7. QUELQUE PART, DEMAIN

Autrefois, la Terre était saturée de futurologues.

Autrefois, lorsque le Contact n’était qu’un cauchemar né de la plume de quelques écrivains de science-fiction pessimistes…

À l’époque, les futurologues semblaient avoir le monopole de l’optimiste. On ne savait pas si le passé – quelle qu’en soit la période– avait été heureux. Le futur serait toujours plus lumineux, plus humain, plus riche, plus écologique, plus…

Ou alors, il ne serait simplement pas.

Les plus pessimistes des nouveaux augures évoquaient l’éventualité que l’homo sapiens, avec ses armes nucléaires – ou ses armes biologiques, ou ses déchets, il y avait plusieurs apocalypses possibles, – détruise sa civilisation et son espèce. Et peut-être, au passage, la planète. Mais quel individu se soucierait des péripéties du scénario une fois la scène quittée ?

Quoi qu’il en soit, les décisions concernant son futur appartenaient totalement à l’homme. Les options paraissaient très limitées : le développement vertigineux et rationnel, ou bien le suicide.

Mais les xénoïdes sont arrivés. À première vue, ils ne connaissaient pas la futurologie, dont ils se fichaient éperdument. Du moins, celle des hommes. Après leur Ultimatum, le monopole du futur a cessé d’appartenir aux nouveaux augures. Et à l’ensemble de l’espèce humaine.

Il ne reste à l’homo sapiens que le présent, comme on laisse un os à un chien pour qu’il le ronge, une fois que son maître a mangé toute la chair. Il n’y a plus de « pronostics pour les cinquante prochaines années ». Ni pour les dix prochaines. Ni même pour demain.

Chaque matin, l’être humain s’éveille avec espoir et peur, pour découvrir avec découragement – et soulagement – que tout est pareil. Ce n’est pas un cauchemar. Les xénoïdes existent, ils sont les maîtres. Et nul ne sait ce qu’ils décideront pour demain.

Les travailleuses sociales, le reconditionnement corporel, l’effacement de mémoire des humains qui voyagent loin de la Terre, les huborgs auyaris substitués à l’humanité faillible de la Sécurité Planétaire, les métis fabriqués en série, l’écologie et l’histoire terriennes vendues au plus offrant

Nul l’aurait imaginé.

Nul ne sait ce qu’il y aura après.

Même les descendants de ces pessimistes auteurs de science-fiction ont cessé de rêver et d’écrire ; dépassés par la folie vertigineuse de la réalité.

Mais ils savent tous, comme le condamné à mort sait qu’il n’y aura pas de grâce, que la situation n’est qu’un étrange interrègne, qu’elle ne peut durer éternellement.

Et tous tremblent de peur : si c’est dur aujourd’hui, qu’en sera-t-il demain ?

Mieux vaut un mal connu qu’un pire à venir

Certains visionnaires essaient désespérément de trouver une échappatoire.

La Terre découvrant un nouveau type de propulsion hyper-ultraluminique et abandonnant le Système solaire et la galaxie, loin des vautours xénoïdes qui dévorent chaque nuit le foie des hommes qui se régénère sans cesse.

La Terre découvrant l’arme définitive et menaçant la galaxie d’annihilation si on ne la laissait pas sortir pour toujours du sous-développement.

La Terre, découvrant le remède définitif contre le vieillissement et la mort et le donnant à la galaxie, en échange d’un futur autodéterminé.

Mais les scientifiques-galériens, depuis leurs laboratoires-ergastules, savent trop bien que la science ne sera pas la solution. Peu importe ce qu’ils inventent, ils n’ont pas les moyens de l’appliquer à une échelle suffisamment grande pour concurrencer les xénoïdes.

D’autres parlent de la dignité humaine et proposent un suicide collectif de la Terre. Mieux vaut cesser d’exister que de demeurer esclaves.

Mais les psychologues savent fort bien que la vie et l’instinct de conservation sont des forces trop puissantes. Bien plus que l’orgueil et le désespoir… La Terre entière ne sera pas une nouvelle Numance, ni une nouvelle Sagonte. Mieux vaut être esclaves des Romains-xénoïdes que morts

D’autres, encore plus éloignés de la réalité, rêvent d’un altruisme galactique qui, à un moment du futur, concédera la liberté de développement à la colonie terrienne. Comme l’a aimablement fait l’Angleterre avec l’Inde à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Ils oublient que la Reine Elisabeth II n’avait envoyé son ultime vice-roi, Lord Louis Mountbatten, donner l’indépendance au sous-continent qu’au moment où elle n’avait plus été capable de le contrôler. Lorsque ni les Anglais ni les spahis n’étaient en mesure de maintenir leur domination sur des millions de personnes.

Tant que les Anglais-xénoïdes et leurs spahis-Agence Touristique Planétaire continueront de contrôler la Terre, il n’y aura pas d’indépendance. Nul ne rend sa poule aux œufs d’or si on ne l’y oblige pas.

Certains font confiance au temps, qui peut tout, pour que la décadence s’empare des races xénoïdes vieillissantes et fatiguées et fasse s’effondrer leur empire, comme la Rome antique.

Les historiens sont dubitatifs : nul empire ne s’effondre par lui-même si des barbares hurlants ne viennent pas frapper à la porte de leurs murailles. La rébellion de Sparte, bien qu’héroïque, a échoué…

D’autres croient en des choses encore plus illogiques et improbables. En un second Avènement du Christ – ou de Mahomet, ou de Bouddha, ou de Joseph Smith… – dans le rôle du lion et non plus de l’agneau, pour expulser les espèces démoniaques et non humaines du monde de ses enfants. En un Dieu, ou quelque chose de cosmique et d’indéfinissable appelé la « justice homéostatique » – à défaut d’un meilleur nom– qui châtierait inévitablement l’impiété et l’arrogance xénoïdes par des cataclysmes stellaires et des fléaux exterminateurs devant lesquels la maladie magenta de Colossa ne serait qu’une timide éruption cutanée.

Mais les croyants les plus orthodoxes commencent à croire que Dieu, s’il existe, n’est peut-être pas du côté des humains…

D’autres espèrent l’apparition d’une espèce xénoïde extra-galactique, forte et tyrannique, qui réduira en esclavage toute la Voie lactée, mettant au même niveau les maîtres et les serfs d’aujourd’hui…

De nombreux idéologues, sectes ou théoriciens discutent interminablement ; en secret, sur les futurs possibles de la Terre et de la galaxie. Aucun d’entre eux ne lève le petit doigt pour défendre ces futurs en lesquels ils disent croire.

Pourtant, tout n’est pas discussion stérile

La célèbre et irréductible Union Xénophobe Pro-Libération Terrienne agit. Bien que sa devise « Peu importent que cent humains meurent si un seul xénoïde disparaît » semble oublier qu’il y a beaucoup moins d’humains que de xénoïdes, on ne peut nier que leurs attentats et leurs bombes dérangent au moins les maîtres de la planète.

Le pire est que l’Union, comme de nombreuses organisations terroristes pré-Contact, ne possède rien qui ressemble à une stratégie de libération. Ce sont des tacticiens, même pas brillants. Et de fait, il en meurt presque cent pour chaque xénoïde… La Sécurité Planétaire est beaucoup plus efficace.

Ils n’ont aucun plan pour prendre le pouvoir que détient actuellement l’Agence Touristique Planétaire, et ils ne sauraient pas comment le garder, ensuite…

D’après les idées de Bakounine et de Netchaïev, ils ne font que planter leurs aiguillons dans la dure peau du monstre oppresseur. Et comme les abeilles, ils meurent très souvent en le faisant. Et le monstre gratte ses piqûres, sourit et continue son chemin.

L’Union Xénophobe Pro-Libération Terrienne a souvent été accusée de faire le jeu des xénoïdes en servant de soupape à l’agressivité et la frustration humaines. Et de drainer vers la mort des forces qui devraient s’organiser pour défendre la vie… Les dirigeants anonymes de l’Union n’ont même pas pris la peine de réfuter ces accusations. Beaucoup pensent qu’ils ne sauraient pas comment faire…

La vie continue, les années passent, le présent paraît éternel et égal à lui-même, malgré les changements qui prétendent donner l’impression que la Terre avance vers le futur.

Les humains ordinaires, la fameuse « majorité silencieuse », sont fatigués des futurs impossibles, avant même qu’ils n’arrivent.

La question demeure : quel destin attend une espèce qui a perdu sa foi dans le futur, regrette son passé et supporte le présent ?

Parce que les futurologues se trompent : pour la Terre, toute époque avant le Contact était réellement meilleure.

L’homo sapiens, bloqué pour toujours dans un présent qui ne lui appartient pas et sur lequel il n’a aucun contrôle, ne peut aspirer qu’à une seule chose : que cet hypothétique et terrible futur n’arrive jamais. Que le présent demeure éternel.

Craignant que, au train où vont les choses, tout changement ne puisse qu’empirer la situation…

LA CARTE PLATINE

Il est apparu dans ma vie un mardi d’août, en milieu d’après-midi. Un de ces jours d’été durant lesquels la chaleur ressemble à une toile d’araignée collante dont on n’arrive pas à se dégager.

L’air bouillant au-dessus de l’asphalte lui donnait l’apparence d’une étendue d’eau ou d’un miroir, au loin. Tout le Quartier 13 paraissait engourdi. J’avais laissé ma grand-mère, endormie d’un sommeil alcoolique après sa troisième bouteille de vodka « Sept Rats », et j’étais descendue voir la bande.

Ils venaient d’arracher une bouche à incendie à l’aide d’un petit morceau d’explosif plastique que Dingo avait récupéré sur le trottoir après le dernier assaut de la Triade. Tous les gamins batifolaient gaiement sous le jet d’eau qui éclaboussait la moitié de la rue. Quelques adultes étaient même venus se rafraîchir : la chaleur était intense et il n’y a ni air conditionné ni piscines dans le Quartier 13. Ils s’aspergeaient avec un petit sourire, comme s’ils avaient dix ans de moins…

Nous en profitions d’autant plus que nous savions que cela ne durerait pas : d’ici une demi-heure, les lèche-bottes de la Sécurité Planétaire arriveraient avec une équipe de plombiers. Ils nous chasseraient et se mettraient à rechercher le coupable du « sabotage » pendant que les autres boucheraient la fuite d’eau.

Il est arrivé, vêtu d’un pardessus gris, essayant de passer inaperçu. Ce n’était pas simple, vu qu’il mesurait trois mètres de haut et que son armure rougeâtre de Colossien apparaissait entre les plis du tissu. Si, sur Terre, il lui était difficile de se fondre dans le décor, c’était carrément impossible dans le Quartier 13, où nous repérions un xénoïde à dix années-lumière même s’il arrivait en montant un « cheval » humain du reconditionnement corporel.

Lorsque Dingo a vu qu’il s’agissait d’un Colossien et qu’il était seul, il a fait un signe et les triplés ont couru vers lui en geignant :

« Quelques crédits, votre Excellence, s’il vous plaît. »

S’il avait été de n’importe quelle autre espèce, et non un natif de Colossa, peut-être que nous l’aurions tous attaqué. Pour le frapper et le dévaliser, bien sûr. Que peut-on faire d’autre avec un xénoïde qui se promène seul dans le Quartier 13 ?

Mais quinze gamins ne peuvent rivaliser avec un de ces monstres cuirassés, même en lui tombant dessus à plusieurs sans prévenir. Mieux valait utiliser la ruse que la force.

Bubo, Babo et Bibe étaient les meilleurs mendiants de la bande. Ils savaient se fabriquer des plaies qui paraissaient authentiques avec de l’encre d’imprimante et du papier de verre. Leur spécialité était les Colossiens. Ceux-ci s’émouvaient devant ce qu’ils prenaient pour des pustules de la maladie magenta, et la culpabilité les rendait généreux. Chez eux, le virus est endémique et ils l’ont apporté sur notre planète…

Comment n’ai-je rien soupçonné dès le début ? Il n’a pas tenté de rejeter les triplés par peur de la contagion, comme le font tous ceux de son espèce. Mais il ne leur a pas donné un seul crédit. Très étrange… Et comme tout ce qui est étrange est suspect, nous lui avons lancé des pierres. Pour l’effrayer et qu’il s’en aille. Mais nous ne risquions pas de causer la moindre égratignure à ses plaques blindées sur lesquelles rebondissent les balles des armes à feu.

Puis il a déclaré, de cette voix rauque qu’ils possèdent tous :

« Les enfants, je cherche Leilah, la fille de Friga. On m’a dit qu’elle vivait ici… »

Nous avons cessé de jouer et nous nous sommes approchés, intrigués, tout en essayant de ne pas trop montrer notre intérêt. La première chose qu’on apprend, dans la rue, c’est que celui qui montre ses émotions en retire rarement du bien.

