6. LES RÉCUPÉRATEURS

Pour certains sociologues, le meilleur indicateur du degré de civilisation d’une culture est la distance à laquelle elle est capable d’éloigner ses propres excréments.

Pour certains écologistes, le meilleur indicateur du degré de civilisation d’une culture est le recyclage qu’elle est capable d’appliquer à ses propres excréments.

Pour certains individus, le meilleur indicateur du degré de civilisation d’une culture est la capacité à tirer profit des excréments qu’elle produit.

Ceux-là, ce sont les récupérateurs.

Ils ne sont pas nouveaux sur Terre.

Ils ne sont pas apparus après le Contact.

Ils semblent avoir toujours existé : chez les Sumériens, les Égyptiens, les Grecs et les Romains, il y a toujours eu des humains vivant du profit – ou, d’une certaine façon, du recyclage– des déchets que les autres êtres humains produisent.

On leur a donné le nom de chiffonniers, fripiers, et bien d’autres appellations encore. C’est un des métiers – certains parlent même de culte – les plus vieux du monde.

Toute civilisation moderne, se comportant suivant le principe du « utiliser et jeter », met aux ordures une grande quantité d’objets qui fonctionnent encore, ou presque. Mais il est plus facile et plus économique d’en produire de nouveaux que de les réparer. Quoique, dans le cas de la Terre, les nouveaux objets sont importés depuis des étoiles situées à des années-lumière.

C’est peut-être la raison pour laquelle la planète, aujourd’hui, grouille de récupérateurs.

Ils fouillent dans les poubelles, à la recherche de morceaux de bois, de pièces de métaux rares, d’éléments mécaniques, de cartes de circuits cybernétiques défectueuses, de fragments de systèmes robotiques mis au rebut. Presque tout les intéresse.

Ils mangent les aliments qu’ils trouvent et s’habillent avec les vêtements jetés par d’autres humains plus exigeants. Eux se contentent de peu.

On dirait qu’ils sont à part : perdus dans leurs pensées, étrangers aux bandes de gamins qui se moquent de leur mauvaise odeur et de leurs vêtements loqueteux.

Concentrés sur leur difficile art de distinguer le véritable déchet de ce qui est encore utilisable. Certains murmurent d’étranges litanies tandis qu’ils épluchent les poubelles de leurs doigts habiles, prenant des objets et en jetant d’autres, d’après des critères seulement connus d’eux. Jusqu’à ce qu’ils s’en aillent, de leur pas lent, leurs innombrables sacs remplis de trésors, chercher une autre mine d’or déguisée en tas d’ordures où récolter d’autres merveilles.

Il existe deux catégories de récupérateurs.

La première, ceux qui vendent leurs trouvailles aux petits revendeurs de matières premières qui ne sont que des récupérateurs ayant décidé de travailler en gros, et sont par conséquent montés d’un échelon dans la pyramide des éboueurs. Ceux-là, qui comprennent encore la signification de l’argent, vivent parfois dans de minuscules logements, regardent les programmes de l’holo-réseau sur de petits holo-écrans, suivent les jeux de Voxl… Ils ont encore un pied dans le monde, même s’ils ressassent son passé glorieux et croient en un impossible lendemain. Ils ont un travail, même si celui-ci est sale et mal payé.

Les seconds sont très différents. Ils ne vendent jamais rien aux revendeurs de matières premières. Ils préfèrent garder leurs trouvailles. Et ensuite, dans leurs refuges sous les ponts, ou dans une ruelle obscure, ils assemblent, lient, soudent, joignent les pièces de vieux ordinateurs à des tronçons de tuyaux rouillés et oxydés ou à des morceaux de carrosserie arrachés à des aérobus. Ils sourient toujours quand ils façonnent, comme s’ils regardaient au-delà des déchets qu’ils manipulent si amoureusement. Ils se tuent au travail pendant des heures et des heures, les yeux pleins d’espoir, et finissent par mettre soigneusement de côté le résultat de leurs efforts. Puis ils recommencent un autre assemblage.

Nul ne sait s’ils croient créer de l’art. Certains marchands ont tenté de vendre comme « sculptures » les monuments exotiques et chaotiques de ces récupérateurs. Mais, pour le public xénoïde sophistiqué, les déchets ne sont définitivement pas compatibles avec le concept d’art.

Nul ne sait s’ils pensent réellement que leurs étranges créations fonctionneront, d’une façon ou d’une autre, un jour. Ni ce qu’ils en attendent. S’agit-il de machines vengeresses qui expulseront définitivement les xénoïdes de la Terre, la rendant aux humains ? Ou de dispositifs destinés à détruire toute civilisation, l’humanité incluse, effaçant l’ordure et la honte pour qu’une autre espèce, primate ou non, recommence tout à zéro ? Ou cherchent-ils à atteindre, avec leurs monstres, une telle avancée sur la science terrienne rachitique que la domination xénoïde s’effondre pour toujours face à la puissance intellectuelle de l’homme ?

Nul ne le sait… Et peu cherchent à le vérifier. Ou prennent le temps de le faire. Il existe des choses plus importantes. Comme gagner de l’argent : Ou survivre.

Et eux, ils continuent, infatigables, à unir des morceaux, à rechercher des pièces en murmurant leurs incompréhensibles litanies, oubliés du monde.

Parfois, l’un d’entre eux, très vieux, disparaît. On cesse simplement de le voir, et c’est comme s’il s’était fondu dans ses déchets adorés. Mais il en arrive toujours d’autres, plus jeunes, pour prendre sa place. Ils ont la peau moins ridée, davantage de dents, mais le même regard perdu… rarement lumineux.

Les gens ordinaires passent à côté d’eux en hochant tristement la tête. Parfois, ils chassent les sales gosses qui veulent les frapper et leur voler leurs « trésors », tout en murmurant : « Pauvres fous ! »

Ils font semblant de les ignorer, mais arborent toujours une moue étrange lorsqu’ils les voient. Comprennent-ils que, d’une certaine façon, les récupérateurs possèdent quelque chose qu’ils ont perdu pour toujours ?

LE TUNNEL DE FUITE

L’ÉQUIPAGE


Ils sont trois.

Trois personnes qui ont décidé de s’unir.

Trois êtres humains : deux hommes et une femme.

La femelle s’appelle Friga.


FRIGA


Friga ressemble peu à l’idée que l’on se fait de l’idéal féminin. Elle n’a ni les hanches larges, ni les jambes longues, ni les seins doucement rebondis. Elle ne possède pas une bouche en cœur et des yeux de poupée. Elle n’est même pas féconde.

Friga a la peau noire comme l’ébène et des dents très blanches. Elle mesure 1,89 mètre pour 92 kilos de muscles gonflés par des stéroïdes illégaux qui lui ont atrophié les ovaires jusqu’à ce qu’ils soient aussi petits que des haricots secs.

Elle a le menton comme un bloc de béton, et un mauvais caractère légendaire.

On peut la qualifier de vraie virago ou de garçon manqué. Mais ceux qui savent comment elle réagit à ces appellations ne se risquent pas à les employer devant elle. Le dernier qui l’a fait n’osera plus… jamais.

Friga n’est pas devenue lesbienne par choix ; elle a de plus en plus de mal à rencontrer un homme qui se risque à une relation, même occasionnelle, avec elle. Et comme certaines femmes la trouvent désirable, et qu’elle n’a jamais été trop regardante…

Friga ne vit que de la délinquance. Elle n’a jamais rien fait d’autre. Elle a été voleuse, trafiquante et prend tout ce qui se présente et qui paie suffisamment. Son physique est trop remarquable pour qu’elle soit escroc ou joueuse.

Elle a déjà tué plusieurs fois. Sous le coup de la colère, et non pour le travail ou le plaisir. Elle n’est ni une tueuse professionnelle ni une forcenée.

