« “Il appelle les valets des `Jeannot’[9], ce garçon”, dit Estella avec dédain avant que nous eussions terminé notre première partie. »
QUESTION : George, Anne, Julian, Timmy et Dick sont plus connus sous le nom de…
RÉPONSE : Club des Cinq.
À l’université, je m’attendais à vivre trois événements. Un, perdre ma virginité ; deux, être recruté comme espion ; trois, disputer l’University Challenge. Ma virginité, je l’ai jetée par-dessus les moulins à Southend deux semaines avant de partir, grâce à Karen Armstrong, lors d’une étreinte maladroite et alcoolisée contre une poubelle à roulettes, derrière le grand magasin Littlewoods. Il n’y a pas grand-chose à dire de cette expérience. La terre n’a pas bougé, mais la poubelle, si. Après coup, si j’ose dire, il y a eu quelques débats pour savoir si nous « l’avions fait comme il fallait », ce qui vous donne un aperçu de mon talent insigne et de ma dextérité. Rentrant à la maison par cette mémorable nuit d’été en nous partageant les délices postcoïtales d’un fond de cidre tiède Merrydown (éteignoir) le bien-nommé –, Karen n’arrêtait pas de répéter : « Surtout n’en parle pas, n’en parle pas, n’en parle pas », comme si nous venions de faire quelque chose d’épouvantable. En un sens, elle avait raison.
Quant à être un espion au service de Sa Majesté, même en laissant de côté la question idéologique, je suppose qu’il faut parler des langues, alors que je n’ai qu’un français niveau bac. J’avais eu une bonne note, mais, vu ce mince bagage, je ne pourrais infiltrer qu’une école primaire française, ou, à la rigueur, une boulangerie. Cobra Rouge, ici Hirondelle Noire ; j’ai toutes les informations sur le nombre de fournées.
Restait le Challenge. Mais ça aussi, je l’ai foiré. Ce soir, c’est la première rencontre, et il m’a fallu tout mon pouvoir de persuasion pour y être simplement invité. Patrick éludait, et quand j’ai réussi à le coincer, il m’a dit que le remplaçant n’était pas nécessairement présent, les chances qu’un des membres de l’équipe se fasse écraser dans la rue étant quasi nulles. Mais j’ai insisté jusqu’à ce qu’il cède. Autrement, comment voir Alice ? En traînant dans les couloirs de la cité universitaire ?
Non que je n’y aie pas pensé. Depuis notre rencontre il y a six jours, je ne l’ai plus vue. Ce n’est pas faute de la chercher partout : à la bibliothèque, où je fais le tour de chaque table. Aux répétitions, où je rôde devant le théâtre. Au bar, avec Marcus et Josh, quand on me présente à mon corps défendant à de sempiternels James, Hugo et Jeremy, je garde les yeux fixés sur la porte, au cas où elle entrerait. Entre les cours, je la guette sans jamais la voir, ce qui suggère que son expérience universitaire est aux antipodes de la mienne. Ou qu’elle sort avec quelqu’un. Elle est peut-être déjà tombée amoureuse d’un salaud à la belle gueule (et aux pommettes hautes), un poète nicaraguayen en exil ou un sculpteur et a passé cette semaine au lit à boire des vins fins et à lire de la poésie à haute voix.
N’y pense pas. Sonne de nouveau.
Je commence à me demander si Patrick ne m’a pas donné exprès une fausse adresse. Je suis près de m’en aller quand je l’entends dévaler l’escalier.
« Salut, lui dis-je avec un sourire radieux quand il m’ouvre enfin la porte.
— Salut, Brian », grogne-t-il en s’adressant à ce point au-dessus de ma tête qui semble avoir ses faveurs. Je le suis dans l’escalier jusqu’à son appartement privé.
« Tout le monde vient, ce soir ? dis-je, mine de rien.
— Je crois.
— Tu leur as parlé personnellement ?
— Oui.
— Alors, tu as parlé à Alice ? »
Il s’arrête et me regarde.
« Pourquoi ?
— Simple curiosité.
— T’inquiète. Elle vient. » Il porte de nouveau son sweat-shirt officiel, ce qui me déroute. Pourquoi ? Si c’était celui de Yale ou Harvard, je comprendrais : snobisme oblige. Mais pourquoi afficher le nom d’une université qu’on fréquente tous ici et maintenant ? Craint-il que les gens le prennent pour un imposteur ?
On entre dans l’appartement, petit et moche, qui évoque un logement type du bloc de l’Est. Une odeur de viande hachée tiède et d’oignon flotte dans l’air.
« J’ai apporté du vin, dis-je.
— Je ne bois pas.
— Ah, c’est vrai.
— Mais il te faut un tire-bouchon, je suppose. J’en ai un quelque part. Tu veux du thé, ou tu comptes démarrer directement à l’alcool ?
— Je préfère du vin.
— Bon. Si tu veux entrer là, je reviens tout de suite. Tu ne fumes pas, n’est-ce pas ?
— Non.
— Ici, c’est strictement interdit.
— Je t’ai dit que je ne fumais pas…
— Installe-toi et ne touche à rien ! » Parce qu’il est en troisième année et a manifestement des parents fortunés, Patrick s’est organisé une existence rangée et semi-adulte. De vrais meubles, à lui sans doute ; un poste de télévision, une vidéo, un vrai salon non colonisé par un lit, un réchaud et une douche. On ne se croirait pas chez un étudiant : une place pour chaque chose et chaque chose à sa place, comme dans une cellule de moine ou la piaule d’un tueur en série particulièrement méticuleux. En son absence, j’examine la pièce. Le seul ornement, sur le mur de son bureau, est une affiche représentant une plage, avec des traces de pas disparaissant dans le soleil couchant et un poème édifiant destiné à vous persuader que Jésus veille en permanence à vos côtés. L’honnêteté me pousse à souligner que si Jésus avait été avec lui l’an dernier au studio de télé, Patrick aurait fait mieux que ses soixante-cinq points minables.
On sonne. Je l’entends dévaler gauchement l’escalier. J’en profite pour inspecter les étagères ; pour l’essentiel des ouvrages d’économie soigneusement classés par ordre alphabétique, une bible américaine Good News, « traduite » en anglais de Grande-Bretagne. Sur l’autre étagère, des vidéos Monty Python : sacré Graal ! et les Blues Brothers, de John Landis révèlent le côté plus léger de Patrick Watts.
Ces films voisinent avec vingt cassettes VHS identiques – des vidéos artisanales aux titres soigneusement écrits sur le carton blanc placé au dos. Je m’approche pour les lire et reste bouche bée :
3/3/1984 : Newcastle contre Sussex
10/3/1984 : Durham contre Leicester
17/3/1984 : King’s Cambridge, contre Dundee
23/3/1984 : Sydney Sussex[10] contre Exeter
30/3/1984 : Umist[11] contre Liverpool
6/4/1984 : Birmingham contre UCL[12]
Et ça continue : Keele contre Sussex, Manchester/Sheffield, Open University contre Édimbourg. Au sommet des cassettes, une photo encadrée posée côté pile. Je me sens un peu comme Marion Crane/Janet Leigh dans le motel de Psychose, mais ne peux résister à la tentation : je regarde. C’est Patrick en train de serrer la main à Bamber Gascoigne, et je comprends avec horreur que j’ai violé le sanctuaire de Patrick, et que ledit Patrick est un fou furieux.
« Tu fouines, Brian ? »
Je sursaute et tâte ma poche, à la recherche d’une arme. Patrick est sur le seuil, Lucy Chang, derrière lui, regarde par-dessus son épaule, son panda faisant de même par-dessus sa propre épaule.
« J’admire ta photo, dis-je.
— Parfait. Peux-tu la remettre exactement comme tu l’as trouvée ?
— Oui, oui, bien sûr…
— Du thé, Lucy ?
— Oui. Volontiers. »
Il me jette un regard signifiant « bas les pattes » avant de retourner à la cuisine. Lucy s’assied sur la chaise de bureau de Patrick, mais tout au bord, comme pour ne pas écraser son animal. On se sourit en silence quand, sans raison apparente, elle laisse échapper un petit rire nerveux et cristallin. Elle est minuscule, très soignée, vêtue d’un chemisier blanc impeccable, repassé et boutonné jusqu’au cou. C’est peut-être sans importance, mais elle est séduisante aussi, malgré l’implantation particulière de ses cheveux, qui semblent rejoindre insidieusement la ligne de ses sourcils, comme une perruque qui aurait glissé en avant.
Je cherche quelque chose à lui dire – que, selon le Livre Guinness des records, Chang est le nom le plus répandu au monde ? Elle doit le savoir. Je préfère donc la féliciter :
« Quel score brillant : quatre-vingt-neuf points !
— Oh merci. Et bravo à toi, bravo d’…
— … d’avoir perdu ?
— Heu… oui ! »
Elle rit de nouveau, de ce petit rire pur et haut perché. Par politesse, je ris aussi.
« Pas grave. Échouer encore, c’est échouer mieux.
— Samuel Beckett, non ?
— Oui. (Je la regarde, bluffé.) Tu étudies quoi, déjà ?
— La médecine. Deuxième année. »
Je me dis : Mon Dieu, c’est une surdouée. Je la regarde avec un respect mêlé de crainte alors qu’elle se débat pour ôter son sac à dos fantaisie.
« J’aime ce panda, dis-je.
— Merci.
— C’est un drôle de pékin qui regarde par-dessus ton épaule – ou devrais-je dire un drôle de beijing ? »
Elle me regarde sans sembler comprendre. Je me crois obligé d’ajouter : « Je suppose qu’il vient de chez toi. »
Elle semble perplexe. « Tu veux dire de ma chambre ?
— Non, de… de ton pays d’origine. (Je patauge.)
— Oh, tu veux dire la Chine, parce que c’est un panda, c’est ça ? Non. En fait, je suis originaire de Minneapolis.
— Mais tes parents, ils sont d’où ?
— De Minneapolis.
— Et les parents de tes parents ?
— De Minneapolis. »
Elle me sourit avec une gentillesse sincère, bien que je sois à l’évidence un ignorant, doublé d’une ordure raciste.
« Minneapolis : c’est là d’où vient Prince, dis-je.
— Exactement. Sauf que je ne l’ai jamais rencontré. »
J’essaie encore : « Tu as vu le film sur lui, Purple Rain ?
— Non, et toi ?
— Deux fois.
— Ça t’a plu, alors.
— Pas particulièrement. »
Elle hausse les sourcils.
« Dingue, hein ? dis-je, ajoutant avec humour et un bon accent américain : Va savoir pourquoi… »
La porte s’ouvre enfin sur le gros Colin Pagett muni de quatre bouteilles d’ale et d’un seau en carton plein de Kentucky Fried Chicken. Patrick le fait entrer dans le living comme un valet de chambre introduit un ramoneur ; lors du silence embarrassant qui suit, j’ai le loisir de ruminer l’art difficile de la conversation. Dans l’idéal, au réveil, on me tendrait un script de tout ce que j’aurais à dire dans la journée. Je pourrais ainsi pondre et corriger mes dialogues en coupant les lourdeurs et les blagues idiotes. Malheureusement, c’est impossible. Se taire constamment l’est aussi.
On pourrait comparer la conversation au fait de traverser une rue ; avant d’ouvrir la bouche, je devrais prendre un moment pour regarder des deux côtés, réfléchir soigneusement à ce qui va en sortir. Si cela rend ma parole un peu lente et guindée, comme un échange téléphonique transatlantique, si cela suppose, métaphoriquement, de rester un peu plus longtemps au bord du trottoir à regarder à gauche et à droite, eh bien soit, car il est clair que je ne peux pas continuer à trébucher ainsi, à me lancer à l’aveuglette dans la circulation des idées. Il faut que j’arrête de me faire écraser par tout le monde.
Dieu merci, pour le moment, nous n’avons pas besoin de parler car, tandis que nous attendons Alice, Patrick nous passe une de ses précieuses cassettes vidéo – la grande finale de l’an dernier : nous voyons une seconde fois l’équipe de Dundee gagner, tandis que Patrick marmonne les réponses et que Colin engloutit son baril de poulet frit. Pendant un quart d’heure, ce sont les seuls bruits qu’on entende : Colin rongeant une cuisse et Patrick marmottant comme un malade mental, perché sur le bras du canapé.
« … Kafka… nitrogène… dix-neuf cent cinquante-six… le duodénum… question piège : aucun… CPE… Bach… »
Parfois, je réponds, ou parfois Colin, la bouche pleine d’une viande sombre – Ravel, L’Enfer de Dante, Rosa Luxemburg, Veni vidi vici –, mais Patrick tient à marquer son territoire, montrer qu’il est le chef : il élève la voix :
« … les Moody Blues… Goya… typhoïde… tous sont des nombres premiers… »
J’aime ce jeu télévisé autant que lui mais je commence à trouver qu’il va un peu loin.
« … le Rhin… le Rhône… le Danube… mitochondrie… le pendule de Foucault… »
Il a tout appris par cœur ? Tente-t-il de nous faire croire qu’il n’a jamais visionné cette cassette auparavant ? Ou qu’il sait tout cela depuis toujours ? Qu’est-ce que Lucy Chang peut bien en penser ? Je la regarde : elle fixe le sol, les paupières baissées, et je me dis qu’elle est gênée, ce qui se comprend, puis je vois ses épaules secouées par… mais oui, par un fou rire réprimé.
« … Keats : Ode à une urne grecque… le Bo Didley beat… le massacre de la Saint-Barthélemy… 1948, guerre froide : le pont aérien au-dessus de Berlin… »
Juste au moment où Lucy va pouffer, on sonne. Patrick désamorce la bombe en descendant ouvrir, nous laissant tous les trois les yeux rivés à l’écran. En fin de compte, c’est Colin qui parle, d’une voix de basse lente de conspirateur :
« C’est moi qui déconne, ou ce type est complètement allumé ? »
L’entrée d’Alice allège l’atmosphère. Elle est hors d’haleine, emmitouflée dans un manteau et une écharpe, et elle porte des mitaines en daim. Souriante, elle nous salue tour à tour. « Hello, Bri », me dit-elle avec chaleur en me faisant un petit clin d’œil provocateur. Patrick, ce sagouin, s’agite autour d’elle, lissant de la main sa chevelure de plastique beige, lui offrant son propre siège, lui proposant, comme si c’était le sien, un verre du cabernet-sauvignon bulgare qui a déséquilibré mon budget. « Ça ne te dérange pas si je fume ? » demande-t-elle. « Pas du tout », répond-il avec allégresse, comme si c’était une idée géniale qu’il aurait dû avoir lui-même avant de chercher d’un regard circulaire ce qui pourrait servir de cendrier ; il prend sur son bureau une coupelle à trombones qu’il déverse avec une négligence de souillon sur le bois de la table.
Alice s’assied à côté de moi sur le canapé, sa hanche étroitement pressée contre la mienne. Patrick se racle la gorge pour s’adresser à l’équipe :
« Alors, nous y voilà. Le Club des Quatre. Et je crois vraiment que cette année, ce sera un bon cru… »
Attends un peu : le Club des « Quatre » ? Il aurait pu dire des Cinq, ça ne l’aurait pas tué.
« … Pour vous expliquer le fonctionnement, le premier stade consiste à se qualifier pour le concours télévisé. Ce sera dans quinze jours. Sans cérémonie, mais difficile. Je propose donc que d’ici là, nous nous retrouvions tous les quatre deux fois, même jour, même heure, pour répondre aux questions que je vais préparer. On pourrait aussi visionner une cassette ou deux pour arriver à l’épreuve détendus. »
Minute : tous les quatre ? Et pourquoi pas moi ? Si je ne viens pas, je ne verrai plus Alice. Je lève le doigt pour poser une question, mais Patrick, occupé à insérer une cassette dans le lecteur, ne le remarque pas. Je me racle la gorge : « Euh, Patrick…
— Brian ?
— Et moi, je ne viens pas ?
— Je n’en vois pas la nécessité.
— Tu ne crois pas que ce serait pourtant une bonne idée de…
— On n’aura besoin de toi qu’en cas d’urgence. Je crois qu’il vaut mieux que tous les quatre, nous nous habituions à être entre nous, pour sentir que nous formons une équipe. Car tu le sais, l’équipe c’est nous.
— Vous n’avez même pas besoin de moi comme observateur ?
— Non, Brian, même pas. » Il presse le bouton Play de la vidéo. « Bon, c’est Leeds contre Birbeck, les quarts de finale d’il y a deux ans. Un excellent concours… » Il se rassied sur le canapé, Alice entre nous deux, tandis que je concocte un plan pour l’assassiner.
QUESTION : Que signifie la devise latine qui entoure le lion rugissant au début des films de la Metro Goldwyn Mayer ?
RÉPONSE : Ars Gratia Artis, « L’art pour l’art ».
« Personnellement, je dois dire que je le déteste. L’idée que son poème est un chant d’amour est bidon. C’est juste celui d’un pauvre type excité, frustré, qui ne pense qu’à glisser la main dans la culotte de sa maîtresse en nous rebattant les oreilles avec son “chariot ailé du temps”, incapable de prendre “non” pour une réponse. Il n’y a certainement rien de lyrique, de romantique, ni d’érotique dans ces vers – du moins, pas pour une femme, dit d’une voix traînante l’amie d’Alice, Erin, la fausse blonde aux yeux de chat. En fait, si un mec m’envoie ce poème ou me le lit, j’appelle la police. Pas étonnant que sa maîtresse soit prude. Ce poète est un misogyne absolu.
— Vous trouvez Andrew Marvell misogyne ? demande le professeur Morrison en se renfonçant dans le fauteuil où il est à moitié affalé.
— Au fond, oui. Dans ce poème en tout cas.
— Alors, la voix du poète et la voix dans le poème sont une seule et même chose ?
— Pourquoi pas ? Il n’utilise ici aucun procédé suggérant qu’il se distancie de son personnage.
— Et vous, Brian, qu’en pensez-vous ? »
Pour être honnête, je pense à Alice. Je gagne donc du temps en me frottant les oreilles, comme si j’avais besoin d’échauffer des facultés critiques tombées dans les lobes. C’est mon troisième tutorat, et au précédent je me suis fait prendre en flagrant délit de mensonge : je prétendais avoir lu Mansfield Park, de Jane Austen, alors que j’en avais seulement vu la moitié d’un épisode à la télé. J’ai donc intérêt à me rattraper. Je dégaine ma formule-choc : « contexte historique ».
« Je pense que c’est plus compliqué que ça, surtout si on place le poème dans son contexte historique… » Erin se pourlèche en soupirant, comme elle tend à le faire chaque fois que j’ouvre la bouche en cours. Elle me déteste, c’est clair, et je me demande pourquoi, car je lui souris tout le temps. À moins que ce ne soit justement pour ça. Attention. Concentre-toi. « Pour commencer, il y a ici une nette dimension d’humour. L’emphase est voulue, en un sens un peu comme dans le Sonnet 130 de Shakespeare : “Les yeux de ma maîtresse ne ressemblent en rien au soleil”… (je tiens le bon bout !)… sauf qu’ici, la rhétorique rend le personnage ridicule – le désespoir, les extrémités auxquelles il arrive pour persuader sa bien-aimée de céder font de lui une figure essentiellement comique. C’est la comédie de la frustration sexuelle et de l’humiliation romantique qu’il nous joue. En fait, la “prude maîtresse” éponyme, objet de sa passion malheureuse, a tout le pouvoir…
— Quel ramassis de conneries réactionnaires et phallocrates ! s’écrie Erin, indignée, qui s’agitait depuis un moment sur son siège en faisant grincer le vinyle. La “prude maîtresse” n’a aucun pouvoir, aucune personnalité non plus. C’est une moins-que-rien, un personnage insignifiant défini par sa seule beauté et son peu d’empressement à se faire sauter. Quant au ton, il n’est ni comique ni lyrique mais condescendant, manipulateur et dictatorial. »
Chriss, le hippy à la main sale, intervient, et je lui laisse la parole, pas mécontentant qu’Erin se fasse les griffes sur lui. Le professeur Morrison m’adresse un petit sourire paternel me donnant à penser qu’il est d’accord avec moi. J’aime bien le professeur Morrison. Je le crains aussi un peu, ce qui semble la bonne combinaison de sentiments à l’égard d’un universitaire. Il ressemble vaguement au naturaliste David Attenborough – un autre point positif –, en maigre, avec une petite bedaine évoquant un coussin glissé sous sa chemise pas très nette. Il est vêtu de velours fatigué et porte des cravates tricotées. Il écoute ce qu’on lui dit avec une attention extrême, la tête légèrement penchée, les doigts joints en triangle devant sa bouche, exactement comme les intellectuels à la télé.
Pendant que Chris se fait écorcher vif par Erin sous les yeux de notre prof, mon attention faiblit un peu. Je regarde le jardin par la fenêtre en recommençant à penser à Alice.
En rentrant chez moi après la séance de travaux dirigés, je rencontre en ville Rebecca Je-ne-sais-quoi. En compagnie de deux Jeunes Hommes en colère (« lesréacsmefoutentvraimentlesboules »), elle fourre des tracts dans la main de passants indifférents. Je songe tout d’abord à traverser, car, franchement, elle me fatigue un peu, surtout depuis notre dernière conversation, puis je me ravise, m’étant promis de me faire autant d’amis que possible à la fac, même s’ils semblent ne pas m’aimer beaucoup.
« Salut.
— Tiens, Fred Astaire. Ça va ? (Elle me tend un tract m’incitant à boycotter la Barclays.)
— En fait, l’argent de ma bourse vient d’une autre organisation bancaire charitable, humanitaire et multinationale », dis-je avec une lueur espiègle dans le regard – du gaspillage car elle ne me prête plus attention. Elle est trop occupée à crier : « Luttez contre l’apartheid ! Soutenez le boycott. N’achetez plus de produits sud-africains ! Dites non à l’apartheid ! » Commençant à me sentir moi-même un peu boycotté, je vais m’éloigner quand elle me demande d’un ton légèrement radouci : « Alors, comment se passe ton insertion ? Tu t’adaptes ?
— Oui, à peu près. Je partage une maison avec deux Rupert. À part ça, ça va. » Je lui ai glissé une allusion codée à la lutte des classes pour lui faire plaisir, mais elle ne semble pas comprendre. Elle me regarde, perplexe.
« Ils s’appellent tous les deux Rupert ?
— Non. Respectivement Marcus et Josh.
— Qui sont les Rupert, alors ?
— Oh, c’est un terme militaire. Les officiers versus les hommes de troupe. Les fils à papa de droite, quoi. »
La plaisanterie a perdu de son mordant. Je me demande si je dois lui proposer de l’aider à distribuer ses tracts. Après tout, c’est une cause qui me tient à cœur ; ma règle de ne pas manger de fruits d’Afrique du Sud est presque aussi stricte que celle de ne pas manger de fruits en général. Mais maintenant, Rebecca tend le reste de sa liasse à ses camarades.
« Bon, ça suffit pour aujourd’hui. À une autre fois, Toby ; à bientôt, Rupert… »
Je me retrouve soudain en train de descendre la rue avec elle, sans vraiment savoir qui a pris l’initiative.
« On va où maintenant ? me demande-t-elle, les mains enfoncées dans les poches de son imper de vinyle noir.
— En fait, j’allais au musée.
— Au musée municipal ?
— Oui. J’avais envie de mater leurs collections. »
Elle fronce le nez. « D’accord. Allons “mater” ! »
Elle prend la tête. Je marche dans sa foulée.
Ah, la vieille, l’inusable ruse de l’art. J’attendais depuis longtemps de l’utiliser, vu qu’à Southend ce n’était pas gagné. Mais ici, c’est impeccable. Ambiance feutrée de bibliothèque, bancs de marbre, gardiens assoupis sur leurs chaises dures. Dans l’idéal, mon plan c’était d’y emmener Alice pour un rendez-vous amoureux, mais répéter avec une autre fille me permet de travailler ma spontanéité.
J’avoue sans honte qu’il m’arrive de réagir aux arts visuels de façon assez superficielle ; par exemple, je suis capable de dire qu’un personnage de tableau ressemble à telle ou telle vedette de la télé. Il y a aussi une étiquette muséale que j’ignore – combien de temps rester devant chaque tableau, quels commentaires faire, ce genre de choses. Pourtant, avec Rebecca, nous avons le même rythme, ce qui est confortable, car trop lent, nous nous ennuierions à mort, et trop rapide, nous passerions pour des ignares.
Nous sommes dans la galerie des peintures du XVIIIe, plantés devant une toile à la manière de Gainsborough qui n’a rien d’extraordinaire, de la main de quelqu’un que j’ignore, représentant une lady et un lord plantés sous un arbre.
« La perspective est fantastique », dis-je. Mais attirer son attention sur des objets qui rapetissent avec l’éloignement me semble un peu succinct. Je choisis donc un angle d’attaque marxiste – sociopolitique à tout le moins.
« Regarde-moi leur tronche ! Ils pètent d’autosatisfaction.
— Si tu le dis…, me répond-elle platement.
— Les arts te laissent froide ?
— Pas du tout. Je trouve seulement qu’on n’a pas besoin de rester pendant des heures à se caresser le menton devant des croûtes encadrées de bois doré. Regarde-moi ça… » Les mains toujours enfoncées dans ses poches, elle désigne l’ensemble de la galerie d’un air dédaigneux en soulevant les pans de son manteau comme des ailes de chauve-souris. « Ces portraits de riches oisifs inspectant leurs biens mal acquis, ces scènes de dur labeur rural qui ressemblent à des illustrations pour boîtes de chocolats, ces fermes avec des cochons tout propres… Je veux dire, regarde cette monstruosité – elle désigne un nu grassouillet d’un rose crémeux, étendu sur une méridienne –, du porno soft pour marchands d’esclaves. Et où sont ses poils pubiens, bon sang ? Tu as déjà vu une femme nue qui ressemble à ça ? » J’envisage de lui dire que je n’ai jamais vu de femme nue, mais je me tais pour ne pas compromettre ma crédibilité artistique. « Elle est destinée à qui, cette peinture ? poursuit Rebecca.
— Tu ne crois pas à la valeur intrinsèque de l’art ?
— Non, je ne crois pas à la valeur intrinsèque de l’art quand quelqu’un, quelque part, décide que c’est de “l’art”. Ces tableaux, c’est le genre de merde qu’on voit sur les murs des clubs conservateurs de province.
— S’il y avait la révolution, vous brûleriez tout ça je suppose.
— Bon sang ! tu ne pourrais pas te débarrasser de ta touchante habitude de réduire les gens à des stéréotypes ? »
Je la suis dans une salle où sont exposées des natures mortes et décide de détourner la conversation du politique en lui demandant comment on écrit « nature morte » au pluriel. Je trouve que c’est une tactique habile, le genre de question à dix balles très BBC Radio 4, mais elle ne mord pas à l’hameçon.
« Et toi, où est-ce que tu te situes politiquement ?
— Heu… je pense être un humaniste libéral de gauche.
— C’est-à-dire rien.
— Je ne dirais pas ç…
— Et tu étudies quoi, déjà ?
— Eng. Lit.
— Inglit ?
— Littérature anglaise.
— Jamais entendu cette abréviation chez nous. Et à part tirer au flanc, ça t’apporte quoi ? »
Je choisis d’ignorer ce commentaire pour pouvoir faire mon petit numéro.
« Tu vois, dis-je, je n’étais pas sûr de ce que je voulais faire. Mes notes, tout d’abord au brevet, puis au diplôme d’études secondaires m’ouvraient un assez large spectre de possibilités, et je pensais me lancer dans l’histoire, l’art, ou peut-être les sciences. Mais l’avantage de la littérature, c’est qu’elle englobe toutes les disciplines à la fois – l’histoire, la philosophie, la politique, le droit des femmes et des homos, la sociologie, la psychologie, la linguistique, la science. La littérature est la réponse structurelle du genre humain au monde qui l’entoure, c’est donc normal que cette réponse comporte toute une… (je calcule mon coup)… panoplie de concepts, d’idées, de problèmes. »
Et cætera. Pour être franc, ce n’est pas la première fois que je tiens ce petit discours. Je l’ai glissé dans tous mes entretiens de sélection et, sans atteindre à la rhétorique géniale de Churchill (« Nous nous battrons sur les plages… »), j’ai fait un malheur avec les profs, surtout quand je parle avec les mains et m’ébouriffe les cheveux. Là, je parachève :
« Alors, comme le dit à Polonius, à l’acte II, scène II, le Hamlet de la pièce éponyme, c’est en fin de compte de cela qu’il s’agit : “Des mots, des mots, des mots…”, et ce que nous appelons littérature est en fait le vecteur de ce qu’on pourrait nommer en termes plus juste… l’étude de l’universel. »
Rebecca pèse ce que je viens de dire en me jetant un regard sagace.