Certains gosses venaient d’intégrer la bande et ne me connaissaient que sous mon nom de guerre : Liya. Les autres me regardaient de côté. Comme pour me jauger, pour vérifier combien je pourrais valoir si j’intéressais ce xénoïde, et quel degré de féminité émanait de la fillette de neuf ans que j’étais. Je me sentais étrangère à tous ces regards.

Bien que je n’aie pas vu le geste de Dingo intimant à la bande de se taire, je n’étais pas assez bête pour m’identifier devant le premier xénoïde qui me cherchait. Dans le Quartier 13, quand on vient de loin pour poser des questions sur les gens, ça n’est pas bon signe.

Bien sûr, je n’avais aucun moyen de savoir que ce jour-là et ce Colossien-là allaient changer ma vie pour toujours.

« Leilah… Ça me dit quelque chose », a déclaré Dingo d’un air craintif en regardant le sol.

Il jouait son rôle à la perfection.

« Vous la connaissez ? a insisté le Colossien.

— Peut-être que oui, peut-être que non… »

Notre petit chef a tendu innocemment la main, paume vers le haut, en un geste qui, n’importe où dans la galaxie, ne nécessitait pas de traduction. L’argent fait toujours parler, sur Terre comme sur Colossa.

Et, si vite que nous n’avons quasiment pas perçu son geste, le xénoïde l’a attrapé par la ceinture, avec son énorme main tridactyle, et l’a soulevé. Ses petits yeux engoncés brillaient tandis qu’il le regardait de près, et bien que certains de nous ramassaient des pierres pour défendre Dingo, j’ai eu l’impression qu’il ne courait aucun danger.

« Le sens des affaires depuis l’enfance… Ça me plaît », a déclaré le Colossien en reniflant les cheveux châtains, courts et drus auxquels Dingo devait son nom de guerre.

Il l’a approché davantage de son museau.

« Vous serez les héritiers de la Terre… ou de ce qu’il en restera quand nous en aurons terminé avec elle. »

Dingo a froncé le nez. Le xénoïde devait sentir mauvais.

« Comment t’appelles-tu, futur entrepreneur ? a demandé le Colossien.

— Jeremias… Dingo. »

Il était mort de peur. Mais sa position de chef de la bande lui imposait de ne pas le montrer, ou bien n’importe quel morveux le provoquerait pour lui prendre le commandement. S’il survivait à cette confrontation…

« Ah… Tu t’appelles Jeremias et ils te surnomment Dingo ? »

La large bouche pleine de dents pointues se recourba en une caricature de sourire.

« Écoute, Jeremias, tu as l’air d’un gosse intelligent, et je serais ravi de discuter un moment avec toi… Mais je n’ai pas le temps. »

Il a désigné notre petite bande d’un geste vague.

« Laquelle est Leilah ? Je ne vais pas la manger et je ne suis pas de la Sécurité Planétaire. J’ai une affaire qui peut l’intéresser…

— Je pourrais… s’est risqué à suggérer Dingo, qui entrevoyait une possibilité de gain pour la bande et tentait de récupérer un peu de son autorité menacée.

— Je n’ai aucun doute que tu pourrais parfaitement… Mais c’est elle que je veux, a insisté le Colossien. Disons que c’est pour des raisons… sentimentales.

— Leilah est encore vierge. J’ai une sœur de onze ans qui ne te coûterait pas cher », a crié d’un ton joyeux le Mouton, qui n’avait jamais fait preuve d’une grande subtilité ni d’un grand sens de l’à-propos.

Il venait d’admettre tacitement que j’étais là, l’imbécile.

« Tais-toi, abruti ! » ai-je hurlé, furieuse, lui sautant dessus pour tenter de lui enfoncer sa casquette jusqu’au nez.

En ce qui concerne ma virginité, c’était vrai… Mais on ne laisse pas un garçon dire ce genre de choses devant toute la bande. Et puis, c’était stupide de la part du Mouton de le raconter : lui et moi, nous sortions ensemble et toute la bande le savait… Si j’étais encore vierge, c’était avant tout sa faute. À dix ans, il était incapable de parvenir à une érection qui en vaille la peine. À part son visage d’enfant de chœur et ses cheveux blonds comme de la peluche de maïs, le Mouton était un parfait idiot. Je ne sais pas ce que je lui trouvais…

Il a résisté et nous avons commencé à nous battre. Il avait beau être plus fort que moi, j’étais en colère et j’aurais fini par gagner. Mais avant que j’ai pu lui enfoncer sa casquette jusqu’au cou le Colossien m’a attrapée de son autre main et m’a levée en l’air pour m’examiner.

J’ai sorti la langue et montré ma meilleure imitation du syndrome de Down, maudissant le moment où je m’étais mise à jouer dans le jet d’eau. Habituellement, je suis si sale que nul ne remarque mon visage… Nous appelons ça le « maquillage façon 13 ». Un déguisement très utile pour que les gamines comme nous ne se fassent pas remarquer par ces porcs de Cétiens, toujours à la recherche de fillettes pour leurs bordels d’esclaves.

Ma grand-mère me disait toujours que mes yeux couleur café et mon teint chocolat me perdraient un jour.

« Bonjour, Leilah, a dit le monstre, dans une tentative désespérée de politesse.

— Ce n’est pas Leilah… ! » a hurlé en chœur la bande. Elle s’appelle…

C’est là qu’ils m’ont trahie. Certains ont dit « Liya », mon nom de guerre, d’autres « Mary Jane », ce qui est sensiblement pareil que « John Doe » ou « Juan Perez ». C’est-à-dire, personne. J’étais perdue.

« Ah. Même si ce n’est pas Leilah, elle me convient quand même. »

Le Colossien a reposé Dingo et lui a donné quelque chose.

« Tiens, petit chef… Pour le dérangement. Vous avez une demi-heure pour la vider. Ensuite, je déclarerai la perte et on fermera ce compte. »

Les yeux de Dingo ont brillé d’avidité lorsqu’il a réalisé qu’il tenait une carte Or. Seuls ceux qui ont des comptes de plus de cent mille crédits en possèdent une… Et encore, pas à tous. Je n’en avais jamais vu que dans des holo-drames.

« Mais… Et elle ? » a demandé Dingo en me désignant du menton.

Il insistait pour le principe. Ses pieds fébriles trahissaient son envie de se mettre à courir avec son trésor et de m’oublier. Le chien galeux !

Je l’ai dévisagé, furieuse. J’avais envie de le traiter de Judas, mais je n’étais pas sûre de pouvoir prononcer trois mots sans me mettre à pleurer. Il avait beau parler de solidarité de groupe, se gargariser de « Un pour tous et tous pour un », de « Nous contre le monde », il était en train de me vendre pour quelques crédits, la canaille ! J’allais lui casser la tête avec une grosse pierre et la bande serait à moi… Si je m’en sortais.

Pendant un instant, tout a semblé se figer.

« Les lèche-bottes ! » a soudain crié Babo, et quinze gamins se sont enfuis à toute vitesse, dans tous les sens, avant que l’aérobus blindé de la Sécurité Planétaire ne se pose au milieu de la route. Pour la première fois de ma vie, je me suis sentie heureuse de les voir apparaître. Si la bande m’avait trahie, au moins la Loi ne permettrait pas qu’on m’enlève dans mon propre quartier. Il allait voir, ce xénoïde… Je n’avais qu’à appeler au secours, et…

Je me suis ravisée.

Mon ravisseur a salué mes présumés sauveurs d’un petit geste de sa main libre, et s’est éloigné en me serrant contre sa poitrine, l’air de rien. Un xénoïde, même s’il portait, en guise de chapeau, une tête humaine récemment coupée, serait toujours en règle pour les lèche-bottes, ses serviteurs. Parce qu’en fin de compte, ils sont leurs maîtres, ceux qui paient leurs salaires. Et nous, ceux des quartiers numérotés, ne valons pas mieux que des déchets humains.

Le Colossien marchait à grandes enjambées, s’éloignant de ma rue et du Quartier 13. Il avait l’air de savoir où il allait… et cela ne me plaisait pas du tout. On n’attend pas un pareil comportement d’un xénoïde ; ils sont supposés se perdre à tout moment dans nos labyrinthes urbains et nous donner, au passage, l’opportunité de gagner notre vie, pauvres Terriens que nous sommes…

Sa cuirasse était si rugueuse qu’elle m’écorchait les genoux… Je n’ai pu retenir mes larmes plus longtemps. Furieuse contre moi-même, j’ai alors décidé que, tant qu’à pleurer, autant pleurer pour de bon. Trois secondes plus tard, je me suis mise à bêler comme un agneau. Si rien ne pouvait empêcher ce xénoïde de me sortir de mon territoire, qu’au moins je le gêne un peu… Et cela pouvait me donner une occasion de me sauver.

Ça a fonctionné. Il m’a posée à terre, tout en gardant prudemment sa main pesante sur mon épaule.

« Écoute, Leilah, a-t-il dit, je ne suis pas un voleur de petites filles, ni un de ces gourmets qui aiment le goût de la chair humaine. Mais comme tu n’as pas l’air disposé à venir avec moi sans faire un esclandre, je vais te parler clairement. Je suis venu sur Terre en… vacances, et j’ai besoin d’une fillette intelligente et habile pour m’accompagner. Je sais que tu n’as rien à perdre, parce que tu ne possèdes rien. Et ta grand-mère alcoolique y gagnera beaucoup plus de vodka que ce qu’elle pourrait boire en dix ans. Je te paierai bien, et tu vas voyager gratis sur toute ta planète. Je promets de ne jamais te toucher. Je sais que ça doit te paraître bizarre et que tu n’as pas confiance… Mais tu vas devoir me croire. Parce que je suis très têtu et quand je décide quelque chose… »

Ma jérémiade a monté d’un ton – je n’avais pas d’autre option.

« Oh, tu peux pleurer, ça ne changera rien. Mais je t’assure que tu seras bien avec moi… »

Il a fouillé dans son pardessus et en a sorti un objet qui resplendissait d’un éclat métallique.

« Donne-moi ta main, Leilah. S’il te plaît… »

J’ai hésité en regardant du coin de l’œil la main qui me tenait l’épaule. S’il avait été un agent de la Sécurité Planétaire, je lui aurais coupé deux doigts d’une seule morsure et pendant qu’il aurait crié et saigné, je l’aurais semé pour toujours. Mais tenter de mordre la main d’un Colossien revient à vouloir gaspiller son argent chez le dentiste. J’y perdrais toutes mes dents et il ne s’en rendrait même pas compte. En outre, ce type avait l’air sérieusement décidé à me retrouver, où que je. me cache. De mauvais gré, j’ai fini par lui tendre la main.

Il a pris mes doigts, les a posés contre cette chose qui brillait, puis me l’a donnée.

J’ai regardé, ahurie : une carte Platine. De celles que les banques accordent à ceux qui possèdent des comptes d’un million de crédits ou plus. C’est à peine si j’avais entendu parler d’une carte pareille. Je ne connaissais aucun humain qui en possédât une. Ce devait être un piège, ou une erreur…

« C’était une carte en blanc, Leilah, mais maintenant que j’y ai posé tes empreintes digitales, toi seule pourras avoir accès à ce compte », m’a-t-il expliqué.

J’ai expiré longuement.

« Maintenant, a-t-il poursuivi, tu peux t’en aller en courant si tu veux, et m’obliger à te retrouver. Ou venir avec moi, bien gentiment, et profiter de mon cadeau. »

J’ai examiné la carte. Elle paraissait authentique. J’ai dévisagé le xénoïde. En réalité, il avait été très aimable, compte tenu de sa position, de la mienne et des circonstances…

« J’imagine que tu crois à une supercherie, a-t-il grogné. Mais si je voulais te violer, te manger ou t’envoyer dans un bordel d’esclaves, je ne ferais pas autant d’efforts avec toi. Et je ne me risquerais pas à perdre tant d’argent…

— Je veux vérifier que cette carte est vraie, ai-je déclaré en essayant de prendre un ton déterminé.

— Bien sûr, princesse, a-t-il répondu en me montrant ses quatre rangées de dents. Tu m’accompagnes ? Je sais mieux que toi que tu ne trouveras pas de terminaux dans le Quartier 13… Ils n’ont pas beaucoup de clients, je suppose. »

Il m’a lâché l’épaule et m’a tendu la main, comme s’il espérait que je la lui prenne. Je ne l’ai pas saisie. Je n’étais pas un bébé, et je ne voulais pas non plus me montrer trop amicale. J’avais ma dignité.