Elle a passé huit atroces années de sa vie en reconditionnement corporel, condamnée pour divers délits. Elle ne se rappelle pas bien cette époque… Elle sait seulement qu’elle ne veut plus renouveler l’expérience. C’est ce qui l’a motivée à entreprendre le Voyage.

On raconte qu’elle a une fille, une enfant appelée Leilah, mais qu’elle ne s’en occupe pas beaucoup.

Bien qu’elle soit inculte, grossière, et au vocabulaire limité, elle est une parfaite survivante et un leader né. Elle a toujours su comment réagir, dans toutes les situations. Les deux hommes trouvent très pratique de lui obéir, ce qu’ils font sans broncher.


LES DEUX HOMMES


Ce sont Adam et Jowe.

Adam est un grand jeune homme dégingandé et maladroit. Il porte des cristallins artificiels : il a perdu les siens depuis longtemps, à se fatiguer les yeux devant les holo-écrans et les manuels de références techniques si vieux qu’ils sont encore imprimés.

Avec des bouts de rien, de la patience et de l’inventivité, Adam peut construire n’importe quoi, de l’hyper-moteur au laser à rubis de haute puissance. Il possède des « mains magiques ». C’est un génie du bricolage technologique, persuadé qu’il gaspille lamentablement son talent à construire des armes illégales et d’autres ingénieux gadgets pour des clients comme Friga.

Il vient de passer huit mois en reconditionnement corporel pour avoir construit deux masers saisis chez les Yakuzas, et il n’a pas aimé. Loin de là. Il est resté conscient tout le temps qu’il a été « cheval ». Il était monté par un guzoïde de Rigel très intéressé par les expériences limites. Sexuelles, mais pas seulement.

Il a survécu, mais en a gardé des séquelles… Sa plus grande terreur est de revivre un tel cauchemar tout en sachant qu’il lui sera difficile de l’éviter, vu le type de vie qu’il mène.

Sa condamnation, toutefois, lui a permis de rencontrer Jowe.

Jowe est encore jeune, mais son visage paraît sans âge. Il serait beau, avec sa frange dorée et ses grands yeux bleus, si ce bleu n’était pas aussi froid que de l’acier au chrome-vanadium.

Jowe a les yeux vides. Les yeux de quelqu’un dont on aurait congelé l’âme. Il semble avoir vu tout ce qu’il est possible de voir sur la douleur, la traîtrise, la désillusion… et bien plus encore.

Intelligent, cultivé, il a les mains habiles, délicates et sensibles d’un artiste.

Il ne parle jamais de son passé. En fait, Jowe parle rarement. Il se contente de regarder les étoiles de ses yeux tragiquement vides. Sans le moindre espoir. Sans la moindre raison de vivre. Même Friga, qui n’a peur de rien ni de personne, frémit lorsqu’elle est près de lui.

L’idée du Voyage est de Jowe, et lorsqu’il en parle, ses mots sont merveilleux…


L’IDÉE DU VOYAGE


Le Voyage, c’est l’Exode.

Fuir le règne de Pharaon, à la recherche de la Terre promise.

Sur la Terre promise, il y a des grappes de raisin si grosses qu’il faut deux hommes pour les porter. Il y a du travail et des opportunités pour tous. Il y coule des rivières de lait et de miel, et tout homme entreprenant peut réaliser ses rêves de richesse.

La Terre promise se trouve ailleurs que sur Terre. Les humains ne sont pas exactement le Peuple élu, mais…

La Terre promise appartient aux Philistins, ceux qui détiennent le pouvoir dans l’ombre de Pharaon. Ce sont les xénoïdes qui manipulent les pantins de l’Agence Touristique Planétaire et méprisent les Terriens. Or, ces Philistins-là ne veulent pas que les humains jouissent de leur bien-être : ils ont peur que l’espèce inférieure vienne souiller leurs mondes.

Les xénoïdes sont puissants, en armes et en richesses. L’épée ou la bourse ne peuvent pas les vaincre, eux et leurs marionnettes de l’Agence Touristique Planétaire. Il reste donc l’astuce et l’intelligence pour entrer secrètement sur la Terre promise : tous les Philistins n’ont pas les mêmes opinions et certains sont à la recherche de bras pour travailler dans leurs champs. En effet, il existe certains « compatissants » qui reçoivent les humains en fuite et, en échange d’un travail d’esclaves dans leurs usines, les cachent durant trois ans et trois jours. Après ce délai, si l’humain peut démontrer qu’il est resté tout ce temps chez les Philistins, il a une chance de devenir citoyen de la Terre promise. Un citoyen de seconde classe, toutefois.

Mais mieux vaut souffrir sous le joug philistin que sous celui de Pharaon. Mieux vaut la Terre promise que sa colonie.

Dès lors, l’astuce et l’intelligence ne poussent qu’à une seule chose : partir.

Le Voyage, c’est la fuite.


S’ENFUIR : LA DISTANCE


La fuite n’est pas simple. Elle comporte deux obstacles majeurs : la distance et la surveillance.

La distance, rien qu’en elle-même, constitue un problème sérieux. Pour arriver à la Terre promise, il faut toujours traverser un désert.

Les étoiles autour desquelles gravitent les mondes xénoïdes sont à des années-lumière. Elles sont séparées de la Terre par un désert d’espace infini que les hyper-vaisseaux peuvent traverser en quelques secondes. Mais seuls les xénoïdes possèdent la technologie pour en construire de sûrs.

Bien que la construction d’un hyper-moteur soit une entreprise parfaitement à la portée de nombre de « mains magiques » comme celles d’Adam, les mécanismes de contrôle et de direction sont une autre affaire.

Un hyper-moteur artisanal construit sur Terre fonctionne une seule fois… Et le vaisseau qui l’utilise peut sortir de l’hyper-espace n’importe où. Que ce soit au milieu d’un Système solaire plein de xénoïdes, à mille parsecs de toute étoile, au milieu d’une nébuleuse de gaz ou à l’intérieur d’un amas globulaire.

Heureusement, la structure même de l’hyper-moteur l’empêche de fonctionner près de grandes masses. Cela prévient le risque d’une réentrée dans un espace déjà occupé par un Soleil ou une planète.

En contrepartie, pour activer un hyper-moteur artisanal sans système de contrôle, il faut s’éloigner à une certaine distance du plan de l’écliptique que parcourent le Soleil, la Terre et les autres planètes. Cet éloignement doit obligatoirement se produire à vitesse conventionnelle, suivant la loi des actions réciproques.

Balistiquement parlant, la trajectoire la plus sûre pour atteindre rapidement le meilleur éloignement du plan de l’écliptique avec une consommation minimale de carburant est presque perpendiculaire à la Terre. Elle comprend à peine vingt minutes d’arc. Dans l’argot technique secret des aspirants au Voyage, cette route s’appelle le Tunnel de fuite.

La Sécurité Planétaire la connaît également, et la surveille constamment.


LA SURVEILLANCE : LA SÉCURITÉ PLANÉTAIRE


La Sécurité Planétaire n’existe que pour contrôler.

Contrôler signifie, entre autres choses, empêcher le Voyage par tous les moyens possibles grâce à un système divisé en plusieurs niveaux.

Le premier niveau inclut la recherche de cachettes où se construisent des vaisseaux artisanaux via un important réseau d’informateurs grassement rémunérés et l’organisation de descentes surprise, ainsi que la vente très contrôlée de tout matériau ou instrument susceptible d’être transformé en pièces d’ingénierie spatiale.

Le deuxième niveau est constitué par un réseau de radars basés sur Terre. Jour et nuit, ils scrutent l’atmosphère de leurs yeux invisibles pour repérer, au milieu des vols commerciaux des aérobus, tout objet volant non identifié quittant la planète.

