Pour Ann et Allan Nicholls.
Et pour Hannah, bien sûr.
« Elle connaissait très bien ce type d’homme – les vagues aspirations, la malhonnêteté intellectuelle, les livres jamais ouverts… »
QUESTION : Quel gentilhomme, beau-fils de Robert Dudley, comte de Leicester, un temps favori d’Élisabeth Ire, mena contre cette reine une révolte avortée faute de préparation, qui lui valut d’être décapité en 1601 ?
RÉPONSE : Essex.
Tous les jeunes se font du mouron. C’est normal, inévitable. Grandir, c’est ça. À seize ans, ma plus grande inquiétude dans la, vie c’était de ne plus rien réussir d’aussi brillant, d’aussi noble, d’aussi pur, d’aussi tangible que mon triomphe au brevet des collèges.
Sur le moment, bien sûr, je l’avais joué modeste : pas de diplômes encadrés au mur, ou autre excentricité. Aujourd’hui encore, pour ne pas entretenir un esprit de compétition, je me garderai bien de vous parler de mes notes, mais je ne renie pas le plaisir qu’elles m’ont procuré. « Aptitude » : J’avais seize ans, et c’était bien la première fois que je me sentais apte à quelque chose.
Évidemment, c’est du passé. Du haut de ma dix-huitième année, je veux croire que je suis beaucoup plus cool et plus sage. Alors, comparativement, l’obtention par la suite du diplôme de fin d’études secondaires ne fut qu’une formalité. De surcroît, la notion de mesure de l’intelligence selon un critère ridiculement désuet d’épreuves écrites est à l’évidence fallacieuse. J’ajoute cependant que mes notes à l’examen ont été les meilleures obtenues pour l’année 1985 par le lycée de Langley Street, une institution publique ni chic ni sélective. J’ai eu trois A et un B, à savoir dix-neuf points – voilà, c’est dit, mais en passant, car je doute fort de la pertinence de cette information. Et d’ailleurs, en comparaison d’autres qualités telles que le courage physique, la popularité, une belle gueule, une peau saine et une vie sexuelle active, la simple accumulation de connaissances n’a pas grand intérêt.
Pourtant, comme le disait mon père, l’éducation joue un rôle primordial : elle vous offre des chances, elle vous ouvre des portes. Mais le savoir en soi ne suffit pas ; c’est une impasse. Pour le comprendre, il n’y a qu’à me voir, assis ici, un mercredi après-midi de la fin septembre, dans une usine de grille-pain.
J’ai passé l’été à travailler au service expédition d’Ashworth Electrical. Mon boulot consistait à mettre les toasters dans leurs cartons avant de les envoyer aux détaillants. Comme il n’y a pas quarante mille façons de les disposer, les deux mois écoulés ont été globalement monotones. Le côté positif, c’était le salaire, £ 1,85 l’heure – pas si mal – et autant de toasts qu’on pouvait en avaler. Comme c’est mon dernier jour ici, j’ai ouvert l’œil, guettant la subreptice circulation de la carte d’adieu et la collecte pour le cadeau, mais je n’ai rien vu venir. Je me demandais aussi dans quel pub on irait pour célébrer mon départ, mais comme il est déjà 18 h 15, il est plus raisonnable de croire que tout le monde est rentré chez soi.
Tant mieux en fin de compte, car j’ai d’autres projets. Je rassemble mes affaires, ouvre l’armoire à fournitures, empoche une poignée de stylos à bille et un rouleau de Scotch, et me dirige vers la jetée où j’ai rendez-vous avec Spencer et Tone.
Avec ses 2 360 yards, ou 2 158 kilomètres, la jetée de Southend est officiellement la plus longue du monde. Un peu trop longue, pour être franc, quand on compte y pique-niquer. Nous trimballons douze pintes de Skol en canettes, des boulettes de porc à la sauce aigre-douce, du riz cantonais et une portion chacun de frites au curry – notre participation à la mondialisation du goût en somme –, mais quand nous arrivons au bout, la bière est tiède et le repas, froid. Comme il s’agit d’une célébration, Tone se trimballe en sus son ghetto-blaster ; aussi lourd qu’une petite armoire à glace, en matière de décibels, il ne ferait certainement pas sauter tout un quartier – Shoeburyness à la rigueur, ce désert plus bucolique qu’urbain qui constitue la fin de la ligne de chemin de fer pour Southend. Là, tout de suite, la radiocassette de Tone joue une compilation, The Best of the Zep, tandis qu’assis sur un banc, on regarde le soleil se coucher en majesté derrière la raffinerie de pétrole.
« Tu ne vas pas devenir un connard, j’espère, me dit Tone en décapsulant une bière.
— Pourquoi tu me demandes ça ?
— Il s’interroge, des fois que tu nous la jouerais étudiant, intervint Spencer.
— Mais je suis étudiant. Du moins, je vais l’être, alors…
— Il veut dire : devenir un crétin qui se prend la tête. Le genre qui reviendra à Noël en toge, causera latin, ou dira des choses du genre : “On pourrait concevoir…” et autres inepties.
— Ouais, Tone, c’est tout à fait mon genre.
— Bon, je te conseille d’éviter ; vu que tu es déjà un crétin, tu n’as pas besoin d’en rajouter. »
Il m’appelle sans arrêt « crétin » – ça, et « enfoiré ». Le truc, c’est de pratiquer un petit ajustement linguistique en essayant de penser que ce sont des termes d’affection, tout comme, dans un couple, on se dit « mon chou » ou « mon lapin ». Tone travaille chez Currys, une grosse boîte d’électronique, et il arrive à se faire de petits extras en piquant du matériel hi-fi, telle la grosse radiocassette que nous sommes en train d’écouter. La cassette aussi : il l’a simplement personnalisée avec la compil des Led Zeppelin ; Tone se définit comme un « métalliste » , ce qui fait plus sérieux que rocker ou fan de heavy metal. Il s’habille également en métalliste. Denim bleu clair à tous les étages, longue chevelure blonde gominée coiffée en arrière, genre Viking efféminé. Ses cheveux sont bien le seul élément efféminé de sa personne. C’est un type brutal, pétri de violence. Une soirée réussie en compagnie de Tone, c’est d’arriver à rentrer chez soi sans qu’il vous ait enfoncé la tête dans une cuvette de chiotte avant de tirer la chasse.
On écoute maintenant « Stairway to Heaven ».
« Faut-il vraiment qu’on se farcisse cette connerie hippie, Tone ? demande Spencer.
— Cette “connerie”, c’est les Zep, Spence.
— Je sais, Tone. C’est bien pour ça que je voudrais que tu arrêtes cette saloperie de cassette.
— Mais les Zep règnent, Spence. Ils sont sans rivaux.
— C’est toi qui le dis.
— Pas seulement moi : c’est un groupe important, ils ont une influence incroyable.
— Tu te rends compte qu’ils parlent de lopettes[1], Tony ? C’est gênant, tout de même.
— Pas de “lopettes”, de lutins…
— D’elfes, plutôt, dis-je.
— Ce n’est pas seulement les lutins et les elfes, c’est Tolkien. C’est de la littérature, imbécile. »
Tone adore ces trucs : les livres avec des plans partout et, sur la couverture, des créatures en chemises à cottes de mailles, sabre au clair – le genre de femme qu’il épouserait dans un monde idéal. Ce qui, à Southend, est moins improbable qu’on ne le croirait.
« De toute façon, quelle est la différence entre un lutin et un elfe ? demande Spencer.
— Aucune idée, dit Tony. Demande à Jackson. C’est lui le con diplômé.
— Sais pas non plus, Tone. »
Jimmy Page attaque le solo de guitare. Spencer fait la grimace.
« Ça va finir un jour, ou ça va durer jusqu’à la fin des temps ? demande-t-il.
— Exactement sept minutes, trente-deux secondes de pur génie.
— De pure torture, plutôt, dis-je. D’ailleurs, pourquoi c’est toujours toi qui choisis les groupes ?
— Parce que c’est mon ghetto-blaster.
— Que tu as tiré. Techniquement, il appartient toujours à Currys.
— Ouais, mais j’ai acheté les piles.
— Non, tu les as tirées.
— Pas celles-là. Je les ai achetées.
— Combien ?
— 1,98 livre.
— D’accord. Si je te file 66 pence, on peut écouter quelque chose de potable ?
— Kate Bush par exemple ? D’accord, Jackson, mettons du Kate Bush, tout le monde prend son pied avec Kate – ah, danser et chanter en chœur sur la musique de Kate Bush ! »
Tandis que Tone et moi nous chamaillons, Spencer se penche sur l’appareil et, nonchalamment, éjecte The Best of the Zep qu’il envoie à la mer.
« Hé ! », crie Tone en lui lançant dessus sa canette de Skol tout en lui courant après sur la jetée. Il vaut mieux rester en dehors de leurs bagarres. Tone, sans doute possédé par l’esprit d’Odin ou je ne sais qui, tend à perdre le contrôle de soi et si je m’en mêle, je finirai étendu par terre, Spencer assis sur mes bras maintenus au-dessus de ma tête tandis que Tony me pétera à la figure. Je me tiens donc peinard et bois ma bière tout en regardant Tone essayer de balancer les jambes de Spencer par-dessus la rambarde.
Nous sommes en septembre, mais il y a dans l’air du soir une fraîcheur humide qui annonce la fin de l’été, et je ne regrette pas d’avoir enfilé ma capote achetée au surplus militaire. J’ai toujours détesté l’été : le contre-jour sur l’écran de télévision qui devient irregardable l’après-midi, la contrainte implicite de porter des T-shirts et des shorts. Je déteste les T-shirts et les shorts. Si je m’installais devant la porte d’une pharmacie en T-shirt et short, je suis sûr qu’un brave vieux, me prenant pour une tirelire, essaierait en vain de me glisser une pièce dans la caboche.
Non, ce que j’attends vraiment, c’est l’automne, les feuilles mortes qu’on disperse sous les pieds en parlant avec exaltation des poètes métaphysiques du XVIIe siècle avec une fille prénommée Emma, ou Catherine, ou Françoise, ou je ne sais quoi. Elle porterait des collants opaques en laine noire et arborerait une coupe de cheveux à la Louise Brooks, je la raccompagnerais dans sa petite mansarde sous les toits et nous ferions l’amour devant son radiateur électrique à résistance unique. Après, nous lirions T.S. Eliot à haute voix tout en buvant de minuscules gobelets d’un porto millésimé sur fond sonore de Miles Davis. Voilà comment j’envisage mon avenir immédiat. Mon expérience universitaire, plus précisément. J’aime ce mot d’« expérience ». Il m’évoque Alton Towers – les montagnes russes de tous les parcs d’attractions, en fait.
Leur bagarre terminée, Tone évacue ce qui lui reste d’agressivité en jetant aux mouettes les boulettes de porc à la sauce aigre-douce. Spencer revient en rentrant ses pans de chemise et s’assied à côté de moi ; il ouvre une nouvelle canette qu’il boit avec autant d’élégance que s’il utilisait un verre à cocktail.
Spencer est la personne qui me manquera le plus. Il n’ira pas en fac, alors qu’il est, de loin, le type le plus intelligent que je connaisse, le plus beau aussi, et le plus cool. Je ne le lui dirai pas, bien sûr, parce que ce serait sexuellement inapproprié, mais de toute façon je n’ai pas besoin de le dire puisqu’il le sait. S’il l’avait voulu, il aurait fait des études supérieures, mais il a saboté ses examens ; pas délibérément au sens exact du terme, mais tout le monde l’a vu faire. Il était assis à côté de moi pour l’épreuve d’anglais, celle avec des questions multiples sur les œuvres inscrites au programme. Aux mouvements de son stylo, on voyait bien qu’il n’écrivait pas mais qu’il dessinait. Pour la question sur le théâtre de Shakespeare, il dessinait les Joyeuses Commères de Windsor ; pour celle sur la poésie, il faisait un croquis sous-titré : « Wilfred Owen vit en direct l’horreur des tranchées. » J’ai essayé plusieurs fois de capter son regard, de lui adresser une mise en garde muette et affectueuse du genre « Attention, mon pote… », mais il gardait la tête soigneusement baissée sur ses gribouillages. Au bout d’une heure, il s’est levé et, avant de sortir, m’a fait un clin d’œil – pas insolent, mais plutôt ému –, ce clin d’œil aux yeux rouges que vous adresse le soldat intrépide qu’on emmène au peloton d’exécution.
Après, il ne s’est tout simplement plus présenté aux épreuves. En privé, on a prononcé une fois ou deux les mots « dépression nerveuse », mais Spencer était bien trop cool pour craquer. Ou, s’il l’avait fait, il avait réussi à donner de ce qui le fragilisait une image aussi cool que lui. Ce que j’en pense vraiment ? Ce truc existentiel torturé à la Jack Kerouac est super jusqu’à un certain point : s’il interfère avec vos études, ça ne va plus.
« Alors, qu’est-ce que tu vas faire, Spence ? »
Il me fixe, les yeux réduits à deux fentes.
« Tu veux dire quoi, par “faire” ?
— Je parle du boulot.
— J’en ai un, de boulot. »
Spencer pointe au chômage tout en travaillant au noir pour la station-service de l’A 127 ouverte toute la nuit.
« Je sais qu’aujourd’hui tu en as un, mais après ? »
Il a le regard fixé au loin, sur l’estuaire, et je regrette d’avoir abordé le sujet.
« Ton problème, Brian, mon ami, c’est que tu sous-estimes les charmes de la vie nocturne dans une station-service : je peux manger toutes les sucreries que je veux, lire tous les atlas routiers que je veux, inhaler des vapeurs très intéressantes. Je peux même boire du vin à l’œil, si j’en veux. » Il avale une grande goulée de bière, cherchant visiblement un moyen de changer de sujet. Plongeant la main dans son blouson vintage Harrington, il en sort une cassette avec des titres manuscrits sur la jaquette. « J’ai fait ça pour toi. Pour que tu fasses croire à tes futurs copains étudiants que tu as des goûts musicaux corrects. »
Je la prends en main. Sur le dos, Spence a écrit en capitales, et en 3D : Compilation pour Bri en FAC. Du travail d’artiste.
« C’est super, Spence. Merci, vieux.
— Ça va, Jackson, c’est juste une cassette vierge à 69 pence achetée en solde. Pas la peine d’en faire un fromage. »
Mais nous savons tous deux que quatre-vingt-dix minutes d’enregistrement de compil représentent au bas mot trois heures de travail. Encore plus si on se donne le mal de designer le dos plastique.
« Mets-la dans l’appareil avant que cet abruti de Tone revienne. »
J’insère la cassette et appuie sur Lecture. Curtis Mayfield chante « Move on Up ». Spencer était autrefois un mod, un « moderniste » qui, suivant le conseil de Curtis Mayfield, avait « bougé », mais en délaissant les nouveautés pour s’intéresser aux activistes blacks, aux classiques de la soul, de la funk et du rhythm’n’blues tels Al Green ou Gil Scott-Heron, ancêtre du hip-hop. Ce genre de trucs. Spencer est si cool qu’il aime même le jazz. Pas seulement Sade et The Style Council, mais le vrai jazz, irritant et ennuyeux. On reste assis un moment à écouter. Tone, pour leur faire rendre les pièces, est maintenant en train de cajoler les télescopes de la pointe d’un couteau à cran d’arrêt acheté lors d’une sortie scolaire à Calais ; Spence et moi le regardons faire avec l’indulgence résignée de parents devant leur ado affligé de troubles aigus du comportement.
« Alors, tu reviendras les week-ends ? me demande Spence.
— Je ne sais pas. J’espère bien. Mais pas tous.
— Débrouille-toi, vieux. Autrement, je serai coincé ici avec Conan le Barbare… »
Spencer désigne du menton Tone qui fait maintenant des ciseaux en l’air pour démolir les télescopes.
« On devrait porter un toast, non ? »
Spencer me regarde en faisant la moue. « Un toast ? Pour quoi faire ?
— Eh bien, boire à l’avenir, je ne sais pas, moi. »
Spence soupire et trinque avec moi – canette contre canette.
« Alors, à l’avenir, et à la disparition de ton acné.
— Va te faire voir, Spencer.
— Va te faire voir, Brian. »
Mais il rit.
Aux dernières canettes, on est plutôt beurrés. Étendus sur le dos, moi entre mes deux meilleurs amis, on se tait en écoutant la mer et Otis Redding qui chante « Try a Little Tenderness » ; le ciel dégagé est plein d’étoiles, et j’ai l’impression que la vraie vie va enfin commencer, qu’absolument tout est possible.
