passe ?

— Qui ? » demanda Alan dans un état semi-comateux.

Mais l'autre ne dut pas l'entendre. En ligne, une voix nouvelle, rude et chaude, s'exprimait dans un anglais atroce.

« Monsieur Pope ? Je suis le capitaine Le Guern. Votre bateau vous attend.

— Un bateau ? Quel bateau ? coassa Alan.

— Le Victory II. Vous l'avez loué à partir du 26 juillet. Nous sommes les 26 juillet. Je me tiens à vos ordres pour appareiller. »

Stupéfait, Alan ne sut que répondre. Le tourbillon dans lequel il était plongé depuis son arrivée à Cannes lui avait fait complètement oublier qu'il avait affrété un yacht !

« Vous m'entendez, monsieur Pope ?

— Oui, capitaine.

— Tout est prêt pour vous recevoir. Voulez-vous que les marins viennent déménager vos affaires pour vous installer à bord ? Je me suis permis de commander un dîner au chef. »

Alan faillit lui crier oui ! Prendre la mer, partir, oublier… Il se demanda s'il avait déjà payé à New York le montant de la location, mais ne parvint pas à s'en souvenir.

« Où êtes-vous ancré, capitaine ?

— Dans le vieux port, juste en face du casino d'hiver, au bout de la jetée. Victory II. J'ai une voiture. Je vous y conduis immédiatement.

— Écoutez, capitaine… » dit Alan avec hésitation.

Sa phrase resta en suspens. Il ne pouvait pas lui expliquer qu'il n'avait pas dormi depuis des jours et des jours. Et pourtant… Un bateau ! Un bateau pour lui tout seul ! Il fut brûlé par le désir de le voir.

« Je descends, capitaine.

— Je vous attends dans le hall. »

Titubant et étrangement excité, Alan renfila son pantalon.

« Bonjour, dit Bannister. Vous me connaissez. Je suis un ami d'Alan Pope. »

Le gardien le dévisagea bizarrement.

« Je suis passé prendre son courrier.

— Pourquoi ? Il est parti ? Il ne m'a rien dit.

— Il voyage pour la boîte… hasarda Samuel dans une grande quinte de toux. Il n'aura pas eu le temps de vous prévenir…

— Il va rester longtemps absent ?

— Quelques jours… Il y a du courrier ?

— Puisque vous êtes son ami, vous pourriez peut-être me régler son loyer de juillet ?

— Il a oublié ? Vraiment ?

— Vraiment. Nous sommes le 26. Ce n'est pas que je manque de confiance, vous comprenez… C'est plutôt pour régulariser la situation. 285 dollars. »

Samuel sortit son chéquier dans un geste de seigneur.

« Je vous les paie tout de suite ! »

Après le pétrin où il avait plongé Alan, c'était la moindre des choses. Simple détail : il n'était pas certain d'avoir cette somme à son compte. Christel épluchait soigneusement tous ses relevés de salaire et ne lui laissait comme argent de poche que le strict minimum.

« Autant que tu ne boiras pas ! » lui disait-elle avec une cruauté maternelle.

Le gardien le regarda avec attention pendant qu'il remplissait le chèque. Quand Bannister le lui tendit, il en vérifia soigneusement le chiffre, le plia en deux et le glissa dans son portefeuille.

« Il y a une lettre, dit-il sur un ton mi-figue mi-raisin. On me l'a remise en main propre. Sa banque. »

Le sang de Bannister cogna avec violence à ses tempes. Il s'empara de l'enveloppe beige, salua le gardien et sortit de l'immeuble. Il marcha jusqu'à ce qu'il ait tourné le coin du bloc, pénétra dans le renfoncement d'une porte. Les mains tremblantes, écrasé de culpabilité, il décacheta l'enveloppe. Il lut les deux lignes qu'elle contenait et dut s'appuyer au mur pour ne pas tomber.

« Avez-vous décidé un itinéraire ? »

Le Guern ne pouvait pas savoir que la croisière était impossible, mais Alan se prit à jouer le jeu.

« Pas encore, qu'est-ce que vous me conseillez ?

— On pourrait rester en Méditerranée. La Corse, la Sardaigne et l'Italie, Portofino, Rapallo, Santa-Margherita… Ou Capri, si vous préférez. Ou l'île d'Elbe. Vous avez beaucoup d'invités ? »

Alan lui coula un regard en biais.

« Euh… Non. Pas pour le moment. »

Il ressemblait tellement à ce qu'il était qu'il avait l'air d'un stéréotype du vieux loup de mer. L'œil bleu, les cheveux gris, les rides profondes, la peau tannée. La voiture s'engagea sur le quai Saint-Pierre.

« Vous arrivez d'où, capitaine ?

— La Corse. On a fait beaucoup de plongée sous-marine.

— Vous avez pris du poisson ?

— M. d'Almeida a pratiquement nourri ses invités et l'équipage avec sa pêche… Nous y sommes… »

Il rangea la voiture devant l'échelle de coupée.

« Pour ce soir, je viens simplement en reconnaissance », dit Alan en évitant de regarder du côté du bateau.

