4. LES TIGRES SACRÉS

Le tigre de Sibérie, ou tigre de l’Amour, ou panthera tigris altaica, est le plus grand félin de la Terre. Et, à l’exception de l’ours blanc, le carnivore terrestre le plus puissant.

Il s’agit d’une sous-espèce de tigre, adaptée à la froide taïga, pelage épais et presque blanc, avec de pâles rayures brun grisâtre, qui peut peser jusqu’à trois cents kilos et mesurer presque trois mètres de la tête à la pointe de la queue.

Un magnifique animal, qui n’a quasiment pas d’ennemi naturel. Et qui a été le roi indiscuté de la taïga… jusqu’à l’apparition de l’homme.

Les chasseurs et les bergers iakoutes, bouriates ou d’autres ethnies sibériennes, sans autres armes que leurs lances et leurs flèches en os, respectaient et admiraient le tigre comme le roi des bêtes sauvages. Pour leurs chamanes, il demeurait un animal sacré, à la fois dieu tutélaire et démon, et la plus grande preuve de courage d’un homme était de partir seul en chasser un.

Puis l’homme blanc est arrivé, avec ses armes à feu. Et l’argent, et l’alcool. Et les chasseurs de peaux.

Attirés par le prix qu’atteignait le précieux manteau noir et blanc de ces dieux, les tireurs mercenaires venus du monde entier et les fils à demi civilisés de ces mêmes tribus sibériennes qui les révéraient tant ont décimé de façon impressionnante la population de tigres de Sibérie, qui n’était déjà pas bien importante. Les directeurs de zoos, pour lesquels la présence, dans leurs cages, de l’immense félin faisait tellement bonne presse et attirait tant de public, se sont chargés du reste. Aucune législation protectrice n’a pu empêcher le désastre.

Au début du XXIe siècle, les cinquante-quatre tigres de Sibérie restants vivaient en captivité dans les différents parcs zoologiques et réserves privées de la planète. Chacun d’entre eux valait des centaines de milliers de dollars.

Puis le Contact a eu lieu…

Au cours de leur plan de restauration écologique, les xénoïdes ont croisé et cloné habilement les cinquante-quatre survivants, et au bout d’une vingtaine d’années la population de tigres de Sibérie s’élevait à plusieurs milliers. Bien que son patrimoine génétique se soit un peu appauvri, on pouvait considérer l’espèce comme sauvée.

Pourtant, la panthera tigris altaica continue d’avoir le statut d’espèce protégée. Chaque spécimen est soigneusement marqué à la naissance par un transmetteur-localisateur qui permet au département de Sécurité Planétaire de connaître sa position précise et son état de santé seconde par seconde, grâce aux satellites.

Et tant pis pour l’humain qui se risquerait à chasser l’un des précieux tigres blancs ! La sanction minimale, si l’on prouve qu’il existe des circonstances atténuantes comme l’auto-défense, est de deux années en reconditionnement corporel.

Les éleveurs locaux de rennes ont appris à tolérer les déprédations constantes de la surpopulation de grands félins comme un mal nécessaire. Ils s’arrangent pour ne pas conduire leurs troupeaux sur les zones de chasse des tigres et calculent une certaine marge de pertes en têtes de bétail qui seront inévitablement tuées.

Les chasseurs de la zone évitent les tigres comme la peste. Et même s’ils sont désespérés, à la recherche de toute proie à abattre, ils ne tirent jamais sur eux. Ils surveillent également leurs pièges et leurs fosses pour éviter qu’un de leurs petits, imprudent, ne tombe dedans par hasard.

De nouveau, quoique de façon très différente, les grands félins sont sacrés pour les fils de la taïga.

Pour les tigres de Sibérie, la vie est à présent facile : les rennes domestiques sont plus aisés à tuer que leurs congénères sauvages et que les énormes élans. Ils se reproduisent sans craindre que les loups ou les ours, décimés par les chasseurs, ne causent des ravages parmi leurs portées de petits. Nul ne les poursuit ou ne les traque…

La plupart du temps.

Trois ou quatre fois par an, les hommes de la Sécurité Planétaire débarquent en masse dans la taïga. Ils servent d’escorte à quelque noble visiteur xénoïde, presque toujours un Gordien ou un Auyari, qui a exprimé le besoin de se détendre un peu. Et qui a payé généreusement pour en avoir le droit…

Et quelle meilleure distraction que la chasse du plus grand félin de la planète ? Excitant, primitif et… suprêmement exclusif.

La chasse s’organise méthodiquement : avec des rabatteurs, des guetteurs et des points d’observation élevés d’où les xénoïdes peuvent tirer facilement avec leurs armes à projectiles ou à énergie, sans risque que les grands félins aux abois ne les atteignent.

En général, le nombre de tigres abattus par chaque visiteur s’élève à quelques dizaines. On raconte toutefois qu’un Gordien à la précision exceptionnelle est parvenu une fois à en tuer plus d’une centaine.

Parfois, si les pontes de la Sécurité Planétaire ou de l’Agence Touristique Planétaire consentent à se joindre à la distraction, à la fin de la journée les cadavres félins sont si nombreux que la neige, aplatie par leurs grandes pattes dans leur fuite, est plus rouge que blanche.

Les invités des autres mondes capturent occasionnellement un petit vivant et l’emportent dans leurs hyper-vaisseaux, comme un exotique souvenir à rayures de leur visite sur Terre.

Ils gardent toujours de nombreuses peaux, après que les cadavres des bêtes ont été rapidement et adroitement dépecés par les experts de la Sécurité Planétairerécupérant, au passage, les transmetteurs-localisateurs. Le reste des peaux, entières ou découpées, ainsi que les griffes, les dents et les os, sont des « articles de luxe » qui atteignent des prix élevés dans les boutiques exclusives pour les plus aisés des touristes xénoides : Ou bien on les exporte vers les autres mondes.

Lorsque les humains, qui contrôlent la planète, et leurs visiteurs, qui dirigent la galaxie, abandonnent le site de la chasse, les loups et les charognards font un grand festin des cadavres informes et écorchés des rois déchus de la taïga.

Les chamanes des tribus locales fouillent aussi patiemment la neige retournée, ramassant chaque petit fragment de peau, chaque poil, chaque dent, chaque relief de leurs dieux déchus pour en faire leurs amulettes protectrices millénaires. Ils balbutient dans leurs antiques langues, qu’ils continuent de parler malgré l’unification de la planète, caressant les restes des félins morts. Nul ne sait ce qu’ils disent…

Mais il y a des larmes dans leurs yeux et de la fureur dans les gestes de leurs mains ridées lorsqu’ils plantent leurs couteaux dans la neige et regardent le ciel, comme s’ils attendaient quelque chose…

LES RÈGLES DU JEU

Des gouttes ? Cours, petit !

Maudite soit cette averse !

Quelle folie ! Cette pluie est salée comme de l’eau de mer… Et ces uniformes en kevlar pèsent une tonne lorsqu’ils sont mouillés.

Vite, entre !

Ah, je m’essouffle… Je ne peux plus courir comme autrefois. Mais si nous arrivons à nous mettre à l’abri, c’est un moindre mal. Pourtant, la nuit était si belle… On voyait presque les étoiles. Avec ces fichues expériences de propulsion suborbitale auyari, l’atmosphère de cette planète est devenue folle. Il pleut, il grêle. Et toujours de l’eau salée. Il ne manquerait plus qu’il neige en été.

Eh bien, c’est le déluge. Si on était des cornichons, on serait déjà marinés. Mets-toi à l’aise. Enfin…

Que dis-tu ? De l’intérieur, nous n’allons pas pouvoir surveiller les alentours ?

Petit, fais fonctionner tes neurones, ne me déçois pas. Qui va rôder dans le coin par ce temps de chien ?

En outre, notre mission est de prendre soin de cet endroit, pas des environs. Si une secte de cannibales assez folle pour sortir patauger sous cette averse décidait de partir à la recherche de son pique-nique, mieux vaut qu’ils soient dehors, et nous dedans. Notre responsabilité s’arrête aux murs de cet endroit.

C’est un sale boulot, oui, je sais. À peine pire que celui des patrouilles se baladant là-haut, à la poursuite de ces idiots qui veulent quitter la planète dans leurs vaisseaux bricolés. S’ennuyer comme des rats morts, c’est la seule chose qu’ils font, en orbite.

Quoique, de temps en temps, ils empêchent quelques suicidaires d’aller se congeler dans l’espace. Mais cette surveillance a autant de sens que de chercher de l’eau dans le désert…

Ici, à la banque-dépôt du reconditionnement corporel, il ne se passe jamais rien. Il n’y a rien à voler, et rien n’est aussi tranquille que des corps en anabiose, humains ou non. À part, peut-être, un vrai cadavre.

En réalité, cette garde nocturne tient de l’anachronisme stupide. Un souvenir de l’époque où on ne connaissait pas encore très bien les métabolismes xénoïdes et où nos petits chefs craignaient qu’un touriste angoissé sorte de son caisson et se mette à jouer les zombies pendant que son esprit se trouve ailleurs.

Regardons le bon côté des choses : ici, une garde dure deux heures de moins que la garde standard. Juste pour que nous ne mourions pas d’ennui. Et cette pluie… On ne peut même pas voir passer les gens.

L’oisiveté me rend toujours nerveux…

Jouer aux cartes ? Imbécile, tu sais aussi bien que moi que le règlement interdit les jeux de hasard pendant le service. Peut-être une autre fois. J’adore la belote et le poker, sans parler de…

Mais, d’un coup, je me rends compte que tout est parfait. Oui, Markus. C’est ton nom, n’est-ce pas ? Je crois que cette pluie salée nous arrive comme de l’eau bénite. Grâce à elle, nous allons disposer d’un peu de temps. Ça fait un moment que je voulais discuter avec toi…

Ne t’inquiète pas. Il ne s’agit que d’une petite conversation entre collègues, pas d’un nouvel examen. Ton instruction basique est terminée. Je veux juste parler, d’un homme de la Sécurité Planétaire à un autre. De collègue à collègue. Oublie que je suis sergent.