Le troisième niveau comprend les radars orbitaux qui cherchent à détecter, au milieu des lanceurs apportant leur cargaison aux hyper-vaisseaux arrimés aux points d’accouplement, tout objet volant non identifié atteignant la deuxième vitesse cosmique.

À ces deux niveaux, les vaisseaux patrouilleurs à haute technologie fournis par les xénoïdes à la Sécurité Planétaire jouent un rôle primordial. Avec six membres d’équipage, hyper-aérodynamiques, capables d’atteindre des vitesses trisoniques et de résister à des transitions atmosphériques répétées, les patrouilleurs suborbitaux sont très bien armés. Si l’objet volant non identifié cesse de l’être et devient un vaisseau de fabrication artisanale qui se dirige vers le Tunnel de fuite, les membres d’équipage de tout patrouilleur ont l’ordre de communiquer avec lui par radio et de l’obliger à se rendre par tous les moyens. S’ils n’y parviennent pas, ils doivent ouvrir le feu et le détruire.

En général, les équipements de communication primitifs des vaisseaux de fabrication artisanale sont totalement incapables de fonctionner durant leur ascension vers l’orbite qui les soumet à des accélérations de plusieurs g et à des perturbations statiques. C’est pourquoi, bien souvent, ceux de la Sécurité Planétaire négligent de s’annoncer et tirent sans sommation.

Si les vaisseaux parviennent à tromper les trois premiers niveaux du système de surveillance, il reste encore le quatrième et dernier. Le plus difficile.

Après certaines modifications, les patrouilleurs suborbitaux, conçus pour opérer dans l’atmosphère ou dans ses environs, deviennent également capables de fonctionner dans l’espace profond. Avec un équipage réduit à trois membres pour emporter davantage de combustible, réalisant des gardes de plusieurs semaines, ces patrouilleurs modifiés tournent autour du Tunnel de fuite, le fouillant continuellement.

La surveillance se révèle, de toute évidence, très difficile à contourner. Mais c’est toujours possible.

Friga, Adam et Jowe ont tout misé sur cette possibilité.

Et sur leur analyse des autres tentatives pour préparer la leur.


LES AUTRES TENTATIVES : LE FOLKLORE DU VOYAGE


Après des décennies d’essais ratés et de tentatives réussies – une fois sur cinquante –, les aspirants au Voyage ont à leur disposition une masse importante de données techniques. Une information qui, bien sûr, ne se transmet que sous le manteau. Inutile de dire que tout commentaire sur le Tunnel de fuite est interdit et ultra censuré.

Les données proviennent de trois sources principales. Premièrement, les récits des quelques fortunés qui sont parvenus à atteindre les mondes xénoïdes et peuvent ensuite raconter comment ils y sont arrivés. Deuxièmement, l’information issue des membres de leurs « équipes de soutien » qui sont restés sur Terre et font circuler, sous forme de rumeurs, les techniques et modèles de vaisseaux les plus susceptibles de réussir. Et, troisièmement, les histoires de tous ceux qui ont échoué et la façon dont ils s’y sont mal pris.

Si on réunissait tout le folklore du Voyage et de ses véhicules, il faudrait plusieurs milliers de gigabits de mémoire pour en stocker les informations.

Il y a de tout.

Des vaisseaux déguisés en aérobus commerciaux pour tromper la surveillance terrestre.

Des voiles solaires, un moyen de propulsion passif presque indétectable par les instruments des patrouilleurs, pour s’approcher du Tunnel de fuite en passant inaperçu.

Des vaisseaux équipés de plusieurs hyper-moteurs « jetables » afin d’augmenter leur probabilité d’arriver quelque part en réalisant plus d’un saut hyper-spatial.

Des véhicules blindés artisanalement et armés de technologies illégales comme les lasers et les masers, pour résister et riposter à toute attaque des vaisseaux de la Sécurité Planétaire.

Des vaisseaux modulaires qui se séparent en de petits navires indépendants, pour tromper la poursuite des patrouilleurs ou, si c’est impossible, s’échapper et revenir en vie vers la Terre pour réessayer plus tard.

Des véhicules équipés de systèmes d’anabiose pour rester en suspension animée, éternellement, si la chance n’est pas au rendez-vous et qu’on ne quitte pas l’hyper-espace près d’un territoire xénoïde.

Oui, il y a de tout.

Face à tant de solutions aussi inventives que désespérées, Friga, Adam et Jowe ont conçu et fabriqué avec une ingénuité et une patience infinies leur passeport pour le bonheur.

Leur véhicule de fuite, qu’ils ont baptisé L’Espoir.


L’ESPOIR : LE VÉHICULE


L’Espoir est une merveille d’improvisation.

Sur sa proue méritante, est inscrite en lettres d’or la maxime : « La nécessité aiguise l’intelligence ».

Le plan conçu pour l’amener jusqu’au Tunnel de fuite est également un prodige de dissimulation, d’astuce… et d’optimisme.

L’Espoir décollera, caché à l’intérieur d’un aérostat météorologique de grande taille, pour tromper les radars terrestres.

Les quatre kilomètres carrés de syntho-plast réfléchissant, nécessaires à un tel mimétisme, proviennent du butin d’un hold-up perpétré par Friga, des années plus tôt, dans les entrepôts d’une entreprise importatrice gordienne. Par chance, elle n’a jamais trouvé aucun acheteur pour une telle quantité de ce matériau…

À son arrivée dans l’ionosphère, L’Espoir abandonnera son enveloppe de camouflage et prendra une route commerciale vers l’orbite. Son aspect extérieur est presque similaire à celui d’un lanceur classe Tornado, de fabrication cétienne, l’un des plus utilisés dans les astroports terrestres.

Bien qu’ils n’aient travaillé qu’avec des matériaux de récupération, Adam et Jowe sont parvenus à une imitation très acceptable du fini parfait des coques de technologie xénoïde. L’apparence de L’Espoir est pour moitié un miracle de bidouillage technologique, et pour moitié une œuvre d’art sculptural.

Grâce à ses contacts et à une quantité raisonnable de crédits, Friga a mis la main sur l’équipement de communication d’un authentique lanceur classe Tornado en cours de démantèlement. Adam l’a réparé à la perfection. Le vaisseau pourra établir une connexion avec plusieurs astroports.

Prévoyant, Adam a passé plusieurs dizaines d’heures à écouter les conversations entre les contrôleurs et les pilotes des lanceurs. Le moment venu, il est sûr de parvenir à imiter leur jargon…

Avec cela, et avec les codes de communication – qui, eux, ont coûté vraiment cher à Friga, malgré toutes ses relations –, ils pensent échapper au deuxième niveau de surveillance.

Si les patrouilleurs qui les voient et les entendent suspectent qu’ils n’ont pas affaire à un vulgaire lanceur montant en orbite pour s’accoupler à un hyper-vaisseau, c’est qu’ils seront devins.

Et s’ils découvrent la supercherie… tout ne sera pas encore perdu. Sous sa coque imitant un patrouilleur de classe Tornado sans défense, L’Espoir dissimule un système à pulsation de champ de force. Cela ne vaudra pas la cuirasse quasiment invulnérable d’un patrouilleur de fabrication xénoïde, mais le vaisseau pourra résister à une certaine puissance de feu. Et pour riposter aux armes à particules des vaisseaux de la Sécurité Planétaire, L’Espoir comporte plusieurs masers à grande puissance qui peuvent leur causer quelques dommages.

De cette manière, ils espèrent atteindre le Tunnel de fuite sans trop de dommages structurels ou pertes de combustible.

Et, une fois là, le saut en hyper-espace… vers ailleurs.


L’HYPER-ESPACE… ET AILLEURS


Bien que Friga, Adam et Jowe aient préféré compter sur un nombre plus important, l’armement et les générateurs d’énergie pour le blindage de champ de force n’ont laissé de place que pour deux hyper-moteurs. Le premier, pour s’éloigner du Système solaire, et le deuxième, au cas où ils se retrouveraient trop loin dans le vide intersidéral.