Il vivait l'un des rares moments où un être humain est confronté avec son rêve. Inconsciemment, il craignait d'être déçu. Il prit une bouffée d'air et porta les yeux sur le navire : superbe ! Blanc, à la fois élancé et trapu sur l'eau. Plus beau encore qu'il l'avait rêvé ! Deux marins l'attendaient devant la passerelle. Il leur serra la main et mit le pied sur le pont arrière.

Des promeneurs flânaient sur le quai, contemplant longuement les yachts avec une admiration nostalgique. Alan comprit que ce qui séparait les privilégiés du commun des mortels, la richesse de la médiocrité, le réel de l'imaginaire, n'était rien d'autre que la longueur de la passerelle d'un yacht. Sur le quai, ceux qui rêvaient aux voyages. Sur le pont, à deux mètres à peine, ceux qui les faisaient.

« Le salon », dit le Guern en s'effaçant pour le laisser passer.

Boiseries aux teintes d'acajou sourdes, bar, tables basses, télévision, gravures maritimes sur les cloisons.

« La salle à manger est sur le pont supérieur. Désirez-vous voir votre cabine ? »

Alan croisa une femme de chambre et deux stewards en tenue bleu foncé qui le saluèrent. Il eut le souffle coupé en entrant dans « sa » cabine. Le lit devait bien faire six mètres carrés. L'ameublement était d'un luxe qu'il jugea écrasant. La cabine, assez vaste pour y faire de la bicyclette.

« Combien d'autres cabines ? demanda-t-il d'un ton neutre.

— Six, monsieur. Deux très vastes, les autres plus petites.

— L'équipage ?

— Outre moi-même et un officier en second, dit Le Guern, huit hommes et deux cuisiniers.

— Vous avez une grande autonomie ?

— On peut faire le tour de la terre, sourit Le Guern. C'est un bon bateau ! »

Il suffisait d'un peu d'argent. Tout devenait possible. Les songes se matérialisaient. Ainsi, c'était aussi simple ? Alan s'arracha à la fallacieuse griserie qui l'électrisait.

« Il faut que je rentre, capitaine. J'attends des appels. Nous nous verrons demain.

— A vos ordres, monsieur. C'est tout de même dommage de perdre un jour de navigation. »

Le Guern le redéposa au Majestic. Alan monta dans son appartement, troublé par des sentiments indéfinissables. Sa position en porte à faux, son angoisse, le coup de foudre pour Terry, ce fabuleux jouet qu'il venait de visiter en maître, son pactole évanoui dans les mains de Nadia, Bannister, Norbert, Hackett, Hamilton Price-Lynch, le faste, le comportement de tous ces gens qui semblaient vivre sur une planète inconnue où les lois qui avaient été les siennes n'avaient pas cours… Trop de sensations violentes s'entrechoquaient… Il aurait eu besoin de semaines entières pour les classer, en faire l'analyse, en déchiffrer les lois. D'autres que lui avaient tous ces avantages de naissance : en profitaient-ils autant que ceux qui en avaient rêvé toute leur vie ?

Il tira les rideaux, quitta ses vêtements et s'enfouit dans le lit : dormir… Téléphone.

« Alors, vous êtes prêt ? Il est neuf heures ! C'est Sarah !

— Je ne peux pas, Sarah, vraiment pas ! Je suis désolé !…

— Répétez-moi ça ? Votre place est réservée, vous êtes mon voisin de droite !

— Ecoutez-moi, Sarah…

— Je vous préviens, Alan ! Si dans dix minutes vous n'êtes pas en smoking dans le hall, je monte directement chez vous et je fais enfoncer la porte ! »

Elle raccrocha. Alan en savait peu sur elle, assez cependant pour être certain qu'elle tiendrait parole. Découragé, vaincu d'avance, il sonna le garçon d'étage.

« Un double express serré s'il vous plaît. Très fort ! »

Il passa dans la salle de bain, se jeta un regard écœuré, entra dans la douche et fit alterner les jets d'eau bouillants et glacés. Il prit dans son armoire un spencer blanc de soie sauvage, l'enfila sur son torse nu, hocha la tête, le quitta et entreprit de s'habiller. Grésillement du combiné.

« Monsieur Pope, vous avez New York en ligne… »

Alan se cabra : Bannister !

« Alan ! Ne raccroche pas Alan, c'est Sammy !

— Va au diable !

— Ne fais pas le con, Alan ! Je n'y comprends plus rien !

— Moi non plus ! cria Alan.

— Effarant ! Je viens de passer chez toi pour le courrier. Tu sais ce que j'ai trouvé ?

— Les flics !

— Accroche-toi Alan ! Une lettre de la Burger ! »

Alan se crispa : il était cuit !

« Un nouveau virement, Alan ! Je deviens fou ! Deux millions de dollars à ton ordre !

— Tu mens ! hurla Alan. Tu as la trouille et tu mens !

— Je te le jure sur ma tête ! Deux millions ! J'ai le papier !

— Fous-le aux ordures ! Je n'en veux pas !