« Ça fait longtemps que je ne m’étais pas farci un tombereau de conneries pareilles », me lance-t-elle en s’éloignant. Je lui trotte derrière.
« Tu trouves ? dis-je.
— Tu veux un conseil ? Pourquoi tu ne t’assieds pas en silence sur ton derrière pour lire pendant trois ans ? Au moins, ce serait honnête. La littérature n’apprend pas tout, et même si elle le faisait, ce serait de la façon la plus inutile, superficielle et la moins concrète qui soit. Vraiment, quelqu’un qui croirait découvrir des tuyaux pratiques sur la politique ou la psychologie en feuilletant Au bois lacté de Dylan Thomas déconnerait à pleins tubes. Tu t’imagines quelqu’un qui te dirait : “Bonjour, monsieur Untel, je vais vous ôter la rate et, d’accord, je n’ai pas fait médecine mais ne vous inquiétez pas, j’ai beaucoup aimé Les Aventures de Pickwick.”
— La médecine est un cas à part.
— Mais pas la politique, l’histoire, le droit ? Pourquoi ? Parce qu’ils sont plus faciles ? Parce qu’ils n’exigent pas la même rigueur analytique ?
— Tu ne crois donc pas que les romans, la poésie et le théâtre contribuent à la qualité et à la richesse de la vie ?
— Je n’ai pas dit ça, que je sache. Ils y contribuent au même titre qu’un morceau de musique pop de trois minutes et que personne n’éprouve le besoin d’étudier pendant trois ans. »
Je suis sûr qu’Alexander Pope a écrit là-dessus quelque chose de pertinent qui me sauverait la mise si je m’en souvenais. Une critique de l’utilitarisme, un mot que j’ai envie d’employer, mais je ne sais pas trop comment. Je décide d’esquiver la référence savante.
« Ce n’est pas parce qu’une chose n’a pas d’application concrète qu’elle n’est pas utile. »
Rebecca fronce le nez et je comprends que je m’engage sur un terrain sémantique glissant. Mieux vaut changer de tactique et prendre l’offensive.
« Et toi, qu’étudies-tu de si utile ? demandé-je.
— Le droit. Deuxième année.
— Je vois. Enfin une discipline utile.
— Espérons-le. »
Oui, c’est sûr. Une discipline de bon sens. Je ne voudrais pas me trouver en face de Rebecca Epstein dans un prétoire. Elle doit, avec son accent de Glasgow, vous aboyer des trucs du genre : « Och ! Définissez vos termes » et : « Och ! Votre argument est spécieux. » En fait, maintenant, je ne veux même plus discuter avec elle. Je me tais, et nous traversons en silence les salles d’archéologie, avec leurs vitrines emplies de fossiles, de pièces romaines et d’antiques instruments aratoires. Je suppose que c’est là un avant-goût de ces joutes verbales qui caractérisent la vie intellectuelle universitaire. Il y a bien les discussions en tutorat avec Erin, mais elles sont comme les « brûlures indiennes » qu’on se faisait sur les bras quand on était gosses : il s’agit simplement de savoir combien de temps on tiendra. Avec Rebecca, j’ai l’impression de recevoir un coup de poignard dans l’œil. Mais je ne suis ici que depuis trois semaines ; je suis sûr que je vais progresser ; au fin fond, je me sens capable de repartie, même si je mets trois jours à en trouver une. Dans l’intervalle, je décide de changer de sujet et lui demande :
« Qu’est-ce que tu as envie de faire ?
— Je ne sais pas. Aller boire un verre, si ça te dit.
— Non, quand tu auras ton diplôme.
— Sais pas encore. Quelque chose qui aura une incidence sur la vie des gens. M’orienter vers le barreau ne me tente pas tellement, mais les lois sur l’immigration m’intéressent. Le Centre d’information sur les droits du citoyen fait du bon boulot. La politique ou le journalisme sont aussi des options à retenir, pour aider à chasser ces brutes de tories. Et toi ?
— L’enseignement ou la recherche. Écrire, d’une façon ou d’une autre.
— Qu’est-ce que tu écris ?
— Oh, rien pour le moment. (Je jette un caillou dans l’eau.) Un peu de poésie.
— Allons bon, tu es un poète et je ne m’en étais pas aperçue ! (Elle regarde sa montre.) Je ferais mieux de rentrer.
— Où loges-tu ?
— À Kenwood Manor, la cité U où il y avait cette soirée calamiteuse.
— Là où habite mon amie Alice ?
— La blonde, la belle Alice ?
— Elle est belle ? Je n’avais pas remarqué. (Là, j’ai lancé un ballon d’essai d’humour postféministe auquel Rebecca ne semble pas sensible car elle lève les yeux au ciel.)
— Comment la connais-tu ? demande-t-elle.
— Nous sommes dans la même équipe de l’University Challenge », dis-je en haussant les épaules avec désinvolture.
Le gloussement de Rebecca ébranle les murs du musée.
« Tu plaisantes !
— Qu’y a-t-il de si drôle ?
— Rien, rien du tout. Je ne me doutais pas que je parlais à une future vedette du petit écran, c’est tout. Qu’essaies-tu de prouver ?
— Que veux-tu dire ?
— Quand on fait un truc pareil, on a quelque chose à prouver.
— Je n’ai rien à prouver. Juste envie de m’amuser un peu. Et d’ailleurs, nous ne sommes pas encore qualifiés pour le tournoi télévisé. Les éliminatoires ont lieu la semaine prochaine.
— “Tournoi”, ça fait macho moyenâgeux. Du genre armure, lances et cliquetis. Sport, au mieux. Tu joues en quelle position : avant-centre ? arrière ?
— En fait, je suis premier remplaçant.
— Techniquement, tu n’es pas dans l’équipe alors.
— Euh… non.
— Fais appel à moi s’il faut aller casser les doigts des concurrents pour qu’ils ne puissent plus appuyer sur le bouton. »
Nous sommes dehors, en haut de l’escalier, et la nuit tombe : du musée, on voyait déjà les fenêtres s’obscurcir.
« Contente de ce moment passé ensemble, dit-elle. Comment t’appelles-tu déjà ?
— Brian. Brian Jackson. Je te raccompagne jusque chez toi ?
— Je connais le chemin : j’y vis, tu te souviens ? À un de ces jours, Jackson. »
Elle commence à descendre puis s’arrête et se tourne vers moi : « Au fait, Jackson, libre à toi d’étudier ce qui te chante, bien sûr. L’analyse critique, la compréhension des textes, ou toute autre activité littéraire sont fondamentales dans une société qui se respecte. Pourquoi crois-tu que ce sont les livres que les fascistes brûlent en premier ? Tu devrais apprendre à défendre tes idées avec plus de pugnacité. »
Elle se détourne, dévale les marches et disparaît dans la nuit.
QUESTION : Quel mot allemand, passé dans d’autres langues, décrit-il le plaisir obtenu aux dépens de l’infortune d’autrui ?
RÉPONSE : Schadenfreude.
Finalement, je l’ai eue, ma chance. Le gros Colin Pagett a contracté une hépatite.
Je l’ai su au milieu d’un cours sur les Ballades lyriques de Coleridge et Wordsworth. Le professeur Oliver parle depuis un certain temps maintenant, et j’essaie de me concentrer – je le dois –, mais j’ai du mal à m’ôter de la tête qu’une ballade lyrique n’est pas la chanson de Kate Bush, « The Man With the Child in His Eyes ». C’est ça mon problème, avec les romantiques : ils ne le sont pas assez. On s’imagine des poèmes d’amour qu’on pourra pomper pour les cartes de Saint-Valentin, mais, en général, ils ne parlent que de lacs, d’urnes et de ramasseurs de sangsues.
D’après ce que j’ai compris du cours d’Oliver, les préoccupations des romantiques sont : 1) la nature ; 2) les relations de l’homme avec la nature ; 3) la vérité ; 4) la beauté. Moi, en revanche, je tends à réagir plus vivement à l’exploration des thèmes suivants : a) comme tu es belle ; b) je suis fou de toi : s’il te plaît, sors avec moi ; c) sortir avec toi est vraiment génial ; d) pourquoi tu ne veux plus me voir ? C’est le traitement à la fois sensible et profond de ces sujets qui fait des poèmes de Shakespeare et de Donne ce que le canon littéraire anglais a de plus émouvant et de plus lyrique. Je me vois déjà intituler ma prochaine et éclairante dissertation « Vers une redéfinition de la ballade sentimentale – une étude comparative du lyrisme chez Coleridge et Donne », ou quelque chose dans ce goût-là, quand Alice Harbinson passe son ravissant visage dans l’entrebâillement de la porte.
Tout le monde lève la tête, ce qui est normal, mais elle semble pointer le doigt dans ma direction tout en articulant silencieusement quelques mots. Je pose mon index contre ma poitrine. Moi ? Elle hoche vigoureusement la tête, se baisse et écrit quelque chose sur une feuille A4 qu’elle presse contre le verre.
Brian, j’ai besoin de toi. C’est urgent, lis-je.
Pour quoi faire ? L’amour ? Peu probable, mais de toute façon, je n’ai d’autre choix que d’y aller ; aussi discrètement que possible, je rassemble mes affaires et, courbé en deux, file vers la porte. M. Oliver me regarde, mais pas seulement lui, tout l’amphi. « Désolé : un rendez-vous chez le médecin », dis-je à mon prof, la main crispée sur la poitrine comme si j’allais mourir. Il s’en fiche, à l’évidence, car il continue son cours comme si de rien n’était. Je rejoins dans le couloir une Alice rouge, suante, essoufflée et suave.
« Pardon de te déranger… pardon… pardon, halète-t-elle.
— Ça ne fait rien. Que se passe-t-il ?
— On a besoin de toi. Pour les éliminatoires de cet après-midi.
— Mais Patrick m’a dit de ne pas venir…
— Colin est malade. Il a une hépatite.
— Non ! Tu plaisantes ! » Tout juste si je ne boxe pas l’air d’allégresse. Pourtant j’aime bien Colin et je suis sincèrement inquiet pour lui. Je prends l’air attristé.
« C’est grave ?
— Pas trop. C’est la A, la moins sérieuse. Il est jaune citron paraît-il, mais il s’en remettra. Tu fais donc partie de l’équipe. Hourrah ! » Bras levés, nous nous livrons à une petite danse de Sioux victorieuse mais discrète – rien d’indécent – avant de partir en courant pour la corpo.
Il y a des moments où l’œuvre de l’homme semble atteindre à un sublime qui repousse les limites de ce qu’il peut accomplir – les sculptures du Bernin et de Michel-Ange par exemple, les tragédies de Shakespeare ou les quatuors à cordes de Beethoven. Cet après-midi, dans la cafétéria déserte, pour quelque raison qui défie la raison – le destin, la chance, la main invisible de Dieu ou un état de grâce –, j’ai l’impression de tout savoir.
« Si l’adénine s’apparie avec la thymine, la cytosine s’apparie alors avec… »
Je le sais : « La guanine. »
« Quel est le nom complet de l’organisation qui attribue les oscars ? »
Je le sais : « AMPAS : Academy of Motion Picture Arts and Sciences (Académie des arts et sciences du cinéma).
— Exact. La rousserolle des roseaux, le bec-fin, le bruant des marais, le pouillot siffleur appartiennent à la famille des sylviidés, plus connue sous le nom de… »
Je le sais : « Fauvettes.
— Exact. De quelle chanteuse canadienne Roberta Joan Anderson est-il le vrai nom ? »
Je le sais : « Joni Mitchell.
— Exact. »
L’University Challenge nous a envoyé l’un de ses chercheurs prénommé Julian : environ vingt-cinq ans, sympathique, voix douce, pull en V et cravate ; la doublure de Bamber Gascoigne, en fait. Il nous soumet à un quiz format classique – quarante questions en quinze minutes, pas de question initiale à dix points, concertation permise – pour voir si nous sommes dignes de participer au jeu-concours télévisé. Et nous le sommes. Oh oui, à l’évidence. Je dirais même que nous mettons le feu à la baraque.
« Quel personnage du XIIe siècle, épouse d’un roi de France, puis d’Angleterre, fut l’inspiratrice de nombre de poèmes du troubadour Bernard de Ventadour ?
— Aliénor d’Aquitaine, dis-je tout bas.
— Attends ! Minute ! s’écrie Patrick, c’est au capitaine de répondre, tu permets. Brian, comment sais-tu ça ? »
Je le sais pour avoir vu, un dimanche à la télé, un navet historique où Katharine Hepburn jouait l’Aliénor en question, mais cela ne regarde pas Patrick. Les yeux écarquillés d’innocence, je lui dis calmement : « Je le sais… c’est tout », comme si l’étendue surnaturelle, terrifiante de ma culture était une énigme même pour moi. Patrick, sceptique, cherche une confirmation auprès de Lucy Chang, qui hausse les épaules – elle ne sait pas. « Aliénor d’Aquitaine ? répond, ou plutôt demande Patrick.
— Exact », dit Julian.
Une pression sur mon bras. Je tourne la tête vers Alice, tout sourire, les yeux arrondis d’admiration. C’est ma neuvième réponse juste d’affilée. Je me sens comme Jesse Owens aux jeux Olympiques de Berlin en 1936. Les autres sont largués, même Lucy Chang. Il semble soudain que l’hépatite de Colin Pagett soit la meilleure chose qui pouvait arriver pour tout le monde, sauf pour Colin Pagett, puisque je sais tout sur tout.
« Quel parallèle de latitude fut choisi en 1945, à la conférence de Potsdam comme ligne de démarcation virtuelle entre la Corée du Nord et la Corée du Sud ? »
Je sèche. Pas grave : nous avons Lucy.
« Le 38e parallèle ?
— Exact. »
Ainsi de suite. Andalousie : exact ; 1245 : exact ; carbonate de calcium : exact ; Ford Madox Ford : exact. Si cette prouesse était télévisée à l’heure du repas, tout le pays, cloué d’admiration, en oublierait d’enfourner sa bouchée de pâté. Elle ne l’est pas, malheureusement. Nous sommes dans une cafétéria étudiante vide qui pue la clope et la bière, à 3 heures de l’après-midi par un triste et humide mardi de novembre, et personne ne nous regarde, pas même les agents d’entretien dont l’un entreprend de passer l’aspirateur dans un bruit d’enfer.
« Hum… si nous pouvions… », murmure Julian.
Patrick bondit sur ses pieds et glapit, indigné : « S’il vous plaît ! ON PRÉPARE UN JEU TÉLÉVISÉ, LÀ, ET IL SE JOUE CONTRE LA MONTRE !
— Il faudra bien le faire à un moment ou un autre, dit l’agent de maintenance en continuant à aspirer.
— CET HOMME… »
Patrick, tel un prophète de l’Ancien Testament, pointe son doigt en direction de Julian… « NOUS A ÉTÉ DÉPÊCHÉ PAR LES BUREAUX DE MANCHESTER DE L’UNIVERSITY CHALLENGE. » Mystérieusement, cet argument semble frappant car l’agent éteint l’appareil et retourne à sa tâche précédente consistant à vider les cendriers.
On reprend le quiz. Je me dis que le charme est peut-être rompu et que nous avons perdu notre forme olympique, mais mon inquiétude est sans objet car la question porte sur le nom du lieu dans le Suffolk où, en 1939, a été excavée une tombe navire dont la découverte a fourni des informations inestimables sur les coutumes funéraires des anciens Anglo-Saxons.
Je le sais : « Sutton Hoo, dis-je.
— Exact.
— Le Rorschach, dis-je.
— Exact.
— L’épithélium, dit Lucy.
— Exact.
— L’Ouganda ? nous demande Patrick.
— Non, dis-je. Je pense que c’est le Zaïre. » Patrick me jette un regard noir pour avoir osé défier son autorité. Il se tourne vers Julian et répond d’une voix ferme : « L’Ouganda.
— Faux. C’est le Zaïre », dit Julian en m’offrant un petit sourire consolateur. Je vois le coin de la paupière de Patrick tressaillir, mais j’ai bien trop de maturité pour me réjouir de sa défaite : il ne s’agit pas ici de vulgaires performances individuelles mais d’un travail d’équipe, mongolien !
« Le moineau domestique, dis-je.
— Exact.
— A est congru à b modulo m, dit Lucy.
— Exact.
— Buster Keaton ? nous propose Alice.
— Non, je pense que c’est Harold Lloyd, lui dis-je, gentil mais ferme.
— Harold Lloyd, répond Alice.
— Exact. Quel ingénieur aéronautique mourut en 1937, plusieurs années avant que son modèle le plus fameux ait acquis la maîtrise du ciel durant la bataille d’…
— R.J. Mitchell, dis-je à mon équipe.
— QUI ? dit Patrick.
— Le concepteur du Spitfire. » Je me rappelle le baratin sur le carton du modèle réduit échelle 1/12e manufacturé par Airfix avec lequel je jouais étant gosse. Je suis sûr de mon coup, mais Patrick me regarde, les sourcils froncés, comme s’il souhaitait que je me plante. Je répète alors : « C’est R.J. Mitchell, crois-moi.
— R.J. Mitchell ? hasarde Patrick, réticent.
— Exact », dit Julian avec un sourire radieux.
Patrick me regarde, les yeux étrécis de colère, mais Lucy passe le bras derrière son dos et me félicite en levant le pouce. Quant à Alice, elle me glisse la main en bas du dos, là où ma chemise de grand-père est sortie de la ceinture du jean.
« Bon, dit Julian. La question finale : isolé et nommé en 1735 par le chimiste suédois Georg Brandt, quel métal ferromagnétique du groupe VIII de la classification périodique des éléments est utilisé dans la fabrication d’alliages thermorésistants et magnétiques ? »
À dire vrai, je suis un peu rouillé question métaux et classification périodique de Mendeleïev. Aucune idée. Pas grave, car Lucy sait.
« Le cobalt, dit-elle.
— Exact. » C’est fini. Nous nous écroulons sur la table en nous tapotant mutuellement le dos. Alice me serre dans ses bras et je me rends compte que ma chemise est trempée. Je sue comme un cheval de course.
Julian s’éclaircit la voix et nous annonce que notre score est de 39 sur 40. Un résultat superbe. « Je suis heureux de vous annoncer que vous êtes sélectionnés pour notre University Challenge de cette année. »
Et la foule de s’exclamer en trépignant de joie. Oui, mais quelle foule ?
À l’extérieur du bâtiment de la corpo, nous serrons la main du sympathique Julian, lui souhaitons un bon retour à Manchester, lui disons : « Au 15 février prochain. Transmettez nos meilleurs sentiments à Bamber (ha, ha, ridicule cette familiarité vis-à-vis de notre dieu à tous…). » Debout, en rond dans la lumière déclinante, nous ne savons soudain plus que faire de nous-mêmes.
« Pourquoi ne pas aller fêter notre succès devant une bière ? dis-je.
— Quoi ? À 4 heures de l’après-midi ? s’écrie Patrick, indigné, comme si j’avais invité tout le monde chez moi pour un shoot d’héroïne suivi d’une orgie.
— Je ne peux pas : j’ai un contrôle demain, dit Lucy.
— Mieux vaut pas », dit Alice. On se demande tous pendant trente secondes si elle va fournir une excuse.
Elle ne s’en donne même pas la peine. Je m’empresse de lui dire : « Bon, puisque je vais dans la même direction que toi, je t’accompagne. » On se met en route et je cherche désespérément une excuse pour lui expliquer pourquoi je marche dans la direction opposée à celle de mes propres quartiers. Nous traversons le parc.
« Bravo, Brian. Tu as été fantastique.
— Merci. Toi aussi.
— Quelle blague ! Je suis un poids mort pour cette équipe. Je n’en fais partie que parce que tu m’as soufflé les réponses.
— Mais non… (Elle a raison !)
— Dis-moi, comment sais-tu tout cela ?
— J’ai gaspillé ma jeunesse ! » Une plaisanterie « gaspillée », elle aussi, car Alice ne la relève pas. « Je dois avoir la mémoire du savoir inutile, c’est tout.
— Tu penses vraiment qu’il y a un savoir inutile ?
— Ben, parfois je me dis que je n’aurais pas dû apprendre le crochet », dis-je. Alice rit. Elle croit que je plaisante, et sans doute cela vaut-il mieux. « Et les paroles des chansons pop, il m’arrive de penser que je n’ai pas besoin de les connaître par cœur.
— Give me spots on my apples but give me the birds and the bees[13]… »
Je le sais : « “Big Yellow Taxi”, Joni Mitchell.
— “From Ibiza to the Norfolk Broads”… »
Je le sais : « “Life on Mars”, David Bowie.
— Parfait : essayons quelque chose d’un peu plus actuel : “She’s got cheekbones like geometry and eyes like sin / and she is sexually enlightened by Cosmopolitan[14]…” »
Je le sais, bien sûr, mais je fais semblant de sécher. « “Perfect Skin”, Lloyd Cole and the Commotions ? finis-je par lâcher.
— Bon sang, tu es for-mi-dable. » Bizarrement, elle s’empare de mon bras et nous marchons ainsi dans le couchant, sous les arbres.
« Bon, à toi de jouer, dis-je. Fais de ton pire. »
Je réfléchis un moment, respire un bon coup et dis :
« “I saw two shooting stars last night/I wished on them but they were only satellites/It’s wrong to wish on space hardware ?/ I wish, I wish, I wish you’d care [15] .” »
Mon souhait ne semble pas exorbitant puisqu’elle ne me crache pas dessus. Je devrais pourtant avoir honte de mes manipulations. J’ai honte, d’ailleurs. Mais elle n’y voit rien de pervers. Elle réfléchit un moment avant de répondre : « Billy Bragg : “A New England.”
— Dans le mille !
— C’est beau, hein ?
— Oui. »
Nous marchons sur l’avenue bordée d’arbres et les lampes au sodium de l’éclairage urbain clignotent sur notre passage comme la piste de danse dans le clip Billy Jean de Michael Jackson. J’ai l’impression en ce moment même que nous pourrions figurer sur la photo en noir et blanc qui illustre la couverture années 1970 des Plus belles chansons d’amour jamais écrites, l’album-culte édité par Ronco Compilation. L’herbe est jonchée de feuilles mortes rousses, ocre et or récemment tombées. J’entraîne Alice sur ce tapis en lui suggérant de shooter dedans.
« Vaut mieux pas. Il y a probablement des crottes de chien là-dessous. »
Je suis obligé d’avouer qu’elle a probablement raison.
Elle a tenu mon bras tout du long, jusqu’à Kenwood Manor. J’en déduis que c’est un signe positif et m’enhardis suffisamment pour demander : « Hé, qu’est-ce que tu fais mardi prochain ? »
Seul un œil aussi expérimenté que le mien peut discerner le moment de panique, fugace mais immanquable, qui trouble les traits d’Alice. Elle finit par se taper le menton d’un index moqueur : « Mardi prochain… voyons… » Vite, Alice, mon chou, trouve une excuse, n’importe laquelle.
« Parce que c’est mon dix-neuvième anniversaire, tu vois, dis-je. Le terrible 1-9… » Je me tais juste assez longtemps pour qu’elle tombe dans mon piège.
« Et tu fais une fête ? Oh, j’aimerais tellement venir…
— Une fête, certainement pas. Je ne connais pas encore assez de gens. Mais je pensais que peut-être nous pourrions sortir dîner, ou quelque chose.
— Juste toi et moi ? (Elle émet un petit rire – caustique, sardonique ? C’est pareil ?)
— Oui, juste moi et toi, dis-je.
— Pourquoi pas ? Génial. On va s’a-mu-ser. »
Oui : ce sera génial. Génial et amusant. Je ferai tout pour.
QUESTION : Lanugo, vellus et terminal sont des termes utilisés pour décrire les divers stades de croissance de quelle partie du corps humain ?
RÉPONSE : Les cheveux.
Aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres car il ne me reste que cette dix-neuvième année avant d’entrer dans l’âge adulte. « Brian Jackson » ne sera plus jamais un teen-ager : il va dîner avec Alice Harbinson, et, à cette occasion, va totalement changer d’image – un cadeau qu’il se fait à lui même, mais aussi à Alice et au reste du monde.
À vrai dire, j’aurais dû le faire depuis longtemps. Nombre d’artistes comme David Bowie et Kate Bush sont novateurs car ils changent constamment d’attitude et d’apparence, alors que moi, je m’encroûte. Je ne compte pas recourir à des extrêmes, me mettre à porter des collants résille, me piquer à l’héroïne, devenir bisexuel ou je ne sais quoi, mais je vais me faire couper les cheveux. Non, pas seulement les couper : styliser ma coupe.
Les cheveux ont toujours été une pomme de discorde à l’école polyvalente de Langley Street ; comme porter du gel coiffant, des mocassins souples, ou se laver la figure : autant de comportements jugés efféminés. Autrement dit, jusqu’à aujourd’hui, j’ai eu cet aspect mal dégrossi du type dont les cheveux rebiquent sur son col de chemise, lui dégringolent sur le front et semblent lui sortir par les oreilles. Ma coiffure, selon Tone, tenait de la tête de loup.
Mais cela va changer. J’ai repéré le coiffeur où j’irai. Il me plaît : Cutz, un salon unisexe, pas un barbier. Les lieux sont modernes sans être avant-gardistes, masculins, propres, avec des revues de bonne tenue telles que The Face et ID plutôt que les piles d’exemplaires cornés de porno soft du genre Razzle et Mayfair. J’ai parlé hier à un charmant jeune homme aux manières amicales prénommé Sean, qui arborait une coupe en brosse et une boucle d’oreille. Il m’a dit qu’il pouvait me prendre le lendemain à 10 heures.
Nous sommes le lendemain. Ça va me coûter bonbon, mais j’ai le billet de 5 livres que maman m’a envoyé ce matin (fourré dans une carte pliée représentant des footballeurs : Ne le dépense pas tout d’un coup !) et le billet de 5 livres envoyé par Nana Jackson qui paiera le dîner pour deux ce soir ; je me sens donc sophistiqué et fastueux en entrant nonchalamment chez Cutz. Je suis le premier client de la journée. Je m’approche des employés groupés autour du bureau de la réception en train de boire un café et de fumer des Silk Cut.
« J’ai rendez-vous à 10 heures avec Sean. Mon nom est Jackson. »
Ils m’inspectent de pied en cap – vêtements, cheveux – puis détournent les yeux comme s’ils ne voulaient pas se mouiller. Seule la réceptionniste s’occupe de moi, vérifiant que j’ai bien rendez-vous. Je ne vois pas Sean. Où est mon nouvel ami Sean ?
« Il ne travaille pas aujourd’hui, me dit-elle.
— Ah bon…
— Mais Nicky peut s’occuper de vous. Il est apprenti. Ça vous va ? »
Je suis son regard vers un coin où un garçon efflanqué balaie sans enthousiasme les chutes de poils de la veille. C’est lui, Nicky ? Il a l’air d’avoir six ans tout au plus.
« Un apprenti ? dis-je.
— C’est pareil que Sean : juste un peu meilleur marché », m’explique gaiement la réceptionniste, bien consciente qu’elle me pose un problème moral.
Vous savez, dans les westerns, quand les brutes vont au bordel et que le cow-boy en chef doit choisir la fille qui lui plaît – il y en a toujours une sexy, avec un grain de beauté, alors que les autres sont souvent grosses, ou maigres, ou affligées d’une excroissance de chair sur la lèvre, ou d’un œil de verre, ou d’une jambe de bois ; bien entendu, le cow-boy en chef choisit la sexy. Eh bien moi, je ne peux m’empêcher de me soucier des sentiments des autres, les moches. Je sais que se prostituer, c’est mal, mais le haussement d’épaules déçu des laissées-pour-compte quand elles regagnent leur méridienne ou autres sofas prouve que, même si elles préféreraient ne pas avoir de rapports tarifés avec le premier cow-boy venu, elles auraient apprécié d’être choisies. Nicky l’apprenti me regarde avec ces yeux-là. Je ne me sens pas de rejeter Nicky : je vais donc avoir des rapports tarifés avec un cul-de-jatte.