En réalité, nous sommes presque pareils. Toi, un simple agent, et moi, un sergent en disgrâce…

Non, ça n’a rien de secret. Cela ne me gêne pas. Je peux te raconter. Un simple incident sans importance, avec une travailleuse sociale très susceptible, à l’astroport, il y a deux semaines. Une dénommée Buca… Son visage était tartiné de ce maquillage waterproof qu’elles utilisent, de nos jours, comme un masque. Je suppose que ça les aide à se ressembler toutes. Et les xénoïdes adorent ça.

Je te jure que j’ai essayé d’être aimable avec cette petite pute. Elle en avait besoin : elle paraissait terrifiée après les tirs qu’avait balancés un de ces dingues de l’Union Xénophobe. Nous l’avons immédiatement neutralisé, bien sûr. Mais l’un de mes agents s’est montré grossier avec la fille. J’ai voulu y remédier… et je me retrouve ici. Je ne lui ai pas paru sympathique et elle s’est plainte auprès de ma hiérarchie.

Des histoires comme ça arrivent tous les jours. La procédure normale est d’archiver la plainte, et point final. Mais comme cette Buca avait été choisie par un Gordien pour être incubée, cela m’a été fatal. Les plaintes des gros bonnets xénoïdes jettent toujours le trouble dans nos rangs… Et ce n’est jamais bien pour nous autres, les gens de la base. Il vaut mieux que tu saches ça dès maintenant. Le résultat ? Le sergent Romualdo a été sanctionné par un mois de rondes dans les rues, une nuit de garde sur trois, avec réduction de sa solde.

J’espère qu’un truc comme ça ne t’arrivera jamais.

Quoique, si mon instinct ne me trahit pas, tu iras loin. Tu ne me crois pas ? Fais attention : le sergent Romualdo Concepción Perez se trompe rarement. Je vois qu’une carrière prometteuse dans la Sécurité Planétaire t’attend. Aussi clairement que je te vois devant moi. Je me risquerais même à parier que, si tu fais des efforts, dans un an ou deux tu seras au moins devenu sous-officier.

Moi ? Je suis sergent depuis douze ans. Mais ne crois pas que je t’envie. Dans la vie, chacun va jusqu’où il peut. Je ne me plains pas, sergent, cela me convient. En fin de compte, même si je me suis cultivé un peu, je ne suis qu’un pauvre ignorant qui sait à peine lire.

Mais toi, avec ta formation… Un QI de 148… Ça se voit que tu es instruit. Je peux te poser une question ? Par pure curiosité. Pourquoi n’es-tu pas devenu ingénieur en physique si tu étais en deuxième année ? Tu n’en avais plus que deux à faire…

Ah, des problèmes financiers. Laisse-moi deviner : tes parents te payaient tes études et leurs affaires ont périclité… Non ? Un accident d’aérobus ? Désolé, gamin. J’imagine que tu n’aimes pas en parler…

Beaucoup de gars entrent à la Sécurité Planétaire pour ce genre de raisons. Le boulot a beau être impopulaire, c’est l’un des rares emplois où on cherche toujours du monde. Et en comparaison avec les salaires de misère de cette planète, nos trois cent cinquante crédits mensuels ne sont pas si mal, pas vrai ? Surtout si l’on considère qu’il ne faut ni études ni expérience. Tout ce que tu as besoin de savoir, on te renseigne à l’Académie, hein ?

Quoi ? Comment je sais tout ça sur tes études ? Gamin, j’ai lu ton dossier. Oui, en théorie, il est secret et seuls les officiels connaissent les codes d’accès, et tout le reste… Mais mon statut de vétéran dans ce Commandement me confère certains privilèges, y compris sur les ordinateurs.

C’est illégal ? Non, je n’irais pas jusque-là. C’est juste… inhabituel. Si nous devons être collègues, il est logique que je sois un peu curieux de ton passé, non ? En plus, je ne vois pas en quoi ça te dérange. Ton histoire est irréprochable.

Dès le début, j’ai remarqué que tu étais un bon élément. Je t’ai observé et j’ai apprécié ce que j’ai vu : un gamin enthousiaste, vif, comme il sied à ton âge. Tu as vingt-quatre ans, non ? Mais tu sais réfléchir avant d’agir. Dans ce boulot, c’est essentiel.

En plus, je m’entends bien avec toi, même si tu es taciturne. Ou peut-être, justement, parce que tu l’es. Il faut écouter avant de parler. Je déteste ces petits cadets pédants tout juste sortis de l’Académie qui croient qu’ils savent tout après quelques heures sur simulateur. La meilleure école, la seule qui vaille la peine, c’est la rue. C’est là, dans la lutte quotidienne, qu’on apprend réellement. Et durant toute la vie. Sache que, même si on est gradé, on ne connaît jamais toutes les règles de la rue.

Les règles du Grand Jeu.

Oui, Markus… La vie est un Grand Jeu, et un agent doit connaître les règles sur le bout des doigts… Surtout s’il aspire, comme j’imagine que c’est ton cas, à faire carrière. À être un gagnant, et non un perdant.

Tu ne vois pas de quoi je parle ? Je vais te raconter une petite histoire pour t’aider à comprendre. Tu aimes les histoires ?

Lorsque j’étais encore un bleu, comme toi, j’ai servi sous les ordres d’un vieux sergent, comme moi aujourd’hui. Je m’en souviens comme si c’était hier. Il s’appelait Aniceto Echevarrai. Un type bien, compréhensif et courageux. Les enragés de l’Union Xénophobe l’ont buté, et pour le venger nous avons fait couler beaucoup de sang. Nous l’aimions tous.

Comme le temps passe… Ça remonte à loin…

Bref, il se trouve que le regretté Aniceto était passionné de pisciculture. Il avait lu un tas de trucs sur le sujet. Il parlait toujours d’espèces exotiques de poissons d’eau douce et d’eau de mer, d’aliments artificiels ou vivants, de températures et de PH de l’eau… Et de sa « petite collection », comme il la désignait avec autant d’affection dans la voix que les parents qui parlent de leurs enfants.

Un jour, la deuxième semaine que nous patrouillions ensemble, il m’a invité chez lui, et… N’aie pas l’esprit mal tourné, Markus. Aniceto Echevarrai aimait les femmes. Et moi aussi. Alors efface ce sourire ironique ou je me fâche.

Bien. C’est mieux.

C’était un minuscule appartement, mais joli. Bien meublé, avec toutes sortes d’appareils électroménagers, mais sans luxe ni ostentation. Ce qui attirait le plus l’attention, c’était les énormes aquariums, un peu partout. Sa « petite collection » était presque mieux fournie que le Grand Aquarama de la Nouvelle Miami, crois-moi. Avec des pompes à air, des résistances-diffuseurs d’eau, des systèmes de filtrage… Il y avait de tout. Et en quantité ! Combien de poissons il avait ? Sans te mentir, derrière ces parois de cristal, le vieil Aniceto était parvenu à réunir l’équivalent en écailles de presque un demi-million de crédits.

Et lorsque, ébloui devant tant de beauté, je lui ai demandé innocemment comment il parvenait à financer une passion aussi coûteuse avec une simple solde de sergent, il s’est contenté de sourire. Il a caressé sa moustache et m’a montré quelque chose que je n’oublierai jamais.

Au fond d’un de ses aquariums d’eau de mer, il y avait une créature énorme. Elle ressemblait à une fleur, avec sa grosse tige et ses pétales rougeâtres, à moitié transparents, agités par le léger courant de l’eau. Une belle fleur sous-marine…

Mais il s’agissait d’un animal vorace. Ce que je prenais pour des pétales était des tentacules qui pouvaient sécréter un puissant venin. Au centre, se trouvait une bouche, toujours affamée.

Quoi ? Une anémone ? Si tu le dis… Je ne suis qu’un simple sergent pas très futé. Je ne connais rien aux animaux sauvages.

Aniceto m’a dit de regarder très attentivement l’anémone. Elle était belle. Terriblement belle. Et elle m’a paru encore plus belle lorsqu’un poisson de taille moyenne qui passait par là s’est pris dans les tentacules meurtriers, tué et englouti en quelques secondes. Il y avait de la cruauté dans ce spectacle.

Et ensuite, plusieurs poissons, beaucoup plus petits, ont nagé dans les parages sans que rien ne leur arrive.

Émerveillé, j’ai interpellé le sergent Aniceto pour lui montrer ça. Mais il a juste lancé un regard vers l’aquarium et m’a répondu :

« Continue de regarder. Observe cet aquarium avec attention, Romualdo. »

Et alors, Markus, je me suis rendu compte que sur cette créature merveilleuse et meurtrière, d’autres petits poissons étaient apparus. Rouges, bleus et violets, colorés comme des clowns. Ils grignotaient les restes du plus gros poisson accrochés dans la jungle de tentacules, et la créature le leur permettait. Et ils se cachaient même au milieu de ces tentacules empoisonnés.

Des symbiotes, dis-tu ? Bon, des symbiotes, alors.

En me posant le bras autour des épaules, Aniceto m’a dit :

« Cet animal venimeux est la Loi. Ou la Sécurité Planétaire, si tu préfères. C’est comme un réseau aveugle, mais intelligent. Les petits poissons ne l’intéressent pas et ils peuvent passer sans danger. Les grands poissons, qui pourraient constituer une menace s’ils sont trop forts, sont également ignorés. Seuls les poissons de taille moyenne, considérés comme de la nourriture, sont attaqués.

— Et ces clowns colorés, c’est quoi ? lui ai-je demandé, amusé par ce qui me paraissait de la philosophie de comptoir.