— Alan, je te supplie…

— Merde ! Merde ! Merde ! »

Il jeta le téléphone, se prit la tête à deux mains et fut pris d'un tremblement. Tout basculait, plus rien n'avait de sens, il avait peur. Nouvelle sonnerie.

« Sarah ! Je monte vous prendre ? »

Il se retint pour ne pas lui répondre quelque chose de très grossier.

« Je descends.

— Dépêchez-vous ! »

Carillon de la porte, entrée du garçon.

« Votre café, monsieur. »

Alan le but d'une traite comme on avale un médicament. Il accrocha son nœud papillon, enfila ses chaussures. Nouvelle sonnerie.

« Le concierge, monsieur. On vous attend en bas…

— J'arrive ! » s'emporta Alan.

Encore abasourdi par l'appel de Bannister, il se servit un scotch sans glace et l'engloutit pur. Il claqua la porte derrière lui. Plusieurs personnes en grande tenue du soir attendaient l'ascenseur. Alan y entra le dernier, frappé par l'odeur de parfum entêtante qui régnait dans la boîte d'acier capitonnée. Le hall d'entrée grouillait de monde. Il chercha Sarah des yeux, ne la vit pas et sortit sur le perron. Serge se précipita.

« Ah ! Monsieur Pope ! Ces messieurs vous attendent… »

Alan aperçut une énorme Mercedes 600 gris métallisé hérissée d'antennes de télévision, trois Rolls décapotables, deux blanches et une grenat. Leurs quatre chauffeurs en uniforme convergèrent vers lui avec un ensemble parfait. Sur les quatre, il n'en connaissait qu'un seul, le sien.

« Monsieur, dit Norbert, il doit y avoir un malentendu. Ces messieurs viennent également vous chercher. Angelo La Stresa, pour M. Price-Lynch… Léon Trotski, qui vient de la part de M. Goldman et Enrique Capiello, le chauffeur de M. Larsen… »

Alan constata que chacun avait laissé à son intention la portière de sa voiture ouverte.

« Elle est repeinte ? demanda-t-il à Norbert en désignant les deux Rolls blanches du menton.

— Non, monsieur. Nous avions la même de disponible.

— Ah ! vous voilà, lança Sarah avec bonne humeur. Et on dit que ce sont les femmes qui sont en retard ! Angelo, en route ! »

Avec des airs de propriétaire, elle poussa Alan dans la Rolls.

Le petit restaurant était bourré d'une clientèle de jeunes. Tony, le patron, jeta quelques ordres à ses garçons qui louvoyaient entre les tables. Il s'essuya les mains à son tablier, posa les deux poings sur la table et dit à Hans :

« J'ai tes tuyaux. La Rolls appartient à la « Carlux », une agence de la rue d'Antibes. Elle a été louée à un Américain, Alan Pope. Il habite le Majestic. »

Hans repoussa sa chaise.

« Ne t'emballe pas, petit. On ne l'a pas enlevée, ta Terry. Tu m'as dit toi-même qu'elle était montée de son plein gré.

— Merci, Tony, merci ! »

Il sortit en coup de vent et sauta sur le tan-sad d'une énorme moto qui pétaradait.

« Go, Éric ! On va à Cannes ! »

La machine se cabra et gicla comme une fusée. Accroché aux épaules de son copain, du vent plein les oreilles, Hans avait une formidable envie de détruire. Après deux heures passées sur l'escalier de Terry, il avait décidé d'agir. Tony connaissait tout le monde dans la région. Son adresse à la pétanque lui valait l'admiration et le respect de tous. Avant d'ouvrir son restaurant, il était resté deux ans dans la police. Il y avait conservé beaucoup de relations. Hans lui avait fourni le numéro de la Rolls qu'il avait relevé à Juan. En trois coups de téléphone, Tony avait remonté la filière.

« Fonce, Éric ! »

Hans l'avait arraché à sa table.

« J'ai besoin de ta moto. Tu viens ? »

Deux vengeurs… Ils s'étaient connus quelques jours plus tôt au festival de jazz de Juan. Hans n'avait eu aucun mal à recruter quelques volontaires pour aller inscrire sur les murs la révolte qui leur tenait au cœur. Une faune passionnante où le fait d'avoir vingt ans tenait lieu de passeport, où l'identité de vêtements était un visa pour une entraide sans condition. On se refilait les adresses pour dormir, en fumer une, manger pas cher. Certains, comme Hans, étaient étudiants ou lycéens en rupture de famille, d'autres, des traîne-patins professionnels qu'unissaient la flemme, le refus de la société, la négation des valeurs bourgeoises pourries, l'amour de la moto, la jouissance de dire non. Il y avait aussi les indéfinissables, qu'on avait fini par baptiser les autonomes, friands de la barre de fer, de l'arme blanche, casseurs sans adresse et sans identité qui provoquaient la bagarre pour le plaisir de faire peur à ceux qui les dédaignaient.

La moto dévala la rue d'Antibes, vira à gauche à deux reprises et déboucha sur la Croisette.