Je veux pouvoir écouter des sonates pour piano et savoir qui les a composées. Je veux assister à des concerts de musique classique et savoir à quel moment on peut applaudir. Je veux piger le jazz moderne sans me dire que les musiciens font des fausses notes. Je veux connaître les origines exactes du Velvet Underground et le nom de tous ses membres. Je veux m’immerger dans le Monde des Idées, je veux comprendre les théories économiques complexes et ce que les gens trouvent à Bob Dylan. Je veux des idéaux politiques à la fois radicaux et humanistes et des débats passionnés mais argumentés, autour de tables de cuisine en pin, où je dirai des choses du genre : « Définis tes termes ! » et « Ton axiome est de toute évidence spécieux ! » avant de découvrir que le soleil vient de se lever et que nous avons parlé toute la nuit. Je veux utiliser en toute confiance des mots comme « éponyme », « solipsisme » et « utilitariste ». Je veux apprendre à apprécier les bons vins, les liqueurs exotiques et les whiskeys pur malt ; apprendre à les boire sans avoir l’air d’un parfait idiot, et manger des mets aux noms bizarres tels les œufs de charadriidés et le homard thermidor – des choses a priori infectes, sinon imprononçables. Je veux faire l’amour en toute sobriété, sans la moindre crainte, en plein jour (ou, du moins, avec la lumière allumée) à des femmes belles, sophistiquées et intimidantes ; je veux apprendre à parler couramment plusieurs langues (et peut-être même une langue morte ou deux), et garder toujours sur moi un petit carnet de cuir dans lequel je noterai les pensées percutantes qui me viennent, sans compter les inévitables poèmes. Plus que tout, je veux lire tous les livres – pavés, livres en papier bible reliés de cuir avec des rubans rouges pour marquer la page, recueils d’occasion poussiéreux de poésies diverses, essais parfaitement indigestes commandés à prix d’or à des universités étrangères.
À un certain moment de ma vie, j’espère qu’on m’estimera capable d’avoir des idées originales. Je voudrais plaire, et même être aimé, mais pour ça, on verra. Quant à mon futur métier, je ne sais pas encore ce qu’il sera, mais j’irai l’exercer le matin sans avoir l’estomac noué et il ne m’inspirera aucun mépris, même s’il m’assure une certaine sécurité financière. Voilà ce qu’une éducation universitaire va me procurer.
On finit la bière puis la situation dégénère. Tone lance mes souliers à la mer et je dois rentrer chez moi en chaussettes.
QUESTION : Dans quel film de Michael Powell et Emeric Pressburger de 1948, librement inspiré d’un conte d’Andersen, Moira Shearer danse-t-elle jusqu’à la mort devant une locomotive à vapeur ?
RÉPONSE : Les Chaussons rouges.
Le 16 Archer Road, comme toutes les habitations de cette rue, est une maison jumelée à un seul étage. Une maisonette, comme on dit ici, que les Français définiraient tout simplement comme une maisonnette tellement elle est petite. J’y vis avec ma mère. Un garçon de dix-huit ans et une veuve de quarante et un ans entassés là-dedans, c’est d’un inconfort suprême. Vous voulez un exemple ? Ce matin, à 8 h 30, je suis encore au lit en train d’écouter sur la BBC le Breakfast Show tout en contemplant mes maquettes d’avion pendues au plafond. Je sais bien que j’aurais dû depuis longtemps ôter ces mobiles qui, depuis deux ans, avaient perdu leur dimension touchante et nunuche pour devenir plaisamment kitsch. Je les ai donc laissés où ils étaient.
Maman entre, puis elle frappe.
« Bonjour, chère marmotte, dit-elle.
— Frapper, ça ne te vient pas à l’idée ?
— Mais j’ai frappé !
— Oui : après être entrée.
— Et alors ? J’interromps quelque chose de privé ? (Ton vaguement polisson.)
— Non, mais…
— Ne me dis pas que tu as caché une fille dans ton lit. (Elle tiraille un coin du duvet.) Allez, cocotte, sors d’ici. N’aie pas honte. Qui que tu sois, expliquons-nous entre femmes. »
Je remonte le duvet au-dessus de ma tête.
« Je descends tout de suite, dis-je.
— Bon sang, ça pue ici. Tu t’en rends compte ?
— Je ne t’entends pas, maman.
— Ça sent le garçon. Comment vous débrouillez-vous, les jeunes, pour sentir le fauve ?
— Une chance que je parte, hein ?
— À quelle heure est ton train ?
— 12 h 15.
— Alors qu’est-ce que tu fais encore au lit ? Tiens, un cadeau d’adieu pour toi. »
Elle m’envoie un tube en plastique qui ressemble à un étui de balles de tennis. Il contient trois slips d’homme en coton, roulés serrés. Rouge, blanc et noir : les couleurs du drapeau nazi.
« Maman, tu n’aurais pas dû…
— Oh, ce n’est pas grand-chose.
— Non, je veux dire que j’aurais préféré que ce ne soit pas… ça.
— Ne fais pas le malin. Lève-toi, mon garçon. Tu as tes bagages à faire. Et ouvre une fenêtre, je te prie. »
Après son départ je secoue le tube en plastique pour faire tomber les slips sur le duvet, savourant la virile solennité de l’occasion. Car ce sont définitivement les derniers sous-vêtements que ma mère m’achètera. Le blanc ? Ça va. Le noir ? Il durera (pas salissant). Mais le rouge ? Il est censé être « osé », ou je ne sais quoi. Pour moi, les slips rouges signifient « stop », et « danger ».
N’empêche que, possédé par un esprit d’aventure, je me lève et enfile le slip écarlate en pensant que, contrairement aux chaussons rouges du film, j’arriverai à l’enlever. En me regardant dans la glace du placard, j’espère que oui, car on dirait qu’on m’a tiré une balle dans l’aine. Je remets néanmoins mon pantalon de la veille et, l’haleine chargée et les dents entartrées, encore un peu dans les vapes à cause des Skol de la veille au soir, je descends prendre mon petit déjeuner. Ensuite, je me ferai couler un bain, expédierai ma valise et décamperai. J’ai du mal à y croire. J’ai du mal à croire que je peux partir d’ici.
Bien entendu, aujourd’hui, le grand défi, c’est de faire mes bagages, quitter la maison et monter dans le train sans que maman me dise : « Papa aurait été fier de toi. »
Un mardi soir de juillet : il fait encore jour dehors, les rideaux sont à moitié tirés pour qu’on puisse voir correctement l’écran de télé. Je suis en pyjama et robe de chambre, tout juste sorti du bain, le goût du Dettol dans la bouche. Je me concentre à mort sur le bombardier Airfix 1/72 Lancaster posé sur le plateau à thé que j’ai sur les genoux. Papa, tout juste rentré du travail, boit une bière brune ; la fumée de sa cigarette flotte dans le soleil couchant.
« PREMIÈRE QUESTION À DIX POINTS : QUEL SOUVERAIN ANGLAIS A VU LA FIN DU SERVICE ACTIF ? »
« George V », dit papa.
« George III, dit Wheeler, Jesus College, Cambridge.
— Exact. La belle commence avec une question sur la géologie. »
« Tu t’y connais en géologie, Brian ?
— Un peu », dis-je, au culot.
« D’APPARENCE CRISTALLINE OU VITREUSE, LAQUELLE DES TROIS CATÉGORIES DE ROCHE EST FORMÉE PAR LA SOLIDIFICATION DE LA MATIÈRE TERRESTRE EN FUSION ? »
Je connais la réponse. J’en suis sûr.
« Volcanique », dis-je.
« Magmatique, dit Armstrong, Jesus, Cambridge.
— Exact. »
« Tu y étais presque », me dit papa.
« COMMENT DÉFINIT-ON LA TEXTURE DES ROCHES MAGMATIQUES CONTENANT DE GROS CRISTAUX APPARENTS NOMMÉS PHÉNOCRISTAUX ? »
Je tente le coup :
« Granuleuse », dis-je.
« Porphyrique ? hasarde Johnson, Jesus, Cambridge.
— Exact. »
« Tu y étais presque », me dit papa.
« “PORPHYRIA’S LOVER”, DANS LEQUEL LE PROTAGONISTE ÉTRANGLE SA BIEN-AIMÉE AVEC LA TRESSE DE SES CHEVEUX… (MINUTE, JE LA CONNAIS CELLE-LÀ !) A ÉTÉ ÉCRIT PAR QUEL POÈTE NARRATIF VICTORIEN ? »
C’est Robert Browning : on l’a étudié la semaine dernière en cours d’anglais.
« Robert Browning », dis-je, en essayant de ne pas hurler.
« Robert Browning, répond Armstrong, de Jesus, Cambridge.
— Exact. » L’assistance applaudit Armstrong, de Jesus, Cambridge, mais en réalité nous savons tous deux que les applaudissements sont pour moi.
« Bon sang, Bri, comment sais-tu ça ? demande papa.
— Je le sais, c’est tout. »
Je me retiens de me retourner pour regarder son visage, voir s’il sourit, ce qu’il fait rarement ces temps-ci – pas en rentrant du boulot de toute façon – mais je ne veux pas paraître suffisant ; je me contente de regarder son visage reflété sur l’écran. Il tire sur sa clope et pose la même main sur ma tête, comme un cardinal, et me caresse les cheveux de ses longs doigts tachés de nicotine.
« Tu vas te retrouver un jour là-bas, si tu ne fais pas gaffe », dit-il.
Pour une fois, je me sens intelligent, futé, sagace. Je me souris à moi-même.
Mais après, j’en rajoute. Je tente de répondre à toutes les questions et je me plante régulièrement, mais cela n’a pas d’importance, car ce jour-là, j’ai su au moins une chose, et une prochaine fois, j’en saurai d’autres.
L’honnêteté me pousse à confesser que je n’ai jamais été l’esclave de la mode et de ses fluctuations. Ce n’est pas que je sois antimode, c’est juste que les divers mouvements auxquels j’ai appartenu ne m’ont jamais vraiment convenu. En fin de compte, la dure réalité, c’est que si vous êtes un fan de Kate Bush, de Charles Dickens, de Scrabble, du naturaliste David Attenborough et du quiz University Challenge, il ne vous reste pas grand-chose en termes de mouvements de jeunesse.
Ce n’est pas faute d’avoir essayé. À une certaine époque, l’idée que j’étais peut-être un gothique m’empêchait de dormir, mais je crois que c’était juste une phase. De plus, être un gothique mâle vous oblige à vous déguiser en vampire aristocratique, et s’il y a un rôle dans lequel je ne serai jamais convaincant, c’est bien celui-là. Je n’ai tout simplement pas les pommettes qu’il faut. Et leur musique ! Elle est atroce.
Je n’ai donc jamais vraiment essayé de me frotter aux subcultures jeunes. Je suppose qu’on pourrait définir mon style personnel comme décontracté mais classique. Je préfère les pantalons de coton à pli au denim, et le denim noir au bleu. Les pardessus doivent être épais et longs, avec le col relevé, les écharpes doivent être à glands mais pas trop, noires ou bordeaux, et elles sont essentielles entre le début septembre et la fin mai. Les souliers doivent être à semelles fines, pas trop pointus et – capital – on ne doit les porter que noirs ou marron avec des jeans.
Je n’ai pourtant pas peur d’expérimenter, surtout en ce moment où j’ai l’occasion de me réinventer. La vieille valise de mes parents ouverte sur le lit, je passe en revue les achats que j’ai faits pour l’occasion. Vient en premier ma veste d’ouvrier, une sorte de caban incroyablement dense, noir et chaud, qui donne l’impression d’avoir un âne[2] sur le dos. J’en suis assez content, ainsi que du mélange de bohème artistique et de travail de force qu’elle symbolise – « Bon, Shelley, c’est bien beau, mais faut que j’aille goudronner. »
Puis viennent les cinq chemises de grand-père aux tons assortis de bleu et de blanc que j’ai payées £ 1,99 pièce lors d’un raid londonien sur Carnaby Street, mené en compagnie de Tone et Spencer. Spencer les déteste, mais moi, je les trouve fabuleuses, surtout combinées au gilet noir dégoté pour 3 livres dans une vente de charité au profit des personnes âgées. J’ai dû le cacher à maman, non qu’elle ait quelque chose contre les vieux, mais parce qu’elle trouve que porter des vêtements d’occasion, c’est vulgaire – la dernière étape de la déchéance avant de faire les poubelles pour se nourrir. L’effet que je recherche avec ce gilet, ces chemises et les lunettes rondes cerclées, c’est celui du jeune officier commotionné que l’on a arraché aux horreurs du front pour lui faire effectuer un service civil dans une ferme d’un village paumé du Gloucestershire où il se heurte à la méfiance bourrue des gens du coin, mais où il est aimé en secret et de loin par la fille du pasteur, une suffragette splendide et livresque adonnée au pacifisme, au végétarisme et à la bisexualité. Mon gilet est vraiment fabuleux. De plus, il n’est pas d’occase, il est vintage.
Puis il y a la veste de velours côtelé brun de papa. Je la pose à plat sur le lit et en croise soigneusement les manches sur la poitrine. Il y a devant une légère tache de thé qui date d’il y a deux ans, quand j’ai commis l’erreur de vouloir la porter pour une soirée disco de l’école. Je sais que cela peut sembler un peu morbide, mais je pensais que ce serait un beau geste, une sorte de tribut payé à mon père. J’aurais dû en parler à ma mère avant : quand elle m’a vu devant la glace vêtu de la veste de papa, elle s’est mise à hurler et m’a jeté sa tasse de thé dessus. Quand elle a finalement compris que ce n’était que moi, elle a éclaté en sanglots et, étendue sur le lit, elle a pleuré une demi-heure – de quoi vous bousiller le moral avant une fête, je vous jure. Quand elle s’est calmée et que j’ai pu aller à la soirée disco, voici la conversation que j’ai eue avec mon grand amour de la semaine, Janet Parks :
MOI : Tu viens danser ce slow, Janet ?
JANET PARKS : Jolie veste que tu as là, Bri.
MOI : Merci.
JANET PARKS : D’où elle vient ?
MOI : Elle était à mon père.
JANET PARKS : Mais je croyais ton père… mort ?
MOI : Ouais.
JANET PARKS : Et tu portes la veste de ton père mort ?
MOI : Affirmatif. Alors ce slow ?
À ce stade Janet Parks met la main devant sa bouche puis s’éloigne de moi pour aller chuchoter dans un coin, en me montrant du doigt, avec Michelle Thomas et Sam Dobson avant de se tirer avec Spencer Lewis. Je n’en veux à personne, d’autant plus qu’à la fac, cet épisode n’aura plus aucune importance. Personne n’en saura rien sauf moi. À la fac, ce vêtement ne sera qu’une chouette veste de velours, point. Je la plie et la mets dans ma valise.
Maman entre, puis frappe. Je referme en hâte le couvercle pour qu’elle ne voie pas l’objet de son émoi. Elle semble déjà assez déprimée comme ça. Après tout, elle a pris sa matinée rien que pour pouvoir pleurer.
« Tu es presque prêt, on dirait.
— Presque.
— Tu ne veux pas emporter la friteuse ?
— Non, je m’en passerai très bien, maman.
— Mais qu’est-ce que tu vas manger alors ?
— Il m’arrive d’avaler autre chose que des frites, tu sais.
— Non, justement !
— Bon, je vais essayer alors. De toute façon, il y a les précuites qu’on n’a qu’à mettre au four. »
Je me retourne pour vérifier qu’elle sourit presque.
« Dépêche-toi. »
Le train ne partira que dans des heures mais ma mère confond les gares avec les aéroports internationaux, où il faut arriver horriblement en avance. Nous n’avons jamais pris l’avion, mais c’est tout juste si elle ne m’a pas obligé à aller me faire vacciner.
« Je partirai dans une demi-heure », dis-je. Il y a un silence. Puis maman dit quelque chose que je ne suis pas sûr d’avoir compris, mais qui me semble plus ou moins dans le registre « Papa serait fier, etc. ». Elle décide néanmoins de le garder pour plus tard et tourne les talons. Je m’assieds sur la valise pour la fermer puis m’étends sur mon lit, regardant ma chambre pour la dernière fois. Le genre de moment où je fumerais si je fumais.
Je n’arrive pas à croire que ça m’arrive vraiment. Je me sens adulte, enfin indépendant. Ne devrait-il pas y avoir une cérémonie quelconque ? Dans certaines tribus d’Afrique, il y aurait des rites initiatiques incroyables qui dureraient quatre jours, impliquant tatouages et hallucinogènes puissants à base de jus de crapaud pressé, et les sages du village enduiraient mon corps de sang de singe. Ici, en fait de rites de passage, il y a trois pantalons neufs et un duvet fourré dans un sac-poubelle.