— C’est nous, a répondu le vieux sergent. Nous aidons la Loi à s’exercer, la Sécurité Planétaire à fonctionner. Nous faisons en sorte que les ordures ne s’accumulent pas, risquant d’encombrer le réseau ou d’étouffer l’animal toujours affamé. En échange, nous prospérons sous son ombre puissante, en toute impunité. Le monstre nous reconnaît et nous distingue par notre uniforme. C’est ainsi que fonctionnent les choses, en ce bas monde. Tu comprends, Romualdo ? »

Et j’ai bien compris, Markus. Si bien que je n’ai jamais oublié.

Tu saisis, à présent ?

Ils ont perdu un grand acteur lorsque tu as choisi d’entrer à l’Académie, gamin. Tu rougis autant qu’une jeune vierge qui entend parler d’une orgie. Mais, avec moi, il est inutile de jouer les ingénus ou les innocents. Si à vingt-quatre ans tu n’as toujours pas compris que, aussi élevée qu’elle puisse te paraître, la solde que nous paie la Sécurité Planétaire ne nous permet même pas d’acheter la cire avec laquelle nous faisons briller nos uniformes, je vais croire que tu as triché lors de ton test de QI…

Mais je ne crois pas que tu sois si bête.

Ah, je sais. Il y a un autre point qui t’inquiète. Tu as peur des Affaires internes, hein ? Tu es un gamin prudent. Je connais les signes : cette façon de regarder partout comme un chat acculé…

Mais, en toute honnêteté, dis-moi, est-ce que j’ai une tête de bœuf-carottes sous couverture ?

Et je t’assure qu’il n’y a ni microphones ni nano-caméras planqués. Ici, nous sommes totalement à l’abri des oreilles et des regards indiscrets. Pourquoi crois-tu que j’ai tant insisté pour que nous entrions ? En réalité, la pluie n’était pas si forte…

Aucun dispositif électronique d’enregistrement ne peut fonctionner ici. L’officier scientifique du Commandement pourrait te l’expliquer mieux que moi. C’est en rapport avec le pouls électromagnétique, indispensable à l’anabiose de certains types d’extraterrestres, comme les polypes d’Aldébaran.

Et c’est justement pourquoi nous discutons ici. Moi aussi, j’aime bien prendre mes précautions.

Ah, et ceux des Affaires internes… Ne crois pas tout ce qu’on raconte sur eux. Ils ne sont pas aussi mauvais qu’on le dit. Eux aussi, ils ont parfois besoin d’un cadeau pour leur fiancée ou d’un extra pour inscrire leurs enfants à l’Université, et ils font alors appel à nous. De collègue à collègue. Tu comprends ?

Bien sûr, si tu perds les pédales et si tu tentes de devenir millionnaire en un mois, cela sera aussi visible que le nez au milieu de la figure. Et ils n’auront pas d’autre solution que de te prendre en chasse. C’est leur boulot. Il faut sauvegarder les apparences, maintenir la façade. Le système fonctionne à la perfection.

Ne fais pas cette tête, mon garçon. Il est temps que tu te rendes compte une fois pour toute que protéger et servir, former une barrière entre la Terre et le chaos et tout ce que tu as appris par cœur à l’Académie est une pure mascarade. Travailler à la Sécurité Planétaire est différent de tout ce que tu imaginais, Markus. Crois-moi, et pas tes instructeurs.

Alors que tu jouais encore avec tes figurines-robots, je patrouillais déjà dans les rues de cette ville. Oublie tous ces blabla sur le devoir d’un agent, le chemin de la gloire des agents de l’ordre public, tout ça. Ce sont des bobards pour impressionner les moutons qui nous entretiennent en payant leurs impôts.

C’est un boulot d’esclave. Tu passes ton temps à te casser le dos et à risquer ta peau pour un paquet de civils ingrats qui ne te voient pas comme leur sauveur, mais comme leur ennemi. Nous ne sommes pas des chiens de berger, mais seulement d’autres loups. Voilà comment ils nous traitent. Ils nous méprisent, nous mettent à part… Pourquoi crois-tu que nous épousons tous des femmes de la Sécurité Planétaire ?

Tout ça pour un salaire de misère et une pension de merde… si on arrive en vie jusqu’à la retraite.

J’imagine ce que tu dois te demander : si cette vie est si pourrie, pourquoi trouve-t-on encore des agents ? Pourquoi tous les gens de la Sécurité Planétaire n’ont-ils pas jeté leurs vibro-plaques aux orties ? Pourquoi l’entrée à l’Académie est-elle toujours aussi difficile et pourquoi les jeunes se battent-ils pour la décrocher ? Pourquoi as-tu dû travailler si dur, malgré ton QI ? Hein ?

En réalité, bien que la paie soit médiocre, l’uniforme offre certaines opportunités… Je préfère appeler ça des « droits non publics ». Une simple justice. Il faut bien retirer un bénéfice pour risquer sa peau lorsqu’un de ces drogués débiles de l’Union Xénophobe Pro-Libération Terrienne veut chercher des crosses à un Gordien parce que les insectoïdes le dégoûtent depuis l’enfance.

De la corruption, dis-tu ? Oh, Markus, c’est un bien grand mot. Et pas très joli. Je constate que, toi et moi, nous avons un sérieux problème de vocabulaire.

Moi, j’appellerais plutôt ça une compensation. Mais si tu le prends de cette façon, d’accord. De la corruption. Appelons un chat un chat.

Ne te mets pas à trembler au son de ces trois syllabes. Cor-rup-tion. Oui. Et pas seulement au sein de la Sécurité Planétaire… C’est quasiment le sport officiel de toute cette planète. Tous ces fonctionnaires qui jouent les vertueux et sèment leurs belles paroles dans les interviews sur l’holo-réseau, avec leurs diatribes contre « l’insupportable vénalité de la Sécurité Planétaire », reçoivent bien davantage que nous autres… Et ils risquent moins. Critiquer la saleté des autres est le meilleur moyen de dissimuler la sienne. Alors oublie tes réticences et vis ta vie, mon garçon.

Ainsi vont les choses.

Mais ne va pas croire non plus que tu es un dieu parce que tu portes une arme à la ceinture et une vibro-plaque d’identification. Ni que tu peux tout te permettre tant que de l’argent est en jeu. Tu tomberais dans le grand piège et ça te coûterait très cher.

Nous maintenons l’ordre… Bien que celui-ci soit différent de ce qui est écrit dans le manuel. Mais ce n’est pas le chaos, c’est clair ? Le chaos est mauvais pour tout le monde, même pour la Mafia et les Yakuzas, les gros poissons. Personne ne profite du désordre.

C’est pourquoi il existe des règles que tout le monde suit. Pour que ça fonctionne bien, Markus. Et c’est ce que j’essaie de t’expliquer depuis le début… Excuse-moi pour mes digressions autour de l’histoire de l’aquarium du défunt Aniceto.

Au moins, c’est une bonne histoire, pas vrai ?

Je ne suis pas très à l’aise avec les mots. Je n’aurais jamais fait un bon agent instructeur. Par chance, je préfère la rue. Je suis plus habitué à utiliser l’électro-matraque et la mini-mitrailleuse que ma langue. Bien que, depuis mon arrivée en ville, je me sois beaucoup amélioré.

Regarde, en somme… Tout ça, c’est à cause de l’embrouille de l’autre jour. Lorsque nous patrouillions dans La Petite Havane et que cette face de rat a arraché son sac à une dame cétienne. Tu as eu de bons réflexes et tu t’es précipité à la poursuite du voleur, au milieu des gens. Parfait. C’est ce qu’on attend de toi… et tes jambes sont beaucoup plus jeunes que les miennes.

Tu as attrapé l’individu et rendu son sac à cette xénoïde pomponnée et attifée de plumes phosphorescences. Tu as tout fait comme il faut. Et elle ? À peine un « Merci, officier, ces Terriens sont redoutables… », comme si tu étais un Colossien et non un humain. Et pas un crédit. Pas de chance… Les touristes sont souvent plus reconnaissants que ça. Mais c’est le boulot.

Mais après, tu t’es comporté comme un parfait idiot. Tu as perdu du temps et de l’argent, et tu t’es créé des problèmes inutiles. Malgré tous mes signes de dissuasion, tu as déclaré publiquement que tu allais emmener le pauvre gamin au Commandement. Et pire, tu l’as fait. Sans tenir compte de ses pleurs ni du fait qu’il te disait appartenir à Ahimasa, tu l’as fiché dans l’ordinateur. Tout comme c’est expliqué dans le manuel.

Et maintenant, le petit voleur a sur le bras un tatouage réactif aux ultraviolets. On ne peut plus le confondre avec un autre. Tu es fier de tes actes ? Marquer un jeune délinquant pour faciliter son identification et l’empêcher de commettre de futurs délits ? Un modèle d’officier de la force publique. En plus, tu es persuadé de t’être montré généreux avec lui en ne portant pas l’affaire en justice. Parce que si tu n’avais pas clos le dossier, le mioche aurait dû passer deux mois en reconditionnement corporel, hein ?

Eh bien, je vais te dire ce que tu as fait, en réalité. Tu l’as condamné à mort… À moins qu’il ait suffisamment de courage pour s’arracher lui-même ce morceau de chair sur le bras, seule façon de se débarrasser du tatouage.

Et j’espère que tu as agi par ignorance. Parce que si tu t’es comporté comme ça sciemment… je ne donne pas cher de ta peau. Au sein de la Sécurité Planétaire, le pire que tu puisses commettre, c’est ne pas avoir l’esprit de corps. Violer les règles, c’est se mettre automatiquement hors jeu.

Markus, si tu ne le sais pas, ces gosses nés dans les cloaques sont précieux pour certains « boulots ». Pas très légaux, bien sûr. Comme ces mômes n’ont pas été déclarés par leurs parents ou leur famille, ils n’ont pas de numéro de sécurité sociale et ne sont pas des citoyens identifiables. Ainsi, ils peuvent se glisser partout sans être détectés.

