« Je suis désolé, dit Sebastian au bout d’un moment ; j’ai bien peur de ne pas avoir été très gentil tantôt. Brideshead a souvent cet effet sur moi. »
QUESTION : Strié, cardiaque et lisse : ce sont des caractéristiques de quel tissu ?
RÉPONSE : Le tissu musculaire.
Résolutions pour la nouvelle année.
1. Passer plus de temps à travailler ma poésie. Si je pense sérieusement que la poésie est une forme littéraire qui ne vous oblige pas nécessairement à crever de faim, alors je dois y travailler, surtout pour trouver mon originalité, ma voix propre. Souviens-toi que T.S. Eliot était employé de banque quand il a écrit les Quatre quatuors. Le manque de temps n’est donc pas une excuse.
2. Arrêter de me tripoter les boutons, surtout quand je parle aux gens. Il est prouvé scientifiquement que ce type de pratique dissémine l’infection et laisse des cicatrices. Oublie ton acné et trouve quelque chose d’autre à faire de tes mains. (Apprends à fumer, ou je ne sais quoi.) Souviens-toi qu’aucune fille n’a envie d’embrasser un bifteck cru.
3. Me montrer plus réservé vis-à-vis d’Alice, la jouer cool : elle te respectera davantage.
4. Me muscler un peu.
J’ai pondu cela vers 22 h 45, la nuit du prétendu réveillon. Mon écriture est tremblée car j’étais assez imbibé. Vingt minutes plus tard, je dormais à poings fermés, démentant le cliché selon lequel il faut absolument faire la fête la dernière nuit de l’année. Mon originalité m’avait valu la soirée la plus incroyablement pourrie de mon existence.
Les « festivités » pour moi ont commencé à 20 h 35, quand, avec le tournevis trouvé dans le tiroir de la cuisine, j’ai démonté la porte de placard de Josh pour lui emprunter son poste de télé portatif. J’ai regardé un James Bond sur ITV, rejoignant ainsi le peloton serré des veuves vieillissantes et des malades mentaux se livrant à travers le pays à la même activité que moi. Plus je buvais de bière, plus je pensais à mon père et à Alice. Tous deux se mélangeaient bizarrement dans ma tête au point que lorsque l’agent 007 eut déjoué les plans de l’horrible Scaramanga pour dominer le monde, j’étais à bout de nerfs. Je dois être la seule personne qui ait pleuré devant L’Homme au pistolet d’or – Britt Ekland exceptée. Puis je me suis calmé et j’ai couché sur le papier les résolutions exposées plus haut.
Deux semaines plus tard, elles restent de circonstance. Je travaille peu ma poésie, c’est sûr, mais c’est par manque de temps. Je ne me tripote presque plus le visage. Je me suis montré très réservé vis-à-vis d’Alice, en grande partie parce que je ne l’ai pas vue, n’ai pas entendu parler d’elle et que j’ignore absolument où elle est. De fait, ma vie sociale est d’un calme plat depuis le début du trimestre. Dans Retour à Brideshead, le cousin de Charles l’avertit que le deuxième trimestre d’université sert en général à semer les indésirables collectionnés au cours du premier. Je commence à me demander si je n’en fais pas partie.
Mais revenons aux bonnes résolutions. La dernière nécessite quelques explications. J’ai décidé que cela ne me ferait pas de mal d’acquérir un muscle ou deux, non par suggestibilité, parce que l’univers machiste des médias définit ce que doivent être la virilité et la séduction ; pas non plus pour me défendre car, métaphoriquement, les gosses m’envoient du sable dans les yeux au bac du jardin public. Non, c’est seulement que j’ai poussé l’aspect tubard à sa quasi-conclusion. De plus, depuis le début de ma scolarité, je me suis persuadé qu’on était soit intelligent, soit en bonne santé, l’un excluant l’autre. Je suis revenu sur cette idée toute faite : Patrick Watts, par exemple, est intelligent et en super forme, même s’il présente des troubles de la personnalité. Dustin Hoffman, dans Marathon Man, est sans doute un meilleur exemple : intelligent et en forme, il a en outre de l’intégrité – le genre de type qui court huit kilomètres avec un paquet de livres coincé sous le bras. Ou, dans le monde réel, Alice Harbinson. Alice est incroyablement fraîche, saine et intelligente. Ou du moins l’était-elle la dernière fois que je l’ai vue. Cela remonte à deux semaines et trois jours. Une éternité.
Pas de panique : je vais sublimer toute ma belle énergie en un programme de fitness quotidien calqué sur celui de la Royal Air Force canadienne consistant à caler mes pieds sous l’armoire (après m’être assuré qu’elle ne me tombe pas dessus) et à faire huit abdos et quatre pompes. Curieusement, je n’ai pas l’impression de me fatiguer beaucoup ; il doit falloir en faire plus. Des haltères probablement. Je décide d’investir l’argent de mes étrennes dans cet équipement.
Je prends un petit déjeuner sain et nutritif, à savoir une barre de muesli chocolatée et un litre de jus d’ananas achetés chez le marchand de journaux, puis, sur un tempo scout (trente pas en marchant, trente pas en courant), je rejoins le centre-ville qui me semble au diable vauvert, surtout quand on court en jean et lourd caban de drap. Je m’accroche pourtant, en rotant par moments mon jus d’ananas, empruntant des rues de quartiers résidentiels jonchées de cadavres de sapins de Noël que les éboueurs refusent d’enlever. J’ai assez vite un point de côté, ce qui suggère que ma forme cardio-vasculaire n’est pas flambante et qu’il va falloir que je m’en occupe aussi. Mais pour le moment, ce qui m’importe c’est de gagner de la masse corporelle et de fuseler mes muscles. Je ne veux pas devenir trapu comme un boxeur ou un haltérophile, mon idéal étant la plastique du gymnaste – celle, par exemple, des gars qui excellent aux barres parallèles. Si je m’aperçois que je deviens un pot à tabac, j’arrête.
J’arrive en nage au magasin de sport peu après son ouverture. C’est la deuxième fois seulement que j’entre dans ce genre d’endroit ; d’habitude, c’est ma mère qui m’achète mes tenues et équipements. Je suis aussi nerveux que si j’entrais dans un sex-shop. L’intérieur, tant pour l’odeur que pour le décor, évoque un vestiaire pour hommes, une ambiance accentuée par l’allure peu avenante du responsable, un garçon de mon âge au physique de brute qui s’avance vers moi comme s’il avait l’intention de m’en faire baver.
« Je peux t’aider, mon pote ?
— Je regarde, merci », lui dis-je en prenant une voix un chouia plus grave. Je jette un coup d’œil circulaire et m’approche pour examiner en connaisseur les raquettes de badminton avant de me diriger nonchalamment vers le rayon des haltères. Voici ceux que je cherche : une paire en fonte solide, réglables, ce qui me permettra d’augmenter progressivement le poids de façon à devenir un adonis, sans plus. Il y a quelque chose qui se passe d’explications avec les haltères. Oui, ils sont en fer et non en polyester peint en gris ; oui, ils sont très lourds, et oui, je peux tout juste me les offrir, au prix de 12,99 livres. Je les tends au vendeur, puis je lui tends l’argent. C’est seulement en quittant le magasin avec mes achats, groupés dans un sac plastique renforcé, que je me rends compte de l’erreur fondamentale que j’ai commise : je n’arriverai jamais à les porter jusque chez moi.
Les vingt-cinq premiers mètres, je tente de me convaincre que j’y arriverai si je marche assez vite en changeant de main chaque fois que les poignées du sac m’entailleront la chair. Mais devant Woolworths, l’inévitable se produit : le fond du sac lâche et les poids heurtent le trottoir dans un fracas de ferraille évoquant le déplacement d’un char d’assaut. Les clients du magasin – surtout de jeunes mères avec des gosses dans des poussettes –, me regardent affolés, puis fixent les objets métalliques tombés à mes pieds. Je leur renvoie un regard censé signifier : Bon sang, qui est l’abruti qui a fourré ça dans mon sac ? Le trottoir ne semble pas blessé mais un des haltères se met à rouler lourdement en direction de Boots. Je lui cours après sous le regard maintenant goguenard des jeunes femmes (« Regarde cet avorton qui court après ses joujoux », disent-elles à leur lardon), je ramasse mes instruments de torture, un dans chaque main, et m’éloigne en vitesse.
Moins de vingt mètres plus loin, devant le magasin de fringues Dorothy Perkins, je dois m’arrêter pour reprendre mon souffle. Les adolescentes qui le fréquentent sourient d’amusement en me voyant appuyé, hors d’haleine, contre la vitrine. Je décide que la solution, c’est de prendre de la vitesse et ne jamais s’arrêter. Si je m’arrête, c’est râpé. Après tout, je n’ai plus que deux kilomètres à parcourir pour arriver chez moi.
Une fois passé le centre commercial et la rocade, les quartiers résidentiels, moins fréquentés, me permettent de faire des pauses régulières, en toute discrétion. J’attends que ma respiration se stabilise puis ramasse les poids, bras ballants comme un babouin, et, aussi longtemps que mon cœur tient, courbé en deux, j’avance par petits bonds saccadés, comme sous le feu de tirs de mitraillette. J’ai l’impression d’avoir échappé de justesse au peloton d’exécution. Mon visage est rouge et suant, mes épaules quasi déboîtées, mes bras ont dû s’allonger de cinquante bons centimètres comme ceux des personnages de bandes dessinées, et le motif en diamant gravé sur la barre des haltères s’est incrusté à jamais dans mes paumes dont la peau à vif évoque le serpent en train de muer. J’ai un tutorat particulier cet après-midi et suis encore très loin de chez moi. Je ramasse donc pour la énième fois mes poids et repars en courant, l’échine courbée.
Je finis par atteindre la face sud de Richmond Hill, que je vois s’élever à la verticale devant mes yeux, son sommet perdu dans un nuage bas. Je parviens encore à crapahuter sur une vingtaine de mètres avant de m’écrouler en tas au pied d’un mur. J’ai l’impression qu’on m’a piétiné les poumons, qu’on les a réduits en miettes comme deux paquets de chips écrasés. Je tousse sans pouvoir m’arrêter et mon souffle rauque dans ma gorge sèche me donne des haut-le-cœur. À part un reste de jus d’ananas qui a un goût de bile dans ma bouche, je n’ai rien à vomir. La transpiration qui baigne mon visage coule le long de mon nez pour venir goutter par terre. Je sens soudain une main se poser sur mon épaule. Une voix demande : « Ça ne va pas ? » Je lève les yeux. C’est Alice.
« Voulez-vous que j’appelle police secours, monsieur ? poursuit la voix. Mon Dieu, Brian…
— Alice ! (Je respire, je halète.) Ça alors… (Je me redresse, je respire, je halète.) Comment vas-tu ?
— Moi, ça va. C’est toi qui n’as pas l’air d’aller fort. J’ai cru que tu étais un vieux en train de faire une crise cardiaque ou je ne sais quoi.
— Non, non. C’est moi. Je vais bien, je t’assure. »
Elle voit les poids que j’ai calés sous mes pieds pour les empêcher de rouler dans la pente et tuer un enfant. « Qu’est-ce que c’est, ces trucs ? demande-t-elle.
— Des haltères.
— Je sais. Je veux dire : qu’est-ce que tu fais avec ?
— C’est une longue histoire.
— Tu veux un coup de main ?
— Si tu pouvais… »
Elle en ramasse un comme si c’était un chihuahua et attaque la montée à grands pas.
QUESTION : Qu’est-ce qui a été identifié par Hegel comme la tendance d’un concept à se transformer en sa propre négation – le résultat d’un conflit entre ses aspects contradictoires intrinsèques ?
RÉPONSE : La dialectique.
Je laisse Alice écouter dans ma chambre les Concertos brandebourgeois et noter sur dix le contenu culturel de mes étagères pendant que je vais faire du café. Pour être honnête, le lieu n’est pas impeccable. J’ai fait en sorte de ne pas laisser traîner mon cahier de poésie ou mes slips, mais je n’aime pas la savoir seule là-dedans. La bouilloire mettant un temps fou à chauffer, je me précipite à la salle de bains pour me rafraîchir le visage et me brosser les dents pour chasser le goût de bile que j’ai dans la bouche. Quand je reviens à la cuisine, j’y trouve Josh en train d’utiliser l’eau enfin bouillante.
« Je ne t’apprends rien en te disant qu’il y a une superbe créature égarée dans ta chambre ? me dit-il.
— C’est mon amie, Alice.
— Mes compliments. Puis-je me joindre à vous ?
— Euh… En fait, on doit parler boulot…
— Message reçu cinq sur cinq, Bri. Mais envoie-la-moi avant son départ, d’accord ? De plus, tu pourrais peut-être t’essuyer les coins de la bouche (il désigne les traces de dentifrice mal rincé aux commissures). Bonne chance mon ami », conclut-il en français. Avant de sortir, il ajoute : « Oh, et un certain Spencer a téléphoné. Il te demande de le rappeler. » Je prépare le café dans les chopes, vole deux biscuits à Marcus et emporte le tout dans ma chambre.
Alice, étendue sur mon futon, feuillette négligemment le Manifeste du parti communiste. Je lui tends son café, débarrasse furtivement le verre d’eau trouble et les deux mugs sales posés par terre tout en photographiant mentalement sa tête posée sur mon oreiller.
« Pourquoi ton sommier est-il planqué derrière l’armoire, Brian ?
— J’avais envie d’essayer l’effet futon.
— L’effet futon. Bon. Très réussi. » Elle examine les cartes postales et les photos fixées au mur à la pâte adhésive. « C’est ton père ?
— Oui. »
Elle ôte la photo du mur pour mieux la regarder.
« Il est bel homme. »
J’enlève ma grosse veste et l’accroche dans le placard. « Oui. Il l’était. »
Elle me scrute en essayant de comprendre pourquoi cette qualité a sauté une génération, fronce les sourcils tout en s’efforçant de sourire et me dit : « Tu ne veux pas te changer ? »
Je regarde mon sweater, qui mérite tout à fait son nom, avec ses auréoles humides sous les bras et son odeur de chien mouillé. Par pudeur, je préfère y renoncer. « Non, ça va, dis-je.
— Écoute, change-toi. Je te promets de ne pas me caresser quand tu seras à poil. »
Dans l’atmosphère fantastiquement chargée d’érotisme que crée ce commentaire salace, je lui tourne le dos et enlève le haut.
« Alors, grosse brute, que comptes-tu faire avec ces haltères ?
— J’ai envie d’être en meilleure santé.
— Se muscler ne veut pas nécessairement dire se porter bien. Mon dernier petit ami avait un corps de rêve mais il pouvait difficilement faire deux cents mètres à pied.
— Lequel ? Celui avec la grosse bite ?
— Brian, qui t’a dit ça ?
— Toi, il me semble.
— Sans blague ? Eh bien oui, c’était lui. Pour en revenir à toi, ton corps est très bien.
— Tu trouves ? dis-je en tenant le pull contre moi comme une jeune mariée pudique.
— Dans le genre longiligne et anguleux des modèles d’Egon Schiele. »
J’enfile le pull de rechange en lui tournant de nouveau le dos et décide qu’il est temps de changer de sujet.
« Comment s’est passé le reste de tes vacances ?
— Oh, pas mal. Au fait, merci d’être venu.
— Merci à toi de m’avoir invité. Tu as réussi à te débarrasser de la viande froide ?
— Et comment ! Mingus et Coltrane te remercient.
— Et ta grand-mère est remise ?
— Ma grand-mère ? Ah, oui. »
Elle fixe la photo de mon père sur le mur et, en prenant soin de ne pas me regarder, me dit :
« C’était un peu… bizarre, non, ce qui s’est passé ?
— Si tu fais référence à la fumette, je te dirai que c’est moi qui étais bizarre : le fait de perdre ma virginité dans ce domaine, je suppose.
— Ce n’est pas seulement ça… Je t’ai trouvé bizarre au sens où j’ai eu l’impression que tu voulais me prouver quelque chose.
— Je me sentais un peu nerveux. Je n’ai pas l’habitude de fréquenter la haute.
— Oh, je t’en prie. (Ton brusque.) Ne commence pas avec ces conneries : la haute. Ce mot est laid, il n’a pas de sens, il n’existe que dans ta tête. Putain, je hais cette obsession de classe, en particulier dans cette fac où “plus prolo que moi, tu meurs” : les gens vous bassinent avec leurs pères ramoneurs borgnes et contrefaits, leurs chiottes sur le palier, les avions qu’ils n’ont jamais pris, etc. Ces discours glauques, tu vois – un pacson de mensonges pour l’essentiel. Et toi, pourquoi faut-il que tu me jettes ça à la figure ? Pour me culpabiliser ? Tu crois que c’est ma faute, ou quoi ? À moins que tu ne te vautres dans l’autosatisfaction d’avoir échappé à une condition sociale prédéterminée, ou autre foutaise ? Si tu veux mon avis, les gens sont les gens : ils s’élèvent dans l’échelle sociale ou dévissent en fonction de leurs propres talents et mérites, de leurs propres efforts, et le fait qu’ils appellent un canapé un “clic-clac” et le dîner “le thé” ne leur donne aucune supériorité morale sur les autres ; ils sont au contraire dans une autojustification larmoyante que je trouve minable… »
Le concerto de Bach atteint un crescendo derrière elle tandis qu’elle parle. J’en profite pour dire, sur un ton de commentateur politique : « Et voici que nous rejoint Mlle Harbinson, sortie vivante de l’attentat de Brighton contre le parti tory !
— Va te faire voir, Brian ! C’est injuste, terriblement injuste. Je ne juge pas les gens sur leurs origines et j’attends d’eux qu’ils me traitent avec la même courtoisie. » Elle s’est redressée sur mon futon et sabre l’air d’un index vengeur. « D’ailleurs, ce n’est pas mon argent, c’est celui de mes parents, et ils ne l’ont pas volé aux chômeurs, ni aux travailleurs exploités dans les ateliers clandestins de Johannesburg ou d’ailleurs ; ils ont bossé dur pour le gagner. Sacrément dur.
— Tu ne parles pas de tout leur fric, je suppose.
— Que veux-tu dire ?
— Je veux dire qu’il est en grande partie hérité de leurs propres parents.
— Et alors ?
— Alors, c’est un privilège, non ?
— Qu’est-ce que tu voudrais ? Qu’on enterre les gens avec leur argent quand ils meurent, comme dans l’ancienne Égypte ? Moi, j’aurais tendance à penser que transmettre ses biens, les utiliser pour aider sa famille, lui acheter la sécurité et la liberté est justement le meilleur usage que l’on peut en faire.
— Bien sûr. Je dis seulement que c’est un privilège.
— Évidemment que c’en est un : et ils le paient très cher en impôts – une putain de fortune – tout en essayant de produire quelque chose en échange de ce privilège. Si tu veux mon avis, il n’y a pire snob qu’un snob à rebours, et tant pis si cette opinion jure avec le prêt à penser des étudiants de gauche. J’en suis sincèrement convaincue, donc je le dis. J’en ai plus que marre des gens qui font passer leurs frustrations jalouses pour de la vertu. (Elle s’arrête et ramasse son mug de café d’une main quelque peu tremblante.) Naturellement, je ne parle pas pour toi, ajoute-t-elle.
— Naturellement, dis-je. » Je bois mon café, auquel je trouve un sale goût de dentifrice. On se tait un moment pour écouter Bach.
« Ce n’est pas le thème musical de l’émission Antiques Roadshow, l’évaluation en direct des antiquités apportées par le public ? me demande Alice.
— Si. Mais ce n’est pas précisé sur la couverture de l’album ! »
Elle sourit et remet sa tête sur mon oreiller. « Excuse-moi pour ce petit coup de sang, me dit-elle.
— Ce n’est rien. Je suis même d’accord avec toi… par moments. (Sauf que je ne peux m’ôter de la tête l’idée que Mingus et Coltrane bouffent végétarien.)
— Alors, on est toujours amis, n’est-ce pas, Brian ? Regarde-moi en face : oui ou non ?
— Oui, dis-je.
— Même si je suis à l’évidence la reine de Saba et toi un ramoneur avec la morve au nez ?