Je me suis frotté l’épaule. Ils sont vraiment forts, ces Colossiens.

« Tu offres des cartes de crédit à tous les gosses que tu rencontres ? Pourquoi me cherchais-tu ? Comment t’appelles-tu ? »

J’avais débité les trois questions d’affilée, comme une mini-mitrailleuse.

Il a arboré sa caricature de sourire.

« Quelquefois. Celle emportée par ton petit copain Dingo n’est pas très provisionnée. Deux mille crédits… De toute façon, c’est un vrai trésor pour lui et le reste de tes amis, tu ne crois pas ? »

Il avait prononcé le mot « amis » d’un ton ironique et ma réaction ne s’est pas fait pas attendre :

« Les rats ! ai-je murmuré, me souvenant comment ils m’avaient abandonnée.

— La deuxième réponse, a poursuivi le xénoïde, je préfère la garder pour moi… pour l’instant. Mais tu en sauras davantage plus tard, je te le promets. Un jour… Disons que c’est par… nostalgie. Pas pour toi, je ne t’ai jamais vue.

— Pour ma mère ? » ai-je demandé, intéressée.

Je ne possédais qu’une holo-vidéo d’elle, et quelques enregistrements de l’holo-réseau durant ses jugements et ses condamnations. Ma grand-mère ne me parlait pas beaucoup d’elle, même les rares fois où elle était sobre. Mais connaissant le type de vie que menait ma mère, il ne me semblait pas étrange que ce xénoïde la connaisse. Même intimement… Si quelqu’un pouvait être attiré par les énormes muscles de Friga, ça ne pouvait être qu’un mâle colossien. Et elle n’était pas laide, à dire vrai. Ma grand-mère me disait que j’étais son portrait craché.

« Peut-être, a-t-il répondu, mystérieux. Et mon nom… Je crois qu’il est imprononçable pour les humains. Mais l’un d’entre eux, un grand ami, m’appelait ToiGrandeBrute…

— Beurk. C’est trop long. Je peux t’appeler Brutos ? Combien de temps dois-je rester avec toi ? Est-ce que je peux prévenir ma grand-mère ? »

Il a aboyé plusieurs fois. Apparemment, c’était la façon de rire de son espèce.

« Tu lances toujours tes questions par groupe de trois ? Oui, Brutos, ça me va. Concernant le temps, je pense qu’un mois sera suffisant. Et appelle qui tu veux… Allons-y, Liya. »

Il s’est mis à marcher de son pas à la fois rapide et pesant. Je l’ai laissé s’éloigner de quelques mètres avant de le suivre. Je ne voulais pas lui donner l’impression que j’étais pressée de partir avec lui. J’avais ma fierté, et après avoir été pratiquement enlevée, je tenais à maintenir une certaine… distance. Mais il m’avait appelée par mon nom de guerre, celui, que j’avais choisi. Les adultes ne le faisaient jamais. Du moins, pas ma grand-mère. Elle m’appelait toujours « p’tite Leilah » et me considérait encore comme un bébé, malgré mes neuf ans.

Brutos paraissait différent. Il me prenait au sérieux et oubliait mon âge. L’idée de passer ce mois avec lui commençait à me tenter.


Je l’ai accompagné jusqu’à son hôtel. Après les cartes Or et Platine, je n’ai pas été surprise qu’il loge au célèbre Galaxie de Nouveau Cali. Comme il fallait s’y attendre, le portier a froncé les sourcils en me regardant entrer… même si, après le bain en pleine rue, j’étais presque présentable. Dans mon état habituel, il m’aurait probablement laissé passer, me prenant pour une petite xénoïde d’une espèce inconnue, et pas pour une gamine de neuf ans.

Au début, j’ai fait semblant d’être habituée à ce luxe. Mais je ne parvenais pas à garder la bouche fermée plus de trois secondes. Je bavais presque d’étonnement, et je trébuchais à chaque pas, trop occupée à regarder partout.

L’hôtel possédait six niveaux, et les trois du milieu flottaient sans support visible. Une technologie antigrav stable… si chère qu’aucun autre bâtiment de la ville n’y avait recours, à ma connaissance.

Des cascades de cryogel rafraîchissaient agréablement l’endroit. Il y avait des distributeurs automatiques de boissons, de drogues et de friandises que je n’avais jamais vues… et d’autres choses auxquelles je n’avais jamais pensé.

D’innombrables touristes entraient et sortaient, bavardant en mille dialectes. Les travailleuses sociales et leurs versions masculines camouflées pullulaient, abordant avec plus ou moins de discrétion les visiteurs qui passaient près d’eux.

Les chiens de la Sécurité Planétaire, avec leurs uniformes de parade, paraissaient presque aimables, presque détendus… mais ils ne perdaient pas une miette de tout ce qui se passait autour d’eux.

Je les ai vus réduire à l’impuissance, d’un élégant coup d’électro-matraque, un jeune homme qui protestait à cause du paiement minable que lui avait versé, pour ses services, une dame centaurienne emplumée. Lorsqu’il est tombé sur la moquette, assommé, les lèche-bottes ont salué servilement la xénoïde et elle a enjambé le corps inanimé sans se retourner. De la chair fraîche usagée, devait-elle penser. La Terre était une planète intéressante…

Les chauffeurs d’aérobus privés murmuraient leurs prix, toujours inférieurs à ceux de l’Agence Touristique Planétaire. Les vendeurs de bricoles pseudo-folkloriques montraient leur marchandise, dissimulée dans les plis de leurs pardessus, avec un air mystérieux. Mais tous payaient un pourcentage aux lèche-bottes pour s’assurer une relative impunité.

Toute la faune attrape-touristes des rues, mais plus raffinée et concentrée, se trouvait dans le hall de cet hôtel.

Brutos a traversé ce capharnaüm charognard comme un brise-glace sur une mer gelée. Humains ou xénoïdes, ceux qui ne s’écartaient pas à temps devant sa masse déterminée étaient repoussés sur le côté sans un regard. L’élémentaire courtoisie de la force.

Il m’a emmenée aux bains et m’a mise entre les mains de deux expertes qui devaient apparemment à la nano-chirurgie leurs corps de déesses et leurs visages de poupées. Souriantes, elles se sont employées à m’arracher la crasse accumulée durant neuf années. L’eau, le gel et les ultrasons étaient délicieux, et j’aurais profité tranquillement de l’hydro-massage si, sitôt le Colossien parti, ces rusées n’avaient pas commencé à me demander comment je l’avais connu, qui j’étais… avec un air d’envie qui ne me plaisait pas du tout. Et j’aimais encore moins la façon caressante avec laquelle elles ont commencé à me toucher, proposant des perles pour mes mamelons, un rasage exotique pour mon pubis…

Je ne sais si elles étaient pédophiles, lesbiennes ou si elles tentaient seulement de me démontrer leurs qualités érotiques afin que je persuade Brutos de les utiliser… Mais j’avais décidé depuis bien longtemps que lorsque le moment de perdre ma virginité arriverait, je préférais que ce soit avec un mâle. Dingo disait toujours qu’une relation homosexuelle, c’est comme le dessert… raffiné et superflu, exquis. Mais qu’une relation hétérosexuelle est le plat principal : ce qui compte et nourrit vraiment. Il savait de quoi il parlait. Il projetait de se consacrer au travail social, et à son compte, dès qu’il aurait quatorze ans… Les occasions ne manquaient pas. Et il n’avait aucun scrupule.

Par chance, Brutos est revenu à temps pour me sauver. Il m’apportait une tenue de plasti-soie et des bottes auto-laçantes à ma taille. Lorsque je lui ai parlé des insinuations des employées, il m’a sorti de là à toute allure. À peine a-t-il laissé un pourboire.

Dans le vestiaire, il m’a donné ce qu’il venait de m’acheter et m’a dit de m’habiller. Il s’est détourné pendant que je m’exécutais, ce qui m’a surprise. Je m’étais imaginé, j’ignore pourquoi, qu’il était peut-être de ceux qui aiment regarder ce que les autres font…

Une fois habillée et la carte Platine bien rangée au fond de ma poche, Brutos m’a emmenée vers les boutiques de l’hôtel. Il m’a laissé y aller la première et est resté dehors quelques instants, profitant du spectacle.

Lorsque je suis entrée, les regards que m’ont lancé les vendeuses -d’autres corps-de-déesses-visages-de-poupées, à croire que les chirurgiens esthétiques les fabriquaient en série pour les hôtels Galaxie -n’étaient pas particulièrement aimables. Que faisait là cette enfant ? Les jouets se trouvaient dans un autre rayon ! Ici, il n’y avait que des articles exclusifs et très chers ! L’une d’elles a même tenté de me repousser d’un geste lent de sa main aux ongles manucurés, comme on chasse un petit animal gênant. Mais on ne survit pas, dans le Quartier 13, en se préoccupant des regards ou des manières des gens. Ni les airs de supériorité ni les gestes méprisants ne brisent les os. Moi aussi, j’ai des yeux… et très insolents, d’après ma grand-mère. Je me suis contentée de leur tirer la langue et de les ignorer. J’avais tant de choses à voir…

Puis Brutos m’a rejointe. Il m’a caressé les cheveux comme un peu plus tôt, et elles se sont raidies, adoptant immédiatement leurs sourires de façade. Si j’étais avec lui, tout m’était permis.

Courir à travers la boutique en fouillant un peu partout a été comme la fête d’anniversaire que je n’avais jamais eue. J’ai acheté tout ce que j’avais rêvé de posséder : des combinaisons de camouflage urbain, des vêtements-miroirs, des jupes tournantes, des pantalons de synthé-cuir high-speed, une veste aux tons changeants, des chaussures à semelles hydrauliques… Jusqu’à un long vêtement de plasti-argent qui, bien évidemment, n’était pas disponible dans ma taille mais que le cyber-tailleur a coupé et retouché en quelques secondes à l’aide de ses nano-manipulateurs. Si ce Colossien voulait m’emmener partout avec lui, un vêtement plus adulte serait approprié. Peut-être n’apprécierait-il pas de circuler avec une gamine de neuf ans habillée constamment comme un explorateur de la jungle ou un coureur de jet-skate…

Lorsqu’il a été évident qu’il n’était pas venu pour faire des achats personnels, le regard que les employées posaient sur moi est passé du mépris à l’envie et à la spéculation. Aimables, elles se sont avancées pour « m’aider ». J’ai continué de les ignorer. Brutos m’a fait un clin d’œil et nous nous sommes mis à rire. Certaines travailleuses sociales qui faisaient des emplettes se sont approchées, attirées par cette espèce d’aboiement si visiblement xénoïde, flairant un possible client plein aux as. Mais je lui ai tendu la main et leur ai lancé un regard de défi, comme pour leur signifier qu’il m’appartenait. Et nous nous sommes remis à rire.

La glace était rompue. Même si je ne parvenais pas encore à réaliser que tout cela n’était pas un rêve. C’est peut-être la raison pour laquelle je me tenais tranquille.

La carte Platine était approvisionnée. Et, à l’évidence, plus que bien. J’ai pu le constater au moment de payer. L’attitude à présent condescendante et étonnée du personnel de la boutique est devenue assurément servile lorsque j’ai montré mon trésor. Que désire la demoiselle ? Veut-elle voir nos parfums ? Pouvons-nous l’accompagner jusqu’au rayon des jouets ?

Qu’elles étaient répugnantes ! Je voyais bien que leur amabilité n’était pas sincère, qu’intérieurement elles étaient vertes de jalousie, se demandant : que peut bien avoir cette gamine maigrichonne que nous n’avons pas ? Qu’est-ce qu’il lui trouve ?

Brutos m’a proposé d’aller au restaurant et je n’ai pas osé refuser, bien que j’aurais préféré manger un en-cas, tranquille, quelque part… J’avais eu trop d’émotions pour ce premier jour.

En route vers le paradis des gloutons, nous sommes passés devant le rayon des jouets. Les yeux me sont presque sortis de la tête à contempler tant de merveilles, mais je n’ai pas osé m’arrêter. Si Brutos voulait une fillette qui paraisse grande, il l’aurait. Et je pourrais toujours m’éclipser à l’aube pour revenir voir tout ça… et même pour l’acheter, avec un peu de chance, si la magie de ma carte ne s’était pas épuisée.

Je ne parvenais pas à m’habituer à l’idée que la carte Platine et le compte qui y était rattaché m’appartenaient réellement. Peut-être parce que je savais que je n’avais rien fait pour les mériter… et je me refusais à envisager ce que je devrais subir. Bien que Brutos ait l’air gentil, à neuf ans on sait depuis belle lurette que rien n’est gratuit, dans cette vie. Et probablement dans aucune autre… s’il en existe.