C’est pourquoi on leur permet de vivre. Dommage que leurs chefs les paient une misère et qu’ils doivent, en conséquence, commettre de menus larcins pour leur compte. La vie d’un orphelin des rues est dure. Seul un sur cent atteint l’âge de quatorze ans.

Lorsqu’un xénoïde plus attentif que les autres les surprend à chaparder et appelle à l’aide, c’est là que tu interviens. Tu joues ta petite comédie du « Arrêtez ce délinquant ! ». Tu le poursuis, tu l’attrapes, tu rends sa bourse à l’extraterrestre, comme le dit le manuel, et tu reçois – ou pas – une récompense… Mais ensuite tu oublies les instructions et tu demandes au gamin qui est son maître.

Le maître d’un gosse est toujours disposé à payer. Ahimasa t’aurait remis une coquette somme pour que tu ne tatoues pas son gamin. Une affaire rondement menée, et tout le monde était content… Même le petit qui, bien qu’il reçoive quelques coups, plus pour sa maladresse que pour le chapardage en soi, reste au moins en vie, avec un travail.

Si cela choque ton sens moral que le gosse ne soit pas châtié pour son larcin, je t’assure que la raclée que lui aurait donnée Ahimasa aurait ôté l’envie au petit de voler pour un bon moment. Les Yakuzas ont la main lourde et ne rechignent pas à utiliser le neuro-fouet. Si ce môme devait se remettre à chaparder, il serait plus prudent et ferait en sorte que sa victime ne s’en rende pas compte.

En échange, qu’est-ce qui leur reste, à présent ? Un gamin fiché qui ne vaut plus rien et qui en sait trop. Ahimasa va devoir s’en débarrasser rapidement.

Par ta faute, pour avoir suivi au pied de la lettre les procédures du manuel sans respecter les règles du jeu, nous avons maintenant un marchand, peut-être pas totalement dans la légalité mais honnête à sa manière, obligé d’engager un exécuteur pour qu’il le débarrasse d’un pauvre gosse. Auquel, qui sait, il s’est peut-être attaché. Et un mineur, en fuite et mort de peur, qui a peu de chances d’en réchapper vivant. Une perte de temps, de crédits et de matériel humain, en plus d’autres désagréments…

Les choses ne se passent pas comme ça, Markus.

As-tu vu combien de gens me saluent lorsque nous sommes en patrouille ? Certains d’entre eux étaient des gamins comme ce môme, il y a bien longtemps… Et je suis sûr que, chaque soir avant de dormir, ils remercient Dieu et la Vierge que ce soit moi qui les ai attrapés, la première fois. Je me sens fier d’appartenir à la Sécurité Planétaire lorsque j’en reconnais un… Ils sont vivants et sont devenus des hommes grâce à moi.

C’est ça, être généreux et servir l’intérêt général, Markus.

Tu comprends la différence ?

Tu vois déjà que tout ça est plus complexe qu’il n’y paraît. Ce qu’on t’a dit à l’Académie, que les rues de la planète sont le théâtre d’une guerre à mort entre nos forces et la délinquance… Oublie-le dès maintenant. Nous ne sommes pas dans deux camps différents. Nous sommes pareils. Des poissons qui nagent dans la même eau. La seule chose qui nous distingue, c’est cet uniforme.

Tu es un gamin cultivé, Markus. J’imagine que tu as entendu parler de Jean-Jacques Rousseau et de son contrat social. Eh bien, sur la Terre, fonctionne un autre contrat social et nous en sommes les gardiens. Comme nul ne peut vivre en respectant toutes les lois, nous fermons les yeux sur les petites violations indispensables à la survie… Si bien que les contrevenants ne questionnent pas trop le système en lui-même.

Tout citoyen honnête en apparence enfreint la loi d’une manière ou d’une autre. Sois sincère. Toi-même, as-tu toujours payé tes impôts à temps et comme il faut ? N’as-tu jamais triché sur les compteurs d’énergie ? Ah ! Tu vois ?

Nous nous assurons que la petite marge d’illégalité dans laquelle nous vivons tous reste sous contrôle, à un niveau acceptable pour tout le monde. Je ne parle pas de meurtres en série ou de terrorisme xénophobe. Mais le reste ? Le jeu illégal, les drogues douces, les services non officiels, les petits délits, les vols mineurs… Ce ne sont pas les ennemis. Les vrais adversaires, ce sont les autres. Les xénoïdes. Tu comprends ?

Comment insultais-tu les agents, lorsque tu étais môme ? Que leur criais-tu ? « Lèche-bottes », pas vrai ? Des serviteurs des extraterrestres, c’est ce que tu pensais que nous étions. Ne le nie pas…

D’une certaine manière, notre salaire est payé par ces types venus d’autres Soleils pour que nous maintenions l’ordre sur leur paradis touristique et fiscal. Et ça ne leur fait ni chaud ni froid si nous nous entretuons… Tant que l’on ne s’en prend pas à leurs majestés inhumaines.

Cette planète peut voler en éclats ; si aucun xénoïde n’est blessé, ça ne fera même pas l’objet d’un fait divers dans les holo-journaux de la galaxie. Mais il suffit qu’un touriste stupide se coupe un tentacule ici pour que la ville soit mise à feu et à sang.

C’est comme l’histoire du gamin qui tripotait la chaîne du macaque de cet homme jouant de l’accordéon. Le singe ne réagissait pas. Il a suffi que le gosse s’approche, touche l’animal, et… MIAM ! Il s’est mis à crier parce qu’il s’était fait mordre. Et qu’a répondu son maître ? « Tu l’as cherché. Joue avec la chaîne, mais ne touche pas le singe. » Sur cette planète, le singe est tout ce qui vient d’ailleurs.

Toutefois, tu dois savoir que, pour nous, la devise secrète de l’Agence Touristique Planétaire est aussi valable : Il faut leur soutirer leurs crédits, à tout prix, par tous les moyens. Ce qui, traduit à notre échelle, signifie quelque chose comme : C’est toujours la faute du touriste et il doit payer. Et je te parle de payer en crédits, n’oublie pas.

Ce n’est pas si difficile.

Les xénoïdes qui viennent nous visiter montrent, fort heureusement, un respect considérable envers la Loi et ses représentants. Peut-être que, sur leurs mondes, les choses fonctionnent d’une autre manière et que ceux qui occupent notre fonction suivent le manuel au pied de la lettre. Quoique je n’imagine pas comment c’est possible…

Le fait est que, si tu es suffisamment intelligent, autoritaire et aimable, vu leur conception de la force publique, ils te croiront toujours. Voilà comment il faut agir : se débrouiller pour qu’ils se croient responsables de l’accident d’aérobus dans lequel un humain a percuté leur véhicule par l’arrière, toutes lumières éteintes. Ou qu’ils se sentent coupables de s’être fait voler parce qu’ils portaient leur liasse de cartes de crédits dans une bourse sur le ventre, où le couteau de n’importe quel petit voleur peut le soustraire en un jeu d’enfant.

Il faut les entourer de tous les dispositifs juridiques existants ou à venir pour qu’ils paient.

Je te sous-estime probablement. Tu dois déjà savoir tout ça. Si tu as décidé de nous rejoindre, je parie que ce n’est pas par esprit civique, ni pour l’attrait de l’arme et de l’uniforme, du pouvoir et de l’autorité qu’ils représentent face aux amis du quartier, aux travailleuses sociales et aux filles en général.

Bien que ce soit un autre de nos avantages. Gamin, si je te racontais la moitié de mes expériences sexuelles, tu aurais de quoi te masturber pendant une année entière. Je ne me suis jamais marié. Pourquoi ? J’ai tout ce que je désire, et même davantage.

De belles adolescentes inexpérimentées, lâchées dans la rue par nécessité, qui s’installent sans le savoir dans des zones prohibées de l’astroport et qui sont prêtes à tout pourvu qu’on n’ouvre pas une procédure pour prostitution illégale perpétrée par des mineures. Écoute-moi bien, Markus, quand je dis « prêtes à tout », je ne plaisante pas… J’ai défloré plus de vierges qu’un millionnaire cétien.

Et des travailleuses légales, celles qui ont la sécurité sociale, les vraies artistes du sexe, qui savent si bien te remercier lorsque tu interviens à temps pour les libérer d’un client aux goûts plus sadiques que la normale.

Nous les protégeons, et elles nous remercient de la façon qu’elles connaissent le mieux. On peut considérer ça comme un échange de bons procédés.

Bien que ça ne soit qu’une option, bien sûr. Certaines préfèrent les crédits sonnants et trébuchants, d’où qu’ils viennent. Mais la vie d’un agent est si instable et solitaire… Il y a peu de chance qu’en patrouillant dans les rues on rencontre la fille de ses rêves. Et encore moins de chance qu’on arrive à la garder.

Si la seule façon d’obtenir du sexe à volonté est d’avoir recours à des professionnelles, je préfère au moins l’avoir gratuitement, avec des femmes connues, reconnaissantes, parfois même presque des amies. Avec elles, je me sens plus en sécurité qu’avec une travailleuse sociale étrangère. Celles-là, tu ne sais jamais si elles cachent un couteau sous leur oreiller, attendant que tu t’endormes pour t’assassiner et te voler.

Enfin, c’est mon choix. Toi, tu feras ce que tu voudras.

Il y a certaines choses que tu ne peux pas tolérer. Et si on tente de profiter de ton inexpérience et de te soudoyer pour que tu détournes les yeux, je veux que tu me le dises immédiatement. Je me chargerai de ces canailles de trafiquants…

J’ai lu des bouquins d’histoire, et je sais qu’autrefois on poursuivait le trafic de drogue. Mais de toutes les drogues. Quelle idiotie ! Notre système est bien plus rationnel : tu peux te procurer tout ce que tu veux dans les Centres médicalisés de distractions. À bon prix, avec une qualité garantie et la surveillance d’internes spécialisés en toxicologie. C’est l’une des attractions basiques pour le tourisme, financé par les autorités.