— Indéniablement.
— Alors on oublie tout et on repart de zéro ?
— On oublie quoi ?
— Le sujet qu’on vient juste d’… Oh, je vois. Tu me fais marcher !
— J’ai oublié.
— Bien. Parfait.
— Veux-tu qu’on aille au cinéma en fin d’après-midi ?
— Impossible. J’ai une audition.
— Pour quelle pièce ?
— Hedda Gabler, d’Ibsen.
— Quel rôle ?
— Le rôle-titre.
— Tu ferais une fabuleuse Hedda.
— Merci. J’espère. Mais je doute de l’obtenir. Les filles de licence ont monté leur coup. Ce serait déjà beau si j’obtenais celui de… (Elle prend l’accent cockney.) … “Berthe, la maudite servante…”
— Mais tu viens à notre répétition pour le jeu télévisé, après ?
— C’est ce soir ?
— Première séance du nouveau trimestre.
— Oh, mon Dieu. Je suis absolument obligée ?
— Patrick est très strict. Il m’a personnellement chargé de te le rappeler, ou il te vire de l’équipe. (Il n’avait jamais dit ça, naturellement, encore que…)
— Bon. Je te retrouve là-bas, alors. On ira boire un verre après. » Elle traverse la pièce et m’enlace. Je sens son parfum dans son cou. « Amis alors, n’est-ce pas ?
— Amis », dis-je.
Mais je rumine encore la conversation avec Alice quand le professeur Morrison me demande : « Dites-moi, Brian, pourquoi êtes-vous ici au juste ? »
La question me prend par surprise. Je cesse de regarder par la fenêtre et me tourne vers mon prof, confortablement enfoncé dans son fauteuil, les mains croisées sur son petit bedon.
« Euh… tutorat particulier. C’était bien à 14 heures ?
— Non, je veux dire ici, à l’université, dans la section de littérature anglaise ?
— Pour… apprendre.
— Pourquoi ?
— Parce que j’attache de la valeur à l’éducation.
— Quel type de valeur ? Marchande ?
— Non : personnelle. Elle vous rend meilleur.
— Elle élève l’esprit ?
— Oui. Et plus que cela. J’aime bien apprendre, me cultiver.
— Vous aimez “bien” ?
— J’adore le savoir, disons. J’adore les livres.
— Leur contenu, ou leur accumulation sur une étagère ?
— Leur contenu, à l’évidence.
— Vous prenez donc vos études au sérieux ?
— Il me semble. » Il ne me répond pas, se contentant de se renfoncer dans son fauteuil. Il croise les bras derrière la tête et bâille. « Vous ne me croyez pas ?
— Je n’en suis pas sûr, Bri. J’espère que c’est vrai. Si je vous pose toutes ces questions c’est que votre dernière dissertation, “Orgueil et préjugés dans Othello” est tout simplement nullissime. Abominable. De bout en bout, depuis le titre jusqu’à la dernière ligne. C’est… atroce, vraiment atroce.
— Je l’ai écrite un peu vite, c’est vrai.
— Oh, ça, je m’en suis rendu compte. Mais le problème n’est pas là. C’est tellement vide, plat, niais, que je me suis demandé si vous n’aviez pas copié ce magma quelque part.
— Qu’est-ce qui vous a tellement déplu ? »
Il soupire, se penche en avant et se passe la main dans les cheveux, comme s’il allait m’annoncer son intention de divorcer.
« Pour commencer, vous parlez d’Othello comme s’il s’agissait d’un de vos vieux copains en train de mal tourner.
— Mais c’est bien ça, non ? Traiter le personnage comme un être réel, n’est-ce pas là un tribut payé à la vive imagination de Shakespeare ?
— C’est plutôt un tribut payé à votre manque de perspicacité, Brian. Othello est un personnage de fiction, une création. Une création particulièrement riche et complexe qui s’inscrit dans une œuvre d’art aboutie. Et tout ce que vous trouvez à dire, c’est qu’il est dommage que la peau noire d’Othello lui pose autant de problèmes. En somme, vous affirmez que le sectarisme, c’est mal. Génial. Pensez-vous une seconde que je tienne, moi, le sectarisme pour une vertu ? Quel sera le titre de votre prochaine dissertation, Brian : “Hamlet – pourquoi tire-t-il la gueule ?” Ou : “Les Capulet et les Montaigu – réconciliation possible ?”
— Non. Le racisme est pour moi un sentiment épouvantable auquel je m’oppose avec passion.
— Je veux bien vous croire, mais moi, qu’y puis-je ? Téléphoner à la mère de Iago pour lui demander de persuader son fils d’arrêter ses machinations ? En fait, ironiquement, en tant que discours sur la race, qu’il véhicule, votre portrait d’Othello en Bon Sauvage irréprochable, et influençable peut être tenu pour raciste en soi.
— Vous trouvez mon devoir raciste ?
— Non. Seulement d’une ignorance crasse ; or les deux sont liés. »
Je m’apprête à rétorquer mais, ne sachant que dire au juste, je me tais. Figé sur ma chaise, je me sens rouge d’humiliation, comme un gosse de six ans qui aurait mouillé sa culotte. Désireux d’en finir au plus vite, je me lève à moitié de ma chaise pour prendre les feuilles posées sur la table. « Très bien, je vais retravailler le sujet », dis-je. Mais le prof n’en a pas fini avec moi. Il les tire à lui.
« À mon sens, ce n’est pas le travail de quelqu’un qui “adore le savoir” ; c’est celui de quelqu’un qui fait semblant. Il n’y a pas une once d’intuition, d’originalité et d’effort intellectuel là-dedans. C’est creux, cagot, plein d’inexactitudes, intellectuellement immature, bourré d’idées reçues, de clichés, de ragots. (Il se penche et attrape mes feuilles du bout des doigts, comme s’il ramassait une charogne.) Et, pis que tout, c’est décevant. Je suis déçu que ce soit vous qui ayez écrit ça, et encore plus déçu que vous ayez jugé utile de me faire perdre mon temps et mon énergie à le lire. »
Il se tait, et je ne trouve rien à répondre. Je regarde donc par la fenêtre en attendant la fin de cette épreuve. Mais le silence est presque aussi inconfortable que les reproches ; je tourne la tête vers lui et il me dévisage d’un air que je pourrais qualifier de « paternel ».
« Brian, ce matin je donnais un tutorat particulier sur W.B. Yeats à une étudiante – une fille plutôt bien, éduquée dans une école de filles prestigieuse. Eh bien, à un certain moment, j’ai dû me lever pour aller chercher une carte dans ma voiture pour lui montrer où était l’Irlande du Nord. » Je vais parler, mais il lève la main pour m’en empêcher. « Brian, quand je vous ai fait passer un entretien dans ce même bureau l’année dernière, j’ai trouvé que vous étiez différent des autres. J’avais en face de moi un jeune homme passionné et enthousiaste. Un peu chien fou, si vous me permettez – comment dire… un peu gauche… c’est le mot juste, à votre avis ? Mais au moins, vous ne preniez pas votre éducation comme un dû. Nombre d’étudiants, surtout dans une université comme celle-ci, tendent à considérer leur formation universitaire comme trois ans de fête ininterrompue aux frais de l’État, avec vin et fromage à volonté, un appartement, une auto et un bon petit job à la sortie. Vous, je ne vous voyais pas comme ça.
— Je ne le suis pas.
— Alors, où est le problème ? Quelque chose vous tracasse ? Vous êtes déprimé, malheureux ? »
Bon sang, je n’en sais rien. Et si je l’étais ? Quand on l’est, on se sent peut-être comme je me sens en ce moment. Je devrais sans doute lui parler d’Alice. Être simplement amoureux, est-ce une excuse suffisante pour se conduire de façon irrationnelle ? Pour Othello, c’est sûr. Mais pour moi ?
« Alors, Brian, y a-t-il quelque chose dont vous souhaiteriez me parler ? »
Je suis fou d’amour pour une fille magnifique, plus accroché que je ne l’aurais jamais cru possible, jusqu’à l’obsession, mais elle est sexuellement inaccessible : au mieux, elle me trouve amusant, au pire, repoussant ; alors je suis peut-être en train de perdre la boule.
« Non, monsieur. Je ne vois pas.
— Bon, alors je ne sais pas d’où vient le problème car en regardant votre pourcentage de notes de cette année il semble que vous deveniez de moins en moins intelligent, ce qui, curieusement, n’est pas le but d’une éducation. »
QUESTION : Où sont situés la protubérance annulaire, le faisceau arqué, l’aire de Wernicke et le sillon de Rolando ?
RÉPONSE : Dans le cerveau.
C’est vrai : je m’abêtis. Pire, je me crétinise.
Et pas seulement dans l’équipe du Challenge, aux cours aussi. J’entre dans la salle et m’assieds, l’œil vif et alerte, et même quand le sujet m’intéresse vraiment – la poésie métaphysique, la théorie et les avatars du sonnet, ou l’émergence des classes moyennes dans le roman anglais –, je me retrouve en dix minutes si largué, si paumé que je pourrais aussi bien écouter un match de foot à la radio. Quand je me rends dans une bibliothèque universitaire qu’on entend quasiment gémir sous le fardeau sans limite du savoir humain, voici les deux choses qui m’arrivent régulièrement, dans cet ordre : a) Je commence à penser au sexe ; b) j’ai besoin d’aller aux toilettes.
En cours, soit je m’endors, soit je n’ai pas lu le livre parce que je me suis endormi dessus, soit encore, je ne le comprends pas d’emblée, ou je ne saisis pas les références, ou je lorgne les filles assises autour de moi, et même quand je comprends le cours, je n’ai rien à en dire, je ne sais même pas si je suis d’accord ou pas avec ce que disent les autres. L’occasion m’est offerte, aux frais de l’État, d’étudier les chefs-d’œuvre intemporels de la littérature et ma réflexion ne va jamais plus loin que : « Ouais » ou « Bof ». Et pendant ce temps, au premier rang, des petites merveilles surdouées aux cheveux aussi brillants que leur cerveau lèvent le doigt pour demander : « Vous ne trouvez pas que, au plan formel, la langue d’Ezra Pound est trop hermétique pour être analysée en termes structuraux ? » Je comprends individuellement chaque mot de cette phrase (« formel », « structuraux » et même « hermétique »), mais je n’ai aucune idée de leur sens quand ils sont agencés ainsi.
Même chose quand j’essaie de lire un de ces foutus trucs. Il se transforme en bouillie dans ma tête, au point que le poème de Shelley intitulé « Mont Blanc » devient : « L’univers éternel des choses / Déferle à l’esprit, roulant son rapide… bla-bla / Maintenant sombre… maintenant bla-bla… Maintenant bla-bla-bla… » jusqu’à ce que l’ensemble s’écroule et se désintègre. Bien sûr, si Shelley avait enregistré « Mont Blanc » sur un microsillon 78-tours 18 centimètres, je pourrais le réciter au mot près et savoir s’il figure au Top Ten, mais parce qu’il s’agit ici de littérature, un domaine intellectuellement exigeant, je me sens complètement largué. La triste vérité, c’est que j’adore Dickens et Donne et Keats et Eliot et Forster et Conrad et Fitzgerald et Kafka et Wilde et Orwell et Waugh et Marvell et Greene et Sterne et Shakespeare et Webster et Swift et Yeats et Joyce et Hardy, je les aime sincèrement. Mais eux ne me le rendent pas.
Quand cet abêtissement a-t-il commencé à se manifester ? Pourquoi rien ne marche-t-il comme il le faudrait ? Après tout, le cerveau est un muscle, et je croyais qu’en lui imposant un peu d’exercice, en le mettant sur la voie, il deviendrait une petite boule de protéine, blanche, maigre, vibrante, électriquement chargée, compacte comme un poing. Au lieu de quoi ma tête est emplie d’une substance tiède et humide, grise, graisseuse, inutile, le genre de cochonnerie qu’on trouve enveloppée dans un morceau de plastique à l’intérieur d’un poulet de supermarché. De fait, maintenant que j’y pense, je ne suis même pas sûr que, techniquement, le cerveau soit un muscle. Est-ce un organe ? Un tissu ? Une glande ? Oui, mon cerveau, à l’évidence, est une glande – un gland ?
C’est en tant que tel qu’il se manifeste le soir même, chez Patrick, lors de notre première séance d’entraînement de la rentrée pour le Challenge. Il ne nous reste plus qu’un mois avant l’épreuve télévisée. Patrick est donc particulièrement nerveux, surtout parce qu’il va introduire dans la réunion un nouvel élément tout à fait palpitant. Il a passé ses vacances de Noël à fabriquer des buzzers – quatre bidules branchés sur des batteries bidouillés avec des ampoules d’arbre de Noël et des sonneries de porte d’entrée vissées sur des carrés de contreplaqué de la taille d’un 33 tours qu’il a passés à la peinture émaillée rouge. Il est manifestement très fier de son invention car je n’ai même pas le temps de dire bonjour et bonne année à Lucy Chang ou de demander à Alice comment s’est passée l’audition qu’il nous assoit déjà sur le canapé, sonnerie sur les genoux, avant de s’installer dans son fauteuil pivotant, une grosse liasse de fiches seize sur douze à la main et d’ajuster la lampe de bureau flexible au-dessus de son épaule. Il commence.
« Première question ; on démarre à dix points : quel Premier ministre britannique du XVIIIe siècle était surnommé le Noble Roturier ? »
J’appuie sur le buzzer :
« Gladstone ?
— Faux.
— Pitt l’Aîné ? dit Alice.
— Exact. Cinq points en moins, Brian. J’ai pourtant précisé XVIIIe, non ?
— Oui.
— Et Gladstone, c’est le dix-neuv…
— Je sais.
— Bon. Lequel des pays suivants n’a pas de littoral : le Niger, le Mali, le Tchad, le Soudan ? »
Je crois savoir. J’appuie sur le buzzer :
« Le Soudan, dis-je.
— Faux.
— Aucun d’entre eux n’a de littoral, sauf le Soudan, dit Lucy Chang.
— Exact. Dix points en moins, Brian. Bon : le nerf vestibulaire, le muscle tenseur du tympan, l’ampoule, l’utricule, le saccule font partie de quel organe ? »
Je n’en ai pas la moindre idée mais j’appuie sur le buzzer.
« Brian ?
— Aïe ! j’ai sonné sans faire exprès.
— Quinze points en moins.
— Je sais. C’est une erreur. Mon doigt a glissé.
— Lucy ?
— L’oreille.
— Exact. Qu’étudies-tu déjà, Lucy ?
— La médecine.
— Et toi, Brian ?
— La littérature angl…
— Exactement : la littérature anglaise. Alors tu ne crois pas que Lucy était plus qualifiée pour répondre ?
— J’en suis sûr, mais, comme je te l’ai dit, mon doigt a glissé. Ces gadgets sont extrêmement sensibles.
— C’est la faute de mon buzzer, alors ?
— Heu…
— Et les vrais, de buzzers, ceux du jour J, tu ne crois pas qu’ils seront sensibles ?
— Probablement, oui.
— Parce que moi, je les connais, les copains, et je vous assure qu’il faut être archisûr de son coup avant d’appuyer.
— Écoutez, on ne pourrait pas avancer ? demande Alice d’un ton irrité. J’ai un rendez-vous à 21 h 30.
— Où ? » Soudain, je suis inquiet.
« Ça te regarde ? »
Lucy et Patrick échangent un regard.
« Non, évidemment. Mais je croyais qu’on allait boire un verre ensemble après ?
— Je ne peux plus. Je suis retenue pour passer une seconde audition d’Hedda Gabler, si tu veux tout savoir. »
Nerveux, je bouge et presse accidentellement le bouton.
« Pardon.
— En fait, dit Lucy Chang, je crois que le mien ne fonctionne pas. »
Patrick le lui arrache comme si c’était la faute de la pauvre fille et poignarde l’objet avec l’énorme couteau suisse attaché à son trousseau de clés. Alice et moi nous regardons en chiens de faïence : nous sommes tout sauf une équipe gagnante.
Après, je ne me soucie même plus de répondre aux questions, même quand je sais. Ce sont Lucy (le plus souvent) et Alice (parfois) qui prennent la main. Dès que Patrick nous a fait son rapport sur la séance – allez-y mollo sur la sonnerie, effacez-vous devant la personne qui a le plus d’expérience dans tel ou tel domaine, écoutez mieux les questions, méfiez-vous des interruptions –, Alice enfile son manteau et se dirige vers la porte. Avant de sortir, sans doute dans un esprit de conciliation, elle nous lance : « Au fait, des amis à moi organisent une soirée, demain : 12 Dorchester Street, 20 heures. Vous êtes tous invités. » Elle me fait un petit sourire – d’excuse, me semble-t-il –, et s’en va.
Lucy et moi rentrons ensemble. Elle habite un peu plus loin sur la même colline que moi et elle est incroyablement sympathique. Sauf au restaurant asiatique, je n’ai jamais discuté avec une Chinoise, ce que je me garde bien de lui dire. Elle me parle de ses études d’une voix si timide que je suis obligé de me pencher pour entendre, ce qui me donne de faux airs de prince Philip.
« Qu’est-ce qui t’a poussée à faire médecine ?
— Mes parents. C’était leur ambition suprême pour moi. Tu vois, améliorer la qualité de vie des autres…
— Et ça te plaît ?
— Énormément. J’adore ? Et toi, la littérature ?
— Oh, ça va. Sauf que moi, je suis pas sûr d’améliorer la qualité de vie de quiconque.
— Tu écris ?
— Pas vraiment. Juste un peu de poésie ces derniers temps. » Je me force encore à l’avouer tout haut, mais Lucy ne ricane pas, du moins pas explicitement. « Ça te semble prétentieux, non ?
— Pas du tout. Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Ce que disait Orwell, peut-être : “L’Anglais réagit à la poésie par un extrême embarras.”
— Je ne vois pas pourquoi. On pourrait objecter que la poésie est la forme d’expression la plus pure.
— On voit bien que tu n’as pas lu mes poèmes. »
Elle rit doucement et me dit : « Je les lirais volontiers. Je suis sûre qu’ils sont très bons.
— Et moi, je te laisserais volontiers opérer sur mon corps. » Nous nous taisons tous les deux, le temps de nous demander pourquoi cette phrase est inconvenante.
« Espérons que nous n’en arriverons pas là ! » me dit-elle. Nous continuons à marcher, l’écho de mon malheureux commentaire flottant dans l’air comme une odeur de pet dans une galerie de tableaux.
« Qu’est-ce que tu potasses en ce moment ? finis-je par demander.
— Le système cardiovasculaire.
— Et tu aimes ça ? demande le prince Philip.
— Oui.
— Dans quel domaine comptes-tu te spécialiser plus tard ?
— La chirurgie, mais je ne sais pas encore dans quel champ. J’hésite entre le cœur et le cerveau.
— N’est-ce pas notre cas à tous ? » Là, je suis content de moi. Mais comme je l’ai sortie sans réfléchir à son sens, cette phrase aussi reste en suspension dans l’air. Soudain, Lucy me dit, totalement hors de propos : « Alice est chouette, n’est-ce pas ?
— Oui, oui. Elle peut l’être.
— Très belle aussi.
— Hum.
— Vous semblez proches, elle et toi.
— Oui. Ça nous arrive. » Encouragé et surpris par cette familiarité soudaine entre nous, je dis : « Patrick est bizarre, non ? Je me demande s’il n’est pas… » Lucy me prend l’avant-bras et le secoue doucement.
« Brian, je peux te dire quelque chose ? Quelque chose de personnel ?
— Bien sûr. » Je l’affirme avant de deviner ce que je vais entendre.
« C’est un peu embarrassant pour moi… » Elle fronce les sourcils.
Ça y est, elle va m’avouer qu’elle a envie de sortir avec moi. Vas-y, dis-le…
« Voilà… » Elle respire un bon coup.
Qu’est-ce que je vais répondre ? Je vais me défiler, bien sûr, mais comment le faire sans la froisser ?
« Brian, je voudrais savoir pourquoi tu me parles en articulant chaque mot, comme si j’étais sourde ou quoi.
— Je fais ça, moi ?