En bas, je vois qu’on m’a préparé deux cartons à céréales géants remplis de tous les ustensiles de cuisine de la maison. Je suis sûr que la friteuse y est, astucieusement cachée sous de la vaisselle, le toaster que j’ai piqué chez Ashworth Electrical, une bouilloire, un exemplaire des Mille et Une Recettes pour réussir un hamburger et une boîte à pain remplie de six buns farinés et d’une miche extra-blanche. Il y a même une râpe à fromage, alors que maman sait que j’ai horreur du fromage râpé. « Je ne peux pas transporter tout ça », dis-je. Nous gaspillons les derniers moments symboliques et touchants de ma vie à la maison à ergoter : ai-je vraiment besoin d’un fouet à œufs et d’un grille-pain ? Non, il y en aura un là-bas. Et oui, j’ai besoin de la chaîne stéréo et des baffles. Une fois les négociations terminées, je me retrouve avec une valise, un sac à dos occupé par la stéréo et les livres, plus deux sacs-poubelle remplis d’oreillers et, sur les instances de ma mère, de serviettes de table.
Il est enfin temps de partir. J’insiste pour qu’elle ne m’accompagne pas à la gare car la rupture sera plus frappante, plus symbolique ainsi. Je suis sur le pas de la porte lorsqu’elle tire de son sac un billet de 10 livres, miniaturisé à force d’être plié, qu’elle me pose cérémonieusement sur la paume comme si c’était un rubis.
« Maman…
— Allez, prends-le.
— Ce n’est pas la peine…
— Allez. Et prends soin de toi.
— Promis.
— Et mange un fruit de temps à autre, et… (je sens sa gorge se serrer, ça y est)… Tu sais, n’est-ce pas, combien ton père serait fier de toi. »
Je pose un rapide baiser sur les lèvres sèches qu’elle me tend et, chargé comme un baudet, je marche en crabe jusqu’à la gare.
Durant le trajet, je mets mes écouteurs et me passe ma compil personnelle de Kate Bush, spécialement préparée pour l’occasion. Les enregistrements sont de qualité, mais notre stéréo est tellement médiocre que j’entends maman me hurler que les côtelettes sont cuites en plein milieu de « The Man with the Child in His Eyes ».
J’ouvre solennellement mon exemplaire neuf de La Reine des fées. (Nous allons étudier Spenser au premier trimestre.) Je me suis toujours considéré comme un bon lecteur, un garçon ouvert et tout, mais ce livre me paraît absurde. Je le pose après avoir lu les dix-huit premières lignes et me concentre sur Kate Bush, sur le paysage qui défile à toute allure, et sur le peaufinage de mon image – celle d’un garçon à l’air songeur, compliqué et intéressant. J’ai pour moi seul une grande fenêtre, quatre sièges et une table, une canette de coca et un Twix. Seule manque à mon bonheur la fille canon qui viendrait s’asseoir en face de moi et me dirait quelque chose comme…
« Excusez-moi, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que vous lisiez La Reine des Fées. Vous n’iriez pas par hasard à l’université étudier la littérature anglaise ?
— Justement, si.
— Mais quelle coïncidence fabuleuse ! Ça ne vous dérange pas que je me joigne à vous ? Au fait, je m’appelle Emily. Dites-moi, vous intéressez-vous par hasard à la musique de Kate Bush ? »
Ma conversation est si sophistiquée, si courtoise, si spirituelle, l’air que nous respirons tous deux est tellement chargé d’électricité sexuelle qu’au moment où nous arrivons à la gare, Emily, de l’autre côté de la table, se penche vers moi en mordant sa lèvre inférieure sensuelle et, l’air de ne pas y toucher, me dit : « Écoutez, Brian, je vous connais à peine et je n’ai encore jamais dit ça à un homme jusqu’ici, mais nous pourrions peut-être aller dans… un hôtel, ou quelque chose. Je ne peux combattre plus longtemps mon attirance pour vous… » J’acquiesce avec un sourire las signifiant : « Pourquoi cela m’arrive-t-il chaque fois que je prends le train ? » puis lui prenant la main, je l’emmène à hôtel le plus proche.
Sauf que, minute : tout d’abord, mes bagages, qu’est-ce que j’en fais ? Je peux difficilement débarquer dans un hôtel avec deux sacs-poubelle noirs, non ? Et l’argent ? Celui que j’ai gagné cet été dans ce petit boulot à l’usine est déjà passé dans la location de mon logement universitaire, je ne toucherai le chèque de ma bourse que la semaine prochaine, et, bien que n’ayant jamais mis les pieds à l’hôtel, je sais que c’est cher : 40 ou 50 livres pour… ne nous cachons pas la vérité… quelque chose qui durera dix minutes : quinze pénétrations avec un peu de chance, et un moment d’extase sexuelle bousillé par l’idée du rapport qualité-prix. Emily pourrait me proposer de partager le coût de la chambre, mais je serais obligé de refuser sous peine de lui sembler sordide. Et même si je finissais par accepter, il faudrait qu’elle me passe le fric, et on ferait ça quand ? Avant ou après l’amour ? De toute façon, ce geste ôterait à notre rencontre sa légère mélancolie, son côté doux-amer. Emily trouverait bizarre que je m’attarde pour profiter du confort fourni dans le prix. « Très chère Emily, faire l’amour avec toi fut beau et étrangement poignant. Mais maintenant, pourrais-tu m’aider à sortir les serviettes de mon sac à dos ? » De plus, est-ce judicieux de se précipiter au lit avec une camarade de fac ? Et si la tension sexuelle régnant entre nous contrariait notre travail ? Non, à la réflexion, l’idée n’est pas terrible. Mieux vaut fréquenter un peu Emily avant d’avoir une relation physique avec elle.
Quand le train entre en gare, je suis plutôt soulagé que cette créature de rêve soit restée telle.
La gare est au sommet d’une colline qui domine la ville. Je traîne mes sacs et ma valise dans la pente. C’est la deuxième fois que je viens dans cette ville depuis mon entretien préliminaire. D’accord, sur le plan du prestige, ce n’est pas Oxford ou Cambridge, mais cette université vient en troisième position, et il y a aussi des clochers et des flèches. Ce qu’il faut pour vous faire rêver.
QUESTION : Quel roman en vogue écrit en 1886 par Frances Hodgson Burnett et maintes fois adapté pour la scène a-t-il inspiré aux jeunes garçons la mode des cheveux longs et bouclés et des costumes de velours à col de dentelle ?
RÉPONSE : Le Petit Lord Fauntleroy.
Pour le logement, l’administration universitaire m’avait fait remplir une fiche. À la section hobbies et centres d’intérêt, j’avais écrit : lecture, cinéma, musique, théâtre, natation, badminton, socialisation !
Une liste peu révélatrice, même pas totalement honnête. La lecture, oui, mais qui ne la mentionne pas ? Pareil pour « cinéma » et « musique ». « Théâtre », c’est un mensonge. Je déteste le théâtre. J’ai joué dans des pièces, mais j’en ai très peu vu, à part un spectacle éducatif itinérant en faveur de la sécurité routière qui, quoique interprété avec allant, brio et panache, n’avait pas opéré des miracles sur moi, esthétiquement parlant. Mais il faut faire semblant d’aimer le théâtre. C’est la loi. La « natation », c’est très exagéré ; je la pratique à peu près comme tout animal jeté à l’eau. Comme il fallait que je trouve un truc un peu physique, j’ai écrit « badminton », un jeu que je jouerais si on m’y obligeait en me mettant un revolver sur la tempe, le Scrabble n’étant pas considéré comme un sport. (Je veux dire, il leur faut quoi, exactement, comme degré de pénibilité ?) Quant à la « socialisation », elle aussi était une exagération. « Solitaire et sexuellement frustré » auraient été des termes plus justes, mais on m’aurait pris pour un malade. À propos, le point d’exclamation après « socialisation », c’était pour suggérer mon irrévérence, ma désinvolture, ma décontraction naturelles.
Je n’avais donc pas donné aux responsables du logement étudiant des éléments probants, mais cela n’explique toujours pas pourquoi ils m’ont collé dans cette bâtisse sinistre avec Josh et Marcus.
Richmond House est une maison mitoyenne en brique rouge perchée sur une colline raide d’accès, commodément située à plusieurs miles de tout arrêt de bus. Quand j’y arrive enfin, mon caban est mouillé de sueur. La porte d’entrée est ouverte, et le hall, bourré de cartons, de vélos de course, d’avirons, de battes et de jambières de cricket, d’équipements de ski, de caissons d’oxygène et de combinaisons de plongée. Le lieu évoque la cache où on a planqué le butin d’un magasin de sport cambriolé. Je pose ma valise là où il reste de la place, quasiment sur le seuil, et, le cœur battant, j’enjambe les obstacles pour aller faire connaissance avec mes colocataires.
La cuisine, éclairée au néon, ressemble à celle d’un internat ; elle sent la Javel et, curieusement, la levure. Devant l’évier, deux garçons, un blond gigantesque et un petit brun boutonneux à face de rat, remplissent d’eau une poubelle avec un flexible de douche fixé au robinet. The Cult gueule « She Sells Sanctuary » dans la radiocassette et je dois me farcir ce rock gothique un bon moment car ils ne m’entendent pas les interpeller. Après force « Salut ! » et « Hello ! » de ma part, le blond finit par lever la tête. J’ai toujours mes sacs-poubelle à la main.
« Oh, salut. Vous êtes l’éboueur je présume ! »
Il baisse un poil la musique et bondit vers moi comme un labrador amical pour me serrer vigoureusement la main ; je m’en rends compte, c’est la première fois que je serre la main de quelqu’un de mon âge.
« Tu dois être Brian. Je suis Josh, et voici Marcus. »
Marcus est rabougri, plein de furoncles, avec des traits ramassés au centre du visage, mal dissimulés par des Ray-Ban d’aviateur qui dissimulent singulièrement mal son inaptitude à piloter un avion. Il m’examine de pied en cap avec ses petits yeux de rat, renifle, puis tourne de nouveau son attention vers la poubelle en plastique. Josh, lui, continue à bavarder, sans attendre mes réponses, avec une voix tout droit sortie des actualités Pathé. « Comment es-tu arrivé ici ? Transports publics ? Où habitent tes parents ? Tu te sens bien ? Tu es positivement en nage. »
Josh porte des boots souples genre Peter Pan, un gilet beige en velours – il n’a pas dû transpirer pour se le payer, lui –, une chemise de pirate pourpre et un jean noir si serré qu’on peut distinguer la forme de ses testicules. Il a la même coupe de cheveux que Tone – cette « Viking » efféminée qui est la marque du métalliste convaincu, complétée ici par une fine moustache de dandy lui conférant un faux air de mousquetaire ayant égaré sa rapière.
« Qu’est-ce qu’il y a dans la poubelle ? dis-je.
— De la bière maison. On se disait que le plus tôt on commencerait la fermentation, mieux ce serait. Tu peux te joindre à nous, si tu veux. On divisera le coût en trois.
— D’accord…
— C’est 10 livres par personne pour la levure, le concentré de houblon, les tubes, le tonneau, tout le kit, quoi. Mais dans trois semaines, tu pourras savourer de la traditionnelle Yorkshire Bitter à 6 pence la pinte.
— Un cadeau !
— Marcus et moi, on est des bouilleurs de cru redoutables. À l’internat, notre petit commerce clandestin dans les dortoirs nous a été tout à fait profitable. Sauf qu’une fois, on s’est planté sur le taux maximal de méthanol autorisé. Deux externes ont perdu la vue.
— Vous étiez dans la même école ?
— Oui. Inséparables. Des siamois collés par la hanche, hein, Marcus ? (Marcus renifle son approbation.) Et toi, tu étais où ?
— Oh, je suis sûr que ça ne te dira rien : Langley.
— Jamais entendu parler.
— L’école polyvalente de Langley Street, à Southend ?
— Connais pas.
— Southend, dans l’Essex, dis-je.
— Que dalle. T’as raison. Ton école est inconnue au bataillon. Tu veux que je te montre tes quartiers ? »
Je monte à l’étage derrière Josh, avec Marcus qui sautille comme un rat sur mes talons. Nous enfilons un couloir gris cuirassé décoré de consignes à respecter en cas d’incendie. Nous passons devant leurs chambres, encombrées de cartons et de valises mais malgré tout spacieuses. Au bout du couloir, Josh ouvre à la volée la porte d’une pièce qui ressemble à une cellule de prison.
« J’espère que tu ne te vexes pas, vieux. Mais on est arrivé avant toi.
— Pas de problème.
— On a tiré les chambres au sort. On voulait défaire nos bagages. S’installer, tu vois ?
— Bien sûr. Tout à fait. »
J’ai l’impression qu’on me mène en bateau et me jure de ne plus jamais faire confiance à un homme en gilet de velours. Le truc, maintenant, c’est de m’affirmer sans trop la ramener.
« C’est petit, non ? dis-je.
— Petites, ces chambres le sont toutes, Brian. Et on a tiré au sort loyalement.
— On peut tirer au sort quand on est trois ? »
Silence. Josh fronce les sourcils en mâchant des mots qu’il ne prononce pas.
« On peut retirer si tu ne nous crois pas, renifle Marcus avec indignation.
— Non, c’est juste que…
— Bon, on te laisse t’installer. Heureux de t’avoir à bord ! »
Ils se tirent en chuchotant pour aller retrouver leur poubelle à bière.
Ma piaule ressemble à un lopin de terre piochée. Mauvaise pioche. Elle est aussi accueillante que la scène d’un crime. Un matelas pour une personne posé sur un sommier métallique, une armoire et un bureau en contreplaqué du même ton et deux étagères en formica effet bois. Les tapis, d’un brun boueux, semblent tissés avec des poils pubiens compactés. Au-dessus du bureau, une fenêtre aux vitres sales donne sur le local à poubelles. Un avis encadré m’avertit que l’usage de Patafix au mur est puni de mort. Cela dit, je voulais une mansarde, eh bien je l’ai. Autant s’en accommoder.
Mon premier geste est de brancher la stéréo pour écouter Never for Ever, le glorieux troisième album de Kate Bush. Je range le reste des disques compacts près de la chaîne en hésitant sur celui dont la couverture sera visible de la chambre. J’essaie Revolver, des Beatles, Blue, de Joni Mitchell, Diana Ross et les Supremes, et Ella Fitzgerald, avant de me décider pour mon nouvel enregistrement des Concertos brandebourgeois de Bach, sous le label Music for Pleasure – une affaire, à £ 2,49.
Je déballe mes livres, débattant avec moi-même de la meilleure façon de les classer sur les étagères en formica. Alphabétiquement par auteur, mais avec subdivision par sujet, par genre, par nationalité, par taille ; et enfin, plus efficacement, par couleur, les Penguins classiques noirs à un bout, les couleurs pâlissant progressivement jusqu’aux blancs Picadors à l’autre bout, en passant par cinq centimètres de Viragos verts que je n’ai pas encore ouverts mais que je me promets de lire. Tout cela me prend du temps et quand j’ai fini, la nuit est tombée ; je visse alors la lampe d’architecte au coin du bureau.
Je décide ensuite de transformer mon lit en futon. Cette idée me travaillait depuis un certain temps, mais quand j’ai voulu la mettre à exécution à la maison, maman m’a ri au nez. Ici, je veux m’y essayer. Je soulève le matelas, mystérieusement taché et assez humide pour y faire pousser du cresson, en m’arrangeant pour qu’il ne me touche pas le visage, puis le pose à terre ; avec quelque difficulté, j’arrive à hisser le sommier métallique à la verticale et à le glisser derrière l’armoire. Il pèse une tonne mais je parviens à l’escamoter. De ce fait, je perds bien sûr quelques précieux centimètres d’espace mais l’effet final en vaut la peine – une sorte d’ambiance minimaliste orientale et contemplative, un peu gâchée par les couleurs pétantes du drapeau anglais ornant la housse de couette British Home Store.
