Dès qu’ils comprennent que l’Agence Touristique Planétaire est le véritable pouvoir contrôlant la Terre, les financiers et les investisseurs xénoïdes demandent à leurs amphitryons humains pourquoi cette organisation n’est pas dirigée par une personne unique, au lieu de l’empoisonnant Conseil des Actionnaires, où presque deux cents humains discutent interminablement avant de parvenir à tout accord.
Agacés par les délais qui découlent inévitablement d’un tel système de prise de décision, les xénoïdes insistent de temps en temps sur la nécessité de nommer un actionnaire majoritaire ayant les pleins pouvoirs. Cet individu serait soutenu par un vote de confiance de ses semblables et disposerait d’une autorité suffisante pour traiter avec tout investisseur non humain et discuter directement des budgets, négocier des accords, etc.
Ils basent leur raisonnement sur le fait que la démocratie représentative, tellement décriée par leurs partenaires humains, est par essence un système plus rapide que la démocratie participative. Ils reconnaissent toutefois qu’elle est moins juste…
Les deux cents actionnaires du Conseil écoutent toujours cette proposition avec respect, mais ils se regardent avec des sourires voilés.
Bien sûr que la représentativité gagnerait du temps.
Mais, en l’espèce, ce n’est pas le concept clé. Ce qui compte, c’est la confiance. Et aucun des membres du Conseil n’en a assez envers les autres pour penser que l’un d’entre eux, s’il était Actionnaire Majoritaire, défendrait équitablement les intérêts de tous et de chacun.
C’est surtout pour cette raison que l’Agence Touristique Planétaire n’a pas d’actionnaire majoritaire, ou quelque chose qui y ressemble. Après réflexion, les financiers xénoïdes qui ont plaidé pour la création d’une telle fonction reconsidèrent leur position et se félicitent de l’organisation actuelle. Parfois, certains changent même radicalement de point de vue et parlent d’un « excès de concentration du pouvoir »… Puis ils proposent de passer de deux cents actionnaires à quatre cents, voire à mille.
Si on partage la Terre entre deux cents personnes, elle est parfaitement contrôlable. Si on l’unifie sous la volonté d’un seul homme qui compterait sur la confiance des autres, c’est une autre affaire.
C’est pourquoi, entre les plans d’urgence xénoïdes et les projets d’éradication de la célèbre Union Xénophobe Pro-Libération Terrienne, le Projet Karolides tient une place très particulière.
« Karolides » était le nom d’un charismatique homme d’État grec qui a presque réussi à unifier les Balkans, au milieu du XXe siècle. S’il y était parvenu, l’Allemagne n’aurait peut-être pas précipité l’Europe et le monde dans la Seconde Guerre mondiale. Mais il a été assassiné, et la région des Balkans s’est désagrégée. Et depuis, lorsqu’on parle de fractionnement politique, le terme le plus utilisé est celui de « balkanisation ».
S’il surgissait un nouveau Karolides parmi les actionnaires de l’Agence Touristique Planétaire –une hypothèse improbable mais pas impossible–, tout le monde sait quel triste sort lui réserveraient les vrais maîtres de la planète.
La politique est inexorable. Diviser pour mieux régner.
« Nous allons commencer. Pouvez-vous vous identifier ? Vos nom et prénom, s’il vous plaît. »
Oh, je suis devenu scientifique totalement par hasard. Bien que je dispose de ce qu’ils appellent des « capacités exceptionnelles », j’aurais pu mourir sans que le monde ne s’en rende compte, sans cet incident béni.
Mais laissez-moi vous raconter toute l’aventure. J’ai l’impression que nous avons le temps et l’histoire de ce qui est arrivé ce jour-là en vaut la peine…
J’avais quatorze ans lorsque le système d’équilibre antigrav de cet aérobus s’est détraqué en plein vol. Précisément au moment où celui-ci passait au-dessus de mon village natal, Baracuya del Jiqui, dans les montagnes de la Sierra Cristal… En fait, c’est plus une bourgade qu’un village.
Les deux professeurs du Centre des Hautes Études physico-mathématiques qui voyageaient dans le véhicule ont dû avoir la trouille de leur vie… Le pilote n’a eu d’autre choix que de tenter un atterrissage d’urgence avec son aérobus qui se balançait comme un canard ivre. Mais nous avons eu de la chance : il s’est posé sur l’esplanade devant la maison où mes frères et moi avions l’habitude de jouer au baseball.
Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous étions en train de parlementer. Mon frère Romualdo venait de s’enfuir de la maison et, sans lui, nous n’étions plus que six garçons et trois filles. Et aucune équipe ne voulait prendre la petite Gisela, qui n’aurait pas touché une pastèque avec une planche à repasser. Ils ne me voulaient pas non plus : bien que je jouais correctement, ils disaient que j’avais du vent dans la tête. Et j’étais le plus jeune.
Lorsque le véhicule s’est immobilisé, mes trois sœurs avaient déjà couru vers la cuisine pour rejoindre ma mère, comme le leur avait appris mon père. Pour lui, les femmes décentes doivent se cacher lorsque des étrangers se présentent. Deux de mes frères – Hermenegildo et Esbertido – et moi, qui étions encore des enfants, sommes allés grimper sur le moteur encore chaud de l’aérobus. Nous avions déjà vu des appareils comme celui-là, mais jamais d’aussi près.
Après les avoir salués et leur avoir offert du bacan,(2) du casabe(3) et du pru(4) qu’ils n’ont pas voulu goûter, mon père et mes frères aînés ont tenté d’expliquer au pilote, aussi grand et maigre qu’un poteau, et aux deux docteurs qu’ici il n’y avait ni centre commercial ni réparateur susceptible de leur fournir des équilibreurs antigrav de rechange, ni d’holo-réseau ou autre moyen de connexion informatique avec l’extérieur. Et que le plus rapide pour communiquer avec la ville un peu plus importante de Songo Très Palmeras, était la jument du vieux Robustiano, parce que les pigeons voyageurs de Segismundo, mon oncle, étaient à demi crevés à cause du coryza et des averses du mois passé…
Le pilote – qui s’appelait Larsen – a ouvert le compartiment moteur, trifouillé un peu, prononcé une vingtaine de mots, soupiré, et conclu qu’il n’y avait pas grand-chose à faire… Ensuite, il a accepté de manger du casabe et du bacan, et il a bu du pru et du café fort de montagne qu’avait apporté mon père.
Comme il avait oublié de refermer le capot du compartiment moteur, je me suis glissé dessous et j’ai commencé à fouiner. Tout était propre, huilé avec une graisse transparente qui sentait bon, pas comme la graisse de veau puante que mon père m’envoyait jeter dans les rouages du moulin à canne à sucre et sur les axes de la charrette pour éviter qu’ils ne se grippent. Tout me semblait parfait… à l’exception du système d’équilibre antigrav – dont j’ai appris le nom après coup.
Quelque chose me paraissait bancal. J’ai toujours été doué avec les outils et j’adorais réviser et fabriquer des choses. Et comme j’étais le plus jeune, c’était mon rôle d’aiguiser les haches, les machettes et les socs des charrues, et de graisser le moulin à canne à sucre. Presque sans m’en rendre compte, je me suis mis à bricoler le moteur. Un petit bout de fil de fer par-ci, un morceau de bois par-là, une petite boule de terre ailleurs, un caillou entre ces deux pièces de métal, et…
Quelle frayeur ! L’appareil s’est mis à ruer comme un cheval enfermé. Devant notre porte, le pilote nommé Larsen a recraché son café. J’ai eu la trouille de ma vie. J’ai filé comme une flèche pour ne pas me faire attraper.
Mais mon père savait par où j’allais passer… Au moment où il saisissait un bâton de peuplier pour me le casser sur le dos, Larsen a tenté de l’en dissuader. Mon père a vu rouge. Imaginez-vous : jamais personne n’avait élevé la voix chez lui, et cette grande perche de la ville qui tenait à peine debout se pointait et prétendait savoir mieux que lui comment se comporter avec l’un de ses fils ! Il lui a foncé dessus et… Heureusement que ma mère s’est interposée et lui a dit, très bas : « Celedonio, enfin, laisse-le parler… ». Sinon, il l’aurait tué sur place.