— Oui. Tu te penches en me faisant des signes de tête approbateurs, puis tu utilises un langage très simple, comme si mon vocabulaire était restreint. Je ne sais pas si c’est parce que je suis “d’origine chinoise”, mais je n’ai jamais mis les pieds en Chine, je ne parle pas chinois, je n’aime même pas spécialement la cuisine asiatique. Et donc, si tu me parlais dans un anglais courant et fortement idiomatique, je comprendrais.
— Excuse-moi. Je ne me rendais pas compte que je faisais ça.
— Tu n’es pas le seul. J’y ai droit tout le temps, de la part de presque tout le monde.
— J’ai honte, Lucy.
— Pas grave. Je te trouve juste un peu condescendant.
— Un peu quoi ? Tu ne pourrais pas employer un mot plus simple ?
— Tu n’es pas drôle, Brian.
— C’est vrai. » Nous sommes arrivés à Richmond House. « On se voit à la fête, demain soir ?
— Les fêtes, ce n’est pas trop mon truc.
— Mais peut-être ? Qui sait ?
— Peut-être. » Elle s’apprête à poursuivre son chemin quand je l’arrête. Elle semble un peu nerveuse. « Au fait, dis-je, le cerveau, c’est quoi, anatomiquement parlant : un muscle ou une glande ?
— C’est un concentré de plusieurs choses : des nerfs, des tissus, tous interconnectés dans le même but. De ce fait, on peut dire que c’est un organe. Pourquoi ?
— Pour rien. À demain.
— Bye. » Je vois son panda disparaître sur l’autre versant de la colline.
Je me tourne pour grimper les marches quand je distingue, avachie, tête baissée contre la porte, une forme qui me barre le chemin. Je me fige et regarde l’homme qui frotte des deux mains un crâne quasiment rasé. Je me résigne à l’idée d’être agressé mais il lève les yeux vers moi, saute sur ses pieds et me dit : « Alors, Bri, qui est cette petite Asiatique ? »
L’homme sort de l’ombre, et je reconnais le regard pénétrant, malin de Spencer Lewis.
QUESTION : Fréquemment utilisée en sculpture et parfois désignée sous le nom de « marbre florentin », comment s’appelle cette variété de gypse, hydraté, translucide, à grain fin, formée par les roches sédimentaires, qu’on trouve sous forme de concrétions ?
RÉPONSE : L’albâtre.
« Spencer ? Qu’est-ce que tu fous ici ?
— Je suis juste venu te faire une petite visite. »
Je me rue sur lui pour le serrer dans mes bras. Il me donne des tapes dans le dos et nous esquissons cette drôle de petite danse que font les mecs très proches qui se retrouvent. « Tu m’as invité, tu te souviens ? ajoute-t-il.
— Oui, je sais, mais… Qu’est-il arrivé à tes cheveux ? »
Il se frotte de nouveau le crâne. « C’est le look prisonnier évadé. Ça te plaît ? » Sa voix pâteuse me donne à croire qu’il a picolé durant le voyage en train.
« C’est… comment dire, hardi. Qui t’a fait ça ?
— Moi-même.
— Tu as perdu un pari ou quoi ?
— Va te faire foutre, Brideshead. Alors, tu me laisses entrer ou non ?
— Bien sûr. » J’allume la lumière du hall et nous nous glissons entre les vélos. Il semble changé aussi à d’autres égards : il a les paupières tombantes et les yeux fatigués, creusés de cernes mauves semblables à des contusions. En dépit du froid glacial, il porte seulement le vieux blouson Harrington froissé qu’il avait déjà au lycée. Pour tout bagage, il a un sac plastique qui semble ne contenir que deux canettes de bière.
« J’ai téléphoné ce matin et je suis tombé sur un mec à l’accent snobinard, me dit-il dans l’escalier.
— C’est mon colocataire. Josh. Il y a aussi Marcus.
— Ils sont comment ?
— Potables. Mais pas ton genre.
— Ton genre à toi ?
— Le genre de personne, à vrai dire. »
Nous arrivons devant ma porte. J’ouvre.
« Alors, voici le lieu de l’action, hein ? »
Je m’empresse de jeter ma grosse veste sur les haltères pour qu’il ne les voie pas.
« Fais comme chez toi. Tu veux une tasse de thé, de café ou quoi ?
— Tu n’as pas d’alcool ?
— Il doit rester de la bière maison.
— Maison ?
— Oui, brassée par Marcus et Josh.
— C’est buvable ?
— Oui, dans le genre pisse.
— Alcoolisé, au moins ?
— Ça oui.
— Alors d’accord. »
Je le laisse seul à contrecœur et me précipite à la cuisine chercher la bière. Moi aussi, j’ai besoin d’un verre. L’arrivée de Spencer m’a complètement désarçonné, en partie parce qu’il me semble décavé, minable, et en partie parce que je n’aurais jamais cru de ma vie éprouver de la contrariété à le voir. Je me demande, inquiet, si je n’ai pas laissé traîner sur mon bureau mon cahier de poésie ouvert à la page d’un essai de sonnet érotique sur lequel je travaille. La première ligne évoque des « seins d’albâtre ». Si jamais Spencer lit ça, je n’ai pas fini d’en entendre parler.
Éclate soudain le début des Concertos brandebourgeois mis à fond. J’attrape les chopes et me précipite dans ma chambre. Il est assis à mon bureau, une clope au bec, la couverture du Bach dans une main et le Manifeste du parti communiste dans l’autre.
« Tu es quoi au juste, en ce moment : communiste ou socialiste ?
— Plutôt socialiste, dis-je en baissant le son.
— Quelle différence ? » Je sais qu’il fait la différence et qu’il me taquine, mais je lui réponds tout de même.
« Un communiste est opposé à toute idée de propriété privée des moyens de production, alors que le socialisme…
— Que fait ton matelas par terre ?
— C’est un futon.
— Ah. C’est la mignonne petite poule chinetoque qui t’a appris comment faire ?
— “Petite poule chinetoque” : sexisme et racisme et dans la même phrase ! dis-je en glissant les “seins d’albâtre” dans le tiroir de mon bureau. En fait, Lucy est originaire de Minneapolis. Qu’elle soit d’origine chinoise n’implique nullement qu’elle soit chinoise.
— Bon Dieu, t’as raison. Cette bière est vraiment de la pisse. On ne peut pas aller au pub ?
— C’est un peu tard, non ?
— Il nous reste une demi-heure.
— Mais j’ai quelque chose à lire avant demain matin.
— Quoi ?
— Pope : “La Boucle dérobée.”
— À la toison pubienne ? Ç’a l’air cochon. Lis-le plutôt demain matin, d’accord ?
— Eh bien…
— Allez, juste un verre en vitesse. »
Je sais que je devrais refuser. Mais cette chambre me semble soudain trop petite, trop éclairée. Se saouler me semble maintenant une nécessité. J’accepte d’aller au pub.
The Flying Dutchman est encore animé quand nous arrivons. Je fais la queue au bar en regardant de loin Spencer, debout, en train d’examiner les clients d’un regard mauvais et tirant sur sa clope d’un air revêche, ses yeux rougis réduits à deux fentes. Je commande une pinte pour moi et une pinte plus une vodka pour lui.
« Alors comme ça, c’est un pub d’étudiants ? me demande-t-il.
— Je n’en sais rien. Sans doute. On essaie de trouver une table ? »
Chopes brandies au-dessus de nos têtes, nous fendons la foule et trouvons un guéridon vide au fond. Nous restons assis un moment en silence. Je finis par dire : « Alors, comment ça se passe là-bas, chez nous ?
— Impeccable. Vingt sur vingt.
— Qu’est-ce qui t’amène ici, alors ?
— Tu m’as invité : “Viens quand tu veux”, tu te souviens ?
— Bien sûr. »
Il garde un moment le silence, hésite puis me lance avec un peu trop de désinvolture :
« Comme je te l’ai dit, je suis un prisonnier en cavale.
— Je ne comprends pas.
— Eh bien, j’ai quelques ennuis avec la justice. »
Je ris mais m’arrête aussitôt. « Pour quelle raison ? Encore une bagarre ?
— Non. Je me suis fait choper pour arnaque aux allocations chômage.
— Non ! Tu plaisantes…
— Pas du tout, Bri. (Ton las.)
— Comment c’est arrivé ?
— Aucune idée. Quelqu’un a dû me dénoncer. J’espère que ce n’est pas toi.
— Si, Spencer, c’était moi. Alors, que va-t-il se passer ?
— Comment savoir ? Ça dépend du juge, je dirais.
— Tu es convoqué au tribunal ?
— Et comment. Ils sont complets, ce mois-ci, car ils répriment à tout-va : je passerai le mois prochain. Bonne nouvelle, hein ?
— Qu’est-ce que tu vas leur dire ?
— Au tribunal ? Sais pas encore. Que ma conduite m’a été inspirée par Dieu.
— Tu travailles toujours dans ta station-service ?
— Eh bien non, pas exactement.
— Pourquoi ?
— Parce que je me suis également fait prendre.
— Prendre en train de faire quoi ? »
Il avale une grande goulée de vodka.
« Piquer dans la caisse.
— Tu plaisantes !
— Brian, arrête de me demander si je plaisante. Tu crois que je trouve ça drôle ?
— Non, je voulais seulement dire…
— Ils avaient installé une caméra au-dessus de la caisse enregistreuse. Je me servais à la fin de la nuit.
— Combien ?
— Je ne sais pas : 5, 10 livres par-ci, par-là. Et je n’enregistrais pas les chips, les barres chocolatées et autres produits.
— Alors, eux aussi vont te poursuivre ?
— Non. Ils ne peuvent pas car ils ne m’ont pas déclaré. Disons seulement que mon patron n’était pas ravi. Il a retenu une grosse partie de mon salaire et m’a dit que s’il me revoyait, il me cassait les deux jambes.
— L’un dans l’autre, il estime que tu as piqué combien ?
— Dans les 200 livres.
— Et tu as piqué combien, réellement ?
— Environ ça. Son estimation me semble juste.
— Bon sang, Spencer…
— Il me payait 1,8 livre l’heure, Brian. Avec une somme aussi dérisoire, à quoi s’attendait-il ?
— Je sais, je sais !
— De toute façon, tu es communiste, donc contre la propriété privée.
— Primo, c’est des moyens de production que parlait Marx, pas du contenu de la caisse dans une station- service. Secundo, je ne désapprouve même pas la propriété privée, et tertio, je suis socialiste. Je pense que tout cela est un énorme gâchis. Qu’en pensent tes parents ?
— Oh, ils sont très, très fiers de moi. (Il avale une demi-pinte en une seule gorgée.) Mais le pire, c’est que je suis foutu.
— Tu pourras trouver un autre travail, non ?
— Oh, facilement ! Un petit voleur non qualifié, au chômage, avec un casier judiciaire. En termes de marché du travail, avec la compétition sauvage qui y règne, je suis une denrée rare. On commande encore une pinte ?
— Une demie, peut-être.
— Tu vas être obligé de payer. En ce moment, je suis un peu gêné, question fric. »
Je retourne au bar, et rapporte les chopes, résigné à ne pas lire ce soir « La Boucle dérobée ».
Inutile de préciser que nous sommes les derniers à quitter le pub. Dès l’annonce de la fermeture prochaine, Spencer verse dans nos verres les restes de bière laissés par les autres clients, une chose que je n’ai plus faite depuis l’âge de seize ans. Nous sommes donc assez beurrés en rentrant à Richmond House. Nous finissons tout de même le brassage maison blanchâtre et ouvrons les deux canettes de Carlsberg Special Brew que Spencer avait pour tout bagage avec le Daily Mirror et un petit pâté à la viande à demi mangé. Je lui raconte mes vacances chez Alice et lui donne ma version de la rencontre dans la cuisine avec sa mère à poil. Spencer se détend un peu ; il rit pour la première fois, un vrai rire franc, et non plus un ricanement.
Je me lève alors pour changer le disque, choisissant The Kick Inside, l’album remarquable mais difficile des débuts de Kate Bush, et Spencer retrouve sa vraie nature : il ricane durant tout « The Man With the Child in His Eyes » et se fout ouvertement de ma collection de disques et de mon petit « accrochage » au mur. Pour le circonvenir, je lui passe la cassette qu’il a composée à mon intention (« Compilation pour Bri en fac ») et, tous deux vautrés sur le futon, nous écoutons Gil Scott-Heron chanter « The Bottle » en regardant le plafond se déformer, gondoler et tournoyer au-dessus de nos têtes.
« Tu sais que tu es dedans, n’est-ce pas ?
— Dans quoi ?
— Dans le morceau. Écoute… » Il rampe jusqu’à la stéréo, pousse Stop et Rembobiner. « Écoute très attentivement… » L’enregistrement recommence (un enregistrement « live »), tout d’abord seize mesures d’orgue électrique et de percussions, puis un solo de flûte jazz sur lequel Gil Scott-Heron dit quelque chose que je ne comprends pas.
« Tu as entendu ? me demande fiévreusement Spencer.
— Non.
— T’es sourd ou quoi ? Écoute encore. » Il rembobine, pousse le son, et cette fois-ci j’entends Gil Scott-Heron dire très clairement : « Brian Jackson à la flûte, pour vous », et la foule applaudir.
« Ça y est ?
— Oui.
— C’est toi !
— Ça alors ! »
Il me repasse le solo de flûte.
« C’est stupéfiant. Je ne l’avais jamais entendu.
— Parce que tu n’écoutes jamais les compilations que je fais pour toi, connard de philistin. » Il rampe de nouveau sur le futon, s’affale sur le dos, et nous écoutons la musique une minute ou deux. Je décide que, finalement, j’aime le jazz (la soul, le funk ? allez savoir) et que j’explorerai plus à fond la musique noire.
« Alors, c’est pour Alice que tu as le béguin ?
— Je n’ai pas le béguin, Spence, je l’aime.
— Tu l’aiiimes !
— Je l’aiiime. Absolument, complètement, totalement, de toute mon âme.
— Je croyais que tu aimais Janet Parks, crétin volage.
— Janet Parks est une vache, en comparaison d’Alice Harbinson. “Non pour Janet Parks mais pour Alice je succombe / Qui comparerait un corbeau à une colombe ?”
— Plaît-il ?
— Shakespeare. Enfin, un pastiche.
— Jackson, espèce de con. Alors, je vais la rencontrer cette Alice ?
— Peut-être. Il y a une fête demain soir, si tu es encore ici.
— Tu veux que je lui glisse un mot en ta faveur ?
— Pas la peine, vieux. De toute façon, c’est une déesse inaccessible. Et toi, tu es amoureux ?
— Pas moi, vieux. Tu me connais, je suis un robot.
— Tu dois pourtant bien aimer quelqu’un…
— Toi seul, vieux, toi seul.
— Moi aussi je t’aime, mais pas d’un amour romantique ni sexuel.
— Oh, mais pour moi c’est indéniablement sexuel. Pourquoi crois-tu que je suis venu d’aussi loin pour te voir ? Parce que je te veux. Embrassons-nous, grande brute. » Il saute sur moi et s’assied sur ma poitrine en faisant des bruits mouillés avec sa bouche. Je tente de le repousser, et la scène tourne au pugilat.
« Allons, Bri, tu sais que tu en as envie.
— Fous le camp.
— Embrasse-moi, mon amour.
— Spencer, tu me fais mal.
— Laisse-toi faire, chéri.
— Ôte-toi de là. Tu es assis sur mes clés, espèce de travelo. »
On frappe à la porte. C’est Marcus, en peignoir de bain rouge, ses petits yeux de taupe clignant derrière des lunettes d’aviateur cerclées posées de travers sur son nez.
« Brian, il est 2 heures du matin. Tu ne voudrais pas arrêter ce tapage ?
— Pardon, Marcus. (Je rampe jusqu’à la stéréo.)
— Salut, Marcus, lui dit Spencer.
— Salut, marmonne Marcus en ajustant ses lunettes sur son nez.
— Marcus, quel joli nom.
— Marcus, je te présente Spencer, mon meilleur ami, dis-je d’une voix pâteuse.
— Arrêtez ce tapage, d’accord ?
— D’accord, Marcus, ravi d’avoir fait ta connaissance, Marcus, au revoir, Marcus. » Une fois que celui-ci a fermé la porte, Spencer ajoute : « Enfoiré de Marcus.
— Chut, Spencer ! »
Sans la musique, notre bagarre ne nous semble plus drôle. Non sans mal, nous tirons le lourd sommier métallique de derrière l’armoire et l’installons à côté du matelas. Nous avons une brève discussion pour savoir qui aura le futon, mais c’est Spencer qui gagne car il est l’invité. Je m’étends tout habillé sur le treillis métallique et empile sur moi tout ce que je trouve pour me couvrir : manteau, veste et serviettes de bain. La tête posée sur un très mince oreiller en polyester, je sens le sol se soulever et valser sous moi en regrettant de m’être encore saoulé.
« Combien de temps comptes-tu rester, Spence ?
— Sais pas. Deux jours peut-être ? Le temps de mettre de l’ordre dans ma tête. Ça te va, vieux ?
— Parfaitement. Reste aussi longtemps que tu veux. Les amis, c’est fait pour ça, non ?
— Merci, vieux.
— Je t’en prie. »
Au bout d’un moment, j’ajoute : « Mais tu ne te sens pas déprimé, hein ?
— Sais pas, vieux. Sais pas. Et toi, comment tu te sens ?
— Ça va. »
Au bout d’un moment, il dit :
« Brian Jackson à la flûte !
— Brian Jackson à la flûte ! répété-je.
— Et le public d’applaudir à tout rompre ! »
Là-dessus, nous nous endormons.
QUESTION : Sous quel autre nom est connue la pipe de la paix, un objet essentiel de la culture des Amérindiens ?
RÉPONSE : Le calumet.
Vers 4 heures du matin, je suis pris de nausées. Par chance, en titubant le long du couloir, j’ai le temps d’arriver à la salle de bains. Je vomis dans le lavabo puis je lève les yeux pour me regarder dans la glace ; je suis livide et tremblant, j’ai les lèvres humides, et je manque de vomir à nouveau en constatant que je me suis transformé au cours de la nuit en un monstre, un répugnant homme-lézard : tout un côté de mon visage est couvert d’écailles en losange. La main sur la bouche pour retenir un cri, je finis par comprendre que ce sont les fils métalliques du sommier qui se sont imprimés sur ma peau. Je retourne me coucher.
La sonnerie du réveil à 8 h 15 me fait l’effet d’un pic à glace qu’on m’enfoncerait dans l’oreille ; je reste étendu à écouter la pluie frapper les vitres. Dieu sait que j’ai déjà eu des gueules de bois, presque tous les jours en fait, mais celle-ci est d’un genre nouveau : étrange, presque hallucinatoire. On dirait qu’on a recalibré mon système nerveux de sorte que la sensation la plus ténue – la pluie dehors, la lumière de la lampe de bureau, l’odeur de la canette de bière vide qui a roulé sous le sommier – est grotesquement exagérée. Toutes mes terminaisons nerveuses me semblent plus que vivantes, à vif, même à l’intérieur de mon corps, au point que si je reste immobile et concentré, je sens bel et bien la forme et l’emplacement de mes organes ; les mugissements océaniques de mes poumons, la masse gris-jaune et suante de mon foie épuisé à deux doigts de me tomber sur le râble ; mes reins écarlates, gonflés et douloureux ; mon gros intestin chauffé à blanc et secoué de spasmes. J’essaie de bouger pour secouer physiquement cette dernière image hors de ma tête, mais le bruit massivement amplifié de mes cheveux glissant sur l’oreiller m’en dissuade. Je reste donc étendu sur le côté, parfaitement immobile, et regarde Spencer étendu quelques centimètres plus bas, la bouche entrouverte et les lèvres boudeuses, qui a taché mon oreiller de sa salive opaque. Je suis assez près de lui pour sentir son haleine fétide. Mon Dieu, j’avais oublié son crâne rasé à la skinhead. Il a l’air d’un fasciste. Un beau facho charismatique, mais ce sont les pires, l’Histoire nous l’a appris. S’il vient à la fête ce soir, les gens vont croire que je suis l’ami d’un faf. Peut-être ne viendra-t-il pas ; s’il part, ce serait mieux. Je fais un effort herculéen pour me redresser et m’asseoir au bord du sommier, et je sens, bruit à l’appui, le contenu de mon estomac bouger et se stabiliser, telle de la crème anglaise tiède et effervescente dont on aurait rempli un mince sac en plastique. L’idée de changer mes vêtements de la veille me semble carrément insoutenable, je les garde donc, pas même sûr de pouvoir lacer mes souliers. J’y parviens tant bien que mal puis enfile ma veste-couverture pour courir à mon cours d’anglais pendant que Spencer dort. Il bruine, et le vent souffle en rafales. J’ai l’idée géniale de croire que je pourrai lire en chemin « La Boucle dérobée », mais les pages sont vite trempées, et l’état de mon système nerveux, appareil locomoteur compris, me permet tout juste de marcher sans tomber.