Au restaurant, j’ai eu l’impression d’être au théâtre. Des couverts de platine et de jade. Une table ressemblant à une piste d’astroport. Six serveurs portant un ridicule habit de pingouin uniquement pour nous servir tous les deux. Et presque tout le temps à bavasser dans une langue qui n’avait rien à voir avec le planétaire – je n’ai su que deux semaines plus tard que c’était du français, la langue de la grande cuisine.

Et le menu… Même en mangeant un plat différent chaque jour, il m’aurait fallu un an pour goûter la moitié de ceux qui apparaissaient à l’holo-écran, sur la table. Et ils avaient tous l’air si copieux et appétissants que je salivais sans savoir lequel choisir.

Je l’ai dit à Brutos qui nous a commandé du poulet au Bellomonte,(8) sauf qu’il a demandé neuf portions pour lui. Mais il a mangé si vite qu’il avait quasiment terminé alors que je rongeais encore distraitement les os de mon poulet, m’essuyant les doigts sur ma serviette immaculée en soie naturelle sous les yeux horrifiés des serveurs.

Et les vins… Pour moi qui n’avais jamais goûté que la vodka « Sept Rats » de ma grand-mère et les breuvages explosifs distillés dans l’alambic construit par Dingo et ceux de la bande, ce n’était pas de l’alcool, mais quelque chose de très différent. Et délicieux. J’ai tant bu que Brutos a dû me freiner, après que j’ai goûté au vin rouge, au Champagne, au Porto, au Madère, au Tokay et à différents Bordeaux, craignant toujours que tout cela ne soit qu’un rêve dont j’allais me réveiller à tout moment.

Je ressentais une délicieuse ivresse lorsque Brutos m’a montée dans sa suite. La chambre était si grande qu’on aurait pu y jouer plusieurs parties de Voxl en même temps. Et le lit, rond, énorme, central, dominait toute la scène.

Je me souviens que, dans mon état, j’ai pensé que si ma virginité était le prix d’autres journées comme celle-ci… ce n’était pas cher payer. Je me suis déshabillée maladroitement, sans m’inquiéter qu’il me voie. Puis je me suis allongée sur le lit, ouvrant largement les jambes et serrant les paupières et les poings de toutes mes forces. Si cela devait arriver, que cela se fasse tout de suite et rapidement, pour que je m’en rende à peine compte…

Mais, lorsque je me suis réveillée, le jour suivant, j’étais dans la même position… et seule. Il n’y avait pas de sang sur les draps et mes entrailles n’étaient pas douloureuses. Brutos n’avait pas dormi dans l’immense lit.

Il y avait une porte plus petite sur un côté de la vaste chambre, fermée à clé. Je n’ai pas pu l’ouvrir.

J’ai été prise d’un horrible soupçon et j’ai couru vérifier le contenu de mes poches. La carte Platine s’y trouvait toujours, telle que je l’avais laissée la nuit précédente.

J’ai alors décidé de faire entièrement confiance à Brutos. Je ne comprenais pas les raisons de son attitude, mais je savais qu’il n’agirait pas autrement. À cheval donné, on ne regarde pas les dents et lorsqu’on vit au paradis, on ne pose pas de questions. Surtout lorsqu’on vient du Quartier 13, qui n’est rien moins que l’enfer.

Durant cinq jours, Brutos m’a laissé aller et venir librement, comme pour m’habituer aux merveilles du Galaxie. C’était étrange et délicieux de pouvoir me comporter comme une enfant, pour une fois, sans penser aux conséquences ni au prix que je payais pour tout.

Je me suis baignée dans chacune des six piscines de l’hôtel, depuis la plus grande, ouverte à tous, jusqu’à la plus petite, très sélect, aux eaux tièdes, dans laquelle j’ai pataugé nue, près de trois ennuyeux couples de Cétiens et d’humaines et d’un polype d’Aldébaran contemplatif qui s’était totalement immergé.

J’ai mangé autant de bonbons et de glaces qu’une enfant de neuf ans peut ingurgiter sans vomir. J’ai acheté assez de jouets pour équiper un internat entier. Des revues et des livres, allant des petites histoires holographiques aux classiques dont parlaient les grands, que j’avais toujours eu envie de lire sans avoir les moyens de me les offrir.

Je me suis épuisée dans le magnifique gymnase de l’hôtel. Je jouais davantage avec les appareils que je n’exerçais réellement mes muscles infantiles.

J’ai passé des heures devant l’holo-écran de la suite, sautant de canal en canal parmi les milliers auxquels l’holo-réseau de l’hôtel me donnait accès gratuitement, en ma qualité de cliente. J’ai vu des holo-drames qui en étaient au millième épisode, des documentaires sur la faune et la flore de la Terre et des autres mondes, des spectacles théâtralo-dansants qui m’ont ennuyée, des concerts de ces groupes traditionnels qu’affectionnent tant les xénoïdes, des dessins animés et de la pornographie de tous genres et pour tous les goûts.

Durant ma frénésie de tout essayer et de tout avoir, Brutos ne constituait qu’une fugace présence rougeâtre, à peine entrevue lorsqu’il entrait ou sortait de ma suite, pour s’enfermer derrière sa porte secrète. Et je lui souriais, aimable, sans savoir quoi lui dire. Toute question indiscrète pouvait précipiter la fin de ce rêve merveilleux et je ne voulais pas m’y risquer. Il avait l’air occupé, mais il m’observait constamment. Et son sourire plein de crocs paraissait cloué sur son visage rabougri. Comme pour dire :

« C’est bien, Liya. Ce que tu fais est très bien. Mais il y a plus… » Et il avait raison.

Le cinquième jour, j’étais comme ce Gordien de la fable qui, après avoir traversé un désert immense, croyait que sa soif était infinie et qui s’est précipité la tête la première dans un lac, décidé à le vider tout entier. Et qui, après trois jours et trois nuits à boire, s’est rendu compte que le niveau de l’eau n’avait pas bougé d’un centimètre. En revanche, sa soif avait disparu… ainsi que toute envie de reboire un jour de l’eau.

Le luxe et les objets que je n’avais jamais eus ne me servaient à rien si j’étais seule. Mes possessions toutes neuves ne valaient pas grand-chose si je ne pouvais les montrer, m’en vanter, les partager avec d’autres en épiant secrètement leur étonnement. Et, surtout, le fait de les avoir eues si facilement, sans avoir rien payé pour tous les trésors qui débordaient de ma chambre, leur ôtait la plus grande partie de leur valeur.

Le sixième jour, je me suis enfuie. Avec ma carte, j’ai payé un cyber-taxi, un spacieux aérobus que j’ai bourré de jouets, de vêtements, de bonbons, de livres… et encore, j’ai dû en laisser à l’hôtel. Puis je suis retournée au Quartier 13. À quel autre endroit serais-je allée ?

J’avais déjà parlé à ma grand-mère. Mais vu son désintérêt et son allergie aux gamineries, sans compter son ivresse constante, j’avais eu assez de bon sens pour ne pas lui révéler où j’étais. Et lorsque j’ai vu la bande, ma bande, en train de jouer, j’ai été suffisamment naïve pour demander qu’on me laisse en pleine rue, devant ma porte.

Tout redeviendrait comme avant…

J’étais disposée à pardonner. Je devais le faire. Ils m’avaient vendue à un Colossien. Ils étaient pires que des rats, mais ils étaient mes rats. L’unique véritable famille que j’avais… Et Brutos, malgré sa générosité, n’était qu’un xénoïde dont l’intérêt pour moi était bizarre…

Pour Dingo et les autres, mon retour a été une vraie surprise, parce que j’étais vivante, heureuse et chargée de merveilles. Lorsque le cyber-taxi m’a déposée devant eux, étonnés, ils ont abandonné leur partie de football et m’ont dévisagée. Comme s’ils n’y croyaient pas, comme si je n’étais qu’un fantôme. Comme si je devais être morte.

« Salut, les gars, ai-je déclaré, ravie. Je vous ai manqué ? »

C’est alors que, sans un mot, sans un signe de Dingo, ils se sont mis à courir vers moi. Je croyais que c’était pour m’embrasser, pour me féliciter de ma ruse et de ma chance. Mais j’ai vu trop tard la rage qui déformait leur visage.

Ils me sont tombés dessus, tapant, mordant, griffant, criant. Ils m’ont arraché des mains tout ce que j’avais apporté de bon cœur pour le partager avec eux. Je ressentais leur haine, leur envie, et leur besoin de me détruire pour continuer à être eux-mêmes. Ces sentiments étaient comme un masque monstrueux qui les changeait en quelque chose de bien différent de ma bande.

Je n’étais plus l’une d’entre eux et ils me le montraient. D’une certaine façon, ils m’avaient tuée en me vendant à ce xénoïde. Ils m’avaient rejetée de leur monde qui, il y a encore cinq jours, était le mien. Au moins aurais-je dû avoir la décence de rester morte. De ne pas leur rappeler leur bassesse.

Les enfants sont capables d’une cruauté infinie. Parce qu’ils n’ont rien, à l’intérieur d’eux, pour leur dire : « Assez, ça suffit ». Et dans le Quartier 13, les adultes n’ont pas l’habitude de s’immiscer dans les affaires des gosses. Ils en ont tué un ? Bien, une bouche de moins à nourrir ; un de moins qui tombera sous la coupe de la Triade ou des Yakuzas en grandissant.

Au début, la cupidité a freiné l’ardeur de Dingo et des autres. Ils se contrôlaient pour ne pas casser l’une de ces « richesses » que je leur avais apportées si innocemment. Ma totale soumission les aurait peut-être calmés… je sais que cela se passe ainsi dans les rituels de groupe des primates inférieurs, comme les babouins. Mais lorsque Babo a voulu m’arracher les vêtements que je portais, dans la poche desquels se trouvait ma carte Platine, et que j’ai résisté, ils ont tout oublié et se sont changés en rats assoiffés de sang.

Au milieu de l’odeur des flacons de parfum brisés, des bonbons au chocolat écrasés, du caviar répandu et du vin qui s’échappait des bouteilles brisées, trente mains et trente pieds agressaient mon corps. J’ai lutté comme une forcenée, comme la fillette habituée aux bagarres du Quartier 13 que j’étais. Mais lorsque j’ai senti dans ma bouche le goût de mon propre sang qui s’échappait de ma lèvre et de mon nez fendus, lorsque j’ai su qu’ils ne s’arrêteraient pas, j’ai eu peur pour ma vie. Comme jamais auparavant. Et j’ai crié, implorant une aide que je m’attendais à ne pas recevoir.

Je hurlais, appelant ma grand-mère, ma mère, les voisins, la Sécurité Planétaire. Que quelqu’un vienne à mon secours, par pitié.

Lorsque la douleur est devenue insupportable et que j’ai réalisé qu’ils allaient me tuer, j’ai appelé Brutos.

Puis il est arrivé. Ça a été rapide, brutal et efficace. Deux coups de queue, deux coups de pied, une morsure, et la bande s’est enfuie, terrorisée. Mon ange colossien, sans un mot, m’a prise par la main, comme un père emmène sa fille, me traînant presque.

Je saignais, j’avais un bras démis. J’étais abrutie par la douleur et le choc, mais je n’oublierais jamais le spectacle de deux des triplés, tordus sur l’asphalte dans des positions impossibles, et du corps de Dingo, décapité.

Dingo, le chef de ma bande.

De celle qui m’avait attaquée…

Ce ne pouvait être vrai. Si, auparavant, tout avait été un rêve, il se transformait en cauchemar.

Lorsque je suis arrivée à l’hôtel, j’ai dormi presque quinze heures d’affilée. Peut-être qu’on m’avait droguée, mais j’en avais besoin. Je me souviens vaguement des soins de Brutos et des trois médecins de l’hôtel, de l’explosion de douleur lorsqu’ils ont remis mon bras en place.

Ensuite, au milieu des sensations brumeuses, j’ai perçu des mouvements et j’ai eu l’impression qu’on me transportait.

Lorsque je me suis réveillée, je me trouvais dans une autre suite, presqu’identique, mais à un demi-monde de distance. D’après la brochure, c’était encore le Galaxie… mais celui de Tokyo. J’ai fouillé dans ma poche, à la recherche de la carte bénie, mais elle ne s’y trouvait plus.

Je me souvenais que ni Babo ni un autre enfant n’était parvenu à me l’arracher. Par conséquent, c’était lui. Le Seigneur me l’avait donnée, le Seigneur me l’avait reprise… Maudit soit le Seigneur. Maudit soit le Seigneur xénoïde qui m’avait sauvé la vie et m’ôtait la possibilité d’en profiter.