« Je suis sûr que Nicky est fantastique », dis-je avec entrain. Nicky hausse les épaules, pose son balai, récupère ses ciseaux et s’apprête à s’occuper de moi.
Ils m’apportent un vrai café dans un mug où est plongée une résistance, et Nicky et moi avons ce que nous appellerons une consultation. Pas commode pour moi, car je manque de vocabulaire dans le domaine pileux. J’avais songé à apporter une photo, mais me pointer avec une aide visuelle représentant Bowie, ou Sting, ou Harrison Ford était le plus sûr moyen de me faire rire au nez.
« Vous voulez quoi, au juste ? La coupe habituelle ?
— C’est quoi, la coupe habituelle ?
— Dégagé derrière et au-dessus des oreilles. »
Non, ça ne peut pas être bien, ça. Démodé.
« En fait, je pensais plutôt garder de la longueur au sommet de la tête, avec un semblant de raie à gauche, les cheveux coiffés en arrière et courts sur les côtés et derrière.
— Rasés sur la nuque ?
— Un peu.
— Comme dans Retour à Brideshead ?
— Non ! dis-je en signifiant oui. (Je ris.)
— Comme quoi alors ? »
Sois cool. Je me racle la gorge.
« Parce que ce que vous venez de décrire, c’est une coupe dégagée derrière et au-dessus des oreilles.
— Ah bon… Alors on fait ça.
— Je les lave avant ? » Il soulève une mèche entre deux doigts avec l’air écœuré de quelqu’un qui ramasse un Kleenex usagé.
Ça va être plus cher… « Non, non, non. Inutile, dis-je.
— Vous êtes étudiant ?
— Oui.
— Je m’en doutais. »
Il s’y met. Le jeune Nick joue plutôt adroitement des ciseaux, compte tenu du fait qu’il manie pour la première fois un outil qui n’est pas celui en plastique, avec bouts arrondis du jardin d’enfants. Il taille dans la masse avec un semblant d’enthousiasme, tandis que je fais semblant de lire The Face en comprenant ce que je lis sans m’inquiéter pour mes cheveux. Oh non, je ne m’inquiète pas le moins du monde, même si Nick est apprenti. Apprenti quoi, d’ailleurs : Plombier ? Électricien ? Tourneur sur métaux ? Je fixe un article sur le skateboard sans comprendre le texte ; je choisis alors de regarder les images de la mode homme. Les mannequins tous minces, androgynes et topless affichent une langueur postcoïtale et me regardent tous d’un air sarcastique, comme s’ils se réjouissaient de ce que Nick est en train de faire à ma tête – hou là, attention, il a sorti le rasoir et me tond la nuque. Apprenti berger ? Je lève les yeux de The Face et jette un coup d’œil dans la glace. Bizarrement, ça va. J’ai l’air frais et propre. C’est probablement la coupe de cheveux de ma vie, celle dont j’ai toujours rêvé. Pardon, pauvre Nicky, d’avoir douté de toi…
Sauf qu’il continue à tondre. Ça m’évoque le lycée, quand le prof de dessin vous dit : « Stop. Si vous continuez, vous allez tout gâcher. » C’est exactement ce que fait Nicky : il gâche. Il m’ôte de grandes bandes au-dessus des oreilles, il remonte si haut que ce qu’il me reste en haut du crâne ressemble à une houppe postiche. Apprenti tondeur de gazon ? Apprenti boucher ? J’ai envie de me baisser pour débrancher la prise mais comment faire ? Je continue à regarder fixement, stupidement The Face – quelque chose à propos de smurf dans les centres commerciaux de Basingstoke – en attendant que le bourdonnement de la tondeuse s’arrête.
Il s’arrête.
« Gel ou cire ? » demande-t-il.
Bon sang, je n’en sais rien. Un mélange des deux, on ne peut pas ? Comme je n’ai jamais utilisé de cire, c’est ce que je choisis. Il ouvre une petite boîte du genre cirage, frotte une noisette de gras sur sa paume et passe ses doigts dans ce qui me reste de cheveux.
Il est clair que nous sommes loin, très loin de Brideshead là. Je ressemble à un photomontage de Winston Smith, plus précisément la Joconde à la crête de coq. Je me fais l’effet d’un lapin rasé. J’ai l’air squelettique, hagard, poitrinaire et un peu dérangé. Nicky prend un miroir et me montre ma nuque où le rasoir électrique a mis au jour un paysage lunaire de cratères et de bosses dont j’ignorais l’existence. L’un des reliefs, une pustule, saigne un peu.
« Alors ? me demande Nick.
— C’est parfait. »
Maintenant que j’ai massacré mes cheveux, il est temps de trouver un endroit pour notre dîner romantique de ce soir. Personne ne vous apprend jamais à choisir ce genre de lieu, et je n’ai jamais dîné à deux dans un vrai restaurant. Seulement chez des chinois ou des indiens avec Spencer et Tone, où le repas ne se concluait pas sur un cognac et un cigare mais sur un sonore rot de satisfaction de Tone. Je vais donc devoir fonctionner à l’instinct, et non à l’expérience, en respectant toutefois quelques règles générales utiles.
Tout d’abord, pas de restaurant indien, au cas où la situation deviendrait franchement amoureuse : impossible dans cette situation de mettre une main devant la bouche en s’écriant : « Vingt dieux, ce curry Vindaloo me colle le feu aux tripes ! » Ensuite, pas de self-service de galerie marchande ou de grande surface. J’avais une fois invité Janet Parker à déjeuner dans ce genre d’endroit, la cafétéria feutrée du British Home Store de Basildon, et je trouve que ce n’est pas terrible, comme situation. Rapporter son propre repas sur un plateau est périlleux : les serveuses ne sont pas un luxe mais une nécessité. Enfin, éviter le tape-à-l’œil. Impulsivement, j’avais dit à Alice que je l’emmènerais chez Bradley, un bistro plutôt chic, mais je suis allé voir le menu et me suis rendu compte que ce n’était pas dans mes prix ; nous allons donc être obligés de combiner gastronomie et économies. Même en comptant les cinq sacs de Nana Jackson, je n’ai en tout et pour tout que 12 livres pour un dîner pour deux avec vin, entrée, plat principal et un seul dessert avec deux cuillères.
En sillonnant la ville, je me heurte chaque fois à mon image dans les vitrines : ma nouvelle coupe de cheveux me donne un air égaré, transi. La cire coiffante est elle aussi une arnaque. Son usage donne à croire que vous contrôlez votre crinière alors que votre frange vous tombe mollement sur le front comme une mouette mazoutée. Peut-être qu’aux chandelles, ce serait mieux… si le produit n’est pas inflammable.
J’inspecte tous les restaurants un peu pittoresques de la vieille ville et finis par prendre une décision. Ce sera la pizzeria Luigi, qui sert aussi des hamburgers, des travers de porc et de la friture. Il y a des nappes à carreaux sur les tables et des bougies plantées dans des bouteilles à vin, figées dans de grandes giclées de cire solidifiée. Luigi offre les gressins, et chaque table est pourvue d’un énorme moulin à poivre. Je réserve une table pour deux, 20 h 30, au nom de Jackson, auprès d’un type rougeaud aux ongles sales qui pourrait être ou ne pas être le Luigi éponyme avant de regagner mes pénates.
QUESTION : Une serge bleue dont le nom vient de « serge de Nîmes » ; la sève sécrétée par l’hévéa du Brésil ; et les filaments du cocon du bombyx. Nommer les trois matières.
RÉPONSE : Denim, caoutchouc et soie.
Je suis censé écrire une dissertation sur l’image de la nature dans les Sonnets sacrés de John Donne. J’ai beau chercher, je n’en trouve aucune. Mes notes au crayon en marge ne m’aident pas : « l’Annonciation ! », « ironie ? », « cf. Freud » et, je ne sais plus pourquoi : « Ici, il renverse les rôles. » Je prends donc De la grammatologie de Derrida. Il m’apparaît qu’il y a six phases dans la pratique de la lecture. La première est le livre d’images ; la deuxième, le livre avec plus d’illustrations que de texte ; la troisième, celui avec plus de texte que d’illustrations ; la quatrième, celui sans illustrations du tout, sauf un plan ou un arbre généalogique, par exemple, mais de nombreux dialogues ; la cinquième, celui avec de longs paragraphes et pratiquement pas de dialogues ; la sixième, celui sans dialogues et sans narration, avec de longs paragraphes, des notes de bas de page, une bibliographie, un appendice et un texte en très petits caractères. De la grammatologie de Derrida fait partie de cette sixième tranche et, intellectuellement parlant, j’en suis encore à quatre ou cinq ans d’âge mental. Je lis la première phrase, feuillette en vain l’ouvrage pour trouver une illustration ou une photo et m’endors.
Je me réveille à 16 h 30 en me disant qu’il ne me reste plus que trois heures pour me préparer pour ce dîner. Je fonce à la salle de bains, mais Josh a utilisé la baignoire pour faire tremper dans du détergent un jean sale que je suis obligé de transférer dans le lavabo, tout dégoulinant d’un jus bleu. Je me plonge enfin dans le bain en m’apercevant que j’ai oublié de rincer la lessive qu’on utilise en général avec de l’eau à 70°. Mon bain n’est donc pas cette expérience relaxante que j’espérais, surtout que je me douche ensuite à l’eau froide pour éviter les brûlures chimiques du produit. En me regardant dans la glace, je constate que ma peau est légèrement bleutée.
Je remets le denim dans la baignoire et, dans un esprit de vengeance, me glisse dans la chambre de Josh (après m’être assuré qu’il n’est pas là) pour lui piquer son scrub facial au noyau d’abricot. Je me passe sur le visage ce produit qui mousse beaucoup, mais quand je le rince, le résultat n’est pas satisfaisant : ma peau est à vif, comme si j’étais passé à travers une vitrine de magasin, ou, précisément, comme si quelqu’un s’était acharné sur moi avec… un noyau d’abricot. Il y a une leçon à retenir, là : l’acné ne s’efface pas.
La peau me tire à mort et j’ai peur de ne pas pouvoir sourire sans saigner. Je retourne dans ma chambre, où j’ai placé mon futon contre le mur pour le faire sécher, je ramasse mes vêtements sales que je fourre dans l’armoire et me demande quel livre laisser traîner si Alice venait « boire un café », ou, plus probablement, boire un café. J’hésite entre le Manifeste du parti communiste, Tendre est la nuit, les Ballades lyriques de Wordsworth et Coleridge, La Femme eunuque, quelques vers de e.e. cummings et les Chansons, sonnets et hymnes de John Donne, juste au cas où les choses deviendraient torrides et où la poésie s’avérerait un remède urgent. J’ai quelques doutes à propos du livre de Germaine Greer, malgré mon envie de prouver à Alice que je suis un féministe progressiste – radical, même –, à cause de la couverture, qui représente un torse de femme nu et désincarné, que je planquais pourtant sous mon lit, le trouvant trop sexy pour les yeux de ma mère.
J’enfile un slip noir qui sort de la boîte, mon meilleur pantalon de la même couleur, une veste de smoking toute neuve achetée chez Jadis, une boutique de troc, ma plus belle chemise blanche, un nœud pap et des bretelles que je viens d’acquérir. J’arrange la mouette morte sur mon front et tapote sur mon visage l’Old Spice de papa, encore dans sa bouteille de porcelaine blanche d’époque, qui sent, c’est curieux, les épices rancies et pique affreusement. Puis je vérifie que le préservatif que je trimballe partout avec moi en cas de miracle est toujours dans mon portefeuille. Il s’agit là du deuxième d’une trilogie préméditée, dont le premier connut une fin cruelle dans la poubelle à roulettes derrière Littlewoods. Celui-ci, je l’ai depuis si longtemps qu’il colle à l’emballage et que son papier d’alu commence à ternir grotesquement autour de la partie renflée, comme si on l’avait passé au Miror formule cuivre. J’y suis pourtant attaché, de la même façon que les gens sont attachés à la médaille de saint Christophe qui ne les quitte pas, en dépit du fait que j’ai autant de chances de l’utiliser ce soir que de faire traverser un fleuve à Jésus.
En route pour Kenwood Manor, je dois m’arrêter tous les dix mètres car le clip en métal de mes bretelles, qui refuse de rester fixé à la taille de mon pantalon, me claque sur la poitrine en me titillant les mamelons.
Je les raccroche pour la centième fois quand une voix derrière moi m’interpelle : « On t’a volé ton ours en peluche, Sebastian Flyte[16] ?
— Oh, salut, Rebecca. Tu vas bien ?
— Moi, oui. Mais toi, en revanche…
— Que veux-tu dire ?
— Qu’est-ce que tu as fait à tes cheveux ?
— Tu n’aimes pas ?
— Tu ressembles à Himmler. Et pourquoi ce déguisement ?
— Tu connais le proverbe : l’habit fait le moine.
— Sur toi, on dirait un cilice.
— Si tu veux tout savoir, j’invite quelqu’un à dîner.
— Waouh !
— C’est purement platonique.
— Et qui est l’heureuse élue ? Pas la foutue Alice Harbinson, j’espère. (Je lève innocemment les yeux au ciel.) Non, c’est pas possible. Vous, les garçons, êtes si prévisibles ! Honnêtement, si tu veux jouer à la poupée, pourquoi tu ne vas pas t’en acheter une ?
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Rien. Mais tu as intérêt à te magner, Jackson, autrement tu vas louper le coche.
— Explique-toi.
— Je veux tout simplement dire que c’est une fille très populaire. Nos chambres sont au même étage et chaque soir des rugbymen bavant de convoitise font la queue devant sa porte, une bouteille de lambrusco tiède à la main. Et cette file serpente jusqu’au coin du couloir.
— Sans blague…
— Ben oui. Et elle a pris l’habitude d’aller à la salle de bains commune en soutien-gorge et petite culotte noirs. Cette exhibition au profit de qui, je ne saurais trop dire. »
Je tente de chasser cette image de ma tête. « On dirait que tu ne l’aimes pas beaucoup, dis-je.
— Och, je la connais à peine. Je ne suis pas assez branchée pour cette bande. En plus, je ne crois pas que ce soit une fille à filles, si tu vois ce que je veux dire. Et, non, je ne parle pas de lesbiennes, là. Personnellement, je ne vois pas comment je pourrais être attirée par une nana qui dessine un smiley dans ses “o”, mais des goûts et des couleurs, hein… Alors, tu l’emmènes où, la belle Alice ?
— Oh, juste un endroit au centre-ville, chez Luigi.
— Pourquoi ? il n’y avait plus de place au Kentucky Fried Chicken ?
— Tu penses que le Luigi n’est pas une bonne idée ?
— Nullement. Tu es un homme de goût et de sophistication. Il paraît que le hamburger quart de livre avec fromage, chili et rondelles d’oignon est à se damner ! Peut-être m’y emmèneras-tu un jour, Jackson ? »
Elle passe son chemin, me laissant me creuser la tête pour trouver une réponse intelligente. « Rebecca ! (Elle se retourne en souriant.) Pourquoi est-ce que tu m’appelles toujours Jackson ?
— Ça te gêne ?
— Pas vraiment. Mais ça fait un peu série télévisée genre Grange Hill –, lycée de banlieue défavorisée, tu vois.
— Och, excuse-moi. C’était affectueux, pourtant. Tu préfères que je t’appelle Brian, ou “Bri”, à moins que tu ne préfères “Herr Himmler”…
— Brian fera l’affaire.
— Bon, Brian alors. Passe une bonne soirée, Brian, mais garde la tête froide, Brian. Joue-la décontracté, Brian. Salut, Brian… »
Elle disparaît au bout du couloir.
Je fonce sur la chambre d’Alice, m’attendant à trouver une foule devant la porte. Dieu merci, il n’y a personne, mais j’entends parler à l’intérieur. Je ne colle pas l’oreille contre le panneau, car ce serait mal, mais je m’approche pour mieux entendre. Ce sont des voix féminines. Ouf !
« Il t’emmène dîner où ? demande une fille.
— Au Bradley, je crois, dit Alice.
— Mais c’est un endroit très chic.
— Il est riche, alors ? demande une autre voix.
— Aucune idée. Je ne crois pas », dit Alice.
Je frappe, peu désireux d’en entendre plus. On chuchote, on glousse et on m’ouvre.
Elle porte une robe de soirée gris anthracite à jupe boule et des talons qui, avec le chignon haut qu’elle s’est fait, ajoutent soixante bons centimètres à sa taille habituelle. Elle est aussi plus maquillée que d’habitude et, pour la première fois depuis que je la connais, porte du rouge à lèvres, mais la petite cicatrice est toujours visible. Dans sa tenue, l’élément le plus remarquable est le décolleté. Elle doit porter un soutien-gorge sans bretelles car ses épaules sont nues, et il doit y avoir dans les bonnets un système spécial qui pousse doucement la partie supérieure de son corps hors de la robe, produisant deux demi-globes de chair nue – d’Alice nue – qui, si j’ose dire, regorgent de son bustier de satin. Dans un roman XIXe, on dirait qu’elle a « une poitrine superbe ». De fait, on peut encore le dire aujourd’hui. Alice a une poitrine superbe. Arrête, Brian ! Tu mates.
« Salut, Alice.
— Salut, Brian. »
Derrière elle, Erin la chatte et une autre fille de sa bande me font un petit sourire narquois. Ferme-la, Brian.
« Tu es beau comme un dieu, Brian, raille Erin.
— Merci. On y va, Alice ?
— Allons-y. »
Elle me prend le bras et nous sortons.
QUESTION : Constitué d’une chaîne hydrocarbonée plus ou moins longue, avec un groupe carboxylique à l’une de ses extrémités, l’acide oléique qu’on trouve le plus couramment dans la grande distribution fait partie de quel groupe lipidique ?
RÉPONSE : Les acides gras insaturés.
Politiquement parlant, bien sûr, je n’adhère pas au concept de beauté physique. L’idée qu’on manifeste à quelqu’un, homme ou femme, plus d’attention, plus d’affection, plus de respect qu’aux autres, qu’il inspire la popularité ou l’adulation simplement parce qu’un caprice de la génétique et une notion mâle chauvine ont défini arbitrairement la notion de « beauté » me semble mauvaise en soi – inacceptable.
Cela dit, Alice est incontestablement… belle. À la lumière des bougies, elle ressemble à un Georges de La Tour, ou à un Vermeer, à moins que ce ne soit un Watteau. Elle ouvre le menu en se sachant regardée, et pas simplement vue. Quel effet cela fait-il d’être admirée ? Le plaisir qu’on en éprouve doit être complètement passif. Pour moi qui la regarde, c’est davantage une souffrance qu’un plaisir, puisque j’éprouve dans le bas-ventre cet élancement douloureux, sourd, violent qu’on voudrait mais qu’on ne peut contrôler. La tentation est trop forte de rester assis là devant elle juste pour le plaisir de souffrir.
Depuis que je la connais, j’ai vu les gens la dévorer des yeux, comme moi. J’ai observé Patrick le faire en se passant la main dans sa chevelure de celluloïd, sa langue charnue d’astronaute pendue entre les dents. Je vois Luigi le faire tandis qu’il ôte le châle bordeaux des épaules de mon amie et nous montre notre table avant de passer la tête par les portes battantes de la cuisine pour appeler, sous je ne sais quel prétexte, le cuistot et le marmiton. Quel effet cela fait-il d’être elle ? D’être admirée avant même d’avoir ouvert la bouche, d’être désirée deux ou trois cents fois par jour par des gens qui ne savent même pas quel genre de personne vous êtes ?
Quand maman regarde la télé, elle évalue le physique des femmes, actrices ou autres, en disant : « Elle est belle… », ajoutant sur son ton le plus sévèrement moralisateur : « … et elle le sait. » Moi, je ne sais pas si avoir conscience d’être belle est mieux ou pire qu’avoir conscience d’être laide. Je suppose que si être d’une grande beauté physique est un fardeau, ce ne doit pas être le plus lourd à porter.
Au-dessus du menu, dans le rectangle de lumière créé par les bougies, j’entrevois les seins d’Alice – un bombé rose pêche que j’essaie de ne pas regarder pour qu’elle ne se sente pas chosifiée.
« Agréable, n’est-ce pas ? » dit-elle.
Je suppose qu’elle parle du restaurant. « Ça te plaît ? J’espère que ce sera bon. »
Je chuchote, car nous sommes les seuls clients et je ne veux pas offenser Luigi, occupé, au bar couvert de faux lierre en plastique, à lorgner ma compagne tout en maculant de ses mains graisseuses les verres à vin qu’il va nous apporter. Réserver une table ne semblait pas aussi essentiel que je le croyais.
Je mens : « J’ai essayé le Bradley mais c’était complet.
— Ne t’inquiète pas. Ici, c’est parfait.
— Il y a des pizzas, des pâtes et, sur la page d’après, des hamburgers.
— Oui, je vois, dit-elle en décollant une des feuilles de plastique au format A4 qui constituent le menu.
— Ou des travers de porc, des spare ribs si tu préfères. Et il faut que tu prennes aussi une entrée, et tout le tremblement. C’est moi qui invite.
— Ça, on verra plus tard. »
On se concentre sur le menu.
Mon Dieu.
Silence.
Il faut que je dise quelque chose.
Je sors un gressin de son papier et le tartine sur toute sa longueur avec l’un des deux carrés de beurre fournis. « Tu sais, je me suis toujours interrogé sur l’origine de ce mot, “spare ribs”. La côte surnuméraire. Qui a décidé de ce “spare” ? certainement pas le porc. Ce n’est pas lui qui décide s’il a un rab de ce côté-là. Tu le vois dire : “Bon, vous ne pouvez pas prendre ces côtes-ci parce que j’en ai besoin. Mais prenez les autres, parce que je n’en ai pas l’usage. Prenez et mangez, car ceci sont mes côtes en plus.” » Elle me sourit comme si j’étais l’un de ces enfants nécessiteux perchés dans l’arbre, regarde ma main, et je me rends compte que je gesticule depuis un moment avec mon couteau.
Calme-toi.
Arrête de jacter.
Pose ton couteau.
La vérité, c’est que je ne crois plus aux vertus romantiques de cet endroit maintenant que j’ai le loisir de l’examiner. Le plancher est recouvert d’un lino assez sale et recroquevillé sur les bords, quant aux nappes à carreaux elles sont en plastique, qui a le mérite d’être essuyé d’un coup d’éponge. De surcroît, même si Luigi nous a placés au fond, dans un coin romantique, nous sommes assez près des toilettes, ce qui est pratique en un sens, mais baigne l’idylle d’une âpre odeur de Harpic citron. J’ai peur qu’Alice ne commence à se sentir hors de son élément ici – elle donne d’ailleurs des signes d’inconfort, sa jupe bouffante ballonne autour d’elle comme une corolle prête à l’avaler.
« On commande ?
— J’hésite, répond-elle. Tout a l’air délicieux. »
J’en suis moins sûr. On se concentre de nouveau sur le menu collant, mal tapé et orthographié phonétiquement – chily concarno, ça me semble bizarre –, aux intitulés salaces : « Préliminations ! » pour les « entrées », « Passons aux choses sérieux ! ! » pour le plat principal, et « Oh, continue !!!… » pour le dessert. Cela dit, pour un type comme moi, tout semble bel et bien délicieux : frit, bien gras, avec des viandes calcinées et pratiquement pas de légumes. Ils balancent même le camembert dans la grande friture, et les portions doivent être généreuses puisqu’ils indiquent le poids, genre « une livre de chair ». Toutefois, je crains qu’Alice ne soit habituée à un régime plus léger – tofu, salades, aliments cuits à la vapeur – et à mon sens elle doit faire partie de cette élite qui préfère la qualité à la quantité. Je commence à transpirer. Ma peau me démange à cause du bain au détergent. Je baisse les yeux et remarque que mes poignets de chemise ont une ligne de crasse bleu denim.
En fond sonore passe en boucle le thème de la pub de Miko[17] Cornetto et, après délibération silencieuse, nous sommes prêts à commander. Je cherche Luigi des yeux, mais je l’entends s’approcher dans mon dos à cause du bruit de succion que font ses semelles sur le lino poisseux. Alice choisit les champignons farcis et une pizza Margarita accompagnée d’une salade verte, tandis que je choisis une petite friture et un demi-poulet grillé sauce barbecue avec chips et condiments offerts par la maison. « J’espère que ce n’est pas la moitié inférieure de la volaille », dis-je à Luigi pour faire le malin. Alice me fait un mince sourire et insiste pour que je choisisse le vin. On peut le commander en carafe mais même moi, je sais qu’à ce prix il doit être imbuvable. Mieux vaut une bouteille d’un vin légèrement mousseux. Le champagne étant trop cher, je choisis un lambrusco. Rebecca ne l’a-t-elle pas mentionné tout à l’heure ? Je m’y connais peu, mais je sais que le blanc va à la fois avec le poisson et la viande.
« Une bouteille de lambrusco bianco blanc », dis-je.
Une fois Luigi parti, je bafouille :
« Oh ! là ! là ! la gaffe !
— Pourquoi ? me demande Alice.
— Parce que “bianco” veut dire blanc. J’ai demandé du blanc blanc. La tautologie qui tue. » En fait d’anecdote amusante, celle-ci ne tiendrait pas la route dans le Michael Parkinson Show sur ITV, mais elle me permet de briser la glace. Alice sourit et nous commençons à parler. Ou plutôt, elle parle et je l’écoute en hochant la tête, puis en épluchant sur les bouteilles de chianti à office de chandeliers des morceaux de cire que je ramollis sur la flamme et replace sur les flacons en formant des angles bizarres. Mais surtout, je la regarde. Comme souvent, elle parle de Linden Lodge, cette école privée, de « gauche » mais ruineuse, située en pleine campagne, qui, je dois dire, me semble assez pénarde pour un internat, m’évoquant plutôt les soirées entre ados (« Tu restes coucher chez moi ? – Non toi, viens coucher chez moi. ») Telle qu’Alice la décrit voici une journée type à Linden Lodge :
8 h 30-9 h 30Fumer un joint. Faire du pain.9 h 30-10 h 30Rapports sexuels avec le fils/la fille d’une personnalité.10 h 30-11 h 30Construction d’une grange.11 h 30-12 h 30Lecture à haute voix de T.S. Eliot.
Écouter Crosby, Stills and Nash,
jouer du violoncelle.12 h 30-13 h 30Expérimenter diverses drogues.
Rapports sexuels.13 h 30-15 h 30Baignade à poil à deux. Nage avec les dauphins.15 h 30-16 h 30Construction d’un mur de pierres sèches.
Sexe (facultatif).16 h 30-17 h 30Cours de guitare acoustique.17 h 30-18 h 30Rapports sexuels. Dessiner au fusain corps nu du/de la partenaire.18 h 30-4 HBob Dylan obligatoire.4 h du matinExtinction des feux (facultative).
Il est sûr que sur le plan politique je ne peux approuver une telle école malgré son programme de rêve. Avec toute cette défonce, ce sexe et cette musique folk on se demande quand les élèves trouvent le temps de travailler. Ils doivent y arriver pourtant, car Alice est à l’université, même si elle n’étudie que le théâtre. Je ne lui ai pas encore demandé ses notes de fin de secondaire – pas lors du premier rendez-vous amoureux. Peut-être qu’en écoutant Radio 4 de manière subliminale on arrive à acquérir une éducation.
Ma friture arrive – une trentaine de petits poissons argentés échoués sur une feuille de laitue iceberg qui me disent : « Nous sommes morts pour toi, salaud. Fais au moins de nos cadavres quelque chose d’amusant. » J’en mets un dans ma bouche en laissant sortir la queue, comme si j’étais un chat. Elle n’apprécie que modérément la plaisanterie et retourne à ses champignons.
« Ils sont comment ? demandé-je.