Pour rester en phase avec ce décor zen, je décide de limiter la décoration murale à un montage de cartes postales de mes photos et tableaux favoris, une sorte de manifeste pictural de mes héros et de mes œuvres de prédilection ; je les placerai au-dessus de mon matelas. Étendu sur mon futon, je sors la Patafix et mes trésors – préraphaélites tout d’abord : La Mort de Chatterton, par Henry Wallis ; Ophélie noyée, par John Everett Millais ; puis La Vierge et l’Enfant de Léonard ; La Nuit étoilée de Van Gogh et un Edward Hopper ; puis Marilyn en tutu fixant tristement l’objectif de Milton Greene ; James Dean à New York, vêtu d’un long pardessus ; Dustin Hoffman dans Marathon Man ; Woody Allen ; papa et maman dans le Somerset, endormis dans leurs transats (objectif atteint) au parc de détente de Butlins, Charles Dickens, Karl Marx, Che Guevara, Laurence Olivier en Hamlet, Samuel Beckett, Anton Tchekhov, moi en Jésus, en sixième, quand nous avions monté Godspell, la comédie musicale de Broadway basée sur l’Évangile (Gospel) selon saint Matthieu, Jack Kerouac, Richard Burton et Elizabeth Taylor dans Qui a peur de Virginia Woolf ? et une photo de Spencer, Tony et moi devant le château de Douvres, lors d’une sortie scolaire. Spencer se la joue un peu, la tête inclinée sur le côté, arborant un air de lassitude intelligente on ne peut plus cool. Tony, comme d’habitude, brandit un doigt d’honneur.
Immédiatement au-dessus de mon oreiller je fixe une photo de papa, efflanqué comme un lévrier et vaguement menaçant ; il ressemble à Pinkie Brown, le chef de gang du Rocher de Brighton de Graham Greene. La photo a été prise à Southend, en bord de mer, et il tient une cigarette à moitié éteinte entre ses longs doigts. Son front est barré d’une mèche noire, il a des joues maigres aux pommettes hautes, un long nez mince et un costume ajusté à trois boutons sur une chemise à col droit et, malgré son sourire, il a l’air sacrément intimidant. Elle date de 1962, soit quatre ans avant ma naissance ; il devait donc avoir l’âge que j’ai aujourd’hui. J’adore cette photo, mais j’ai sans arrêt l’impression que si mon père de dix-huit ans avait rencontré le type de dix-huit ans que je suis, bourré, un samedi soir, sur la jetée de sa ville, il l’aurait très probablement boxé.
On frappe à la porte. Instinctivement je cache la Patafix derrière mon dos. Je me dis que c’est Josh qui vient me demander une cigarette, mais je vois entrer une immense Walkyrie blonde avec un soupçon de moustache.
« Alors, ça se passe bien ? me demande Josh en travesti.
— C’est parfait.
— Que fait ton matelas par terre ?
— Je voulais essayer d’en faire un futon.
— Un futon ! Non ! (Il pince ses lèvres barbouillées de rouge comme si ce qu’il entendait était inimaginable, ce que je trouve un peu fort de la part d’un travelo.) Marcus, viens voir le futon de Jackson », crie-t-il.
Marcus entre, affublé d’une perruque bouclée en nylon noir, d’une jupette plissée de joueuse de hockey et de bas filés. Il passe le nez dans l’entrebâillement de la porte, renifle et disparaît.
« Bon, il faut qu’on y aille. Tu viens avec nous ? demande Josh.
— Où ?
— À une soirée costumée à la Cité universitaire de Kenwood Manor. Le thème : “Pasteurs et Putains”. On devrait se poiler.
— Oui, peut-être. Mais je pensais rester ici à lire…
— Oh, quelle lavette !
— Mais je n’ai rien pour me déguiser.
— Tu n’as pas une chemise noire ?
— Si.
— Alors le tour est joué. Tu découpes un bout de carton blanc et tu te fais un faux col de curé. À tout à l’heure. Oh, et n’oublie pas ces dix sacs pour la bière maison, hein. Au fait, j’adore la façon dont tu as arrangé ta chambre. »
QUESTION : L’énergie d’interaction entre deux protons naît de leur séparation. Comment définit-on les forces quand la séparation entre les protons est respectivement a) peu importante, b) moyenne ?
RÉPONSE : Répulsive et attractive.
En homme d’expérience – l’homme averti que je suis –, je sais combien il est important de se tapisser l’estomac avant une soirée arrosée. Je dîne donc d’un cornet de frites et d’une saucisse grillée que je mange en me rendant à la fête. Comme il commence à pleuvoir, j’avale autant de patates que je peux avant qu’elles soient ramollies. Marcus et Josh ne sont pas très loin devant, la démarche assurée sur leurs hauts talons, apparemment indifférents aux regards nullement amusés des passants. Je me dis que le travestissement des étudiants doit être une plaie chronique pour les habitants de toute ville universitaire. Car bientôt ce sera la semaine du canular au profit d’institutions charitables : les feuilles roussiront, les hirondelles fileront vers le sud et la galerie marchande débordera d’étudiants en médecine mâles déguisés en infirmières sexy.
En chemin, Josh me bombarde de questions.
« Qu’est-ce que tu étudies, Brian ?
— La littérature anglaise.
— Ah, un amateur de poésie, hein ? Moi, c’est l’économie politique. Marcus, c’est le droit. Tu pratiques quels sports ?
— Seulement le Scrabble, dis-je avec esprit.
— Pas un sport, renifle Marcus avec mépris.
— Oh, mais vous n’avez pas vu à quelle vitesse j’y joue ! »
Quel esprit d’à-propos, me dis-je. Mais il ne semble pas trouver ma remarque drôle :
« Désolé, ce n’est pas un sport.
— Je sais. J’essayais juste…
— Tu joues au cricket, au foot, au rugby ? me demande Josh.
— Euh, non.
— Pas sportif alors ?
— Non. »
Je ne peux m’empêcher de penser que j’ai raté l’admission à un club élitiste.
« Et ton squash, il est comment ? J’ai besoin d’un partenaire.
— Je n’y joue pas. Au badminton, à l’occasion…
— Le badminton, c’est un jeu de filles, dit Marcus en ajustant les brides de ses escarpins.
— Tu as pris une année sabbatique ? me demande Josh.
— Non.
— Tu es parti dans un endroit chouette cet été ?
— Non.
— Que font tes parents ?
— Euh… ma mère est caissière chez Woolworths. Mon père vendait des doubles vitrages, mais il est mort. »
Josh me serre le bras avec compassion :
« Je suis désolé. »
Je ne sais pas exactement ce qui le désole : la mort de mon père ou le boulot de ma mère.
« Et les tiens, dis-je ?
— Papa travaille au Foreign Office et maman au ministère des Transports. » Oh, mon Dieu, il est tory – du moins je le suppose, si ses parents le sont. Ça tend à être héréditaire. Quant à Marcus, je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il est aux Jeunesses hitlériennes.
On finit par arriver à Kenwood Manor. Comme on me l’avait conseillé lors de la journée portes ouvertes de l’université, j’ai évité le logement en cité U, qu’on m’avait décrit comme austère, ennuyeux, et bourré de chrétiens. La réalité est à mi-chemin entre l’asile de fous et le collège privé sans panache – longs couloirs sonores, sols parquetés, odeurs de sous-vêtements en train de sécher sur des radiateurs tièdes, et l’impression que, quelque part dans des toilettes, une chose terrible est en train de se passer.
Les grondements sourds de la Northern Soul des Dexys Midnight Runners, ce groupe de Birmingham, nous invitent à nous rapprocher de la source sonore. Nous débouchons dans un grand salon lambrissé à hautes fenêtres peuplé de rares étudiants ; sept parts de tarts (putes) pour trois pasteurs, avec une répartition cinquante/cinquante entre putes femelles et putes mâles. Ce n’est pas beau à voir. Quelques femmes, et des grands baraqués harnachés de bas nylon aux échelles artistiquement travaillées et aux soutiens-gorge bourrés de chaussettes de sport appuyés aux murs comme des… eh bien comme des putes, sous le regard réprobateur des présidents d’université à l’allure patricienne dont les portraits ornent les murs en question.
« Au fait, Brian, tu n’aurais pas sur toi ces 10 livres pour la bière ? » me demande Josh.
Il est évident que je ne peux pas m’offrir de gaspiller le billet offert par maman, mais, animé par l’esprit de camaraderie qui s’impose, je le leur tends. Josh et Marcus s’esbignent alors comme des chiens sur une plage, me laissant toute liberté de me faire d’autres copains pour la vie. Je décide qu’en général, à ce stade précoce de la soirée, mieux vaut tenter sa chance auprès des Pasteurs que des Putains.
Je me dirige vers le « bar », une table à tréteaux où on peut se procurer de la bière jamaïcaine Red Stripe au prix très raisonnable de 50 pence par canette. Je compose soigneusement mon visage, prenant cet air « parlez-moi je vous prie » qui suppose un sourire de demeuré, de timides saluts de la tête et des regards circulaires pleins d’un espoir désespéré. Dans la queue, je repère un hippy dégingandé affligé d’un sourire qui rivalise avec le mien en idiotie et, miracle, d’une peau encore plus ravinée que la mienne. Il balaie la pièce du regard et dit, avec un accent de Birmingham à couper au couteau (en traînant sur la consonne médiane, sans oublier la coalescence finale) : “C’est dinnnng’, non ?”
— Démmmm’nt », dis-je.
Nous levons tous deux les yeux au ciel comme pour soupirer : « Ah, ces jeunes d’aujourd’hui… » Il s’appelle Chris et il m’apparaît vite qu’il « fait » lui aussi littérature anglaise. « On est sur la même longueur d’onde, t’vois ? » me dit-il. Il entreprend de me narrer l’ensemble de son curriculum, depuis le bac jusqu’à l’UCCA[3] et l’intrigue de tous les romans qu’il a lus dans sa vie avant de s’embarquer dans le récit en temps réel de son voyage en Inde ; je passe les jours et les nuits qui se succèdent interminablement à hocher la tête, boire trois canettes de Red Stripe et me demander si son acné est pire que la mienne, quand, soudain, j’entends quelque chose qui me fait dresser l’oreille :
« … et tu sais quoi ? Je n’ai pas utilisé une seule feuille de papier-toilette pendant tout ce temps.
— Non !
— Affirmatif. Et je ne crois pas que j’en utiliserai jamais à l’avenir. C’est tellement mieux comme ça, tellement moins nocif pour l’environnement…
— Comment tu fais, alors ?
— Oh, juste ma main et un seau d’eau. Cette main-ci ! (il me l’agite sous le nez). Crois-moi, c’est beaucoup plus hygiénique.
— Mais alors, ta dysenterie chronique ?
— Oh, là-bas, c’est différent. Tout le monde en souffre. »
Je renonce. Mieux vaut abonder dans son sens. (« Bravo. Tu as raison. ») Et nous voilà repartis, assis sur les banquettes en bois nu d’un bus bringuebalant pour un trajet entre Hyderabad et Bangalore lorsque, quelque part dans les collines de l’Erramala, la Red Stripe remplit son office. Je note avec joie que ma vessie est pleine et que, désolé, je dois aller aux toilettes.
« Ne t’en va pas, reste exactement où tu es, dis-je. Je reviens. » Il me prend l’épaule, me met sa main gauche sous le nez et me dit : « Et n’oublie pas ! Pas besoin de papier ! » Je souris et m’éclipse fissa.
Au retour, je constate avec soulagement qu’il n’est plus là ; je vais donc m’asseoir au bord de l’estrade, à côté d’une fille de petite taille qui n’est déguisée ni en Pasteur ni en Putain. Vu sa mise, elle doit plutôt faire partie du mouvement de jeunesse du KGB. Elle porte un long imper noir, des bas noirs, une minijupe en jean et une casquette noire de type soviétique repoussée en arrière sur une chevelure noire gominée. Je lui fais un sourire d’excuse (« Je peux m’asseoir près de toi ?) qu’elle me rend parcimonieusement (« Oui, tire-toi »), assez crispée. Je vois des petites dents blanches et régulières derrière le rideau incongru d’un rouge à lèvres cramoisi. Je devrais laisser tomber, bien sûr, mais la bière a raison de ma timidité. Devenu collant, je m’accroche. Les gargouillis de la basse de Frankie Goes to Hollywood dans « Two Tribes » ne m’empêchent pas d’entendre grincer les muscles de son visage qui durcissent un à un.
Au bout d’un moment, je me tourne vers elle. Elle fume nerveusement, à petites bouffées, une cigarette roulée en fixant obstinément la piste de danse. J’ai deux choix : parler ou partir. Je tente le premier. « L’ironie, c’est que je suis vraiment pasteur », dis-je.
Pas de réponse.
« Je n’ai pas vu autant de prostituées depuis mon seizième anniversaire. »
Pas de réponse. Peut-être n’entend-elle pas ? Je lui tends ma canette de bière pour qu’elle en boive une goulée. Elle me la rend en la remuant.
« Trop aimable de ta part. Je préfère passer mon tour », dit-elle.
Sa voix va bien avec son visage : sèche et brusque, avec un fort accent écossais – Glasgow, me dis-je.
« Alors, tu es déguisée en quoi ? dis-je avec jovialité en désignant ses vêtements du menton.
— En rien. En personne normale, répond-elle sans sourire.
— Tu aurais pu faire un effort, porter au moins un faux col d’ecclésiastique, ou je ne sais quoi.
— Peut-être bien. Sauf que je suis juive. Dans notre communauté, le déguisement n’a pas vraiment la cote.
— Tu sais, je regrette parfois de ne pas être juif. »
Comme gambit, c’est plutôt raide, et je me demande pourquoi j’ai dit ça. En partie parce qu’il est important à mes yeux d’aborder franchement le problème des origines, du genre, de l’identité, et aussi parce que je suis déjà beurré.
Elle plisse les yeux et me dévisage un moment comme dans un western-spaghetti, où le héros suçote sa clope en se demandant s’il va ou non se fâcher, puis elle me demande calmement :
« C’est vrai ?
— Je détesterais te sembler raciste. Je veux tout simplement dire qu’un grand nombre de mes héros sont juifs…
— Heureuse que mon peuple jouisse de ton approbation. Et qui sont ces héros ?
— Oh, tu vois… Einstein, Freud, Marx…
— Karl ou Groucho ?
— Les deux. Arthur Miller, Lenny Bruce, Woody Allen, Dustin Hoffman, Philip Roth…
— Jésus aussi ?
— Affirmatif. Stanley Kubrick, J.D. Salinger…
— Salinger n’est pas juif au sens strict du terme.
— Mais si.
— Mais non.
— Tu en es sûre ?
— Nous avons un sixième sens à cet égard.
— Mais il a un nom juif…
— Son père l’était. Sa mère était catholique. Donc, techniquement, il ne l’est pas. La transmission de la judéité est matrilinéaire.
— Je l’ignorais.
— Tu viens de prendre ta première leçon d’étudiant en fac. »
Sourcils froncés, elle continue à fixer la piste de danse maintenant bondée de tapineuses clopinant au son de la musique. Ce spectacle lamentable dévoile un nouveau cercle de l’Enfer et la fille le regarde avec un mépris sagace, comme si elle attendait l’explosion de la bombe qu’elle venait de poser. À « Two Tribes » succède « Relax », du même Frankie Goes To… etc. « Ab-so-lute-ly Nooo Fucking Ideaa… », s’égosille-t-il. Bon, il ne comprend rien à rien, on a compris. Quant à moi, je glousse ostensiblement, décidant que l’attitude à adopter est la lassitude cynique vis-à-vis du monde. Elle se tourne vers moi, un demi-sourire aux lèvres.
« Tu sais quelle est la plus grande réussite des pensions anglaises ? Créer des générations de mecs aux cheveux longs qui savent agrafer des bas à un porte-jarretelles. Ce qui est ahurissant c’est le nombre d’entre vous qui font leurs bagages en y incluant des vêtements de femmes. »
D’entre vous ? Elle m’inclut dans le lot ?
« Sauf que moi, je viens d’une école polyvalente, dis-je.
— Bravo. Mais tu es le sixième à me dire ça ce soir. Vous vous êtes mis d’accord sur un baratin prolo collectif, ou quoi ? Qu’est-ce qui est censé m’impressionner le plus : notre système scolaire public, ou tes réussites personnelles ? »
Battu. J’ai tout de même assez de jugeote pour m’en rendre compte. Je lève ma canette aux trois quarts pleine et l’agite comme si elle était vide.
« Je vais au bar. Je peux te rapporter quelque chose… euh…
— Rebecca.
— … Rebecca ?
— Non, merci. Ça va.
— Bon. Alors à plus tard. Au fait, je m’appelle Brian.
— Au revoir, Brian.
— Au revoir, Rebecca. »
Je me dirige vers le bar quand je vois dans la queue Chris, le hippy, le bras et la main en question plongés jusqu’au coude dans un paquet de chips géant. Je quitte le salon d’apparat et décide d’aller faire un tour dehors.