Cela a marqué la fin de ma fièvre acheteuse. Et le mur glacé que nous avions presque rompu s’est de nouveau élevé entre nous.

Brutos continuait de payer sans broncher pour chaque repas, pour chaque chose dont j’avais besoin… Ou dont il croyait que j’avais besoin, parce que je ne lui demandais jamais rien. Je sentais qu’en m’ôtant la carte Platine, il m’avait retiré sa confiance. Pourquoi lui accorderais-je la mienne ? Il était xénoïde, j’étais humaine. Impossible de se fier l’un à l’autre…

Ça a été le début du silence et de l’errance.

Après Tokyo, nous n’avons plus eu de repos. Nous voyagions comme si nous poursuivions quelqu’un ou fuyions quelque chose. Brutos parlait, parlait, me montrant le monde, la Terre que je n’avais jamais connue. Je le suivais partout, muette, comme un chiot idolâtre qui marche dans les traces de son maître. Quoique l’adoration relevait plutôt de la peur. La peur de le perdre, lui aussi, après qu’il m’a eu sauvée de ma bande.

La peur de me savoir inutile, parce que Brutos savait parfaitement se débrouiller. Il n’avait besoin de l’aide de personne pour se débarrasser des mendiants qui l’accostaient dans chaque ville, ni de ceux qui lui faisaient des propositions du genre : « Jolie fille pas cher, qui fait tout », « Bonne chambre, avec antigrav et connexion à l’holo-réseau, à bon prix », ou « Nourriture traditionnelle, satisfaction garantie, préparation au naturel, produits écologiques ». Il ne prêtait aucune attention à ceux qui l’approchaient en simulant une fausse amitié ou une prédilection pour son espèce, et encore moins à ceux qui parlaient de l’hospitalité terrienne et voulaient l’inviter à tout prix chez eux. Aucun des vautours qui rôdent toujours autour des xénoïdes, en n’importe quel endroit de la Terre, ne pouvaient l’impressionner.

Nous ne dormions jamais deux nuits de suite dans le même hôtel. Après le Galaxie de Tokyo, il a préféré des hôtels plus simples et plus anonymes. Peut-être voulait-il passer inaperçu… ou il avait d’autres raisons. Il ne me consultait pas à ce propos. Ce ne devait pas être par souci d’économie, parce qu’il continuait de dépenser sans compter.

Quoi qu’il en soit, même s’il m’avait emmenée dans l’hôtel le plus infect, c’était toujours mieux que mon minuscule appartement du Quartier 13. Neuf mètres carrés, en incluant la cuisine et la salle de bains, et l’odeur d’alcool, de vomi et de vieillesse de ma grand-mère, nuit et jour…

Tokyo, Kuala Lumpur, Nouveau Bombay, Pékin, Florence, Berlin, Stockholm, Nouveau Paris, Barcelone, New York, La Havane, Nouveau Sao Paulo, Buenos Aires… En moins d’un mois nous avons fait le tour du monde.

La question clé demeurait la même : pourquoi Brutos avait-il besoin de moi ? Ce n’était pas en tant que guide : à neuf ans, je n’étais jamais sortie de Nouveau Cali et à peine quelques fois du petit monde du Quartier 13. Il savait s’orienter bien mieux que moi dans chacune des villes où nous passions.

Dans chaque cité, nous suivions la même routine. Arriver, chercher un hôtel, manger, laisser les bagages et… aller se promener. Nous marchions en regardant tout, de longues heures, dédaignant les cyber-taxis et les aérobus. Jusqu’à ce que j’aie mal aux pieds et que, observateur, il le remarque sans que je me plaigne, et me prenne sur ses épaules blindées sans que je le remercie.

Il ne s’intéressait pas aux clubs-discothèques pleins de gens comme lui, ni aux spectacles pour touristes, ni à rien de la toile d’araignée tissée sur toute la Terre par l’Agence Touristique Planétaire et destinée à vider les comptes bancaires des xénoïdes.

Il ne s’intéressait qu’au passé. Au passé, et à l’art.

Il paraissait avide de regarder, de toucher, de mesurer par ses pas chaque morceau du passé artistique de la Terre. Il en savait tant sur l’architecture humaine et ses relations compliquées avec l’histoire. Il me parlait de chaque fontaine, de chaque palais, de chaque place et de chaque monument avec une admiration, un respect et en même temps une amertume dont je n’ai perçu et compris, à l’époque, qu’une infime partie.

Il paraissait tout connaître. Quelle que soit la ville, il savait quoi chercher, et où. Les austères jardins de sable des monastères zen et les gracieux châteaux japonais. Les belles pagodes chinoises et leurs petits palais de bois surchargés. Les bas-reliefs des superbes temples en Inde. L’orgie des courbes des mosquées arabes avec leurs minarets, le naturalisme cru de l’architecture noire, l’explosion de couleurs des marbres et des coupoles florentines. La solidité des cathédrales germaniques, la profusion du baroque espagnol, la sveltesse d’acier de la fausse Tour Eiffel, la symphonie de ciment et de cristal du modernisme Scandinave et catalan. Le souffle européen mêlé à la patience indigène du Brésil, la prétentieuse européanisation des avenues et des palais de Buenos Aires, la fête colorée de l’éclectisme caribéen. Et le résumé du monde, la Babel de fer, où tous les styles se croisent et se raffinent, se combinant jusqu’au vertige. New York. Où nous allions rester.

Mais il y aurait encore eu tant à voir…

Brutos parlait de l’audacieuse prouesse humaine qu’était cette conquête de la hauteur et du volume, cette victoire sur la résistance de la forme à partir de matériaux primitifs et imparfaits. Mais il passait sans intérêt près des structures ultramodernes de la bio-architecture gordienne, qui se créaient plus qu’elles ne se construisaient. Il méprisait les angles parfaits de cristal-acier et de syntho-plast des astroports, leur préférant les châteaux médiévaux européens. Pour lui, l’architecture humaine avait eu une enfance, une adolescence, une maturité. Et leur décadence était cette perfection obscène et facile, apportée à la Terre par les espèces de la galaxie.

Dans les musées, il contemplait les tableaux et les sculptures. Parfois, il leur parlait avec amour et familiarité, comme à de vieux amis. Les bronzes chinois, les délicats calligrammes japonais, les bas-reliefs érotiques du temple de Sûrya, à Konarak, les icônes orthodoxes grecques et les retables à la brillance rare des primitifs flamands, tout était pour lui un motif d’émerveillement. Les peintures aux couleurs bariolées des Noirs d’Afrique et d’Amérique, les abstractions du modernisme européen… Tout était préférable à la froide géométrie des réseaux de lumière des Cétiens, aux kaléidoscopes à fractales des Centauriens, aux surfaces vives de la bio-architecture gordienne. La beauté de l’imparfait, du vivant, était pour lui celle de l’art pictural humain.

J’ai oublié nombre de ses paroles, mais certaines sont restées gravées, comme des gouttes d’eau jaillissant d’un ruisseau, mouillant la roche et y restant un moment. Insuffisantes en elles-mêmes, isolément, mais évoquant le torrent.

Je l’écoutais, timide, étonnée qu’un xénoïde tout puissant prête autant d’attention à notre art mort. Je ne comprenais pas son obsession de déterrer nos gloires passées. Chez l’un de nos maîtres du présent et du futur, ce comportement n’avait aucun sens. Sa délectation pour les couleurs était d’autant plus inepte que la vue de son espèce, comme tout le monde le savait, ne captait que les tonalités de gris et non le miracle des couleurs.

Lorsque j’ai rencontré d’autres Colossiens, des bêtes uniquement préoccupées par la force et le pouvoir, pour lesquelles l’art était une perte de temps et une faiblesse stupide, j’ai commencé à comprendre Brutos. Sa tragédie était d’être né sur cette planète trompeuse, sous ce Soleil erroné, à la mauvaise époque.

Il y a peu de temps, j’ai lu un ouvrage qui parlait d’un roi, Louis II de Bavière. J’ai trouvé que l’un des qualificatifs dont on affublait cet homme cadrait parfaitement avec Brutos : malade de beauté.

Il était étranger parmi les siens, un phénomène, un pestiféré, un paria. Et les arts du reste de la galaxie étaient trop élevés, abstraits et parfaits pour sa sensibilité, raffinée mais en même temps à fleur de peau. L’histoire de l’art humain correspondait exactement à ce qu’il aurait voulu que son histoire soit. Élémentaire, imparfaite, parfois ingénue, ouvrant son chemin par à-coups vers ce que les autres savaient déjà depuis le début. Mais elle était vivante, ne capitulait jamais…

Et, bien sûr, il y avait son ami humain, le mystérieux Moy…

Dans le Quartier 13, on ne posait pas de questions sur le passé des gens. Mais la curiosité m’a poussée à en savoir davantage ; il m’a suffi d’écouter avec attention.

Parfois, il lui parlait comme s’il était présent. Au début, cela m’a effrayée… Un Colossien fou n’est pas précisément la compagnie la plus sûre de l’univers. Mais ensuite, à mesure que je captais des bribes ici et là, que je faisais correspondre un monologue avec un autre, le puzzle a pris forme et je me suis tranquillisée.

Moy était un artiste humain, il était mort, et Brutos le savait parfaitement. D’une certaine façon, ils avaient également été amis. Durant leurs voyages, tous deux s’étaient sentis aussi seuls que deux gouttes d’eau dans le désert. Ils avaient donc fini par devenir intimes. Logique.

Quelque temps auparavant, je ne serais pas allée plus loin. Dans le Quartier 13, on tire les choses au clair jusqu’à ce qu’on en arrive au sexe… Et on s’arrête là. Parce qu’il peut être dangereux de s’interroger sur ce qu’il y a au-delà. C’est presque toujours baveux, dégoûtant, mauvais et pathétique. Comme un crachat qui prendrait vie et tenterait de parler. Je pensais toutefois en savoir assez sur Brutos pour que rien ne me dégoûte. J’ai continué d’écouter.

C’est ainsi que j’ai compris que Moy avait trouvé le surnom de ToiGrandeBrute, au début de leur relation. Ce qui avait commencé comme une plaisanterie un peu acerbe allait devenir un surnom affectueux.

Clairement que leurs relations n’avaient été ni évidentes ni faciles. Ils faisaient semblant de se détester, mais ils avaient besoin l’un de l’autre. Moy se plaignait toujours d’être exploité par son agent, mais il ne parlait jamais chiffres avec lui. Brutos avait l’air de ne supporter l’humain que pour les crédits qu’il lui rapportait, mais sa vitalité et sa présence lui donnaient la force d’accepter son destin de gringalet rejeté par une espèce, un monde et une éthique de titans brutaux comme Colossa.

Je n’ai jamais su quel type d’art pratiquait ce Moy. Il était probablement peintre ou architecte, d’après les goûts de Brutos. Et puis, les Colossiens, malgré leur ouïe très fine, manquent complètement de sens musical ou de rythme et, par voie de conséquence, des aptitudes les plus élémentaires à produire ou à apprécier la musique. Et les arts olfactifs n’avaient jamais été le fort des humains.

Moy le peintre ou l’architecte donnait son corps en spectacle. C’était impressionnant, sauvagement beau et risqué. Cela l’épuisait tant qu’il en mourait à chaque représentation. Brutos admirait son talent et ses capacités théâtrales. Sa valeur, aussi. Et il était toujours prêt à le protéger de tout… surtout de lui-même. Moy était devenu accro au télé-crack et Brutos l’avait libéré de la dépendance.

J’imagine qu’aucun d’eux ne s’était rendu compte qu’il avait besoin de l’autre… jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Parce que le pourquoi et le comment de ce « trop tard », je ne les ai appris que plus tard. À la fin.

Lorsque nous avons fait le tour de la Terre, Brutos a paru se rendre compte que mille vies ne lui suffiraient pas pour appréhender toute l’histoire de l’art visuel humain. Nous nous sommes alors installés à New York. Il a loué une maison à States Island, retirée, immense et sûre, que j’ai immédiatement baptisée « Le Château ». Et il s’est consacré aux artistes. Cela me semblait logique. Après l’art mort du passé, les créateurs vivants.

Logique, oui. Je n’imaginais pas à quel point c’était dramatiquement logique.

Nous avons commencé à fréquenter les expositions et les performances des plasticiens les plus célèbres du moment. Enfin, pas tout à fait. Les plus célèbres de ceux qui vivaient encore sur Terre.