— Bons, mais on n’a pas lésiné sur l’ail. Ce soir, j’embrasse pas. »
Me voilà prévenu. L’information, subtilement lâchée, m’a été comme qui dirait trompettée à l’oreille, des fois que je me serais fait des idées. Je n’en suis pas surpris, je m’y attendais. Je dois me contenter de la légère ambiguïté qu’elle implique : ce n’est pas toi la cause, Brian, ce sont les champignons. De là à inférer que si elle avait choisi le camembert frit nous serions déjà en train de faire l’amour…
« Tu as eu plein de petits amis là-bas, je suppose, dis-je, l’air de rien, en mordillant un poisson nain.
— Oh, seulement un ou deux. » Elle entreprend de m’en parler.
En matière de droit des femmes, je ne barguigne pas. Pas de double critère : leur liberté sexuelle doit être la même que celle des hommes. Il n’y a aucune raison pour qu’Alice Harbinson n’ait pas un passé sexuel et amoureux très actif, mais tout de même, ce « un ou deux » est un peu trompeur. Quand le plat principal arrive, les noms ont déjà commencé à se brouiller dans mon esprit. Je me souviens pourtant d’un certain Rufus, dont le père était un réalisateur célèbre, qui a dû rentrer d’urgence à L.A. car leur amour l’un pour l’autre était trop intense et tragique – quelque sens qu’on puisse donner à ces deux adjectifs. Et d’Alexis, le pêcheur grec qu’elle a rencontré en vacances et qui a débarqué à Londres pour demander sa main ; il a fallu téléphoner à la police pour que les autorités le déportent. Et Joseph, un beau musicien de jazz avec qui elle a dû rompre car il voulait qu’elle se pique à l’héro avec lui. Et Tony, l’ami potier de son père, qui fabriquait des céramiques étonnantes dans sa belle ferme des Highlands ; pour un homme de soixante-deux ans, il assumait au lit, « mais il a commencé à me téléphoner au milieu de la nuit et tenté de se suicider en se jetant dans son propre four. Maintenant il va bien, Dieu merci ».
Et Saul, un mannequin américain splendide et pourri de fric avec… (chuchotement) « un énorme pénis », mais on ne peut pas avoir une relation basée seulement sur le sexe, n’est-ce pas ? Plus triste fut l’aventure avec M. Shillabeer, son prof d’anglais, qui avait branché Alice sur T.S. Eliot (apparemment, une fille avait eu un orgasme quand il leur avait lu les Quatre quatuors), avant de tomber amoureux d’Alice lorsqu’ils étaient passés aux Sorcières de Salem d’Arthur Miller, sauf qu’il était devenu un peu trop obsédé. « Il a fini par avoir une dépression nerveuse et a dû quitter son poste pour retourner vivre chez ses parents à Wolverhampton. Il y est toujours. C’est vraiment triste, car c’était un bon prof. »
Elle a fini, et moi, pendant ce temps, j’ai dévoré un demi-poulet sauce barbecue jusqu’à la carcasse, qui gît dans mon assiette comme… euh, comme l’un des amants dévastés d’Alice. Presque toutes ses aventures ont mal tourné : folie, obsession, vies foutues… Soudain, l’épisode de la poubelle à roulettes derrière Littlewoods avec Karen Armstrong perd à mes yeux un peu de sa grandeur tragique.
« C’est quand même bizarre que tant de ces aventures aient si mal fini, dis-je.
— Oui. Très bizarre. Tony, l’ami céramiste de papa, le type au four, m’a dit une fois qu’en matière de relations amoureuses j’étais à moi seule Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse.
— Mais toi, tu n’as jamais souffert… par répercussion ?
— Bien sûr que si, Brian. C’est pourquoi je me suis promis de n’avoir aucune liaison à l’université. Ce sera travail, travail. » Elle ajoute, avec un accent américain qui m’évoque une réplique de film : « Je vais me faire nonne. »
Encore l’avertisseur ! Sur sa pizza Margarita, elle continue à séparer le fromage fondu de la croûte, se contentant d’enrouler le premier autour de son index. « Bon, j’ai encore trop parlé de moi. À toi. Que font tes parents, déjà ? J’ai oublié, dit-elle en se léchant le doigt.
— Ma mère travaille chez Woolworths et mon père est mort. »
Elle s’essuie la bouche avec sa serviette, et déglutit.
« Mais… tu ne me l’as jamais dit.
— Ah non ?
— Non, je suis sûre que non. (Elle tend le bras et pose sa main sur la mienne.) Brian, je suis désolée.
— Oh, ça va. Ça fait déjà six, non, sept ans. J’avais douze ans quand c’est arrivé.
— Il est mort de quoi ?
— Crise cardiaque.
— Mon Dieu. À quel âge ?
— Quarante et un ans.
— C’est horrible.
— Oh, tu sais… »
Elle se penche en avant, les yeux écarquillés, ma main toujours dans la sienne ; de l’autre main, elle prend la bouteille recouverte de cire et l’écarte, pour mieux me voir.
« Tu veux bien m’en parler ? demande-t-elle.
— Oui. »
Je lui en parle.
QUESTION : Dans quelle pièce d’Arthur Miller (1949), Lee J. Cobb, Fredric March et Dustin Hoffman ont-ils successivement joué l’infortuné Willy Loman ?
RÉPONSE : Mort d’un commis voyageur.
« Papa était voyageur de commerce : il vendait des doubles vitrages ; un drôle de boulot dont les gens tendent à se moquer, comme celui d’agent de la circulation, inspecteur des impôts, ou égoutier. Je crois qu’à la fin de la journée, ceux qui le font doivent en arriver à se détester ; alors, imagine ce que ce doit être après dix ans : mon père en était là. Avant, quand il a rencontré maman et qu’ils m’ont eu, il était dans l’armée. Il faisait partie de la dernière vague du service civil resté dans le corps de réserve, ne sachant que faire d’autre. Je me rappelle m’être inquiété, quand il y avait des tensions avec la Russie ou un embrasement en Irlande du Nord, ou d’autres problèmes politiques. J’avais peur qu’on ne le rappelle, qu’on ne lui donne un uniforme et un fusil. Mais à mon avis, il n’était pas ce type de militaire ; plutôt un bureaucrate, je dirais. D’ailleurs, quand ils m’ont eu, ma mère l’a mis en demeure de quitter l’armée car elle en avait assez de déménager tout le temps et qu’elle détestait l’Allemagne de l’Ouest, où je suis né. Nous sommes donc revenus à Southend-on-Sea, où il a trouvé ce boulot de représentant en doubles vitrages.
— Et au tout début, il aimait son métier ?
— Peut-être au début, mais il en est vite arrivé à le détester. Il avait des horaires spéciaux, tu vois, car il faut coincer les gens quand ils sont chez eux : tôt le matin, et même très tard le soir. Il rentrait à la maison à la nuit tombée, été comme hiver. Il devait même faire un peu de porte-à-porte je crois. “Excusez-moi, madame, mais savez-vous que le double vitrage pourrait alléger votre facture de chauffage ?” Des trucs comme ça, tu vois. Et je sais qu’il était payé à la commission ; les soucis d’argent étaient donc constants. J’ignore ce que je ferai plus tard mais certainement pas un boulot payé à la commission – jamais. On dit que c’est une motivation : oui, une motivation à foutre votre vie en l’air, à travailler avec un revolver sur la tempe. C’est une horreur. Bon, excuse-moi si je me répète.
» Il ne m’a jamais dit qu’il détestait son boulot car ce n’est pas le genre de choses qu’on dit à un gosse. Mais je le sentais parce qu’il était en colère quand il rentrait à la maison. Il ne criait pas, il ne cognait pas, ni rien, mais il serrait les poings et son visage devenait cramoisi de rage à la moindre contrariété, devant mes jouets qui traînaient ou quand je ne finissais pas mon assiette. On voudrait garder de ses parents le souvenir de pique-niques, de courses juché sur les épaules de papa, de concours de ricochets dans la mer, mais rien n’est parfait et, malheureusement, je me souviens des discussions dans la cuisine avec maman, à propos de fric, de boulot, ou je ne sais quoi. Il était fou de colère.
— C’est terrible !
— J’exagère peut-être, alors. Je me souviens surtout que nous regardions la télévision ensemble quand on me permettait de veiller jusqu’à ce qu’il rentre. Après, je m’asseyais par terre entre ses jambes pour regarder les jeux-concours. Il adorait ça, tout comme les documentaires naturalistes de David Attenborough, les trucs instructifs, quoi… Pour lui, l’éducation était la clé de la vie, le moyen de ne pas faire un de ces boulots ingrats qui peuvent pousser quelqu’un à se mépriser.
— Comment… est-il mort ?
— Je ne sais pas exactement. Je ne veux pas demander à maman, pour ne pas la bouleverser, mais apparemment, il était chez des gens qu’il essayait de convaincre des bénéfices de l’isolation quand il est tombé dans leur salon. Je venais de rentrer de l’école et regardais la télé pendant que maman préparait notre thé[18]. On a frappé à la porte, j’ai entendu des voix résonner dans le hall. J’ai déboulé et vu deux policiers, et maman recroquevillée par terre sur le tapis. Au début, je me suis dit que papa avait été arrêté, ou je ne sais quoi, mais la femme flic a dit qu’il allait mal et elle a embarqué maman à l’hôpital en me laissant aux voisins. Il est mort peu après la visite de ma mère... Oh, mince, on a fini le vin. On commande une autre bouteille ?… J’ai passé la nuit chez eux – les voisins… Une autre bouteille de lambrusco, s’il vous plaît. Non, nous n’avons pas encore choisi les desserts. Laissez-nous quelques minutes.
» Rétrospectivement, quand j’y réfléchis, je ne suis pas surpris, même en considérant son âge – quarante et un ans, c’est jeune. Il était “noué”, il l’a toujours été. Et il buvait. Pub au déjeuner et après le boulot : il sentait la bière. Et il fumait trois paquets de cigarettes par jour. Bon sang, je lui en offrais en cadeau de Noël ! Je ne crois pas avoir un seul souvenir de lui ne tirant pas sur sa clope. Même à l’hôpital, avec un cendrier et une canette de bière posés sur mon berceau – bon, il paraît. Quel con !
— Comment as-tu réagi ?
— À sa mort ? Je ne suis pas sûr. Bizarrement, je pense. J’ai pleuré et tout, mais ils voulaient me faire manquer l’école, ce qui m’embêtait car j’aurais séché des cours – voilà qui te donne une idée du petit saligaud bûcheur et froid que j’étais. Pour être honnête, j’étais surtout triste pour maman parce qu’elle adorait mon père et qu’elle avait à peine trente-trois ans à l’époque ; il était le seul homme avec qui elle ait couché, avant ou après – du moins, que je sache –, et l’épreuve a été très dure pour elle. Ça allait à peu près tant qu’il y avait des gens autour ; pendant les quinze premiers jours la maison était bondée – ministres du culte divers, copains de papa, voisins, ma grand-mère, oncles et tantes – et maman n’avait pas le temps de ruminer, trop occupée à faire des sandwichs et du thé, à dresser des lits de camp pour ces étranges cousins irlandais qu’on n’avait jamais vus avant et qu’on n’a plus revus depuis. Mais au bout de deux semaines, ces gens se sont évanouis dans la nature et maman et moi sommes restés tous les deux. Ç’a été le pire moment, quand ça s’est calmé et qu’on s’est retrouvés seuls. C’est une drôle de combinaison, un adolescent et sa mère. Je veux dire, tu te rends compte que quelque chose manque.
» Après coup, je me dis que j’aurais dû être plus gentil avec maman, rester davantage avec elle et tout. Mais je détestais ces soirées au salon quand elle regardait à la télé Dallas, ou autre feuilleton, et fondait soudain en larmes. Pour un garçon de mon âge, le chagrin, tous ces trucs, c’était… gênant. Qu’est-ce que j’étais censé faire avec ça ? Passer mon bras autour de ses épaules ? Dire quelque chose ? Mais que peut dire un garçon de douze ans ? Alors, c’est bizarre et terrible à avouer, mais je me suis mis à lui en vouloir. À l’éviter. J’allais de l’école à la bibliothèque publique, et de la bibliothèque à ma chambre pour faire mes devoirs, dont je n’avais jamais assez pour mon goût. Bon sang, quel petit salaud j’étais…
— En classe, comment se comportaient tes copains avec toi ?
— Correctement. La compassion, ce n’est pas le truc des gosses de douze ans – ça ne l’était pas dans mon école, en tout cas –, et d’ailleurs, je ne suis pas sûr que ce soit nécessaire. Certains ont essayé, mais on voyait bien qu’ils se forçaient. En plus, et c’est là que j’ai réellement honte, il ne s’agissait pas … tu vois… du mort, ni même de ma mère, sa veuve, non, il s’agissait de moi. En d’autres termes, qu’allait-il m’arriver ? Comment tu appelles ça ? Solipsisme ? Solécisme ? Les deux, surtout le second.
» Parce que ça m’a servi à me faire remarquer : les lauriers pour le pauvre orphelin – plein de filles qui ne t’avaient jamais parlé avant commencent à t’offrir une barre de leur Kit Kat et à te frotter le dos. Bien entendu, je me suis aussi fait brimer : “Oliver Twist” et tout le bazar, même pas drôle puisque j’avais encore ma mère. Mon copain Spencer a décidé de veiller sur moi et, bizarrement, ça a marché. Spencer faisait peur, à juste titre, car il peut être très teigneux.
— Tu as une photo de lui ?
— De Spencer ? Oh, tu veux dire de mon père ? Non pas sur moi. Tu crois que je devrais ?
— Pas forcément.
— Mais j’en ai une dans ma chambre. Tu la verras si tu viens. Pas nécessairement ce soir, mais quand tu voudras…
— Tu penses souvent à lui ?
— Sans arrêt. Mais on n’a pas eu tellement le temps de se connaître, tous les deux. Pas en tant qu’adultes, en tout cas.
— Je suis sûre qu’il t’aurait adoré.
— Tu crois ?
— Oui. Pas toi ?
— Je ne sais pas. J’ai l’impression qu’il m’aurait trouvé un peu bizarre.
— Il aurait été fier de toi.
— Pourquoi ?
— Pour plein de raisons. L’université. Ton brio au sein de l’équipe de quiz, tout, quoi…
— Peut-être. Mais il y a une chose que je sais – ce n’est pas rationnel et ce n’est peut-être même pas la faute de ces gens –, je voudrais rencontrer ses employeurs, ces gens qui se sont fait tout ce fric en le faisant bosser comme un bourricot. Je voudrais les rencontrer pour leur dire qu’ils sont des cons. Excuse ma grossièreté. Je ne sais même pas leur nom, ni ce qu’ils sont devenus – ils sont probablement à la retraite dans une somptueuse villa de l’Algarve, ou ailleurs au soleil, et je ne saurais même pas quoi leur dire si je les rencontrais parce que, au sens strict, ils n’ont rien fait de mal ; ils géraient une affaire en cherchant à faire du profit, et mon père aurait pu partir s’il l’avait vraiment voulu ; il aurait pris sa moto et serait allé se chercher un autre boulot. Il l’aurait d’ailleurs peut-être fait même s’il avait été fleuriste, ou professeur d’école primaire ou je ne sais quoi, mais il l’aurait fait plus jeune. De surcroît, ce n’est pas une négligence criminelle qui l’a tué, ni un coup de grisou, ni un accident de pêche. Il était simplement représentant de commerce, mais ce n’est pas normal de haïr son travail à ce point, et c’est pour ça que moi, je hais ces … prédateurs qui lui ont fait faire ça, jour après jour, sans se soucier de… Bon, tu m’excuses une minute ? Il faut que j’aille aux toilettes. »
QUESTION : La glande et le canal du même nom sécrètent un liquide qu’on appelle ?
RÉPONSE : Les larmes.
En fin de compte, c’est une chance d’être assis près des toilettes.
J’y suis depuis quelque temps maintenant. Trop longtemps. Je ne voudrais pas qu’elle pense que j’ai la chiasse ou quoi, mais je ne veux pas non plus qu’elle me voie pleurer. En tant que moyen de séduction, les larmes sont très surfaites. Maintenant, elle sait que je suis un de ces garçons pleurnichards. Sans doute secoue-t-elle la tête de consternation et paye-t-elle l’addition avant de regagner ses pénates et de tout raconter à sa copine Erin : « Tu ne peux pas savoir la soirée que j’ai passée avec ce fils à maman… »
On frappe à la porte et je pense que c’est Luigi qui se demande si je n’ai pas pris la poudre d’escampette par l’escalier d’incendie pour éviter de payer l’addition. Mais une voix familière me demande :
« Brian, ça va ?
— Oh, c’est toi, Alice ?
— Comment te sens-tu, là-dedans ?
— Très bien. Parfaitement bien.
— Ouvre-moi, mon chou, tu veux ? »
Non, je rêve ! Elle compte entrer dans les toilettes avec moi !
« Ouvre-moi la porte, mon chou.
— Ça va, Alice. Je te rejoins tout de suite. Attends-moi, veux-tu ?
— Bon. Dépêche-toi.
— Deux minutes. (Je l’entends sortir des toilettes.) Commande un dessert, si tu en as envie. »
J’attends une minute, puis je sors et me regarde dans la glace. Ça va. J’ai les yeux rouges mais mon nez ne coule plus. J’ajuste mon nœud de cravate, remodèle l’oiseau mort qui me tient lieu de frange, rattache mes bretelles et entre dans la salle de restaurant, la tête légèrement baissée pour ne pas rencontrer le regard de Luigi. Quand j’arrive à la table, Alice se lève et, à ma stupéfaction, elle me prend dans ses bras et se presse étroitement contre moi, sa joue contre la mienne. Ne sachant trop que faire, je l’enlace aussi et me penche en avant tout en laissant un espace pour contenir le volume de sa jupe ballon, une main sur le satin gris, l’autre sur la peau nue de son joli dos, juste au-dessus du bustier. Elle me chuchote : « Tu es un homme si charmant », une remarque qui va de nouveau me faire chialer, non parce que je suis un « homme charmant », mais un pauvre con, un putain de débile, et je suis obligé de fermer très fort les yeux pour éviter un nouvel accès lacrymal, et nous restons ainsi un petit moment. Quand je les rouvre, je vois Luigi en train de nous regarder ; il me fait un clin d’œil complice, pouces levés en guise de félicitations. Ne sachant une fois de plus comment réagir, je lui rends son geste et me sens immédiatement méprisable, surtout parce que je ne sais pas de quoi je dois me féliciter.
En fin de compte, les clips de mes bretelles cèdent une fois de plus avec un clac et Alice s’écarte de moi en me faisant ce sourire contrit, commissures des lèvres tombantes, que les mères adressent à leur gosse en pleurs dans les pubs télévisées. Je commence à me sentir très penaud. « Excuse-moi, Alice. D’habitude, je ne commence à pleurer que beaucoup plus tard dans la soirée.
— On y va ?
— Déjà ? Tu ne veux pas un dessert ? un café, ou autre chose ? Ils ont des profiteroles – tu sais, ce truc mortel au chocolat…
— Non. Mon estomac crie grâce. »
Des plis de sa jupe, elle tire une minuscule pochette de soirée qu’elle s’apprête à ouvrir.
« Ah non ! C’est moi qui t’invite. »
Je règle donc l’addition, qui est très raisonnable puisque, en lieu et place de dessert, je me suis offert une mini-dépression nerveuse. Nous sortons.
Je la raccompagne vers ses quartiers, et en chemin nous parlons d’autre chose – de livres, d’accord tous les deux pour détester D.H. Lawrence et aduler Thomas Hardy, dont nous nous demandons quel est notre roman préféré. Moi, c’est Jude l’Obscur, elle, Loin de la foule déchaînée. Il fait doux pour une soirée de fin novembre et, bien qu’il n’ait pas plu, l’air est humide. Elle suggère que nous rentrions par la route panoramique. Nous soufflons un peu parce que ça grimpe, et que nous parlons en marchant. Les rumeurs de la ville montent vers nous, très amorties ; nous entendons surtout le froissement des feuilles et le froufrou de sa jupe de satin. Quand nous sommes à mi-chemin de la pente, elle passe son bras sous le mien, qu’elle serre gentiment avant de poser sa tête sur mon épaule. La dernière personne qui m’avait pris le bras comme ça, c’était maman, quand nous sommes rentrés à la maison après ma prestation dans Godspell (j’étais Jésus, au cas où vous l’auriez oublié). Elle venait, bien sûr, d’assister à ma crucifixion, ce qui ne doit pas être sans effet émotionnel sur une mère, mais là-bas et jadis, sa réaction m’avait fait tout drôle : je me sentais à la fois fier et honteux, comme si j’étais son bon petit soldat, ou ce genre de truc. L’étreinte d’Alice me rappelle cette situation, comme une scène empruntée à un drame télévisé en costumes, mais comment dire ? c’est tout de même agréable ; je me sens réconforté, grandi de cinq bons centimètres.
Au sommet de la colline, on s’assied sur un banc, nichés comme deux tourtereaux à une extrémité, sa hanche contre la mienne. Je sens l’humidité du bois à travers mon pantalon, je sais que la mousse y laissera des traces, mais ça m’est égal. En fait, je resterais volontiers ici pour la vie à regarder la ville en contrebas et les lumières de l’autoroute disparaître dans la campagne.
« Au fait, je ne t’ai pas encore souhaité un bon anniversaire, me dit Alice.
— Ça ne fait rien…
— Bon anniversaire, Brian.
— Bon anniversaire à toi aussi.
— Mais ce n’est pas le mien !
— C’est vrai.
— Et je n’ai pas non plus de cadeau pour toi.
— Aucune importance. Le cadeau, c’est cette soirée. »
Il y a un silence. J’envisage de lui désigner les constellations, comme dans les films, car je les ai apprises par cœur en vue d’une occasion semblable, mais le ciel est trop nuageux. Je me demande alors s’il fait assez noir ou si elle est assez pétée pour que je l’embrasse.
« Brian, qu’est-ce que tu fais pour Noël ?
— Heu… pas encore de projets.
— Tu ne veux pas venir chez moi ?
— Où ça ? À Londres ?
— Non. Dans le Suffolk, où nous avons une chaumière. Tu pourrais ainsi rencontrer Rose et Michael.
— Qui sont Rose et Michael ?
— Mes parents.
— Ah, bon. J’adorerais, mais, tu vois, je ne veux pas laisser ma mère seule.
— Bien sûr que non. Mais tu pourrais venir entre Noël et le jour de l’an. Mes parents me fichent une paix royale, et nous serions seuls la plupart du temps ; nous pourrions lire, nous promener, bavarder, et tout.
— D’accord, dis-je.
— Formidable. Affaire conclue. J’ai froid maintenant. Rentrons. »
Il est plus de minuit quand nous arrivons à la résidence universitaire, mais il y a encore quelques étudiants déambulant à pas feutrés dans les couloirs parquetés – les bûcheurs, les insomniaques et les fumeurs de joints hallucinés. Ils lui disent tous : « Salut, Alice » en me jetant des coups d’œil surpris, mais ça m’est égal. Je suis trop absorbé par la façon dont je vais la quitter – par la logistique des adieux, en somme. Devant sa porte, elle me dit : « Il faut que je dorme. J’ai un cours demain matin à 9 h 15.
— Sur quoi ?
— “Stanislavski et Brecht – une séparation radicale ?”
— Ce point d’interrogation s’impose, dis-je, parce que sur bien des plans, ils ne sont pas tellement différents, bien que les gens tendent à penser que leurs philosophies s’excluent mutu…
— Écoute, Brian, il faut que je dorme.
— Bon. Merci de t’être laissé convaincre de passer cette soirée avec moi.
— Brian, je ne me suis pas laissé convaincre : j’étais consentante dès le début. » Elle se penche et, en un éclair, m’embrasse près de l’oreille. Le geste a été aussi rapide qu’une morsure de cobra, et mes réflexes ne sont pas à la hauteur. J’ai tout juste le temps de claquer une bise trop sonore dans sa propre oreille avant qu’elle s’écarte en me fermant la porte au nez.
Une fois encore je grimpe l’allée de gravier en direction de mon logis. En fin de compte, tout s’est bien passé, à mon sens tout au moins. Elle m’a invité dans sa chaumière, une preuve que, maintenant, elle me trouve « intéressant », ce qui n’était pas mon idée de départ (« sexy » aurait mieux répondu à mes attentes). Ce changement d’éclairage s’agissant de ma petite personne me met un peu mal à l’aise, mais tout de même…
« Hé, Jackson ! »
Je regarde autour de moi.
« Pardon, je veux dire Brian. Lève les yeux. » C’est Rebecca, penchée à la fenêtre du premier étage, prête à se coucher, dans un long tee-shirt noir.
« Alors, comment ça s’est passé, don Juan ?
— Oh… tu vois… pas si mal.
— Il y a de l’amour dans l’air, alors ?
— Pas de l’amour. De l’amitié.
— De l’amitié dans l’air alors. Ouiii… je le sentais. (Elle hume l’air.) Ça sent l’amitié. Bien joué, Brian. Restes-en là, mec. »
En rentrant, je m’arrête à la station-service ouverte la nuit et m’offre une barre chocolatée Cadbury et une canette de soda Lilt avec l’argent économisé grâce à ma crise de larmes. Quand j’arrive chez moi à Richmond, il est presque 2 heures du matin. Il y a trois mots punaisés sur ma porte…
19:30 : Brian, ta mère a appelé.
23:45 : Spencer a appelé. Il s’emmerde à mort dans son garage. Rappelle-le.
Brian, pourrais-tu, s’il te plaît, ne pas utiliser mon gommage à l’abricot sans me le demander ?
QUESTION : Que doit faire Dorothy Gale[19] pour se retrouver par magie dans le Kansas ?
RÉPONSE : Claquer trois fois des talons en se disant : « Rien ne vaut la douceur du foyer. »
Quand j’arrive, maman n’est pas rentrée de chez Woolworths. Je me fais une tasse de thé, me laisse tomber sur le canapé, prends un crayon et coche sur le supplément du Times les programmes de télévision que j’ai envie de regarder durant cette semaine de fêtes. Je suis claqué, ce que malheureusement je dois davantage à l’abus de la bière maison de Josh et Marcus qu’au surmenage intellectuel. Les dernières semaines « festives » du trimestre, baignées dans un brouillard sinistre, ont eu pour cadre la cuisine de parfaits étrangers ou la nôtre, avec mes deux colocataires et leurs amis : des sportifs archibaraqués et des filles éternellement bronzées membres de l’équipe de crosse, toutes vêtues de chemisiers à col relevé, toutes étudiantes en français, toutes natives du très chic Surrey, toutes blondes, avec le même geste brusque pour repousser leurs cheveux en arrière, et pleines de confiance en soi. J’avais trouvé un nom pour les qualifier : les Surrey certaines, mais personne avec qui le partager.
Je ne sais pas ce qu’on leur avait enseigné dans leurs écoles privées rupines, mais, bon sang, elles tenaient l’alcool. Moi, vautré sur le canapé de maman, je me sens intoxiqué, mal nourri, grisâtre, heureux de me retrouver chez moi et de pouvoir m’avachir devant la télé. Il n’y a rien à voir cet après-midi, sauf un western ; je laisse donc mon regard errer sur la photo de moi placée sur le récepteur, prise par papa tout juste avant sa mort. Existe-t-il quelque chose de plus atroce, de plus sinistre qu’une vieille photo d’école ? On dit que l’objectif vous ajoute trois kilos ; moi, c’est exclusivement mon acné qu’on a ciblée (« visée » à proprement parler) en la multipliant par trois. J’offre un tableau carrément médiéval – la victime type de la peste, ravagée de bubons. Je me demande ce que cette horreur – son fils grimaçant au-dessus du poste – peut apporter à maman quand elle regarde d’un œil un feuilleton.
Je suis tellement déprimé par cette image que j’éteins le poste et vais à la cuisine brancher la bouilloire pour me refaire du thé. Pendant que l’eau bout, je regarde la cour de derrière, une parcelle de terrain éternellement à l’ombre, 2,40 mètres carrés à tout casser, que maman a fait paver après la mort de papa pour se simplifier la vie. Je monte la chope et mon sac dans ma chambre. Maman a éteint le radiateur, par économie, et il fait un froid de loup. Je me glisse sous les couvertures tout habillé et regarde le plafond. Mon lit, curieusement, me semble plus petit, comme un lit d’enfant ; de fait la pièce entière semble avoir rapetissé, Dieu sait pourquoi, car je n’ai ni grandi ni grossi, ce qui rend encore plus bizarre cette impression que ce lieu ne m’appartient plus après seulement trois mois d’absence. Tout ce qui reste ici de moi, ce sont les objets de mon enfance : les bandes dessinées, les fossiles sur l’appui de la fenêtre, les manuels censés vous faire réussir les épreuves d’anglais, les modèles réduits d’avions accrochés au plafond, les vieilles chemises d’uniforme pendues dans l’armoire. Déprimé, je pense un moment à Alice puis m’endors.