Larsen s’est expliqué… Puis mon père, très fier, a jeté le bâton de peuplier et m’a serré dans ses bras, disant que j’étais bien son fils, pour sûr. Que j’avais toujours été comme ça, un peu bizarre, mais doué comme personne pour ces choses mécaniques…
Et du coup, sans savoir ce que je faisais, j’ai fini de dépanner le système d’équilibrage antigrav. Le pire, c’est que, plus tard, j’ai réalisé qu’en théorie aucun être humain n’est capable de réparer une de ces unités que seuls les xénoïdes savent fabriquer. Elles duraient très longtemps et étaient hyper résistantes, mais lorsqu’elles tombaient en panne, il fallait les changer.
Et c’est là que les docteurs, tous deux aussi barbus, décoiffés et avec des yeux de fous, se sont mis à me poser des tas de questions. Ils m’ont dit qu’ils s’appelaient Hermann et Sigimer et qu’ils étaient astrophysiciens. Ils m’ont parlé d’électromagnétisme, de théorie du champ unifié, et de plein d’autres choses. Et je n’ai rien compris à ce qu’ils racontaient. Puis Hermann a réfléchi, il m’a donné son crayon laser, qui ne fonctionnait plus depuis des jours… Et je l’ai réparé tout de suite avec un petit bout de verre.
Ensuite, les deux scientifiques ont conclu que j’avais un don spécial, que j’étais un génie naturel, un diamant brut. Moi, j’ouvrais des yeux comme des soucoupes, sans rien comprendre. Je croyais qu’ils se moquaient de moi, comme mes frères… Mais ils se sont mis à discuter avec mon père et ma mère, les prenant à part. Ils ont parlé un bon moment et j’ai vu qu’ils leur donnaient de l’argent… Puis ma mère a pleuré et est venue m’étreindre. Elle m’a mis dans les mains un petit sac contenant mes plus beaux vêtements, six canettes de jus de goyave à la noix de coco et deux grandes bouteilles de pru. Elle m’a embrassé et m’a dit de ne jamais oublier qu’ils m’aimaient et qu’ils étaient mes parents. Et le vieux m’a aussi serré dans ses bras, les yeux humides, mais en se détournant parce que les hommes ne pleurent pas. Et il m’a dit que j’allais partir avec les docteurs et que ce serait mieux pour tout le monde. Que j’étais un homme et que je devais aller de l’avant.
Au début, je ne voulais pas. Mais quand Hermann et Sigimer m’ont expliqué que j’allais rejoindre la ville pour voir des choses, découvrir des appareils, étudier pour devenir comme eux et travailler pour la Terre, je n’ai plus eu envie de pleurer et je suis monté dans l’aérobus, tout content.
Et vous n’allez pas le croire. Bien que Larsen et les docteurs ne soient pas rassurés, ma réparation du système d’équilibrage antigrav a tenu pendant tout le voyage.
« Est-ce votre vrai nom ? »
Je ne suis jamais retourné à Baracuya del Jiqui. Ça a surpris ma famille, mais depuis que je suis arrivé à la ville, j’ai été impliqué dans tant de projets secrets qu’on ne me laissait même pas sortir au coin de la rue pour acheter du pru. Ils disent que mon cerveau est une arme stratégique.
Oh, tout ce que je demande, ils me l’apportent. Je veux un oiseau qui parle ? J’ai un oiseau qui parle. Du coup, j’ai pu retrouver Romualdo. Parmi mes frères, c’était le plus gentil avec moi. Il y a deux ans, je me suis senti seul et j’ai demandé des nouvelles de lui : comme il s’était enfui, et qu’il parlait toujours d’aller vivre à la ville… Cependant, ils m’ont prévenu que je ne pourrais le voir que de loin.
Moins d’une semaine plus tard, ils m’ont remis son dossier et plein d’holo-vidéos où on le voyait parler. Mon frère est sergent dans la Sécurité Planétaire. Il vit et travaille à Nouveau Miami.
L’obtention de ces informations et des holo-vidéos m’a suffi. Pourquoi le voir de loin, sans pouvoir lui parler ? Pour me sentir encore plus seul ? Après ça, je n’ai plus jamais pris de nouvelles d’aucun membre de ma famille et je ne les ai jamais revus.
« À quel domaine scientifique vous consacrez-vous actuellement ? »
Alex Gens Smith, scientifique. Terrien, humain. Taille : 1,84 m. Poids : 78 kg. Vous pouvez vérifier.
« Avez-vous des contacts réguliers avec votre famille ? »
Non. Mais lorsqu’Hermann et Sigimer m’ont amené ici, ceux du Centre m’ont dit que si je voulais être un scientifique, il me fallait un nom qui fasse plus sérieux. Et ils ont changé le mien. Je le porte depuis tellement longtemps que si quelqu’un m’appelait « Alesio », je ne répondrais même pas.
Mon vrai nom est Alesio Concepción Perez De La Iglesia Fernandez Olarticochea Vallecidos y Corrales. Ils ont choisi Alex pour Alesio, et comme Concepción a le même sens que le terme génèse, ils l’ont raccourci en Gens. Et le Smith anglo-saxon est aussi commun que le Perez hispanique. Une simple transposition d’éléments.
« Avez-vous une forme de relation sentimentale stable et/ou permanente sur Terre ? »
Depuis quatre ans, ils m’occupent sur un projet extrêmement barbant, à caractère militaire, comme quasiment tout ce que j’ai déjà créé. C’est confidentiel, évidemment. Mais si vous m’acceptez, je n’aurai pas de secrets pour vous.
Je travaille sur un principe énoncé par un théoricien à propos d’un jouet que j’ai construit, un jour, pour me distraire. Je ne connais pas grand-chose aux formules et aux tenseurs matriciels, mais je peux vous dire que c’est en relation avec les systèmes résonateurs de gravitons.
Vous savez, bien sûr, que le graviton est la particule élémentaire ayant la plus grande concentration de moment, ce qui lui permet, suivant la théorie du champ unifié, de convertir toute force magnétique ou électrique en énergie gravitationnelle. Même les enfants le savent, mais moi je m’en suis rendu compte lorsque j’ai réparé ce système d’équilibrage de l’aérobus.
Mon jouet était un réducteur de matière basé sur les résonateurs de gravitons. On mettait n’importe quelle substance entre les pôles d’un aimant triphasique, on la refroidissait jusqu’au zéro Kelvin tout en la bombardant de positrons dans un champ d’ultrasons puisés et boum ! La matière rétrécissait. L’effet était provoqué par sur-stimulation de l’attraction mutuelle entre les gravitons du morceau de matière. D’après la Loi de conservation de la masse, elle gardait son poids original. Mais elle devenait plus dure que du bicrovan. J’avais créé artificiellement de la matière hyper dense, comme dans les noyaux des étoiles à neutrons. Et celle-ci était stable ; elle ne récupérait son volume d’origine qu’en inversant le processus, ce qui consommait une grande quantité de puissance.
Ceux du Centre étaient enthousiastes. Ils m’ont fait préparer des projectiles hyper denses qui perforaient n’importe quoi, et des plaques super blindées de liège compacté qui pesaient autant que de l’acier. Puis j’ai essayé de rétrécir davantage les objets… et j’ai créé de très jolis nano-trous noirs. Évidemment, quelqu’un s’est mis à réfléchir à la fabrication d’une arme qui transformerait l’ennemi en néant. Ils m’ont écarté de tout ce qui avait un lien avec les trous noirs – ce qui m’intéressait, en réalité – et ils ont donné le projet à une équipe de savants pleins de titres ronflants qui n’avaient rien découvert de concret. Ils m’ont dit de créer un miniaturiseur d’action à distance. Et quand je leur ai expliqué que c’était impossible, parce que ça violait la loi des carrés inverses et la conversion relativiste masse-énergie, ils se sont fâchés et m’ont menacé de ne me faire travailler sur aucun autre projet avant que j’y arrive.