À l’extérieur de l’amphi, je m’appuie au mur et me frotte le visage pour essayer de faire monter un peu de sang à mes joues grises quand je vois Rebecca Epstein franchir les grilles en sens inverse. Un instant, je me dis qu’elle m’a vu mais a préféré passer son chemin. Mais ce n’est pas son genre. M’agresser, d’accord, mais « m’ignorer », non. Je l’appelle : « Rebecca ! » Pas de réaction. Elle descend la rue, le col de son ciré noir relevé, la tête baissée contre la pluie. Je l’appelle de nouveau, tenant à deux mains le sac de crème anglaise ballottante tout en en essayant de courir sans bouger la tête : « Rebecca ! Rebecca, c’est Brian !
— Je vois. Salut, Jackson. (Elle a l’air absent.)
— Comment vas-tu ?
— Bien. »
Nous faisons quelques pas ensemble.
« Et ton cours, c’était bien ?
— Hmm.
— C’était sur quoi ?
— Tu veux vraiment le savoir ou tu fais juste la conversation ?
— Je fais la conversation. »
Je crois détecter l’ombre d’un sourire, mais je m’illusionne sans doute car elle me dit : « Et toi, tu ne devrais pas te dépêcher d’aller en cours ?
— J’y allais, mais je ne suis pas sûr d’être en état…
— Qu’est-ce que tu as ?
— Tu veux vraiment savoir ou tu fais juste la conversation ?
— Tu as une tête à faire peur.
— Merci pour le compliment. Ça fait toujours plaisir. »
Elle semble hostile. Elle l’est toujours, mais aujourd’hui plus que d’habitude. Nous faisons encore quelques pas, moi derrière, et je me demande comment quelqu’un qui a de si petites jambes peut marcher aussi vite.
« Becs, tu es fâchée contre moi ou quoi ?
— Becs ? Qui est cette putain de Becs ?
— Rebecca, je voulais dire. Alors, fâchée ?
— Pas fâchée. Déçue.
— Bon sang, toi aussi ? (Elle me regarde dans les yeux pour la première fois.) Je déçois tout le monde en ce moment. Je ne sais pas pourquoi. Je me donne pourtant un mal de chien. »
Elle s’arrête et nous restons plantés sous la pluie tandis qu’elle m’inspecte du regard.
« Tu sais que tu as le visage cireux, n’est-ce pas ?
— Je sais.
— Et une sorte d’écume blanche aux coins des lèvres ?
— Dentifrice, dis-je, peu convaincu, en m’essuyant avec ma manche. Tu as déjà pris ton petit déjeuner ?
— Et ton cours ? »
Je me souviens de la promesse que je me suis faite à moi-même de ne jamais manquer un cours. Mais Rebecca me semble plus importante que des promesses. « Je n’y vais pas », dis-je. Elle se donne un temps de réflexion. « D’accord. En route. »
Nous descendons la colline et entrons dans un café qui annonce une « Promo Breakfast ». Les vitres embuées par la vapeur et le graillon dégoulinent pour former des petites mares sur la table en formica du box dans lequel nous nous asseyons. Elle se contente d’une tasse de thé, je commande un café au lait, une canette de coca, un petit pain garni de bacon frit relevé de sauce HP, plus une barre Mars. Rebecca griffonne de l’index sur la vitre pendant que je lui parle : « … il s’est fait prendre pour fraude aux allocations chômage, ce que je trouve personnellement scandaleux. Quand on pense aux fortunes soustraites à l’État par les hommes d’affaires qui pratiquent l’évasion fiscale, et que personne ne lève le petit doigt pour les en empêcher…
— … hummmm…
— Je veux dire, ça représente quoi, ces 23 misérables livres par semaine ? Qui peut vivre avec ça ? Et qu’est-ce que les dirigeants attendent d’autre que la fraude aux allocations quand il n’y a pas de boulot ?
— … hummmm…
— Je voudrais bien voir un de ces salauds de tories tenter de survivre avec cette somme. Tout de même, j’ai peur que Spencer ne me demande de lui prêter de l’argent. Je ne peux pas, étant donné la modicité de ma bourse d’études. »
Et là, je m’arrête de parler en me rendant compte que Rebecca a écrit sur la vitre : « Au secours ! », à l’envers, pour qu’on lise l’appel de la rue.
« Je t’ennuie, je vois. Excuse-moi.
— Tu me connais, Jackson : d’habitude, rien ne m’intéresserait davantage que de discuter le matin tôt de la politique des conservateurs. Mais bon, il me semble que ce n’est pas si important dans l’affaire qui nous occupe, non ?
— Tu as raison : je tiens à m’excuser pour l’autre nuit.
— Et tu sais exactement de quoi tu tiens à t’excuser ?
— Eh bien, pas vraiment.
— Alors, ce ne sont pas de vraies excuses que tu me présentes.
— Non, tu as raison. »
En repensant à cette soirée, je me disais qu’elle m’évoquait une rixe à la sortie d’un pub, un vendredi soir ; sur le moment, dans l’action, tout semblait très clair, excitant et dangereux à la fois, mais à froid, on ne savait plus qui avait fait quoi ni même qui avait commencé. Je songe à faire profiter Rebecca de cette analogie, mais comme personne n’aime s’entendre dire que l’embrasser, c’est comme se faire tabasser à la sortie d’un pub, je me contente de lui dire : « Je me suis conduit, tu vois, comme d’habitude.
— C’est quoi, comme d’habitude ?
— Eh bien, comme l’imbécile que je suis.
— Och, tu n’es pas pire que moi.
— Je suis mille fois pire.
— Non.
— Si. Je suis infect.
— Écoute, Jackson, n’entamons pas un débat à ce sujet, tu veux bien ? » Elle boit une gorgée de thé, la retient dans sa bouche comme si elle la mâchait, puis ajoute : « J’étais un peu ivre et j’ai commis une erreur. Comme on dit, j’ai “mal interprété les signaux”, et je ne suis pas particulièrement en colère contre toi. Seulement très gênée. C’est rare que je me montre si… (petit rire amer) … vulnérable. » Elle se lèche le bout du doigt et pique des miettes de bacon dans mon assiette. « Mais je suis sûre que je vais réapprendre à aimer. »
La conversation prend soudain un tour personnel qui m’intrigue énormément. Je me penche vers elle et appuie ma tête contre la vitre ruisselante, position étudiée pour exprimer mon intérêt et une sensibilité un peu nostalgique. C’est de ma voix la plus chaude que je lui demande : « Tu as vécu des expériences émotionnelles pénibles dans le passé ? »
Rebecca, qui allait boire une nouvelle gorgée de thé, suspend son geste puis se tourne pour regarder derrière son épaule – la droite, puis la gauche. « Pardon ? C’est à moi que tu parles ?
— Ma question est pertinente, non ?
— Elle est aussi putain d’indiscrète. Que veux-tu que je te réponde : “Papa ne m’a jamais permis d’avoir un poney” ? En fait, c’est simple : j’avais trop bu, j’éprouvais le besoin de trouver un peu de chaleur, disons, humaine, j’ai fait des avances qui ont été repoussées. Pas de quoi en faire un drame. Ce n’est pas parce que tout le monde, dans ce putain d’endroit, souffre d’une putain d’incontinence affective que ce devrait être mon cas.
— Je trouve que tu emploies trop de gros mots.
— C’est vrai, bordel de merde.
— À force, tu vas les dévaluer.
— Non, mais tu te prends pour qui ? Pour cette putain de Mary putain de Poppins ? » Mince sourire, mais je ne suis pas en droit d’espérer plus. Elle boit son thé, regarde par la fenêtre et me dit d’un ton négligent : « De toute façon, si tu veux absolument savoir, ma dernière relation amoureuse s’est terminée dans une clinique d’avortement, alors… Euh… bon, je ne suis pas aussi à l’aise que d’autres pour parler de ces choses, c’est tout. »
Je ne sais pas comment réagir à cette confidence. Ou plutôt, je sais comment y réagir politiquement, mais pas humainement parlant. Je ne sais pas trop quelle expression arborer. Pas lugubre, je dirais, pour ne pas sembler accorder trop d’importance à la chose.
« Qui était-il ?
— Un garçon de chez moi, que j’ai eu la mauvaise idée de baiser. Inexistant, tu vois. (De l’ongle, elle fait des trous dans ma serviette en papier roulée en boule.)
— Et il t’a laissée tomber parce que tu étais… ?
— Non, bien sûr que non. En tout cas, pas tout de suite. Pas du tout. C’était compliqué…(Elle soupire, me regarde puis baisse de nouveau les yeux sur la serviette.) Un type qui s’appelait Gordon, avec qui j’étais en terminale. Premier amour, et toutes ces niaiseries. On est sortis six mois ensemble et on a acheté un passe Inter-rail pour voyager en Europe après le bac, quitte à rester un an à l’étranger si ça marchait entre nous. On est donc partis voir du pays et, au milieu de notre séjour en Espagne, je me suis aperçue que j’étais enceinte. On a discuté de la décision à prendre et on est rentrés aussi sec. Il m’a assurée que nous vivrions cette épreuve ensemble, qu’il ne me laisserait pas tomber. Il a tenu parole une dizaine de jours. Voilà. C’est la vie.
— Et tu… l’aimais ? » Elle fronce les sourcils sans répondre, regarde dehors, puis de nouveau joue avec la serviette roulée. Je ne sais que dire, mais je sens qu’il faut ajouter quelque chose. « Je suis sûr que tu as pris la bonne décision », dis-je.
Elle me jette un regard noir : « Bien entendu, Brian, je le sais. Je ne quêtais pas ton approbation.
— Non, à l’évidence.
— Et ce n’est pas la peine de prendre cette voix.
— Quelle voix ?
— Une voix d’outre-tombe. Ce sont des choses qui arrivent. Et bien plus souvent qu’on ne le croit.
— Je sais.
— … Et on ne s’écroule pas en tas dans un coin comme dans La Cloche de détresse, le roman que Sylvia Plath a écrit avant son suicide. La plupart des femmes arrivent à faire front.
— J’en suis sûr.
— Alors changeons de sujet, d’accord ?
— D’accord.
— C’est ta barre Mars ? » me demande-t-elle. J’ai un moment d’appréhension en me demandant si on n’est pas censé boycotter ce produit.
« Euh… oui.
— Donne. » Obéissant, je la lui tends. Elle mord dedans et mâche lentement. « Tout ce que tu manges est marron. Pourquoi ? Ça ne te ferait pas de mal d’essayer un peu de couleur – de la verdure, des fruits, que sais-je.
— C’est ce que ma mère me dit.
— Alors c’est une femme raisonnable. Tu devrais l’écouter. » Elle mord de nouveau dans la barre Mars et me demande, la bouche pleine : « Tu l’as revue ?
— Ma mère ?
— Non, la foutue Farrah Fawcett.
— Oh, seulement deux fois. »
Après une troisième bouchée, elle me rend la barre Mars en la faisant glisser de l’autre côté de la table, côté poisseux dessous. « Et tu l’… elle te plaît toujours ? »
Je comprends que je risque de me retrouver avec une cuillère à café plantée dans l’œil. C’est donc avec soin que je choisis mes mots : « Je crois, oui.
— Et elle, à ton avis, qu’est-ce qu’elle pense de toi ?
— Je dirais qu’elle me trouve… intéressant. »
Elle me fixe et s’apprête à rétorquer, au lieu de quoi elle sourit et regarde par la fenêtre, en recommençant à dessiner sur la buée de la vitre. « Intéressant, hein ? Très touchant de ta part de t’accrocher. L’obstination face à l’indifférence… Très courageux. (Moue méprisante.)
— Pour être honnête, je ne crois pas avoir tellement le choix dans cette situation.
— Détrompe-toi, Brian. On a toujours le choix, à moins d’être une nullité absolue. »
Quand j’arrive chez moi au milieu de la journée, Marcus s’apprête à sortir. Il est en train de fermer la porte. Je me colle contre un mur et songe à détaler mais je n’ai pas retrouvé le contrôle absolu de mes jambes. D’ailleurs il m’a vu. Planté en haut des marches, il se frappe la main avec un rouleau à pâtisserie invisible.
« Salut, Marcus.
— Salut, Brian. »
Il bruine toujours. J’essaie de le contourner pour rentrer me mettre à l’abri mais il ne bouge pas.
« Désolé pour la nuit dernière », dis-je. Sale avorton.
« Tu sais que le règlement universitaire nous interdit de faire dormir des amis ici ?
— Oui, je sais, dis-je en lui arrachant ses lunettes d’aviateur.
— Josh et moi aurions voulu le faire, mais nous respectons le règlement.
— Je sais, Marcus, dis-je en cassant les lunettes en deux au niveau de l’arcade.
— Combien de temps va-t-il rester ?
— Je ne sais pas. Encore deux nuits ? Juste le temps pour lui de retrouver ses marques, dis-je en jetant par terre les lunettes, que je piétine pour en pulvériser les verres.
— Je dirais qu’il lui faudra plus longtemps que ça pour les retrouver. »
Je lève la tête vers ma fenêtre en me demandant, inquiet, si Spencer est encore couché. J’écoute – pas un bruit – puis je dis à voix basse : « Demain ? Il sera parti demain. »
Marcus réfléchit à ma proposition, qu’il trouve acceptable. « D’accord, demain. Mais pas un jour de plus. » Comme il passe devant moi pour enfin se tirer je lui flanque en bas du dos un coup de pied qui l’envoie bouler en bas des marches. Il est mort.
« Bonne journée », lui dis-je.
Dans la lumière grise de cette fin de matinée, ma chambre est un fouillis de lits, de couvertures, de manteaux, de duvets et de serviettes humides. Il y règne une odeur aigre, quasi gazeuse, d’alcool mêlé d’ammoniaque, et j’ai l’impression que si j’allumais une cigarette, la pièce m’exploserait à la figure. J’ouvre en grand la fenêtre malgré la pluie et allume le plafonnier pour voir si Spencer est enfoui quelque part sous un duvet. Il ne l’est pas. Il m’a laissé un mot sur le bureau, gribouillé sur une feuille de papier réglé A4.
Vais au pub. À plus tard.
La pendulette de voyage sur la cheminée indique 11 h 55. À côté, il y a une pile de pièces que j’ai sorties de ma poche la nuit dernière. Il devrait y avoir 4 livres 70 pence. Je les recompte, au cas où ; 4 livres 50 pence.
Je ne sais pas ce qui m’attriste le plus : l’idée de Spencer traînant au pub le matin, ou le fait de le soupçonner de me voler.
QUESTION : Comment nomme-t-on les fêtes secrètes gréco-romaines, conçues à l’origine exclusivement pour les femmes puis ouvertes aux hommes, que le Sénat romain a interdites en l’an 186 avant J.-C. au motif qu’elles étaient orgiaques ?
RÉPONSE : Les Bacchanales.
En règle générale, on sait qu’une fête est ratée quand on commence à passer de la musique de films.
Quand Spencer et moi arrivons devant le 12 Dorchester Street, nous entendons, du porche, « Gee, Officer Krupke », l’un des thèmes de West Side Story, beugler au salon, accompagné par un chœur de voix mâles à la diction ostensiblement parfaite. Comme tout le monde, j’aime bien les comédies musicales, mais c’est une question de moment et de lieu. Dans le cas précis, « tout le monde », c’est Spencer, qui, n’étant pas vraiment un fan du genre, me jette un regard inquiet. « On entre, tu es sûr ? me demande-t-il.
— S’ils passent Starlight Express, on s’en va, d’accord ? » dis-je.
Erin, la fille aux yeux de chat, nous ouvre la porte.
« Salut, Erin, ronronné-je.
— Bonsoir, Brian. » Mon nom a l’air de lui salir les lèvres ; elle soupire.
Personne ne bouge. Je vois le regard de la féline se poser furtivement sur le crâne rasé de Spencer.
« Voici mon ami Spencer.
— Ça va ? lui demande-t-il.
— Hum… » À l’évidence, elle ne sait pas, s’agissant de nous, si « Ça va ». Pour déminer le terrain, je lui tends une bouteille de vin et quatre canettes de bière. Elle finit par nous laisser entrer.
« La cuisine est là-bas », nous dit-elle avant de regagner l’enfer du West Side new-yorkais, où les Jets, des machos durs de durs, sont personnifiés par trois gringalets apprentis comédiens du département de théâtre, des prétentieux excités comme des puces.
Notons, et c’est à son crédit, qu’Erin, la femme-chat, ôte West Side Story de la stéréo pour la remplacer par Sly and the Family Stone, un groupe rescapé de Woodstock. « Oh, le deuxième morceau c’est “I Feel Pretty” », glapit l’un des faux Jets. Spencer, le Requin tueur, secoue la tête et frotte son crâne rasé. J’ai la nette l’impression d’avoir débarqué dans une fête avec un fusil chargé et, de surcroît, armé.
Mais revenons en arrière. Après mon petit déjeuner avec Rebecca, je décide donc d’aller voir où en est Spencer, je recompte mes sous puis veux prendre quelques notes dans mon cahier de poésie. Sur une page neuve, en face des « seins d’albâtre », j’écris :
Steam and grease condense
On a cafe’s plate-glass
window. Breakfast specials…
Je ne vais pas plus loin. Le graillon et la vapeur sur la vitre d’un boui-boui à breakfast ne m’inspirent pas. Pas l’énergie pour ça. Je me jette sur le futon et commence à lire la Complainte du vieux marin. Je ne dépasse pas les quatre premiers mots ; la chaleur et les émanations de gaz du chauffage me précipitent dans ce lourd sommeil justement qualifié de narcotique.
Je me réveille dans la tristesse de l’après-midi, tout habillé, transpirant, avec un goût de colle dans la bouche, pour trouver Spencer assis à mon bureau en train de lire mon Coleridge.
« Ça va, bel endormi ?
— Quelle heure est-il ?
— Environ 4 heures. » Je sens un pincement au cœur d’avoir une fois de plus gaspillé une journée qui aurait pu être parfaite. Des pans entiers de ma vie se sont effondrés ainsi, surtout aux grandes vacances. Tous ces longs et prétendus idylliques étés de mon innocente jeunesse évaporés dans la torpeur embrumée des gueules de bois et des errances stériles dans le périmètre du Woolworths, les siestes qui vous collent la migraine, les vidéos violentes ou pornographiques regardées pour la quinzième fois les rideaux tirés, les querelles d’ivrognes et l’échange d’insultes, les pizzas et autres hot dogs dévorés dans la rue suivis de nouveau du sommeil de plomb et de la gueule de bois, puis retour au Woolworths. Comment se fait-il que je n’aie jamais pris de bonnes résolutions à cet égard ? Je viens d’avoir dix-neuf ans et ne devrais plus me conduire ainsi. Je ne peux plus me permettre de laisser la vie me filer comme ça entre les doigts. Pourtant, je recommence. Décidant que c’est la faute de Spencer, je me redresse sur mon futon et lui demande d’un ton irrité : « Qui t’a fait entrer ?
— Un con aux cheveux longs en gilet de velours !
— Josh ?
— Oui, Josh. Pas très amical.
— Et toi, tu l’as été ?
— Probablement pas. Pourquoi, j’aurais dû ?
— Eh bien, puisque je dois vivre avec lui… » Spencer, sans répondre, jette le livre sur le bureau. Je hume une bouffée de bière, de cigarette et de sueur. « Où étais-tu ?