En échange, ils possèdent un système d’animation suspendue adapté par Adam. Le jeune homme aux « mains magiques » assure que le système pourra les maintenir tous trois en parfaite anabiose pendant cinq cents ans, au minimum. En théorie, c’est un laps de temps suffisant pour que, si aucun des deux hyper-moteurs ne fonctionne comme prévu, L’Espoir à la dérive finisse par arriver quelque part.

Quelque part chez les xénoïdes. De bonne volonté, si possible.


LES XÉNOÏDES DE BONNE VOLONTÉ


Friga ne possède aucune formation technico-scientifique, ni aucune autre forme d’éducation. Pourtant, elle espère que sa force physique, sa résistance, son manque de scrupules et son autorité naturelle pourront intéresser un xénoïde se livrant à des activités peu légales. Elle sait qu’elle peut être le meilleur contremaître de l’univers. Sinon, elle est disposée à y arriver par tous les moyens et à résister à tout.

Adam fonde de grands espoirs sur son incroyable habileté comme techno-réparateur… Bien qu’il ne l’ait jamais dit, il doute un peu de son utilité dans la société consumériste xénoïde, où rien ne se répare et où tout s’utilise jusqu’à tomber en panne et être jeté. Mais il est prêt à apprendre à construire, puisqu’il sait déjà réparer…

En définitive, leur authentique atout est Jowe.

Et son mystérieux ami Moy.


JOWE ET MOY


Jowe, qui parle peu, évoque rarement Moy. Il a seulement expliqué que c’est un artiste, un ancien compagnon, et qu’il a du succès chez les xénoïdes.

Mais tout semble indiquer qu’ils ont été vraiment amis. Peut-être davantage, pensent quelquefois Friga et Adam. Parce qu’il est rare qu’un individu, aussi riche soit-il, envoie des virements de près d’un demi-million de crédits à un simple ami.

Les versements de Moy ont financé la fabrication de L’Espoir, l’achat des vivres, du système d’animation suspendue, du combustible et des armes. Tout cela a coûté fort cher. Et pourtant, il reste encore des crédits… Friga a appelé cet argent le « Fonds d’urgence », en cas d’imprévu. Elle a fait transiter ces crédits par Bételgeuse jusqu’à Aldébaran, au cas où des xénoïdes assez accommodants pour les cacher trois ans et trois jours n’apparaitraient pas tout de suite… Il vaut mieux compter sur une petite réserve.

Moy, avec l’argent, envoie constamment des messages comme : « Viens vite ! J’ai besoin de toi. Je suis très seul… » ou « Débrouille-toi pour venir à n’importe quel prix. » Jowe n’a jamais dit s’il était au courant que, vu sa condamnation au reconditionnement corporel, on ne lui accorderait jamais un permis de sortie légal. Friga et Adam espèrent que Moy a compris que son argent sert à favoriser la venue de Jowe par le seul moyen possible : la sortie illégale du Système solaire et de l’atmosphère terrestre.

Friga et Adam espèrent également que le dénommé Moy intercédera en faveur de Jowe, une fois celui-ci loin de la planète. Et en leur faveur, par la même occasion.

C’est pourquoi ils prennent en charge le plus gros du travail. Parce que si l’idée du Voyage est de Jowe, il ne fait pas grand-chose pour la concrétiser. Son effort se limite à donner du style à L’Espoir. Quand il veut bien s’y mettre.

Pendant que Friga et Adam se tuent au travail à réviser ce qu’ils ont déjà vérifié mille fois, à collecter des provisions et des outils pour parer à toute éventualité Jowe déambule, silencieux, le regard toujours tourné vers le ciel. Et ses yeux vides s’éclairent d’une étincelle lorsque les autres lui parlent du jour du départ qui approche.


LE JOUR DU DÉPART


Le décollage a été judicieusement fixé à la nuit du dimanche. Les fins de semaine, le trafic est important et les contrôleurs aériens, épuisés, aspirent à la relative trêve du lundi.

La veille du jour J, chacun des trois membres d’équipage de L’Espoir préfère s’isoler.

Adam reste à bord de L’Espoir. Son bébé, sa création… Le meilleur travail qu’il ait jamais réalisé. Il caresse fièrement les planches de plasti-acier raccommodées et le panneau de commandes hétérodoxe. Il rêve éveillé d’un futur où il dessinerait et fabriquerait des prototypes de vaisseaux à grande vitesse pour une entreprise xénoïde… De temps en temps, il jette un regard curieux vers l’extérieur du hangar qui dissimule L’Espoir ; et il voit Jowe, au loin, qui se promène.

Le hangar n’est qu’un toit en tôles sur une île de la baie de l’Hudson, au milieu d’un tas de bâtiments qui, il y a trente ans, constituaient une petite ville construite autour d’une usine chimique. Les xénoïdes ont fermé l’usine parce qu’elle était polluante. Et la ville est morte.

Il n’y a pas une seule âme à la ronde. Humaine, s’entend. Les mouettes et les rats pullulent, nichent et jouent dans les constructions abandonnées et sur les hautes cheminées de l’usine désaffectée, en passe de s’écrouler. La mer rugit, ses vagues se brisant sur la plage qui paraît aussi vierge que si l’homme n’avait jamais existé sur Terre.

Jowe erre le long du rivage. Il lance des pierres dans l’eau et crie mais le vent emporte ses paroles. Peut-être hurle-t-il sa colère, sa frustration, son espoir. Ou le tout conjugué.

À la nuit tombée, Jowe rentre, silencieux, fermé. Presque aphone. Adam hausse les épaules : cela ne change pas de l’habitude…

Deux heures avant le départ, Friga ne s’est toujours pas montrée et ses compagnons commencent à s’inquiéter.

Une heure avant, Adam, qui fume cigarette sur cigarette, marmonne que, s’il le faut, ils partiront sans elle… Jowe le regarde sans répondre. Il sait qu’ils l’attendront.

Une demi-heure avant le départ, Friga rentre enfin. Elle arrive en boitant, les vêtements en lambeaux, une arcade sourcilière enflée, la lèvre fendue, un œil bouffi et les phalanges rougies. Sur la poussière qui couvre son visage, les larmes ont creusé des sillons. Mais elle sourit presque béatement.

Ils ne lui demandent pas si elle vient de se battre ou de faire l’amour, pour Friga, les deux actes se ressemblent. Mais ils soupçonnent tous deux que ce sourire heureux a un rapport avec sa fille. Et, sans doute, ses larmes aussi. Il doit être difficile de laisser sa famille derrière soi, même si on lui consacre peu d’attention…

Ils évitent de lui en parler. Friga peut être très susceptible.

Nerveux, ils sortent L’Espoir du hangar et commencent à gonfler l’immense poire que forme le ballon de camouflage. Quinze minutes plus tard, lorsque tout est prêt, Adam et Friga montent à bord.

Jowe, qui se fiche bien que les autres le voient, se baisse pour embrasser la terre sableuse de l’île. Il en prend un peu pour la verser dans un petit sac qu’il glisse dans sa poche. Puis il connecte la mèche à retardement qui rompra les amarres et s’installe, à son tour, dans le vaisseau.

Ils peuvent décoller.


LE DÉCOLLAGE


Après trente secondes de tension, la mèche agit parfaitement. Les ancrages se détachent et le ballon s’élève à toute vitesse. À l’intérieur, les trois fugitifs hurlent de joie, sautent et s’étreignent. Friga remercie Dieu. N’importe quel dieu, peu importe, ils sont en chemin.

L’altimètre indique un, deux, cinq, dix, quinze, vingt, trente, trente-cinq kilomètres et Adam, si concentré sur ses écouteurs que parfois il capte son propre rythme cardiaque, n’entend aucun signal d’alarme dans l’éther.

Tout est OK.