C’est aussi pour cela que je suis venu. Parce que ça me fatigue de me tourner les pouces et que ça n’a pas de sens de gaspiller des efforts sur un projet impossible. Mais, entre temps, j’ai travaillé – en secret, bien sûr – sur d’autres petites choses…
« Alex… Quel est le motif officiel de votre visite sur notre planète ? »
Non. Je n’ai jamais eu de relations stables ou permanentes. Depuis l’enfance, j’ai toujours été très timide avec les filles… J’ai toujours trouvé qu’elles parlaient trop, pour ne rien dire. Comme certains théoriciens, d’ailleurs. Ma mère disait que c’est la raison pour laquelle j’étais si doué avec les machines, parce qu’elles ne parlaient pas. Mais ce n’est pas tout à fait vrai. Lorsque je travaillais sur l’intelligence artificielle, je me suis bien entendu avec une IA que j’avais baptisée Ménisque.
Tout a commencé parce que l’on s’ennuyait tous les deux, et que, pour nous distraire, nous nous affrontions au calcul mental… Je perdais toujours en arithmétique, mais si nous prenions des équations topologiques ou de phase, je mettais une pâtée à Ménisque. Ensuite, lorsque nous avons été plus en confiance, nous avons abordé de nombreux sujets : la vie, l’intellect, le fait d’avoir des sensations et de ne pas être qu’un ensemble d’impulsions électriques à l’intérieur d’une boîte de circuits, d’être conscient sans être vraiment vivant.
Ils ont effacé Ménisque au troisième mois de mes recherches. Ils disaient que cette IA n’était pas « stable ». Je ne leur ai jamais pardonné.
En réalité, je crois que mon problème avec les femmes est très différent. Leur odeur, la manière qu’elles ont de regarder, de bouger. Elles me rendent nerveux. Elles ne sont pas… réductibles à des paramètres logiques. Je sais que ça vient des hormones ; je sais même desquelles il s’agit. Mais la synergie hormonale me déconcerte. Bien que j’en comprenne les effets partiels, je ne parviens pas à rester objectif face au résultat final. Je perds le contrôle, j’oublie la logique.
Bien sûr, j’ai eu des expériences. Un certain nombre, même. Mais… très spéciales. Lorsque j’ai eu dix-huit ans, les psychologues du Centre, qui m’accordaient une attention particulière, m’ont mis en contact avec plusieurs… professionnelles. Des travailleuses sociales, évidemment. Toutes légales, sûres, discrètes, saines. Jolies. Ils pensaient que je gagnerais en stabilité émotionnelle si j’avais l’occasion de tempérer mon trouble par des expériences pratiques.
Ils avaient raison. Je me suis senti mieux.
Au plan sensoriel, la femme est un être d’une perfection étonnante, et qui paraît conçue pour donner et recevoir du plaisir. Les rendez-vous, trois fois par semaine, avec mes nouvelles « amies » et leurs aptitudes érotiques ont déclenché chez moi une période d’hyperactivité mentale. C’est à cette époque que j’ai mis au point le champ d’invisibilité et posé les principes de ce qui serait plus tard le générateur de silence.
J’ai eu aussi quelques expériences homosexuelles. Par pure curiosité scientifique, plus que par véritable inclination. Pour avoir un point de comparaison : comment dire qu’on n’aime pas quelque chose si on n’a pas essayé ?
Mais ça n’a pas bien fonctionné. Je suppose que l’éducation machiste reçue durant mon enfance a été plus forte que la conscience qu’il s’agissait de préjugés. Ces mâles épilés aux longues jambes, aux manières douces et aux voix flûtées me semblaient des caricatures. Ils imitaient la femme sans y parvenir. Quant aux autres, musclés, velus, à la voix rocailleuse et hyper sexués, ils me rappelaient trop mon père pour m’inspirer toute pensée érotique.
Je me suis donc dédié exclusivement au sexe féminin. Le temps a passé… Et, bien qu’elles me disent que j’étais un véritable étalon et qu’elles s’étaient plus attachées à moi qu’à n’importe quel client xénoïde, tout a fini par me sembler… incomplet. C’était trop facile. Trop artificiel. Je voulais davantage. Et je croyais savoir comment l’obtenir.
Une des rares fois où ils m’avaient laissé sortir pour me promener en dehors du Centre, j’ai faussé compagnie aux deux agents qui me suivaient – ils croyaient que je ne les avais pas remarqués.
J’ai pris toutes les précautions nécessaires. J’ai masqué mes odeurs corporelles pour que les chiens de chasse mutants ne puissent pas me pister. J’ai inondé d’interférences la balise sous-cutanée qu’ils m’avaient implantée dans le sternum. En un mot, j’ai disparu.
Je voulais, au moins un moment, vivre ma vie par moi-même. Je m’étais procuré une carte de crédit fantôme qu’ils ne pourraient pas tracer. J’ai pris un vol jusqu’à Nouveau Paris, la ville de l’amour. J’ai loué un studio, je me suis préparé à profiter du dolce far niente et je m’en suis remis à la chance pour rencontrer celle qui ferait vibrer mon cœur.
Mais les femmes ordinaires ne me trouvaient pas attirant. Je ne suis pas un canon de beauté masculine… J’aurais pu avoir recours à la reconstruction faciale, mais ce visage me plaît. Il me rappelle ma famille à chaque fois que je me regarde dans un miroir.
Au bout d’une semaine de solitude, alors que je me débrouillais plutôt bien au quotidien, je suis retourné voir les professionnelles. Durant trois nuits, j’ai jeté mon argent par les fenêtres, jusqu’à ce que je me lasse du sexe tarifé, puis je suis retourné à ma solitude inactive.
Une nuit, alors que je me promenais dans le Quartier Latin reconstruit, j’ai rencontré Yleka. Au dehors, une femme d’émeraude et de chocolat, à l’intérieur, une panthère de feu et de miel, comme dit un vers de Juan Valera.(5) Vous le connaissez ? J’imagine que non. Quel dommage. Essayez de le lire.
Yleka avait été larguée à Paris par un Centaurien malhonnête. Elle n’avait plus un crédit en poche ni un endroit où dormir. Moi oui, et je me sentais plus seul que jamais… Nous avons dormi ensemble. Et plus que cela même. Mais je ne lui ai pas dit que j’étais riche. Je voulais voir si elle s’en fichait.
Ça a été une grande semaine. Elle était tendre et drôle, et cela ne la dérangeait pas trop que je ne sois doué qu’avec les objets et les appareils. Ou que je parle peu. Elle parlait pour deux, et j’adorais l’écouter.
Pendant ces sept jours, elle n’a pas remis son body de plasti-peau hyper moulant, et n’est pas sortie dans les rues à la recherche de xénoïdes. Elle disait que je lui suffisais. Et moi, je voulais lui consacrer tout mon temps. Je crois que nous avons perdu plusieurs kilos.
La situation aurait pu durer plus longtemps, je suppose. Enfin, si j’étais parvenu à calmer mon cerveau turbulent. Dans mon studio isolé, avec des instruments maison, j’ai essayé de poursuivre mes travaux sur le générateur de silence, mais ce n’était pas pareil. Je me trouvais bien loin des laboratoires du Centre et de leurs moyens illimités. Chasser le naturel, il revient au galop.
Je crois que mon subconscient m’a trahi ; j’ai commencé à faire des erreurs. À commettre de petites imprudences. À laisser des indices. À acheter toujours dans les mêmes boutiques, à aller aux expositions d’inventeurs… Je voulais qu’ils me trouvent… Et, bien sûr, ils m’ont trouvé.
Moins de trois jours après mon retour au Centre, ils m’ont amené Yleka. Mais ce n’était plus pareil. La magie avait cessé morte. À présent qu’elle connaissait l’état de mon compte bancaire, je ne l’intéressais probablement plus que comme client. Humain, au lieu d’être xénoïde, mais cela revenait au même. Même si elle continuait d’affirmer qu’elle m’aimait, et bien que ses orgasmes aient l’air passionnés, ils me paraissaient simulés.