« Arrête-moi là ! dit Hans. Je reviens. »

Il se peigna vaguement les cheveux du bout des doigts et fit à pied les derniers mètres qui le séparaient du Majestic. A Amsterdam, le père de Hans était procureur du Royaume.

Il traversa avec assurance la cour d'honneur à ciel ouvert et dévisagea avec insolence tous ces vieux bonzes — au-dessus de trente ans, la vie était finie — qui s'étaient déguisés en singes pour mieux exhiber les perles de Madame : quel gâchis ! Pourquoi fallait-il que des voitures royales comme la Ferrari fussent possédées par ceux qui ne pouvaient plus les conduire ? Il se fraya un passage entre les smokings et les robes du soir. Les concierges, débordés, ne lui prêtèrent aucune attention.

« Alan Pope, s'il vous plaît ?

— Il vient de partir à l'instant pour le gala, monsieur.

— Seul ?

— Avec une dame.

— C'est au Palm Beach, le gala ?

— Oui, monsieur. »

Le préposé en uniforme bleu qui lui avait répondu ne lui avait même pas jeté un regard. Il parlait à dix personnes à la fois, peut-être bien en dix langues. Hans sortit de l'hôtel, fou de jalousie : la « dame » du gala ne pouvait être que Terry ! Elle accordait à n'importe qui, parce qu'il avait une Rolls, ce qu'elle lui refusait à lui !

« Où on va maintenant ? lui demanda Éric.

— Retourne à Juan.

— Et ta nana ?

— T'occupe. Démarre !

— Tu l'as retrouvée ? insista Éric.

— Un salaud l'a emballée à un gala merdeux. On retourne chercher les copains. Nous aussi, on va faire la fête !

— Où ça ?

— Au Palm Beach ! »

CHAPITRE 21

Sarah s'accrocha farouchement au bras d'Alan. Les flashes des photographes éclataient de tous côtés, les voituriers, en nage, bondissaient au volant des voitures pour dégager l'allée circulaire complètement engorgée par les nouveaux arrivages. Malgré le service de sécurité, des dizaines de badauds avaient franchi les barrières métalliques dressées pour les tenir à distance afin de mieux s'approcher des visages connus. Sur chacun ou presque, un nom, le chiffre d'un compte en banque ou la marque d'un produit, scandés souvent par les curieux en une espèce de mélopée goguenarde et amicale. Une brigade musclée de valets à la française était chargée de faire escorte aux invités du gala jusqu'à ce qu'ils aient échappé aux premiers chocs de la foule. Sarah s'était collé sur la tête un diadème en pierres précieuses qu'elle maintenait d'une main en riant. Vingt mètres plus loin, dans le hall du Beach qui n'en finissait pas de s'allonger entre des vasques de marbre où s'étalait la tache rouge de fleurs aquatiques, il y avait une espèce de zone calme dans la tornade humaine.

Elle débouchait à l'entrée des salles conduisant à la terrasse du Masque de Fer, sur un monstrueux embouteillage que tentaient de résorber des employés maison contrôlant les cartons d'invitation à la lueur des torches brandies par d'autres valets à la française, en perruque blonde, chemise à jabot et dolman outremer, recrutés pour la circonstance dans les salles de sport de la région et parmi les athlétiques colleurs d'affiches saisonniers, un peu joueurs de boules, champions de belote et arnaqueurs en tous genres. De sa vie, Alan n'avait jamais fait une entrée aussi fracassante. Plutôt enclin à se cacher qu'à s'exhiber, il laissa à Sarah la direction des opérations. Elle l'agrippa par la main et ouvrit la marche, fendant une marée de dos bronzés où ruisselaient les bijoux, bousculant à coups d'épaule les smokings qui tintinnabulaient sous le poids des décorations : ils passèrent le dernier obstacle, louvoyèrent au pas de course et débouchèrent sur la terrasse illuminée par des milliers de chandelles piquées dans les tables qui croulaient sous les fleurs, contournées par un orchestre brésilien qui jouait des bossas entre une armée de maîtres d'hôtel courant en tous sens, les bras chargés de magnums de champagne. Paul, le directeur du restaurant, se précipita sur Sarah.

« Madame, votre table… »

Il les précéda dans l'allée pendant que des centaines de paires d'yeux les dévisageaient avec avidité. Sarah, héritière de la Burger, était considérée comme l'un des plus beaux partis de la planète : qui donc l'accompagnait ?

« Vous ne m'avez encore rien dit de ma robe ? » fit-elle à Alan sans sembler s'apercevoir de la curiosité que soulevait leur arrivée.

Elle lui avait repris le bras et avançait d'une démarche assurée, frémissante du plaisir de voir et d'être vue, saluant au passage les têtes connues, dosant ses sourires selon l'importance de ceux à qui elle les adressait. Horriblement gêné, Alan eut l'impression d'être un teckel tiré au bout d'une laisse.

« Alan, vous l'aimez ou pas ? »

Ne sachant que répondre, il eut une grimace qui se voulait sourire.

« Toujours la dernière ! » lança jovialement Cesare di Sogno.