J’appris la signification du mot « mécène » en le voyant agir. Bien qu’il fût un mécène très étrange. Il dépensait généreusement ses crédits, sans signer de contrat, sans s’engager à appuyer la carrière de personne. Mais il ne versait que de petites contributions, « pour améliorer la situation de l’artiste », comme il le disait lui-même en dévoilant son sourire plein de dents.

Je ne trouvais aucun sens à son attitude. Pensait-il sérieusement se lancer dans le commerce de l’art ? Tout le monde savait que les grands marchands xénoïdes contrôlaient le marché des exportations terriennes. Brutos pouvait acheter toute la production artistique de la planète… S’il n’avait pas l’aval des requins galactiques, aucun collectionneur ne les lui achèterait.

Et s’il aspirait réellement à aider les artistes humains, pourquoi distribuer au petit bonheur ces sommes insignifiantes qui pouvaient soulager leur vie pour un mois ou deux, mais pas plus ? Pourquoi ne choisissait-il pas trois ou quatre d’entre eux, les plus talentueux, pour les soutenir davantage ?

Un jour, j’ai vu des pêcheurs dans la baie de Fundy. Avant de lancer leurs filets, ils jetaient à l’eau les restes de la capture précédente. Ils appelaient « appâter » cette opération qui attirait les poissons pressés de dévorer le sang et les entrailles de leurs infortunés congénères. À l’instar de ces pêcheurs, Brutos savait fort bien ce qu’il voulait. Et comment l’obtenir. Mais ce qu’il cherchait et pourquoi, je ne l’ai su que plus tard.

C’est durant cette période, pendant laquelle le Colossien jouait les mécènes, que la confiance est revenue. Comme pour rattraper le temps perdu, nos relations ont été plus proches que jamais.

Après la réserve guindée qu’il affectait durant les présentations des plasticiens, Brutos se détendait avec moi. Il s’amusait comme un gamin, oubliant ses discussions sérieuses et son masque de négociant. Nous jouions beaucoup. J’ai compris qu’à l’intérieur de ce gros corps blindé, il y avait un être plus semblable à un chiot espiègle qu’à la terrible machine de guerre que j’avais vue lorsqu’il m’avait sauvée de mon ex-bande.

Il adorait me servir de monture durant nos jeux. Et chaque jour, je parvenais davantage à le voir comme un ami plutôt que comme un xénoïde dangereux et tout puissant. Peu à peu, sans s’imposer, il avait réalisé le miracle de me faire oublier Dingo et la bande, que je ne reverrais jamais.

Lorsque nous allions aux présentations des plasticiens et aux soirées culturelles, je revêtais mes atours de petite femme, de poupée. Je me prêtais à la mascarade avec la dignité sérieuse et affectée d’une adulte, et je prenais grand soin de mes vêtements. Lorsque l’ennui me gagnait, au milieu des bavardages sur des théories obscures comme le trans-modernisme et l’holo-figuration, il me suffisait d’échanger un regard avec Brutos. Tout prenait alors l’allure d’un grand bal costumé dans lequel nous seuls étions réels : derrière le masque des autres il n’y avait rien. Ces événements n’étaient qu’une brève gêne que nous devions supporter pour, ensuite, retourner dans la vraie vie. Celle des jeux et des rires dans le Château.

Pour mes dix ans, il a organisé une fête surprise qui a fait grand bruit dans tout New York. Tous les artistes et leurs condisciples y assistaient. Beaucoup m’ont offert leurs œuvres… J’en ai gardé plusieurs. Aujourd’hui, elles valent des centaines de milliers de crédits, puisque leurs auteurs n’en produiront plus d’autres…

Il ne manquait qu’une chose : des enfants. Cela n’aurait rien coûté à Brutos d’inviter trois ou quatre douzaines de gamins des quartiers du Queens ou de Harlem, mais il a préféré s’en abstenir. De toute façon, j’avais retenu la leçon. L’enfance est un bien trop précieux pour le partager avec n’importe qui, au seul motif qu’il a le même âge.

Toute ma méfiance envers ses intentions s’est définitivement évanouie ce jour-là. La semaine suivante, comme un magnifique post-anniversaire, il a oublié les expositions et les inaugurations pour me consacrer tout son temps. Nous avons parcouru ensemble les mille parcs d’attractions de la ville, acheté ou loué des animaux de compagnie et des montures variées qui circulaient en grognant ou en piaffant dans les immenses jardins du Château. Toutes ces bêtes rendaient fous les serviteurs huborgs, efficaces et coûteux, dont Brutos avait payé les services aux Auyaris pour six mois.

Il est rapidement devenu évident que la situation pourrait durer bien plus longtemps que les « quelques mois » dont Brutos m’avait parlé au début. Il ne semblait pas pressé. Au contraire, il s’intéressait chaque jour davantage à mes souhaits et projets pour le futur, comme s’il pensait que nous passerions plusieurs années ensemble.

Je n’étais pas sûre de ce que je voulais devenir. Danseuse ? Peintre ? Hôtesse de l’air sur un lanceur ? Cadre ? Des métiers qui n’auraient été qu’un rêve pour une gamine du Quartier 13 paraissaient à présent à portée de main.

« Liya, tu as tout ton temps, me disait-il en me caressant la tête pour couper court à mes indécises ambitions. Alors profite, instruis-toi, apprends. Lorsque tu seras plus grande, tu pourras choisir. »

Et Dieu sait que je me suis instruite et que j’ai appris ! Brutos m’a déniché les meilleurs programmes pédagogiques alternatifs. Une éducation par le jeu à laquelle avaient accès les enfants des grands actionnaires de l’Agence Touristique Planétaire, et dont je n’osais même pas rêver dans le Quartier 13.

Il s’est même débrouillé pour me faire traduire certaines données sur l’histoire de la Terre, extraites des programmes éducatifs destinés aux autres espèces. Cela lui aurait coûté de fortes amendes, et peut-être un effacement de mémoire, si on l’avait surpris. Cette vision que les xénoïdes avaient de ma planète était crue et impitoyable dans sa froideur schématique. Elle authentifiait tout ce que les pamphlets de l’Union Xénophobe Pro-Libération Terrienne disaient, ce que tout humain apprend de façon quasi inconsciente depuis l’enfance : ils n’étaient pas nos amis, mais nos maîtres.

Mais la voir confirmée par eux-mêmes, sans l’habituelle rhétorique altruiste, était très dur. J’en venais à souhaiter que tout cela ne soit qu’un ramassis de calomnies, de fausses informations véhiculées par l’administration terrienne, à cause de problèmes liés à la transmission de pouvoir…

Au début, je n’ai pas compris pourquoi Brutos me révélait tout cela.

« Tu te sens coupable pour moi ? lui ai-je demandé, furieuse, après avoir visionné l’une des holo-vidéos les plus explicites sur la politique économique des espèces galactiques envers la Terre. Parce que le fait d’être né sur Colossa te donne des privilèges auxquels je ne pourrai jamais accéder en tant qu’humaine ? »

Il m’a souri. Mais je voulais le blesser, et j’ai insisté :

« Crois-tu qu’en faisant de moi ta fille adoptive, je pardonnerai toute la galaxie en ton nom ? Crois-tu que je t’aimerai un jour ? »

Il est redevenu sérieux et a déclaré, d’une voix neutre :

« Liya, je n’aime pas parler de ça. Il y a une chose que je ne t’ai jamais dite : je ne peux pas avoir d’enfants. Je ne suis pas… fonctionnel. Sur Colossa, seuls ceux qui sont grands et forts ont le droit d’engendrer une descendance. On m’a laissé vivre… mais on m’a stérilisé. »

Évidemment, je savais déjà ce que signifiait « stériliser » : ceux de la Sécurité Planétaire le faisaient quand ils survolaient mon quartier avec leurs émetteurs de radiations, « pour que la merde ne déborde pas », comme ils disaient. De nombreux adultes protestaient, criaient, se fâchaient. Mais les travailleuses sociales et la majorité des jeunes se contentaient de hausser les épaules et riaient, disant qu’au moins ils n’auraient pas à se préoccuper de cette maladie vénérienne dont les symptômes duraient neuf mois, pour une convalescence de toute une vie.

Après mes petites crises et mes colères, je retournais toujours vers lui. Il était la seule personne que j’aie. Et, d’une certaine manière, je lui témoignais de la… pitié ? De l’affection ? Les deux sentiments ne sont pas si éloignés qu’on le croit.

Je savais qu’il était seul. Beaucoup plus seul que moi. Moi, au moins, je me trouvais sur ma planète. Je n’étais personne, mais pareille aux autres. Lui était un étranger et il le serait toujours. Étranger sur son propre monde où on ne le trouvait pas assez colossien pour lui permettre de se reproduire. Étranger sur Terre, où il était trop colossien pour être autre chose.

Nous ne parlions pas beaucoup de tout ça. Au milieu de nos discussions sur les jeux, sur l’histoire humaine – que je commençais à trouver plus passionnante que le meilleur des contes, parce qu’après tout c’était réel –, se glissaient parfois certains mots. Enfants… Amis… Espèce… Appartenance… Solitude… Amour…

Non, je ne craignais pas les mots, mais les idées qui les enveloppaient, et je me débrouillais pour changer de sujet, comme pour fuir le vide qui brillait, bien visible, dans les petits yeux de Brutos.

Un jour, il a amené un artiste à la maison. Ils ont bavardé un moment. Brutos était détendu, et l’autre paraissait désespéré. Puis il l’a invité à monter et ils sont restés un long moment dans ses appartements. Pas dans le saint des saints où il ne me laissait jamais entrer, mais dans sa chambre, avec le lit immense où il ne passait jamais la nuit.

Puis l’artiste, un petit génie pédant des holo-projections, est sorti en se pavanant, satisfait, mais avec une étrange expression, mélange de dégoût et de terreur. Brutos a pris congé de lui avec un sourire à la fois triste… et irrévocable.

J’ai couru à l’étage supérieur, prise d’un horrible doute… Le lit était défait, comme si quelqu’un de très lourd et très grand avait joué entre les draps. Il y avait des taches de liquides étranges sur la soie. Et l’odeur du sexe que je connaissais si bien se mêlait au parfum âcre et doucereux de Brutos.

Il m’a surprise, et je suis restée muette. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais je me suis sentie… trahie. Peut-être parce qu’il avait fait entrer le monde des adultes dans le paradis innocent qu’était la maison. Mais, au plus profond de moi, je savais que c’était autre chose.

De la jalousie.

Pourquoi eux, et pas moi ? Je n’étais plus aussi gamine que quelques mois plus tôt…

Furieuse, les yeux humides, j’ai déchiré les coûteux draps de soie, en femme trompée. Et j’ai uriné sur le matelas, aussi vindicative que pouvait l’être une fillette offensée. Le jour suivant, Brutos a donné des instructions aux huborgs : ils ne devaient laisser entrer personne dans sa suite avant que toute trace de ses rencontres n’ait été effacée.

Je n’ai plus jamais revu le moindre indice de ce que j’appelais sa luxure de xénoïde dégoûtant. Ah, si j’avais soupçonné la vérité…

Les visites des artistes ont continué, finissant par devenir une sorte de routine. Ils étaient toujours différents, toujours aux abois et pleins d’espoir, toujours incrédules mais à l’affut d’une possibilité. Je les voyais arriver et je me retirais, comme pour montrer ma désapprobation face à tout ce cirque. Brutos bavardait longuement avec eux. Parfois, il les faisait monter, d’autres fois, non. Lorsqu’il les congédiait sans les inviter dans ses appartements, les visages des artistes étaient à la fois désolés et soulagés. À l’inverse, lorsqu’ils redescendaient après un moment, ils paraissaient heureux… mais avec une ombre de dégoût. Comme s’ils avaient vendu leur âme au diable.

Tout en faisant semblant de jouer, je les espionnais. J’essayais de deviner suivant quels critères il choisissait certains d’entre eux pour son plaisir, tandis que d’autres ne méritaient pas cet « honneur ». Mon instinct me disait que cette routine du « nous discutons, puis nous montons, ou pas » était très importante pour Brutos. Et que les questions qu’il posait, ainsi que les réponses qu’il recevait, étaient la clé.

Un jour, mourant de curiosité, je me suis risquée à aborder le sujet directement. À quoi rimait tout ça ? Qu’est-ce qu’il leur proposait ? Pourquoi les faisait-il monter ? Pour leur donner de l’argent ? Ça ne serait pas pareil en bas ? Était-ce tout ce qu’il était venu chercher sur Terre ? C’était pour ça, toute sa comédie de l’amoureux du Beau ? Pour cacher qu’il ne s’intéressait qu’au sexe facile et pas cher, comme tout le monde ? N’aurait-il pas été plus sincère, plus facile et moins coûteux de leur faire des propositions franches ?