C’est pourquoi les vendeurs clandestins de substances chimiques frelatées sont un discrédit planétaire et une menace intolérable. Dans leur cas, pas de quartier. La conduite à suivre lorsqu’on en capture un est simple et efficace : pas de prisonniers. Ces déchets ne méritent même pas le reconditionnement corporel. Presque toujours, ils sont accros aux produits douteux qu’ils vendent, et aucun extraterrestre ayant toute sa tête ne voudrait « monter » un corps au métabolisme si détérioré.

D’un autre côté, il y a des priorités. Inutile de dire que si un xénoïde décède dans des circonstances douteuses, toute autre affaire doit être reléguée au second plan pour rechercher les causes de la mort. Et si nous ne trouvons pas de coupable… nous devons nous débrouiller pour l’inventer. Trop de choses dépendent de notre efficacité en de pareils cas.

Souviens-toi toujours de la façon dont ils ont rayé Philadelphie de la carte. Quelqu’un, probablement lors d’une bagarre pour une histoire de fille, a tranché la gorge à un Cétien et les agents du Commandement local n’ont pas réussi à trouver le coupable. Les représailles de ces types de Tau Ceti ont été terribles : deux millions d’humains vaporisés. Je crois que tu n’aimerais pas renouveler la démonstration dans une autre ville… avec toi dedans.

Mais la seule chose plus urgente que la recherche d’un tueur de xénoïdes, c’est de régler son compte à celui qui assassine l’un d’entre nous. S’assurer qu’il n’arrive jamais jusqu’au jugement… vivant. C’est ça, la solidarité et l’esprit de corps. Ça rassure de savoir qu’on sera vengé, si le pire survient.

Ne fais pas cette tête, Markus. Notre boulot n’est pas qu’une histoire de risques et de vengeances. Il existe également de nombreuses manières, pour un agent malin, d’obtenir des crédits supplémentaires, en dehors de ses heures de service, et de manière relativement sûre.

Par exemple, dans le négoce de la protection.

Les Yakuzas et la Triade le trustent, et ils contrôlent même la majeure partie des indépendants. Mais si tu aimes gagner à la sueur de ton front chaque crédit qui arrive sur ton compte, et si tu veux y consacrer ton temps libre, ceux du crime organisé ne s’interposeront pas.

Bien que certains indépendants soient très doués, beaucoup de détaillants pensent que les services d’un agent de la Sécurité Planétaire sont meilleurs. Avec nous, ils engagent une qualité supplémentaire, au-delà de notre entraînement physique : notre permis de port d’armes. Nous pouvons les utiliser, même en dehors du service. La Clause de protection personnelle de l’agent, tu te souviens ?

C’est ainsi, Markus. Ce boulot de protection présente l’avantage de ne pas être illégal. Si tu ne portes pas ton uniforme, bien sûr. Ah, ah ! Si quelque chose tourne mal, il te suffit de déclarer que tu passais par là et que tu as tiré pour te défendre. L’agent des Homicides qui mènera l’enquête saura comment te dégager de toute responsabilité. L’esprit de corps, tu vois ?

Un conseil d’expert : si tu t’intéresses sérieusement au négoce de la protection, le mieux est de dépenser quelques crédits pour un petit investissement initial auprès de l’agent responsable de la logistique au Commandement. Il te remettra lui-même un gilet en kevlar, ainsi qu’une arme non enregistrée. Et à un prix moins élevé qu’il n’y paraît si tu y réfléchis un peu. Pense que tu éviteras ainsi qu’un coup de feu tiré en dehors du service laisse une trace dans l’ordinateur central auquel sont connectées nos mini-mitrailleuses, comme on te l’a appris à l’Académie.

Les commerçants récompenseront ton effort par une prime très juteuse. Un vigile qui peut faire usage de son arme sans souci est toujours plus efficace qu’un autre ne pouvant y recourir qu’en cas extrême, tu ne crois pas ?

Après l’homme sans l’uniforme, une petite explication à propos de l’uniforme sans l’homme. Et là, nous nous éloignons de la Loi. Au cas où tu serais ambitieux et où tu aimerais jouer les caïds.

De temps en temps, un de ces entrepreneurs à son compte, comme notre ami Ahimasa, t’approchera et te proposera une somme considérable pour le prêt de ton uniforme-armure en kevlar. Une somme vraiment importante. N’hésite pas une seconde, donne-le lui. Sans le moindre remords, ni sans te sentir traître à notre corporation.

Il n’y aucun mal à accéder à sa requête : il est rare qu’ils utilisent nos uniformes autrement que pour des règlements de comptes internes. Et si le grabuge est trop important et que nous devons intervenir… un uniforme en kevlar ne constitue pas une assurance-vie pour ceux qui nous affrontent. Tout exécuteur qui se respecte sait que nos balles à tête creuse peuvent traverser nos propres cuirasses. Par chance, aucune autre arme terrestre ne possède la puissance de feu nécessaire.

C’est la raison pour laquelle nous poursuivons avec une telle hargne les trafiquants d’armes qui vendent des masers et des projectiles à charge explosive. Si ces trucs-là circulaient au marché noir, nous perdrions complètement le contrôle de la situation.

Ah, et encore quelques détails. Lorsque tu loues ton uniforme, n’oublie pas deux précautions importantes. Premièrement, et c’est presque une lapalissade, retire la vibro-plaque d’identification et tout insigne de la corporation, au cas où tes « clients » seraient capturés. Deuxièmement, demande un nouvel uniforme pour vol de l’ancien. Et assure-toi que la date de ta demande soit au moins trois jours antérieure à celle où tu le « prêtes ». Si on te rend ton gilet sans problème, annule la demande. Mais si tes « clients » sont capturés ou tués, ce sera ton meilleur alibi : on m’a volé mon uniforme, ce n’est pas ma faute, je m’en suis rendu compte à temps, il n’y a plus de morale, on a dû le prendre sur mon étendoir à linge lorsqu’il séchait, sûrement un type de mon quartier qui me déteste et qui l’a ensuite revendu à des assassins…

Et ne proteste pas si l’officiel chargé de l’intendance te fait payer ton nouvel uniforme-armure de kevlar un peu plus cher. Il n’est pas idiot, et comme il a peu de contacts réguliers avec l’extérieur, il doit assurer ses extras comme il peut, n’est-ce pas ? Nous avons tous le droit de vivre.

Ah, à propos des commerçants en alimentation…

Bien que tu m’aies l’air d’être un de ces obsédés des légumes cultivés naturellement, de la viande sans hormones synthétiques et de tout ce vieux discours écologique, je vais te dire une chose : ça fait des années que je ne dépense quasiment rien en nourriture. Mon four à microondes brille comme un sou neuf. Mais, chaque jour, je mange comme un roi. À tous les repas. Regarde le ventre que je commence à prendre, bien que quotidiennement je passe une demi-heure dans le simulateur de jogging.

Le secret ? C’est très facile…

L’un des cours que je trouvais les plus difficiles, à l’Académie, c’était l’hygiène alimentaire. Toi aussi ? Je ne sais pas pour toi, mais j’ai eu toutes les peines du monde à apprendre les normes élémentaires du transport, de la conservation, de la préparation et de la vente des matières comestibles. Mais je dois admettre que ce cours s’est révélé le plus utile de ma formation. Parce que, surprise ! Presque aucune de ces normes n’est appliquée dans la vie réelle. Comme pour tout, sur Terre.

Si les commerçants suivaient au pied de la lettre chacune des mille et une spécifications de la Loi, ils seraient ruinés. Ils le savent, nous le savons… la Loi le sait. Auparavant, il existait un corps d’inspecteurs sanitaires qui encaissaient des pots-de-vin pour fermer les yeux. Par chance, il y a cinq ans, la Directive 538 nous a donné les pleins pouvoirs sur le contrôle sanitaire de la planète. D’après moi, on nous a rendu justice.

Si tu vois un détaillant en train de vendre des légumes à l’odeur de dextrine, ou des poulets un peu gonflés aux stéroïdes synthétiques, et qu’il t’invite à déjeuner… N’hésite pas. Accepte. Oui, il s’agit d’un pot-de-vin… Mais tu peux être sûr qu’il ne met pas sur sa table les cochonneries qu’il vend. Il les réserve très probablement aux extraterrestres, et tu ne nuis donc à aucun humain en laissant faire.

Et je t’assure qu’en échange de ta tolérance tu mangeras des légumes exquis. Voilà les grands plaisirs de la vie, les plus élémentaires : le sexe et la bouffe. On a le droit de respecter son propre palais, non ? Nous ne sommes pas des xénoïdes à l’estomac d’acier. Parce que ces aliens, ils se fichent de bouffer de la merde ou du caviar, tant que le chef leur jure que c’est un plat exotique terrien. Les imbéciles.

Au-delà de l’épicurisme, je te conseille, si tu envisages de devenir père un jour, de ne pas manger ces succulents légumes produits en serre ou de ne pas te laisser tenter par l’aspect juteux et bon marché de ces poulets de dix jours qui en paraissent quarante, tant ils sont grands et gros. Bien qu’inoffensives pour les métabolismes de ces créatures bizarres venus d’autres mondes, les hormones synthétiques peuvent causer de grands dommages au tien… ou à celui de tes enfants, si ta femme et toi vous décidez d’en avoir de façon naturelle. Bien que, si c’était moi, je mettrais un paquet de crédits dans un bon design génétique. C’est propre, sûr et efficace.