J’enfile tranquillement le hall lambrissé, où la dernière fournée d’étudiants dit au revoir à ses parents sur une musique de Bob Marley, « Legend ». Une fille sanglote dans les bras de sa mère en pleurs tandis que son père, impatient et raide comme un piquet, attend la fin de l’averse, un rouleau de billets serré dans sa main. Un type grand et maigre affligé d’un appareil dentaire proéminent, tout de noir vêtu – un goth, à l’évidence – est si embarrassé par la présence de ses géniteurs qu’il les pousse presque dehors pour pouvoir enfin se consacrer aux choses sérieuses : dévoiler à ses pairs la créature démoniaque embusquée derrière toutes ces chaînes et ce skaï. D’autres nouveaux arrivants se présentent à leurs voisins des chambres voisines en leur livrant des biographies minimales : matières étudiées, lieu de naissance, diplômes, groupe préféré, traumatismes affectifs infantiles, etc. La version bourgeoise et polie de la scène, dans les films de guerre, où les nouvelles recrues arrivées au cantonnement se montrent les photos de leurs petites amies.
Tout en sirotant ma bière, je m’arrête devant la corpo pour lire les annonces – une batterie à vendre, des appels au boycott de Barclays, une réunion périmée du Parti communiste révolutionnaire en soutien aux mineurs, plusieurs auditions pour un remake de l’opéra-comique Les Pirates de Penzance ; je note avec intérêt que Katy Perry, des Self Inflicted, ainsi que Meet Your Feet, le groupe de Bristol exclusivement féminin, jouent au pub La Grenouille et le Pélican mardi prochain. Et c’est là que je vois l’affiche :
ta question initiale à dix points !
tu ne confonds pas ton Sophocle et ton Socrate ?
la Petite Ourse et Epsilon canis majoris ?
Carpe diem et Habeas corpus ?
tu crois pouvoir jouer dans la cour des grands ?
alors viens faire le test pour participer
à l’University Challenge 1985-1986.
il s’agit de mesurer tes capacités par une courte (et amusante)
épreuve écrite,
vendredi à l’heure du déjeuner, 13 heures précises,
corpo, salle de réunion n° 6.
sérieux exigé. ni flemmards ni fumistes.
cette candidature ne concerne que les esprits brillants.
Nous y voilà. Le jeu-concours.
QUESTION : Quel artiste noir, se définissant lui-même comme « le travailleur infatigable du show-business » et le pionnier de la musique funk appelle-t-on communément le « parrain de la soul » ?
RÉPONSE : James Brown.
Ce qui me frappait le plus, c’étaient leurs cheveux : improbables vagues capillaires cassantes comme le blé séché, ou rideau baissé de franges soyeuses balayant des fronts bombés, ou rouflaquettes laineuses accompagnées d’un menton glabre. Mon père était vert de rage en constatant, sur BBC One, dans les vidéoclips de Top of The Pops, que les chanteurs des groupes en vogue n’avaient pas la coupe en brosse qu’il affectionnait. En revanche, s’agissant de l’University Challenge, les gars qui étaient arrivés à se qualifier avaient le droit de se coiffer comme ils le souhaitaient. On aurait presque dit que leur folle exubérance capillaire n’était que l’exutoire obligé à leur incroyable surplus d’énergie mentale. On ne peut demander à un savant fou d’être tout à la fois un génie, d’avoir une coiffure convenable, d’y voir sans lunettes et d’être propre sur lui. Pareil pour ces types.
Et leurs vêtements… L’ésotérique et ancienne tradition anglaise de la toge rouge combinée aux cravates à motifs de touches de piano volontairement loufoques, les sempiternelles écharpes tricotées maison, les gilets afghans. Bien sûr, pour un gosse qui regarde la télé, tout le monde semble vieux, et, rétrospectivement, je sais que ces gars n’avaient pas plus de vingt ans – ils étaient donc jeunes techniquement, en termes de rotation orbitale, mais ils faisaient plutôt soixante-deux ans que vingt. Rien sur leur visage ne suggérait la fraîcheur, la vigueur, la santé. Le teint terreux, ils avaient l’air usés, accablés par le poids de leur savoir – la durée de vie moyenne du tritium (T,3H), l’origine de l’expression « éminence grise[4] », les vingt premiers nombres parfaits, le schéma des rimes des sonnets de Pétrarque – toutes choses dont leur corps accusait le lourd fardeau.
Bien sûr, papa et moi ignorions la plupart des réponses, mais le problème n’était pas là. Cette expérience n’avait rien de futile : il ne s’agissait pas de prétention ni d’autosatisfaction quand par hasard nous savions, mais au contraire d’humilité devant la multitude de choses que nous ignorions. L’important, c’était de porter un regard respectueux et admiratif sur ces étranges créatures omniscientes. Elles pouvaient répondre aux questions les plus incongrues : quel est le poids du Soleil ? Pourquoi sommes-nous sur terre ? L’Univers est-il infini ? Quel est le secret du bonheur ? Et même s’ils ne trouvaient pas immédiatement la réponse, ils pouvaient conférer, échanger à voix basse et produire une réponse qui, si elle n’était pas à cent pour cent juste, était grosso modo satisfaisante.
Peu importait que les concurrents fussent manifestement des inadaptés sociaux, ou des boutonneux, ou des crades, ou des vierges vieillissantes, ou, dans certains cas, carrément des givrés. L’important, c’était qu’existait une sphère dans laquelle des gens se savaient des puits de science, et qu’ils aimaient l’être. On était dans le registre de la passion, là, et mon père me disait : « Si tu te donnes suffisamment, tu feras partie de leur groupe. »
« Tu supputes tes chances ? » me demande-t-elle. Je me retourne, médusé. Elle est tellement belle que je manque lâcher ma bière.
« Tu supputes tes chances ? »
Jamais de ma vie je n’ai côtoyé d’aussi près une splendeur pareille. La beauté, on la connaît par les livres, bien sûr, et par les tableaux, ou par les merveilles de la nature, comme lors de cette sortie avec notre prof de géo à l’île de Purbeck, dans le Dorset ; mais jusqu’à maintenant, je n’en avais jamais fait l’expérience directe – celle d’un être tiède qu’on peut toucher, en théorie du moins. Elle est si parfaite que je recule. Je me sens oppressé et je dois me rappeler qu’il est essentiel de respirer. Cela semble une grotesque hyperbole, je sais, mais, en plus jeune et en blond, elle ressemble à Kate Bush.
« Tu supputes tes chances ? me demande-t-elle.
— Heu…, dis-je avec ma vivacité coutumière.
— Tu penses avoir le niveau voulu ? »
Vite, trouver une réponse spirituelle.
« Grrrr… », dis-je avec esprit. Elle me sourit avec bienveillance, comme une infirmière pleine de compassion souriant à Elephant Man.
« À demain, alors ? » me déclare-t-elle avant de se tirer. Elle est déguisée, mais très astucieusement, avec un bon goût combinant invention et culot. Elle a choisi d’incarner une tapineuse française – haut rayé noir et blanc, jupe crayon noire serrée à la taille par une ceinture élastique de la même couleur, collants résille, ou bas peut-être. Collants ou bas ? Bas ou collants ? cette question m’obsède.
Je la suis de loin, observant sa démarche chaloupée qui m’évoque Marilyn émergeant entre deux jets de vapeur sur un quai de gare dans Certains l’aiment chaud – collants ou bas, collants ou bas, bon sang –, et chaque fois qu’elle passe devant une porte du couloir, celle-ci s’ouvre et quelqu’un passe la tête pour dire « Hello, comment vas-tu ? Tu es splendide » ; mais elle n’est là que depuis huit heures, une journée tout au plus, comment peut-elle alors connaître tous ces gens ?
Elle entre dans la salle des fêtes en fendant une foule de clergymen qui la regardent, bouche bée, pour rejoindre un petit groupe de quatre filles plantées près de la piste, du genre belles nanas dures et branchées qui se flairent l’une l’autre avec méfiance mais restent en troupeau. Le DJ passe « Tainted Love », de Soft Cell[5] et l’atmosphère de la pièce devient plus lourde, sexuelle et décadente, berlinoise – pas vraiment style République de Weimar, mais plutôt représentation de Cabaret par les élèves de sixième d’une école de province. Debout dans l’ombre, j’observe. Il va me falloir être en possession de tous mes moyens pour arriver à mes fins, et il va me falloir aussi une autre bière. C’est la sixième ou la septième ? Je ne sais plus. Aucune importance.
Je reviens du buffet en hâte, de peur qu’elle ne parte, mais elle est toujours là avec sa petite bande, riant et plaisantant comme si elle connaissait ces filles depuis toujours. Je me compose un visage, arborant un air d’ennui amusé, et je tente deux reconnaissances qui me font passer devant elle avec une feinte nonchalance dans l’espoir qu’elle m’attrapera par le bras et me dira en plongeant son regard dans le mien : « Tu es fascinant. On te l’a déjà dit, non ? Je veux tout savoir sur toi. » Au lieu de quoi, rien. Je repasse donc une troisième fois. À la quatorzième ou quinzième, elle ne m’a toujours pas remarqué. Je tente alors une approche plus directe consistant à venir me planter derrière elle.
J’y reste toute la durée de la version longue de « Blue Monday » (sept minutes et demie !) par le groupe pop New Order. Une de ses copines, une blonde peroxydée aux cheveux quasi tondus, au visage triangulaire, aux lèvres minces et aux yeux de chat, finit par rencontrer mon regard. Instinctivement elle serre son sac contre elle comme si j’allais le lui piquer. Je la rassure d’un sourire. Elle roule des yeux fous, émettant probablement à l’intention de son petit groupe un signal secret liminal, puisque toutes se retournent et finissent par me regarder. Soudain, la blonde Kate Bush est là, son ravissant visage à quelques centimètres du mien. Je me débrouille pour être spirituel et lui largue un « Hello » caustique.
Elle est moins intriguée que je ne le supposais puisqu’elle se contente d’un « Salut ! » bref avant de me tourner le dos.
« Nous venons de nous rencontrer dans le couloir », dis-je en bafouillant.
Son visage reste inexpressif. Malgré le volume de liquide que j’ai absorbé, j’ai la voix pâteuse, les mots me collent au palais comme de la farine de maïs. Je m’humecte les lèvres : « Tu m’as demandé si j’allais tenter ma chance à l’University Challenge, tu te souviens ?
— Ah oui. »
Elle se détourne à nouveau mais ses copines se sont dispersées, comme si elles avaient senti de l’électricité dans l’air. Nous sommes enfin seuls, comme en a décidé le sort.
« L’ironie, c’est que je suis pasteur, lui dis-je.
— Pardon ? » Elle se penche vers moi et je saisis l’occasion pour mettre ma main en cornet sur sa ravissante oreille.
« Je suis pasteur, dis-je.
— Tu es quoi ? Vraiment pasteur ?
— Mais non, pas du tout.
— Pourquoi le dire alors ?
— Heu… je l’ai dit, oui… je veux dire, non, je ne le suis pas. C’était une blague.
— Ah, pardon, je n’avais pas compris…
— Au fait, je m’appelle Brian. » Pas de panique, me dis-je.
« Hello, Brian. » Elle cherche ses copines des yeux. Continue, mec, continue. Je panique.
« Pourquoi, tu trouves que je ressemble à un ministre du culte ? rebondis-je.
— Je ne sais pas. Un peu.
— Grand merci ! Ça, c’est un compliment ! » Je m’essaie maintenant à la fausse indignation, bras croisés sur la poitrine… pour la faire rire, pour entretenir un badinage facile et amusant. « Eh bien, si moi j’ai l’air d’un curé, toi, tu as l’air d’une… d’une… vraie pute.
— Pardon ? »
Elle ne m’a sans doute pas entendu puisqu’elle ne rit pas. J’élève la voix.
« Une PUTE. Une tapineuse. Mais une pute de luxe, je dois dire… »
Elle me fait un mince sourire d’une subtilité quasi méprisante et me dit : « Si tu veux bien m’excuser, Gary, j’ai une envie terrible d’aller aux toilettes.
— Bon. À plus tard. »
Elle me quitte en me laissant la vague impression que les choses auraient pu mieux se passer. Elle s’est peut-être vexée, prenant au sérieux mon ton enjoué. Oui, mais comme elle ne me connaît pas, comment aurait-elle pu deviner que je plaisantais ? Elle ne s’imagine peut-être pas que je suis pince-sans-rire. Et qui est ce Gary, d’ailleurs ? Je la regarde se diriger vers les W-C, où, en fin de compte, elle n’entre pas. Elle s’arrête près de l’estrade et chuchote quelque chose à l’oreille d’une autre fille : toutes deux rient. Son besoin pressant, c’était une ruse.
Elle se met à danser. On passe « Love Cats », des Cure. Son interprétation des paroles du morceau est incroyablement drôle et vive : elle bouge un peu comme un chat, souple, dédaigneux, distant, un bras parfois levé derrière la tête pour figurer la queue de l’animal. C’est une danseuse hors pair. Elle met ses mains sous le menton comme deux petites pattes. Elle est l’un des « chats d’amour » du titre, elle est si merveilleusement, si divinement, si incroyablement jolie que soudain une idée me vient et je me demande, stupéfait, pourquoi je ne l’ai pas eue avant.
La danse. Voilà qui me permettra de la séduire.
Le morceau change. C’est maintenant « Sex Machine », par James Brown. Ça me va de grimper sur la piste car, maintenant qu’on en parle, je me sens justement une Sex Machine intégrale. Je pose par terre ma canette de Red Stripe à un endroit où on ne la renversera pas. On la renverse. Je commence par quelques échauffements en marge, un peu gauches au début, mais je me félicite de porter mes richelieus plutôt que mes tennis Green Flash, car les semelles de cuir, qui glissent bien sur le parquet, me procurent une grisante impression d’aisance. Ensuite, aussi méfiant que le débutant sur une patinoire, je progresse en me tenant au mur jusqu’à la piste proprement dite, sur laquelle je m’élance résolument vers elle.
Elle évolue dans son petit groupe de cinq serré comme un poing, l’une de ces formations défensives imprenables que l’armée romaine utilisait contre les Barbares. La fille aux yeux de chat me voit la première et émet son signal d’alerte subliminal ; la blonde Kate Bush brise le cercle en se retournant. Elle me regarde droit dans les yeux et je joue mon va-tout en me mettant à danser comme je ne l’ai jamais fait jusqu’alors.
Je danse comme si ma vie en dépendait, en me mordant la lèvre inférieure pour avoir l’air sexy, mais surtout en signe de concentration, en la regardant à mon tour droit dans les yeux, la mettant au défi, oui, au défi de détourner le regard. Ce qu’elle fait néanmoins. Je contourne alors son groupe pour me retrouver dans la ligne de feu de ses yeux et je m’éclate, je danse comme si je portais les Chaussons Rouges (de fait, je porte le slip rouge cadeau de maman, ça doit être ça). Quoi qu’il en soit, je danse comme James Brown, je suis à la fois la soul et le funk séminal de Brand New Bag[6], je suis devenu l’homme le plus sollicité du show-biz, une machine faite exclusivement pour le sexe qui effectue des rotations glissées à 360, 720 degrés, et même une fois à 810 degrés, ce qui me laisse tourné du mauvais côté, momentanément désorienté, mais aucune importance car James Brown est en train de dire « Take it to the Bridge », je ne sais pas ce qu’est ce « ça », mais tant pis, je « l’apporte sur le pont », comme on me le demande ; en chemin, je lève la main vers mon cou et, dans un geste vertueux de mépris vis-à-vis de toutes les religions instituées, j’arrache le carton blanc qui me sert de faux col ecclésiastique pour le jeter à terre au milieu du groupe qui s’est formé autour de moi en riant et frappant dans ses mains, éperdu d’admiration devant mes athlétiques « pass-pass » et les tournoiements qui font flotter mon cardigan. Mes lunettes étant légèrement embuées, je ne peux voir Kate Bush dans l’assistance, mais je distingue Rebecca, cette juive caustique qui va se foutre de moi, mais tant pis, c’est trop tard, d’autant que James Brown me presse d’« agiter mon gagne-pain » (« Shake your Money Maker ») et il me faut un certain temps pour comprendre ce qu’il faut agiter. La tête ? Mais non, le fondement. J’agite donc, oignant de ma sueur, tel le chien mouillé qui s’ébroue, le public massé autour de moi quand soudain un staccato de trompettes annonce la fin du morceau. Et la mienne.
Je.
Suis.
Mort.
Je la cherche dans la foule qui m’acclame, mais elle est partie. Pas grave. L’important, c’est de lui avoir produit une impression. Nos chemins se croiseront de nouveau, au plus tard demain à 13 heures – à la sélection pour le Challenge.