Cela fait une éternité que je ne lui ai pas vraiment parlé. Depuis quinze jours, date de la fin de nos réunions préparatoires au Challenge, elle semble avoir été avalée par sa petite clique, une bande très fermée de garçons et de filles beaux et tapageurs que je voyais à la cafétéria ou en train de sillonner la ville, entassés à sept ou huit dans la 2 CV d’Alice, un engin jaune canari puant la clope, une cassette de Jimi Hendrix à fond, se passant une bouteille de vin rouge avant d’aller dans l’appartement suprêmement géorgien de l’un d’eux pour consommer des drogues intéressantes et baiser. De fait, la seule fois où j’ai vu Alice d’un peu près, c’était avant-hier soir, au bar des étudiants, où elle était avec sa bande. Je me suis approché et leur ai dit « salut ». Ils m’ont tous répondu « salut » avec des sourires aimables, mais malheureusement il n’y avait pas assez de chaises pour que je m’asseye avec eux. En plus, Alice devait se dévisser le cou pour me parler, un exercice qui a ses limites ; quant à moi, je ne pouvais pas rester planté ainsi très longtemps à la limite d’un groupe sans donner l’impression d’être le serveur chargé de débarrasser leur table. Bien entendu, je n’ai que mépris pour ce genre de privilégiés à l’aise et contents d’eux, pas assez cependant pour ne pas souhaiter avec passion être admis dans leur groupe.
Alice a tout juste eu le temps de me confirmer son invitation à la campagne. Je n’ai besoin de rien apporter à part des livres et un pull. En fait, elle a ri quand je lui ai demandé si je devais prendre une serviette de toilette. « Nous en avons plein », m’a-t-elle assuré, ce qui ne m’étonnait pas. « J’attends ce moment avec impatience, m’a-t-elle dit. — Moi aussi », ai-je répondu – mais moi, j’étais sincère. Je sais qu’à la fac, je n’ai aucune chance qu’elle m’accorde du temps ; il y a trop de distractions, trop de garçons dégingandés aux pommettes intéressantes, avec des apparts à eux et du fric plein les poches. Quand nous nous retrouverons entre nous, elle et moi, qui sait… ? J’aurai peut-être enfin l’occasion de lui prouver la fatalité absolue de notre relation.
Nous sommes le matin de Noël. La première chose que je fais en me levant c’est de manger un bol de Kellogg’s et d’allumer la télé. Il est près de 10 heures et Le Magicien d’Oz vient de commencer. Je mets le film en fond sonore tandis que maman et moi ouvrons nos cadeaux. Papa est là aussi, d’une certaine façon, tel le fantôme de Jacob Marley dans la Chanson de Noël de Dickens, habillé comme sur l’une de ses vieilles photos Polaroid d’une robe de chambre bordeaux, ses cheveux bruns coiffés en arrière, portant des pantoufles neuves et fumant une cigarette d’un paquet que je viens de lui offrir dans un emballage festif.
Cette année, maman m’a offert des maillots de corps et les œuvres complètes de e.e. cummings que je lui avais demandées, et qu’elle a dû commander tout spécialement. En regardant le prix sur la page de garde, j’éprouve un certain remords tellement c’est cher – au moins une journée de salaire. Je l’embrasse sur la joue et lui tends mon cadeau : une petite corbeille d’essences parfumées de chez Body Shop et une édition Everyman d’occasion de La Maison d’âpre-vent.
« Qu’est-ce que c’est ? me demande ma mère.
— Le livre le plus merveilleux de Dickens. Je l’adore. Bleak House ; c’est juste comme ici : sinistre ! »
Ce commentaire donne le ton de la journée : pas gaie-gaie.
Oncle Des se joint à nous pour le déjeuner. Sa femme l’a quitté il y a deux ans pour l’un de ses collègues de bureau. Depuis, maman l’invite à Noël car il n’a pas vraiment de famille. Il n’est pas mon oncle, juste un type qui habite trois maisons plus bas et qui se permet de m’ébouriffer les cheveux et de me parler comme si j’avais douze ans.
« Alors, comment ça va, grosse tête ? me demande-t-il de sa voix d’animateur de goûters d’enfants.
— Très bien, merci, oncle Des.
— Putain, on t’apprend pas à te servir d’un peigne, à l’université ? me dit-il en m’ébouriffant trois ou quatre fois la tignasse. Regarde dans quel état tu es. » Il se permet d’ébouriffer encore. Je trouve cela un peu fort de la part d’un type de quarante-cinq ans qui se fait faire des permanentes peroxydées et s’offre une moustache aussi épaisse qu’un échantillon de moquette, mais je me tais car maman n’aime pas que je « réponde » à oncle Des. Je me tortille timidement en m’estimant déjà heureux de ne pas être victime cette année de son tour de magie favori : me tirer une pièce de 50 pence de derrière l’oreille.
Maman passe la tête par l’entrebâillement de la porte et nous dit : « Je viens de mettre les choux de Bruxelles. » Une odeur prégnante émane en effet de la cuisine. Des miettes de céréales encore coincées entre les dents, j’ai un peu mal au cœur. Elle retourne à ses préparatifs, et Des et moi nous asseyons pour regarder Le Magicien d’Oz sans monter le son.
« Ils nous resservent encore cette merde ! s’exclame oncle Des. Tous les Noëls, on a droit à ce putain de Magicien d’Oz.
— C’est vrai, ils pourraient tout de même trouver autre chose.
— Que fais-tu toute la journée à la fac ? »
C’est une bonne question, que je me suis déjà posée.
« Plein de choses : je vais aux cours, je lis, je ponds des dissertations, ce genre de trucs.
— C’est tout ? Putain, c’est un emploi du temps de fainéant… »
Mieux vaut changer de sujet. « Et toi, oncle Des, comment va le boulot ?
— C’est calme en ce moment, Bri, très calme. » Il travaille dans le bâtiment, spécialisé dans la construction de serres, de vérandas et de patios, ou du moins, c’est ce qu’il faisait avant son divorce et la récession. Maintenant, sa fourgonnette ne quitte plus le trottoir devant chez lui et il passe son temps à démonter le moteur et à le remonter, apparemment jamais satisfait. « Les gens ne souhaitent plus s’agrandir en temps de crise ; vraiment, les extensions vitrées sont devenues un luxe… » Il se lisse mélancoliquement la moustache en regardant ce film vaguement dérangeant plein de singes avec des ailes dans le dos, et je regrette de lui avoir posé la question sur son boulot, car je sais que ça ne va pas fort. Après avoir regardé d’un œil morne les primates volants, il se force à quitter l’écran des yeux, se carre dans le canapé et frappe dans ses mains. « Bon, que dirais-tu d’un verre ? Après tout, c’est Noël. Quel est ton poison favori, Brian ? » Il ajoute d’un ton de conspirateur : « À part les choux de Bruxelles… »
Je regarde la pendule au-dessus de la cheminée : il est 11 h 55. « Je prendrais une bière blonde, merci. » Il va la chercher au frigo, de l’air affairé du type qui habite là.
Durant le déjeuner, que nous prenons dans la cuisine avec Radio 2 allumée, je décide d’annoncer la grande nouvelle.
« À propos, j’ai quelque chose à vous annoncer. »
Maman cesse de mâcher.
« Quoi ?
— Quelque chose qui s’est passé à la fac ce premier trimestre.
— Oh, mon Dieu, Brian, dit maman, la main devant sa bouche.
— Rien de grave. Ne t’inquiète pas. »
Elle regarde oncle Des et me dit nerveusement :
« Vas-y.
— J’ai été sélectionné pour l’University Challenge.
— Quoi, ce truc à la télé ? demande Des.
— Ouais ! Je fais partie de l’équipe. »
Maman pouffe de rire. Elle regarde oncle Des, qui rit aussi. « Félicitations, Bri », dit-il. Il pose sa fourchette dans le but de récupérer la main qui ébouriffe ma tignasse. « C’est une nouvelle formidable, vraiment formidable, assure-t-il.
— Et quel soulagement », dit maman en avalant une grande gorgée de vin. Elle pose les mains sur sa poitrine comme pour calmer les battements de son cœur.
« Tu croyais que j’allais t’annoncer quoi ?
— Pour être honnête, chéri, je croyais que tu allais m’avouer que tu étais homosexuel. » Elle a de nouveau une crise de fou rire, partagée par l’oncle Des, qui manque de s’étouffer avec les choux de Bruxelles.
Après notre raid sur la dinde, Des se verse un grand whisky et allume un mince Panatella, tandis que maman fume une Rothmans. À travers le rideau de fumée parfumée au caramel, nous regardons Top of the Pops à la télé. Oncle Des pousse des grognements de cochon chaque fois que la caméra se fixe sur une choriste court vêtue, et maman rit avec indulgence en lui donnant une tape sur la main, tout en dévorant méthodiquement les traditionnels chocolats à la liqueur, brisant avec les dents le petit goulot des flacons pour laisser leur élixir couler dans sa bouche, telle une poivrote délicate. Le problème de maman avec l’alcool prend un curieux tour. Je ne sais trop qu’en penser, mais ne voulant pas être en reste, je décapsule l’une après l’autre les canettes de mon pack de quatre. Comme je suis incollable sur la musique pop, je les aide tous deux à identifier les visages les moins connus de la vidéo Do They Know It’s Christmas[20], puis nous écoutons le discours de la reine, puis oncle Des va passer un moment avec sa vieille mère, un peu plus bas dans la rue, en promettant de revenir à 18 heures pour manger les restes et participer à nos rituelles et interminables parties de Monopoly, qu’il gagnera inévitablement, mais seulement en se nommant banquier et en détournant les fonds.
Avant que la nuit soit complètement tombée, maman et moi enfilons nos manteaux et sortons. Elle me prend le bras pour faire le kilomètre et demi qui nous sépare du cimetière. Elle veut déposer des fleurs sur la tombe de papa. L’air froid et humide la grise un peu plus et je dois me pencher vers elle pour entendre ce qu’elle me dit. Elle sent la sauge, l’oignon et la liqueur de café Tia Maria.
Comme d’habitude, je me tiens un instant à ses côtés en la rassurant sur l’état de la tombe – encore correct –, puis je m’écarte pour la laisser parler à son mari seule à seul. Je n’ai pas l’habitude de rester les bras ballants, sans lire ni rien. J’essaie donc d’identifier les oiseaux, mais ce ne sont que des freux et des pies (corvidés) ; des étourneaux (Sturnus vulgaris) et des moineaux (Passer domesticus), et je me demande pourquoi les cimetières n’attirent que ces espèces-là, charognardes, morbides ou ternes. Au bout de dix minutes, quand maman a dit tout ce qu’elle avait à dire à papa, elle pose une main légère sur la pierre tombale et vient me rejoindre, tête baissée. Elle me prend le bras et se tait jusqu’à ce qu’elle parvienne à contrôler sa respiration et parler normalement. La nuit est tombée. Deux jeunes des grands ensembles voisins montent les vélos tout-terrain qu’ils ont reçus en cadeau, slalomant entre les tombes et effectuant de brusques freinages et des dérapages qui font voler le gravier. Maman, les yeux encore humides, un peu pompette à cause de la liqueur qu’elle a absorbée et choquée par ce comportement, leur crie d’arrêter, de montrer un peu de respect pour les morts. L’un des deux lui fait un bras d’honneur, la double en riant et lui crie à son tour : « Va te faire foutre, vieille conne. Occupe-toi de tes oignons. » Je sens que maman va se remettre à pleurer, et soudain je ressens le désir furieux de courir après le mec, de l’attraper par le capuchon de sa parka, de le faire tomber de son vélo neuf, de lui enfoncer mon genou dans le dos et de frotter sa gueule stupide et méchante sur le gravier pour voir combien de temps il lui faudra pour cesser de ricaner. Puis, tout aussi soudainement, j’ai envie d’être loin, très loin d’ici, étendu dans un grand lit tiède avec quelqu’un, et de m’endormir.
QUESTION : Quel nom donne-t-on à un composé organique dont la formule générale est R-OH, dans lequel R constitue un groupe alkyle fait de carbone et d’hydrogène et OH, un ou plusieurs groupes hydroxyles ?
RÉPONSE : L’alcool.
Le Black Prince est un pub réservé aux mineurs qui boivent. Au collège, on l’appelait « la Crèche », le propriétaire estimant raisonnablement que tout jeune capable de planquer sa cravate d’école dans sa poche était en âge de picoler. Le vendredi après-midi, l’endroit ressemblait au plateau envahi par une bande d’écoliers insupportables genre Grange Hill – bourré au point qu’on ne pouvait pas se baisser pour ramasser son cartable.
En dehors du trimestre scolaire, on ne peut rêver d’un endroit plus glauque pour prendre un verre entre amis : marronnasse, d’une laideur agressive, toujours froid et humide, on a l’impression d’être assis dans quelque rognon géant. Mais depuis cinq ans, c’est devenu une tradition de se retrouver ici chaque soir du lendemain de Noël, et les traditions, c’est sacré. Nous voici donc tous les trois, Spencer, Tone et moi, assis dans une alcôve de la couleur d’un caillot de sang, réunis pour la première fois depuis septembre. J’étais un peu inquiet à l’idée de les revoir, mais Spencer semble vraiment heureux. Tone aussi, mais il a une façon bien à lui de me le montrer, en me labourant la tête avec les phalanges de son poing fermé.
« Qu’est-ce que tu as fabriqué avec tes cheveux ? » Il m’attrape la tête par les oreilles et la renifle comme un melon. « Tu as mis de la mousse coiffante ?
— Non. (En fait oui – un peu.)
— Comment ça s’appelle, ce genre de coupe ?
— Ça s’appelle une Brideshead, dit Spencer.
— Ça s’appelle une coupe courte derrière et dégagée sur les oreilles, dis-je. Et la tienne, Tone ?
— Elle n’a pas de nom. Elle est, c’est tout. Alors, tu bois quoi : porto et citron ? sherry ? vin blanc doux ? » Ça commence bien, alors que je n’ai même pas ôté ma veste d’ouvrier.
« Une pinte de blonde.
— Une Spéciale ?
— Va pour celle-là. »
C’est celle avec du gin dedans. Cela fait partie des attributions éducatives du patron du pub de laisser ses clients expérimenter et innover ; il sert sans battre un cil des mélanges répugnants. De plus, une blonde avec faux col de gin est un choix plutôt adulte. Tout ce qui n’a pas le goût de noix de coco, de menthe ou d’anis est considéré ici comme sophistiqué.
Depuis nos douze ans, je ne suis jamais resté aussi longtemps sans voir Spencer, et j’ai très peur des silences gênés qui pourraient advenir. En voici déjà un. Silence. Spencer tente de le remplir en jouant avec son dessous- de-verre comme avec une balle. J’attrape une boîte d’allumettes, au cas où il y aurait quelque chose à lire dessus.
« Alors ? Je croyais que tu devais revenir tous les week-ends, me dit-il.
— Je devais, mais j’ai été trop occupé.
— Occupé. Ah bon.
— Tu as passé un bon Noël ?
— Comme d’habitude. Pareil que l’année dernière et pareil que l’année prochaine. Et toi ?
— Moi aussi : comme d’habitude. » Tone revient avec nos trois « Spéciales ». « Alors, quoi de neuf, Spence, ça va ?
— De neuf ? répète Spencer.
— Au boulot, je veux dire.
— Quel boulot ? » Il me fait un clin d’œil. Pour autant que je sache, Spence est toujours inscrit au chômage, tout en faisant des heures au noir la nuit.
« À la station-service.
— Eh bien, nous avons en ce moment des offres promotionnelles très intéressantes : quatre verres à vin gratuits pour l’achat d’une bouteille. Ça met de l’animation. Et le prix de l’essence quatre étoiles a grimpé récemment, ce qui provoque chez les clients des sensations fortes. Tout ça pour dire que mon quotidien est plein d’imprévu. Ah, j’oubliais, la semaine dernière, des étudiants sont partis sans payer.
— J’espère que tu les as rattrapés, dit Tone.
— Non, Tony. Pour la bonne raison qu’ils étaient en voiture, et moi à pied. En plus, pour 1,80 livre de l’heure, pas question que je cavale.
— Comment sais-tu que c’étaient des étudiants ? dis-je, mordant à l’hameçon.
— Eh bien… tout d’abord, ils étaient très mal fringués : longues écharpes, petites lunettes rondes, coupes de cheveux immondes… (Il nous adresse un sourire de conspirateur à Tone, puis à moi.) À propos, comment va ta vue, Brian ? (C’est un gag récurrent entre Tony et lui, qui croient que j’ai menti à un ophtalmo à seule fin de porter des lunettes.)
— Ça va. Elle n’a pas baissé. » Je me lève pour aller chercher des chips.
En me dirigeant vers le bar, je songe un instant à prendre la porte et me tailler. J’aime Spencer et Tone – surtout Spencer –, et je pense que c’est réciproque, sauf que ce mot « aimer », nous ne l’utilisons jamais, du moins pas quand nous sommes sobres. Je ne peux pourtant m’empêcher de penser à mon dix-huitième anniversaire : mes copains m’avaient attaché, nu, à la jetée de Southend et m’avaient fait avaler de force des laxatifs ; j’en déduis que leur amour s’exprime sous une forme qui défie les conventions.
Quand je reviens, ils sont en train de parler de la vie sexuelle de Tone, ce qui me soulage car ils m’épargneront pendant une bonne heure. Barmaids, coiffeuses, profs, sœurs des camarades de classe, leurs mères même, personne ne semble à l’abri du charme nordique de Tony. La liste est sans fin, les détails, explicites, et au bout d’un moment, je me sens sali au point d’avoir besoin d’un bain, mais, incontestablement, Tone a quelque chose qui joue en sa faveur – un quelque chose qui n’a rien à voir avec la sensibilité, le respect et la tendresse. On tend à l’imaginer, après l’amour, en train de frotter de son poing fermé le crâne de sa partenaire. Je me demande, sans oser l’exprimer à haute voix, s’il a des rapports protégés, mais je le soupçonne de laisser la capote aux poules mouillées, tout comme la ceinture de sécurité et le casque de moto. Si on l’obligeait à sauter d’un avion, Tone trouverait que le parachute est un accessoire pour chochottes.
« Et toi, Brian ? Un peu d’action dans ta vie ?
— Pas vraiment. » Cette réponse me semblant un peu faible, j’ajoute avec nonchalance : « Il y a une fille, Alice, qui m’a invité demain dans sa ferme à la campagne, donc…
— Sa ferme ? demande Spencer. Elle fait quoi ? Elle trait les vaches ?
— Mais non. Dans son cottage, tu vois, chez ses parents.
— Tu la sautes alors ? demande Tone.
— C’est platonique.
— Qu’est-ce que ça veut dire, “platonique” ? demande Spence, qui le sait fort bien.
— Ça veut dire qu’elle ne se laisse pas sauter, résume Tone.
— Je ne la “saute” pas parce que je ne le souhaite pas. Pas encore en tout cas. Si je le voulais, je le ferais.
— Une de tes expériences récentes prouve que ta volonté n’y peut rien. »
Tone semble trouver ce commentaire à mourir de rire. Je bats une fois de plus en retraite et vais chercher une nouvelle tournée de gin-bière. Je titube en quittant le box, ce qui indique que l’alcool commence à faire son effet, conscient toutefois que mon argent de poche n’est pas extensible à l’infini. Mais le Black Prince casse les prix : un billet de 10 livres suffit pour rendre trois jeunes hommes incohérents, agressifs, sentimentaux et violents, et on leur rendra encore la monnaie.
Quand je me rassieds, Spencer me demande ce que je fais réellement de mes journées.
« Je bavarde. Je lis. Je vais aux cours. Je discute.
— C’est pas vraiment du travail, ça.
— Pas du travail, mais l’acquisition d’une expérience.
— Ouais, je vois, l’Université de la Vie, et toutes ces conneries, dit Tone.
— Moi aussi, j’ai présenté ma candidature à l’Université de la Vie, mais elle a été refusée, dit Spence.
— Ce n’est pas la première fois que tu dis ça, Spence.
— C’est vrai. Et la politique ? (Il prononce le mot du bout des lèvres, comme s’il était dégoûtant.)
— Quoi, la politique ?
— Tu es allé à de bonnes manifs, dernièrement ?
— Une ou deux.
— À propos de quoi ? » demande Tone.
Il aurait été plus sage de changer de sujet, mais je ne vois pas pourquoi je transigerais sur mes opinions dans le seul but d’être tranquille. Je lui réponds donc :
« L’apartheid…
— Pour ou contre ?
— La gratuité des soins, les droits des gays… »
Tone se ragaillardit à ces mots. « Dis-moi quel salopard a essayé de te dénier tes droits, que j’aille lui casser la gueule…
— Pas les miens. Les services sociaux de droite tentent d’empêcher les enseignants de montrer l’homosexualité sous un jour positif ; ils veulent légaliser l’homophobie.
— C’est ce qu’ils font alors ? demande Spencer.
— Qui ?
— Les profs. Parce que, moi, je n’ai pas le souvenir d’un seul prof enseignant l’homophobie dans notre école.
— Non, mais…
— Où est le problème alors ?
— C’est vrai ça, dit Tone. Imagine que tu deviennes gay sans l’avoir appris.
— T’as raison, dis-je.
— En plein dans le mille, Tone, approuve Spencer. Ce serait un scandale. (Indignation feinte.) L’homosexualité doit s’apprendre. Le mardi après-midi : deux heures de Gay Savoir.
— Désolé, mademoiselle, mais je suis pour la “pédé-gogie” passive.
— Ouais, il faut homologuer le bac-anal. »
Nous sommes à court de bons mots sur la question. Spencer, ironique, me dit alors : « Je te félicite de t’agiter pour des causes importantes, sincèrement. Celles qui nous affectent tous. Comme quand tu as joint la CND. Nous avons eu une catastrophe nucléaire majeure depuis ? Non. »
Tone saute sur ses pieds.
« La même chose ?
— Sans gin pour moi, Tone. » Je sais que ma supplique est vaine. Il y en aura.
Restés seuls, Spencer et moi plions et replions nos sachets de chips vides. Je sais que nous n’en avons pas encore terminé avec moi. Le gin me rend irritable, rancunier ; quel intérêt de sortir avec vos copains s’ils ne débitent que des conneries ? Je finis par dire : « Alors toi, Spencer, contre quoi protesterais-tu ?
— Sais pas. Ta coupe de cheveux ?
— Sérieusement…
— Crois-moi, c’est gravissime.
— Il y a quand même des causes qui te tiennent à cœur, non ?
— Sais pas. Plein. Pas forcément les droits des gays.
— Il n’y a pas que ça, il y a une quantité d’autres mesures qui te concernent, non ? Par exemple les coupes dans le budget de la Sécu et les allocations chômage ; les chiffres du chômage, justement.
— Merci de militer à ma place, vieux. J’attends avec impatience l’augmentation du salaire minimum. »
Que répondre à ça ? Je reste coi. Je tente une approche conciliatrice, du genre « Eh, mon pote, viens donc me voir à la fac le trimestre prochain ».
« La fameuse “Journée d’orientation professionnelle” organisée par l’université, avec son slogan : “Ton avenir nous intéresse” ?
— Non, juste pour rigoler. » Mais là, alors que je devrais parler de sexe, de cinéma, de séries télévisées ou de n’importe quoi, j’ajoute : « Pourquoi tu ne te représentes pas au bac ?
— Parce que je ne veux pas.
— Mais c’est un tel gâchis…
— Un gâchis ? Lire de la poésie et se masturber dans sa chaussette pendant trois ans, tu appelles ça comment ?
— Mais tu ne serais pas obligé d’étudier la littérature. Tu pourrais faire quelque chose de technique, qui te branche davantage.
— On ne pourrait pas changer de sujet, Brian ?
— D’accord.
— Parce que je suis déjà submergé de putains de conseils professionnels de la part des services sociaux, et m’en farcir au pub le putain lendemain de Noël, c’est trop.
— Très bien. Changeons de sujet. »
Pour faire la paix, je propose que nous allions mettre des pièces dans la machine à quiz que s’est payée le Black Prince. Investir dans un logiciel merdeux de jeu-concours, quelle déchéance.
« Très bien, allons-y », dit Spence.
Nous apportons nos bières, que nous posons sur l’appareil.
« Qui joue Cagney dans la série télévisée Cagney et Lacey ? »
Je pousse le bouton C : « Sharon Gless. »
Exact.
« Date de la bataille de Trafalgar ? »
Je pousse le bouton B : « 1805. »
Exact.
« Le surnom de l’équipe de foot de Norwich est ?… »
Tone pousse le bouton A : « Les Canaris. »
Exact.
Peut-être est-ce le bon moment pour mentionner l’University Challenge ?
« Qu’est-ce qu’a créé Davros[21] ? »
Je presse A. « Les Dalek. »
« Qui s’appelait en réalité Schicklgruber avant que son père change de nom ? »
Je presse B. « Hitler. »
Exact.
Je pourrais juste glisser dans la conversation : Au fait, les potes, je ne vous ai pas dit que je suis sélectionné pour l’University Challenge ?
« Quel Américain détient le record olympique absolu de natation ?… »
Tone presse D. « Mark Spitz. »
Exact.
Vous savez, l’University Challenge, le jeu-concours à la télé… (Ils ne me tomberont peut-être pas dessus si je le leur dis, ils vont penser que c’est sympa et me féliciteront.)
« Encore une question et on gagne 2 livres.
— Bon. Concentrons-nous. »
Je vais leur dire…
« Star Wars a été nommé pour combien d’oscars ?
— On presse B, dis-je : quatre oscars.
— Non, on presse D, dit Tone : aucun oscar.
— Je suis pratiquement sûr que c’est quatre, dis-je.
— Foutaise. C’est une question piège. Le film n’a pas eu d’oscar.
— Pas obtenu, mais il a été nommé.
— Pas nommé non plus, crois-moi, Spencer.
— Quatre ! Je te jure, Spencer. »
Tone et moi regardons Spencer d’un air suppliant. « Écoute-moi, dis-je, j’ai raison, je te jure. Il y a 2 livres en jeu » ; il m’écoute et presse le bouton B.
Faux. La bonne réponse était D : dix oscars.
« Tu vois, rugit Tone.
— Toi aussi tu t’es planté, dis-je.
— Pauvre con, dit Tone.
— C’est toi, le con.
— Vous êtes tous les deux des cons, dit Spencer.
— Le con, c’est toi, espèce de con, renchérit Tone.
— Non, mec, c’est toi », dit Spencer.
Je me dis qu’en fin de compte je ne leur parlerai pas de l’University Challenge.
La quatrième pinte de bière au gin nous rend sentimentaux. Nous évoquons avec nostalgie le passé : des événements survenus six mois plus tôt – même pas drôles – et des gens – même pas sympas. Nous supputons les préférences sexuelles de Mme Clarke, la prof d’éducation physique ; nous nous demandons combien au juste pesait le gros Barry Pringle, quand le patron du Black Prince annonce la dernière tournée.
Dehors, il commence à pleuvoir. Spencer suggère que nous allions au Manhattan, un night-club pourri, mais nous ne sommes pas assez saouls pour ça. Tone voudrait qu’on aille chez lui regarder pour la quatre-vingt-neuvième fois Vendredi 13, la vidéocassette du film d’horreur qu’il a tirée à son patron, mais je préfère rentrer car je suis trop schlass et trop déprimé. Je pars donc dans la direction opposée.
« Tu es par là pour le jour de l’an ? me demande Tone.
— Sans doute pas. Je crois que je vais aller chez Alice.
— Bon, à une autre fois alors. » Tone me donne une grande claque dans le dos et s’éloigne en titubant.