Même si, à deux reprises, ils se figent lorsque le bip bip du récepteur radar indique qu’ils sont scrutés par un radar terrestre.

À quarante-cinq kilomètres d’altitude, Friga allume les réacteurs à plasma de L’Espoir. La flamme à plusieurs centaines de degrés troue l’enveloppe du ballon. Des charges explosives alignées à des endroits stratégiques éclatent et finissent de l’ouvrir comme la peau d’une banane.

Habituellement, les ballons météorologiques utilisent de l’hydrogène comme gaz ascensionnel, pour son efficacité et son faible coût. Celui qui camoufle L’Espoir a été gonflé à l’hélium. C’est un peu moins efficace… et beaucoup plus cher. Mais s’ils avaient utilisé de l’hydrogène, l’explosion, à l’allumage des moteurs, aurait détruit L’Espoir avant que le vaisseau atteigne l’orbite.

Adam a pensé à tout.

Comme prévu, en s’ouvrant, le ballon est parti en vrille. Ils perdent de l’altitude et, au passage, se libèrent du reste de l’enveloppe. Les robustes ailes delta de L’Espoir trouvent enfin un appui sur la faible atmosphère et la vrille se transforme en piqué. À vitesse croissante, mais totalement contrôlé. L’accélération augmente : 2 g, 3 g…

Friga compte jusqu’à dix, sort les volets et donne toute leur puissance aux réacteurs. De nouvelles acclamations retentissent lorsque L’Espoir trace une élégante courbe vers le haut. Mais l’équipage ne s’étreint pas, cette fois : ils sont cloués sur leurs sièges hydrauliques par la gravité.

Alors qu’il a l’impression que ses joues descendent jusqu’à sa ceinture, Adam pense combien ce serait facile si, comme dans les vrais lanceurs classe Tornado, ils disposaient d’une gravité artificielle et d’une unité de propulsion antigrav… Mais seuls les xénoïdes les fabriquent et leur importation sur Terre est trop contrôlée.

Dans les écouteurs des trois membres d’équipage retentit soudain l’appel du contrôleur aérien de l’astroport :

« Lanceur non identifié classe Tornado, ici l’astroport de Gander. Attention, vous êtes entré dans le couloir de Rigel… Votre trajectoire est bizarre… Avez-vous des problèmes ? Identifiez-vous, s’il vous plaît… »

Adam déglutit. C’est l’heure de vérité.


L’HEURE DE VÉRITÉ


Vu la latitude, il aurait été plus logique que leur vol soit repéré par l’astroport de Toronto, plutôt que par celui de Gander…

Essayant de faire en sorte que les 5 g de l’ascension vers l’orbite ne déforment pas trop sa voix, Adam répond ce qui était préalablement convenu :

« Gander, ici Tornado LZ-35, de Wellington. Je suis pris dans un courant jet avec des ailerons défectueux. J’ai heurté un ballon météorologique. Probable destruction de l’objet. Je demande un rayon guide jusqu’au point d’embarquement vers Rigel et un couloir libre. »

Pendant un instant, seul le grésillement de la radio leur répond.

Les fugitifs se regardent, blêmes. Tout est déjà perdu ? Si vite ?

Friga tripote les boutons de commande de l’armement du vaisseau et regarde nerveusement l’écran du radar, comme si elle s’attendait à voir apparaître, à tout moment, un patrouilleur suborbital. Elle vendra chèrement sa peau…

Jowe a pâli, mais il ne bouge pas un muscle.

Adam transpire. A-t-il commis une erreur ? Il est sûr que non : Wellington, en Nouvelle Zélande, est de l’autre côté de la planète, et il est peu probable que le contrôleur vérifie. Qui serait assez fou pour aller se mettre dans un couloir orbital et s’annoncer sans être à cent pour cent en règle ?

« Tornado LZ-35, ici Gander. Rayon guide activé. Le couloir est libre. Nous détectons les restes du ballon sonde en chute libre. Faites plus attention, à l’avenir ! Demandez un contrôle de coque au point d’embarquement. Et bonjour à Rigel. »

La voie est libre.

Incrédule mais soulagée, Friga lâche les contrôles d’armement avec un soupir et se concentre de nouveau sur les commandes de L’Espoir. Pour l’heure, le danger est passé. Du moins, à ce qu’il semble…

Au moment d’atteindre la vitesse d’échappement, toutes les soudures artisanales de L’Espoir se mettent à vibrer. Le vaisseau semble sur le point de partir en morceaux.

Friga tourne la tête vers le concepteur, l’air interrogateur.

« Ça va tenir. Je vous le jure sur la tête de ma mère ! » hurle Adam, aussi terrifié que la pilote, mais décidé à lui redonner confiance.

Jowe demeure impavide.

Enfin, le cadran affiche 11,2 kilomètres par seconde et Friga éteint les réacteurs à plasma pour qu’ils se reposent et refroidissent. La réserve d’hydrogène est épuisée à quatre-vingt-cinq pour cent. Mais ils sont déjà en orbite hyperbolique d’échappement. À chaque seconde, ils s’éloignent un peu plus de la Terre.

Une minute s’écoule.

Sur le radar, le grand écho du point d’embarquement vers Rigel, où les hyper-vaisseaux attendent que les lanceurs leur amènent les passagers en partance vers la lointaine étoile, diminue de plus en plus.

Mais un autre écho s’approche, beaucoup plus petit et plus rapide. Il ne sort pas de l’atmosphère terrestre. Il vient de l’orbite. Un patrouilleur.

Friga jure et connecte le champ collecteur d’hydrogène pour réactiver les réacteurs.

Jowe calcule sans se presser les trajectoires et les vitesses relatives des deux véhicules spatiaux.

Adam se plaint de leur malchance : pourquoi fallait-il qu’ils soient détectés si rapidement ?

Friga lui rappelle que seuls les faibles croient en la chance.

Les invisibles mâchoires magnétiques du champ collecteur se déploient devant L’Espoir, capturant les atomes d’hydrogène qui flottent dans l’espace, à raison d’un ou deux par mètre cube.

Les quinze pour cent d’hydrogène des réservoirs seront suffisants pour rallumer les réacteurs, mais pas plus. Le champ collecteur augmente leur efficacité avec la vitesse : après vingt secondes, les moteurs atteignent un régime stable. La capture et la consommation d’hydrogène s’équilibrent.

Jowe sort de son mutisme pour informer les autres d’une voix enrouée que le patrouilleur est en train de gagner du terrain.

Adam, hystérique, lui répond que ceux de la Sécurité Planétaire possèdent des moteurs inertiels basés sur l’antigravitation, qui ne nécessitent ni combustible externe ni préchauffage… Mais qu’ils ne les rattraperont pas, vu l’avance qu’ils ont.

Jowe le détrompe. D’après ses calculs, la trajectoire du patrouilleur est inéluctable : ils arriveront à distance de tir avant que L’Espoir se soit avancé suffisamment dans le Tunnel de fuite pour activer l’hyper-moteur et que celui-ci fonctionne. Et cela doit se produire dans environ une heure.

Adam explose et hurle à Jowe qu’il peut aller tout de suite en enfer : il lui suffit d’ouvrir l’écoutille, de sortir et de se mettre à courir dans l’espace, s’il a si peur.

Friga s’en mêle. De sa voix rocailleuse, elle leur rappelle qu’il s’agit d’un patrouilleur isolé et que L’Espoir est blindé et armé. De nouveau, elle tripote les commandes de tir.

Le patrouilleur doit maintenant les avoir identifiés comme vaisseau fugitif : il maintient le silence radio tandis qu’il s’approche. Au cas où, Adam émet un faisceau d’interférences pour éviter que leur poursuivant ne demande de l’aide à d’autres vaisseaux de la Sécurité Planétaire.