Peut-être que, par sa froideur, elle voulait se venger. Parce que je lui avais menti. Parce que je n’étais pas ce que je prétendais être. Parce que j’avais brisé ses illusions d’être heureuse auprès d’un homme bon et simple. Même une travailleuse sociale a des rêves, non ?
Lorsqu’il est devenu évident que cela ne fonctionnait plus comme avant, je lui ai dit que je ne souhaitais plus la revoir. Ça a été une erreur. Elle a pleuré à chaudes larmes et a juré qu’elle m’aimait. Mais comment savoir si elle m’aimait, moi, et pas mes crédits ? Je lui ai dit que son amour n’était pas démontrable.
Alors, elle m’a traité de « saleté d’autiste » et de « monstre insensible ». Cela m’a rendu furieux. Qu’on me dise que je suis un savant idiot et stupide, passe encore. Mais que je suis froid et sans cœur… Je me battais avec mes frères pour beaucoup moins que ça, jusqu’à ce qu’ils me laissent par terre, couvert de bleus. Mais, dans le village, ils cassaient la figure à quiconque osait me parler de la sorte.
J’ai perdu mon sang froid. Nous nous sommes disputés, j’ai crié… et je l’ai frappée. Une seule fois. J’étais hors de moi, vous comprenez ? Si je ne m’étais pas retenu, j’aurais continué de la battre. Pour son propre bien, j’ai demandé aux gardes de l’emmener. Je la haïssais pour m’avoir obligé à la malmener.
Sous le coup de la colère, j’ai fait du chantage à ceux du Centre. Il ne me suffisait pas de la sortir de ma vie ; je voulais qu’on la détruise. Pas qu’on la tue, mais qu’on lui fasse beaucoup de mal. Et qu’elle ne puisse plus jamais travailler. Nulle part.
Au début, ils m’ont ignoré. Alors j’ai cessé de travailler. Hermann et Sigimer ont essayé de me raisonner, en vain. Ensuite, ils ont utilisé des drogues, mais il est impossible d’obliger un cerveau à penser. Je refusais de toucher le moindre appareil.
Au bout de deux semaines, ils ont capitulé. Ils sont capables de tout pour obtenir ce qu’ils veulent. Je le savais, et j’en ai profité. Ils ne s’intéressaient qu’à ce que je pouvais créer. Mon bien-être n’intervenait qu’indirectement, de façon secondaire. Je n’étais qu’un de leurs instruments. Coûteux, comme un radiotélescope ou un synchrophasotron… Et, comme tel, il fallait prendre soin de moi et veiller à mon bonheur.
Voilà l’autre raison pour laquelle je suis ici. J’étais fatigué de porter sur le front un numéro d’inventaire invisible.
Une semaine plus tard, ils m’ont montré des holo-vidéos d’Ykela. Elle était devenue un déchet humain. Ils l’avaient rendue accro au télé-crack. Je me suis senti vengé, mais ça ne m’a pas rendu plus heureux.
Je me suis noyé dans le travail. Toutes ces années, je n’ai rien fait d’autre que ça : résoudre des problèmes physico-mathématiques hautement intéressants, mortellement absorbants. Pour ne plus penser à elle.
De temps en temps, je demandais une travailleuse sociale et nous avions une relation sexuelle simple et tarifée, sans implication. De la pure gymnastique pour relaxer le corps.
Un jour, il y a quelques mois, alors que je buvais un verre avec le lieutenant Dabiel, un officier de la Section Spéciale de la Sécurité Planétaire du Centre – et l’un des rares humains que je peux appeler mon ami–, il m’a raconté combien il avait été facile de créer l’addiction d’Yleka. Comment elle avait reçu la drogue comme une bénédiction… parce qu’elle voulait oublier. M’oublier.
C’est là que j’ai su qu’elle m’avait vraiment aimé. J’ai réalisé mon erreur et j’ai voulu réparer le mal que j’avais fait. J’ai ordonné qu’on la retrouve… Je sais qu’il existe des traitements pour de telles addictions, et j’étais disposé à les lui payer. À quoi sert l’argent, sinon à satisfaire les caprices ?
Mais Dabiel et les siens m’ont informé qu’il était trop tard : Yleka était partie avec Cauldar, un Cétien qui recrutait du personnel pour un bordel d’esclaves sur Ningando. Or, la juridiction et le pouvoir de la Sécurité Planétaire s’arrêtaient aux frontières de l’atmosphère terrestre…
En résumé, je n’ai aucune relation sentimentale stable ou permanente. Je n’en ai jamais eu, à vrai dire. Mais je suis ici pour y remédier…
« Quel est votre avis sur l’actuelle politique scientifique du gouvernement de la Terre ? »
Depuis des années, je suis pratiquement devenu un reclus au Centre des Hautes Études physico-mathématiques.
Mes travaux ont un caractère à quatre-vingt-dix-neuf pour cent secret, et même leurs résultats ne filtrent pas sur l’holo-réseau. Je ne publie pas dans la presse scientifique et je ne participe jamais à aucun congrès ou symposium d’aucun type, sur Terre ou en dehors de la planète. La Section Spéciale de la Sécurité Planétaire me surveille constamment. Je suis assuré pour plusieurs millions de crédits. Je suis considéré comme une réserve scientifique planétaire à moi tout seul.
Jamais, auparavant, je n’ai participé à un séminaire ou à un cours. Et je ne l’ai jamais voulu. Je suis inconnu dans mon domaine. On ne m’a donc jamais invité à ce genre de manifestation.
Mon voyage ici, sur votre planète, pour assister aux CCCIXe Rencontres galactiques d’astrophysique de l’hyper-espace n’est pas un hasard, mais le résultat d’un plan méticuleux, bien qu’il ait l’air aléatoire. Son objectif était de parvenir jusqu’à vous et à cet entretien… Et, surtout, à ses effets. Je ne veux pas rentrer sur Terre.
Je suis las d’être un pantin. Las d’être seul. Las d’être un phénomène, d’être un bel oiseau précieux qu’on ne laisse jamais sortir de sa cage.
Durant la visite d’une délégation de scientifiques xénoïdes dans l’une des rares zones non secrètes du Centre des Hautes Études physico-mathématiques, j’ai quitté mon laboratoire avec la complicité de Dabiel. J’étais vêtu d’un uniforme du personnel de service, les traits dissimulés par un habile maquillage de plasti-peau réalisé par le lieutenant. Et je portais une serpillère et un seau d’eau, comme n’importe quel agent de nettoyage.
Alors que le groupe de scientifiques extraterrestres écoutait attentivement l’explication du guide montrant un artefact que j’avais créé pour transformer un mur en un champ de forces stable, j’ai engagé la conversation avec l’un des physiciens cétiens.
Je savais déjà que Ningando serait le siège des CCCIXe Rencontres, et ma maîtrise du cétien m’a permis de lui susurrer à l’oreille quelques corrections éclaircissant considérablement le sens de l’aride traduction cybernétique qu’il écoutait.
Intéressé et surpris de découvrir une telle connaissance et une telle maîtrise de son langage complexe chez un simple agent d’entretien, le scientifique, qui s’appelait Jourkar – vous pouvez vérifier, si vous voulez – s’est lancé dans un échange technique avec moi.
Je vous ai déjà dit qu’en général je ne me débrouille pas bien avec les abstractions et les théories, mais en l’occurrence il s’agissait de mon propre artefact…
En moins d’une minute, Jourkar avait rassemblé autour de moi les trois quarts de la délégation. Pour sa part, le guide – qui, grâce au ciel, ne m’avait pas reconnu avec mon uniforme et mes postiches de plasti-peau – se demandait probablement quel genre de blagues salaces cet agent de nettoyage racontait aux xénoïdes.
Sa surprise a dû être totale lorsque, risquant le tout pour le tout, j’ai connecté l’appareil pour faire une démonstration aux scientifiques. Par chance, muet de stupéfaction, il a mis plus d’une minute à retrouver ses moyens et à saisir son vocodeur pour faire part à ses supérieurs de ce qui se passait. Bien évidemment, le générateur d’interférences que je portais dans ma poche a empêché son communicateur personnel de fonctionner.