C’est l’heure des slows. Le DJ, qui ne manque pas d’humour après ma performance, commence par « Careless Whisper – Never Gonna dance Again[7] », de George Michael. Mais tout le monde est trop saoul ou trop cool pour danser là-dessus, et je décide qu’il est temps d’aller au lit. Je m’arrête tout d’abord aux toilettes et essuie d’un coin de mon cardigan la sueur grasse qui embue mes verres de lunettes, puis je me regarde à la glace fixée au-dessus des urinoirs. Ma chemise trempée me colle à la peau et le sang qui m’est monté à la tête met en valeur mon acné. Mais à part ça, je ne me trouve pas mal. La pièce se met à tourner, et je suis obligé d’appuyer la tête contre la glace pour pisser ; de l’une des cabines, me parviennent des gloussements et une odeur de marijuana. Puis on tire la chasse et un couple en sort, déguisé en Putes – une fille au visage trempé qui rajuste sa jupe de hockey, et un garçon, au gabarit de joueur de rugby. Leurs visages à tous deux sont barbouillés de rouge à lèvres. Ils me jettent un regard dur, me mettant au défi de leur faire la morale, mais je me sens si plein d’allégresse, de passion, d’amour – oui, d’amour – pour l’insouciance de leur jeunesse que je leur adresse un sourire béat de parfait abruti.
« L’ironie, c’est que je suis vraiment pasteur, dis-je.
— Oh, va vraiment te faire foutre », aboie le rugbyman.
QUESTION : Le livre IX du Prélude de Wordsworth (Éloge de la Révolution française), comporte une exhortation qui commence ainsi : « Le bonheur, c’était d’être vivant à l’aube… » Et la suite ?
RÉPONSE : « … mais le paradis, c’était d’être jeune. »
En fait d’aube nouvelle, celle-ci ressemble fâcheusement aux précédentes, à ceci près qu’il est déjà 10 h 26.
Je pensais que mon premier jour ici me verrait un homme neuf plein de santé, de sagesse et de vigueur intellectuelle, alors que j’éprouve les symptômes habituels de la honte : envie de vomir, dégoût de moi-même, etc., ainsi que la vague impression qu’on ne devrait pas se réveiller dans cet état.
Je suis de surcroît assez indigné car quelqu’un est entré dans ma chambre pendant mon sommeil, m’a tapissé la bouche de feutre et m’a piétiné la tête. Comme j’ai du mal à bouger, je reste étendu un moment en me demandant combien de fois dans ma vie je me suis couché ivre ; j’en compte approximativement cent trois. Il y en aurait eu davantage, si une angine ne les avait limitées. Je me dis que je suis peut-être un alcoolique. Cela me prend par phases, ce besoin de me cataloguer. À diverses périodes de ma vie je me suis demandé si je n’étais pas un gothique, un homosexuel, un juif, un catholique, un maniaco-dépressif ; ou encore un enfant adoptif, un cardiaque congénital, un être doté du pouvoir paranormal de soulever les objets par la force de sa pensée, et, à mon grand regret, je suis toujours arrivé à la conclusion que je n’étais rien de tout cela. En vérité, je ne suis rien. Pas même orphelin au sens strict, encore qu’alcoolique semble plus plausible, à moins qu’il n’y ait un autre mot pour définir le fait de se coucher saoul. Mais même si je l’étais, ce ne serait pas si grave : tous les gens dont j’ai mis la photo au-dessus de mon lit le sont. Le truc, c’est sans doute d’être alcoolique sans que cela ait de répercussions graves sur l’humeur ou le travail.
Peut-être ai-je tout simplement lu trop de romans. Dans les romans, les ivrognes sont toujours séduisants, drôles, charmants et compliqués, comme Sebastian Flyte dans Retour à Brideshead, ou Abe North dans Tendre est la nuit. Ils boivent pour essayer d’étancher une terrible soif de l’âme, ou pour oublier l’héritage terrifiant de la Première Guerre mondiale. Moi, je bois tout simplement pour faire comme tout le monde, parce que j’aime la bière et que je suis trop idiot pour savoir m’arrêter à temps. Je ne peux même pas mettre cette addiction au compte de la guerre des Malouines.
En tout cas, je pue comme un ivrogne. Moins de vingt-quatre heures après mon arrivée, la chambre commence à sentir. C’est cette odeur de garçon décrite par maman – chaude et salée, un peu comme le cuir d’un bracelet-montre. D’où vient-elle ? Est-ce qu’elle me suivra partout ? Je m’assieds sur mon matelas et vois par terre ma chemise de la veille, encore mouillée de sueur. Même mon cardigan est humide. Un éclair de mémoire refoulée me revient à l’esprit… quelque chose à voir avec la danse. Je me recouche en tirant le duvet sur ma tête.
En fin de compte, c’est le futon qui m’oblige à me lever. Durant la nuit il semble être passé au compacteur, et je sens le sol dur et froid contre mon dos. J’ai l’impression d’être étendu sur une grande serviette moite comme celles qu’on a laissé macérer une semaine dans un sac plastique. Je m’assieds au bord du matelas, les genoux sous le menton, et cherche mon portefeuille dans ma poche. Il est toujours là, mais, hélas, il ne contient plus qu’un billet de 5 livres et 18 pence de monnaie. Il faut que cette somme me dure jusqu’au lundi suivant, c’est-à-dire trois jours. Combien de bières ingurgitées hier soir ? Et, oh, mon Dieu, encore ce souvenir importun qui éclate à la surface comme un pet dans un bain : la danse. J’ai dansé au centre d’un groupe. Regrettable, c’est sûr, car d’habitude en situation, je bouge comme quelqu’un atteint de la danse de Saint-Guy. Les gens autour de moi rigolaient et claquaient des mains en sifflant.
Avec une clarté terrible, j’ai la soudaine révélation que leurs encouragements étaient moqueurs.
Le bâtiment qui abrite le foyer universitaire est d’une laideur ostentatoire – un mastodonte de béton sillonné de coulées de pluie coincé comme une dent gâtée entre de coquettes maisons mitoyennes du style géorgien. Ce matin, les jeunes entrent et sortent en nombre par la porte battante, seuls ou par petits groupes constitués de leurs nouveaux copains, car c’est le dernier jour de la semaine d’accueil et il n’y a pas cours jusqu’à lundi. C’est le moment adéquat pour joindre les diverses associations existantes. Je m’inscris à l’Assoc de français, à celle de cinéma, de poésie, de journalisme (comme rédacteur) dans les trois revues estudiantines existantes : la littéraire Scribbler (Gribouilleur), la salace Tattle (Commérages) et la très sérieuse et très politique revue de gauche By Lines (Signatures). Je m’inscris à l’Assoc Chambre noire (slogan : « On verra bien ce qui se développera ») bien que n’ayant pas d’appareil photo, et songe à m’inscrire à l’Assoc féministe, mais, en faisant la queue devant la table à tréteaux, je note le regard nullement bienveillant d’un sosie de Gertrude Stein et me dis que j’en fais peut-être un peu trop. J’ai déjà commis la même erreur lors d’un déplacement scolaire au Victoria and Albert Museum en suivant la pancarte « Women », pensant qu’il s’agissait d’une exposition sur l’évolution du rôle de la femme dans la société, pour me retrouver dans les toilettes pour dames. En fin de compte, je décide de ne pas m’inscrire à cette Assoc-ci car, bien que soutenant le Women Lib, je ne suis pas entièrement sûr que mes intentions soient pures (et si j’étais là pour la drague ?).
Je passe en catimini devant les sweaters couleur pastel de l’Assoc de badminton de peur que quelqu’un ne me prenne au mot, puis salue de la main Josh et ses copains dans la queue de l’Assoc des Dandies Musclés, ou autre oxymores – genre amateurs de ski et de picole qui pratiquent le harcèlement sexuel et cultivent des idées politiques d’extrême droite.
Je décide également de ne pas joindre l’Assoc de théâtre. C’est pourtant un bon filon pour rencontrer des filles, mais on finit toujours par se faire avoir. Ce trimestre-ci, on montera La Tante de Charley, une farce fin XIXe de Brandon Thomas, l’Antigone de Sophocle et Equus, de Peter Shaffer, et je sais que si je m’inscrivais, je jouerais un membre du chœur grec (ils crient tous ensemble derrière des masques en papier mâché, vêtus de draps en loques), ou l’une de ces pauvres andouilles d’Equus qui passent toute la soirée en collant de danse avec une tête de cheval fabriquée avec des cintres en fer. L’Assoc théâtre, non merci ! Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais au lycée, j’ai joué Jésus dans Godspell. Quand on a été fouetté et crucifié devant des classes entières, que vous reste-t-il en termes de performance ? Tone et Spencer ont rigolé pendant toute la pièce en hurlant « Encore, encore », lors des quarante coups de fouet, mais les autres ont trouvé mon interprétation très touchante.
Quand j’estime avoir mon compte d’associations, j’erre dans la salle à la recherche de la mystérieuse blonde de la veille, tout en me demandant comment diable je réagirais si je tombais sur elle. Pas en dansant, c’est sûr. Je fais deux fois le tour de la salle omnisports sans trouver trace d’elle. Pour ne pas prendre le risque de m’égarer et d’arriver en retard, je monte à l’étage et retrouve la pièce qui abritera les épreuves de sélection du Challenge. L’affiche est toujours sur la porte : Votre question initiale à dix points : épreuves réservées aux esprits les plus brillants. « Tu supputes tes chances », avait-elle dit, et : « Peut-être à demain, alors. » Parlait-elle sérieusement ? Et si oui, où est-elle ? Comme j’ai une heure d’avance, je décide de retourner au gymnase pour y jeter de nouveau un œil.
En descendant, je croise la brune de la veille au soir – Jessica, non ? ou autre prénom shakespearien. Elle est plantée dans la cage d’escalier avec une équipe de types pâles et maigres en blousons Harrington et jeans noirs cigarette qui distribuent des tracts pour le Socialist Worker Party. Des Jeunes Gens furax autrement désignés par le sobriquet « j’ailesglandescontrelaputaind’exploitationduprolétariat ». Animé par un esprit de solidarité, je m’approche et leur lance un : « Salut, camarades !
— Tiens, Gene Kelly », lance la brune avec son accent écossais traînant, en regardant sans sourire mon poing levé. Elle a raison, ce n’est pas drôle. Elle continue à distribuer ses tracts. « Je crois que l’Assoc de danse est par là, ajoute-t-elle.
— Bon sang, j’étais nul à ce point ?
— Disons que j’avais envie de te glisser un crayon entre les lèvres avant que tu te mordes la langue. »
Je ris – un autodénigrement élégant, me dis-je. Puis je secoue la tête avec incrédulité, tel le type qui s’avoue dépassé par sa propre folie. Elle ne sourit pas. Je poursuis donc : « Tu sais, la vie m’a appris deux choses : 1 : ne jamais danser quand on est saoul. » Silence. Je fais l’impasse sur le numéro 2. « En fait, je me demandais si je pourrais avoir un tract. »
Elle me scrute, intriguée par mes profondeurs cachées.
« Tu es sûr que ce ne sera pas gâcher du papier ?
— Absolument pas.
— Tu es déjà membre d’un parti quelconque ?
— Oh, la CDN (Campagne pour le désarmement nucléaire), entre autres.
— La CDN n’est pas un parti politique.
— Tu n’estimes pas que la politique de défense est un problème politique ? (Je suis content de moi, là.)
— La politique, c’est purement et simplement de l’économie tu vois ? Les organisations à but unique, les groupes de pression comme la CDN et Greenpeace ont un rôle important à jouer, mais affirmer que les baleines sont des mammifères sympas et qu’un holocauste nucléaire est une perspective déplaisante ne sont pas des prises de position politiques : ce sont des truismes, point. De surcroît, dans un authentique État socialiste, l’armée serait privée du droit de vote.
— Comme en Russie ? » dis-je.
Bien envoyé !
« La Russie n’est pas vraiment socialiste. »
Ah bon ?
« Ou Cuba ? » dis-je.
Touché !
« Oui, si tu veux, comme à Cuba. »
Hum…
« Sauf que Cuba n’a pas d’armée. » (Pure supposition de ma part.)
Je m’en suis bien sorti.
« Pas vraiment. Rien qui pèse en termes de produit national brut. Cuba en consacre six pour cent à sa défense, quand les USA y engouffrent quarante pour cent du leur. » Non ! Elle doit inventer ! Même Castro ne doit pas savoir ce qu’il dépense. Elle ajoute : « Si ce pays ne subissait pas une menace d’agression constante de la part de l’Amérique, il n’aurait même pas besoin d’investir six pour cent de son budget. Ferais-tu partie de ces gens qui ne ferment pas l’œil de la nuit de peur d’être envahis par les Cubains ? »
Contester ses chiffres ou son insinuation ferait trop cour de récréation. « Alors, je peux avoir un tract, oui ou non ? » J’insiste, et elle m’en tend un à contrecœur.
« Si nos vues sont trop tranchées pour toi, le Labour, c’est par là. (Geste vague.) Maintenant, si tu veux aller jusqu’au bout, rejoins les tories. »
Elle m’envoie ces mots comme une gifle, et il me faut un moment pour récupérer. Je réfléchis à ce que je vais répondre quand elle me tourne le dos. Plus exactement elle se détourne de moi et continue sa distribution de tracts. J’ai envie de lui poser la main sur l’épaule, la faire pivoter et lui lancer : « Ne me tourne pas le dos, petite conne bégueule, sectaire, faussement vertueuse, parce que mon père a été quasiment tué par son boulot, alors ne me fais pas la morale à propos de Cuba, parce que j’ai plus de sens des putains d’injustices sociales dans mon petit doigt que toi et ta bande de bourgeois bohèmes dans toutes vos suffisantes personnes. » Au lieu de quoi je lui dis : « Tu t’es sans doute rendu compte que si vous raccourcissiez le nom de votre parti, vous pourriez le baptiser “Assocsoc”, Association socialiste ! »
Elle se tourne lentement vers moi, les yeux rétrécis.
« Écoute, me dit-elle, si tu veux t’engager, t’opposer avec sincérité à ce que Thatcher est en train de faire à ce pays, alors rejoins-nous. Mais, si tout ce qui t’intéresse c’est de faire des plaisanteries de potache, alors non, merci. On peut se passer de toi. »
Elle a encore raison, bien sûr. Pourquoi est-ce que je deviens toujours facétieux et fumiste quand je parle politique ? Au fond de moi, je ne m’en moque pourtant pas. Je songe à le lui expliquer ; il suffit que j’aie avec elle une conversation adulte. Mais un incident vient d’éclater entre l’un des types maigres en jeans noirs et quelqu’un de Class War, la fédération anarchiste. Je me ravise donc et continue mon chemin.
QUESTION : Inventée par le psychologue allemand William Stern, quelle mesure controversée était à l’origine destinée à mesurer le rapport entre l’âge mental de quelqu’un et son âge physique, multiplié par cent ?
RÉPONSE : le QI.
Je monte à la salle de réunion n° 6, où un grand type est en train de disposer en position d’examen, avec un zèle tout bureaucratique, une trentaine de tables et des chaises. Manifestement plus âgé que moi – vingt et un ou vingt-deux ans –, il est vêtu du sweat-shirt lie-de-vin de l’université et pète de santé ; il est bronzé et beau mec dans le genre fade, avec des cheveux blond-roux coupés très court, une coupe qui évoque le plastique moulé. Je le regarde un instant évoluer par la porte vitrée. Un astronaute, à supposer que les Anglais aient cet article en rayon, ou une figurine articulée et pacifique Action Man. Ce qui me trouble, c’est que j’ai l’impression de l’avoir déjà vu quelque part.
Il m’aperçoit. Je passe donc poliment la tête dans l’entrebâillement de la porte. « Excuse-moi, dis-je. C’est bien ici qu’a lieu la sélection pour l’University Chall…
— Doigt sur le bouton : ta première question à dix points : tu sais lire ?
— Ben… oui.
— Que dit l’affiche ?
— Salle de réunion n° 6, 13 heures.
— Quelle heure est-il maintenant ?
— 12 h 45.
— Je suppose que cela répond à ta question.