Manœuvrant les commandes avec l’adresse d’un pianiste, Friga corrige le cap de L’Espoir et lance les réacteurs à plasma à pleine puissance. À vitesse toujours croissante, le vaisseau s’éloigne du plan de l’écliptique. D’ici deux heures, il sera à distance suffisante pour le saut en hyper-espace.

Si le patrouilleur ne les détruit pas avant… Il ne leur a pas encore demandé de se rendre.

Ce que, de toute façon, ils ne feront pas sans lutter. Le combat est inévitable.


LE COMBAT


L’heure s’écoule.

Friga, impatiente, brûle du désir de tirer sur le patrouilleur.

Malgré la notable avance prise par L’Espoir ; le vaisseau de la Sécurité Planétaire et sa vitesse supérieure ont réduit considérablement la distance qui les sépare.

Jowe rappelle à Friga que la portée des masers de L’Espoir est supérieure d’un ou deux kilomètres à celle des canons à particules du patrouilleur. Mais, en contrepartie, il leur faut presque une minute pour se recharger après chaque tir, contre seulement dix secondes pour les armes ennemies.

Adam acquiesce et regarde la chef-pilote.

Friga sourit : au moins elle aura l’avantage de la surprise et du premier tir, et elle compte bien en profiter. En outre, elle connaît quelques petits trucs… Ce n’est pas parce que les patrouilleurs ont été construits par des xénoïdes que leur conception est parfaite. Certes, le vaisseau de la Sécurité Planétaire a une cabine hyper blindée et un moteur inertiel super protégé, mais les tourelles desquelles émergent ses armes redoutables constituent son point faible.

Lorsque l’indicateur de distance est positionné au point qu’elle a fixé, elle appuie d’un geste décidé sur les déclencheurs de ses masers. Ce qui déconnecte soudain les moteurs.

Sous l’effet du brusque arrêt de l’accélération, l’apesanteur soulève les trois passagers qui flottent au-dessus de leurs sièges, retenus par leurs ceintures de sécurité, et guettent les effets du tir de leur vaisseau.

« Rallume les moteurs ! crie Adam, hystérique. Pourquoi as-tu fait ça ? »

Sur l’écran radar, l’ennemi paraît indemne.

« Calme-toi, Adam, répond Jowe. Il est logique d’éteindre les réacteurs. Cela réserve de la puissance pour les boucliers, et le changement d’accélération complique le calcul de notre position. »

Huit secondes après son attaque, L’Espoir est la cible du faisceau de particules ionisées tiré par le patrouilleur. Sur le radar, la décharge ressemble à un jet de points lumineux qui unit les deux vaisseaux pendant une seconde.

Malgré le bouclier de leur champ de force, l’impact est parfait… et désastreux pour L’Espoir. Les planches de plasti-acier du vaisseau artisanal se fissurent d’un bout à l’autre, plusieurs renforts structurels volent en éclats, et les réservoirs d’hydrogène – fort heureusement presque vides – explosent, lançant de grandes flammes dans l’espace.

Pire, le champ de force cesse inexplicablement de fonctionner. Adam, affolé, pianote désespérément sur les contrôles du système, essayant de le réactiver. Sans succès…

« Un autre tir comme ça et le voyage est fini », déclare Jowe, d’une voix sereine.

Friga ne prononce pas un mot. Elle surveille le rechargement de ses armes. Si elle doit mourir, ce sera en se battant. À l’évidence, son stratagème n’a pas fonctionné… L’adversaire lancera son deuxième tir avant que L’Espoir puisse riposter. Et sans bouclier, il les détruira à coup sûr.

Le délai s’écoule : sept secondes, huit, neuf…

La femme et les deux hommes ferment les yeux…

Trois secondes plus tard, ils sont toujours vivants. Il semble que l’ennemi n’ait pas pu tirer… Sur l’écran radar, le vaisseau patrouilleur entame une manœuvre d’esquive. Il est entouré d’une myriade de points lumineux intermittents.

Friga lance son cri de guerre et fait feu de nouveau.

« Je le savais ! rugit-elle en riant. Si je parvenais à endommager l’isolateur de leur canon à particules, leur premier tir serait le dernier ! Prends-toi ça dans les dents, Sécurité Planétaire de mes deux ! »

Les deux hommes comprennent alors ce qui est arrivé à leur poursuivant. Les points lumineux sont les « balles » de son propre canon : les particules chargées. À cause du court-circuit provoqué dans l’arme par le tir de Friga, elles n’ont pas pu être projetées au loin. Et, attirées par l’électricité statique de la coque du patrouilleur, elles s’agglutinent autour de celle-ci sans que le champ de force leur permette d’y adhérer.

Le second tir des masers de L’Espoir n’a pas d’effet visible. Mais l’ennemi bat prudemment en retraite.

Il n’y a pas d’autre patrouilleur sur le radar. Sans autre poursuivant, Friga décide de ne pas reconnecter les réacteurs. Le vaisseau suit sa trajectoire inertielle dans le Tunnel de fuite.

Les trois aspirants au voyage hyper-spatial, voyant se profiler l’infini et l’éternité devant eux, se détachent de leurs sièges en riant et jouent en apesanteur comme des gamins. Ils répareront plus tard les dégâts provoqués par l’attaque du patrouilleur. Pour l’heure, il faut relâcher la pression. Oublier, au moins pour quelques instants, qu’en comparaison de ce qui les attend, tout ce qu’ils viennent de réaliser n’était qu’un jeu d’enfant.

Si jusqu’à présent leur habileté personnelle et les précautions qu’ils ont prises ont fait la différence, tout va dépendre de la chance lorsqu’ils actionneront la roulette russe de l’hyper-espace. Et surtout, quand ils en sortiront…


L’HYPER-ESPACE


Ils sont de nouveau dans leurs sièges, la bouche sèche.

Sur le radar, très loin, deux points s’approchent.

Dans leurs combinaisons spatiales aussi artisanales que le reste du vaisseau, Friga et Adam ressentent la fatigue de leur activité extra véhiculaire. Des muscles dont ils n’avaient pas conscience auparavant les font souffrir horriblement, après les deux heures passées à l’extérieur du vaisseau pour réparer les dommages subis durant le combat. Ils paient leur manque d’entraînement, et ils le savent.

Mais comment pratiquer le déplacement dans l’espace sans simulateurs antigrav ou de coûteuses piscines pour s’entraîner sous l’eau ? De toute façon, ils espèrent ne pas avoir à recommencer.

À présent, L’Espoir, plus rapiécé que jamais, va activer l’un de ses deux hyper-moteurs « jetables ». Les passagers sourient, malgré leur angoisse : les deux points éloignés sur le radar sont certainement d’autres patrouilleurs qui se dirigent vers eux. Mais ils seront loin du Système solaire avant que les vaisseaux de la Sécurité Planétaire ne parviennent à s’approcher suffisamment.

« Pour la liberté ! » déclare solennellement Friga en actionnant l’hyper-moteur.

Malgré tout ce qu’ils ont entendu dire sur la sensation causée par le saut en hyper-espace, les trois voyageurs s’absorbent en elle.

C’est comme si on me retournait à l’envers, pense Friga, peu douée pour les images. Comme si tout ce que j’avais en moi était dehors, et tout ce qui est dehors, à l’intérieur de moi.

On dirait que chaque molécule de mon corps est de la limaille de fer autour d’un aimant… et qu’on a soudain inversé la polarité du champ magnétique, spécule Adam.

Jowe a l’esprit vide. Pour lui, ce n’est qu’une nouveauté angoissante. Mais pas autant que ses souvenirs.

La contraction de l’espace temporel dure à la fois mille ans et une longue seconde. Puis l’hyper-moteur artisanal s’arrête et ils réintègrent l’espace tridimensionnel.

Ils ignorent où. En tout cas, pas très loin.