Il se leva pour accueillir Sarah et ajouta, le temps d'un baise-main : « Comme les stars ! »

A sa grande horreur, Alan dut faire le tour de la table pour être présenté à chacun des convives. Quand Arnold Hackett lui secoua la main avec chaleur, il fit un effort monstrueux pour ne pas tout planter là et s'enfuir. Mais Cesare le tenait solidement.

« Vous connaissez tout le monde je suppose… Le duc et la duchesse de Saran, Mme Hackett… Hamilton Price-Lynch et Madame, « née Burger », ajouta-t-il entre ses dents… Honor Larsen, bien sûr… Miss Betty Grone » Julie et Louis Goldman… Je crois que c'est tout ! Je n'ai oublié personne ? Alors asseyez-vous, la fête va commencer ! »

Les mains moites d'avoir serré autant de mains, Alan s'installa sur la chaise qui lui était dévolue. A sa gauche, Sarah. A droite, la duchesse de Saran. Pendant qu'on leur servait à boire et que la conversation devenait générale, il l'observa à la dérobée, frappé par la beauté nacrée et lointaine de cette femme dont il avait lu cent fois le nom dans les magazines. Elle était célèbre pour son titre de duchesse et son élégance lui valait de figurer chaque année sur la liste des dix femmes les mieux habillées du monde.

Elle sentit son regard peser sur elle, adressa un sourire plein de mystère et chuchota :

« J'ai fait nettoyer vos vêtements. Ils seront déposés demain matin à votre appartement. »

Alan devint cramoisi : pas une seconde, il n'avait reconnu en cette créature sophistiquée et aérienne, l'inconnue couverte de bleus qui s'était jetée voracement sur lui le matin même dans la cabane pour qu'elle l'inonde d'huile et de sa propre semence. Instinctivement, il jeta un regard sur le duc, qui, précisément, avait les yeux rivés sur lui. Alan détourna vivement la tête. Ce fut pour accrocher le regard de Hamilton Price-Lynch qui l'observait avec une redoutable bienveillance. On servit le caviar.

« Après ce qui s'est passé en Iran, on se demande comment ils se débrouillent pour en avoir encore ! remarqua Arnold Hackett à voix haute.

— Les gens d'aujourd'hui sont fous ! lança-t-il en étalant son caviar sur deux centimètres d'épaisseur. Ça fait la révolution, ça revendique, ça ne veut plus travailler ! Les ouvriers veulent devenir patrons, les pauvres veulent être riches, comme ça ! Une bonne guerre ! »

Il engloutit la moitié de sa tartine d'un seul et vigoureux coup de sa prothèse dentaire.

« J'ai le même problème dans le cinéma, renchérit Goldman. Les figurants veulent être vedettes dès leur premier film, le dernier des machinos se prend pour Orson Welles ! »

Hackett pointa son doigt sur Alan.

« Je vais vous dire quelque chose, monsieur, parce que vous êtes jeune ! Savez-vous comment je m'y prends pour que soient respectés les statuts de mon entreprise ? Chaque année, au moment des vacances, une saignée ! La mort dans l'âme ! J'en licencie quelques douzaines, les autres se tiennent tranquilles !

— Il est plus bête que méchant, glissa Sarah à l'oreille d'Alan aussi figé qu'une statue. Mangez !

— Quand j'avais vingt ans, enchaîna Hackett, il fallait se battre pour faire sa place au soleil !

— Arnold, vous avez et vous aurez toujours vingt ans ! jeta Cesare en levant son verre. Je porte un toast à ceux qui savent garder un cœur de vingt ans !

— Vous restez longtemps parmi nous ? s'enquit Mandy de Saran d'une voix faussement indifférente.

— Quelques jours, je pense… dit Alan.

— Il faut absolument que vous veniez sur notre bateau.

— Alan, vous me faites danser ? »

Sarah était déjà debout. Il repoussa sa chaise. Elle le prit par la main, l'entraîna sur la piste.

« Regardez-moi dans les yeux. Je vous ai posé une question tout à l'heure. Je n'aime pas les questions sans réponse. Quelle est la couleur de ma robe ? Tricheur ! vous venez de regarder ! Elle vous plaît ? Vous appartenez peut-être à ce genre d'hommes qui affectent de ne pas remarquer ce que porte la femme qu'ils tiennent dans leurs bras ? »

Elle resserra sa prise, colla sa joue contre la sienne et lui glissa à l'oreille.

« Savez-vous que vous êtes séduisant ? La duchesse n'a pas cessé de vous dévisager. Il paraît qu'elle enlève son slip aussi facilement que ses lunettes. D'ailleurs, elle ne porte pas de lunettes. Pauvre Hubert… l'air de France et jouet d'une catin… »

Du bout des ongles, elle se mit à lui gratter doucement la nuque.

« Vous avez déjà été marié ?

— Oui, dit Alan.

— Longtemps ?

— Assez pour avoir envie de ne plus l'être. »

Elle s'aperçut qu'il regardait un point situé derrière ses épaules, se retourna et surprit les yeux de Betty Grone fixés sur lui.

« Elle vous plaît ?