Il faut être dur avec ces commerçants et ces petits industriels qui contaminent l’environnement en déversant directement dans les égouts leurs résidus pourris et cancérigènes, leurs déchets non biodégradables et leurs eaux résiduelles non traitées. Ils méritent des amendes ! Et autant de fois que nécessaire ! Pour qu’ils finissent par comprendre qu’à la longue, cela leur coûtera moins cher d’installer une station d’épuration que de continuer à violer les Lois de protection écologique.

Comme tu le vois, bien que je taquine, je me préoccupe, moi aussi, d’écologie et de conservation. Par simple pragmatisme, par instinct de survie, plus que par passion pour les bestioles et les plantes.

La Terre est notre planète, non ? Que des quidams de la grande banlieue de Pluton soient les maîtres aujourd’hui ne signifie pas que tout nous soit égal, ni que nous devions nous suicider en nous laissant contaminer par notre propre merde. Sans compter que nous perdrions ces touristes qui profitent tant de nos forêts vierges, et du reste, et qui nous maintiennent encore à flot.

Qu’est-ce que j’ai oublié ?

Ah oui ! Le plus important. À l’Académie, on a dû te parler de la rotation du personnel. Trois mois ici, aux Patrouilles, trois à la Force dissuasive, trois aux Homicides, et ça, à l’infini. Cet amusant système est venu à l’esprit d’un petit chef… Je suppose qu’il voulait éviter que les pauvres agents et sergents de rue ne soient trop tentés de tomber dans l’horrible péché véniel de la corruption… Sûrement que cet imbécile s’est pris pour un génie avec son idée.

Mais ne t’inquiète pas. Celui qui crée la Loi crée, par la même occasion, les interstices qui permettent de la contourner. Nous avons notre propre système. On ne déplace jamais tout un département à la fois. Si bien que, lorsque qu’on nous séparera et que tu connaîtras ta nouvelle affectation, je te dirai qui établit les règles, là-bas… Et il te donnera les instructions, les contacts et tout ce dont tu auras besoin pour occuper la place de l’agent que tu remplaceras dans tous les sens du terme.

Tu comprends ? Oui, Markus, tu es un gosse intelligent. C’est bien ce qu’il me semblait. Tu captes tout au quart de tour. Et tu souris. Je suis content que ça te plaise. Comme tu le vois, appartenir à la glorieuse corporation de la Sécurité Planétaire n’est pas si mauvais que certains le croient.

Encore quelques conseils. Excuse-moi si j’ai l’air pédant. Je deviens vieux et, comme je n’ai pas eu d’enfants, je suis un peu paternaliste avec les jeunes recrues, qui ne connaissent encore rien de la vie. Et je te trouve vraiment sympathique.

Habitue-toi à improviser. Oublie le manuel. Aucun système de règles ne peut prévoir tous les cas de figure. Un agent doit faire face tous les jours à des situations imprévues.

Par exemple, si, en patrouillant dans une rue obscure tu trouves un mini-conteneur avec deux kilos de télé-crack, sans témoins… Ou si une petite dame clonique cétienne, impressionnée par la raideur qui gonfle ton pantalon d’uniforme, veut savoir quelle est ta marque favorite de lubrifiant sexuel… La décision t’appartient.

J’ai une règle personnelle : ne jamais décevoir les enfants, les femmes et les camés. On doit toujours faire un effort pour son prochain. Tu ne crois pas, Markus ?

Évidemment, si tu attires l’attention d’une Colossienne, je te recommande de te préparer à t’excuser comme un auxiliaire du Corps diplomatique. Certains racontent que même leur vagin est cuirassé. Sans parler des sécrétions d’acide acétique des guzoïdes de Rigel… Je ne souhaiterais pas ça à mon pire ennemi.

Ah, je pourrais t’en raconter des anecdotes épicées…

Tu ne sais pas la chance que tu as d’être entré à la Sécurité Planétaire aujourd’hui. Il y a quelques années, l’agent qui disait non un peu trop souvent pouvait finir en animation suspendue à l’intérieur d’un caisson comme ceux-là. Les xénoïdes étaient nos maîtres absolus, et ils n’aimaient pas se voir opposer un refus.

À présent, nous avons certains droits.

Et nous avons bataillé dur pour les obtenir, je t’assure. Il y a dix ans, « agent de la Sécurité Planétaire » et « déchet » étaient synonymes. Pour qu’on nous prenne au sérieux, nous avons dû montrer à ces xénoïdes omnipotents que sans nous, ils n’avaient aucun moyen de contrôler la Terre. Du moins, sans annihiler les trois quarts de sa population.

Par curiosité, tu es né où, Markus ? Ici, à la Nouvelle Miami ? Tu es un gosse intelligent de la ville. Moi, je ne suis qu’un paysan mal dégrossi. Je viens d’une petite bourgade au bord d’une rivière, perdu entre les collines et la jungle : Baracuya del Jiqui. Là-bas, ils n’ont pas encore réalisé qu’on était au XXIe siècle. Ils continuent de vivre au XIXe.

À chaque fois qu’il pleut un peu et que la rivière Jiqui sort de son lit, la rue principale – et l’unique – de mon village se change en lac et il faut circuler en barque. Dans ma maison, il n’y avait pas d’accès à l’holo-réseau… Pas même d’électricité. On prenait l’eau à la rivière, dans des seaux.

J’ai vu mon premier aérobus à dix ans. Jusque-là, mon idéal ultime en matière de transport avait été de posséder mon propre cheval. Ma mère et mon père, sans traitements alternatifs ni la moindre idée de ce qu’étaient les anticonceptionnels, ont eu quinze enfants, neuf garçons et six filles. Dix ont survécu. Sept garçons et trois filles. À quarante-trois ans, ma mère en paraissait soixante-dix.

Je n’étais pas assez âgé pour qu’on me prenne au sérieux, ni assez jeune pour qu’on me gâte. J’ai eu la pire place, au milieu. Je recevais des coups de mes aînés, parce qu’ils étaient plus forts que moi, et je devais prendre soin des petits, parce qu’ils étaient plus jeunes que moi.

À dix ans, j’ai réalisé que je n’avais pas envie de labourer la poussière de la petite parcelle que cultivait mon père. Je n’aimais pas rester toute la journée à creuser des sillons. Ce que je voulais, c’était vivre dans une vraie ville et ne pas crever en retournant la terre. Déjà à l’époque, j’étais assez baraqué. Mais comme je n’étais pas doué en sport, cette grande carcasse ne me servait à rien, et la seule façon de réaliser mon rêve était de prendre l’uniforme. C’est pourquoi, dès que j’ai eu seize ans, j’ai fui la maison avec mon balluchon et mon unique paire de chaussures. J’ai cédé à l’appel de ces holo-affiches qui promettent monts et merveilles et je me suis enrôlé dans la Sécurité Planétaire. Je l’aurais fait plus tôt si j’avais pu les berner davantage sur mon âge. Même si je paraissais avoir vingt ans, je n’en avais pas dix-huit.

Ah, Baracuya del Jiqui… Parfois, je deviens nostalgique et je me demande ce que sont devenus mes frères. S’ils se sont mariés, si j’ai des neveux, s’ils se sont tués au travail sur leur lopin de terre. Si Maman et Papa sont toujours vivants, ils doivent être bigrement âgés. Je n’y suis jamais retourné, et je ne leur ai pas même envoyé une holo-vidéo. Ça a été dur, crois-moi, mais je me suis dit : « Romualdo Concepción Perez, si tu regardes en arrière, tu n’avanceras jamais. » Et je suis toujours allé de l’avant.

Une grande partie de la vieille garde de la Sécurité Planétaire vient d’endroits comme mon petit bourg… ou pires. Notre chef, le colonel Kharman, était un Dayak de Bornéo, une tribu qui vit encore à l’état primitif, se perçant la narine avec un os et réduisant les têtes de ses ennemis.

À l’époque, aucun jeune citadin ne voulait mettre cet uniforme ni arborer cet insigne. D’accord, aujourd’hui non plus… Tu es l’exception, et non la règle. Tes petits amis de la ville pensent à tout sauf à devenir des « sbires des aliens », comme nous appellent encore ces imbéciles.

Si j’ai été studieux à l’Académie ? Bien sûr que j’ai travaillé ! Il m’a fallu apprendre à utiliser les installations sanitaires, les terminaux d’ordinateurs… Et je me suis battu, oui. Parfois jusqu’au sang. Si je n’avais pas appris à me défendre, à rendre sans pleurnicher les coups que j’ai reçus dès que j’ai su marcher, mes quatre frères aînés m’auraient réduit en bouillie. Ou mon père m’aurait corrigé parce que j’étais une chochotte qui pleurniche.

En ce temps-là, la formation, à l’Académie, ne durait qu’un an et on nous mettait tout de suite dans la rue. Si nous survivions les trois premiers mois, c’est que nous avions été de bons élèves. Si nous y restions… Eh bien, les xénoïdes de la Commission de sélection avaient des milliers de demandes en attente d’un poste libre dans la Corporation.

Au début, sans amis, sans connaissances, ni la moindre idée de ce qui se passait dans les villes, nous tentions d’appliquer le manuel à la lettre. Tout le poids de la Loi portait sur les contrevenants, de la même façon, sans égards d’aucune sorte. Pour personne.

Quant à moi, je ne risquais pas d’être renvoyé à Baracuya del Jiqui si je ne prenais pas de gants avec un civil. Ils étaient aussi pauvres et désespérés que moi… Mais si c’était eux ou moi, alors moi d’abord. Et avec les grèves, pareil : s’il fallait distribuer des coups d’électro-matraque à des mineurs d’uranium qui, au lieu de travailler, demandaient de meilleures combinaisons anti-radiations, alors j’en distribuais. Ces pauvres gars avaient l’air aussi malheureux que nous… Mais on me payait pour ça, on m’habillait et on me laissait tranquille. Tu vois, dans la vie, tout se paie.