— Au pub. J’ai lu le journal, puis je me suis promené dans les rues commerçantes.
— Tu as acheté quelque chose ?
— Avec quel fric ? » Le même que celui avec lequel tu t’es offert la bière, peut-être ? Je le pense mais ne le dis pas.
« La ville est chouette, hein ?
— Ouais. Pas mal. (Il se frotte le visage.) Et maintenant, on fait quoi ?
— Ce soir on va à la fête, mais là, tout de suite, il faut que je travaille.
— Ah non !
— Spencer, il le faut.
— Bon, alors je vais rester ici à lire, ou je ne sais quoi. »
Ressentant le besoin irrépressible de sortir de cette chambre sans l’y laisser, je change d’avis et lui propose d’aller au cinéma.
Nous allons à la séance de 17 h 15, voir Amadeus, qui me semble une exploration subtile et profonde de la nature d’un génie. Spencer dort pendant tout le film.
Comme d’habitude, dès qu’on arrive au pub on est ragaillardis. On se dispute pour savoir quelle musique écouter dans le juke-box, on paume 50 pence dans la machine à sous, puis on s’assied dans un coin tranquille où on retrouve notre bonne humeur. Spencer me dit que Tone s’est engagé dans l’armée territoriale.
« Tu plaisantes !
— Non.
— Mais c’est un cinglé…
— Pas d’importance. Les cinglés, ils adorent.
— On va lui filer une arme ?
— En fin de compte, oui. »
« Putain, ça craint ! » crions-nous en chœur. Et je me rends compte que nous ne l’avons pas fait depuis des années. Puis Spencer dit : « Au début, bien sûr, ils ne l’entraînent qu’à s’asseoir sur la poitrine de l’ennemi et à lui péter à la figure.
— Ou à se glisser derrière lui, lui saisir le crâne et le lui frotter avec ses phalanges.
— Ou à faucher leurs chaînes stéréo.
— Putain, s’imaginer Tone en soldat !
— La dissuasion ultime !
— Dormez tranquilles, citoyens : l’armée veille ! » Spence finit sa bière et ajoute : « Je vais te dire ce qui est vraiment rigolo : il a essayé de me convaincre de m’engager, moi aussi. Il semblait penser que j’avais besoin d’ordre et de discipline.
— Tu as été tenté ?
— Et comment ! Des week-ends passés sous une tente à odeur de pet sur le terrain militaire de Salisbury Plain avec des tarés de tories fous de la gâchette. Tout à fait le traitement de choc dont j’ai besoin. »
Je saute sur l’occasion pour lui glisser, mine de rien, avec un sourire patelin, le projet qui me tient à cœur pour lui :
« Tu as songé à reprendre tes études ? »
Mais Spencer, rusé comme un renard, m’a vu venir : « Va te faire foutre, Bri. » Une vanne lancée sans trop d’agressivité, mais pas non plus d’affection. D’un air excédé plutôt. « De toute façon, l’université, c’est le service militaire des bourges, ajoute-t-il.
— Je ne suis pas un bourge.
— Si, tu l’es.
— Ma mère gagne moins que tes parents…
— Ce n’est pas d’argent qu’il s’agit, mais d’attitude.
— En réalité, techniquement, les bourgeois sont ceux qui détiennent les moyens de production.
— Conneries. Être bourgeois, c’est un état d’esprit. Ta mère t’aurait envoyé travailler dans une mine de charbon que tu serais encore un bourgeois. Ce sont les propos que tu tiens, les livres que tu lis, le film que tu m’as traîné voir, l’argent que tu claques dans les sorties scolaires, pas en clopes et en jeux vidéo mais en cartes postales et papeterie ; c’est ta façon de demander du poivre noir à la friterie.
— Je n’ai jamais fait ça.
— Tu l’as fait, Bri. J’étais avec toi. »
Je dois dire pour ma défense que j’ai de l’incident un souvenir différent : je n’ai pas demandé du poivre noir, je l’ai choisi, car il y en avait. Je juge pourtant inutile d’enfoncer le clou. « Donc, pour toi, si on aime lire, si on aime apprendre, si on préfère le poivre noir au ketchup et le vin à la bière ou je ne sais quoi, on est bourgeois ?
— Oui, plus ou moins.
— Ce sont des stéréotypes.
— Écoute, Bri, la vérité, c’est que tu te dis socialiste, mais si tu avais vécu sous la révolution russe et que Lénine t’avait demandé d’exécuter le tsar et sa famille, tu ne l’aurais pas fait. Et tu sais pourquoi ? Parce que tu aurais été trop occupé à baratiner la fille du tsar. »
Le reste de gueule de bois s’évanouit après la troisième pinte. Je suis toujours épaté par le pouvoir reconstituant et thérapeutique de la bière. À l’évidence, cette fête est une grande occasion pour moi d’avancer mes pions s’agissant d’Alice. J’ai bien réfléchi à la façon dont j’allais la jouer, décidant que le truc, c’était d’être ravageur et réservé. Ce sont les deux mots-clés. Ravageur. Réservé. Il est important que je ne sois pas trop ivre, nous dînons donc chacun de trois sacs de chips et de cacahuètes salées, pour les protéines, avant d’aller à la soirée.
Quand nous arrivons au 12 Dorchester Street, il est évident que ladite soirée en est au stade où nul ne sait ce qui va se passer. Un rapide coup d’œil à la cuisine suffit à me convaincre que la liste des invités montre un penchant marqué pour les étudiants en art dramatique. La plupart des membres de la troupe des Bacchantes, d’Euripide, sont là, parlant tous en même temps, et Neil Machin-chose, la star du très acclamé Richard III, pièce donnée le trimestre dernier en costumes modernes, appuyé contre le frigo, parle aimablement avec le duc de Buckingham, oubliant qu’il l’a fait décapiter tandis qu’Antigone en personne, l’une de nos hôtesses, verse des biscuits soufflés au fromage dans un grand saladier. Alice n’est pas arrivée, semble-t-il, et l’idée de les mettre en présence, elle et Spencer, me rend terriblement nerveux, car je n’arrive pas à décider ce qui m’importe le plus : ce qu’il va penser d’elle, ou ce qu’elle va penser de lui.
Tout à coup, elle est là, debout sur le seuil de la cuisine, en train de parler à Richard III. Elle ne m’a pas vu. Je m’appuie, Ravageur et Réservé, contre l’évier, et je l’observe. Elle s’est fait un chignon haut, artistiquement défait, comme le veut la mode, et porte une robe noire en lycra à manches longues, aussi moulante que les justaucorps de danseuse, au décolleté en V si vertigineux que ses seins blancs largement exposés évoquent de loin une sorte de bavoir ; ce qui me rappelle les premières tenues de scène de Kate Bush avant qu’elle ne décide de se concentrer exclusivement sur sa musique. En fait, Alice est son sosie – y compris les auréoles de transpiration qui commencent à se former aux aisselles.
« Voici Alice, dis-je à l’oreille de Spencer.
— Celle aux seins d’albâtre ? » Avant que j’aie pu répondre, Alice se précipite vers nous en criant : « Sel, sel, vite, du sel !
— Salut, Alice, dis-je, Ravageur et Réservé.
— Vous n’avez pas vu le sel ? Quelqu’un a renversé du vin rouge sur le tapis afghan de Cathy.
— Je te présente Spencer, mon meilleur ami. Il arrive de Southend.
— Ravie de faire ta connaissance, Spencer. Lavette. Il me faut la lavette. Brian, ôte-toi de là, bon sang. » Tandis qu’elle me repousse, je ne peux m’empêcher de remarquer la dentelle noire du soutien-gorge qui dépasse de son justaucorps.
« Le sel est ici ! » crie Antigone. Alice sort en courant avec la boîte et le chiffon mouillé.
« C’était Alice, dis-je.
— Torride, l’ambiance entre vous.
— Tu trouves ?
— Affirmatif. Tu as vu sur quel ton elle t’a traité de lavette ? »
Je l’envoie se faire foutre et nous quittons la cuisine.
Dans le hall, nous rencontrons Patrick et Lucy qui arrivent ensemble. Tous deux ont dans les bras des cartons de vrai jus d’orange pasteurisé, ce qui me semble bizarre mais doit être une coïncidence. Mon estomac se serre d’inquiétude car je n’ai pas parlé à Spencer du jeu télévisé, mais je tente de me rassurer en me disant qu’il y a peu de chances que le sujet soit abordé dans ce genre de circonstance.
« Comment vous et Brian vous connaissez-vous ? leur demande Spencer de son ton le plus mondain avant d’avaler une grande lampée de bière.
— Nous faisons partie de la même équipe.
— Quelle équipe ?
— Celle de l’University Challenge, dit Patrick, qui esquive de justesse un jet de Carlsberg Special Brew.
— Tu plaisantes, dit Spencer en s’essuyant la bouche du dos de la main.
— Non, interviens-je d’un ton las. L’équipe est constituée de nous trois, plus Alice.
— Tu ne me l’as jamais dit.
— Je n’en ai pas eu l’occasion. » Je fais un sourire d’excuse à Patrick et Lucy.
« Putain, Brian Jackson disputant l’University Challenge !
— Oui.
— Sauf que Brian n’était que remplaçant, ajoute Patrick. Si notre quatrième membre n’avait pas attrapé une hépatite…
— Brian passant à la télé, l’interrompt Spencer en rigolant. Quand ?
— Dans trois semaines.
— Avec Bamber Gascoigne ?
— Oui. Soi-même.
— Tu as l’air de trouver ça incongru…, dit Patrick à Spencer avec un sourire crispé.
— Non, non. Pas du tout. Je… Bon, je trouve simplement ça incroyable ! Bien joué, Brian, mon pote. Tu me connais, tu sais que je suis un fan de l’émission. » Il éclate de nouveau de rire.
Patrick prend son air le plus méprisant. « Je crois que je vais me servir à boire », dit-il. Son carton de jus d’orange sous le bras, il se dirige vers la cuisine. Lucy le suit en nous faisant un petit sourire embarrassé. Après leur départ, je dis à Spencer :
« Bravo, mec. Et merci.
— Qu’est-ce que j’ai encore fait ?
— Tu leur as ri au nez, c’est tout.
— Moi ? Pas du tout.
— Si.
— Bon, alors excuse-moi, Bri, mais je me suis toujours demandé quel genre de ringard tordu, frustré, refoulé à mort, pouvait rêver de faire partie de ce programme de télé, et je découvre que c’est toi, Brian. Toi. » Nouveau fou rire, partagé cette fois. Je lui dis d’aller se faire foutre, il me dit d’aller me faire foutre, et je commence à me demander si c’est normal pour deux amis de s’envoyer aussi souvent se faire foutre mutuellement. Nous décidons de monter à l’étage pour explorer et nous retrouvons devant une porte arborant un Défense d’entrer scotché dessus. Nous entrons. Six ou sept personnes assises en cercle se passent un joint en écoutant Chris, le hippy aux ongles noirs, continuer de raconter son équipée « au Pendjab sans papier hygiénique », sur un fond sonore d’un Van Morrison des débuts. Sa petite amie, accrochée à son bras, est son portrait en miniature : de grandes dents, des cheveux raides et ternes, elle a une tête à s’appeler Ruth. « Viens, on se tire », dis-je tout bas à Spencer, mais Chris, qui m’a entendu, se retourne. « Bienvenu, Bri, dit-il.
— Salut, Chris. Spence, je te présente Chris : nous sommes dans le même groupe de tutorat. Chris, je te présente Spencer, de Southend, mon meilleur ami.
— Salut, Spencer, dit Chris.
— Et voici Ruth, dis-je.
— En fait, je m’appelle Mary, dit Mary en se retournant pour serrer le bout des doigts de Spencer. Salut, Spencer. Sincèrement heureuse de faire ta connaissance. » Elle tapote le sol à côté d’elle pour nous permettre de nous joindre à eux – ou plutôt nous y obliger.
Chris passe le joint à une minuscule blonde au nez retroussé, aux cheveux retenus par un serre-tête. Elle est adossée à un lit, ses jambes sagement repliées sous elle. J’ignore son nom mais je la reconnais : c’est lady Ann, la première femme de Richard III, dont la rumeur dit qu’elle est également une « lady » dans la vie et qu’elle héritera un jour d’une bonne partie du Shropshire. Elle prend la cigarette, inhale à fond et nous la tend. « Les gars ?
— Merci, dit Spencer en en tirant une énorme bouffée, ce qui me surprend car il professe d’habitude un certain mépris pour les camés. De quoi parliez-vous ? demande-t-il à la ronde.
— De l’Inde, répondent-ils tous à l’unisson.
— Tu y es allé, Spencer ? demande Chris.
— Non, non. Peux pas dire que… »
Il avale une autre bouffée.
« Tu as tout de même pris une année sabbatique ? demande Ruth/Mary.
— Pas… en tant… que telle… (Il exhale entre les mots.)
— À quelle université es-tu ? demande Chris.
— Aucune.
— Pour le moment », je m’empresse jovialement d’ajouter. Spencer me fusille du regard tout en me faisant un sourire de crocodile. Il tire une dernière bouffée du joint avant de me le passer. Je le prends, le mets dans ma bouche, m’étouffe et le passe à mon voisin. Plus personne ne parle : on écoute la musique de Van Morrison et ma toux. Lady Ann se met soudain à genoux et nous dit d’une voix indistincte :
« J’ai une idée ! Si on jouait à : “Et si cette personne était…” ?
— C’est quoi, ce jeu ? demande Spencer.
— On choisit quelqu’un, puis on sort de la pièce et cette personne… non, je me trompe : c’est la personne désignée qui sort de la pièce, puis les gens dans la pièce désignent une deuxième personne, et la personne dehors revient dedans, et les deux désignés doivent faire le tour de nous tous arrangés en cercle et demander à chacun de nous : “Si cette personne devait être définie en termes météorologiques, elle serait quel type de temps ?” et cette personne doit répondre quelque chose comme : “Cette personne (celle qu’on a secrètement choisie) serait une belle journée ensoleillée.” Ou : “Un orage terrible”, ou je ne sais quoi. Il faut personnifier la personne en fonction de la façon dont on perçoit cette personne, puis la personne qui a été envoyée dehors demande à une autre personne : “Et si cette personne était un poisson, ou un sous-vêtement, quel poisson ou quel sous-vêtement elle serait ?”, et cette personne… »
Elle continue à nous « expliquer » pendant deux ou trois jours son jeu gonflant, ce qui me laisse tout le temps du monde pour examiner Spencer. Assis, la mâchoire pendante, muet, complètement dans les vapes, il se sourit à lui-même. J’entends un craquement, baisse les yeux, et me rends compte que je suis en train d’écraser la canette de bière que j’ai en main. Il faut qu’on sorte de là.
« Viens, Spencer, allons nous chercher à boire. »
Je lui prends le bras pour l’aider à se relever.
« Ohhhh ! Vous ne voulez pas jouer ? s’exclame Ruth – ou plutôt Mary.
— Peut-être plus tard. Là, tout de suite, nous avons besoin d’un verre », dis-je en m’esbignant avec ma boîte de bière encore pleine. Je tire Spencer vers la porte que je referme derrière nous. Dieu merci, on s’en est sortis. Je fonce vers l’escalier.
« Mais je voulais jouer, moi », glousse Spencer. Au lieu de me suivre, il s’appuie au mur, titubant, un sourire idiot sur le visage. Prétextant une envie d’aller aux toilettes, je lui désigne la porte qui y mène et vais m’y réfugier.
Une fois dedans, je m’appuie contre le lavabo, regarde dans la glace le superbe, le stupide bifteck cru qui me tient lieu de visage en me demandant pourquoi il faut toujours que Spencer gâche tout. Je l’aime, mais je déteste qu’il soit dans cet état, ivre et méchant. Ivre et sentimental, ça va, mais ivre et méchant, ça me fait peur. Non qu’il devienne violent – d’habitude il ne l’est pas, sauf si on le provoque –, mais il faut que je l’empêche de boire davantage, et je ne vois pas comment je peux faire, à moins de lui ôter les canettes des mains. On pourrait partir, bien sûr, mais si je ne vois pas Alice ce soir, je ne la verrai plus jusqu’à la prochaine réunion de l’équipe du Challenge, et je ne me sens pas d’attendre si longtemps. Le fait est que je trouve très difficile d’être Ravageur et Réservé avec un Spencer dans les parages.
Pis encore, il faut que je trouve le moyen de lui dire qu’il doit partir demain. Tant que je serai enfermé là-dedans, je n’aurai aucune décision fâcheuse à prendre, mais quelqu’un donne des petits coups impatients sur la porte. Je tire donc la chasse et remarque que celui qui a utilisé le W-C avant moi a copieusement arrosé la cuvette de plastique noir. Je songe à l’essuyer, allant jusqu’à rouler en boule plusieurs feuilles de papier, puis je décide que nettoyer l’urine des autres est dégradant – le genre de servilité dont je me suis toujours gardé. Ce n’est pas à moi de le faire. Souviens-toi : Ravageur et Réservé. Je tire la chasse et sors.
Alice est la première dans la queue. Plantée sur le seuil, elle parle avec Spencer en riant très fort.
« Hello, Brian, me dit-elle gaiement.
— Ce n’est pas moi qui ai pissé sur le siège des toilettes, dis-je, Ravageur et Réservé.
— Bravo, Brian. C’est bon à savoir. »
Elle entre et ferme la porte.
QUESTION : Dans quelle pièce de 1594 les deux amis Proteus et Valentin se brouillent-ils car ils se disputent l’amour de la belle Silvia ?
RÉPONSE : Les Deux Gentilshommes de Vérone.
« Je vois que vous avez parlé, vous deux ! dis-je à Spencer.
— Ouais.
— Elle est chouette, hein ?
— Ouais. Pas mal. Très sexy. (Il regarde la porte des toilettes.)
— Mais intéressante, en plus.
— Écoute, Bri, on n’a parlé que cinq minutes, mais je ne me suis pas ennuyé. Impossible, avec des nibards pareils.
— De quoi avez-vous parlé ? Elle t’a posé des questions sur moi ?
— Du calme, vieux. Elle t’aime bien, c’est évident, alors n’en rajoute pas.
— Tu crois qu’elle m’aime bien ?
— J’en suis sûr.
— Bon. Je vais à la cuisine. Tu viens ?
— Non. J’attends. » Il me désigne de la tête la porte des toilettes. Je suis au milieu de l’escalier quand je me demande ce qu’il veut dire par « J’attends ». J’attends pour aller aux toilettes, ou j’attends Alice ?
Une idée totalement inédite commence à prendre forme dans ma tête. Une minute plus tard, j’y crois dur comme fer : Spencer baratine Alice. Il est venu ici dans le seul but de la séduire. En m’entendant lui parler d’elle il s’est dit : Tiens, ça a l’air pas mal ; je vais tenter ma chance. Après tout, ce ne serait pas la première fois. On rejoue mon fiasco dans l’affaire Janet Parks. Toutes les filles qui me plaisent préfèrent Spencer Lewis, et le fait qu’il ait l’air de s’en fiche ajoute à son attraction. Pourquoi ça ? Qu’a-t-il que je n’aie pas ? Même un hétéro comme moi peut se rendre compte de sa séduction. Il est beau gosse, mystérieux aussi, irresponsable, assez crade – tout ce que les femmes aiment en prétendant ne pas aimer. D’accord, Spencer n’est pas chic, mais il est cool, et « cool » l’emporte sur « chic » aux yeux d’Alice Harbinson, j’en mettrais ma main au feu. Maintenant, je n’y vois que trop clair ; ce salaud me fait un enfant dans le dos : il m’endort pour mieux me trahir. Je parie qu’il est en train d’insinuer sa main dans le décolleté d’Alice et…
« D’où te vient ce sourire mauvais, Brian ? »
C’est Rebecca.
« Oh, salut, Rebecca. Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je ne suis pas un parasite, tu sais : j’ai été invitée.
— Par qui ?
— Par ta délicieuse Alice, figure-toi. » Elle sort sa flasque à whisky personnelle de la poche de son ciré noir.
« C’est vrai ?