Pour ne pas prendre de risques et à cause du faible espace disponible à bord de L’Espoir, Adam n’a pas donné beaucoup de puissance aux deux hyper-moteurs jumeaux. Où qu’ils soient, ce n’est pas à plus de cinquante années-lumière de la Terre.

Nerveux, ils vérifient les relevés de l’ordinateur couplé aux instruments. Après avoir détecté les étoiles les plus brillantes et les avoir comparées aux relevés de parallélisme et de distance qu’il garde en mémoire, l’ordinateur identifie la position du vaisseau.

Tout le monde pousse des cris de joie. Ceux-ci s’estompent à mesure que la carte holographique se dessine devant leurs yeux. Ils sont près de la constellation de la Baleine… mais à huit années-lumière de l’étoile la plus proche, qui est précisément Tau Ceti.

« Arriver si près du paradis et ne pas tomber dessus ! fulmine Adam en frappant furieusement une traverse.

— Il reste toujours l’anabiose, déclare Friga, qui tente de rester calme. Nous ne sommes qu’à huit années-lumière. Avec le maximum d’accélération que nous pouvons tirer des moteurs, si aucun astéroïde ne s’interpose, nous arriverons à Tau Ceti d’ici… »

Elle calcule approximativement et poursuit :

« Un siècle et demi. Je suis désolée pour Moy, Jowe, mais il ne reste pas d’autre possibilité. Nous devons garder l’autre hyper-moteur en dernier recours. Et de toute façon, l’utiliser serait dangereux : nous pourrions nous éloigner encore davantage… »

Adam gémit de découragement. Friga le fait taire en lui couvrant la bouche de son énorme main. Jowe lance un seul coup d’œil à l’énorme carte holographique.

« Un siècle et demi… soupire-t-il. Pauvre Moy… Peut-être que la situation se sera un peu améliorée lorsque nous arriverons. Il n’y a rien d’autre à dire. Allons aux congélateurs. On tente l’anabiose. »


L’ANABIOSE


Un hyper-vaisseau de ligne transporte des congélateurs, mais uniquement en cas de problème important. Comme, autrefois, les bateaux qui parcouraient les océans de la Terre possédaient des canots de sauvetage.

Il s’agit de congélateurs de haute technologie : confortables, sûrs. Et individuels, bien sûr. Cela évite que, si l’un d’eux tombe en panne et qu’un passager meure, les autres ne subissent le même sort.

L’Espoir possède trois congélateurs qui, en réalité, n’en sont qu’un seul, à trois alcôves. Au lieu de trois systèmes de supervision biologique indépendante, ce sont trois sous-systèmes interconnectés. Le temps et l’argent manquaient pour faire mieux.

En revanche, le vaisseau n’étant prévu que pour un seul voyage, Adam a adapté chaque alcôve aux paramètres physiques de son possible occupant. L’une est longue et large, pour Friga. L’autre, longue et étroite, pour lui-même. La troisième, la plus petite, est pour Jowe.

La femme est la première à se déshabiller, à se glisser dans sa niche et à installer ses biocapteurs. Mais elle attend que les autres l’imitent pour injecter dans ses veines le mélange d’anti-congelant et de drogue retardo-métabolique.

Adam programme le pilote automatique de L’Espoir pour qu’il les sorte de leur sommeil glacé dès que l’éclat de Tau Ceti sera suffisamment proche. Et pour qu’il évite prudemment la trajectoire de tout astéroïde.

Dès que les trois passagers sont dans leurs « cercueils », Friga attend que ses compagnons se plantent leur seringue dans le bras avant de les imiter.

Lorsque Adam sent la froideur puis la torpeur lui parcourir les veines, il active la seconde phase. Le cryogel entre en bouillonnant dans les cercueils. L’engourdissement du froid les envahit… La conjonction de la substance colloïdale à basse température, de l’anti-congelant et de la drogue retardo-métabolique doit le plonger dans l’inconscience et maintenir en suspension ses fonctions vitales pendant que L’Espoir dévorera lentement les minutes, les jours, et au bout du compte les années-lumière.

En théorie…

Friga est la première à réaliser que quelque chose va mal. Malgré la drogue qui circule dans ses veines, la morsure du froid lui inflige une gêne qui ne la laisse pas plonger dans l’inconscience. Une gêne qui, quelques secondes plus tard, se change en douleur.

La douleur… Tout son corps est gelé, mais il brûle. Et ses poumons encore actifs ont besoin d’air. De l’air qu’ils ne peuvent pas prendre puisque son corps est plongé dans le cryogel.

De l’air… De l’air !

Friga inspire désespérément et une gorgée de la substance gelée entre dans sa bouche, descendant dans son estomac et ses poumons. Elle est aussi amère que la mort…

La drogue obscurcit sa pensée. La mort ? Elle est en train de se noyer ! Et elle veut vivre !

La panique la gagne : elle se tord, lutte, avale d’autres bouchées du mélange répugnant et glacé qui l’entoure, au lieu de l’air salvateur dont elle a besoin. Ses poumons sont en feu et la terreur lui ordonne de fuir. De fuir dehors, à l’air libre, à tout prix.

Du calme, il existe un moyen de sortir… Ses doigts tâtent l’alcôve, finissent par trouver la poignée du couvercle et l’actionnent. Celui-ci ne s’ouvre pas. Adam a peaufiné le système de sécurité : le cryogel étant très coûteux, les cercueils sont conçus pour ne pas s’ouvrir avant que les pompes en aient extrait jusqu’à la dernière goutte. Or, il n’y a pas de bouton pour activer les pompes avant que le délai programmé dans l’ordinateur n’expire.

Friga frappe rageusement le couvercle transparent de cristal-acier de son cercueil. Comme au travers d’un voile d’épouvante, elle entend les coups agonisants des deux hommes qui luttent également pour s’échapper.

Un cercueil. Morte en sursis, morte, morte… NON !

Les muscles puissants de la femme se tendent jusqu’à ce que leurs fibres soient sur le point de se rompre. Et ils accomplissent le miracle. Si le cristal-acier du couvercle est un matériau très résistant, les joints en syntho-plast des angles du congélateur cèdent. Le couvercle entier saute, expulsant du cryogel, et une Friga à moitié étouffée tombe en roulant sur le sol, le corps endolori et à moitié gelé. Mais vivante !

Elle tousse, expulse le liquide colloïdal de ses poumons. Elle respire… et court aider les autres. Elle trébuche : la torpeur de la drogue trouble ses processus mentaux. Mais elle parvient à saisir une clé hydraulique… et à briser les couvercles des congélateurs de ses compagnons.

Adam est immobile, la bouche et les yeux ouverts. Son expression d’étonnement ressemble à celle d’un poisson hors de l’eau.

Jowe lutte encore, avec la froide obstination de l’instinct, mais de moins en moins fort. Lorsqu’il sort de son alcôve, Friga et lui, à moitié évanouis, tentent maladroitement de ranimer leur ami aux « mains magiques ». Ils savent que leurs vies dépendent de ses capacités…

Ils lui font un massage cardiaque, pratiquent une défibrillation électrique, lui injectent, les mains tremblantes, le neurostimulant qu’ils ont pris pour combattre l’étourdissement de la drogue retardo-métabolique.

Rien n’y fait. Adam s’est noyé.

Épuisés par leur lutte stérile, nus, couverts de cryogel et d’hématomes, l’homme et la femme survivants s’endorment en pleurant et en s’étreignant au-dessus du cadavre.

Ils n’ont plus de forces.

Et encore moins pour affronter la crise.


LA CRISE


Six heures plus tard, enveloppé dans son linceul improvisé, les restes d’Adam s’éloignent de l’écoutille en tournant lentement. Friga et Jowe le contemplent, muets. Il n’y a plus rien à dire…

Ils ont des provisions pour deux semaines.

Ils récupèrent le cryogel maintenant presque solidifié, lavent le pont feutré, révisent les instruments. Durant trois jours, ils tentent de réparer le système de suspension animée.