— Qui ?

— Celle que vous regardiez. Elle danse avec Larsen. Betty Grone.

— Je ne la regardais pas !

— Menteur ! Elle a de beaux yeux et de beaux restes. On dit qu'elle fait la pute depuis un quart de siècle pour s'acheter un cheptel de bovins. Ou elle possède déjà toutes les vaches d'Australie, ou elle travaille au rabais. Vous aimez les putes ? Nous déjeunons aux îles demain. Ne soyez pas en retard !

— Je ne suis pas libre », dit Alan.

Elle enfouit carrément la tête sur sa poitrine.

« Je vous adore ! dit-elle en se moquant. Vous avez le comportement d'une jeune fille qui a peur de se faire violer. On vous a déjà violé, Alan ?

— Oui. »

Elle se serra un peu plus contre lui.

« Ça ne m'étonne pas. Quel effet cela vous fait-il, d'avoir toutes les femmes à vos trousses ? »

Jaillit alors une troupe de danseurs et de violonistes tziganes bondissants. Ils étaient peut-être cinquante et se répandirent sur la terrasse dans un étourdissant déchaînement de musique slave. La masse des danseurs reflua vers les tables avec un grand cliquetis de pierres précieuses.

« J'aimerais danser… » dit la duchesse en ne s'adressant à personne en particulier.

Sarah posa une main possessive sur le bras d'Alan.

« Il me l'a déjà promise, précisa-t-elle avec un sourire carnassier.

— Sarah, voulez-vous me faire l'honneur ?…

— Arnold, et ma langouste !

— Priorité aux cœurs de vingt ans ! »

Elle se leva de mauvaise grâce, couva Alan d'un regard appuyé et se laissa entraîner au rythme raide et sautillant de Hackett. Une fois de plus, Alan surprit les yeux de Ham Burger rivés sur lui. Mal à l'aise, il détourna les siens pour capter le regard de Betty qui lui lançait une discrète invite.

« Vous aimez la soirée, monsieur Pope ? »

Larsen s'était assis auprès de lui à la place de Sarah.

« Quel genre d'affaires traitez-vous exactement, monsieur Pope ? »

Alan eut un geste vague. Pour se donner une contenance, il but une gorgée de champagne.

« Avez-vous déjà été condamné ? »

Il s'étouffa, faillit recracher ce qu'il avait dans la bouche. Aimablement, Larsen lui donna quelques tapes dans le dos, autant de coups de boutoir qui le firent tousser davantage.

« Jamais ! éructa-t-il.

— Vous savez qui je suis ? demanda poliment Larsen. Je détiens le paquet majoritaire des entreprises aéronautiques Sekandier. J'aimerais avoir un entretien privé avec vous. Est-ce possible ? Où et quand ? C'est pressé !

— Honor, vous me rendez ma chaise ou je m'assois sur vos genoux ? » dit Sarah.

Larsen se leva précipitamment, se pencha vers Alan et lui glissa à voix basse : « Je vous contacterai dans la nuit. »

« Qu'est-ce que vous complotiez ? demanda Sarah. Il vous demandait conseil sur les prix pratiqués par Betty ? Ce vieux hibou de Hackett m'a mis les pieds en marmelade !

— Sarah !…

— Non, merci », dit-elle sèchement à Cesare di Sogno.

Avec autorité, elle attaqua sa langouste froide.

« Immangeable. Je n'en peux plus. »

Elle repoussa son assiette.

« Partout où vous passez, vous semblez être le centre. Comment faites-vous ? »

Alan allait répondre. Hubert de Saran baisa galamment la main de Sarah.

« J'adore le slow. Vous voulez bien ? »

Sarah le suivit sur la piste.

« Je voudrais danser », répéta la duchesse.

Alan se leva et l'entraîna. Elle était presque aussi grande que lui, mais se déplaçait d'une façon si légère qu'il la sentait à peine dans ses bras.

« Vous avez aimé ?

— Quoi donc ?

— Ce matin ? »

Elle se colla à lui.

« Votre mari nous regarde.

— Je lui raconte tout. A la fin de la danse, je me rendrai aux toilettes. Rejoignez-moi. »

Il pensa avoir mal entendu. Un sourire hautain et indifférent flottait sur ses lèvres. Elle se tenait très droite, hiératique, comme absente. Seul, son pubis, animé d'une vie autonome, palpitait en un insistant mouvement ondulatoire contre le bas-ventre d'Alan.

« Je vous attends », dit-elle sans se départir de son expression froide et lointaine.

Alan l'escorta jusqu'à la table. Elle prit son sac tressé de fils d'or et se dirigea vers la sortie sans un regard pour personne. Lou Goldman happa le bras de Sarah qui revenait s'asseoir. Hamilton Price-Lynch en profita instantanément pour occuper le siège libéré de la duchesse.

« J'ai à vous parler, monsieur Pope. »

Alan se vit perdu.

« Ici ? bredouilla-t-il.

— Soyez chez vous dans la nuit ! Je vous appellerai. »

Il adressa un sourire étincelant à sa femme. Elle avait les yeux braqués sur lui tout en feignant de prêter une oreille attentive aux insignifiances de Victoria Hackett.