— Oui. (Elle avale l’alcool d’un trait.) Entre nous, je crois qu’elle s’est toquée de moi.
— Mais je croyais que tu ne l’aimais pas ?
— Och, elle n’est pas si mal quand on la connaît. » Elle glousse et m’enfonce son flacon dans l’estomac. Je me rends compte qu’elle est ivre morte ; elle n’a pas l’alcool triste, non, mais folâtre, espiègle, ce qui est bon signe, quoiqu’un peu déstabilisant pour moi, comme si je voyais Staline sur un skateboard. « Pourquoi ? Tu me trouves hypocrite ? Tu veux que je m’en aille ? ajoute-t-elle.
— Mais non ! Je suis très content de te voir ; je croyais seulement que ce genre de soirée n’était pas ton truc.
— Pourtant, tu me connais : tu devrais savoir que je n’aime rien tant que deux cents étudiants en art dramatique éméchés en train de chanter en chœur. » Elle désigne du menton le salon où Richard III-Neil Machin-chose aux dons multiples, a produit une guitare acoustique et se met à jouer « The Boxer », de Simon et Garfunkel.
Les na-na-na, na-na, na-na retentissent encore trois quarts d’heure plus tard. Ce n’est plus un fond sonore, mais quelque chose d’autre, une sorte de mantra somnambulique, avec harmonies et tout, qui pourrait durer des jours. Cela ne nous gêne pas trop, Rebecca et moi, car, enfoncés dans le canapé à l’autre bout de la pièce, on se passe en gloussant la flasque à whisky.
« Och, c’est pas vrai ! Ce branleur de Neil MacIntyre a trouvé un tambourin !
— D’où il le sort ?
— De son trou du cul, je présume. (Elle reboit une grande goulée.) Tu crois que ça va finir un jour ?
— Pour le moment, ça va. Tant qu’ils n’attaquent pas “Hey Jude”.
— S’ils le font, je lui découpe sa guitare à la tenaille, je te jure. »
La fête bat son plein, au sens littéral du terme : la masse des invités menace de faire exploser les murs ; ici, dans le salon, les gens s’accrochent aux meubles comme dans Le Radeau de la Méduse de Géricault. Je devrais aller nous chercher à boire mais Rebecca et moi avons une place de choix sur ce canapé fait pour deux, coincés entre six autres personnes. D’ailleurs il n’y a sans doute plus rien car tout le monde trottine à la ronde en cherchant des bouteilles et en les tenant devant la lumière pour voir s’il reste un fond, inspectant même les canettes débordantes de mégots. De surcroît, je n’ai pas envie de bouger car Rebecca, très schlass, très drôle et un peu flirt, me souffle son haleine alcoolisée dans l’oreille, ce qui m’aide à chasser « The Boxer », Alice et Spencer de mon esprit. Ces deux-là sont certainement en train de baiser comme des bêtes sur une pile de manteaux.
« Tu sais, me dit Rebecca, si je dirigeais le monde, ce que j’entends bien faire un jour, ma première mesure serait d’interdire la guitare acoustique… bon, peut-être pas l’interdire, mais exiger qu’elle soit délivrée sous licence, comme les armes ou les chariots élévateurs à fourche. Et j’édicterais des règles draconiennes : ne pas jouer après la tombée du jour, ne pas jouer sur les plages ou autour des feux de camp, interdire “Scarborough Fair” et “American Pie” – “Mrs Robinson” de Simon et Garfunkel, les harmonies et les chœurs de plus de deux voix.
— Oui, mais légiférer risque d’entraîner une pratique clandestine de l’instrument.
— C’est exactement ce qu’il faut, mon ami… ’xactement. Que ce truc d’enfer reste underground. Et j’interdirais aussi la dope. J’veux dire… comme si les étudiants n’étaient pas assez stupides et nombrilistes comme ça… Ouais, j’interdirais la marijuana.
— Elle est déjà interdite.
— Excellent argument, mon ami. Objection retenue. » Elle écluse le reste du whisky. « Les seules drogues qui baillent… qui vaillent, c’est l’alcool et le tabac. Skya… qu’est-ce qu’il y a dans la canette à tes pieds ?
— Des mégots.
— Bon, suis pas preneuse alors. » Elle surprend mon sourire. « Qu’est-ce qui t’amuse ?
— Toi.
— On peut savoir quoi au juste, mister ?
— Tes opinions. Tu crois que tu vas mettre de l’eau dans ton vin – je veux dire avec l’âge ?
— N’y compte pas ! Je vais te dire quelque chose, Brian Jackson : tu sais, les conneries que les adultes te débitent : qu’on est de gauche jusqu’à trente ans, puis qu’on vire à droite après, en comprenant les erreurs qu’on a commises. » Elle brandit le médius en un geste obscène. « Voilà ce que j’en pense, de leur théorie. Si on est encore amis en 2000, c’est-à-dire dans quatorze ans – et j’espère qu’on le sera, Brian, mon vieux pote –, si j’ai de quelque façon transigé sur mes idées politiques, éthiques ou morales en matière d’impôts, d’immigration, d’apartheid ou de syndicalisme, si je les ai amendées ou si j’ai cessé de manifester, d’assister à des meetings, ou si je me suis droitisée, même de façon infime, je te donne la permission de me tirer une balle dans la tête. (Elle me montre son front.) Là, en plein milieu.
— Très bien. Je le ferai.
— J’y compte bien. » Elle cligne des yeux, se lèche les lèvres et tente de tirer une dernière gorgée du flacon vide. « Écoute, Brian, je m’excuse d’avoir été si lourde avec toi, ce matin.
— Comment ça, lourde ?
— Tu sais ce que je veux dire : d’avoir fait ma Sylvia Plath, quoi.
— Oh, ne te bile pas…
— Remarque, ça ne m’empêche pas de penser que tu es un vrai con et tout, mais je suis désolée de t’avoir cassé les pieds.
— En quoi suis-je un vrai con ?
— Tu le sais, non ?
— Non. Dis-moi. »
Elle sourit en me glissant en coulisse un regard sous ses cils noirs et fournis. « Pour ne pas m’avoir baisée quand tu en as eu l’occasion.
— Ah… Eh bien, tant pis. » Je songe un instant à l’embrasser mais trop de gens nous regardent, et il y a Alice en haut. « Une autre fois, peut-être, dis-je.
— Ah non ! Tu as tout gâché. C’était une offre unique, mon pote. (Elle tape sa tête contre mon épaule.) Une Offre Unique. » Nous restons un instant silencieux, sans nous regarder. Rebecca finit par demander : « Où est ton copain ?
— Spencer ? Aucune idée. Là-haut, sans doute.
— Je croyais qu’il était censé faire une sorte de dépression nerveuse ?
— Ouais. Alice s’occupe de lui.
— Tu me le présenteras ou quoi ? »
Rebecca et Spencer, ce n’est pas une combinaison que j’avais imaginée, et les conséquences pourraient être désastreuses, mais comme il faut que je sache où il est, ce qu’il fait, où en est sa main dans le décolleté d’Alice, je dis à Rebecca : « Si tu veux. » On s’extrait des profondeurs du canapé et on commence à les chercher.
Après avoir inspecté chaque pièce, on finit par les trouver dans une petite chambre bondée à l’arrière et tout en haut de la maison, debout dans un coin, à cinq centimètres l’un de l’autre. Tout autour d’eux, les gens dansent, ou non (il n’y a pas assez de place), en tout cas ils agitent la tête sur « Exodus », de Bob Marley, et Alice agite également ses épaules, légèrement à contretemps, en se mordant la lèvre. D’accord, Spencer et elle ne s’embrassent pas, mais ils sont si serrés que c’est tout comme. Spencer a ce sourire de travers exaspérant et ravageur de tombeur de filles (ma parole, il se prend pour Fonz le bellâtre de la sitcom Happy Days), et Alice, qui semble fascinée, roule des yeux blancs, les bras croisés sur la poitrine comme si elle jouait les filles de ferme, lui mettant son décolleté sous le nez des fois qu’il n’aurait rien remarqué.
« C’est lui, là-bas, dans le coin, dis-je à Rebecca.
— Le skinhead ?
— Ce n’est pas un faf. (Je ne sais pas pourquoi je le défends. Si ça se trouve, c’est un facho, ou tout comme.)
— Beau gosse, dit Rebecca.
— Ah bon, oui, peut-être, merci pour lui. (Je bredouille car je commence à m’embrouiller.)
— Oh, la ferme, idiot. Tu n’as rien à redouter sur ce plan-là. »
Elle se paie ma tête ou quoi ? De toute façon, je ne cherche pas à creuser, déconcentré que je suis par ce que je vois : Alice est en train de passer sa main sur la tête de mon pote, de ce geste pathétique de fille chatouillée, toute prête à la retirer, cette main (« Oh, c’est tout râpeux ! »), mais il se penche pour qu’elle la remette, en lui servant une louche de son stupide sourire asymétrique de tombeur et en l’encourageant de la voix (« Vas-y, essaye encore ! »). Après, il n’aura plus qu’à lui montrer ses cicatrices récoltées dans une bagarre au tesson de bouteille. Vraiment, quelle arnaque de se raser la tête pour faire croire aux gens que vous avez craqué quand votre seul but est de vous faire caresser le crâne par des belles nanas. Je me demande combien de temps il me faudrait pour descendre à la cuisine, remplir une bassine d’eau froide et remonter la leur lancer dessus. Sur ces entrefaites, Patrick Watts s’approche d’eux et le fait pour ainsi dire à ma place en entamant une conversation.
« Oï, tu m’écoutes ou non, espèce de givré ? me demande Rebecca.
— Euh… je t’écoute.
— Alors, tu me présentes à ton copain ou quoi ?
— Je te présente. Mais ne va pas te tirer avec lui.
— Och, qu’est-ce que tu en aurais à cirer ? »
On va vers eux.
« Et Patrick est le capitaine de notre équipe, annonce Alice avec fierté, comme on s’approche.
— Oui, je suis au courant, dit Spencer sans regarder Patrick dans les yeux.
— Oh, hello, Rebecca », dit Alice qui, bizarrement, l’enlace. Rebecca lui rend son étreinte tout en me faisant la grimace par-dessus son épaule.
« Spencer, je te présente mon excellente amie, Rebecca. »
Je suis obligé de crier pour me faire entendre. Ils se serrent la main.
« Le fameux Spencer. Heureuse de faire enfin votre connaissance. Brian m’a beaucoup parlé de vous.
— Il a bien fait ! » Nous restons tous un moment à incliner la tête quand, je ne sais pas pourquoi, je me mets à hurler :
« Spencer, tu devrais parler à Rebecca de tes ennuis avec la justice. »
J’ignore ce qui m’a pris, mais je l’ai dit. Sans doute pour lui rendre service, et aussi pour alimenter la conversation. Spencer, qui a gardé le sourire, me demande :
« Pourquoi ?
— Parce que Rebecca est juriste.
— J’étudie le droit, c’est tout, proteste-t-elle.
— Mais tout de même…, dis-je.
— C’est quoi, ton problème juridique ? demande Patrick, soudain intéressé.
— Spencer s’est fait choper pour fraude aux allocations chômage.
— C’est une blague ! s’exclame Alice, soudain vertueusement de gauche, en serrant le bras de Spencer. Les salauds, dit-elle. Mon pauvre…
— Bien joué, Brian. » Je devine les mots que Spencer m’adresse en les articulant sans les lâcher. Son sourire a tourné au rictus.
« Si tu n’as pas triché, tu ne risques rien, décrète Patrick avec hauteur.
— Mais il a triché, dis-je pour clarifier les choses.
— Ce qui veut dire que tu as un boulot ? demande Patrick.
— Au noir. Dans une station-service, marmonne Spencer.
— Sauf qu’il s’est fait prendre la main dans… » Spence me regarde d’un sale œil. Je m’arrête.
« Eh bien…, ricane Patrick en haussant les épaules, il ne me reste plus qu’à te souhaiter bonne chance, vieux. »
Spencer me fusille maintenant du regard : il me cloue sur place. Rebecca se retourne contre Patrick.
« Que veux-tu qu’il fasse, s’il n’y a pas de travail là-bas ?
— À l’évidence, il y en a.
— Ça m’étonnerait.
— À mon avis, tu découvriras qu’il y en a.
— Il y a quatre millions de chômeurs, affirme Rebecca, devenue mauvaise.
— Trois millions. Et il n’en fait pas partie. C’est toute la différence. S’il travaille au noir, il a manifestement un boulot, mais la paie est insuffisante pour son train de vie. Il a donc décidé de prendre le surplus que représente l’argent de l’État. (Je me demande si Patrick va continuer à appeler Spencer « lui » ?) On peut difficilement en vouloir au gouvernement de recouvrer ce qui lui a été volé. D’ailleurs, c’est aussi mon argent… »
Bob Marley chante maintenant « No Woman, No Cry » et je regarde Spencer descendre sa bière, ses yeux réduits à deux fentes fixés sur Patrick. Je croise son regard puis reporte le mien sur Rebecca, écarlate, qui enfonce un index belliqueux dans la poitrine de Patrick, prête à lui arracher le palpitant.
« Ce n’est pas ton argent car tu ne paies pas d’impôts, dit-elle.
— Non, pas encore, mais quand j’en paierai, j’en paierai beaucoup. Nous tous d’ailleurs. Je suis peut-être de la vieille école, mais il me semble avoir le droit de souhaiter que ce pactole n’aille pas à des faux “chômeurs”.
— Même si leur boulot ne leur permet pas de vivre ?
— Pas mon problème ! Si l’employé veut un meilleur job, il a plein de solutions : faire une formation en profitant du YOP (Youth Opportunities Program), essayer de se qualifier, prendre son vélo et faire le tour des… AU SECOURS ! DÉTACHEZ CE TYPE DE MA PERSONNE ! »
Spencer avait fait un pas en avant, tendu son avant-bras sous le menton de Patrick qu’il avait soulevé de terre, le clouant contre le mur. J’ai déjà vu Spencer se battre – sept ou huit fois –, mais je suis toujours ahuri par la situation, comme si je découvrais soudain qu’il sait faire des claquettes. L’incident s’est produit si vite que personne, en dehors de notre groupe, n’a rien vu. Les gens continuent à agiter la tête sur « No Woman, No Cry ». Mais Patrick commence à donner des coups de pied qui arrachent le plâtre, et Spencer, pour l’empêcher de gigoter, le plaque contre le mur avec son corps en lui écrasant les joues de sa main libre, transformant sa bouche en un genre de cul de poule.
« Arrête ça, mon pote, dis-je.
— D’accord, siffle Spencer. Question n° 1 : Qui est-ce “il” ? (Son visage est très près de celui de Patrick.)
— Qu’est-ce que tu veux dire ? crachote l’autre, qui a du mal à parler avec la bouche ainsi déformée.
— Ce “il” dont tu parles, c’est qui ?
— Toi, bien sûr.
— Lâche-le, dis-je.
— Comment je m’appelle ?
— Arrête, Spencer. Ça suffit, dis-je.
— Mon nom. Comment je m’appelle, sale petit connard pompeux », poursuit Spencer, ses doigts toujours enfoncés dans les joues de Patrick dont il cogne la tête contre le mur.
Le disque s’arrête dans un grattement de vinyle et les gens commencent à se retourner pour nous regarder. Patrick, carrément apoplectique, cherche le sol des pieds et ses dents serrées laissent échapper un mélange de salive et de jus d’orange.
« Argh… Me souviens… plus… de ton nom.
— Laissez tomber ! » crie quelqu’un. Un rassemblement a commencé à se former à la porte. « On appelle la police ! » crie une autre voix. Mais Spencer s’en moque. Je l’entends dire, son front contre celui de Patrick : « La réponse est Spencer, Patrick, et si tu as d’autres leçons à me donner concernant mon plan de carrière, tu le feras directement, en t’adressant à moi, espèce de petit bêcheur immonde… »
Il y a soudain un nouveau débordement d’activité car Patrick arrive à dégager un bras : du plat de la main il applique une claque sur l’oreille de Spencer, plus bruyante qu’efficace, mais qui suffit à le libérer ; Patrick commence à envoyer des coups de poing tous azimuts, à cracher et hurler comme un enfant furieux. L’assistance se rue dehors à reculons en glapissant ; dans le chaos ambiant, je vois Alice, telle l’héroïne sur une affiche de cinéma, qui s’accroche au bras de Spencer pour tenter de l’entraîner, lui aussi, hors de la pièce, mais en se libérant, il l’envoie valdinguer contre l’appui de la fenêtre, sur lequel elle se cogne lourdement la tête. Je la vois grogner et se toucher le crâne, qu’elle croit en sang. Je voudrais m’approcher d’elle pour m’assurer qu’elle n’est pas blessée, mais Patrick fait toujours des moulinets avec ses bras, tentant en vain d’atteindre Spencer qui, accroupi au sol, esquive les coups en attendant son heure. Elle vient. Spencer se lève, pose une main à plat sur la poitrine de l’autre pour le maintenir hors de portée puis détend son bras gauche pour lui envoyer un formidable coup de poing sur le côté de la figure. On entend le même bruit mouillé qu’un morceau de bidoche jeté sur une planche à découper. Patrick tourne deux fois sur lui-même et s’affale, le visage contre terre.
Il y a un moment de silence puis tout le monde se rue sur lui. Il a roulé sur le dos et se touche prudemment le nez et la bouche, orifices qui saignent en abondance. « Oh, mon Dieu, marmonne-t-il. Oh, mon Dieu. » Je le sens à deux doigts de pleurer quand Lucy Chang se fraie un passage, s’accroupit et, les deux mains derrière sa tête, l’aide à se mettre en position assise. À part eux deux, je ne vois clairement que trois autres personnes.
Rebecca, plantée au milieu de la pièce, les mains sur la bouche, tente de réprimer un fou rire, ou des larmes.
Alice, sonnée, appuyée contre la fenêtre, regarde Spencer, bouche bée, en se frottant la tête.
Spencer, ignorant Patrick au tapis, lève la main pour examiner l’état de ses phalanges en respirant fort. Il me regarde et me lance entre ses dents serrées : « Tirons-nous d’ici, tu veux bien ? »
En bas, les choristes, avec une obstination – et une pertinence – qui les honore, reprennent la chanson des Beatles « With a Little Help From My Friends[27] ».
QUESTION : La blépharite, l’ectropion, l’amblyopie et l’hétérophorie affectent l’acuité visuelle. En quels termes définiriez-vous leurs effets ?
RÉPONSE : On n’y voit rien.
Nous descendons la colline en silence, Spencer quasiment sur mes talons. J’entends son pas cogner le trottoir mouillé mais je suis trop furieux, trop gêné, trop ivre et trop embrouillé pour lui parler. Je fonce tête baissée.
« Quelle fête super », me lance-t-il au bout d’un moment.
Je me tais.
« Alice m’a plu.
— Ouais, j’ai cru remarquer. »
Je ne me retourne pas.
Nous marchons de nouveau en silence.
« J’ai une idée, Bri : si on jouait à “Si cette personne était…” ? »
Je hâte le pas.
« Écoute, Brian, si tu as quelque chose à me dire, dis-le ; tout ça, c’est trop con.
— Si je me tais, tu vas m’exploser la gueule ?
— Je serai certainement tenté de le faire, marmotte-t-il. Bon, vieux, maintenant que tu m’as fait la leçon, tu vas m’écouter ? (Je continue à marcher.) S’il te plaît ! » Ces mots ne lui viennent pas facilement, comme à un enfant caractériel qu’on oblige à être poli. Je me retourne tout de même.
« Bon : Brian, excuse-moi d’avoir cogné le capitaine de ton équipe de l’University Challenge… »
Il ne peut pas s’empêcher de finir la phrase en gloussant. Je lui tourne de nouveau le dos.
Au bout d’un instant, je l’entends courir derrière moi. Je tressaille, mais il me fait face et, au lieu de me foncer dessus, recule à toute allure en m’apostrophant : « Qu’est-ce que tu voulais que je fasse, Bri ? Que je reste planté là à m’en prendre plein la gueule ? Il m’a traité comme de la merde.
— Et tu as décidé de le frapper ?
— Ouais.
— Parce que tu n’étais pas d’accord avec lui ?