Les couvercles brisés des congélateurs leur donnent du fil à retordre… Mais après un examen minutieux, Jowe révèle à Friga le principal problème : l’attaque du patrouilleur a endommagé les spirales à fréon et il y a des fuites de gaz congelant. Le cryogel n’est pas parvenu à descendre à la température voulue, proche du zéro absolu, pour entraîner l’anabiose.

Ils pourraient réparer les spirales, mais ils n’ont plus de fréon. Ni de cryogel. Adam aurait peut-être trouvé une solution au problème… Mais Adam est mort.

Friga maudit sa malchance, renie Dieu et la Vierge, ainsi que tous les Saints, et demande de l’aide à Satan et à Moloch, à Zeus ou à qui que se soit, s’il peut changer le cours des événements. Jowe, muet, l’observe de ses yeux vides.

Lorsque la colère de la femme retombe sous l’effet de la fatigue, Jowe lui donne une tape sur l’épaule et lui montre les commandes de l’hyper-moteur restant. Friga le regarde avec une furieuse envie de le démolir, mais acquiesce imperceptiblement.

Ils savent qu’à présent, c’est leur dernier recours.


LE DERNIER RECOURS


Les doigts de Friga tremblent sur la commande d’activation de l’hyper-moteur. À voix basse, elle lance une prière désespérée dans laquelle elle se recommande à tous les dieux et regarde Jowe en coin.

Il a les lèvres immobiles. Et les yeux aussi inexpressifs que d’habitude.

La femme actionne l’hyper-moteur.

Cette seconde fois, les étranges sensations de la contraction spatio-temporelle ne surprennent plus les survivants de L’Espoir. À présent, ils se délectent presque du vertige et de la désorientation du saut en hyper-espace.

Au bout d’un temps infini, le second moteur s’arrête, et L’Espoir regagne de nouveau l’espace tridimensionnel. Friga et Jowe répriment un accès de joie – ils sont encore vivants ! – et attendent que l’ordinateur de bord leur donne leur nouvelle position.

À mesure que les données forment l’image holographique, Friga respire plus tranquillement. Ils semblent avoir eu de la chance : une étoile, avec des planètes qui brillent, pleines de promesses. Et L’Espoir est presque à l’intérieur du système. Ils ne mettront que quelques heures à atteindre l’une d’elles avec les réacteurs à plasma.

Friga ne s’y connaît pas beaucoup en astronomie. Mais Jowe pâlit lorsque les données apparaissent une à une, dessinant la carte. Cette étoile de classe G et les constellations qui l’entourent sont familières… Trop familières.

Friga, qui se croit sauvée, ne comprend pas pourquoi le visage de son compagnon se décompose. Jusqu’à ce que deux points surgissent sur le radar, et qu’une voix autoritaire résonne dans ses écouteurs :

« Vaisseau non identifié, ici le patrouilleur VV-98 de la Sécurité Planétaire. Préparez-vous à être abordés. Ne tentez pas de résister ou vous serez détruit. »

La femme comprenant soudain hurle en donnant un coup de poing sur le tableau de bord.

« Nooooooon ! Pas l’effet rebond ! Ce n’est pas juste ! »


CE N’EST PAS JUSTE


Friga s’est calmée… en apparence. Elle tambourine sur les commandes et caresse de temps en temps la mini-mitrailleuse et le vibro-couteau qu’elle porte, dissimulés sous ses vêtements.

Jowe regarde vers l’infini, sans rien dire.

Au paroxysme de sa fureur, Friga explose :

« Ce n’est pas possible que nous ayons si peu de chance ! Malgré l’immensité du cosmos, nous voilà revenus ici ! Adam parlait de l’effet rebond comme d’une curiosité ! Il disait que ça n’arrivait qu’une fois sur dix mille ! »

Jowe contemple l’espace, et nul ne sait à quoi il songe. Il rit probablement de l’ironique destin qui les a fait toucher du doigt la liberté pour ensuite leur jouer ce mauvais tour. Il pense peut-être à la déception de son ami Moy qui espère sa venue à Ningando. Ou aux longues années de reconditionnement corporel qui les attendent, lui et Friga, condamnés pour tentative de sortie illégale de la planète.

Mais il ne dit rien.

De même que Friga, lorsque le premier patrouilleur aborde L’Espoir. Elle se laisse conduire docilement et passivement par les agents de la Sécurité Planétaire.

Ils ne les enchaînent même pas. Pour quoi faire ? Dans l’espace, il est impossible de s’enfuir.

Comme elle, Jowe regarde par le hublot leur vaisseau artisanal, abandonné et en piteux état, de plus en plus petit à mesure que le patrouilleur s’éloigne, propulsé par son moteur inertiel. Lorsque la charge que les agents ont posée sur L’Espoir avant de l’abandonner explose, Jowe contemple en silence le vaisseau qui vole en éclats. De son œil droit s’échappe une larme solitaire.

Friga ne gaspille pas son énergie à pleurer. Elle a profité de la distraction provoquée par l’explosion pour sortir ses armes et pour se dégager, d’un puissant coup de coude, des agents qui la tenaient.

À présent, elle est libre.


LIBRE


Friga est de celles qui ne se rendent jamais. Elle savait que L’Espoir était trop endommagé pour pouvoir s’échapper ou affronter deux patrouilleurs à la fois. Elle s’est donc laissé capturer.

Un patrouilleur contre un autre, c’est un combat plus équilibré. Et elle se trouve à bord de l’un d’eux… Elle doit juste se débarrasser de trois membres d’équipage. Elle lutte à un contre trois : un jeu d’enfants. Elle a connu des luttes bien pires dans sa vie.

À bord du patrouilleur, il y a un système de gravité artificielle, simulant celle de la Terre. Cela facilitera les choses.

Friga n’a jamais été vaincue au corps à corps. Elle mitraille le ventre de l’agent le plus éloigné. Elle plante son vibro-couteau dans la poitrine du deuxième, qui tentait de sortir son arme.

Assaillie par le troisième, elle lui attrape le cou sous son énorme bras en une prise de strangulation et serre, serre, lui frappant dans le même temps le visage contre son genou. Trois secondes plus tard, l’agent de la Sécurité Planétaire cesse de se débattre. Il doit être asphyxié ou avoir les vertèbres cervicales brisées. Friga se demande pourquoi il ne saigne pas.

Et où est Jowe ? Pourquoi ne l’aide-t-il pas ?

C’est alors qu’elle sent le coup sur sa nuque. Et la douleur. Étonnée, elle se retourne pour recevoir en plein visage le second coup de crosse. Elle tombe en lâchant sa victime, sans comprendre comment un homme avec un vibro-couteau planté jusqu’au manche en pleine poitrine peut frapper avec tant de force.

Elle tente de se relever, mais l’agent au ventre criblé de balles lui écrase les doigts, avant de lui balancer un coup de pied.

Avant de s’évanouir, Friga réalise enfin ce qu’il se passe.

D’abord, elle voit l’éclat de métal derrière les pseudo-viscères troués de l’agent de la Sécurité Planétaire et comprend qu’il ne s’agit pas d’un humain, mais d’un huborg. Comme les deux autres. Au moins n’a-t-elle pas été battue par des hommes…

Ensuite, alors que les brumes de l’inconscience l’appellent, elle regarde l’écoutille et identifie ce qui s’en éloigne, flottant vers l’immensité de l’espace. Si elle n’était pas si fatiguée… Si l’obscurité n’était pas si accueillante, elle rirait de bon cœur.

Parce qu’elle sait où est Jowe.

Parce que, malgré tout, il a réussi.

Il ne retournera jamais en reconditionnement corporel.

À présent, son destin, c’est l’infini. Sans scaphandre, congelé, mort.

Mais libre.

Finalement, complètement et définitivement LIBRE.

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