Soudain, toutes les lumières s'éteignirent. Les hommes enlacèrent instinctivement leur cavalière, non par tendresse, mais pour empêcher que des mains anonymes ne profitent de l'obscurité pour leur arracher leurs bijoux. Gil Houdin apparut dans une gloire de projecteurs.

« Monsieur le président… Altesses… Monsieur le duc… Mesdames, mesdemoiselles, messieurs…

— Le cirque commence ! souffla Sarah. Que vous voulait Hamilton ? »

Cesare baisa la main de Julie Goldman qu'il venait de ramener à sa place. Alan pensa avec dérision à Mandy de Saran qui l'attendait dans les toilettes.

« Alan, à quoi pensez-vous ?

— … si merveilleux de ne pas les oublier, de les aider… votre grand cœur… poursuivait la voix de Gil Houdin… générosité… enchères… merci pour tous ceux qui souffrent, merci ! »

Pour la première fois, Alan la regarda droit dans les yeux. Il avait tout perdu, il n'avait donc plus rien à perdre : Sarah ne lui faisait plus peur. Ni elle, ni personne.

« Je ne voudrais pas vous choquer, dit-il.

— Me choquer ? Allez-y ? Ne trichez pas !

— Non, rien. Vraiment… Rien du tout !

— … Une des œuvres majeures de Chagall… 50 000 dollars… Pour notre œuvre… 60 à droite… 60, qui dit mieux ?… 70 ! Merci, monsieur le président… 80 !… 90 !… Tous les musées se battraient pour l'avoir… 100 ! »

Elle lui prit la main sous la table.

« Vous êtes un garçon bizarre, Alan… Déconcertant…

— 120 000 ! Monsieur le président ! 150 ! Princesse !…

— 160 ! » tonna Hackett dont la culture artistique n'allait guère plus loin que la représentation graphique d'une pin-up sur les calendriers d'entreprise.

Betty poussa discrètement du coude Honor Larsen.

« A vous ! »

Il la regarda sans comprendre.

« C'est une charité ! Faites une enchère !

— Combien ?

— 200.

— 200 ! cria Larsen en levant le bras.

— 200 ! rugit Houdin en écho. Qui dit mieux que 200 ! »

Il y eut une espèce de rumeur du côté de la grande entrée : escorté d'une nombreuse troupe d'amis et de courtisans, le prince Hadad fit son apparition. Toutes les têtes se tournèrent vers lui.

« Allons, messieurs ! Pour un superbe Chagall !. 200 ?… 200 ?… qui dit 210 ?…

— Les parfums de l'Arabie… » commenta Sarah.

Comme tout le monde, Alan observa le groupe des retardataires. Pendue au bras du prince, une étourdissante blonde en robe blanche, scintillante de diamants et de pierreries. Le cœur d'Alan cessa de battre : Marina !

Hackett, de son côté, chaussait précipitamment ses lunettes : Marina !

Précédés par des laquais porteurs de torches, le prince et sa suite se rapprochaient de l'immense table qui leur était réservée au premier rang. Alan était certain qu'il rêvait, mais quand Marina fut à dix mètres de lui, il leva impulsivement le bras pour lui faire signe. Immédiatement, il fut pris dans un aveuglant pinceau de lumière.

« 210 000 ! clama Gil Houdin. 210 000 devant moi !

— Vous aimez Chagall à ce point ? ironisa Sarah pour masquer sa stupéfaction.

— Pardon ? »

Marina le frôlait sans le voir !

« 210 000 ! Messieurs, 210 000 dollars ! »

Plus aucune main ne se leva. D'un bref coup d'œil, Houdin embrassa la tribu du prince qui s'installait dans un grand raclement de chaises : l'arrivée de Hadad venait de lui casser l'élan de ses enchères. Il faisait très chaud. Il eut soudain envie d'être ailleurs.

« 210 000, messieurs… Personne ne dit mieux ?… Chagall !… Non ?… Une fois… Deux fois… Trois fois ?… Adjugé ! »

Une onde d'applaudissements roula sur la terrasse.

« S'il vous plaît, monsieur !… Monsieur !… Voulez-vous venir je vous prie… Approchez ! »

Sarah décocha un coup de genou à Alan.

« Qu'est-ce que vous attendez ?

— Comment ? »

Il se demanda pourquoi ce projecteur était braqué sur lui. Deux hôtesses blondes en uniforme bleu le saisirent chacune par une main. Abasourdi, toujours prisonnier du faisceau de lumière, il fut poussé fermement en scène.