Spencer, en revanche, vient vers moi et me prend dans ses bras. Son haleine puant la bière au gin, il me murmure à l’oreille, comme un baiser mouillé : « Écoute, Brian, mon vieux, t’es vraiment mon pote, tu sais, mon meilleur pote, et c’est génial que tu sois là-bas, à rencontrer tous ces gens, à faire toutes ces expériences, à agiter toutes ces nouvelles idées, à te faire inviter dans des cottages et tout, mais promets-moi une chose, veux-tu ? (Il se rapproche encore.) Promets-moi que tu ne vas pas devenir un con total. »
QUESTION : Si une brûlure épidermique est dite du premier degré, comment appelle-t-on celle qui affecte le tissu sous-cutané ?
RÉPONSE : Une brûlure au troisième degré.
Même si le reste de ma vie est prévisible, banal et morose, vous pouvez être sûr que ma peau présentera toujours des particularités intéressantes.
Quand on est gosse, la peau n’est qu’une enveloppe rose et lisse : sans poils, sans pores, sans odeur, sans histoire. Puis un jour, au collège, dans un manuel de biologie, on voit une coupe terrifiante examinée au microscope – les follicules, les glandes sébacées, la graisse sous-cutanée, et on comprend qu’il y a beaucoup de choses qui peuvent mal tourner. Ç’a été le cas pour moi. Depuis l’âge de treize ans, je ne connais que le savon médical ; je suis un opus vivant d’imperfections et de cicatrices, de poils poussant à l’intérieur, d’un relief toujours changeant, plus ou moins localisé, depuis les cratères discrets du genre bouchon de liège derrière les oreilles jusqu’au monstrueux furoncle enflammé au bout du nez, qui, comme chacun sait, est le centre géométrique du visage. À titre de représailles, j’ai essayé les techniques de camouflage, mais tous les tons censément naturels des crèmes que j’ai utilisées étaient d’un rose albinos qui tendait non à détourner, mais à attirer l’attention sur mes boutons aussi sûrement qu’un cercle dessiné au feutre magique.
À l’adolescence, l’état de ma peau me tracassait moins. Bon, elle me tracassait, mais je l’acceptais comme un phénomène lié à la croissance ; quelque chose de déplaisant mais d’inévitable. À dix-neuf ans, maintenant que je suis un adulte dans tous les sens du terme, je commence à éprouver un sentiment de persécution. Ce matin, en robe de chambre sous l’ampoule 100 watts de la salle de bains, le spectacle est particulièrement hideux. J’ai l’impression d’exsuder de la bière au gin et de l’huile d’arachide sur toute la « zone T » du visage et, nouveauté, je sens une excroissance sous-cutanée grosse comme une cacahuète rouler sous mes doigts. Je décide de sortir l’artillerie lourde. Les Astringents. Sur l’un d’entre eux figure l’avertissement suivant : « Attention – ce liquide peut décolorer le tissu. » Un peu inquiet – applique-t-on sur le visage un truc qui peut faire un trou dans un canapé ? – je l’emploie quand même. Pour faire bonne mesure et me porter chance, j’ajoute un rinçage final au Dettol. Quand j’ai fini, la salle de bains pue l’hôpital, mais du moins je sens ma peau tendue et récurée comme si quelqu’un m’avait ligoté sur le capot d’une voiture pour m’infliger un nettoyage au jet.
Maman frappe à la porte et entre sans attendre ma réponse. Elle m’apporte, lavée et repassée, ma meilleure chemise de grand-père en coton blanc et quelque chose emballé dans du papier d’aluminium.
« C’est du jambon fumé et de la dinde pour ton amie.
— Je crois que la nourriture est fournie, là-bas. De surcroît, ils sont tous végétariens.
— Je te signale que ce sont des blancs de dinde.
— Ce n’est pas une question de couleur.
— Mais qu’est-ce que tu vas manger alors ?
— Ce qu’ils mangent.
— Quoi, des légumes ?
— Eh oui !
— Tu n’as pas mangé un légume depuis quinze ans ! C’est un miracle que tu ne sois pas rachitique.
— Que je n’aie pas le scorbut, tu veux dire. Le rachitisme, c’est un manque de vitamine D2, maman ; le scorbut, de vitamine C. Le manque de fruits frais.
— Alors, emporte des fruits frais.
— Non, maman, rien. Ne t’inquiète pas.
— Emporte au moins le paquet pour le voyage en train. Si tu ne le prends pas, la viande va s’abîmer. » Pour maman, le vrai sens de Noël, c’est la proviande, pardon, la provende de viande froide. Je cède donc et prends le paquet. Il est presque aussi lourd qu’une tête humaine. Elle me suit dans ma chambre pour vérifier que je le mets bien dans ma valise et j’ai l’impression de refaire mes bagages sous l’œil d’un douanier. Je m’estime heureux qu’elle ne m’ait pas obligé à emporter les choux de Bruxelles.
Elle s’assied ensuite sur mon lit pour plier avec soin ma chemise de grand-père.
« Je ne comprends pas pourquoi tu portes ces vieilleries…
— Parce que j’aime ça, peut-être ?
— L’agneau qui se déguise en mouton !
— Moi, je ne critique pas ta façon de t’habiller.
— Bon sang, des boxer-shorts ! C’est ça que tu portes, maintenant ?
— J’en porte depuis que je suis en âge d’acheter mes sous-vêtements moi-même.
— Le slip kangourou n’est plus à la mode ?
— Aucune idée, maman.
— Je croyais que tu aimais bien ces slips en coton que je t’ai choisis…
— Je panache. Ça dépend.
— Ça dépend de quoi ?
— Maman !
— Combien de temps restes-tu chez ta petite amie ?
— Sais pas. Trois jours. Peut-être quatre. Et elle n’est pas ma petite amie.
— Tu repasses par ici ?
— Pas le temps. Je retourne directement à la fac. (Je ne peux me résoudre à appeler « université » l’institution qui m’a accepté, le mot me semble snobinard.)
— Alors tu ne passes pas le jour de l’an avec moi ?
— Je ne crois pas.
— Tu seras avec elle ?
— Je crois. (Je l’espère !)
— Dommage. (Elle prend sa voix de martyr. Le truc, c’est de ne pas croiser son regard. Je me concentre sur ma valise.) Mais pourquoi tu ne reviens pas finir tes vacances ici, après ces trois ou quatre jours à la campagne ?
— Je préfère rentrer à la fac avant la fin des vacances. J’ai du travail.
— Mais tu peux le faire ici…
— Pas vraiment.
— Je ne te dérangerai pas.
— J’ai besoin de la bibliothèque, maman.
— Alors pas de doute, tu seras absent pour le jour de l’an, c’est ça ?
— Oui, maman. »
Derrière mon dos, j’entends un soupir qui évoque un dernier souffle. Si je me retourne, je la trouverai morte. Ça commence à m’agacer.
« De toute façon, tu vas sortir te bourrer la gueule avec l’oncle Des. Ce n’est pas comme si je te laissais seule…
— Je sais, mais pour la première fois, tu ne seras pas avec moi à cette date, c’est tout. Je n’aime pas les bruits de la maison quand je suis seule ici l’hiver.
— Ça devait arriver tôt ou tard. » Mais on pense tous deux la même chose : pas si tôt, pas comme ça. Silence. Puis je dis : « Je vais m’habiller. Maman, si tu voulais bien… ? »
Elle soupire et se lève du lit.
« Il n’y a rien à voir que je n’aie déjà vu », dit-elle.
C’est vrai. Cela remonte au jour de l’an de l’année dernière. Je suis rentré si saoul que j’ai vomi dans mon lit. J’ai le vague souvenir de ma mère m’aidant à m’asseoir dans la baignoire et rinçant avec la pomme de douche le pernod, la bière et le poulet frit-pommes chips à moitié digéré. Comme elle n’a jamais mentionné cet incident depuis et que, grâce à Dieu, j’en garde un souvenir très vague, j’essaie de me persuader que ce n’est pas arrivé. Malheureusement, c’est arrivé.
Parfois, je pense que les psychiatres devraient être plus nombreux : il nous en faudrait un par personne.
Quand je l’embrasse sur le seuil pour lui dire au revoir, maman est un peu ragaillardie. Ce qui ne l’empêche pas de tenter une nouvelle fois de me faire emporter des provisions. Je refuse un pain tranché Mighty White, un litre de cidre brut Blackthorn, un paquet de petits pâtés à la viande, un pot de crème fraîche UHT, un sac de patates de cinq livres, un paquet de Pim’s, un litre de thé vert à la menthe et un magnum d’huile de tournesol. Chaque refus de ma part est pour elle un coup de couteau dans le dos. Le mal est fait. Je m’enfuis en tirant ma valise, sans me retourner pour ne pas la voir pleurer. Sur le chemin de la gare, je m’arrête devant un distributeur automatique et retire 5 livres, puis je m’arrête de nouveau chez le marchand de journaux qui fait débit de boissons et dépense sur-le-champ pour les Harbinson 3 livres pour un vin en carafe, plus chic à mes yeux qu’une bouteille.
QUESTION : Quel terme socioéconomique employait-on dans les villes fortifiées françaises dès le XIe siècle pour désigner les artisans, qui occupaient une position intermédiaire entre les paysans et les propriétaires terriens ?
RÉPONSE : Les bourgeois.
Le train quitte Southend. Je regarde les rues mouillées et vides où le peu de magasins restés ouverts affichent une réticence tacite signifiant « à prendre ou à laisser ». Les quatre jours qui suppurent entre le lendemain de Noël et le réveillon du jour de l’an sont à pleurer. Une sorte de dimanche bâtard sans fin. Pour être juste, il y a pire : les jours fériés de la fin août quand, à 14 h 30, on a envie de se suicider. D’ennui, s’entend.
Je change à Shenfield, où je déjeune d’une canette de Lucozade, d’un paquet de chips Hula Hoops et d’un Twix achetés à la Maison de la presse de la gare. Je n’ai que le temps de regarder comment mon acné évolue dans la glace des toilettes pour hommes avant de reprendre le train.
Après l’Essex, la pluie se transforme en neige, une condition météo rarement vue à Southend où la combinaison d’éclairage urbain, du ciel chargé de l’estuaire et de la pollution engendrée par le chauffage central change invariablement la neige en pluie ; les flocons n’y sont que des paillettes glacées et humides. Ici, dans le Suffolk, les champs éclairés par le soleil couchant sont recouverts d’un tapis immaculé qui semble incroyablement épais. Je lis cinq fois la première page des Cantos d’Ezra Pound sans en comprendre un mot puis abandonne pour regarder le paysage. Ce que je fais avec âme. Dix minutes avant ma gare de destination, je mets mon pardessus et mon écharpe et regarde mon reflet dans la vitre du train. Col remonté ou col baissé ? L’idée, c’est de ressembler à un personnage de Graham Greene dans Le Troisième Homme, sauf que je ressemble plus à Midge Ure, des Ultravox, dans le clip vidéo Vienna.
Cinq minutes avant, je répète ce que je vais dire à Alice. Je n’ai pas été aussi nerveux depuis que j’étais Jésus dans Godspell, quand il fallait que j’enlève le haut pour être crucifié. Je n’arrive même pas à arborer un sourire correct : bouche fermée, j’ai un coin de la bouche qui remonte, comme quelqu’un qui vient d’avoir une attaque. Bouche ouverte, j’exhibe une denture irrégulière noire et ivoire assez semblable à un assortiment de jetons de Scrabble. Une vie de fruits et légumes frais a assuré à Alice Harbinson des dents parfaites. J’imagine son dentiste éclatant en sanglots à la vue de ces splendeurs blanc nacré ; tant de beauté, c’est rare.
Le train entre en gare. Alice m’attend à l’extrémité du quai, emmitouflée dans un long manteau noir visiblement coûteux qui traîne presque jusqu’au sol, une écharpe de laine grise sur la tête, et je me demande où elle a laissé sa troïka. Elle ne court pas vers moi, mais du moins presse-t-elle le pas pour venir à ma rencontre. Elle sourit, puis rit franchement, sa peau est plus blanche, ses lèvres plus rouges, et il y a quelque chose en elle de chaud et doux qu’elle n’avait pas à la fac, maintenant qu’elle n’est plus en service commandé. Elle m’enlace, me dit que je lui ai manqué, qu’elle est folle de joie de me voir, qu’on va bien s’amuser. L’espace d’un instant, j’éprouve un bonheur parfait sur ce quai, avec Alice et la neige qui tombe. Jusqu’à ce que je voie, derrière elle, un beau ténébreux visiblement pas commode. Ce doit être son père. Un Heathcliff en Barbour.
J’aurais pu simplement faire à ce brun séduisant un geste d’allégeance, main portée au front, mais je choisis de la lui tendre. Récemment, je me suis exercé à serrer des mains, trouvant cette façon de se saluer éminemment adulte. Manque de pot, M. Harbinson me regarde comme si j’avais commis un impair grave, ou gravement XVIIIe siècle, du genre génuflexion, puis il finit par prendre ma paluche en la serrant avec assez de vigueur pour me signifier qu’il pourrait me fracasser le crâne si l’envie lui en prenait, avant de me tourner le dos et de s’éloigner.
Je traîne ma valise jusqu’à la Land Rover kaki garée au parking tandis qu’Alice marche devant, son bras passé autour du cou de son père, comme s’il était son petit ami ou quoi. Si moi je marchais dans la rue ainsi accroché au cou de maman, elle appellerait les services sociaux. M. Harbinson, lui, a l’air de trouver ça normal. Il passe son propre bras autour de la taille de sa fille pour la serrer contre lui. Je trottine à leurs côtés.
« Brian est notre arme secrète dans l’équipe. C’est le petit génie dont je t’ai parlé, dit Alice.
— Euh… je ne suis pas sûr que génie soit le mot juste, dis-je.
— Non, moi non plus », lance M. Harbinson.
Nous roulons sur des petites routes de campagne. Je suis assis derrière, avec les Wellington pleines de boue, les croquenots et les cartes d’état-major détrempées tandis qu’Alice monologue sur le déroulement de ses vacances – les fêtes auxquelles elle a été invitée, les vieux amis qu’elle a retrouvés. J’analyse chaque mot, craignant de découvrir dans le paysage l’un de ces intrus romantiques – un jeune acteur en vogue par exemple, ou tel ou tel sculpteur joliment musclé prénommé Jack, ou Max, ou Serge. Apparemment, il n’y a personne – pour le moment du moins. Peut-être Alice se censure-t-elle du fait de la présence de son père, mais j’en doute. Je crois qu’elle fait partie de cette incroyable minorité qui se conduit exactement de la même façon avec ses parents qu’avec ses amis.
M. Harbinson l’écoute et conduit en silence, mais j’entends le murmure subtil de son hostilité. Il est trapu, et je me demande comment un réalisateur de BBC2 peut avoir un physique de maçon. Poilu, en plus. Le genre d’homme qui doit avoir besoin de se raser deux fois par jour. Terriblement intelligent, c’est sûr. Un sauvage, un enfant loup qui aurait bénéficié d’une excellente éducation universitaire. En même temps, il a l’air trop jeune, trop beau, trop cool pour être un père, comme s’il avait fondé une famille entre deux concerts de Jimi Hendrix et deux trips au LSD.
Nous arrivons enfin à Blackbird Cottage. Sauf que « cottage » ou « chaumière » n’est pas le mot pour cet énorme et magnifique corps de ferme aux bâtiments éparpillés sur des hectares et transformés en unités d’habitation. Un village en soi – tout un hameau bousillé pour servir de résidence secondaire à la famille Harbinson, avec tous les avantages d’une demeure seigneuriale sans l’inconvénient, politiquement stigmatisant pour ses propriétaires, de la condition d’aristocrate. Sous la neige, on dirait une carte postale animée. Il y a même de la fumée qui sort de la cheminée. Un spectacle champêtre très XIXe siècle, à part la voiture de sport et la 2 CV d’Alice garées dans la cour, et une piscine recouverte d’une bâche en lieu et place de l’ancienne étable. En réalité, toute référence au dur labeur agricole a été balayée depuis longtemps, et même les chiens sont policés : deux labradors qui bondissent pour m’accueillir avec urbanité comme pour me dire : « Très heureux de faire votre connaissance… dites-nous tout de vous. » Je ne serais pas surpris d’apprendre qu’ils ont un bon niveau de piano.
« Je te présente Mingus et Coltrane, me dit Alice.
— Enchanté, Mingus et Coltrane », dis-je.
Comme nous traversons la cour, ils font une légère entorse à l’étiquette canine après avoir flairé la viande froide dans mon sac, que je leur ôte de la truffe en le serrant contre ma poitrine.
« Alors, ça te plaît ?
— C’est merveilleux. Plus grand que je ne l’imaginais.
— Papa et maman ont acheté ça pour une bouchée de pain dans les années 1960. Entre, je vais te présenter à Rose. »
Il me faut une seconde pour me rappeler que Rose est sa mère.
Il y a ce vieux cliché chauviniste sur les femmes qui, une fois mariées, se mettent à ressembler à leurs mères. Si c’était le cas, ça me serait égal ; non que je veuille épouser Alice et tout, mais Mme Harbinson est très belle. Quand nous entrons dans la cuisine, une grange voûtée toute de cuivre et de chêne, elle est devant l’évier en train d’écouter sur Radio 4 le feuilleton rural radiodiffusé Les Archer. L’espace d’un instant, j’ai l’impression de voir Julie Christie éplucher des carottes ; elle est menue, avec de douces rides autour de ses yeux bleus et de doux cheveux artistiquement ondulés. Traversant les dalles nues d’un pas militaire, je vais vers elle, le bras tendu comme un soldat de plomb, décidé à persévérer dans ma poignée de main intempestive.
« Alors, voici le Brian dont j’ai tant entendu parler », dit-elle en souriant. Elle prend le bout de mon doigt dans ses deux mains terreuses, se contentant de le remuer vaguement, tout sourire. Je remonte soudain le temps : j’ai neuf ans, et cette femme est la prof dont je suis amoureux fou.
« Très heureux de faire votre connaissance, Mme Harbinson, dis-je, du ton mécanique d’un gosse de neuf ans.
— Je vous en prie, ne m’appelez pas “madame”. Ça me fait me sentir vieille ! Appelez-moi Rose. »
Elle s’approche pour m’embrasser sur la joue. J’ai le réflexe désastreux de m’humidifier les lèvres ; du coup, mon baiser sur la sienne fait un horrible bruit de succion répercuté par le sol en pierre. Au-dessous de son œil, je vois une trace de ma bave luisante que, peu soucieuse de laisser s’évaporer, elle essuie furtivement du dos de la main en faisant semblant de relever ses cheveux sur son front. Puis M. Harbinson arrive, s’interpose entre nous deux et pose un baiser sec de propriétaire sur l’autre joue de sa femme.
« Et vous, monsieur Harbinson, comment dois-je vous appeler ? »
Je pose la question avec entrain.
« Monsieur Harbinson.
— Oh, Michael, dit sa femme. Cesse d’être désagréable.
— D’accord. Alors “sir” fera l’affaire, répond-il.
— Ne fais pas attention à lui, me dit Alice.
— J’ai une bouteille de vin pour vous », dis-je en extrayant la carafe de mon sac trop plein. M. Harbinson la regarde comme si je lui tendais une éprouvette de ma propre urine.
« Oh, merci, Brian, dit Mme Harbinson. Vous serez le bienvenu chez nous chaque fois que vous le souhaiterez ! »
M. Harbinson ne semble pas de cet avis.
« Viens, je vais te montrer ta chambre », me dit Alice en me prenant le bras. Je monte l’escalier derrière elle, laissant M. et Mme Harbinson chuchoter derrière moi.
Dans notre petite maison d’Archer Road, il y a un endroit, à peu près au milieu de l’escalier, d’où, en se tordant un peu le cou, on voit toutes les pièces de la maison.
Pas ici. Blackbird Cottage est trop gigantesque. Ma chambre – l’ancienne chambre d’Alice – est dans l’aile droite, si je ne me plante pas, au dernier étage de la maison, sous d’antiques poutres. L’un des murs est entièrement couvert d’agrandissements de photos d’elle enfant : en tablier à fleurs en train de confectionner des scones ; en salopette en train de ramasser des mûres ; en Olivia, dans une mise en scène par son collège de La Nuit des rois et, je le suppose, de La Bonne Âme du Se-Tchouan, avec une moustache dessinée au fusain ; sur une autre, elle est déguisée en rocker punk pour une fête – affublée d’un sac-poubelle noir peu convaincant elle fait un doigt d’honneur devant l’objectif. Il y a aussi un Polaroid de ses parents à vingt ans, fiers possesseurs du Sacco, produit culte du design italien ; ils semblent sortis tout droit de Fleetwood Mac, le groupe de rock des années 1970, avec leurs gilets brodés, fumant ce qui est, ou non, des cigarettes. Sur les étagères, des livres de jeunesse de grande qualité indiquent qu’Alice était très active dans son club de lecture : Tove Jansson, Astrid Lindgren, Erich Kästner, Hergé, Goscinny, Uderzo, Saint-Exupéry – toute la littérature pour bambins du monde – et, plus incongru, une édition de poche de Nuits secrètes, de Shirley Conran. Un montage, niveau bac, des madones du musée des Offices de Florence, et un bout de bande dessinée Snoopy. Des certificats encadrés proclament qu’Alice Harbinson nage le mille mètres, joue du hautbois et excellemment du piano, le tout simultanément, semble-t-il. Ma chambre est un musée dédié à Alice Harbinson. Espère-t-elle que j’arriverai à y dormir ?
« Tu seras bien ici ? me demande-t-elle.
— Oh, je crois que je survivrai », dis-je. Elle me regarde examiner les photos sans jouer l’embarras ou la fausse modestie : « Ma vie en quelques photos : pas mal, non ? » Entendez : « À quatre ans, j’étais déjà un rêve, et à quinze, je me débrouillais toujours pas mal, merci. »
« Pas la peine de chercher mon journal intime, je l’ai caché, me dit-elle. Et si tu as froid, ce qui se produira à coup sûr, tu trouveras une couverture supplémentaire dans l’armoire. Bon, laisse-moi t’aider à défaire ton sac. Qu’est-ce que tu veux faire ce soir ?
— Je ne sais pas. Traîner un peu. Regarder Certains l’aiment chaud à la télé.
— Pas de télé ici, désolée.
— Sans blague.
— Papa est contre.
— Mais il est producteur !
— Nous en avons une à Londres. À la campagne, en revanche, mon père juge qu’il ne faut pas. Pourquoi tu me regardes comme ça ?
— Oh, je me disais seulement : trois maisons et une seule télé. Pour la plupart des gens, c’est le contraire.
— Pas la peine de jouer le perroquet des trotskistes, Brian ; il n’y a personne pour t’écouter. Des boxer-shorts, hein ? » Elle sort mes sous-vêtements du sac. L’air entre nous frémit d’un érotisme contenu. Je bénis maman d’avoir repassé mes affaires. « Je te voyais davantage comme un homme à strings. » J’essaie de deviner si c’est bon ou mauvais signe quand Alice hurle : « Oh, mon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ? »
Elle palpe le paquet en alu. Je tente de le lui arracher. « C’est ma mère qui a tenu à ce que je le prenne.
— Voyons un peu…
— Ce n’est pas grand-chose, dis-je pour me défendre.
— Broutille : simple contrebande. » Elle ouvre le paquet. « Bidoche. Tu passes ta propre bidoche en fraude !
— Ma mère avait peur que je ne manque de protéines.
— Fais-moi goûter… »
J’en ai le souffle coupé. Elle se jette sur le lit, un morceau de bacon blême à la main.
« Hummm ! Un peu sec, tout de même.
— C’est la recette de ma mère : elle le fait cuire toute la nuit, le coupe en tranches qu’elle met à sécher sur le radiateur avant de les finir au séchoir électrique.
— En tout cas, fais en sorte que Rose ne te voie pas. Elle serait très mortifiée. Blackbird Cottage est strictement végétarien.
— Et Mingus et Coltrane, alors, qu’est-ce qu’ils mangent ?
— Comme nous : des légumes, du muesli, du riz, des pâtes… (Bon sang, ils ont rendu leurs chiens végétariens !) C’est quoi, ça ?
— Ton cadeau de Noël. » Je tiens hors de sa portée le paquet – un microsillon – à l’emballage festif. « C’est une raquette de tennis », dis-je.
Elle regarde la carte postale scotchée sur l’album : un Chagall d’un romantisme provocateur. J’ai transpiré pour pondre le texte, jetant plusieurs brouillons avant la version définitive, éloquente et passionnée : Pour Alice, ma nouvelle, ma plus qu’amie, ma douce mie (orthog. ? j’ai des doutes !), toute la dévotion de son fidèle Brian. Je suis fier de ma culture (classique) et de mon humour, qui n’enlèvent pourtant rien à la sincérité de mon émotion. Mais en fin de compte, elle ne lit même pas la carte et s’empresse de déchirer le papier d’emballage.
« Joni Mitchell ! Blue !
— Oh non, tu ne l’as pas, n’est-ce pas ?
— Seulement en six exemplaires. Pourtant tu as vu juste : j’adore Joni. J’ai perdu ma virginité en écoutant un de ses albums.
— Pas le Big Yellow Taxi, j’espère. (Je fais allusion aux vocalises quasi coïtales.)
— Non. Court and Spark. (J’aurais dû m’en douter.) Et toi ?
— Ma virginité ? Je ne me souviens plus. Ce devait être la Marche funèbre de Chopin, ou “Les thèmes musicaux des plus grands films de guerre” par Geoff Love et son orchestre – Un pont trop loin, je crois. »
Suit un silence sinistre.
Elle finit par rire et me tend le disque.
« Tu as gardé le ticket ?
— Je crois. Tu as un titre particulier en tête ?
— Je préfère que tu me fasses la surprise. Mais pas du Kate Bush.
— Je te laisse finir de t’installer.
— À quelle heure est le thé ?
— Le dîner, tu veux dire. Dans une demi-heure. » Elle m’étreint de nouveau. « Je suis si contente que tu sois là. On va bien s’amuser, je te le promets. »
Après son départ, j’accroche mes chemises de grand-père fraîchement repassées sur des cintres en bois en éprouvant un agréable sentiment de permanence – l’impression de faire partie de la maison. Si je joue bien mes cartes, je serai encore ici pour le jour de l’an, et même jusqu’au 3 janvier.
En ouvrant l’armoire, je m’attends presque à ce qu’elle soit magique, comme celle de Narnia[22].
En fin de compte, les protéines ne sont plus du tout mon souci. Nous avons pour dîner un rôti végétarien. J’en avais entendu parler en me disant que c’était une blague, mais le voici, et dans mon assiette en plus : une sorte de cake en vrac tiédasse et hérissé de noisettes concassées surmonté de fromage fondu également végétarien. Ma seule expérience des fruits secs, c’est en apéritif : salés, au bar. Cette substance s’étale devant moi comme une platée de vers. Je me demande ce qu’ils ont filé à manger aux chiens ce soir.
« Comment trouvez-vous votre rôti, Brian ?
— Délicieux, merci, Rose. » Je ne sais pas d’où je tiens cette idée qu’il faut prononcer sans arrêt le prénom de la personne à qui l’on s’adresse – « Oui, Rose, non, Rose, un régal, Rose » – mais je me fais l’impression de ressembler un peu, en matière d’obséquiosité, à l’horrible Uriah Heep de David Copperfield.
« Ferme ta sale gueule de petit con et ôte tes sales pattes plébéiennes du corps de ma merveilleuse fille, sale petit minable mielleux », dit M. Harbinson.
Bon, il ne le dit pas, mais je le lis sur son visage.
Rose se contente de sourire en tripotant ses boucles.
« Alors, ces courgettes, ça vous plaît ? me demande-t-elle.
— Beaucoup », dis-je.
Je n’ai jamais mangé une courgette de ma vie, mais, pour souligner mon enthousiasme, je me jette une pleine fourchette de rondelles aqueuses dans le gosier tout en souriant idiotement. Comme tous les légumes verts, ça a le goût de ce que c’est : de la cellulose bouillie. Je me retiens tout juste de me frotter le ventre en disant « miam-miam ». Je fais passer ce goût de potamot avec une gorgée de vin. Il n’y a pas trace de ma carafe, et je présume qu’on l’a apportée dans la cour pour la fusiller. Ou qu’on l’a jetée aux chiens, pour faire passer la pasta, accompagnée de quelques tranches de pain grillé frotté à l’ail. Le vin qu’ils m’offrent est tellement tiède et sirupeux qu’on a envie de le déguster à la cuillère, comme un dessert.