Petits voleurs, trafiquants, Mafia, Triade, Yakuzas ? Pour moi, ils étaient tous pareils. J’étais dur avec tout le monde. C’était une époque sauvage.

C’est de ces jours-là qu’est née la légende de la guerre urbaine entre les délinquants et nous. Parce qu’ils n’étaient pas tendres. Pour chaque Yakuza que nous envoyions au reconditionnement corporel, ses amis butaient un agent. Œil pour œil, dent pour dent.

J’étais stupide. Je m’en rends compte aujourd’hui. Sans cette leçon que m’a donnée le vieil Aniceto avec son monstre bouffeur de poissons, dans l’aquarium de son appartement, je serais probablement mort aujourd’hui. Comme beaucoup de ceux qui sont sortis de l’Académie en même temps que moi et qui n’ont pas eu la chance de rencontrer un ancien pour leur expliquer les règles du jeu.

Je n’ai pas à me plaindre, à vrai dire. J’ai vécu comme un prince.

Après deux années passées dans la rue, les Yakuzas et la Mafia savaient qui j’étais et me traitaient comme un roi. C’est alors qu’est sortie la Directive 456 donnant aux agents de la Sécurité Planétaire le statut automatique de citoyens de la ville dans laquelle ils travaillaient. Moi, Romualdo Concepción Perez, né à Baracuya del Jiqui… j’étais citoyen de la Nouvelle Miami !

Je me suis senti maître du monde. Quelques mois plus tard, ils m’ont nommé sergent, m’ont attribué un appartement personnel et j’ai quitté le dortoir collectif. Et depuis, je suis tranquille.

Pourquoi je ne suis pas monté plus haut ? Je vais te confier un secret, Markus. Et tu en fais ce que tu veux. Le sergent est comme une clé de voûte. Oui, mon garçon. Je n’arrive pas à croire qu’un gamin cultivé comme toi ne connaisse pas ça… La clé de voûte, la pierre sur laquelle repose tout l’édifice. Celle qui va au centre. La plus sûre.

Qui en pâtit lorsqu’il vexe un xénoïde mal élevé ? L’agent de base. Et qui doit mettre le cou sur le billot du bourreau lorsqu’on tue un touriste stupide et que les xénoïdes font tomber des têtes humaines pour calmer leurs semblables ? Les chefs. Et qui est la cible invisible des enragés du Front Xénophobe chaque fois qu’ils décident d’orchestrer une nouvelle campagne contre les « aliens et leurs sbires » ? L’officier. Pas un de ceux qui a commencé avec moi ne semble avoir compris ça. Oh, bien sûr, les types intelligents se sont élevés dans la hiérarchie. Ils sont devenus lieutenants, capitaines, majors, colonels. Il y en a même un qui est arrivé au grade de général. Et où sont-ils aujourd’hui ? Retraités sans honneur avec la moitié de leur pension, prisonniers, fusillés, mendiants dans les rues où ils ont été un jour les maîtres, ou recyclés comme engrais dans les cultures organoponiques. La machine les a dévorés.

Sergent, ça me suffit. Ni plus haut ni plus bas.

La cupidité est mauvaise conseillère, Markus. À petite échelle, on peut contrôler les événements et il y a peu de trahisons possibles. À trop grande échelle, on fait concurrence aux Yakuzas. Des requins plus gros que toi voudront leur part… et il existera toujours un xénoïde plus puissant qui te brisera. Si tu savais combien j’ai vu de gars de la Sécurité Planétaire s’élever puis tomber sous la botte extraterrestre avec, dans les yeux, la certitude qu’ils vont être jetés au recycleur…

En revanche, le bon sergent a juste assez d’autorité, c’est lui qui transmet les ordres, l’huile qui lubrifie les rouages. Il est à l’abri et nul ne se dresse contre lui. Je ne me suis jamais fourré dans les grosses opérations, surtout si on ne me l’a pas demandé. Vivre et laisser vivre, c’est ma devise, Markus. Pour toi aussi, tout ira bien si tu la suis.

Parfois pourtant, il faut être méchant. Et ça fait mal. Oui, ça fait mal.

Il y a quelques mois, j’ai dû arrêter un jeune homme, et je ne parviens pas à l’oublier. Il se prenait pour un protecteur indépendant. Mais il était trop naïf pour ce boulot. Il s’appelait Jowe, c’était un artiste. J’ai vu ses toiles… Elles étaient peut-être bonnes, mais je ne les ai pas aimées. Elles étaient bizarres. En même temps, je n’y connais pas grand-chose.

Il semble que ce petit peintre avait oublié de payer sa cotisation mensuelle aux Yakuzas. Ou plutôt, il n’avait pas les moyens, parce qu’il ne faisait pas payer une travailleuse sociale pour laquelle il bossait. Une certaine María Elena.

Je ne me souviens pas bien de son visage. Une petite pute comme les autres, grande et mince. Je ne l’ai même pas regardée : j’aime les femmes bien en chair et je laisse les sacs d’os aux xénoïdes. En revanche, ce Jowe, il me fixait d’une façon… Markus, je croyais être revenu de tout, mais ça m’a fendu le cœur de devoir l’emmener. C’était comme si j’arrêtais le fils que je n’avais jamais eu. Je suis même allé assister au procès, après mon service. Ça a été rapide, comme toujours depuis que l’ordinateur central juge. Le pauvre gars a écopé de trois années de reconditionnement corporel… Il ne tiendrait pas, j’en étais sûr. C’était quasiment un meurtre.

En fait, je ne l’ai pas arrêté parce qu’il n’avait pas payé sa cotisation, mais suite à une dénonciation l’accusant de verser de l’argent à l’Union Xénophobe Pro-Libération Terrienne. Une dénonciation des Yakuzas qui se sont servis de nous pour lui régler son compte élégamment. Et le pire, c’est que c’était vrai… Imagine-toi que ce pauvre gosse idéaliste et stupide envoyait le peu d’argent qu’il avait à ces tarés de drogués.

Lorsque je l’ai emmené, il lançait des regards désespérés à la dénommée María Elena. Elle a couru, ils se sont étreints, embrassés. Ils pleuraient, tout ça. Mais lui était sincère. Il sanglotait de toute son âme. On voyait qu’il l’aimait, le pauvre. Quant à elle, eh bien, j’ai vu de meilleures prestations au club de théâtre, ici, au Commandement.

Ça a été si dur que ça me hérisse encore le poil et que j’ai les larmes aux yeux rien que d’y penser… J’ai eu l’impression d’être le dernier des salauds, Markus. Vraiment.

Une chose encore, pas de sergent à agent, mais d’homme expérimenté à gamin débutant. Et profites-en pendant que je suis d’humeur sentimentale. Oublie l’honneur de la corporation si ça tourne vraiment mal. Sérieusement.

Il vaut mieux être un trouillard vivant qu’un héros mort. Celui qui fuit sauve sa peau pour combattre une autre fois. Il y a beaucoup d’agents à la Sécurité Planétaire, mais aucun ne te donnera une vie de rechange si tu perds la tienne en te battant pour de grandes idées comme la gloire ou l’esprit d’équipe. Et l’auto-clonage est si cher qu’ils le réservent aux chefs. Les lampistes comme toi et moi ne meurent qu’une seule fois.

Je te le dis parce que, depuis plusieurs années, les rues sont tranquilles, et je sais d’expérience que sur cette planète le calme précède la tempête. Je suis persuadé que ça va péter de nouveau. L’électro-matraque a beau être l’un des arguments les plus dissuasifs qu’on n’ait jamais inventés, elle n’empêche pas les cocktails Molotov de pleuvoir… C’est très sérieux, une émeute urbaine. C’est là que tu te rends compte, pour de vrai, que cette planète nous hait.

Une de ces échauffourées qui cherche à verser le sang xénoïde est gérable. Nous avons toujours su les contrôler. Mais, tous les dix ou douze ans, arrive un jour où la plèbe est si désespérée qu’elle se fiche éperdument qu’on lui troue la peau. Où les gens comprennent qu’ils sont si misérables qu’ils n’ont rien d’autre à perdre que leur vie d’échec et de merde, et que celle-ci n’a plus aucune importance s’ils peuvent s’en prendre à l’un d’entre nous.

Les vrais coupables sont les xénoïdes, bien sûr, mais ils ne sont jamais là pour se faire casser la gueule ; ces bestioles fuient les troubles encore plus vite que des rats mutants.

Si tu vois ta première insurrection péter dans les mains de tes collègues de l’Anti-émeutes, ne crois pas plus à la solidarité de corps qu’aux contes de fées. Cours, cache ton uniforme et cherche un abri sûr, le plus loin possible de la ville. Ça se produit tous les dix ou douze ans, et ça aboutit toujours à la même chose. À rien.

Les clampins de la grande banlieue de Pluton arrivent avec l’artillerie lourde, évacuent leurs gens et vaporisent l’endroit. Peu leur importe si nous, les « lèche-bottes », nous sommes à l’intérieur à risquer notre peau pour la tranquillité de leur paradis touristique. Après tout, nous ne sommes que leur chair à canon locale. Si la situation leur échappe, ils éradiquent le mal à la racine : ils rasent la ville entière, voire tout le continent. Regarde ce qu’ils ont fait à l’Afrique lors du Contact.

Crois-moi, tu ne voudrais pas voir ce qu’il reste d’une cité lorsque tout s’est évaporé, comme ça, en quelques secondes. Il subsiste peu de ruines, et à peine des restes humains. On ne trouve ni radiations nocives ni gaz toxiques. Le sol n’est pas empoisonné. Ceux qui se sont enfuis avant les troubles peuvent revenir et reprendre une vie normale. Enfin, s’il leur reste un lieu où s’installer. Parce que, sinon, ils n’ont plus qu’à serrer les dents, baisser la tête, ravaler leur rage et se mettre à travailler comme des bêtes pour reconstruire leur ville rasée.