Il a encore mis trente secondes à se décider à nous abandonner et courir à la recherche d’hommes de la Sécurité Planétaire pour les informer de l’incident. Et, non pas par une chance extraordinaire mais grâce au lieutenant Dabiel. D’ailleurs, bien que nous soyons amis, il m’avait soutiré quelques milliers de crédits pour prix de son aide, mais grâce à lui il s’est écoulé encore deux minutes avant que des gardes n’arrivent.
Ce temps a été plus que suffisant pour que j’ôte mon maquillage, montrant mon vrai visage aux savants xénoïdes, et peaufine ma démonstration.
Une fois l’appareil activé, j’ai construit en quelques secondes un petit cube qui flottait à cinquante centimètres du sol. Et lorsque j’ai terminé mon œuvre de « maçonnerie énergétique », stabilisant vibratoirement tout le système, sa consommation de puissance était à peine supérieure à celle d’une lampe de poche. J’ai même réussi, en jouant avec les propriétés topologiques de la bande de Möbius et la bouteille de Klein, à multiplier par dix l’espace interne de ma « construction », par rapport à ce que la géométrie purement euclidienne aurait permis d’obtenir.
Bien évidemment, étonnés par une telle démonstration de talent – toute modestie mise à part – Jourkar et les autres m’ont immédiatement promis une invitation officielle pour assister aux CCCIXe Rencontres. Ils se sont engagés à exercer toutes les pressions possibles pour que les organismes terriens correspondants comprennent qu’il était tout à fait souhaitable, pour ne pas perturber leurs relations avec le reste de la galaxie, de me permettre d’assister à l’événement sans entraves ni obstacles.
Ensuite, j’ai pris congé, détruit mon petit cube, déposé l’uniforme d’agent d’entretien, la serpillère et le seau dans un coin et je suis retourné à mon laboratoire… vingt secondes avant que l’alarme générale ne résonne dans le Centre.
Le lieutenant Dabiel et plusieurs nano-caméras – dont je connaissais l’existence depuis leur installation et qu’il m’avait été facile de faire fonctionner en boucle – ont été témoins je ne n’avais pas quitté mon travail un seul instant.
Les responsables du Centre n’ont toujours pas compris ce qui s’était passé ce jour-là. Ils ont encore moins compris lorsque l’invitation est arrivée, un mois plus tard. Jourkar et les autres s’étaient débrouillés pour tenir leur promesse. Leur holo-vidéo comportait tant de logotypes et de codes de priorité que, plus qu’une invitation, il s’agissait d’un ordre au gouvernement terrien de me permettre d’assister à l’événement… ou il en subirait les conséquences.
Tous les responsables du Centre sont venus m’interroger. Plusieurs pontes de la Sécurité Planétaire, aussi. Et pas seulement de la Section Spéciale du Centre. Comment les xénoïdes avaient-ils eu vent de mon existence et de mes travaux, malgré le secret rigoureux auquel j’étais soumis ? Et, bien sûr, je ne savais rien.
J’ai continué à ne rien savoir lorsqu’ils ont analysé la courbe de mes ondes cérébrales alors qu’ils me reposaient les questions. La neurologie n’est pas un de mes points forts, mais je m’étais préparé à affronter le détecteur de mensonges. Il ne m’a pas été très difficile de construire le nano-interféromètre cohérent de fréquences cérébrales, et de le manipuler avec un contrôle sublingual, pour qu’ils ne soupçonnent rien.
Et pourtant, ils étaient méfiants. Ne l’auriez-vous pas été ? Il n’était pas logique qu’un scientifique humain assiste à un événement d’astrophysique de premier ordre sans pouvoir raconter, après coup, ce qu’il y avait vu… De fait, cela ne s’était encore jamais produit dans ce domaine. Lorsque les humains sont invités à des manifestations scientifiques en dehors du Système solaire, ceux-ci traitent généralement de sociologie, de psychologie ou d’histoire.
Mais l’invitation était si impérative qu’ils ont dû vaincre leurs réticences et me donner l’autorisation de venir à Ningando.
Ils n’ont pas capitulé facilement. Depuis le début, je savais que je ne viendrais pas seul, mais accompagné par toute une délégation humaine, malgré le coût astronomique.
Je suis arrivé avec un cortège fourni. Soixante-dix pour cent d’agents secrets de la Sécurité Planétaire chargés de me surveiller, et qui ne comprendraient rien à ce qui se dirait, et trente pour cent de physiciens médiocres chargés de participer laborieusement au congrès, tout en veillant à ce que je n’aille pas révéler des données secrètes qu’ils ignoraient eux-mêmes. Ces derniers, au moins, bien qu’ils soient au service de la police scientifique tout en la haïssant, allaient être enchantés de tout ce qu’ils allaient voir. Ils se moquaient bien que leurs mémoires soient bloquées avant leur départ pour la Terre, et certainement effacées par notre Sécurité Planétaire à leur arrivée.
Pendant tout ce temps, j’ai dissimulé la satisfaction que mon plan se déroule parfaitement derrière mon habituel masque de confusion face à l’inconnu. Je n’ai pas eu à fournir beaucoup d’efforts : depuis que je suis arrivé à l’astroport, je suis totalement terrifié.
Je n’ai pas ouvert les yeux une seule fois durant le voyage du lanceur jusqu’à l’hyper-vaisseau en orbite. J’avais entrepris la plus grande expérience de ma vie, en risquant tout. Et bien que j’aie la possibilité de renoncer au dernier moment, une voix en moi murmurait : « Alex, il n’y a pas de retour en arrière possible. »
Lorsque je suis arrivé à Ningando, j’ai su que j’avais gagné. Avec l’aide de Jourkar, j’ai pu tromper facilement mes cerbères et venir jusqu’ici. Maintenant… tout dépend de vous. J’ai joué cartes sur table : je ne veux pas retourner sur Terre, et c’est mon dernier mot.
« Qu’est-ce qui vous a poussé à vous présenter ici et demander la citoyenneté adoptive cétienne ? »
Avant tout, que ce soit bien clair : je ne suis pas le meilleur candidat pour donner un avis objectif sur la politique du gouvernement terrien envers ses scientifiques. Bien que je n’aie jamais été considéré comme un « vrai scientifique » puisque je ne possède aucun doctorat, j’ai quelques diplômes de premier cycle. Et, la plupart du temps, les professeurs paraissaient plus avides d’apprendre de moi que de m’enseigner leur matière.
On me considère pratiquement comme un « idiot savant ». Vous connaissez le terme ? Je suis un électron libre, incapable de faire partie du moindre groupe d’experts ou de la plus petite équipe scientifique, du fait de mes méthodes de travail instinctives et hétérodoxes. Je suis apprécié, et bien traité… Mais ni compris ni aimé. Je suis seul. Totalement seul, comme j’ai essayé de vous l’expliquer un peu plus tôt. Et cet état de fait a cessé de me convenir.
Mais, bien que je sois l’exception qui confirme la règle, j’ai côtoyé suffisamment de scientifiques « typiques » pour avoir une idée précise de leurs conflits et préoccupations. Peut-être pourrez-vous mieux les comprendre si je vous résume le parcours moyen d’un scientifique humain ?
Mais peut-être possédez-vous déjà quatre-vingt-dix pour cent de cette information, et votre question est davantage à caractère politico-subjectif… Si c’est le cas, je suis désolé de vous décevoir. Je ne connais pas grand-chose à la politique. Cela ne m’a jamais intéressé. Ce n’est pas… scientifique.
Le gouvernement terrien – c’est-à-dire les grands actionnaires humains de l’Agence Touristique Planétaire, avec l’aval du Parlement Mondial – a eu la bonne idée de garantir gratuitement à quatre-vingt-dix-neuf pour cent des enfants de la planète une éducation primaire et secondaire. Et je dis bien quatre-vingt-dix-neuf, pas cent pour cent, parce qu’il y a toujours des exceptions. Ma bourgade de Baracuya del Jiqui, sans holo-réseau ni autre moyen de contact, doit toujours se trouver complètement en dehors du Système mondial d’éducation.