— Je le suppose aussi. »
Je m’assieds sur un banc dans le couloir et me repasse mentalement des listes : les souverains britanniques, le tableau périodique des éléments, les présidents américains, les principes de la thermodynamique, les planètes du système solaire – juste au cas où. Technique de base pour tout examen. Je vérifie que j’ai bien un crayon et un stylo, un mouchoir, une boîte de Tic-Tac et attends les autres concurrents. Dix minutes plus tard, je suis toujours le seul. Je regarde par la vitre le type, assis à son bureau de prof, en train de trier et d’agrafer les fiches de questions. Je suppose qu’il est haut placé dans le comité de sélection de l’University Challenge, et que cet honneur doit lui monter à la tête, mais j’ai intérêt à me le concilier. J’attends donc 12 h 58 très précisément pour entrer.
« Ça va maintenant ? dis-je.
— Parfait. Asseyez-vous. Vous êtes combien, s’enquiert-il sans lever la tête.
— Euh… je suis seul.
— Vraiment ? » Il vérifie, ne me faisant visiblement pas confiance. « Oh, merde, j’ai déjà vécu ça. » Il claque la langue de contrariété et soupire, puis, se levant, il vient s’asseoir sur le bord du bureau d’où il m’examine de pied en cap. Il ne s’attarde pas sur mon acné, préférant fixer un point à trente centimètres de mon visage. Il pousse un nouveau soupir mélancolique. « Bon. Je suis Patrick. Comment t’appelles-tu ?
— Brian Jackson.
— Tu es en quelle année ?
— Première année. Je suis arrivé hier. »
Re-claquement de langue et re-soupir.
« Ton sujet d’excellence ?
— Tu veux dire la matière que j’étudie ?
— Si tu veux.
— Littérature anglaise.
— Bon sang, un de plus ! Bon, au moins, en terme de gaspillage, ça ne fait que trois ans. Mais qu’est-il arrivé aux mathématiciens ? C’est ça que je veux savoir. Aux biochimistes ? Aux étudiants en ingénierie mécanique ? Pas étonnant que l’économie parte en couilles ; tout le monde sait ce qu’est une métaphore mais personne ne sait plus construire une centrale électrique. »
Je ris, mais il ne plaisante pas.
« J’ai un bac science, dis-je, sur la défensive.
— Quelles matières ?
— Physique-chimie.
— Ah, enfin, un homme de la Renaissance ! Quelle est la troisième loi de Newton ? »
Oh, mon ami, il faudra te donner un peu plus de mal !
« La réaction est égale et opposée à l’action », dis-je.
La réaction de Patrick, elle aussi, est égale et opposée. Un bref haussement de sourcils plein de mauvaise grâce, puis le regard de nouveau baissé sur ses fiches.
« École ?
— Pardon ?
— J’ai dit : “école” ; tu sais, ce grand bâtiment de briques avec des profs dedans.
— J’ai compris la question. Simplement, je me demande pourquoi tu veux le savoir.
— Parfait, Trotski. Bien envoyé. Tu as un stylo ? Bien. Voici ton sujet d’examen. Je reviens dans une minute. » Je vais m’asseoir au fond de la salle et deux personnes entrent dans mon dos.
« Ah, voici la cavalerie ! » dit Patrick.
La première coéquipière potentielle, une Chinoise, provoque quelques remous car elle semble porter un panda sur l’épaule. À y regarder de près, ce n’est pas un panda vivant mais un sac à dos astucieusement conçu. Elle doit avoir un sens de l’humour particulier, mais ce genre d’excentricité augure mal de ses chances dans un quiz de culture générale de haut niveau. D’après sa conversation avec Patrick, j’apprends qu’elle s’appelle Lucy Chang, qu’elle est en deuxième année de médecine ; elle aura donc un avantage sur moi s’agissant des questions scientifiques. Elle semble parler anglais couramment, quoique très lentement, et avec un léger accent américain. Quelles sont les règles s’agissant des résidents étrangers ?
L’autre concurrent, un baraqué que son accent désigne comme natif du Yorkshire, est une grande gueule affublée d’une combinaison militaire vert olive, de lourdes bottes et d’une musette en bandoulière affichant, ce qui me semble paradoxal, le sigle CDN tracé au feutre magique. Patrick l’interroge avec la politesse forcée du sergent en face du caporal, et il apparaît que le type s’appelle Colin Pagett, qu’il est né à Rochdale, un patelin près de Manchester, et qu’il est en troisième année de sciences politiques. Il balaie la salle du regard, nous salue d’un signe de tête. Nous attendons en silence, jouant avec nos stylos, assis aussi loin les uns des autres que le permet la configuration des lieux. Le temps passe : dix minutes, un quart d’heure. Il est évident que personne d’autre ne se présentera. Où est-elle ? Elle avait dit qu’elle viendrait. Lui serait-il arrivé quelque chose ?
Patrick, l’astronaute, pousse un dernier soupir, retourne derrière son bureau et, debout, nous dit : « Bon. Nous allons commencer. Je m’appelle Patrick Watts, je suis né à Ashton-under-Lyme, dans le Grand Manchester, j’étudie l’économie, et je suis le capitaine de l’équipe de l’University Challenge de cette année… ah, j’entends une objection dans la salle… oui, les spectateurs habituels du jeu télévisé ont dû me reconnaître : je l’étais également l’an dernier. »
Et voilà. C’est là que je l’ai vu. Je me souviens d’avoir regardé l’émission avec beaucoup d’attention parce que j’avais rempli ma demande d’admission à l’université et je voulais connaître son niveau. Il m’avait semblé qu’ils formaient une piteuse équipe, et ce Patrick gardait probablement les stigmates de la honte subie car il fixait obstinément le sol en ajoutant : « De toute évidence, nous n’avons pas été brillants. (Ils avaient été éliminés à la dernière manche par des adversaires qui n’étaient pas non plus des flèches.) Je crois que cette année nous avons toutes nos chances, surtout avec une… matière première si prometteuse. »
Nous regardons la pièce aux bureaux vides. La matière première, c’est nous trois.
« Bon, on y va. Vous allez tenter de faire cet essai. Il s’agit de répondre par écrit à quarante questions qui couvrent un choix varié de sujets, comme le jour du concours. L’année dernière, nous avons été particulièrement faibles en sciences (il me regarde), et cette fois, je veux être sûr que nous ne sommes pas trop orientés vers les lettres…
— C’est une équipe de quatre, n’est-ce pas ? l’interrompt le type de Manchester.
— Exact.
— Dans ce cas, l’équipe… c’est nous.
— Euh, oui, mais nous devons nous assurer que nous avons le niveau requis. »
Colin ne lâche pas le morceau.
« Pourquoi ?
— Parce que, autrement, nous allons encore perdre.
— Et alors ?
— Alors, si nous perdons encore… » Patrick se débrouille pour remuer les lèvres sans émettre un son, tel un maquereau hors de l’eau. Exactement la tête qu’il avait à la télé l’année dernière quand il n’a pas été capable de répondre à une question simple sur les lacs d’Afrique de l’Est. Il avait le même regard traqué, alors que tout le monde dans le public connaissait la réponse et brûlait de la lui souffler : Tanganyika, le lac Tanganyika, pauvre con.
Il est alors distrait par un bruit à la porte – un bouquet de jeunes filles en fleurs, leurs visages souriants pressés contre la vitre, des rires étouffés, une bousculade, et des mains invisibles qui la propulsent dans la salle. Elle reste plantée là, gloussante, en nous dévisageant tous quatre pour essayer de retrouver son sang-froid.
C’est tout juste si on ne se lève pas, je vous jure.
« Oups ! Je suis désolée. »
Elle a la voix un peu pâteuse et semble avoir du mal à se tenir droite sans tituber. Elle ne songe pas à passer un examen beurrée, tout de même ?
« Je vous prie de m’excuser. J’arrive trop tard ? »
Patrick passe la main dans sa chevelure d’astronaute, s’humecte les lèvres et lui dit : « Pas du tout. Bienvenue à bord, euh…
— Alice. Alice Harbinson. »
C’est une Alice, bien sûr. Quoi d’autre ?
« Très bien, Alice. Assieds-toi, je te prie. »
Elle regarde autour d’elle, me sourit, et vient s’asseoir juste derrière moi.
Les premières questions sont assez faciles : de la géométrie de base et quelques vieilles ficelles sur les Plantagenêt, juste pour nous faire baisser la garde, mais j’ai du mal à me concentrer car Alice fait de drôles de bruits dans mon dos. Je me tourne pour lui jeter un coup d’œil : penchée sur sa feuille, elle est écarlate et tremble d’un fou rire réprimé. Je reviens à mon test.
Question 4. Quel était le nom d’origine d’Istanbul avant qu’on l’appelle Constantinople ?
Facile. Byzance.
Question 5. L’hélium, le néon, l’argon et le xénon font tous quatre partie de ce qu’on appelle les gaz nobles. Quels sont les deux autres ?
Aucune idée. Le krypton et l’hydrogène, peut-être. Va pour le krypton et l’hydrogène.
Question 6. Quelle est l’exacte composition de l’arôme émanant d’Alice Harbinson, et pourquoi est-il aussi ensorcelant ?
Quelque chose de cher, fleuri mais abstrait. Du N° 5 de Chanel ? mélangé au savon Pears, à la cigarette Silk Cut et à la bière…
Ça suffit. Concentre-toi.
Question 6. Où Margaret Thatcher était-elle assise au Parlement ?
Facile, celle-là. Mais j’entends encore ce curieux bruit de gorge derrière moi. Je me retourne de nouveau et cette fois, j’arrive à capter son regard. Elle grimace, je lis le mot « pardon » sur ses lèvres et elle me fait le signe « bouche cousue ». Je lui adresse un sourire en coin, laconique mais pas trop, pour qu’elle saisisse mon état d’esprit insolent. « Pfft… moi non plus je ne prends pas cette épreuve au sérieux. » Je lui envoie ce signal d’indifférence tout en m’y replongeant avec feu. Il faut que je me concentre. Je me fourre un Tic-Tac dans la bouche et me soutiens gracieusement le front de l’index. Concentre-toi. Concentre-toi.
Question 7. Comment pourrait-on définir la couleur des lèvres d’Alice Harbinson ?
Pas sûr : je ne la vois pas. Mais un adjectif emprunté à un Sonnet de Shakespeare. Rose de Damas, corail, autre ? Il faudrait que je me retourne pour vérifier. Non. Pas question. Concentre-toi. Travaille.
Les 8, 9 et 10, ça va, mais ensuite il y a une traversée du désert avec des questions de maths et de physique ridiculement difficiles. Je commence à patauger, en saute deux ou trois dont je ne comprends même pas l’énoncé, puis tente le coup sur les mitochondries.
« Pssst… »
Question 15. L’énergie libérée par l’oxydation des produits du métabolisme cytoplasmique est convertie en adénosine triphosphate…
« Psssst… »
Penchée en avant sur son bureau, elle tente de me faire passer ce qu’elle tient dans son poing fermé. Vérifiant que Patrick ne regarde pas, je tends le bras derrière moi et elle me passe un morceau de papier plié. Patrick lève les yeux et je me hâte de transformer le mouvement en un étirement las, bras au-dessus de la tête. Quand tout danger est écarté, je déplie le papier. Il dit : Ta beauté étrange, surnaturelle m’intrigue. Quand, oh, quand sentirai-je tes lèvres sur les miennes… ?
Ou plutôt : Hé, bûcheur, aide-moi ! Je suis très COOONNE et complètement bourrée. Sauve-moi d’une humiliation totale. Quelles sont les réponses aux questions 6, 11, 18 et 22 ? Et la 4, Byzance, c’est bon ? Merci d’avance, vieux. La mongolienne derrière toi. P-S : si tu cafardes, je te tue.
Elle me demande de partager ma culture générale avec elle ; si ce n’est pas de la drague, je ne sais pas ce que c’est. Bien sûr, tricher à un examen, c’est très moche, et si ce n’était pas pour elle, je ne m’y prêterais jamais. Mais les circonstances sont exceptionnelles. Je réponds aux questions pour lui refiler le papier : La 6, c’est Finchley ; la 11, c’est Ruskin, Les Pierres de Venise (du moins je crois) ; la 18, c’est peut-être le paradoxe du chat de Schrödinger ; la 22, je ne suis pas sûr : Diaghilev ? Et, oui, la 4, c’est Byzance.
Je me relis plusieurs fois : en fait de lettre d’amour, c’est un peu sec. J’ai envie de trouver quelque chose de plus excitant, de plus provocateur que le tout bête : « Tu es adorable » ; je réfléchis un instant, inspire un bon coup et écris : Au fait, tu es ma débitrice. Un café après ? Signé : Le Bûcheur. Avant de me raviser, je pivote et place le papier sur son bureau.
Question 23. Les cétacés du sous-ordre des mysticètes utilisent, pour filtrer l’eau et se nourrir, des structures épidermiques nommées des… ?
Fanons.
Question 24. Comment s’appelle le vers français de douze syllabes employé par Corneille et Racine ?
L’alexandrin.
Question 25. L’accélération du rythme cardiaque, les sueurs froides et un sentiment d’allégresse sont les symptômes de quel état émotionnel ?
Ah non ! Concentre-toi. Bûche !
Question 25. Combien de sommets a un dodécaèdre ?
Bon : « dodéca », c’est 12 en grec. Il y a donc 12 faces planes, ce qui signifie 12 fois 4 si on les démantèle, ce qui fait 48, mais il faut déduire le nombre d’arêtes communes : je dirais donc 24. Pourquoi 24 ? parce que chaque sommet est la jonction de trois faces planes ? Quarante-huit divisé par 3 égale 16. Seize sommets ? N’y aurait-il pas une formule pour cela[8] ? Et si je le dessinais ?
J’essaie de dessiner un dodécaèdre déconstruit douteux quand une boulette de papier tombe sur mon bureau. Je l’attrape avant qu’elle ne roule au sol. D’accord. Mais tu dois me promettre de ne pas danser.
Je me souris à moi-même et me la joue suffisamment cool pour ne pas me retourner. Après tout, c’est ce que je suis : un type cool. Impassible, je poursuis ma mise à plat de ce volume compliqué.
QUESTION : Si l’incandescence est la lumière émise par un corps chauffé, comment appelle-t-on la lumière dite « froide » ?
RÉPONSE : Luminescence.
« Je parierais que tu ne m’as pas reconnu sans mon faux col.
— Quoi ? Non. Du moins pas sur-le-champ.
— Alors… Alice, c’est ça ?
— C’est ça.
— Comme celle du pays des merveilles ?
— J’en ai peur. »
L’air traqué, elle a l’œil fixé sur la sortie.
Nous sommes assis à un guéridon de marbre du Paris Match, un café qui essaie désespérément d’avoir l’air français. Chaises bistro « authentiques », cendriers Ricard, affiches de Toulouse-Lautrec aux murs et menus proposant non pas des toasts jambon-fromage mais des « croque-monsieur ». L’endroit est bourré d’étudiants en cols roulés noirs et jeans 501. Penchés en avant sur leurs pommes-frites, ils discutent avec passion en agitant leurs clopes, se persuadant qu’ils fument des Gitanes au lieu de Silk Cut. Je ne suis jamais allé en France. C’est vraiment comme ça ?
« Et on t’a donné ce prénom à cause de Lewis Carroll ?
— J’en ai peur. (Un silence.) Et toi, pourquoi t’a-t-on appelé Gary ? »
Je réfléchis un instant, en quête d’une anecdote amusante sur l’origine de mon prénom, puis décide qu’il vaut mieux rétablir la vérité.
« En fait, je m’appelle Brian.
— Bien sûr ! Excuse-moi. Je voulais dire Brian.
— Je ne suis pas certain qu’il existe des Brian en littérature. Ou des Gary, d’ailleurs. Sauf que – n’y a-t-il pas un Gary parmi les frères Karamazov : Gary, Keith et…
— … et Brian ! Brian Karamazov. » Elle rit. Nous rions tous les deux.
Aujourd’hui, c’est un grand jour pour moi. Non seulement je suis assis en face d’Alice Harbinson en train de me moquer de mon propre prénom, mais je bois mon premier cappuccino. C’est ça que boivent les Français ? Pas mauvais d’ailleurs. Ça m’évoque un peu les cafés au lait qu’on vend 35 pence au stand de la promenade de Southend-on-Sea, sauf qu’au lieu de granulés de Nescafé non dissous flottant à la surface, ce sont ici des résidus brunâtres de cannelle. Au temps pour moi. Je croyais que c’était du cacao. Mais ce truc-ci sent un peu le dessous-de-bras chaud et laiteux. Sans doute les cappuccinos, comme le sexe, sont-ils meilleurs la deuxième fois. Sauf qu’à 83 pence la dose, je ne suis pas sûr qu’il y ait une prochaine fois. Une deuxième analogie avec le sexe.