« C’est la première fois que vous venez dans le Suffolk, Brian ?
— J’y suis déjà venu une fois : pour faire de la montagne.
— De la montagne ? Mais c’est plat comme la main…
— J’ai été victime de désinformation. »
M. Harbinson exhale bruyamment par le nez.
« Je ne comprends pas. Qui vous a dit que…
— Maman, Brian plaisante, l’interrompt Alice.
— Ah, bien sûr. »
Je ne dois plus essayer d’être drôle, mais l’autre solution, je ne l’ai pas encore trouvée. Sentant que j’ai besoin d’aide, Alice se tourne vers moi et me pose la main sur le bras. « Si tu avais voulu voir quelque chose de vraiment drôle, Brian, tu aurais dû être ici hier.
— Pourquoi ? Que s’est-il passé hier ? »
Rose rougit. « Chérie, on ne pourrait pas garder cela pour nous, s’il te plaît ?
— Elle peut lui dire, grogne M. Harbinson.
— Mais c’est si embarrassant…
— Je voudrais savoir, dis-je, histoire de ne pas rester à l’écart.
— Je me sens tellement idiote…, renchérit Rose.
— Voilà, dit Alice. Nous avions des amis chez nous, comme toujours pour le Boxing Day, et nous jouions aux charades. J’essayais de mimer L’Année dernière à Marienbad pour maman, et elle s’est excitée au point que son diaphragme s’est contracté. Je te laisse deviner la suite. »
Tout le monde rit, y compris M. Harbinson. Encouragé par cette gaieté, je me sens libre de dire : « Et il est tombé sur le tapis ? mais alors, vous ne portiez pas de sous-vêtements… »
Grand silence.
« Pardon ? me demande Rose.
— Votre diaphragme, quand il a sauté… comment aurait-il pu tomber si vous aviez porté une… »
M. Harbinson pose son couteau et sa fourchette, avale sa bouchée, et me dit très lentement :
« De fait, Brian, Alice faisait référence à l’énorme crise de hoquet qui a secoué sa mère. »
Peu après, nous montons tous nous coucher.
Je suis dans la salle de bains, en train de me laver la figure, quand Alice frappe à la porte.
« Une seconde », dis-je, sans savoir pourquoi.
Je suis complètement habillé et à part m’enrouler une serviette autour du visage, en une seconde, je ne peux rien faire pour améliorer mon apparence.
J’ouvre. Alice entre, referme soigneusement la porte et me dit lentement, avec le plus grand sérieux : « Je peux te dire quelque chose, quelque chose de… personnel ?
— Bien sûr, vas-y. »
Je décide in petto qu’il y a une chance sur trois pour qu’elle me demande de faire l’amour avec elle cette nuit.
« Voilà : c’est une erreur de ta part de te frotter si violemment le visage avec ton gant de toilette. Tu ne réussiras qu’à te faire saigner, ce qui étendra l’infection.
— Ah bon…
— Et tu auras des cicatrices.
— D’accord.
— Et d’ailleurs, fais-tu bouillir ton gant après chaque lavage ?
— Heu… non.
— Parce que le gant est probablement en partie responsable du problème.
— Tu as raison. D’accord.
— Les gants de toilette sont des nids à microbes. Tu devrais plutôt utiliser tes mains et un savon naturel non parfumé. (Quand cessera cette conversation ?) Pas un savon spécial acné ; ils sont généralement beaucoup trop agressifs. (Ce n’est même pas une conversation d’ailleurs, c’est un monologue.) Et tu ne dois pas non plus utiliser des crèmes astringentes. Elles sont efficaces à court terme, mais à long terme, elles activent les glandes sébacées. »
Je regarde la fenêtre de la salle de bains en me demandant si je ne vais pas me jeter en bas. Alice doit deviner mon intention car elle me demande :
« Excuse-moi de te dire ça. Je ne t’ai pas vexé, j’espère ?
— Pas du tout. Mais tu es drôlement ferrée sur le sujet. Si les soins de la peau font l’objet d’une question lors de l’University Challenge, tu y répondras les doigts dans le nez.
— Je t’ai vexé !
— Non. Sauf que je ne sais pas trop quoi faire pour remédier au problème. Ce doit être le début de la puberté ! Toutes ces hormones qui s’affolent… je risque à tout moment de me mettre à m’intéresser aux filles… »
Alice sourit avec indulgence. Elle scrute mon visage pour trouver une zone sans risque et me souhaite bonne nuit en me déposant sur la joue un baiser de sœur.
Un peu plus tard, grelottant dans mon lit, étendu sur le dos en attendant que mon visage sèche pour ne pas mettre du sang sur l’oreiller, j’évalue ma stratégie pour le lendemain et, après mainte réflexion, décide qu’elle consistera à cesser de faire le con. Ce sera difficile, mais il est absolument vital qu’Alice découvre mon « Vrai Moi ». Le problème, c’est que je commence à soupçonner que l’idée d’un Vrai Moi sagace, intelligent, drôle, gentil, courageux, en train de rôder quelque part dans la nature mais que je pourrais convoquer en claquant des doigts est une illusion. Un peu comme le yéti. Si personne ne le voit jamais distinctement, pourquoi devrait-on croire à son existence ?
QUESTION : L’institution qui garantit la liberté fondamentale de quelqu’un traduit devant une cour de justice s’appelle l’Habeas Corpus Act. Quelle est la traduction littérale de ces mots ?
RÉPONSE : « Que tu aies le corps. »
En me réveillant le lendemain, j’ai si froid que je me demande si M. Harbinson ne m’a pas transporté dehors pendant la nuit. Comment se fait-il que plus les gens sont chics, plus on se gèle chez eux ? Et ce n’est pas seulement le froid, c’est aussi la saleté – poils de chien, poussière sur les livres, bottes boueuses, frigidaires aux relents de lait suri et de fromage en putréfaction, légumes du jardin en train de moisir. Je jure que les clayettes du frigidaire des Harbinson sont recouvertes d’une couche arable. Ils doivent probablement être obligés de la faucher l’été. Mais peut-être est-ce cela, le privilège de la grande bourgeoisie, cette capacité de se geler et d’être sale en toute quiétude. Ça, et le petit lavabo dans chaque chambre. Je m’arrose le visage d’eau glacée, repose l’exemplaire de Nuits secrètes sur l’étagère et descends.
Radio 4 est à fond, le son diffusé par des haut-parleurs invisibles. Alice lit, allongée sur le canapé et emmitouflée dans une couverture décorée de chiens, un produit dérivé de l’émission enfantine Blue Peter Show.
« Bonjour, dis-je.
— Salut », marmotte-t-elle, absorbée par son livre.
Je m’assieds entre elle et une image de chien.
« Qu’est-ce que tu lis ? »
Elle me montre la couverture. Cent ans de solitude. On pourrait dire ça de ma vie sexuelle !
« Bien dormi ? me demande-t-elle en comprenant que je compte rester assis là.
— Incroyablement bien, merci.
— Pas eu froid ?
— Un peu.
— C’est parce que tu es habitué au chauffage central. Très mauvais, le chauffage central. Ça engourdit les sens. »
Comme pour lui donner raison, M. Harbinson traverse nonchalamment le living-room. Il est nu.
« Bonjour, dit-il, en toute nudité.
— Bonjour », lui réponds-je. Le regard fixé sur le haut de la cheminée, je ne peux cependant m’empêcher de noter du coin de l’œil qu’il est extrêmement poilu – à moins qu’il n’ait revêtu une combinaison-pantalon en mohair noir.
« Il y a encore du thé, Alice ? demande-t-il, strictement à poil.
— Sers-toi. »
Il se penche à deux centimètres d’elle pour se servir puis emporte sa tasse en montant les marches trois à trois. Quand je peux enfin regarder sans danger, je demande à Alice, en déglutissant après chaque mot : « Ce… C’est… C’est normal ?
— Quoi ?
— Que ton père se balade tout nu.
— Tout à fait normal.
— Oh.
— Tu n’es pas choqué, n’est-ce pas ? (Elle plisse les yeux.)
— Ben…
— Tu as déjà vu ton père nu, non ?
— Pas depuis sa mort, non.
— Désolée, j’avais encore oublié. Non, mais avant sa mort ?
— Peut-être, mais ce n’est pas sous cet angle que je veux me le rappeler.
— Et ta mère ?
— Bon sang, non ! Mais toi, tu te mets nue devant ton père ?
— Seulement quand nous avons des rapports sexuels. » Alice, exaspérée, claque la langue et lève les yeux au ciel. « Bien sûr qu’il me voit nue ; nous nous montrons nus en famille. Mais je vois que ça te fait flipper. Honnêtement, Brian, pour quelqu’un qui se veut idéologiquement correct, tu es drôlement ringard. » Un instant, je vois en elle la pimbêche chef de classe imbue de sa supériorité. Comment peut-elle me traiter de ringard ! « Ne t’en fais pas, Brian, quand nous avons des invités, je reste habillée, ajoute-t-elle.
— Je m’en voudrais de t’obliger à ce compromis… »
Elle sait que je tente ma chance et me le fait savoir par un sourire ironique.
« Je veux dire, poursuis-je, que je le supporterais.
— Hum… Pas si sûr », dit-elle. Elle se mouille le bout de l’index pour tourner la page de son livre.
Le petit déjeuner consiste en de simples toasts d’un pain maison qui a la couleur, le poids, la texture et le goût d’une terre lourdement enrichie de terreau. Radio 4 gueule aussi dans la cuisine. En fait, pour autant que je sache, il y a un poste dans chaque pièce, impossible à éteindre, comme les écrans de télévision dans 1984, d’Orwell. Nous mâchons en écoutant la radio, nous remâchons sans qu’Alice lève le nez de son livre. Je me sens déjà triste. Peut-être parce que personne ne m’a traité de ringard depuis 1971. Mais ce qui me déprime le plus, c’est qu’Alice ait encore fait mention de mon père. Comment peut-elle « oublier » sans cesse ? Et je me méprise de parler de lui à des étrangers. Je suis sûr qu’il serait tombé des nues en apprenant que le sort et un travail ingrat l’avaient condamné à mourir jeune ; que son fils l’utilise comme matériau de base pour faire quelques bons mots faciles, ou s’abîmer dans des monologues larmoyants et alcoolisés. La chasse au « Vrai Moi » s’annonce mal, et je ne me suis pas encore brossé les dents.
Nous partons ensuite faire une longue promenade dans la neige. On ne peut pas qualifier la campagne d’East Anglia de « spectaculaire ». Je dirais qu’elle est frappante, un peu à la manière d’un paysage après une catastrophe nucléaire. On a beau marcher vite, les paysages ont tendance à se ressembler, ce qui donne à l’ensemble une sorte de cohérence, même si ce n’est pas l’effet attendu. C’est aussi un soulagement de ne plus se trouver à portée d’oreille de Radio 4. Alice prend mon bras et j’en oublie presque que la neige est en train de bousiller mes souliers neufs en daim.
Depuis que je suis à la fac, j’ai remarqué que tout le monde aborde en permanence les cinq mêmes sujets brûlants : 1) mes notes au bac ; 2) ma dépression nerveuse, ou mes troubles du comportement alimentaire ; 3) ma bourse universitaire ; 4) mon soulagement de ne pas avoir été admis à Oxbridge ; 5) mes livres de prédilection.
C’est de cela que nous parlons, Alice et moi. De livres.
« Je mets avant tous les autres le Journal d’Anne Frank, dit-elle. Adolescente, j’aurais voulu être elle, mais pas finir comme elle, à l’évidence. J’aimais simplement l’idée de vivre frugalement dans un grenier, lire des livres, tenir un journal, tomber amoureuse du garçon juif sensible et malheureux vivant dans la soupente voisine. Ça te semble pervers ?
— Un peu.
— Pour moi, c’est juste une phase que nous vivons, nous, filles, du genre automutilation au rasoir et vomissements volontaires, sans compter le lesbianisme.
— Tu as essayé le lesbianisme ? demandé-je, l’air de rien mais d’une voix de fausset.
— En pension, c’est presque fatal. Matières obligatoires : saphisme, français et netball.
— Tu faisais quoi au juste ?
— Oh, mais ça l’intéresse ! (À l’évidence, puisque je pose la question.) Pas grand-chose en fait. J’ai juste mis l’orteil dans la chose…
— C’est peut-être justement pas ça qu’il fallait mettre. (Elle me fait un sourire las.) Excuse-moi, poursuis-je. Alors, c’était comment ?
— Pas mon truc. J’aime trop faire l’amour avec des hommes. L’absence de pénétration me manquait… (Nous reprenons notre promenade.) Et toi ?
— Oh, l’absence de pénétration me manque aussi.
— J’essaie de parler sérieusement, Brian, dit-elle en me donnant une tape sur le bras avec sa moufle. Tu as essayé ?
— Essayé la femme ?
— Non : l’homme.
— Non !
— Sans blague ?
— Jamais. Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
— Je me disais que tu avais sans doute tenté l’expérience.
— Tu me trouves efféminé ? (De nouveau la voix de fausset.)
— Non, pas efféminé. Et d’ailleurs, être efféminé n’est pas forcément un signe d’homosexualité.
— Non ? Hum… non.
— Ça peut même être positif…
— Hum… oui. Sauf que, en me disant ça, tu me sembles aussi peu convaincante qu’un de mes copains de lycée. Tu es comme la reine de comédie dans Hamlet : tu protestes trop. »
Change de sujet. Je ramènerais bien la conversation sur le lesbianisme, quand je me souviens qu’elle a également parlé d’automutilation. C’est plutôt cela que je devrais relever.
« Tu t’es… Tu t’es fait du mal à toi-même ?
— Quel mal ?
— Tu dis que tu t’es tailladé la peau.
— Oh, ça ? Ponctuellement. Un appel à l’aide, comme on dit. Plus exactement, une façon d’attirer l’attention. J’étais un peu déprimée en pension. Je me sentais seule.
— J’ai du mal à te croire.
— Pourquoi ?
— Parce que tu as tout. Tu n’as pas la moindre raison d’être déprimée.
— Écoute, Brian, je ne suis pas née avec une cuillère en argent dans la bouche. Cesse de me croire parfaite. Ce n’est pas du tout le cas. »
Pourtant, cet après-midi-là, elle est presque parfaite. En rentrant, après notre balade, nous nous livrons, sur la pelouse d’un blanc immaculé devant la maison, à une bataille de boules de neige qui ne ressemble en rien à ce que j’ai déjà vécu – pas de merdes de chien ni de morceaux de verre cachés à l’intérieur. C’est d’ailleurs moins une bataille qu’une bousculade légèrement érotique comme on en voit dans les films en noir et blanc filmés avec une caméra seize millimètres où les personnages font les imbéciles en se regardant faire les imbéciles. On va ensuite s’asseoir sur le canapé devant la cheminée pour se sécher, et elle me fait écouter des passages de ses disques préférés : Rickie Lee Jones, Led Zeppelin, Donovan, et Bob Dylan. Je la regarde sauter autour de la pièce sur Crosstown Traffic, de Jimi Hendrix ; quand elle est hors d’haleine et fatiguée de changer tout le temps de disque, elle met sur la platine un vieux Ella Fitzgerald tout éraillé et nous nous asseyons chacun à un bout du canapé pour lire, en nous jetant parfois un regard furtif, comme Michael York et Liza Minnelli dans Cabaret, ne nous parlant que lorsque nous en avons envie. Miraculeusement, de tout l’après-midi, j’arrive à ne pas dire une seule chose niaise, prétentieuse, cuistre, pas drôle ou pleine d’apitoiement sur mon propre sort, je ne casse ni ne renverse rien, je ne débine personne, je ne geins pas, ne me passe pas sans arrêt la main dans les cheveux ni ne me tripote les boutons quand je parle. Je fais de mon mieux, à vrai dire, et si la personne que je suis en ce moment n’est pas de nature à inspirer de l’amour, elle peut inspirer au moins de la sympathie. Vers 16 heures, Alice roule sur elle-même et s’endort, la tête sur mon ventre. Pour le moment tout au moins, elle est parfaite, absolument parfaite. Joni Mitchell chante « Blue », face 2, morceau 5, « The last time I saw Richard was Detroit in ’68 / and he told me all romantics meet the same fate someday / cynical and drunk and boring someone in some dark cafe[23]… » et quand le disque finit et que seuls les craquements du feu de bois troublent le silence de la pièce, je reste assis totalement immobile, à la regarder dormir. Ses lèvres sont entrouvertes et je sens son souffle chaud sur ma cuisse. Je fixe la petite cicatrice en relief sur sa lèvre du bas, blanc sur rouge, et j’éprouve le désir ardent de passer mon doigt dessus, mais je ne veux pas la réveiller, alors je regarde, regarde, regarde. À la fin, je dois la réveiller car j’ai peur que le poids et la chaleur de sa tête sur mon bas-ventre ne provoquent une stimulation excessive, si vous voyez ce que je veux dire. Ne nous cachons pas la vérité, personne n’aime se réveiller ainsi – pas avec ça dans l’oreille.
Ensuite, croyez-le ou non, c’est encore mieux. Nous restons seuls à la maison car ses parents sortent dîner chez des amis (encore des légumes à avaler, j’imagine), dans un ancien moulin transformé de Southwold. Tandis que nous avalons de grands gobelets de gin tonic debout dans la cuisine, j’ai honte d’avouer que j’entretiens l’illusion que nous vivons ensemble. Nous éteignons toutes les lumières et jouons au Scrabble à la bougie, en peinant pour distinguer les lettres, et je gagne, de très loin je dois dire, mais avec modestie et bonne grâce. « Perplexe » et « excitez », en triplant respectivement le x et le z.
Le dîner consiste en riz brun sauté qui a l’aspect et le goût de balayures frites, mais devient limite mangeable en forçant sur la sauce soja. De surcroît, en nous mettant à table, nous sommes fantastiquement saouls. On se coupe la parole, on se lève pour danser sur de vieux airs de Nina Simone et effectuer des concours de glissade en chaussettes sur le parquet verni. On finit par terre, en un tas informe et gloussant. Alice me fait soudain un sourire malicieux et me demande :
« On monte ? »
Mon cœur me saute dans la gorge.
« Où ça ? dis-je, perplexe et excité.
— Suis-moi et tu verras. » Elle grimpe l’escalier à quatre pattes et me crie : « Dans ta chambre dans deux minutes. Apporte le vin ! »
Du calme. Concentre-toi.
Je vais à l’évier où je pousse le wok de cuisson du riz pour m’asperger le visage. J’ai besoin de me désenivrer, mais aussi de m’assurer que je ne rêve pas. Puis je monte en emportant la bouteille de vin et nos deux verres à moitié pleins que je tiens en équilibre précaire du bout des doigts.
Elle n’est pas encore dans ma chambre. Je vais donc au lavabo me brosser les dents en catimini, guettant le bruit de ses pas pour ne pas être surpris à jouer les séducteurs de bazar. Quand je l’entends, je crache vite, éteins la lumière au-dessus de la cuvette et me jette sur le lit en prenant une pose nonchalante pour l’accueillir.
« Ta, tatata ! » trompette-t-elle.
Alice est plantée sur le seuil, les bras levés comme si elle brandissait un oscar qu’elle venait de recevoir. Sauf que je ne sais pas ce que je dois regarder. Ses seins ? Espérant contre tout espoir, je suis en train de me demander si elle n’a pas enfilé des sous-vêtements sexy quand je vois le Riz-Lacroix dans une main, et un minuscule paquet sous cellophane dans l’autre.
« Qu’est-ce que c’est ? demandé-je.
— Une dope dynamite. On ne peut pas la fumer en bas car Michael a un flair de chien renifleur. La tolérance de mon bobo de père a ses limites. » Elle attrape sur une des étagères de la bibliothèque un livre de l’auteur de best-sellers pour enfants Richard Scarry (It’s a Busy, Busy World) et entreprend de rouler le joint dessus.
« Et ta mère ?
— C’est elle qui me procure l’herbe. Elle l’achète à un taré, là-bas au village. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? La ménagère flippée doit remplir le vide de ses journées. “Ce truc est explosif. Sensssasss…” » Oh, non, pour se livrer à une petite parodie, elle prend un accent jamaïcain mâtiné de terroir anglais : « Yeah, mon, you’ll get high with one taff idi strong ganja[24]. » Arrête ça, Alice ! Pour la première fois que je la connais, j’ai honte pour elle. Elle allume le joint et inhale à fond, retenant la fumée dans ses poumons en roulant des yeux, puis elle arrondit la bouche et souffle la fumée en direction de l’abat-jour en papier. Je me demande si la marijuana est un aphrodisiaque.
Elle me regarde d’un œil indolent (l’autre est fermé) et m’offre le joint comme si elle me mettait au défi. C’en est un.
« Ton tour, Bri.
— Je ne peux pas, Alice.
— Pourquoi ? Tu n’as pas envie de planer, Bri ? »
Cette idée la fait hurler de rire et elle se cogne le crâne contre la tête de lit.
« Je voudrais bien planer, mais je n’ai jamais fumé de ma vie, pas même du tabac. Je suis nul : je n’arriverai même pas à avaler la fumée sans cracher mes poumons. » En réalité, me mettre à fumer était ce que je projetais de faire une fois à la fac, comme lire Don Quichotte jusqu’au bout, me laisser pousser la barbe et apprendre à jouer du saxophone alto, mais je n’en ai jamais trouvé le temps.
« Tu es un drôle de mec, tu sais, Brian Jackson ? (Elle est soudain sérieuse.) Comment peut-on ne pas fumer ! Fumer, c’est ce que je sais le mieux faire, je dirais. Bon, après… tu vois ce que je veux dire. (Nouveau clin d’œil las. La marijuana est à coup sûr un aphrodisiaque.) Bon, dans ce cas, on va essayer quelque chose d’un peu plus provocant. Mais d’abord, musique. » Elle vacille jusqu’à sa vieille mini-cassette de gosse, où son prénom, « Alice », est marqué au Tipp-Ex, fouille dans un tiroir de son bureau, insère une cassette et appuie sur « Lecture ». C’est, je crois, Brian Cant qui chante A Froggy Went A Courtin’[25].
« Waouh ! j’ai un flash proustien, dit Alice. Cette chanson, c’est toute mon enfance. Putain, je l’aime, je l’adore. Pas toi ? Bon, passons aux choses sérieuses. Tiens-toi droit. » Elle me fait m’agenouiller sur le lit en face d’elle, son visage à la hauteur du mien, très, très proche.
« Bon, mets tes mains là (les prenant par les poignets, elle les place derrière son dos). Entrouvre ta bouche en arrondissant les lèvres… oui, comme ça. » Sa propre bouche est toute proche, je sens dans son souffle l’odeur sucrée du soja et du gingembre. Puis, du pouce et du majeur, elle me pince les joues, ce qui accentue grotesquement la moue qu’elle m’a imposée.
« Froggy went a courtin’, he did ride, uh-huh… »
— Maintenant, ce que tu vas recevoir, Mister Brian Jackson, s’appelle un retour de souffle (rien à voir avec ce que tu crois, alors pas de pensées polissonnes). Je vais expirer la fumée dans ta bouche, tu vas inhaler profondément et tu ne tousseras pas, d’accord ? Je te l’interdis. Tu vas au contraire retenir la bouffée aussi longtemps que tes poumons le pourront. Compris ?
— Parfaitement.
— Bon : on y va. »
Elle place le joint entre ses lèvres, l’allume, inhale à fond, puis elle sourit et hausse les sourcils comme pour me demander : « Prêt ? » J’acquiesce en silence. Elle approche ses lèvres des miennes, jusqu’à les toucher – ce n’est même plus une question de millimètres, je dirais –, et elle souffle, et je retiens ma respiration, ce qui n’est que trop naturel en la circonstance. Je voudrais que ce moment ne finisse jamais.
« Froggy went a courtin’, he did ride
A sword and a pistol by his side
A Froggy went a courtin’, he did ride, uh-huh… »
Mes poumons sont à deux doigts d’exploser. Je souffle la fumée. Alice s’affale sur le lit et me demande :
« Alors, tu ressens quelque chose ?
— Rien de significatif.
— On recommence ? »
Oh, oui, Alice. J’en ai envie à un point…
« D’accord, dis-je.
— Tu es sûr ? C’est costaud.
— Écoute, Alice, fais-moi confiance. Je maîtrise la situation. »
Quand je reprends conscience, elle est partie. Je suis couché sous les draps et M. Grenouille est toujours en train de faire sa cour, armé par prudence d’un sabre et d’un pistolet, car la cassette est sur Autoreverse. Je n’ai pas la moindre idée du temps qu’a duré mon coma. J’arrête le bouton du magnéto et regarde l’heure sur mon réveil de voyage : 1 h 30 du matin. J’ai soudain terriblement soif mais, Dieu merci, il y a encore la bouteille de vin rouge frais par terre. Je m’assieds et la vide. Je me demande si Alice m’a ôté mon pantalon avant de me mettre au lit. Je constate que non, mais je suis trop défoncé pour savoir si je dois m’en réjouir ou le regretter.
Pas le temps de m’appesantir sur ce sujet car j’ai une faim de loup. Je dévorerais même des courgettes. Je me rappelle soudain que je suis l’heureux possesseur de ces restes nobles appelés « viande froide ». Bénie soit maman. J’extrais le paquet du fond de mon sac, arrache un ruban de gras au bacon bouilli et fourre le reste dans ma bouche. C’est bon, mais il manque quelque chose. Du pain. Besoin d’un sandwich. Du pain, vite.
Marcher est moins facile que dans mon souvenir, et la descente de l’escalier me semble a priori presque impossible. Je ne veux pas allumer, et l’obscurité est totale. J’enfile le couloir en danseuse, en m’agrippant aux deux murs, puis descends les marches du même pas gracieux avec la cuisine pour objectif. Le tout me semble prendre plusieurs jours, mais j’arrive enfin à la cuisine, où j’entreprends de me couper deux tranches de pain complet maison – tâche physiquement ardue en l’absence de burin. Le sandwich qui en résulte a la taille, le poids et la texture d’une brique, mais ça m’est égal car il est garni des précieux restes carnés. Je m’assieds à la table et me verse un verre de lait, pensant qu’il fera passer le pain, mais il a tourné. Je m’apprête à aller cracher la gorgée aigre dans l’évier quand la lumière du palier s’allume ; j’entends le parquet craquer en haut de l’escalier.
C’est sans doute Alice, me dis-je. On va pouvoir reprendre les choses où on les a laissées. Mais ce n’est pas Alice. C’est Mme Harbinson. Rose. Une Rose nue comme un ver. J’avale ma gorgée surie.
Je devrais parler tout de suite, lancer un désinvolte « Salut, Rose », mais la dope et l’alcool m’ont ralenti et je me sens cotonneux ; de plus, je ne tiens pas à ce qu’une femme en tenue d’Ève se mette à hurler à 2 heures du matin en découvrant ma présence. Je reste donc assis là en silence, complètement immobile, en espérant qu’elle n’allumera pas. Elle ouvre le réfrigérateur et se penche, une position qui, avec la lumière blanche de l’appareil, donne tout leur sens aux mots « à poil » ; un examen plus attentif me révèle qu’elle porte d’épaisses chaussettes grises qui donnent à sa nudité quelque chose de sain, de rustique, dans le genre muesli, comme un dessin au trait en noir et blanc de Chris Foss, dans l’édition originale des Joies du sexe, d’Alex Comfort[26]. Dans mon cerveau embrumé par la drogue, je me demande s’il existe un mot tel que « pubicité ». Que cherche-t-elle, et pourquoi est-ce si long ? J’imagine, selon l’expression consacrée, qu’elle est « encore bien pour son âge », mais comme je n’ai jamais vu un nu intégral féminin, pas dans la vraie vie en tout cas – seulement des bouts par-ci, par-là, appartenant à des sujets âgés de dix-huit ans tout au plus –, je ne fais pas autorité sur le sujet. Je suppose toutefois que la situation n’est pas dépourvue d’un érotisme éculé, tempéré par le paquet de dinde à la température du corps posé dans mon giron. Craignant soudain qu’elle ne sente l’odeur de la viande, j’essaie de refermer silencieusement le papier d’alu ; le craquement, monstrueux, se répercute tel un orage.