D’après les neurologues et les psychologues, cette « virginité » presque totale de mon intellect est l’un des facteurs essentiels qui ont fait de moi le phénomène que je suis actuellement.
Ensuite, lorsque l’adolescent termine son secondaire, il a deux possibilités : soit il réussit les examens d’aptitude et de QI et entre en cycle universitaire, soit il échoue et se retrouve en cours technique préparatoire. Ou bien il commence à travailler, la seule solution qui reste à la majorité de ceux qui ont raté leurs examens.
Pour les quelques chanceux qui ont réussi à intégrer le cycle universitaire, l’État continue de financer la scolarité… du moins, à ce moment-là. Car il va contracter une dette et celle-ci devra être remboursée jusqu’au dernier centime, intérêts compris, dans le futur.
On peut accéder à l’université de deux façons : soit gratuitement, si on se montre suffisamment brillant en passant une deuxième – et encore plus exhaustive – série d’examens, soit en payant pour s’en défiler, si la famille, ou l’étudiant lui-même, sont disposés à prendre en charge le coût de chaque cours, de chaque livre, etc. Les rares privilégiés capables de le faire sont des cas à part. Payer offre également la possibilité de choisir la filière que l’on souhaite poursuivre.
La majorité des futurs scientifiques terriens provient des rangs de ceux qui sont admis gratuitement à l’université après avoir accepté de rembourser le coût de leurs études. Et lorsque je dis la majorité, je veux dire seulement un pour cent des inscrits en cycle universitaire.
Dans la pratique, seuls les rares étudiants ayant le potentiel pour devenir des génies absolus peuvent réellement choisir le domaine scientifique auquel ils souhaitent se consacrer. Le destin académique du reste dépend d’une sorte de roulette russe influencée par leurs qualifications… mais, surtout, par les plans à moyen terme de l’Agence Touristique Planétaire, ou du gouvernement, ce qui revient au même.
Peu importe si un jeune rêve depuis l’enfance de devenir astrophysicien. Si les « besoins de la Terre » exigent qu’il y ait un nombre « x » de sociologues dans les sept ans à venir… il devra étudier la sociologie ou renoncer à l’université.
Par voie de conséquence, deux jeunes sur trois entrent par dépit dans des filières qui ne les intéressent pas. S’ils veulent poursuivre des études supérieures, c’est toujours mieux que rien, n’est-ce pas ?
Heureusement, il reste toujours la possibilité de changer. Le mécanisme a été conçu pour ceux qui découvrent à mi-parcours qu’ils n’ont aucune vocation pour les études qu’ils poursuivent. Trente pour cent des étudiants de la Terre sont diplômés dans des domaines différents de ceux initialement choisis. Et, d’après les statistiques, sur les soixante-dix pour cent restants, presque la moitié aurait aimé changer… Mais ils n’ont pas eu des résultats assez brillants pour pouvoir demander un transfert. En effet, seuls les étudiants obtenant une moyenne de 9,5 ou plus, dans le système d’évaluation décimal, sont autorisés à faire une telle demande, et seulement à la fin de la deuxième année. Et, malgré tout, les doyens de chaque faculté peuvent rejeter la demande s’ils considèrent que l’étudiant sera plus utile dans la spécialité où il se trouve actuellement.
L’état lamentable de l’équipement technique des universités terriennes est connu dans toute la galaxie. Nous sommes une planète de troisième ordre… Notre Faculté de Physique des hautes énergies ne dispose même pas du plus petit accélérateur de particules, et les futurs astronomes ne peuvent voir les étoiles qu’au travers de vieux télescopes réflecteurs équipés de miroirs de deux à trois mètres, au mieux. Inutile de rêver de réflecteurs modulaires de champ en orbite. Et encore moins d’excursions pédagogiques en dehors de la planète.
Notre prochaine génération de biologistes ne connaît certaines techniques aussi élémentaires que l’auto-clonage ou le reconditionnement corporel que par le biais de simulations grossières ou d’holo-vidéos rebattues. Ils n’ont pas d’autre moyen d’accéder à la faune des différents mondes, les spécimens vivants étant d’un coût prohibitif. Nos géophysiciens ont très peu de chances d’envoyer des sondes à l’intérieur de notre planète et la connaissent moins bien que n’importe quel touriste intéressé par notre monde.
Seuls les futurs médecins ont le luxe de travailler dès le début avec de vrais patients, des patients humains pris en charge par l’Aide sociale et qui reçoivent des soins médicaux gratuits. On teste aussi sur eux les nouveaux médicaments. Personne ne se plaint : une vie humaine vaut bien peu face au besoin de médecins et de médicaments… C’est peut-être pour cela que la médecine et les spécialistes terriens ont si bonne réputation dans la galaxie : ils ne manquent pas d’expérience.
Les sociologues n’ont pas non plus la possibilité de réaliser des enquêtes réelles pour apprendre à utiliser les programmes de statistiques complexes qui sont la base de leur science. Comme tout le monde, ils travaillent avec des simulateurs.
Ce manque de moyens se fait moins criant dans les établissements d’études privées directement rattachés à la réserve scientifique terrienne, où étudient ceux qui peuvent payer ou ceux qui sont particulièrement talentueux… Mais pratiquement aucune université ne dispose de moyens suffisants pour se permettre d’acquérir autre chose que des simulations. Qui, très logiquement, ont un retard de quatre à cinq ans sur les modèles commercialisés dans toute la galaxie.
Ainsi, il n’y a aucun contact possible, pour le futur scientifique, avec la réalité. De fait, la doctrine terrienne de l’enseignement supérieur pourrait s’énoncer un peu comme : « acquiers ici les rudiments théoriques, tu feras ensuite le véritable apprentissage sur le tas… et bonne chance ! »
C’est avec son diplôme que commence la véritable odyssée du tout nouveau scientifique. L’astucieuse bureaucratie de la Terre lui présente alors la facture de ses études « gratuites ». Pour solder sa dette, il devra travailler durant un minimum de cinq ans à un poste que lui assignera le gouvernement. Et pour un salaire presque risible.
Il ne peut pas se dégager de cette obligation – on lui retirerait son titre universitaire –, sauf en cas de raisons majeures, et après de complexes tractations qui peuvent durer des années.
Par chance ou par malheur, l’état chaotique de l’économie terrienne ne peut offrir des débouchés qu’à soixante-cinq pour cent de ces diplômés. Chaque année, de plus en plus de jeunes entrent dans les universités, et de moins en moins de nouveaux diplômés parviennent à travailler dans leur domaine.
On trouve des biologistes devenus laborantins dans des hôpitaux de province, des physiciens ou des chimistes faisant office d’inspecteurs sanitaires dans des usines de fabrication d’aliments synthétiques, ou des sociologues transformés en reporters sur des holo-réseaux de troisième zone.
Et ce n’est pas le pire.
De nombreux tour-opérateurs, guides ou chauffeurs d’aérobus ont, accrochée dans la salle à manger de leur maison, la belle, et inutile, holographie d’un diplôme universitaire. D’autres, encore plus pragmatiques ou cyniques, oublient pour toujours leur titre et montent de petites entreprises pour survivre. On les appelle la « réserve scientifique de deuxième catégorie », susceptible d’être sollicitée un jour… du prochain millénaire.
Entre temps, il faut bien vivre. Et l’Agence Touristique Planétaire semble toujours intéressée par des jeunes gens intelligents, surtout s’ils présentent bien.
Pour un scientifique, travailler dans le tourisme n’est pas si négatif qu’on pourrait le penser à première vue. Au moins, on les paie bien, et ils sont ; en contact avec la vraie source de richesse de la Terre : le tourisme xénoïde. Parfois, ils sont même mieux informés sur les avancées de la science, qu’ils n’exercent plus, que leurs collègues employés par le gouvernement.