— Non, pas seulement pour ça.
— Ça ne t’est pas venu à l’idée de discuter, de faire valoir ton point de vue de façon calme et rationnelle ?
— Mon point de vue n’a rien à voir là-dedans : il voulait me faire passer pour un salaud.
— Tu as donc recouru à la violence ?
— Je n’ai pas “recouru” à la violence. Je l’ai choisie d’emblée.
— Tu es un malin, hein ? Un dur aussi.
— On ne peut pas dire que tu m’aies beaucoup aidé. Tu avais peur qu’il te vire de l’équipe, ou quoi ?
— J’étais de ton côté.
— Faux. Tu brandissais simplement ta conscience sociale comme un étendard pour impressionner tes deux copines. Si tu n’avais pas abordé le sujet de mes ennuis…
— Qu’est-ce que tu voulais que je fasse : tenir les bras de Patrick liés derrière son dos pour que tu puisses lui casser la gueule ? Ce sont mes amis, Spencer.
— Ton ami, ce couillon ? C’est encore pire que ce que je croyais, Brian, car toi aussi, il te traite comme de la merde.
— Non.
— Si. Je l’ai vu faire. C’est un nullard. Il a mérité ce qui lui est arrivé.
— Mais lui, au moins, ne cherche pas à me tirer les filles qui me plaisent.
— Hé ! Attends un peu ! » Il me bloque en me mettant une main sur la poitrine, comme il l’a fait à Patrick avant de le frapper, et je me demande s’il peut entendre les battements affolés de mon cœur. « Tu crois que j’ai essayé de te piquer Alice ? Tu le crois vraiment ? me demande-t-il.
— Il m’a semblé en tout cas. Toutes ces caresses sur ton crâne rugueux… »
Je lui passe la main sur la tête mais il l’ôte violemment en me saisissant le poignet.
« Tu sais, Bri, pour quelqu’un censé être instruit, tu es parfois un mongolien.
— Cesse de me parler comme ça, dis-je en tentant de libérer mon poignet.
— Comme quoi ?
— Comme ça – tu m’injuries sans arrêt ! Qu’est-ce qui se passe, Spence … ton besoin de tout foutre en l’air… Je suis désolé que ça aille mal pour toi en ce moment, désolé que tu ne sois pas heureux, mais avec un peu d’esprit pratique, tu pourrais t’en sortir. Dommage que tu choisisses de ne pas le faire parce que c’est plus facile de brûler tes vaisseaux, de mépriser, railler ceux qui s’échinent à faire quelque chose de leur vie.
— Des gens comme toi, par exemple ? (Il ricane, bien sûr.)
— Tu sais quoi, Spencer ? Tu es jaloux, c’est tout. Tu as toujours été jaloux de moi parce que je travaille dur, parce que je suis intelligent, que j’ai des diplô…
— Minute ! Intelligent ? Tu te dis intelligent, espèce de crétin qui te la pètes ! Quand je t’ai rencontré, tu n’étais même pas capable de nouer tes putains de lacets. J’ai dû t’apprendre. Jusqu’à l’âge de quinze ans, tu avais “gauche” et “droite” écrit sur les semelles de tes chaussures de tennis. Tu ne pouvais même pas arriver à la fin d’un match de foot sans éclater en sanglots, pauvre petit con pathétique. Si tu es si malin, pourquoi tu ne sais pas ce que les gens disent de toi derrière ton dos ? Pourquoi ils se foutent de toi ? Je t’ai défendu pendant des années, après la mort de ton père…
— Qu’est-ce que mon père vient faire là-dedans ?
— À toi de me le dire, Brian. À toi de me le dire…
— Laisse mon père en dehors de ça, d’accord ? (Je crie.)
— Sinon quoi ? Tu vas pleurer ?
— Va te faire foutre, Spencer. Tu es une brute. »
Mes yeux me piquent et l’angoisse me noue l’estomac. Je comprends que je dois m’éloigner de lui. Je me détourne et remonte la colline.
« Où tu vas ? me crie-t-il.
— Sais pas.
— Tu me fuis, Brian ?
— On peut dire ça comme ça.
— Et moi, qu’est-ce que je deviens ?
— Sais pas, Spencer. C’est plus mon problème. »
Je l’entends alors dire tout bas, comme s’il se parlait à lui-même : « OK, va te faire foutre. » Je m’arrête et me retourne, m’attendant à le voir sourire, ou ricaner. Mais il est resté là où il était, sous un lampadaire, la tête renversée en arrière, les yeux fermés, le poing pressé sur son front.
Il a l’air d’avoir dix ans. Je sens que je devrais aller vers lui, ou tout au moins m’approcher, au lieu de quoi je lui crie depuis l’autre côté de la rue : « Il faut que tu t’en ailles, Spence. Demain matin. Tu ne peux pas rester plus longtemps. C’est contraire au règlement. »
Il ouvre des yeux rougis, fatigués, pleins de larmes et me regarde posément.
« C’est pour ça que tu veux que je parte, Brian ? Parce que ma présence est contraire au règlement ?
— Oui, en partie.
— Bon, très bien. Je m’en vais.
— OK.
— Et excuse-moi de t’avoir mis dans l’embarras devant tes amis.
— Tu ne m’as pas mis dans l’embarras. Je ne veux plus te voir ici, c’est tout. »
Je me détourne une fois de plus et m’éloigne sans regarder en arrière. Je devrais être satisfait puisque, pour la première fois, j’ai tenu tête à Spencer, mais je ne le suis pas. Je me sens vidé, perturbé, bête et triste. Je continue à marcher au hasard, perdant toute notion du temps.
Je me dis vaguement que Spencer n’a pas la clé de chez moi. La chose à faire serait de rentrer pour lui ouvrir. Mais libre à lui de réveiller Marcus ou Josh ; après tout, je ne suis pas le gardien de mon copain. Je vais juste lui donner assez de temps pour retrouver la maison et s’endormir ; quant à moi, j’ai besoin d’évacuer tout cet alcool et d’échapper à ce désordre, puis je me glisserai dans ma chambre, ni vu ni connu. Demain matin, il sera toujours temps de faire le point. Sauf qu’une heure plus tard, je traîne encore dehors. La bruine s’est transformée en pluie et, sans le vouloir, je me retrouve devant la cité U où logent Alice et Rebecca.
Il est 1 heure du matin et les hautes grilles sont fermées. Seuls entrent les possesseurs de clés. Je dois donc escalader. Je me débrouille pour le faire sans déclencher l’alarme ni m’empaler, mais une fois passé de l’autre côté, la semelle de mes souliers dérape sur le talus boueux jonché de branches mortes et, tel un enfant sur un toboggan, je le dévale jusqu’en bas pour me retrouver en vrac sous un massif de rhododendrons. Je m’essuie les mains sur le paillis mouillé et attends, tapi sous le buisson, que quelqu’un emprunte l’allée de gravier et ouvre la porte des dortoirs.
L’eau glacée qui s’écoule des feuilles me goutte dans le cou, et la boue a trempé mes richelieus en daim. J’ai l’impression d’avoir du carton froid et mouillé enroulé autour des pieds. Je suis sur le point de renoncer quand je vois quelqu’un emprunter l’allée. Je sors de mon abri pour le suivre. Il ouvre la porte et je lui crie : « Attendez ! » Il se retourne pour me regarder.
« Ne refermez pas ! » Le type, que je ne connais pas, me regarde avec suspicion. Il a déjà à moitié refermé la porte. « J’ai oublié mes clés… par une nuit pareille, vous vous rendez compte ! »
Il regarde mon pantalon et mes chaussures crottés de terreau. « Je suis tombé. Bon sang, je suis trempé ! »
Comme il ne bouge pas, je fouille dans mon portefeuille avec des doigts engourdis et gluants pour sortir ma carte d’étudiant – avec succès car il finit par me laisser entrer.
J’emprunte les couloirs obscurs d’un pas lourd et mouillé en laissant une traînée de compost sur le parquet ; je me retrouve enfin devant la porte d’Alice. Un rai de lumière orangée filtre sous la porte : elle ne dort pas. J’appuie mon oreille contre le battant et j’entends de la musique. C’est Joni, qui chante « Help Me », l’un des morceaux de l’album Court and Spark et j’ai désespérément envie d’être au chaud de l’autre côté, dans la clarté tamisée d’une lampe de chevet. Je frappe doucement – trop doucement, car elle n’entend pas. Je refrappe en chuchotant son nom.
« Qui est là ?
— C’est Brian.
— Brian ? (Elle ouvre.) Mon Dieu, dans quel état tu es ! » Me prenant par la main, elle me tire à l’intérieur.
Elle me conduit au centre de la pièce et prend aussitôt les opérations en main, telle une gouvernante édouardienne sévère et efficace : « Ne t’assieds pas et ne touche rien avant qu’on t’ait séché, jeune homme. » Elle ouvre ses tiroirs, d’où elle sort un grand pull vert tricoté à la main, un pantalon de jogging et une paire de chaussettes de laine. « Et tu vas aussi avoir besoin de ça. » Elle défait la ceinture de son peignoir de bain blanc, l’ôte et me le lance. Dessous, elle porte un vieux tee-shirt gris rétréci qui découvre son nombril, avec Snoopy dans sa niche, dont la sérigraphie est tellement fanée et craquelée qu’elle ressemble à une fresque médiévale, une grande culotte informe en coton gris cuirassé et une paire de grosses chaussettes noires roulées sur les chevilles. De ma vie, je n’ai vu spectacle plus érotique.
« Regarde-toi : tu as les mains qui tremblent, dit-elle.
— Ah bon ? » Quand j’ouvre ma bouche pour parler, je constate que je claque des dents.
« Allez, donne-moi tout ça ; tu vas attraper une pneumonie. »
Elle tend la main. Je suis un peu nerveux de devoir me déshabiller devant elle, d’une part parce que les haltères n’ont pas eu le temps de faire leur effet, d’autre part parce que je porte un maillot de corps datant de ma scolarité adolescente, qui a toutes les chances de me donner des airs d’orphelin. Je me souviens pourtant que mon boxer-short est dans un état correct, et j’ai très froid. J’obéis donc. Elle se tient debout près de moi tandis que je me déshabille. Elle remarque que mes mains tremblent trop pour défaire les boutons de ma chemise.
« Laisse-moi faire, dit-elle. Pourquoi tu n’es pas avec Spencer ?
— On s’est di… disputés.
— Où est-il ? (Pourquoi me parle-t-elle de Spencer ?)
— Aucune idée ; rentré chez moi, probablement. »
Les boutons défaits, elle recule pour que je puisse ôter ma chemise. « Je suis tellement désolé pour tout ça, dis-je.
— Tout ça quoi ?
— La ba… bag… bagarre. (Claquement de dents.) Spencer et tout.
— Ne t’inquiète pas. J’ai trouvé ça plutôt amusant. En général, je condamne la violence physique, mais dans le cas de Patrick, je suis prête à faire une exception. Ouf, on peut dire que ton ami est un cogneur. (Ses yeux brillent.) Je sais que je ne devrais pas le dire, mais il y a quelque chose d’excitant à voir deux hommes se battre ; la séduction qu’exerçait dans la Rome antique un combat de gladiateurs, tu vois. » Assis au bord de son bureau que j’essaie de ne pas salir, je défais mes lacets boueux. Elle poursuit : « Je suis sortie un temps avec un boxeur amateur, et j’adorais aller le regarder s’entraîner et combattre. Quand c’était fini, on faisait sauvagement l’amour, c’était fantastique ; tout ce sang, ces contusions et tout, il y avait quelque chose de vraiment sensuel là-dedans. Le sang sur l’oreiller après… » Ma chaussure crottée à la main, elle a un petit frisson érotique rétrospectif. J’entreprends avec précaution de baisser mon pantalon mouillé. « Bien sûr, à part la chambre et le ring, on n’avait pas grand-chose en commun, continue-t-elle. C’était voué à l’échec dès le début. Si on est seulement attirée par ces mecs à moitié nus qui cherchent à ratatiner la cervelle des autres, la relation repose sur de mauvaises bases. Tu as déjà frappé quelqu’un, Brian ? »
À me voir en caleçon et maillot de corps, elle devrait deviner la réponse.
« Non, Dieu merci.
— Et tu as reçu des coups ?
— Oh, une ou deux fois. En cour de récréation, tu vois, ou lors d’une échauffourée dans un pub. Par chance, j’ai toujours une ceinture noire cachée sur ma personne. » Elle sourit, prend mes affaires en détournant les yeux et les secoue avant de les replier soigneusement.
« Ça ne te fait pas mal alors ?
— Quoi ?
— Ta tête, quand Spencer t’a poussée contre la fenêtre.
— Oh, ce n’est rien. Juste une petite bosse. Je n’ai pas de contusion, n’est-ce pas ? »
Elle me tourne le dos et écarte ses cheveux à l’arrière du crâne. Tout près d’elle, une mèche à la main, je n’examine pas, je hume. Je la hume. Elle sent le vin rouge, le coton propre, la peau chaude, le shampoing, et je meurs d’envie d’embrasser le haut de sa tête, là où il y a une petite imperfection. Ça passerait comme une lettre à la poste : « Voilà, plus de bobo », ou quelque chose comme ça. Mais j’ai ma fierté. Je pose donc mes doigts sur le point douloureux.
« Tu sens quelque chose ? » me demande-t-elle.
Oh, Alice, tu n’as pas idée de ce que je ressens.
« Tu as un bleu minuscule, rien de grave.
— Parfait », dit-elle en disposant mes vêtements sur le radiateur. Je suis toujours en slip et marcel. Un coup d’œil sur le « bas » me persuade que mes parties intimes se font indiscrètes. Je m’empresse alors d’enfiler le pantalon de jogging et le vieux pull, tout odorants d’elle.
« J’ai un peu de whisky. Tu en veux ? me demande-t-elle.
— Oui, oui ! » Je m’assieds sur son lit et la regarde rincer deux tasses dans le lavabo. À la lumière de la lampe de bureau, je remarque que le haut de ses cuisses est très blanc et ondulé, comme de la pâte levée, et, comme elle est de profil par rapport à la lumière, je vois, ou crois voir, une traînée de poils châtain clair monter, du bord de sa culotte, à l’assaut de son ventre doucement bombé.
« Alors, qu’est-ce que tu vas faire ? me demande-t-elle.
— À quel sujet ?
— Au sujet de ton ami Spencer. » Ça y est, ça continue : Spencer, Spencer, toujours Spencer…
« Je ne sais pas : discuter avec lui demain matin, je suppose.
— Mais pourquoi avoir marché aussi longtemps sous la pluie ?
— Je voulais lui accorder deux heures pour qu’il trouve ma piaule et s’endorme. Je vais rentrer, moi aussi. » (Je fais semblant de frissonner.)
Elle me tend une tasse à thé avec un doigt de whisky.
« Pas cette nuit. Tu n’es pas en état. Il va falloir que tu dormes ici. »
Je n’attendais que cela pour débiter mon texte : « Oh, ça va, je t’assure. »
Je n’ai plus froid mais je m’oblige à claquer des dents, ce qui est beaucoup plus difficile que vous ne le pensez. Je me garde d’en rajouter et déclare : « Je vais boire ça et partir.
— Brian, tu ne peux pas. Regarde dans quel état sont tes chaussures. » Mes richelieus esquintés fument sur le radiateur comme des pains de viande chauds, et j’entends la pluie cogner contre la vitre. « Je refuse de te laisser partir. Tu vas devoir dormir avec moi. » Le lit pour une personne est étroit. Très étroit. De la taille d’une longue étagère, pratiquement.
« Bon, d’accord, dis-je. Puisque tu insistes… »
QUESTION : Découverte presque en même temps par deux chercheurs travaillant indépendamment – le physicien hollandais Petrus Van Musschenbroek en 1746, et l’inventeur poméranien Ewald Georg von Kleist en 1745, la bouteille de Leyde est un flacon de verre scellé utilisé pour stocker quoi ?
RÉPONSE : L’électricité statique.
Il y a certaines choses qu’un homme de dix-neuf ans comme moi est censé avoir déjà faites. Prendre l’avion, par exemple, conduire une moto ou une auto, marquer un but, arriver à fumer une cigarette jusqu’au bout. À dix-neuf ans, Mozart avait composé des symphonies, des opéras et joué pour les têtes couronnées d’Europe. Keats avait écrit Endymion. Même Kate Bush avait enregistré deux albums, et moi, je n’ai encore jamais mangé de maïs en boîte.
Je dois dire pourtant que tout cela m’est égal car cette nuit, je vais décrocher la lune pour la première fois de ma vie, je vais passer la nuit au lit avec une femme.
Bon, il faut que je m’explique un peu. J’ai déjà partagé une tente pour une personne avec Spencer et Tony, à Canvey Island, dans l’Essex, et nous étions vraiment les uns sur les autres. J’ai aussi dormi avec maman les deux nuits qui ont suivi la mort de mon père. Et la veille des funérailles, j’ai partagé mon lit avec ma cousine irlandaise, Tina, mais cela ne compte pas car, hormis les tristes circonstances et le tabou de l’inceste, Tina était – est toujours – une sorte de fauve. Il est clair que, depuis que je suis adulte, je n’ai jamais de ma vie passé une nuit entière avec une personne du sexe opposé dont je ne suis pas trop proche ou dont je n’ai pas peur. Jusqu’à aujourd’hui.
Nous restons une heure ou deux à boire du whisky côte à côte sur le lit, parlant et écoutant Tapestry, de Carole King, et le nouvel album de Tracey Thorn et Ben Watt, le duo EBTG. Sachant que le temps ne m’est pas compté, je me détends un peu et nous rions à l’évocation de la soirée – la bagarre, la tête de Patrick essayant de se rappeler le nom de Spencer. Alice est assise en position de lotus, et elle a descendu son tee-shirt sur son ventre par pudeur, mais quand elle ne regarde pas, je vois la blancheur marbrée de l’intérieur de ses cuisses et le début du creux ombreux des aines.
« Au fait, Brian, j’ai quelque chose à t’apprendre.
— Quoi ? (Bon sang : je suis amoureuse de Spencer, voilà ce qu’elle va m’annoncer.)
— J’ai reçu de bonnes nouvelles ce soir. (Elle me met à la torture.)
— Vas-y.
— Je suis Hedda Gabler.
— Fantastique ! Bravo. »
Pour être honnête, j’espérais en secret qu’elle n’aurait pas le rôle, en partie parce qu’elle passerait son temps à répéter, en partie parce que, comme tous les acteurs, elle peut être phénoménalement emmerdante quand elle aborde ce sujet. Mais n’allez pas croire que je manque, moi, de talent dans l’hypocrisie. « C’est génial ! Tu vas être une Hedda formidable ! Ça me fait tellement plaisir ! » Je la serre contre moi et l’embrasse sur la joue parce que après tout, autant que moi aussi j’y gagne quelque chose. « Hé, tu restes dans l’équipe du Challenge, n’est-ce pas ?
— Oui. J’ai vérifié. Les dates collent, même si on arrive jusqu’à la deuxième manche.
— On y arrivera.
— Bien entendu. »
Ensuite, on parle environ une heure des nombreux défis que représente la pièce, ce qui n’est pas facile pour moi car, pour être franc, je ne l’ai pas lue. Je pratique l’attention flottante tout en contemplant Alice. Une de ses phrases me fait cependant tendre l’oreille :
« … ce qui est super, c’est que Neil MacIntyre joue Eilert Lovborg.
— Qui est ce Neil ?
— Tu sais bien : il a campé un fantastique Richard III le trimestre dernier.
— Oh, lui ! » dis-je, signifiant par là « le con au tambourin ». Neil MacIntyre, ce petit enfoiré qui s’est trimballé tout le trimestre précédent à la cafét’ sur des béquilles pour « se mettre dans l’esprit du rôle » de Richard III. J’ai été souvent tenté de les envoyer valser d’un coup de pied, mais Alice, à l’évidence enthousiasmée par son partenaire et les expériences qui les attendent, gesticule, presse les mains sur son front, se mord fiévreusement la lèvre. En fait, elle me joue la pièce scène par scène, et je tente de rester éveillé en clignant sauvagement des yeux quand elle ne me regarde pas et en jetant des regards furtifs sur Snoopy qui monte et descend sur son tee-shirt, et sur la peau pâle de la face interne de ses cuisses. Ces petites photographies mentales m’aident à combattre le sommeil.