On y est, comme d’habitude : le sexe et l’argent. Il faut que tu cesses d’y penser. Surtout à l’argent. C’est affreux ; tu es là avec une fille magnifique, et tout ce que tu as en tête, c’est le prix d’un café. Et le sexe.
« Je meurs de faim, me dit-elle. On mange quelque chose, des frites ou autre ?
— Oui », dis-je en regardant le menu. £ 1,25 pour une mesquine portion de frites ! « Enfin toi, parce que moi, je n’ai pas faim. »
Elle fait signe au serveur, un étudiant efflanqué, du style lévrier, affublé d’un épi à la Morrissey. « Salut », lui dit-il. Ils entament une conversation au-dessus de ma tête.
« Ça va ? lui demande-t-elle.
— Très bien, mais je préférerais être ailleurs : je me farcis seize heures de service dans la foulée, aujourd’hui.
— Oh mon pauvre… (Elle lui frictionne le bras avec sympathie.)
— Et toi, ça va ?
— Très bien, merci.
— Tu es splendide, si je peux me permettre. »
Feignant d’être timide et rougissante elle se cache le visage dans ses mains. Zut alors, me dis-je. Le type du restau finit par se souvenir pourquoi il est là : « Tu veux manger quelque chose ?
— Juste une portion de frites, c’est possible ?
— Absolument. » Il se rue à la cuisine pour lui chercher sa légumineuse à prix d’or.
« D’où le connais-tu ?
— Qui ? Le garçon ? Je ne le connais pas.
— Oh… »
Silence. Je bois lentement mon café en essuyant du dos de la main la poussière de cannelle qui m’obstrue les trous de nez.
« Je n’étais pas sûr que tu me reconnaîtrais sans mon faux col, dis-je.
— Tu te répètes.
— Ah bon… parfois, tu vois, je m’embrouille entre ce que j’ai exprimé ou non, ou je me retrouve en train de dire ce que je comptais garder pour moi. Tu vois mon problème ?
— Exactement ! (Elle m’attrape le bras.) Je me fais sans arrêt des nœuds, je lâche des trucs insensés (aimable de sa part de me mettre à l’aise, mais je ne la crois pas). Je te jure, la moitié du temps je ne sais même pas ce que je suis en train de faire.
— Comme moi hier soir quand j’ai dansé.
— Ah oui, hier soir… (Elle fait la moue.)
— Excuse-moi, veux-tu ? À vrai dire, j’étais bourré.
— Oh, ça allait… Tu es un bon danseur.
— Un exécrable danseur ! Je suis d’ailleurs surpris que personne ne soit venu me mettre un crayon entre les dents. »
Elle me regarde d’un air perplexe :
« Pourquoi un crayon ?
— Pour m’empêcher de me mordre la langue. (Elle ne comprend toujours pas.) Tu vois, ce qu’on fait avec les épileptiques. »
Elle ne me répond pas. Mon Dieu, j’ai dû l’offenser. Elle connaît peut-être un épileptique, ou il y en a peut-être un dans sa famille. Et si elle-même l’était ?
« Tu n’as pas chaud dans cette grosse veste d’ouvrier ? » me demande-t-elle.
Le serveur revient avec les précieuses frites, au nombre de six, artistiquement disposées dans un récipient de la taille d’un grand coquetier, puis il s’attarde à notre table, tout sourire et prêt à jacter de nouveau. Je le devance.
« Tu sais, Alice, dis-je, la vie m’a appris deux choses. La première : ne jamais danser quand on est saoul.
— Et la seconde ?
— Ne jamais verser du lait dans un siphon d’eau de Seltz. »
Elle rit. Reconnaissant sa défaite, le serveur s’éloigne. Bravo, Brian. Continue.
« … Je ne sais pas ce que j’attendais : peut-être une merveilleuse boisson au lait fermenté, mais la chose a déjà un nom : yaourt. »
Par moments, vraiment, je me sens tellement nul que j’ai envie de gerber.
Nous parlons encore un peu tandis qu’elle mange ses frites en les trempant dans le ketchup d’une coupe en Pyrex de la taille d’une lentille de contact. On se croirait, en plus coûteux, dans T.S. Eliot – La Chanson d’amour de J. Alfred Prufrock : « Oserai-je manger une pêche ? » Pas à ce prix, non. J’en apprends un peu plus sur elle. Elle est enfant unique, comme moi – quelque chose à voir avec les trompes de sa mère, croit-elle, sans en être sûre. Cela ne l’a pas vraiment gênée, et comme elle était plutôt studieuse, on l’a mise en pension, ce qui, politiquement, n’est pas très vertueux, mais elle avait adoré cette expérience, et en terminale elle était responsable de classe. Elle est très proche de son père, qui réalise des documentaires sur l’art pour la BBC et lui laisse effectuer des stages à LWT pendant les vacances. Elle a rencontré plusieurs fois le producteur de ladite London Week-End Television, Melvin Bragg, qu’elle trouve très drôle et très sexy. Elle aime sa mère, bien sûr, mais elles se disputent souvent, sans doute parce qu’elles se ressemblent trop. Sa mère travaille pour Sur l’arbre perché, une organisation charitable qui construit des cabanes pour les enfants défavorisés.
« Il ne vaudrait pas mieux les laisser avec leurs parents ? dis-je.
— Comment ça ?
— Eh bien, tu vois, des gosses vivant seuls dans les arbres, ça peut être dangereux, non ?
— Mais ils n’y vivent pas. C’est juste pour les vacances d’été.
— Ah bon.
— La plupart des enfants appartenant à des familles nécessiteuses n’ont qu’un seul parent, ils n’ont jamais eu de vacances de leur vie. (Bon sang, c’est de moi qu’elle parle !) C’est vraiment fantastique. Si tu ne fais rien l’été prochain, tu devrais nous rejoindre. » Je hoche la tête avec enthousiasme, sans comprendre si elle me demande de venir les aider ou si elle m’offre un bol d’air.
Elle me raconte ses vacances de l’été dernier, passées pour une part dans les arbres avec des petits déshérités probablement terrifiés, puis entre ses maisons familiales de Londres, du Suffolk et de Dordogne, avant de jouer au festival d’Édimbourg avec le groupe théâtral de son pensionnat.
« Quelle pièce ?
— La Bonne Âme du Se-Tchouan, de Brecht. »
Vous voyez ce qu’elle fait, là ? Elle me donne la chance de placer « éponyme ».
« Et qui jouait le personnage éponyme ?
— Euh… moi. (Elle, bien sûr : qui d’autre ?)
— Et tu l’étais ?
— Quoi ?
— Bonne.
— Non, pas très, bien que The Scottsman ait semblé le croire. Tu connais la pièce ?
— À fond, mens-je. Nous avons monté Le Cercle de craie caucasien, l’an dernier au lycée. » Je marque une pause, bois une gorgée et ajoute : « Je jouais la craie. »
Bon sang ! Je vais gerber !
Mais elle rit, puis entreprend de m’exposer les exigences de son rôle dans la pièce de Brecht. J’en profite pour la regarder, sans alcool dans le sang et sans buée sur les lunettes. Alice est la plus splendide de toutes les femmes que j’aie jamais vues ailleurs que dans les livres d’art sur la Renaissance ou à la télé. Au lycée, on disait que Liza Chambers était « belle » alors qu’elle débordait tout simplement de sexualité. Alice, elle, est authentiquement belle : une peau crémeuse, apparemment dépourvue de pores, qui semble éclairée de l’intérieur par quelque luminescence (phosphorescence ? fluorescence ? je chercherai plus tard) organique et sous-cutanée. Elle n’est pas maquillée ou, plutôt, son maquillage est si subtil qu’il semble inexistant, sauf les cils – impossible d’avoir naturellement des cils pareils. Quant à ses yeux, dire qu’ils sont bruns ne serait pas leur rendre justice. Rien de monochrome ni de terne en eux : immenses, avec une sclérotique très blanche et un iris clair constellé de paillettes vertes. Sa bouche charnue est de la couleur des fraises que croquait à belles dents Tess Durbeyfield, toutefois moins heureuse et moins équilibrée qu’Alice avant de découvrir qu’après tout, elle était une d’Urberville. Une petite cicatrice pâle affleure sur sa lèvre inférieure, indiquant, détail délicieux, un accident qu’elle a dû avoir, enfant, en voulant cueillir des mûres hors de portée. Ses cheveux ondulés couleur de miel dégagent son front comme dans les portraits préraphaélites (peut-on parler d’une « coiffure » préraphaélite ?). Elle est terriblement Quattrocento, comme dirait T.S. Eliot, ou Yeats (lequel des deux ? il faut que je vérifie, ainsi que l’époque : XIVe ou XVe ?).
Elle reparle de la soirée d’hier, qu’elle a trouvée horrible, avec toutes ces brutes sans cou du genre racaille de stade. Ses longues jambes entortillées autour des pieds de sa chaise, penchée vers moi, elle souligne tel ou tel point en me touchant l’avant-bras, son regard plongé dans le mien comme si nous avions fait un pari (le premier qui détourne les yeux, etc.), utilisant ce coup classique consistant à tirer sur son minuscule anneau d’oreille, geste inconscient pour signifier que je lui plais – à moins qu’elle ne souffre d’une légère infection, résultat d’un piercing récent. Pour ma part, j’essaie de nouvelles mimiques et postures, dont l’une consiste à me pencher en avant, le menton dans la main, doigts occultant ma bouche, et à me caresser par moments ledit menton d’un geste sagace. Cette attitude m’est utile à plusieurs égards : 1) elle est seyante (l’air pensif) ; 2) elle est sensuelle (les doigts sur la bouche ont une connotation sexuelle indiscutable) ; 3) elle cache mes pires boutons (ceux massés aux commissures, genre dégoulinade de soupe à la tomate).
Elle commande un autre cappuccino. Il faudra le payer aussi ? Tant pis. La cassette Stéphane Grappelli/Django Reinhardt passe en boucle, un fond sonore qui évoque le bourdonnement d’une mouche à viande contre une vitre. Je suis heureux de rester assis là, à écouter Alice. En admettant qu’elle ait un défaut – oh, minime –, ce serait de n’être pas curieuse des autres, de moi tout au moins. Elle ne sait pas d’où je viens, ne m’a rien demandé sur mes parents, ne sait pas mon nom de famille ; même ce prénom de Gary qu’elle m’attribue, je ne suis pas sûr qu’elle l’ait inventé pour rire. En fait, depuis que nous sommes ici, elle ne m’a posé que deux questions : « Tu n’as pas trop chaud dans cette grosse veste ? » et : « C’est de la cannelle, tu sais ce que c’est ? »
Soudain, comme si elle lisait dans mes pensées, elle me dit : « Excuse-moi de tenir le crachoir. Tu ne m’en veux pas, j’espère.
— Pas du tout. »
C’est vrai. J’aime tout simplement être ici, avec elle, être vu avec elle. Elle me parle de cette incroyable troupe de cirque bulgare qu’elle a admirée au festival d’Édimbourg – une bonne occasion pour moi de décrocher pour étudier l’addition. Trois cappuccinos à 85 pence, soit 2,25 livres, plus les chips – pardon, les pommes de terre frites – à 1,25 livre (soit dit en passant, 18 pence la frite), ce qui nous fait 3,80 livres, plus le pourboire à ce serveur hilarant – 30, non, disons 40 pence ; on arrive au total de 4,20 livres. Or j’avais en tout 5,18 livres dans la poche, si bien que je n’ai plus que 98 pence pour vivre jusqu’à lundi, jour où je touche le chèque de ma bourse. Mais elle est tellement belle… Si elle me propose de partager l’addition, dois-je accepter ? Je veux qu’elle sache que j’exige une égalité scrupuleuse entre les sexes, tout en ne souhaitant pas lui avouer que je suis pauvre, ou, pire, qu’elle me croie radin. De toute façon, même si nous partagions, j’en serais tout de même de 3 livres de ma poche, ce qui m’obligera dans tous les cas à demander à Josh de me rendre provisoirement les 10 livres de maman, ce qui lui donnera le droit de me taper des clopes jusqu’aux vacances de Noël, passer au blanc ses jambières de cricket, et lui toaster ses scones à vie. Hou, là, attention, elle me pose une question.
« Tu veux un autre cappuccino ? »
NON !
« Ce n’est pas une bonne idée, dis-je. Nous ferions mieux de rentrer voir les résultats. Je vais payer… » Je cherche le serveur des yeux.
« Attends, laisse-moi participer. (Elle fait semblant de chercher son porte-monnaie.)
— Non, je t’invite.
— Tu es sûr ?
— Certain. »
Je compte les 4,20 livres et les pose sur la table de marbre, grisé par ma prodigalité.
Une fois dehors, je me rends compte que le jour décline. Nous avons parlé des heures sans que je m’en rende compte. Pour une fois, j’avais même oublié le Challenge. Mais maintenant, je m’en souviens et m’efforce de ne pas me mettre à courir. Alice marchant d’un pas lent, c’est en flânant dans la lumière d’automne que nous retournons à la corpo.
« Qui t’a branché là-dessus ? me demande-t-elle.
— Sur quoi ? Le Challenge ?
— Tu appelles ça comme ça ?
— Tout le monde, non ? Oh, pour rire, dis-je avec une négligence feinte. Et aussi, comme chez moi, en fait de famille, il n’y a que maman et moi, on n’était pas assez nombreux pour l’autre quiz, Ask The Family… Demander, d’accord, mais à qui ? »
Je pensais qu’elle relèverait ce commentaire, mais non.
« Moi, ce sont mes voisines de chambre qui m’ont mise au défi d’y aller, dit-elle. Après deux pintes de bière au déjeuner, ça m’a soudain semblé une bonne idée. Et comme je veux être actrice ou présentatrice télé, j’ai pensé que ce serait toujours une expérience face à la caméra. Maintenant, je n’en suis plus si sûre. L’University Challenge ne me semble pas le marchepied idéal pour le firmament hollywoodien. À vrai dire, j’espère être recalée pour pouvoir oublier cette histoire idiote. (Vas-y doucement, Alice Harbinson : ce sont mes rêves que tu piétines.) Tu as déjà pensé à faire une carrière d’acteur ?
— Qui, moi ? Ma foi, Ciel, non. Je suis nul… » À titre d’expérience, j’ajoute : « Et en plus, je ne crois pas être assez beau gosse pour ça.
— Oh, aucune importance. Plein d’acteurs ne sont pas des adonis. »
Et vlan ! Ça m’apprendra…
En route pour la salle 6, sur la porte de laquelle doivent être affichés les résultats de l’épreuve, j’ai l’impression de revivre le suspense du bac. Arborer cet air de confiance très légèrement teinté d’anxiété, contrôler l’expressivité de mon visage, ne pas avoir l’air trop content de moi, trop impudent. Un sourire, un hochement de tête sagace, puis m’éloigner.
Devant l’écriteau, je vois le panda de Lucy Chang lire les résultats au-dessus de l’épaule de sa maîtresse ; quelque chose dans la façon dont Lucy incline la tête me laisse présager que les nouvelles ne sont pas bonnes pour elle. Elle se détourne et s’éloigne avec un doux sourire déçu. Elle ne sera donc pas parmi nous dans les studios de Granada TV. Dommage, elle avait l’air sympa. Je lui rends son sourire avec commisération, avant de m’approcher de l’affiche.
Je lis. Je cligne des yeux et je relis.
RÉSULTATS DE L’ESSAI POUR
L’UNIVERSITY CHALLENGE
Sélection de l’année 1985-1986
Lucy Chang :89 %
Colin Pagett :72 %
Alice Harbinson :53 %
Brian Jackson :51 % *
Notre équipe sera donc constituée cette année de Patrick Watts, Lucy, Alice et Colin. Notre première répétition aura lieu mardi prochain. Félicitations à tous ceux qui ont participé à l’épreuve de présélection.
Patrick Watts
* En cas d’urgence absolue ou de maladie létale d’un des participants notre remplaçant sera Brian Jackson.
« Oh, mon Dieu, je fais partie de l’équipe ! » crie Alice en m’attrapant le bras. Elle fait des bonds sur place.
« Bien joué ! » J’accroche sur mon visage un sourire trouvé dans quelque réserve que j’ignorais posséder.
« Hé, si tu ne m’avais pas soufflé les réponses, tu serais à ma place », crie-t-elle de nouveau.
Eh oui, Alice, j’en suis conscient.
« Qu’est-ce qu’on fait ? On retourne au bar pour se pinter ? » demande-t-elle.
Non, Alice, je n’ai plus d’argent. Soudain, je suis triste.
Je ne fais pas partie de l’équipe, il me reste 98 pence en poche et je suis éperdument amoureux sans espoir aucun.