Mais à certains endroits du sol et sur certains murs qui ont tenu debout on ne sait comment, il reste les ombres des corps vaporisés. Comme des fantômes accusant on ne sait qui. Jusqu’à ce que les murs s’écroulent ou qu’on les repeigne.

Et personne ne les pleure, du moins en public. Une fois les troubles oubliés, la vie reprend son cours. Jusqu’à l’explosion suivante.

Un jour, j’ai vu une holo-vidéo sur de petits animaux qui ressemblent à de grosses marmottes, et qui vivent dans l’Arctique, mangeant des mousses et des cochonneries. Les renards, les ours polaires, les chouettes, et même les Esquimaux, lorsqu’ils ne veulent pas mourir de faim, les chassent et les consomment en abondance. Mais ils se reproduisent, et se reproduisent encore. Comme des marmottes, tu m’entends, Markus ? Et, à chaque fois, ils sont plus nombreux… jusqu’à ce qu’il ne reste plus de mousse ni rien à manger.

Ils se réunissent alors en colonnes de millions d’individus et émigrent. Comme des fous, sans que rien ne puisse les arrêter. Ils ne cherchent plus de nourriture ou de nouveaux territoires ; ils cherchent la mer. Et les loups, les renards, tous les prédateurs les suivent, les dévorant sur le chemin… jusqu’à ce que les grosses marmottes plongent tête la première dans la mer et nagent au large. Les requins et les mouettes à leur tour les mangent, et des milliers se noient… jusqu’à ce qu’il n’en reste plus aucune.

Et les deux ou trois qui n’ont pas émigré recommencent à se reproduire, à être mangées, jusqu’à ce que, au bout de dix ou quinze ans, le cycle se répète. À l’infini.

J’aimerais penser que ça finira un jour. Bien que je préfère être un renard ou un aigle qu’une de ces marmottes…

Que dis-tu ? Des lemmings ? Si tu le dis. C’est toi qui es cultivé. Je t’ai déjà dit que le sergent Romualdo ne…


CLIC.

Le colonel Kharman interrompit l’enregistrement et passa son mouchoir de soie sur son front couvert de sueur.

« Ça suffit Ensuite ; ce ne sont que des spéculations biologico-philosophiques de comptoir qui ne vous intéresseront pas, Excellence Murfal.

Cela pourrait être… instructif », répondit son interlocuteur, dont le corps humain se mouvait avec l’imperceptible temps de retard caractéristique d’un « cheval ».

Murfal était un Auyari.

« Je n’en doute pas, insista Kharman, tamponnant son front. Mais nous avons suffisamment de preuves pour envoyer ce pauvre diable de sergent en reconditionnement corporel pour le restant de ses jours. Et nous en savons assez sur l’état et les méthodes de la corruption dans notre corporation pour prendre les mesures adéquates… Je ne sais comment vous remercier pour votre coopération… »

L’Auyari lui coupa la parole d’un ton sec.

« C’est inutile. Même vous, vous devez réaliser que le mal est trop répandu pour y remédier par des moyens locaux, colonel. Ou peut-être devrions-nous également enquêter sur vous ? »

Kharman ne répondit pas à la menace voilée, mais il recommença à transpirer. Il lui fallut deux secondes avant de pouvoir demander, d’une voix peu assurée :

« Avez-vous une… proposition concrète ? »

Le sourire du corps « cheval » de Murfal grimaça comme celui d’une marionnette mal contrôlée.

« Évidemment. Croyez-vous que nous vous avons livré notre prototype de huborg seulement pour le tester ?

Je pensais que… balbutia Kharman.

Je me fiche de ce que vous pensez, l’interrompit de nouveau l’Auyari. Vous avez constaté que nous sommes capables de construire des répliques biomécaniques parfaites des êtres humains. Si nous avons pu tromper votre sergent, aucun Terrien ne verra la différence. »

Kharman transpirait de plus en plus.

« Je suis très impressionné par la manière dont vous avez pu créer tout un passé à votre Markus. Des parents, des études, tout… »

Murfal prit tout son temps pour répondre et sourit de nouveau.

« De la simple routine… Mais nous n’avons pas créé ce prototype pour le plaisir d’expérimenter. Votre Sécurité Planétaire ne sert plus à rien, colonel Kharman. Elle est pourrie jusqu’à la racine… Et nous n’aimons pas ça. Nous avons besoin d’un corps de maintien de l’ordre solide et incorruptible, qui donne toutes les garanties à nos touristes.

Mais… ce ne sont que des êtres humains, tenta d’argumenter Kharman en s’épongeant le front.

Oui. Lamentablement limités, comme vous, acquiesça l’Auyari. Voilà pourquoi notre idée est de les remplacer par des huborgs.

Toute la Sécurité Planétaire ? » demanda l’officier humain horrifié.

Son teint olivâtre avait pris une couleur de cendre.

« Maisc’est impossible, poursuivit-il. Ce ne sont que des biomécanismes… Leur programmation est souple, oui… mais ils ont besoin de recevoir des ordres, d’être supervisés… Et vos touristes n’aimeraient pas être encadrés par des répliques biomécaniques d’humains, aussi parfaites soient-elles.

Ils nen sauront rien, affirma l’Auyari en haussant les épaules. Nos huborgs peuvent être PLUS humains que les humains. Ils donneront aux touristes xénoïdes tout ce qu’ils attendent d’un membre des forces de l’ordre, même s’il appartient à une espèce primitive et inférieure. Mais ne vous inquiétez pas, Kharman. Nous ne les substituerons qu’à votre personnel de patrouille des rues. Les hauts gradés continueront d’être des humains. Mais ils seront surveillés par nos techniciens. Vous travaillerez ensemble pour… des raisons scientifiques. Les huborgs restent très fragiles.

Ah, répliqua le colonel Kharman, l’air abattu.

Ce ne sera pas si terrible, le consola Murfal, condescendant. De nombreux détails de la programmation de nos huborgs doivent encore être perfectionnés. Pour l’heure, nous commencerons par votre Commandement, à titre d’expérience pilote. Peut-être nous faudra-t-il un ou deux ans, voire davantage, pour implanter le système sur toute la Terre. Et vous ne pouvez pas nier que nous ferons économiser beaucoup à votre planète, en termes de salaires. Du coup, le vôtre, par exemple, pourrait peut-être se voir… considérablement augmenté. »

Kharman sourit sans grand enthousiasme et se leva.

« Bien, Excellence Murfal… Si tout est dit, je vais me retirer… »

Le xénoïde l’arrêta :

« Attendez. Je voudrais vous demander une faveur. Je suis curieux. Possédez-vous des holo-images de ce sergent Romualdo ? Je voudrais voir son visage. C’est un homme malin, on ne peut le nier. Il a eu suffisamment d’adresse pour ne révéler son jeu qu’à l’intérieur de la banque-dépôt de reconditionnement corporel. Il savait qu’aucun équipement électronique ne pourrait y enregistrer la conversation.

Oui, mais il n’a pas anticipé la mémoire eidétique de votre prototype d’huborg, le flatta Kharman.

Il ne pouvait pas le savoir. Mais effectivement notre huborg a reproduit mot pour mot, les paroles de Romualdo… »

Les doigts de l’ex-Dayak colonel de la Sécurité Planétaire pianotèrent rapidement sur un clavier et une holo-image surgit entre lui et Murfal.

« Voilà le sergent Romualdo. »

L’Auyari contempla les traits de l’homme. Un visage comme taillé dans le cuir, avec la mélancolie de ceux qui ont tout vu et n’ont plus foi en rien. Le visage de quelqu’un qui sait que s’il ne se charge pas du sale boulot, un autre le fera, mais pas mieux que lui. Un homme qui n’y prend aucun plaisir, qui remplit juste un devoir pénible.

« Assez. Éteignez ça, murmura Murfal en soupirant, l’air plus humain que jamais. Colonel… Puis-je vous demander une autre faveur ?

Je vous écoute, Excellence Murfal, répondit Kharman, mal à l’aise.

Détruisez cet enregistrement. Je veux que le secret demeure entre vous et moi. Que les Affaires internes ne prennent aucune mesure contre ce Romualdo. »

Le xénoïde poursuivit distraitement :

« Si c’est possible, mettez-le en retraite. Dès maintenant. Avec les honneurs et une double pension. Je paierai, si cela génère trop de complications bureaucratiques. Pouvez-vous le faire ?

Bien sûr, Votre Excellence, répondit Kharman, très étonné. Mais… pourquoi ?

Pourquoi ai-je décidé de l’épargner ? »

L’Auyari se leva et fit un geste vague.

« Parce que cela m’a amusé de l’écouter. Parce que j’ai aimé ses histoires : celle de l’anémone et des petits poissons, celle du gamin, du joueur d’accordéon et de son singe… Et surtout, celle du suicide des lemmings. Parce qu’en définitive, si la Sécurité Planétaire est l’organisme le plus vénal de cette planète corrompue, ce n’est pas sa faute. Il l’a dit lui-même : il n’a jamais fait que suivre les règles du jeu. Ce n’est pas le bon sergent Romualdo qui les a créées. C’est nous. Et il n’avait aucun moyen de savoir que ces règles ont déjà commencé à changer… Bonne nuit, colonel Kharman.

Bonne nuit, Excellence Murfal », répondit l’ex-Dayak.

Une fois arrivé sur le seuil, l’Auyari se retourna.

« Un autre léger détail… Croyez-vous qu’il sera difficile de m’organiser un voyage jusqu’à cette bourgade de… Baracuya del Jiqui ? Puisque je suis sur Terre, j’aimerais beaucoup la visiter. Si ce qu’a dit le sergent est vrai, ce doit être un endroit intéressant. J’aurai peut-être de la chance. Les sites humains si primitifs commencent à se faire rares, d’après ce que j’ai lu dans un guide touristique… »

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