En fin de compte, quand Hedda a jeté le manuscrit de son bien-aimé Lovborg dans les flammes et s’est suicidée dans les coulisses, Alice dit : « Ma vessie va éclater si je ne vais pas pisser. » À pas de loup, elle va aux toilettes communes situées dans le couloir. Dès qu’elle est sortie, je bondis sur son déodorant Cool Blue dont je me roule une bille illicite sous les bras, puis je tourne le radio-réveil pour qu’elle ne voie pas qu’il est 3 heures du matin ; elle risque de déclarer qu’elle a sommeil. Pourtant, quand elle revient, elle bâille et me dit : « Au lit ! », puis elle va au lavabo se brosser les dents.
« Tu vas être obligé d’emprunter ma brosse, marmonne-t-elle la bouche pleine de mousse. J’espère que ça ne te gêne pas.
— Moi, non. J’espère que toi non plus. »
Je la rince un peu, la brosse, mais pas trop. Côte à côte devant le lavabo, j’opère, tandis qu’elle se démaquille avec un produit bleu. Il y a un petit épisode comique quand elle tend la main vers la tablette pour prendre du coton au moment où je crache. Nos yeux se croisent dans la glace, et elle éclate d’un rire joyeux avant d’essuyer sur son poignet la pâte mentholée. Ce moment que nous vivons a quelque chose de plaisamment conjugal, comme si on s’apprêtait à se coucher après avoir invité nos meilleurs amis à un dîner parfait, mais en fin de compte, je ne le dis pas car je ne suis pas un parfait crétin.
J’ôte le pantalon de jogging et le pull vert de manière à n’être pas sexuellement provocant, et je songe à garder les grosses chaussettes pour le confort, sauf que chaussettes et slip, ça ne va pas ensemble. Je les enlève donc et les pose près du lit, au cas où.
« Tu veux être près du mur ou… ?
— Ça m’est égal.
— C’est moi qui m’y mets alors.
— Très bien.
— Tu as pris un verre d’eau ?
— Oui. »
Elle se glisse sous l’édredon en patchwork artisanal, et je la suis.
Au début, nous ne nous touchons pas, pas volontairement du moins. Nous tournons comme des chats pour trouver notre place dans ce lit minuscule. Nous finissons par adopter la seule position possible : en parallèle, comme des points d’interrogation. Le problème, c’est que je n’ose pas la toucher : elle pourrait aussi bien être un rail conducteur. En un sens, elle l’est.
« Tu es bien ?
— Ouais.
— Bons cauchemars, alors.
— Quoi ?
— C’est l’expression que mon père employait au lieu de dire “doux rêves”.
— Bons cauchemars à toi, Alice.
— Éteins, s’il te plaît. »
J’éteins. Je me demande un instant si l’obscurité nous libérera de nos inhibitions et déchaînera nos désirs secrets, mais non. C’est pareil qu’avant, sauf qu’on est dans le noir. Nous restons dans la même position non imbriquée, et il devient vite évident que la tension musculaire exigée pour ne pas la toucher va être impossible à conserver, comme si je devais tenir une chaise à bout de bras toute la nuit. Je me détends donc un peu et ma cuisse touche la courbe chaude de sa fesse gauche. Comme elle ne bronche pas et ne m’enfonce pas son coude dans l’estomac, j’en déduis que tout va bien.
Mais maintenant, ce sont mes bras qui me posent un problème. Je ne sais plus qu’en faire. Le gauche commence à me picoter ; je le libère de dessous mon torse en donnant un grand coup dans les reins d’Alice.
« Aïe !
— Excuse-moi.
— Je t’en prie. »
Ils sont désormais ballants, devant moi, formant un angle bizarre. J’ai l’impression d’être une marionnette cassée. J’essaie de me rappeler ce que je fais d’habitude avec eux quand je ne suis pas au lit avec quelqu’un, c’est-à-dire ce que j’ai fait de mes bras pendant dix-neuf ans. J’essaie de croiser ces étranges membres surnuméraires sur la poitrine, ce qui n’arrange rien, quand Alice se renfonce contre le mur en emportant l’édredon. Mon dos nu, qui fait une bosse au bord du lit, est exposé au courant d’air et je sens le froid remonter dans mon boxer-short. J’ai deux solutions : récupérer ma part de duvet, ce qui est un peu brutal, ou prendre le risque de me rapprocher d’Alice, ce que je fais et qui est délicieux. La « position cuillères », je crois que c’est l’expression dans le Kama-sutra. Je sens, j’entends sa respiration, et j’essaie de caler la mienne dessus pour m’endormir, ce qui est impossible car mon cœur, comme celui du lévrier, bat bien trop vite.
Tout d’un coup, je me retrouve avec ses cheveux dans la bouche. Je tente de les recracher en contorsionnant divers muscles faciaux, mais ça ne semble pas marcher ; je rejette alors la tête en arrière, mais rien à faire : les cheveux me remontent maintenant dans les narines. J’ai toujours les bras croisés sur la poitrine, contre le dos d’Alice, et, pour en retrouver l’usage et ôter cette pilosité de mon nez, je dois en extraire un qui, maintenant qu’il n’est plus sous l’édredon, commence à s’engourdir de froid, tandis qu’une crampe se déclare dans l’autre – ou une crise cardiaque, allez savoir. L’odeur du déodorant est cruellement Fraîche et Bleue, mon boxer-short est de nouveau exposé à l’air, j’ai froid aux pieds et songe à remettre les chaussettes…
« Bon sang, qu’est-ce que tu es remuant ! me dit Alice.
— Je ne sais pas quoi faire de mes bras.
— Ça. »
Elle fait alors une chose stupéfiante : elle tend les siens dans son dos, prend les miens et les passe autour d’elle, sous son tee-shirt, ce qui fait que j’ai sous la main la chair chaude de son ventre, tandis que la courbe de son sein touche mon avant-bras.
« C’est mieux ?
— Incomparable.
— Tu as sommeil ? (Question absurde, considérant que son sein droit touche mon poignet.)
— Pas vraiment.
— Moi non plus. Parle-moi alors.
— De quoi ?
— N’importe quoi.
— D’accord. (Je décide de prendre le taureau par les cornes.) Que penses-tu de Spencer ?
— Il m’a plu.
— Tu trouves que c’est un type bien ?
— Ouais. Un peu, tu vois… macho (elle prend l’accent cockney)… plus viril, tu meurs – et frimeur –, mais je l’ai trouvé intéressant. Il t’adore, ça crève les yeux.
— Ça, j’en doute.
— Si. Tu aurais dû l’entendre chanter tes louanges.
— Je croyais qu’il te faisait du gringue.
— Oh, non. Plutôt le contraire. (C’est quoi, le “contraire” du gringue ?)
— Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Elle hésite et tourne à demi la tête vers moi en disant :
« Eh bien, il semblait croire que tu étais… que tu avais le béguin pour moi.
— Spencer t’a dit ça ? À la soirée ?
— Oui. »
Et voilà. C’est déballé. Je ne sais que dire, ni où regarder. Je roule sur le dos en soupirant : « Merci, Spencer, merci beaucoup, vieux.
— Il ne croyait pas mal faire.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit d’autre ?
— Eh bien, il était assez ivre, mais il m’a dit que tu étais un type super, un peu con parfois – ce sont ses propres termes – mais, globalement, loyal, correct, et qu’il n’en connaissait pas des masses comme toi. Il m’a conseillé de sortir avec toi si j’avais un peu de jugeote.
— Spencer t’a dit tout ça ?
— Oui. »
Je revois soudain mon copain sous la pluie, appuyé contre le lampadaire, les yeux fermés et le poing pressé sur le front. Je me vois aussi marcher non vers lui, mais dans l’autre sens.
« À quoi tu penses ? me demande Alice, la tête de nouveau tournée vers le mur.
— Je ne sais plus que penser.
— Je suppose que Spencer a raison. Je me l’étais déjà dit.
— Ça se voit tellement ?
— Eh bien, il y a certaines façons que tu as de me regarder. Et puis, il y a eu notre dîner, le soir de ton anniversaire.
— Oh, j’ai tellement honte de ce qui s’est passé…
— Tu ne devrais pas. C’était chouette. C’est juste que…
— Quoi ? »
Elle se tait un moment, puis pousse un gros soupir en me serrant la main, le genre de geste qu’on a pour un gosse dont le hamster est mort. Je rassemble mes forces pour la suite, le blabla « restons amis », mais elle se retourne pour me regarder, coince ses cheveux derrière ses oreilles ; je distingue à peine son visage dans la lueur orangée du radio-réveil.
« Je ne sais pas, Brian. Je suis une catastrophe pour les autres, tu sais.
— Non, c’est faux.
— Je suis dure. Toutes mes aventures ont mal fini pour les hommes concernés.
— Je m’en fiche.
— Tu ne devrais pas. Tu sais comment je suis…
— Je sais, tu m’as dit. Mais ça ne change rien pour moi. Je trouve qu’on devrait essayer, voir ce que ça donne. Cela dépendrait de toi, bien sûr, car je peux très bien ne pas te plaire sur le plan amoureux…
— J’y ai réfléchi. Mais ce n’est même pas en rapport avec toi en particulier. Je n’ai pas vraiment de temps à consacrer aux futilités qu’implique d’avoir un jules. Je vais jouer Hedda, il y a la troupe. Je tiens trop à mon indépendance.
— Moi aussi je tiens à la mienne. »
C’est un mensonge éhonté. Que suis-je censé faire de cette chose malvenue ? Vous savez ce que c’est que l’indépendance ? L’indépendance, c’est fixer le plafond au milieu de la nuit, les ongles enfoncés dans la paume de votre main. L’indépendance, c’est se rendre compte que la seule personne à qui on a parlé dans la journée est le débitant de boissons. L’indépendance, c’est un repas en promo un samedi soir au sous-sol du Burger King. Quand Alice parle d’indépendance, la chose a pour elle un sens totalement différent. L’indépendance, c’est le luxe de ces gens trop sûrs d’eux, trop occupés, trop populaires et trop séduisants pour être de simples solitaires.
Ne vous y trompez pas : « solitaire » est un gros mot. Dites aux gens que vous avez un problème d’alcool ou un dérèglement du comportement alimentaire, ou simplement que votre père est mort quand vous étiez gosse, et vous voyez une lueur d’intérêt s’allumer dans leurs yeux : ce pathos, telle une pièce de théâtre, est pour eux un enjeu fascinant car ils peuvent s’impliquer, discuter, analyser, et, pourquoi pas, se mêler de guérir. Mais dites à quelqu’un que vous vous sentez seul. Il vous semblera compatissant, mais regardez attentivement, et vous verrez une main se tordre dans son dos vers la poignée de la porte, comme si son propriétaire, trouvant la solitude contagieuse, s’apprêtait à se ruer dehors. Parce que la solitude est un phénomène banal, humiliant, évident, terne et laid.
Moi, toute ma vie, comme dirait Wordsworth, je me suis senti « seul comme un nuage », et j’en ai marre. Je veux faire partie d’une équipe, je veux un partenariat, je veux entendre le murmure d’admiration que déclenchera chez les gens notre entrée dans une pièce (« Bon, nous sommes sauvés puisqu’ils sont là »), mais aussi leur faire un peu peur, les intimider par l’acuité de nos reparties – Dick et Nicole Diver dans Tendre est la nuit, charmeurs et sexuellement captivés l’un par l’autre, comme Burton et Taylor, ou comme Arthur Miller et Marilyn Monroe, mais en solides, sensés, constants, sans les dépressions nerveuses, les infidélités et le divorce. Je ne peux pas le dire tout haut, car rien en ce moment même n’effraierait autant Alice, sauf si je brandissais une hache, et je ne peux certainement pas prononcer le mot, si dérangeant, de « solitude ». Que dire, alors ? J’inspire à fond, soupire, me prends la tête et déclare :
« Tout ce que je sais, c’est que tu es absolument fabuleuse, Alice, et d’une beauté frappante, mais, plus important, j’adore passer du temps avec toi. Je crois vraiment qu’on devrait… » Je m’arrête et fais quelque chose d’hallucinant. J’embrasse Alice Harbinson.
Je l’embrasse vraiment, sur la bouche et tout. Ses lèvres chaudes sont légèrement gercées – je sens la peau morte sur celle du bas, que j’envisage de mordre tout en me disant que ce serait peut-être un peu trop audacieusement sensuel pour un début. Peut-être, simplement en l’embrassant, pourrai-je la débarrasser de cette petite peau… Peut-on embrasser de la peau morte ? Je ne l’ai jamais fait. Je le fais. Alice s’écarte et je me dis que j’ai tout fichu en l’air quand elle me sourit, ôte elle-même le morceau de peau, passe le dos de la main sur sa bouche pour vérifier qu’elle ne saigne pas, se passe la langue sur les lèvres, et nous retournons à notre divine séance de baisers.
Je ne suis pas un expert en la matière, mais je suis presque sûr que ceux-là sont bons. C’est très différent de l’expérience avec Rebecca Epstein : Rebecca est une fille formidable et amusante, mais sa façon d’embrasser est comme elle, sans compromis. La bouche d’Alice semble être sans contours, sans limites, elle n’est que douceur chaude, et malgré le soupçon de mauvaise haleine derrière le menthol du dentifrice, je me sentirais au paradis si, tout d’un coup, je ne me demandais pas que faire de ma langue, qui me semble énorme et charnue comme celles qu’on voit enveloppées dans du film plastique chez le boucher. Mettre la langue, est-ce approprié en cette situation ? Alice, une fois de plus, me vient en aide : je sens sa langue toucher timidement mes dents, puis elle me prend la main et la pose sur Snoopy et sa niche, puis sous Snoopy, et ce qui se passe après se brouille dans mon esprit.
QUESTION : Sous quel nom est plus connu Ehrich Weiss, fils d’un rabbin hongrois, célèbre pour sa dextérité à se libérer des entraves et son art de l’escamotage ?
RÉPONSE : Harry Houdini.
Le lendemain matin, on s’embrasse encore, sans l’abandon érotique de la nuit, car elle peut enfin voir qui elle a en face. Elle a de surcroît un atelier Masques à 9 h 15. À 8 heures, mes souliers crottés à la main, je suis prêt à m’escamoter.
« Tu ne veux pas que je t’accompagne, tu es sûre ? dis-je.
— Oui.
— Sûre sûre ?
— Oui. Je veux préparer mes affaires en paix, prendre une douche et tout. »
Je serais très heureux d’assister à tout cela, et je sens obscurément que j’y ai droit, mais la salle de bains est commune, ce qui fiche tout en l’air, et, surtout, je ne dois pas m’accrocher. C’est capital.
« Bon, alors merci de m’avoir eu », dis-je, en m’essayant, avec ce mauvais jeu de mots, à la fanfaronnade.
Raté. Je me penche pour l’embrasser. Elle se recule un peu trop vite et je me demande si je l’ai vexée, quand elle produit une explication tout à fait raisonnable :
« Désolée. Mauvaise haleine.
— Pas du tout », dis-je bien qu’elle pue vraiment du goulot. Mais ça m’est égal. Elle pourrait cracher du feu que ça ne me gênerait pas.
« Tu pourrais cracher du feu que ça ne me gênerait pas, dis-je.
— Hmmm, répond-elle, sceptique, en roulant des yeux ravis. Bon, dépêche-toi de partir. Il ne faut pas qu’on te voie. Et, Brian…
— Oui ?
— Tu ne dis rien à personne, promis ?
— Bien sûr.
— Ce sera notre secret ?
— Oui.
— Un secret absolu ?
— Je le jure.
— Bon. Tu es prêt ? » Elle ouvre la porte et regarde si la voie est libre avant de me pousser dehors du petit geste amical qu’on emploie pour faire sauter un parachutiste réticent. Avant qu’elle referme la porte, j’ai le temps d’entrevoir une dernière fois son ravissant visage. Elle sourit, il me semble.
Assis sur un radiateur, je tape mes chaussures l’une contre l’autre en souillant le parquet de boue séchée.
Je flotte jusque chez moi. Depuis la veille, je n’ai mangé que des chips et des cacahuètes. Je meurs de faim et me suis froissé un muscle du cou en embrassant Alice, ce qui doit être bon signe – l’enthousiasme. Je ressens les effets de ma nuit blanche : ce vertige, cette impression de vide, de speed, la montée d’adrénaline provoquée par l’exultation et l’échange de salive. Je m’arrête au garage pour acheter mon petit déjeuner : une canette de Fanta, une barre Mars, et une Aero Mint. Je me sens tout de suite mieux.
C’est une belle matinée d’hiver fraîche et piquante. Des théories de gosses vont à l’école sans se presser, la main dans la main de leurs parents. À un passage piétonnier, j’attends, en mordant dans ma barre Aero Mint, de traverser à côté d’une petite fille qui regarde avec curiosité mes souliers et mon pantalon boueux. On dirait que quelqu’un m’a plongé dans une bassine de cacao. Voilà le genre d’image bizarre que les livres pour enfants un peu sophistiqués doivent adorer. Je souris à la petite fille, me penche vers elle et lui dis donc, avec des accents à la Salinger : « En fait, je veux dire, on m’a plongé dans une bassine de cacao ! »
Les mots sont sujets à quelque avatar entre mon cerveau et ma bouche. Ils résonnent soudain à mes oreilles comme les plus étranges et dérangeants qu’on puisse dire à un enfant. Sa mère semble également de cet avis car elle me regarde comme si j’étais L’Attrape-mômes en personne et, prenant sa fille dans ses bras, elle traverse avant que le feu passe au rouge. Je décide d’ignorer sa réaction car je ne veux pas qu’on me gâche ma matinée ; je tiens à conserver mon allégresse légèrement nauséeuse, mais tout de même, quelque chose me tracasse, dont je n’arrive pas à me débarrasser.
Spencer. Qu’est-ce que je vais dire à Spencer ? M’excuser, c’est probable. Mais sans trop de solennité, sans en faire trop ; je vais juste lui dire : « Eh, vieux, désolé pour hier soir, mes mots ont dépassé ma pensée », et nous rirons de la situation ensemble. Puis je lui confierai qu’Alice et moi avons fait l’amour… ah, non, j’ai promis de ne pas en parler…, que nous « sortons ensemble », et tout redeviendra normal. Bien entendu, ce serait mieux qu’il parte aujourd’hui, mais je ferai l’effort de lui préparer de quoi lire, et, tout à fait rabibochés, nous irons ensemble à la gare.
Il n’est pas à Richmond House. La chambre est dans le même état que nous l’avons laissée hier après-midi en sortant – le sommier, la pagaille de couvertures et de serviettes humides, l’odeur d’ammoniaque, de Carlsberg et de gaz du Calor. Je me demande s’il a laissé des affaires ici mais me souviens qu’il n’avait rien d’autre que le sac en plastique avec le Daily Mirror et un reste ranci de petit pâté à la viande toujours posé au pied de mon bureau. Inquiet, je ramasse le sac et vais à la cuisine, où Marcus et Josh mangent des œufs pochés en vérifiant le cours de leurs actions dans le Times.
« L’un de vous a vu Spencer, hier soir ?
— Non, dit Josh.
— Il était censé être avec toi, non ? demande Marcus.
— On s’est perdus de vue à une soirée. Je pensais qu’il reviendrait ici.
— Pourquoi, tu as découché, sale fêtard ? ricane Josh.
— J’ai passé la nuit chez une amie. Mon amie Alice, justement. (Je me souviens trop tard que je suis censé me taire.)
— Waouhhh ! s’exclament-ils à l’unisson.
— Vous savez, ça, on l’a ou on ne l’a pas. »
Je jette le sac de Spencer à la poubelle et sors de la cuisine en me disant que je ne l’ai pas, que je ne l’ai jamais eu, que je ne l’aurai jamais, que je ne suis même pas sûr de savoir ce qu’est ce ça. Mais il n’y a aucune raison pour que les autres ne croient pas que je l’ai, ne serait-ce qu’un instant.