« Parfois, surtout lorsqu’il s’agit de choses difficiles, le chemin le plus facile n’est pas le meilleur », m’a-t-il répondu, très sérieux, en me regardant dans les yeux.

Je ne comprenais plus. C’était étrange, contradictoire. Comme si j’avais soudain découvert un autre Brutos. Depuis des mois, je vivais innocemment avec lui, sans que jamais il n’ait rien tenté. Je ne lui avais connu aucun amant. Et, d’un coup, cet intérêt pour le sexe…

Tout revenait au sexe, toujours. L’éternelle monnaie d’échange entre humains et xénoïdes. Ce pourquoi tout touriste débarquait sur Terre. Mais n’était-il pas aussi mon compagnon de jeu ? Cette sorte de père adoptif tantôt taciturne tantôt communicatif ?

Le respect qu’il avait pour moi ne me semblait désormais que du simple mépris. Il ne me touchait pas parce que je ne l’attirais pas.

Alors pourquoi avait-il besoin de moi ? Cela demeurait l’éternelle question.

Cette nuit-là, je me suis enfuie. Je n’avais pas ma carte Platine, mais quelques cartes ordinaires. Avec assez de crédits pour… Pour quoi faire ? Je savais trop bien que je n’avais nulle part où aller. Même si ma grand-mère y vivait toujours et recevait l’argent que je lui envoyais pour qu’elle continue à détruire joyeusement son foie, je n’appartenais plus au Quartier 13. Et, pire encore, après ces mois de voyage autour de la planète et de vie extraordinaire au Château, je commençais à me demander si j’aurais ma place autre part.

S’il existait pour moi un endroit en ce monde, c’était avec Brutos. Si quelqu’un comptait pour moi et s’il y avait une personne pour laquelle je comptais, c’était lui. Voilà justement ce que j’étais le moins disposée à accepter.

J’ai loué une chambre dans un hôtel de troisième catégorie… En théorie, aucun mineur n’y est autorisé mais, dans la pratique, les crédits font des merveilles.

La première nuit, j’ai eu beaucoup de mal à dormir. J’étais inquiète, je n’arrêtais pas de me retourner dans mon lit. J’étais furieuse. Jalouse. À cause de Brutos, bien que cela m’exaspère de l’admettre. Pourquoi ces artistes, et pas moi ? N’étais-je pas assez femme pour lui ? D’autres auraient volontiers payé pour profiter de mes dix années de vierge impatiente de ne plus l’être. Ce Colossien stupide et son obsession du Beau… En plus, ses artistes n’étaient pas si charmants que ça. Leur capacité à créer le Beau ne les rendait ni spéciaux ni meilleurs. Ils étaient pourris de l’intérieur, et Brutos le savait aussi bien que moi. J’étais bien plus jolie qu’eux tous…

La nuit suivante, j’ai revêtu mes vêtements les plus provocants et je me suis rendue à la Lolita, un club-discothèque célèbre comme lieu de réunion d’adolescents des deux sexes… et de xénoïdes plus ou moins intéressés par la pédophilie.

J’ai bu énormément, mélangeant les alcools comme la première fois au restaurant du Galaxie de Nouveau Cali. C’est peut-être parce que j’étais trop déterminée à chercher l’ivresse que je n’ai pas totalement perdu conscience de mes actes.

J’ai dansé pendant des heures, avec des humains, des Gordiens, des Cétiens et des Centauriens. Je mettais dans chaque mouvement l’énergie, la rage et la confusion que je ressentais. Tous me regardaient et les propositions ne manquaient pas. Moins que je ne l’aurais espéré, je l’avoue. Visiblement, mon besoin évident de sexe, ici et maintenant, effrayait la majorité des candidats potentiels.

Je souriais courtoisement à chaque proposition, et rien de plus. Je l’attendais, lui. Rien que lui. Idiote que j’étais, j’avais totalement oublié que ceux de Colossa n’ont pas le sens de la musique. Il ne serait jamais venu dans un endroit pareil. Ou peut-être était-ce justement la raison pour laquelle j’espérais tant qu’il vienne me chercher ici… Même pour me ramener à la maison, comme une sale gosse fugueuse. Parce que cela aurait signifié que je comptais pour lui. Qu’il me prenait un peu au sérieux. Qu’il m’aimait un peu… Comme moi je l’aimais, bien qu’il me coûtât de l’avouer.

Il n’est pas venu. Alors, j’ai voulu oublier. Si je ne pouvais pas l’avoir, lui, ce serait un autre comme lui. C’était ma nuit, et ce stupide Colossien blindé n’allait pas la ruiner par son absence. J’ai continué de boire. J’ai fumé du cannabis, j’ai sniffé de la cocaïne. J’ai même accepté d’un Centaurien paraissant plus intéressé que les autres, une dose de télé-crack qui, par chance, s’est révélée frelatée.

Et peu avant l’aube, alors que je tombais de fatigue, je suis partie avec lui. Vers un hôtel de troisième catégorie, de ceux qui puent la nourriture à moitié pourrie et le sperme séché. De ceux que l’on trouve dans chaque ville et où les xénoïdes les plus pingres louent les chambres une seule nuit pour s’adonner au sexe avec les humains.

J’ai à peine senti que je devenais femme. Cela n’a été ni aussi merveilleux ni aussi douloureux que je l’avais entendu dire. Je n’ai ressenti ni plaisir ni souffrance. C’est arrivé. Point. Puis je me suis endormie, fière de mon triomphe, mais avec l’envie de pleurer.

Au matin, le Centaurien était parti. En emportant mes cartes et mes vêtements, comme il fallait s’y attendre. Je n’avais pas envie de le dénoncer… Après tout, il m’avait rendu service. Et puis, il était xénoïde, et moi une simple humaine…

J’avais mal à la tête, comme si un monstre tapi à l’intérieur de mon cerveau tentait de venir au monde à travers les os de mon crâne. Et je mourais de soif, mais je ne voyais d’eau nulle part dans la chambre. J’avais mal aux jambes, et mon ventre était douloureux. La semence bleue de l’humanoïde y avait séché, formant une croûte qui commençait à me piquer. J’ai pris une douche. Avec les taies d’oreiller dans lesquels j’ai percé quelques trous bien placés, je me suis fabriqué une tenue pas très élégante mais qui pouvait passer pour un vêtement mal cousu. Par chance, il m’avait laissé mes chaussures. Peut-être pensait-il qu’il aurait du mal à les vendre…

Lorsque je suis descendue, Brutos m’attendait, assis tranquillement dans le hall. Comme si rien ne c’était passé. Il m’a simplement demandé :

« Ça y est ? Comment c’était ? Tu es contente ? »

Je lui ai lancé un regard rageur, haineux. J’aurais voulu lui dire tant de choses ! Pourquoi m’avait-il laissé agir ainsi ? Pourquoi n’avait-il pas cassé la figure à ce minable Centaurien avant qu’il me déflore ? Pourquoi ne l’avait-il pas fait, lui ? Qu’étais-je pour lui ? Pourquoi me traînait-il partout comme un objet, lui qui n’avait besoin d’aucun guide sur cette planète, qui la connaissait mieux que la majorité d’entre nous, ses habitants ?

Mais je me suis tue. Et une idée m’est soudain venue à l’esprit. S’il n’aimait pas les vierges, peut-être que maintenant…

Cette nuit-là, je l’ai guetté. Après que l’artiste-mendiant du jour fut sorti, et avant que Brutos n’ait le temps de s’enfermer dans sa pièce mystérieuse, je suis montée en courant pour l’affronter.

Le grand lit rond et défait se tenait entre nous comme le sable de l’arène entre les gladiateurs. Je m’étais maquillée comme les travailleuses sociales de mon quartier : du cosmétique waterproof formant presque un masque sur mon visage, d’énormes faux-cils, des paillettes dans les cheveux.

J’étais nue, les tétons dressés. L’arôme du parfum que j’avais versé sur le duvet de mon pubis emplissait toute la chambre.

J’étais lasse d’attendre. Puisqu’il ne se décidait pas, j’allais faire le premier pas.

« Brutos… Je ne suis plus une petite fille », ai-je déclaré.

Et je me suis avancée. Mes chaussures à hauts talons s’enfonçaient dans le matelas moelleux du lit. J’étais prête à tout.

« Tu as été très bon avec moi, Brutos, ai-je poursuivi. Je veux payer. Je ne veux rien te devoir. »

Je le regardais dans les yeux, provocante… mais prête à me mettre à pleurer s’il me rejetait.

Brutos n’a rien dit. Il s’est dirigé vers sa pièce secrète et a ouvert la porte.

J’ai couru après lui. J’ai failli tomber, à cause de ces échasses immondes sur lesquelles je ne savais pas marcher. Lorsque j’ai voulu entrer avec lui, il m’en a empêchée. J’ai juste eu le temps de distinguer l’éclat d’instruments médicaux, d’un brancard antigrav et de récipients de sérum, avant que son énorme corps ne s’interpose entre la pièce et moi.

« Brutos, je t’aime… »

J’ai insisté, me serrant contre sa cuirasse rougeâtre, donnant des coups de poing dans son abdomen blindé, frottant mon pubis contre lui, avec le désespoir d’une chatte en chaleur et l’aveugle obstination de la petite fille que je n’étais plus. Et je pleurais.

Il a tendu son énorme main tridactyle et m’a soulevée, comme le premier jour. Avec un plus gros effort, m’a-t-il semblé.

Il m’a regardée longuement, les yeux brillants. Puis, d’un coup, il m’a projetée vers le lit, comme on balance un objet qui ne sert plus. Les chaussures à hauts talons, éjectées de mes pieds, ont résonné en tombant sur le sol.

J’ai cru qu’il était furieux et j’ai tremblé en pensant aux coups qu’il pouvait m’infliger. Je me souvenais de la tête de Dingo et des corps tordus des triplés. Et j’ai eu peur. Je me suis recroquevillée pour me protéger. J’étais nue comme un ver, ridicule, et mon masque prétentieux de femelle adulte s’était brisé.

Il s’est approché d’un pas et j’ai fermé les yeux, attendant la raclée. Mais sa voix a sonné étrangement triste, lorsqu’il a dit :

« Non, Liya… Pas toi. Pardonne-moi, si tu le peux… Je crois que les événements ne se sont pas déroulés comme je le pensais, avec toi. Je me suis laissé entraîner beaucoup trop loin. Adieu. »

Puis il a fermé la porte, et je suis restée là, à pleurer, mais de soulagement. Puis je me suis endormie. Il m’avait pardonnée. Tout allait redevenir comme avant, ou mieux, et peut-être, avec le temps, il…

Le lendemain, lorsque je me suis réveillée, la pièce mystérieuse était ouverte. Et vide. Il ne restait aucune trace du laboratoire médical ultra équipé que j’avais entrevu.

Brutos n’était nulle part dans la maison.

Je l’ai fait rechercher. La Sécurité Planétaire de New York s’est montrée très efficace. On l’avait vu prendre un cyber-taxi en direction de Manhattan, d’où décollent les lanceurs, en fin de matinée. Il marchait lentement, l’air fatigué. Il n’avait pas de bagages. Son nom était enregistré au point d’embarquement pour Colossa. Il avait quitté la Terre pour retourner dans son monde. Pour me fuir, sans doute…

J’ai su que je ne le reverrais jamais.

Ensuite, cela a été un cauchemar. À l’exception des programmes pédagogiques et de quelques bricoles, le Château, les animaux, presque tout était à son nom. Je n’ai quasiment rien pu garder… Tout a été saisi par le gouvernement : une fillette de dix ans n’a pas le droit de posséder des biens.

Moins de deux semaines plus tard, avec un millier de crédits et une boîte d’holo-vidéos éducatives pour tout bagage, un aérobus de la Sécurité Planétaire m’a déposée dans le Quartier 13 de Nouveau Cali. J’étais de retour dans l’appartement minuscule, avec ma grand-mère et son alcoolisme.

Mais je n’étais plus la même.

Nous avons dû déménager presque tout de suite. J’avais espéré que la bande et le reste du quartier oublieraient et me pardonneraient. Mais lorsqu’on a écrit le mot « lèche-bottes » avec des excréments sur notre porte, lorsque des ombres fugaces dans un recoin sombre m’ont jeté des pierres, à deux reprises, lorsqu’un groupe en jet-skate a fait tomber ma grand-mère ivre et qu’elle s’est cassé la hanche, j’ai su que j’étais marquée. Pour toujours.