C’est pathétique, mais presque un tiers du personnel de l’Agence Touristique Planétaire est constitué de chercheurs frustrés.
« Pourquoi Tau Ceti, et non Alpha du Centaure ou Colossa ? »
Quoi qu’il en soit, je suis un scientifique. Et, à une époque, j’ai cru au futur de la Terre. Mais quel développement peut avoir une planète qui jette chaque jour son intelligence à la poubelle ? De quel idéalisme absurde a-t-on besoin pour continuer la recherche si on gagne bien davantage dans le tourisme ? Quel sens cela a-t-il, pour un jeune diplômé, de travailler dans un endroit qui ne l’intéresse pas, comme un esclave, durant cinq ans ? Entouré de vieux qui voient ses initiatives comme une menace et l’écartent constamment sous prétexte de son « inexpérience » ? Pour un salaire de misère, après sept années d’efforts intellectuels, à l’université, en rêvant d’être utile à sa planète ?
Le pire – et cela me peine de le dire lors de cet entretien, dans ces circonstances particulières, mais c’est une évidence… –, c’est que vous autres, les xénoïdes, vous êtes parfaitement au courant de la situation et que vous en profitez. Vous n’avez pas inventé la fuite des cerveaux, mais vous l’avez perfectionné et institutionnalisé.
Pour un scientifique humain qui, en dépit de tout, ne veut pas laisser tomber son domaine, il est plus intéressant, particulièrement au plan économique, de se faire embaucher dans n’importe quelle filiale d’une entreprise xénoïde plutôt que dans la majeure partie des centres de recherche terriens. Il sentira que son intelligence y est mieux utilisée, et il y trouvera davantage de perspectives. On ne lui permettra d’accéder qu’à des informations partielles, mais c’est toujours ça… Cette petite fraction de connaissances vaut son pesant d’or pour lui.
Il est de temps à autre autorisé à voyager en dehors de la planète de temps en temps, même s’il ne peut raconter à personne ce qu’il a vu. Et, rêve inaccessible pour beaucoup, il aura l’opportunité, s’il montre l’exceptionnel potentiel de ses neurones et travaille dur, de signer un contrat pour quitter définitivement la Terre.
Aimez-vous la musique classique ? Non ? Dommage… De toute façon, vous ne connaissez probablement pas les chansons de Joan Manuel Serrât. Un humain, catalan, du XXe siècle… C’est bien ce qu’il me semblait.
Ses enregistrements, presque oubliés aujourd’hui, sont le clou de ma collection. L’une des petites choses que je regretterai de laisser derrière moi, si vous donnez suite à ma requête…
Une de ses chansons, « Pueblo blanco », dit… Non, n’ayez pas peur, je ne vais pas vous la chanter. Mon sens du rythme et de la mélodie est proche de zéro. Je vais vous en réciter un passage.
Escapad gente tierna.
Que esta tierra está enferma,
Y no espereís mañana
Lo que no te dió ayer,
Que no hay nada que hacer.
Toma tu mula, tu hembra y tu arreo,
Sigue el camino del pueblo hebreo…(6)
C’est-à-dire, l’Exode. Vous connaissez la Bible ? Un petit peu ? Oui, les Juifs. La Terre Promise, tout ça…
Lorsqu’il disait malade, le chanteur parlait de la terre, avec une minuscule. Mais aujourd’hui, avec une majuscule, ses couplets s’avèrent prophétiques. Cette Terre est malade…
L’époque où nous croyions que le futur nous appartenait est loin derrière nous. Aujourd’hui, nous ne sommes plus maîtres de notre présent et la gloire du passé ne suffit pas pour vivre.
Artistes, sportifs, scientifiques… Tous les humains possédant des capacités physiques ou intellectuelles espèrent qu’elles leur serviront à quitter la Terre et à réussir ailleurs, quelque part dans la galaxie. Jusqu’à ce qu’ils doivent ravaler leur orgueil et boire l’amer calice de l’exil et de l’humiliation par les autres espèces.
Les femmes rêvent d’être assez belles et effrontées pour devenir travailleuses sociales, dans l’espoir de rencontrer un xénoïde qui les emmènera loin de leur monde pour toujours. Certains hommes en rêvent aussi.
Et les plus désespérés, ceux qui ne sont ni jeunes ni beaux, et n’ont aucun don particulier, ceux qui ne voient aucune autre échappatoire, préfèrent s’en remettre à la roulette russe de l’espace. Et affronter l’infinité du cosmos avec leurs vaisseaux de bric et de broc, se condamnant peut-être à flotter pour l’éternité en rêvant d’atteindre, un jour, un endroit meilleur que leur planète.
Elias sueñan con él
Y él con irse muy lejos…(7)
C’est encore la même chanson. Mais, dans les deux strophes, il ne s’agit pas du même lui. Le premier lui, c’est vous. Le second lui, c’est nous.
Quel est le futur d’une planète que les habitants rêvent tous de quitter ?
L’Exode. Fuir. C’est aujourd’hui l’obsession de tout humain. Fuir, si possible pour toujours, de la Terre épuisée, soumise, vaincue, stérile, malade. Et vous, les vainqueurs xénoïdes, les maîtres de la galaxie, êtes les virus de cette maladie.
Et vous me demandez comment j’ai été contaminé ?
« Qu’est-ce qui vous fait croire que nous vous trouverons apte à mériter la citoyenneté adoptive ? »
Lorsqu’un homme veut rompre avec son passé pour commencer une nouvelle vie, il doit choisir avec soin le où, le comment et le quand. Et parfois de petits détails prennent une grande importance.
Je vous ai choisis pour des questions d’affinité biologique. Ni les Colossiens ni les Gordiens ne sont humanoïdes. Parmi eux, ma vie serait beaucoup plus dure qu’au milieu des Cétiens ou des Centauriens. Mais vous, vous êtes beaux…
Oh, je ne me fais aucune illusion quant à mon succès auprès de vos jolies représentantes du sexe féminin. Je vous ai déjà dit que, même chez moi, je ne suis pas considéré comme un bel homme. Et bien qu’il soit exceptionnel, mon cerveau n’est apprécié d’aucune femelle, quelle que soit son espèce… Du moins au premier abord.
En vérité, j’ignore pourquoi… Peut-être que je possède des tendances masochistes. J’ai toujours été un paria, un étranger, qui prend part au jeu mais sait qu’il n’en fait pas partie. Parfois, j’ai été tenté d’ignorer ma différence, mais la réalité m’a rappelé à l’ordre. Et, même si je vis ici, à Ningando, au milieu de tant de beauté, je crois que je ne pourrai plus jamais faire semblant de l’oublier. Je suppose que cela doit vous paraître étrange, ce désir de se sentir être la seule personne qui ne soit pas heureuse au paradis…
Je vous ai également choisis parce que je suis un incorrigible romantique, je ne vais pas le nier. J’imagine qu’il y a des milliers de bordels d’esclaves dans cette ville, et peut-être des centaines de Cauldar. Mais je les visiterai un par un. En dépit de tout, j’ai l’espoir de retrouver Yleka vivante. Je suis sûr qu’elle se souviendra de moi… Peut-être aurons-nous une seconde chance. Ne croyez-vous pas que nous la méritons ?
« Êtes-vous sûr qu’aucun autre scientifique terrien n’a eu connaissance de votre découverte ? »
Je sais parfaitement que la politique de Tau Ceti est de ne pas accorder la citoyenneté à un humain qui arrive à genoux en pleurnichant. Mais je crois que vous ferez une exception pour moi…
Je connais les lois de quarantaine techno-scientifique qui ont tant retardé la science et la technologie terrestres. Je comprends parfaitement leur but, derrière toute la démagogie altruiste : nous disqualifier. Vous assurer que nous soyons éternellement des clients et non des producteurs. Des acheteurs et non des vendeurs. Dépendants, en un mot. Vous voulez nous écarter de la lutte galactique pour le pouvoir.