« Toutes mes félicitations ! » lui jeta Houdin en lui donnant une chaleureuse accolade. Dix micros se tendirent. Houdin ne lui lâchait toujours pas les mains. Les hôtesses brandirent le Chagall. Houdin s'effaça. Alan resta planté comme un idiot sous les projecteurs, son tableau dans les bras. On l'applaudit. Les deux blondes lui reprirent le Chagall. Houdin lui glissa :

« Remplissez-moi votre chèque… Je veux que tous les invités le voient ! »

Alan lui jeta un regard égaré. C'est alors que trois motos rugissantes déboulèrent sur la terrasse dans un terrifiant fracas. Croyant à une attraction un peu canaille, les douairières firent bravo du bout de leurs doigts alourdis de bagues. Simultanément, dix autres machines venues côté mer jaillissaient sur la scène, la traversaient comme des obus, continuaient leur trajectoire en vol plané et atterrissaient sur les tables les plus proches, écrasant sur leur passage les débris du dessert, pulvérisant la verrerie et la vaisselle. La terrasse fut envahie par l'âcre odeur des tuyaux d'échappement surchauffés. Un motard arracha au passage à un maître d'hôtel un énorme gâteau à la crème au chocolat qu'il projeta sur le plastron immaculé de l'amiral de la Flotte. Les invités, qui se posaient encore des questions, comprirent enfin que l'affaire était sérieuse.

« Vite ! La police ! » jeta Gil Houdin aux chefs de brigade qui étaient venus aux ordres.

Cent motos folles tournaient maintenant à toute vitesse entre les tables, conduites par une horde dépenaillée dont la visière des casques les faisait ressembler à des guerriers médiévaux. Dans un carrousel ahurissant et cauchemardesque, ils poussaient des hurlements, saccageaient tout ce qu'ils pouvaient détruire. Les passagers chevauchant le tan-sad brandissaient des barres de fer, frappaient sur les tables, arrachaient les nappes qui précipitaient au sol, dans un assourdissant vacarme d'assiettes fracassées, les vases de fleurs, la pâtisserie, les magnums de champagne.

« Faites revenir les tziganes ! tonna Houdin. Musique ! »

La troupe au grand complet bondit dans la mêlée, violons au vent, scandant la charge sauvage de sarabandes hongroises sur un rythme allegro vivace. Des femmes hurlaient, cramponnées à leurs joyaux, et des invités du gala, dont beaucoup n'étaient pas des enfants de chœur, balançaient des chaises qui explosaient sur les motos vibrantes comme un essaim de guêpes furieuses. Les laquais musclés en perruque blonde arrivèrent à la rescousse. Déséquilibrées, des machines s'envolèrent à la vitesse d'une fusée, projetant leur conducteur dans les airs. »

« Dans la salle de jeux ! » hurla une voix.

Cinquante motos démarrèrent dans un effroyable sifflement, envahirent le couloir et passèrent à travers la porte d'entrée malgré l'intervention des physionomistes et des employés du hall qui volaient comme des quilles. Autour des tables de roulette et de trente-et-quarante, ce fut la panique. Chacun tentait de récupérer sa mise et, si possible, de rafler celle du voisin. Les croupiers défendaient la masse à coups de râteau, les maîtres d'hôtel jetaient sur les assaillants ce qui leur tombait sous la main, plats, casseroles, piles d'assiettes, jambons, tout ce qui était assez lourd pour désarçonner et blesser. Des valets athlétiques plongeaient sur les loubards pour les faire tomber. Vingt motos passèrent derrière le bar, pulvérisant les rangées de bouteilles à coups de barre de fer, et débouchèrent dans les cuisines où serveurs, plongeurs et cuistots, armés de pelles et de bassines, s'étaient retranchés derrière un immense buffet de pâtisserie pour y attendre les assaillants. Une furieuse mêlée s'engagea dans des flaques de gelée de groseille où dérapaient les machines dont le moteur, gaz bloqués, continuait à tourner dans une insupportable stridence.

Des corps à corps avaient lieu au pied de marmites de crème chantilly renversées, sur un étal recouvert de tomates à la provençale…

Sur la terrasse ravagée, la bagarre faisait toujours rage.

« Envoyez le feu d'artifice ! » hurla Gil Houdin.

Eclatèrent dans le ciel un tourbillonnement de soleils blancs qui illuminèrent la scène. Smoking en lambeaux, les plus coriaces des invités s'étaient groupés en carré pour boucher les sorties à l'aide de tables renversées. L'un d'eux, ancien champion du monde de moto, avait bondi sur un trial dont l'occupant gisait à terre dans une mare de sang. Il avait pris en croupe un valet dont la perruque décrochée laissait apercevoir sa formidable nuque rasée de catcheur. Le trial se faufilait à une vitesse folle, insaisissable, causant des pertes énormes chez les assaillants que le catcheur décimait à coups de barre de fer.

« Les flics ! »

Retentirent les sirènes des cars de police. Les motos se cabrèrent, grimpèrent sur les tables dévastées, escaladèrent les marches du podium conduisant à la scène, jaillirent du salon d'honneur dans le hall central, débouchèrent de la salle de jeux et du grill pour gicler dans toutes les directions. Sur l'une d'elles, Hans. Il n'avait trouvé au Beach aucune trace de Terry. Son rodéo n'avait pas épuisé la rage qui l'habitait. Il siffla dans ses doigts et hurla dans le vrombissement des moteurs déchaînés :

« A Monte-Carlo ! On va tout casser ! »

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