Nous sommes passées du Quartier 13 au 5, dont les loyers étaient plus élevés et le voisinage plus tranquille. Aucune bande n’y sévissait. Je passais mes journées à regarder les holo-vidéos. J’apprenais, tentant de combler les lacunes de mon éducation… et-de ne plus penser à ce que j’avais laissé derrière moi. Ni, surtout, à Brutos. Plus le temps passait, plus mon aventure ressemblait à un rêve. Un joli songe, dont j’aurais voulu ne jamais me réveiller.

Ma grand-mère buvait l’équivalent de plusieurs centaines de crédits chaque nuit et rentrait en titubant au matin, redemandant de l’argent. Je ne refusais jamais. La laisser boire m’évitait d’entendre ses jérémiades et ses menaces lorsqu’elle était privée d’alcool. Peut-être avais-je le cynique espoir que si elle buvait suffisamment, la cirrhose me libérerait plus rapidement d’elle… Et je ne me trompais pas.

« Il n’y a plus rien à faire, à moins de lui payer une greffe du foie. Et vous n’avez pas l’air d’avoir les moyens », a déclaré le vieux médecin de l’Aide Sociale, lorsque je l’ai emmenée à l’hôpital.

Je l’avais trouvée évanouie, brûlante de fièvre, sa peau jaune et fripée comme du parchemin.

Le docteur s’est contenté de lui soulever les paupières puis a conclu, dur et cynique :

« Cirrhose explosive. Mieux vaut qu’elle ne reprenne pas conscience. Tu es sa petite fille, n’est-ce pas ? Alors tu vas devoir choisir pour elle : une semaine à souffrir et à consommer des drogues coûteuses, ou l’euthanasie immédiate. »

J’ai opté pour l’euthanasie. À quarante-deux ans, déjà grand-mère, elle avait bu et vécu suffisamment longtemps. Maintenant, c’était mon tour. Sans elle, ce serait plus facile. Même si j’ignorais ce que j’allais devenir. J’avais toujours su qu’une gamine née dans le Quartier 13 n’a pas beaucoup d’options… Mais c’était difficile après tout ce que j’avais perdu.

Je regrettais Brutos. Je sentais que j’avais tout gâché. Pour avoir voulu qu’il devienne mon amant, j’avais perdu l’être le plus proche que j’aie jamais connu, comme un père ou un ami. Je ne comprenais pas bien la motivation de ses actes, ou pourquoi il était ce qu’il était… mais cela n’avait plus d’importance. S’il voulait revenir, j’étais prête à tout… À le suivre à pied jusqu’au bout du monde, à refaire son lit après ses ébats avec ses répugnants artistes, et même à ne plus jamais lui poser de questions.

À l’hôpital, tandis que je remplissais les formulaires pour la crémation de ma grand-mère, j’ai découvert l’épidémie. Et j’ai commencé à faire des recoupements.

La maladie magenta, la terrible maladie vénérienne des Colossiens, faisait des ravages parmi les artistes plasticiens. Cinquante d’entre eux étaient morts, la peau couverte de plaques violacées, symptôme du mal. Le Département sanitaire de la Sécurité Planétaire ne s’expliquait pas l’apparition de ce foyer épidémico-contagieux et adoptait des mesures contre le fléau tout en recherchant désespérément le nouveau vecteur de la maladie. Parce qu’il paraissait peu probable que celle-ci se soit transmise à autant de monde par le mode habituel de contagion…

Avant même de connaître leurs noms et ou de voir les holo-images de leur agonie, je savais qui ils étaient. Aux derniers stades de la maladie, leurs visages ne montraient plus grand-chose de la satisfaction avec laquelle ils étaient redescendus de la chambre de Brutos. Mais ils arboraient le même dégoût, et un horrible désespoir.

Aucun d’entre eux n’a révélé comment il avait attrapé sa maladie. Ils se contentaient de peindre, de travailler, de créer comme des déments, sachant leur fin proche. C’est ainsi qu’ils utilisaient les crédits que Brutos leur avait donnés, en échange de leur vie et leur santé. Puis ils mouraient.

Un jour, un paquet est arrivé par messagerie hyper-spatiale, directement de Colossa. Si j’ai su de qui il venait avant même de l’ouvrir, le contenu m’a beaucoup surprise : il s’agissait d’une lettre, rédigée à la main sur du papier ordinaire, d’une écriture grossière et tremblante. Elle n’était pas très longue.


Bonjour, Liya. Comment vas-tu ? Bien, d’après ce qu’on m’a dit. Je regrette le décès de ta grand-mère : Mais, sans elle, ta vie est probablement plus… supportable. Une louve solitaire va toujours de l’avant… Et excuse-moi si mes propos te semblent inhumains. N’oublie pas ce que je suis.

J’ai vu les informations et je sais ce qui se passe sur Terre. Je crois que tu sais déjà que je suis le vecteur qu’ils recherchent. Il n’est pas utile que tu les en informes : la maladie magenta est incurableEt, de toute façon, lorsque cette lettre te parviendra, plus personne ne pourra prendre aucune mesure contre moi.

Je souffrais de ce mal depuis des années, sans le savoir. Apparemment, la stérilisation nous rend, nous autres Colossiens, plus contagieux. C’est comme porteur sans symptômes que j’ai contaminé Moy. Et tout l’argent que nous avons gagné ensemble n’a pas pu empêcher sa peau de se couvrir de ces pustules violacées avant de commencer à se dissoudre. Je l’ai tué, Liya. Moi, qui l’aimais tant. Il était l’un des rares êtres qui aient compté dans ma vie.

Durant ses derniers jours, il souhaitait avoir auprès de lui l’un des rares humains qu’il estimait. Un certain JoweUn artiste. Il disait qu’il ne lésinerait pas sur les crédits pour le faire venir. Jowe Raskel. Peut-être que son nom ne t’est pas inconnu. Il est mort dans le Tunnel de fuite avec Friga, ta mère, en tentant de sortir illégalement du Système solaire. Parce que le gouvernement terrien avait refusé de le laisser venir à Ningando, où Moy l’a attendu jusqu’à la fin…

Mais je ne savais rien de tout cela jusqu’à ce que je vienne sur Terre. Lorsque Moy est mort ; et que les premiers symptômes de la maladie commençaient à m’affaiblir, j’ai ressenti de la solitude et j’ai décidé de rechercher ce Jowe. Peut-être ressemblerait-il à Moy. Peut-être que cet ami commun décédé nous ferait partager quelque chose. Je cherchais juste un peu d’affection pour réchauffer mes derniers jours, tu comprends ?

Mais Jowe était mort, et la dernière personne liée à lui était ta mère. Je ne sais pas quelle relation ils avaient, et cela ne m’intéressait pas. Lorsque j’ai su que Friga avait laissé une fille, je suis parti à ta recherche. Tu étais, d’une certaine manière, la dernière chose qui me restait.

À l’époque, je n’avais pas encore conçu le plan de ma vengeance. L’idée m’est venue alors que nous parcourions le monde, une nuit où je pensais combien il était triste qu’une planète aussi riche soit en même temps aussi pauvre. La vengeance. Je devais venger Moy. Tu dois sans doute te poser des questions. Le venger de qui ? Pourquoi ? Quelle responsabilité avaient ces artistes dans la pauvreté de la Terre ? Je pourrais te répondre : aucune. Mais j’étais en colère, loin d’un monde qui me rejetait, et sur le point de mourir. Ce sont des raisons stupides, n’est-ce pas ?

Mais ils étaient coupables. Coupables de solder leur art, de trahir l’histoire de leur monde, de ne pas défendre le Beau. Et ainsi, ma vengeance, d’une certaine manière, n’a été que justice.

Je n’ai pas agi sans discernement. De tous les artistes nécessiteux qui venaient me voir pour me demander mon aide, je n’ai choisi que ceux qui avaient connu Moy ou Jowe. Et parmi ceux-là, seuls ceux qui les avaient oubliés. La plupart du temps, ces misérables avaient décroché un succès qu’ils ne méritaient pas. En réalité, ces types ambitieux n’avaient même pas besoin de ma modeste aide financière… mais ils étaient si habitués à se vendre qu’ils agissaient par réflexe, appâtés par l’argent facile. Des rats pires que la plus cupide des travailleuses sociales. Le fait qu’ils soient vivants, et parfois même prospères, tandis que Moy et Jowe étaient morts les condamnait sans appel.

La maladie magenta est extraordinairement contagieuse. C’est pourquoi je n’ai jamais voulu répondre à tes avances, et non parce que je ne te trouvais pas attirante. J’ai deviné tes intentions avant même que tu en sois consciente toi-même. Et j’admets que j’ai parfois envisagé l’idée sérieusement… Mais tu n’étais coupable de rien. Tu étais l’unique personne me montrant que j’étais capable d’autre chose que la destruction irrationnelle et la vengeance féroce.

J’espère que tu vas bien. Trouve ta vocation au fond de ton cœur, pas en recherchant les crédits et les acclamations. Et, même si tu choisis de devenir ingénieur ou hôtesse de l’air, j’aimerais qu’un jour l’art soit important pour toi. Comme il l’a été pour Moy, pour Jowe, que tu n’as pas connus… et pour moi.

J’espère que tu ne me détestes pas. Que tu me comprends, même un tout petit peu. Que tu réalises que, à ma façon, je t’aimé autant que les enfants qu’ils ne m’ont pas laissé avoir.

Souviens-toi de moi, Liya. Mais vis ta vie. Maintenant, en guise d’adieu, je vais t’aider un peu. Après tout, Moy m’a rendu riche… et je devais choisir une héritière. Ceci, au passage, est peut-être la réponse à ta question : tu voulais tant savoir pourquoi j’avais besoin de toi…

Prends soin de toi.

Brutos.

PS. : Tu m’as toujours traité comme un individu de sexe masculin. Mais, bien que mon espèce possède sept sexes, je suis plus semblable à ta mère et à toi qu’à Moy et à Jowe. Mais j’aimais que tu me prennes pour un mâle. Cela me faisait me sentir plus… protectrice.


Enveloppé dans le même papier que la lettre, il y avait un petit objet oblong. Ma carte Platine.


Six mois se sont écoulés. À présent, je vis dans un petit appartement à Nouveau Sidney, et je travaille avec acharnement pour me présenter aux auditions de l’école Baryshnikov de danse moderne. J’ai le sens du rythme et je suis souple, d’après le professeur privé que j’ai engagé, mais je manque encore de grâce. Et j’aurais bien besoin de chance si je veux concurrencer les adolescentes qui fréquentent les écoles de danse depuis qu’elles ont appris à marcher. Mais j’ai confiance en moi. Si je ne réussis pas, je retenterai l’année prochaine. Ou encore la suivante. Avec sa carte, Brutos m’a offert tout le temps du monde.

J’habite dans un quartier discret où personne n’identifiera la fillette que recherche secrètement la Sécurité Planétaire comme complice du Colossien « vecteur de l’épidémie ». J’ai grandi, j’ai changé de coiffure… Et après ces deux ans qui ont passé, je n’ai plus rien à voir avec la petite Liya maigrichonne qui mesurait un mètre cinquante.

La carte Platine paie toutes mes dépenses. Mais j’évite de la montrer. Les gens poseraient des questions auxquelles je ne pourrais répondre.

Il y a peu de temps, j’ai commencé à utiliser une carte plastique, plus ordinaire, n’ayant qu’un solde créditeur de dix mille crédits. Cela attire moins l’attention.

J’ai choisi un nouveau nom : Brutosa…

Je pense à chaque instant à elle, à Moy, à Jowe, à ma mère… Et, curieusement, je me sens moins seule.

En face de chez moi, vit un garçon de quatorze ans plutôt mignon. Il prépare l’école De Vinci d’arts plastiques, et nous nous sommes croisés quelques fois. Je crois que ses parents sont très fortunés…

Un de ces jours, je l’inviterai à sortir. Aussi riche que soit sa famille, il sera sans doute très surpris de me voir avec une carte Platine. Il le serait beaucoup plus s’il connaissait toute l’histoire. Mais je ne la lui raconterai pas. Il n’en croirait rien et je n’aime pas qu’on me traite de menteuse.

Je leur dirai que je suis la fille d’un couple mort dans un accident, et que l’assurance a payé… Ou quelque chose de ce genre. N’importe quoi, pourvu que cela paraisse moins incroyable que la vérité.

La vérité… Même moi, j’ai peine à l’accepter… Passer de membre d’une bande du Quartier 13 à propriétaire d’une carte Platine, par la grâce d’un xénoïde ! Et sans même avoir couché avec lui…

Et certains pensent que la réalité ne dépasse pas la fiction…

Загрузка...