C’est pourquoi vous ne nous permettez pas de connaître les mécanismes de la fission thermonucléaire contrôlée, ni le fonctionnement des systèmes antigrav, ni la théorie du vol hyper-spatial…
Eh bien, imaginez-vous ce qui arriverait au délicat équilibre inter-espèces si les humains développaient soudain un système universel de transport instantané. Le chaos qui se déchaînerait si toutes les flottes de vaisseaux hyper-spatiaux que possèdent les xénoïdes devenaient soudain obsolètes.
J’ai créé ce système. Basé sur le télé-transport classique… mais avec la capacité de translater instantanément des masses virtuellement infinies entre des points séparés par des distances galactiques.
Pour l’installer, il n’est pas nécessaire de recourir à des quantités astronomiques d’énergie ni d’avoir de grandes connaissances. Un équipement similaire au point d’arrivée n’est pas obligatoire non plus, comme dans les systèmes connus jusqu’à présent. Quoique, pour rentrer, un tel système est indispensable… Mais on peut également l’envoyer par télé-transport. Le système est, pardonnez-moi mon manque de modestie, simplement génial. Ou génialement simple, si vous préférez.
Et si vous ne m’accordez pas la citoyenneté cétienne, je révélerai tous les détails de ma découverte au public.
Imaginez chaque Terrien construisant sa propre cabine de télé-transport galactique, et mon espèce se répandant sur tous vos mondes comme le fléau que vous avez toujours tenté d’éviter.
Je vois que vous souriez… Peut-être pensez-vous qu’en me soumettant à un effacement de mémoire ou, en dernier recours, en m’éliminant physiquement, vous pourrez empêcher facilement une telle éventualité. Je regrette, mais j’ai également pensé à cela.
Dans un endroit secret et sûr de mon laboratoire au Centre, et dans cinq autres endroits, au cas où, j’ai laissé un ordinateur avec toutes les données en mémoire. Ils sont tous reliés à des accès à un holo-réseau. Si je disparais, ou si mon nom, mes empreintes digitales et rétiniennes apparaissent sur une liste de passagers en partance pour la Terre, ou encore si, simplement, je n’envoie pas chaque mois un signal spécifique, le monde entier connaîtra mon invention.
Je suppose que cela peut être considéré comme du chantage. En même temps, ne croyez-vous pas que cela soit une raison plus que suffisante pour me déclarer immédiatement apte à devenir citoyen adoptif de Tau Ceti ?
« Vous considérez-vous comme un individu sain d’esprit ? »
Mon système de télé-transport galactique est, je l’ai dit, très simple. Mais il se base sur des principes et des théories extrêmement originaux et diamétralement opposés aux concepts sur lesquels travaille actuellement la science terrienne de pointe. Cette circonstance est la conséquence logique de mon modèle mental de raisonnement si particulier…
Je vous ai déjà dit que j’appartiens à cette étrange catégorie de phénomènes mentaux que certains appellent des « idiots savants », et d’autres, comme Hermann et Sigimer, des « génies naturels ».
Mon activité émotionnelle et sociale est presque complètement atrophiée en faveur d’un développement démesuré de mes aptitudes logiques, intuitives et mémorielles. J’ai des limites, bien sûr. Par exemple, vous avez dû vous rendre compte que ma capacité d’abstraction est seulement… normale. Même si, depuis quelque temps, je suis de plus en plus capable de m’exprimer dans ce système abscons de formules physico-mathématiques qu’est le langage scientifique.
Toutefois, je reste plus à l’aise lorsque je travaille sur des objets physiques ou des analogies que sur des hypothèses. Mon esprit fonctionne mieux avec des images qu’avec des mots ou des concepts. Je suis un empiriste né, pas un théoricien. C’est grâce à cela que j’ai pu faire ma… découverte.
J’ai également une mémoire eidétique… si bien que j’ai dû vous donner l’impression de posséder une intelligence et une capacité d’analyse sociale qu’en réalité je n’ai pas. C’est un effet purement involontaire ; je vous ai juste répété textuellement certaines analyses que je me suis procurées par des moyens détournés, mais dont je partage à cent pour cent les points de vue, bien que j’admette être incapable de parvenir à de telles conclusions par moi-même.
Je regrette la gêne que je vous ai causée. Recourir aussi constamment à ma mémoire automatique conditionne chez moi une certaine tendance à la logorrhée et à l’incohérence… Je divague et réponds à des questions qu’on ne m’a pas encore posées ou que je me suis formulées un long moment plus tôt.
Ma mère me disait toujours que j’avais déjà toutes les réponses, et que mon vrai problème était de trouver les questions qui y correspondaient. Peut-être est-ce le dilemme de l’homme et de toute l’intelligence.
Mais assez de philosophie de comptoir. Pour répondre à votre question, en somme, je considère que, d’un point de vue statistique, il est simplement impossible qu’un autre être humain soit parvenu, au même moment, à la même découverte que moi.
Définitivement non.
« Bien… Cet entretien est terminé. Alex Gens Smith, vous avez été considéré apte à la citoyenneté adoptive cétienne. Nos collaborateurs vont en informer le reste de votre délégation. Vos bagages vont être récupérés rapidement dans le logement réservé aux humains que vous occupiez. Une demande officielle va être envoyée à la Terre pour que tout objet personnel que vous souhaitez conserver vous soit immédiatement envoyé. Y compris vos enregistrements de Joanma Juelse Rrat. Nous vous donnerons tous les éléments nécessaires pour vous apprendre le plus vite possible à vous débrouiller dans notre société.
Bienvenue sur Ningando, Alex.
Excusez ma froideur antérieure. Nous ne sommes pas des Centauriens, mais c’est l’attitude officielle, devant des cas comme le vôtre.
À présent, de façon officieuse, j’aimerais vous donner une information qui, évidemment, ne plaide pas en votre faveur, et vous poser une question plus… privée.
Votre « découverte » de la téléportation galactique a été faite il y a huit ans par les xénoïdes. Actuellement, elle se trouve en phase expérimentale. Si elle n’est pas encore appliquée à grande échelle, c’est parce que, comme vous le supposiez, elle transformerait de façon radicale tout le système de lignes de communication de la galaxie, rendant inutiles et obsolètes les immenses investissements de plusieurs espèces dans la flotte de transport hyper-spatial.
Il y a trois ans, un autre physicien humain, Dien Ling Chuan, docteur en sciences de l’université de Pékin – peut-être avez-vous entendu parler de lui–, s’est présenté devant nos collègues centauriens avec la même découverte. Et il a formulé une demande identique à la vôtre. Je suis autorisé à vous informer que Dien Ling Chang est actuellement citoyen centaurien à part entière…
Ma question, maintenant. Êtes-vous pleinement conscient que si le résultat de cet entretien vous est favorable, c’est exclusivement parce que les espèces que vous appelez xénoïdes souhaitent interdire à l’espèce humaine toute possibilité de développement technologique ? »
La folie est une notion très relative, n’est-ce pas ?
Un ancien poète et philosophe arabe, anonyme, a dit, un jour : « Dans ce monde, la plus grande folie est de se prétendre sage ». J’ai aussi entendu dire que la folie est caractérisée par tout comportement ou toute pensée qui seraient distincts de la « normale ».
Ma vie ne peut être considérée comme très « normale », je crois. Et chaque homme pense comme il a vécu. Si bien que, suivant les deux critères, je dois être fou… Mais je m’en fiche. Au contraire, même, j’en suis fier.
« J’aimerais vous comprendre, Alex, sincèrement. Vous êtes un individu très singulier. Durant toutes mes années d’expérience ici, au Bureau des Affaires humaines, je n’avais jamais rencontré un Terrien comme vous. Pardonnez-moi si ma curiosité vous paraît excessive. Je ne suis pas fonctionnaire tout le temps. J’ai, moi aussi, une famille, des hobbies… et l’un d’eux est l’étude de la nature humaine. Mais, dites-moi, Alex… Quelqu’un comme vous ne se sent-il pas comme… un déserteur ? Un traître à son espèce et à sa planète ? »
Oui, j’en suis pleinement conscient.. Mais, qu’est-ce que j’y peux ?
Il faut bien vivre, non ?