« Oh, mon Dieu, Brian !
— Hello, madame Harbinson, dis-je, avec une jovialité forcée. » Je m’attends à ce qu’elle couvre des deux bras sa nudité, mais elle ne semble pas tellement gênée. Elle se contente de nouer avec désinvolture autour de la taille un torchon sérigraphié de l’Institut de sauvegarde des monuments historiques. Le mot « Sissinghurst » court sur sa cuisse.
« J’espère que je ne vous ai pas choqué, me dit-elle.
— Euh… non, enfin pas vraiment…
— Je suis sûre que vous avez déjà vu des centaines de femmes nues.
— Leur nombre vous surprendrait madame Harbinson.
— Ne m’appelez pas madame. Ça me fait me sentir vieille. Appelez-moi Rose. »
Un silence. Je cherche une repartie qui nous sauverait la mise à tous deux. En un éclair, je la trouve : elle est parfaite.
« Essaieriez-vous de me séduire, madame Harbinson ? » dis-je en prenant l’accent américain.
Bon sang, je suis fou.
« Pardon ? »
Ne le répète pas, bon sang, me dis-je. Je répète :
« Essayeriez-vous de me séduire ? »
Vite, explique, explique, explique. J’explique :
« Vous savez… comme Mrs Robinson ?
— Qui est Mrs Robinson ?
— Je viens de vous citer une phrase du film Le Lauréat.
— Eh bien, Brian, je peux vous assurer que moi, Mme Harbinson, je n’ai nulle intention de vous séduire.
— Je sais, je sais. Et d’ailleurs, je n’ai nulle envie de succomber.
— Alors, ça tombe bien.
— Ce qui ne veut pas dire que je ne vous trouve pas séduisante…
— Pardon ?
— Putain, mais qu’est-ce qui se passe ici ? » demande une voix.
Une seconde silhouette descend l’escalier, d’abord des jambes musclées, puis un torse en barrique – le tout nu, naturellement. M. Harbinson tient entre ses jambes une chose qui ressemble à un parapluie roulé, mais qui, après un examen plus attentif, se révèle être un pénis. Maintenant, je ne sais vraiment plus où poser les yeux. Éviter de regarder les parties génitales de Rose me conduit directement à contempler celles de son mari ; il me devient soudain tout à fait impossible, dans cette cuisine, de trouver un endroit dénué d’attributs sexuels. Je finis par fixer le plafond, au-dessus de la cuisinière Aga, en me concentrant à mort.
« Il ne se passe rien, Michael, répond Rose. Je suis descendue boire quelque chose et Brian était là, sans plus. (Je trouve qu’elle la joue coupable. Essaie-t-elle de me faire tuer ?)
— Et de quoi parliez-vous ? »
Bon Dieu, il a tout entendu. Je suis mort.
« Rien de spécial. Brian m’a fait sursauter, c’est tout. »
M. Harbinson et son pénis ne semblent pas convaincus. Je m’aperçois qu’il ne couvre pas cet organe de la main mais qu’il le tient ; l’espace d’un instant, j’éprouve la peur irrationnelle qu’il me frappe avec.
« Bon, moins de raffut, voulez-vous ? D’ailleurs, Rose, viens te recoucher. » Il monte en tenant toujours son parapluie roulé. L’air manifestement gênée, Rose attrape un tablier à fleurs en vinyle accroché près de la cuisinière en fonte et le noue avec mauvaise humeur, tandis que je balaie de la main les preuves de mon en-cas iconoclaste dans le papier d’alu resté sur mes genoux. Je fourre ensuite le tout dans le tiroir à couverts.
Elle vient vers la table et me murmure d’un ton peu aimable : « Je crois que ce sera mieux pour tout le monde de ne plus jamais reparler de cela, compris, Brian ? (Elle me regarde plus attentivement.) Qu’y a-t-il, vous vous sentez mal ?
— Moi, non.
— Vous avez le teint cireux.
— C’est ma couleur normale, Rose.
— C’est vous qui aviez kidnappé le lait ? (Elle regarde mon verre.) C’est ça que je cherchais depuis le début.
— À votre place, je n’en boirais pas, Rose.
— Pourquoi ?
— Il est caillé. C’est dégoûtant… »
Elle prend le verre, le renifle, le goûte et me regarde avec le plus grand dédain. « C’est du lait de soja, Brian », dit-elle.
Quelque part dans Blackbird Cottage résonne alors un rire compulsif, le gloussement hideux et pathétique d’un enfant psychotique et pervers. Il me faut un moment pour me rendre compte que ce rire est le mien.
En me réveillant le lendemain, j’ai besoin des trois secondes habituelles pour concevoir que je dois avoir honte, et me souvenir pourquoi. Je grogne – un grognement de bête, comme si on venait de me sauter sur la poitrine. Je regarde le réveil : il est 11 h 30 et j’ai l’impression de sortir d’un coma.
Je reste allongé un moment en réfléchissant à la meilleure façon de me tirer de ce pétrin. La meilleure serait le suicide. L’alternative, plus médiocre, me fatigue déjà par le degré de servilité, d’explications et d’autodérision qu’elle va exiger de moi. Je m’habille pour en finir avec cette corvée quand on frappe à la porte.
C’est Alice, l’air sombre – normal, vu les circonstances. Sait-elle que sa mère à poil pense que j’ai tenté de la séduire ?
« Salut, Belle au bois dormant, me chuchote-t-elle.
— Alice, je suis tellement désolé pour la nuit dernière…
— Oh, ce n’est rien. Une broutille (Elle ne sait pas !) Écoute, Brian, quelque chose vient de se passer qui m’oblige à aller à Bournemouth. » Elle s’assied au bord du lit, près de pleurer.
« Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
— C’est Granny Harbinson. Elle est tombée la nuit dernière. Elle est à l’hôpital avec une fracture de la hanche. Nous allons la voir.
— Oh, Alice, je suis triste pour toi.
— Mes parents sont déjà partis, et je vais les suivre. Donc, le nouvel an ici, c’est râpé.
— Ça ne fait rien. Je vais regarder les horaires des trains.
— C’est fait. Tu as un train pour Londres dans quarante-cinq minutes. Je te dépose à la gare. Ça te va ? »
Je fais mon sac en fourrant en vrac livres et vêtements comme s’il s’agissait d’une évacuation d’urgence. Dix minutes plus tard, on est dans la Land Rover, Alice au volant. Elle semble minuscule dans ce gros véhicule, comme une poupée Sindy dans une jeep Action Man. En une nuit, la neige s’est transformée en gadoue, et j’ai l’impression que nous roulons bien trop vite, ce qui renforce l’atmosphère d’anxiété et de tension.
« J’ai une migraine terrible, dis-je.
— Moi aussi. »
Deux cents mètres de campagne plus loin j’ajoute nonchalamment :
« Je suis tombé sur tes parents, dans la cuisine, la nuit dernière.
— Ah bon ? »
Deux cents autres mètres de campagne. J’insiste :
« Ils ne te l’ont pas dit ?
— Non. Pas vraiment. Pourquoi l’auraient-ils fait ?
— Pour rien. »
Décidément, je m’en tire bien. Me dire heureux que la grand-mère Harbinson soit tombée dans l’escalier serait exagéré, mais au moins, l’incident a fait diversion.
Nous arrivons à la gare avec un quart d’heure d’avance et elle m’aide à porter mon sac jusqu’au quai désert.
« Je suis navrée que tu ne puisses pas rester fêter le nouvel an.
— Pas grave. Transmets mes vœux de rétablissement à ta grand-mère. (Une phrase inepte vu que cette dame ne me connaît pas.) Et excuse-moi pour mon overdose d’hier soir.
— Ne t’en fais pas. Bon, si ça ne t’ennuie pas, je n’attends pas l’arrivée du train. Je suis pressée. »
On s’étreint sans s’embrasser.
Elle est partie.
J’arrive chez moi à l’heure du thé (le dîner selon Alice !) et j’ouvre avec ma clé. Maman est là, avachie sur le canapé, en survêtement, en train de regarder les jeux télévisés Blockbusters, le son à donf. Elle a un cendrier posé sur l’estomac, une boîte de chocolats Quality Street et une bouteille de liqueur de café Tia Maria posées devant elle sur la table basse. Dès qu’elle me voit, elle fourre ladite bouteille sous les coussins. Mais que faire du verre ? Elle le tient au creux de ses mains, comme si c’était une petite tasse de cacao.
« Je croyais que tu ne devais pas revenir ?
— Oui, maman, je sais. »
« Je prends un P, Bob. »
« Que s’est-il passé ?
— La grand-mère d’Alice s’est fracturé la hanche.
— Comment c’est arrivé ?
— Je l’ai poussée dans l’escalier.
— Je parle sérieusement !
— Aucune idée, maman. »
« Quel P est le composant chimique principal dans la fabrication des allumettes ? »
« Pauvre femme ! Tu crois qu’elle s’en remettra ?
— Comment veux-tu que je sache ? Je ne suis pas médecin. Le phosphore. »
« Exact. »
« Quoi ? me demande maman.
— Je répondais à la question du jeu télévisé », dis-je, agacé.
« Je vais prendre un H, Bob. »
« Quelque chose te tracasse, Bri ? me demande maman.
— Rien du tout. »
« Quel H entre dans la composition… »
« Tu as rompu avec ta petite am… ?
— Elle n’est PAS ma petite amie.
— Pas besoin de crier.
— Un peu tôt pour l’apéro, n’est-ce pas, mère ? »
Je lui tourne le dos et monte l’escalier en courant. Je me sens minable, odieux. Je me demande où je suis allé pêcher ce déplaisant, ce froid vocable. Je ne l’appelle jamais mère d’habitude. Je claque la porte de ma chambre et m’étends sur mon lit avec mes écouteurs et ma cassette de Lionheart, de Kate Bush – son merveilleux deuxième album, Symphony in Blue, face A, morceau 1, quand je me rends compte instantanément qu’il me manque quelque chose.
La viande froide.
J’ai laissé le paquet dans le tiroir à couverts des Harbinson la nuit dernière. Comme je n’ai pas leur numéro de téléphone à Bournemouth je décide d’appeler le cottage et de laisser un message qu’Alice trouvera en revenant de sa visite à sa grand-mère. Au bout de quatre sonneries, le répondeur se déclenche. Je suis en train de réfléchir à ce que je vais dire quand quelqu’un décroche subitement.
« Allô ?
— C’est… euh… Rose ? C’est Brian, l’ami d’Alice.
— Bonjour, Brian. Un instant s’il vous plaît. »
Elle met sa main sur le récepteur car j’entends un froissement, puis des palabres à mi-voix avant qu’elle me passe enfin Alice.
« Salut, Brian.
— Comment ? Tu n’es pas partie ?
— Nous sommes tous là.
— Mais je vous croyais à Bournemouth.
— Nous avons appris en route qu’elle se sentait beaucoup mieux, alors nous sommes rentrés. Nous arrivons tout juste, d’ailleurs.
— Alors, elle va bien ?
— Parfaitement bien.
— Pas de fracture de la hanche, en fait ?
— Non, juste quelques contusions et un léger état de euh… choc.
— Content de l’apprendre. Pas le choc, bien sûr. D’apprendre que sa vie n’est pas en danger. »
Il y a un silence.
« Je voulais te dire que j’ai oublié le paquet de… de viande froide dans le tiroir de la table de la cuisine.
— Je vois… Bon, je vais le récupérer.
— Fais-le discrètement. Pas devant ta mère.
— Naturellement.
— Alors, à l’année prochaine à la fac !
— Bien dit : à l’année prochaine. »
Elle raccroche. Je reste planté dans le hall, le récepteur à la main, en fixant le vide.
J’entends la télé gueuler au salon.
« Un nom qui commence par K : de qui sont les trois lois qui décrivent les propriétés principales du mouvement des planètes autour du Soleil ? »
« Johannes Kepler », dis-je à personne en particulier.
« Exact. »
Je n’ai pas la moindre idée de ce que je vais faire de moi-même maintenant.
QUESTION : Quelle forme poétique japonaise, dont l’ancêtre est le tanka à trente et une syllabes, consiste en dix-sept syllabes organisées en lignes de 5, 7 et 5 ?
RÉPONSE : Le haïku.
Rebecca Epstein se tient les côtes. Nous sommes à Richmond Hill. Étendue sur mon futon, elle rit avec un plaisir sadique en martelant le sol de ses Doc Martens.
« Ce n’est pas si drôle, Rebecca, dis-je.
— Och, si c’est très drôle, crois-moi. »
J’abandonne et me lève pour changer le disque.
« Excuse-moi, Jackson, mais l’idée de ces gens cachés dans l’abri de jardin en attendant ton départ… »
Le fou rire la reprend de plus belle. Je vais dans la chambre de Josh chercher un supplément de bière maison.
Revenons légèrement en arrière. Je ne reste que dix-huit heures avec maman avant de regagner la fac. Je lui répète que j’ai besoin d’emprunter des livres à la bibliothèque pour travailler. Elle hausse les épaules, ne me croyant qu’à moitié, et, à 10 heures du matin, je me retrouve de nouveau sur le pas de la porte en train de refuser les mêmes provisions que la fois d’avant.
Dans le train, je me dis pour me consoler que passer la nouvelle année seul dans notre piaule d’étudiants n’est pas un drame. Je pourrai travailler, lire, faire de grandes balades à pied, écouter ma musique à fond et j’échapperai demain soir à cette ridicule tradition qui vous dicte de sortir vous saouler pour « faire la fête ». Je resterai chez moi et je ne m’amuserai pas. Je me saoulerai, oui, mais en lisant un livre et tomberai endormi juste avant les douze coups de minuit. Ça leur apprendra, me dis-je sans trop savoir qui sont ces « eux ».
Sauf qu’à peine arrivé, je comprends que j’ai commis une terrible erreur. En ouvrant la porte, je me prends dans le nez une bouffée tiède et saturée de levure de la bière artisanale de Josh ; la maison tout entière me rote à la figure. Je trouve le tonneau de plastique bouillonnant et gargouillant dans la chambre de mon colocataire, près d’un radiateur brûlant. J’ouvre la fenêtre pour dissiper le plus gros de ces gaz intestinaux.
Personne n’est encore rentré, je m’y attendais, mais pas à trouver la maison si désolée. Je décide de ressortir pour aller à la supérette du coin. 17 h 45, c’est l’heure idéale pour acheter de la nourriture à prix cassé.
Ce genre d’achat n’est pas anodin : les boîtes cabossées sont en général assez sûres, mais les produits « frais », franchement, c’est un champ de mines. En règle générale, la réduction est proportionnelle au risque encouru ; le truc, c’est d’arriver à faire une affaire sans s’empoisonner ; un misérable rabais de 10 pence sur une livre de steak à braiser d’un gris bleuté ne vaut pas le coup, mais acquérir un poulet entier pour 25 pence, c’est chercher les ennuis. Pourtant, le bœuf et le poulet sont moins dangereux que le porc et le poisson. Du porc périmé, ce n’est pas la joie, tandis qu’avec le bœuf on peut entretenir l’illusion de manger une viande non pas pourrie, mais « faisandée » . Même chose pour les produits épicés ; s’ils sentent, on ne le sent pas. Le curry est pour cette raison un grand classique de la péremption.
Dans la supérette, la vieille dame dotée d’une moustache à la Zapata et moi nous observons avec méfiance au-dessus du bac à surgelés. Juste après Noël, les dindes létales abondent, de même que les gigots d’agneau qui menacent de zapper l’étape freezer pour rentrer seuls à la ferme. D’ailleurs, ces viandes-là sont de piètres affaires. Je me décide donc pour un curry de bœuf « maison » affichant un rabais de 75 pence, et je m’offre avec la différence un tube de Nesquik à la banane et une pinte de lait.
Mon allégresse est de courte durée. Une fois mon Nesquik bu, mon curry avalé – versé dans une casserole et dilué avec l’eau de la bouilloire, j’ai l’impression d’être Robinson Crusoé. La maison est vide, il pleut, Josh a enfermé à clé sa télé portative dans son placard, et il devient évident que les plus belles années de ma vie n’adviendront pas.
Bon : Action ! J’entre de nouveau dans la chambre de Josh pour lui piquer quelques pièces que j’empile sur le téléphone installé dans le hall.
Mais qui appeler ? Je songe à un certain Vince, rencontré à une fête, mais, outre que je n’ai aucune envie de me retrouver dans un pub avec un autre homme, je ne me souviens plus de son nom de famille, de son adresse – de rien, en fait. Lucy Chang est à Minneapolis et, de toute façon, elle doit me croire raciste. Je suis à deux doigts d’appeler Patrick, quand je me souviens que je n’ai aucune sympathie pour lui. Je décide en fin de compte d’appeler Rebecca Epstein, parce qu’elle est étudiante en droit, et comme le droit est une « vraie » matière, elle doit probablement bosser.
Elle vit à Kenwood Manor, la résidence universitaire, au même étage qu’Alice, et j’ai le numéro. Au bout d’une vingtaine de sonneries, une voix à l’accent de Glasgow me répond.
« Allô, c’est Rebecca ?
— Oui. (Voyelles traînantes et consonnes sifflantes : « yeeeess ».)
— Brian à l’appareil. »
Un silence.
« Brian Jackson.
— Je sais qui tu es. Déjà de retour ? Pourquoi ?
— Je m’ennuyais, c’est tout.
— Bon sang, moi aussi. (Un autre silence.) Alors… ?
— Alors, je me demandais ce que tu faisais ce soir.
— J’attendais ton coup de fil, à l’évidence. Tu me proposes un rendez-vous amoureux ? (Elle prononce le mot comme elle aurait dit « merdeux ».)
— Pas du tout. Je me demandais si tu n’aurais pas envie d’aller voir un film, ou quelque chose. On donne L’Évangile selon saint Matthieu de Pasolini au cinéma d’art et d’essai.
— Et pourquoi pas quelque chose d’amusant ?
— Le Feu Saint-Elme à l’ABC ?
— Encore un Pasolini ?
— Retour vers le futur, de Robert Zemeckis.
— Quel âge as-tu, exactement ?
— Cocoon, de Ron Howard, à l’ABC.
— Dieu garde !
— Tu as des opinions très arrêtées, n’est-ce pas ?
— Je sais. Ça fait peur, hein ? Tu es sûr que tu es taillé pour le boulot de me sortir, Brian ?
— Je crois, oui. Qu’est-ce que tu aimerais faire, alors ?
— Tu as de quoi boire ?
— Quarante-cinq litres de bière. Artisanale, j’en ai peur.
— Och, je ne suis pas difficile. Tu es à Richmond House ?
— Ouais.
— Très bien. Je suis chez toi dans une demi-heure. »
Elle raccroche et, soudain, j’ai la trouille.
Quarante minutes plus tard, elle est sur mon lit en train de boire notre bibine maison et de se moquer de moi. Elle porte son uniforme habituel – car c’en est un : Doc Martens noires, collants noirs épais sous une mini-jupe en toile de jean bleu marine, pull noir à encolure en V sous l’imper de vinyle noir ceinturé de style militaire que je ne l’ai jamais vue ôter. Ses cheveux courts brillants et enduits de gel lui font une sorte de banane sur le front. Le reste est caché par sa casquette noire à visière de prolo russe. En fait, tout ce qu’elle porte suggère une longue tradition de dur labeur manuel, ce qui m’épate quand je sais que sa mère est céramiste d’art et son père pédiatre. La seule concession de Rebecca à la féminité est un rouge à lèvres rubis et une épaisse couche de mascara qui la rendent tout à la fois intimidante et glamour dans le genre bande Baader-Meinhof revu par Hollywood. Elle fume même comme une vedette de cinéma – Bette Davis par exemple –, sauf qu’elle roule ses cigarettes. Ce soir, je la trouve plus jolie que d’habitude et je me demande avec inquiétude si elle n’a pas fait un effort.
Quand elle a fini de se moquer de moi, je lui dis : « Je suis content que tu trouves ma vie sexuelle hilarante, Rebecca.
— Sauf qu’une vie sexuelle, ça suppose du sexe, non ?
— Alice ne m’a peut-être pas menti sur toutes ses expériences précédentes.
— Elle ne t’a certainement pas menti. Je t’ai dit qu’elle était une sale conne, non ? Pas la peine de prendre un air pincé. Ce que tu m’as raconté est drôle, et tu le sais, car autrement tu ne me l’aurais pas répété. (Elle tire sur sa clope, secoue sa cendre par terre, à côté du futon.) De toute façon, tu l’as bien mérité.
— Quoi ?
— Tu sais bien : ce festival de branlette bourgeoise. Tu te dis de gauche mais tu te vautres là-dedans. Tu es comme tous les autres opportunistes qui se roulent au pied des classes soi-disant supérieures pour se faire gratter le ventre comme des truies.
— C’est faux !
— C’est vrai.
— Tory honteux !
— Stalinienne !
— Traître de classe !
— Snobinarde !
— Snob à rebours !
— Proto-yuppie. Ôte tes Doc Martens dégueulasses de mon lit.
— Tu as peur que j’abîme un tissu de si bon goût ? »
Elle obéit toutefois et vient s’asseoir près de moi, puis cogne son verre de bière tiède contre le mien en signe de réconciliation.
« Pourquoi planquer ton sommier derrière l’armoire ? me demande-t-elle.
— Je voulais, tu sais, dormir sur un futon.
— Un futon, pour faire zen, hein ? Eh bien, laisse-moi te dire qu’un grabat puant, ce n’est pas un futon, non.
— C’est presque un haïku.
— Combien de syllabes dans un haïku ?
— Dix-sept, organisées en 5-7-5. »
Elle réfléchit à la vitesse de la lumière et reprend en complétant :
« Un grabat puant
Ce n’est pas un futon, non,
C’est seulement con. »
Avant de boire une nouvelle gorgée de bière, elle ôte un filament de Golden Virginia de sa lèvre tartinée de rouge, un geste si extravagant de décontraction languide que je me mets à la regarder du coin de l’œil, des fois qu’elle le referait. Elle surprend mon regard et je bredouille : « Tu as passé un bon Noël ?
— Nous ne fêtons pas Noël, nous autres juifs. Nous avons tué le Christ, tu te souviens ?
— Mais vous fêtez Pâques ?
— Vers la Noël, notre fête est Hanoukka. Nous ne fêtons pas ça non plus. Pour un type qui représente notre glorieux établissement à l’University Challenge, Brian Jackson, tu es drôlement ignorant. Combien de fois dois-je te répéter que nous sommes des juifs de Glasgow, socialistes, non pratiquants et antisionistes ?
— Pas très excitant comme tableau.
— Exactement. À quoi d’autre attribues-tu ma présence chez toi ce soir ? »
Je crois que je vais risquer un peu d’humour juif.
« Joyeux Shmuel !
— Quoi ?
— Rien. »
Elle me scrute et me dit avec un demi-sourire :
« Antisémite, va. »
Je lui souris en retour. Rebecca Epstein me plaît soudain énormément. Je veux tenter un geste préliminaire d’amitié. J’ai une idée.
« Pendant que j’y pense, j’ai quelque chose pour toi. Heureux Hanoukka. »
C’est l’album de Joni Mitchell refusé par Alice. J’ai perdu le ticket. Rebecca me regarde d’un air interrogateur.
« Pour moi ?
— Uh-huh.
— Tu es sûr ? (Elle est aussi méfiante qu’un douanier d’Europe de l’Est soupçonnant mon passeport d’être un faux.)
— Certain. »
Elle le prend entre le pouce et l’index et déchire un coin du papier d’emballage. « Joni Mitchell.
— Oui. Tu la connais ?
— Je connais son œuvre.
— Tu as ce disque, alors.
— Non. J’ai honte de l’avouer.
— Alors, laisse-moi te le faire écouter. »
Je le lui prends des mains et vais vers le tourne-disque, ôte le groupe Tears for Fear et mets Blue, face 2 morceau 4, « A Case of You », sûrement l’une des chansons d’amour les plus exquises jamais gravée sur le vinyle. Après avoir écouté la première strophe et le chœur en silence, je lui demande : « Qu’est-ce que tu en penses ?
— Je sens que ça fait venir mes règles.
— Tu n’aimes pas ?
— Pour être complètement honnête, Brian, ce n’est pas vraiment mon truc.
— Tu y viendras.
— Hum… j’en doute. Alors, tu es un fan de Joni, hein ?
— Plus ou moins. À vrai dire, mon idole, c’est Kate Bush.
— Ouais. Ça colle.
— Pourquoi ?
— Parce que tu es “The Man with the Child in his Eyes”, dit-elle en ricanant dans son verre de bière.
— Toi, qu’est-ce que tu écoutes en ce moment par exemple ?
— C’est éclectique : le groupe post-punk de Manchester Durutti Column, Marvin Gaye, Cocteau Twins, de vieux blues, Muddy Waters, The Cramps, Bessie Smith, Joy Division (Manchester), les New York Dolls, Sly and the Family Stone, ce genre de groupes tu vois ? Je te ferai une compilation, des fois que je pourrais te décrocher de cette musique de nanas. Méfie-toi, Brian, de ces auteurs-compositeurs femmes. Elles sont d’une douceur plaisante, mais si tu les écoutes trop, des seins vont commencer à te pousser.
— Bon, si mon cadeau ne te plaît pas, dis-le… (Je me lève pour changer le disque.)
— Non, non, je le garde. Je suis sûre qu’il finira par me plaire. Merci infiniment, Brian. Très chrétien de ta part. »
Nous restons ensuite assis tous les deux en silence. Puis elle prend ma main et la serre en me disant : « Vraiment, merci beaucoup, Brian. »
Dix minutes plus tard, nous sommes étendus sur le lit et la même main semble avoir trouvé sa voie dans son soutien-gorge.
On dit que même l’intime est politique. C’est certainement vrai. En matière de baisers, Rebecca Epstein est tout aussi radicale, directe et intransigeante. Je suis étendu sur le dos et elle m’enfonce la tête dans l’oreiller, ses dents de devant heurtant les miennes. Comme je suis disposé à ne rien lui céder, je cogne les miennes contre les siennes ; notre émail ne résistera pas longtemps. L’alcool, combiné aux émanations du chauffage à gaz, me fait tourner la tête ; je panique un peu, mais en même temps, c’est amusant, comme être taclé en cour de récréation. L’émulsion pâteuse de son rouge à lèvres crée un sas autour de nos deux bouches, de telle sorte que lorsqu’elle finit par détacher la sienne, je m’attends à entendre le même pop sonore qu’on entend dans les dessins animés, quand on ôte une ventouse du visage d’un des personnages.
« Ça va ? » me demande-t-elle. On dirait, de nouveau comme Tess D’Urberville, qu’elle a écrasé une poignée de fraises sur sa bouche tant celle-ci est barbouillée.
« Très bien », réponds-je. Du coup, elle repart à l’attaque. Elle sent la levure de bière, la Golden Virginia et les cosmétiques. Pour ma part, je ne peux m’empêcher de m’inquiéter à cause du curry que j’ai mangé. Dois-je prétendre devoir aller aux toilettes pour pouvoir me brosser les dents ? Mais elle saura que j’ai fait cela pour elle, et je ne veux pas lui sembler conventionnel. La mauvaise haleine est-elle en quelque sorte originale ? Probablement pas. Mais si je me brosse les dents, elle risque de croire qu’elle doit faire de même, ce que je ne souhaite pas du tout. J’aime bien le goût du tabac, cette impression de fumer par procuration. Mieux vaut continuer. Mais où cela va-t-il nous mener ? Comme un ventriloque, j’essaie de placer ma main en haut de son dos, mais elle porte toujours son imper ceinturé, et quand j’arrive à glisser la main à ce niveau, je découvre que son pull est rentré dans sa jupe. Je cherche donc une voie alternative par l’encolure du pull, ce qui m’oblige à tordre la main à angle droit, comme le plus maladroit des pickpockets, mais je finis par y arriver. Elle porte un balconnet noir en dentelle, légèrement rembourré, ce qui me surprend et m’oblige un moment à m’interroger sur ses opinions politiques en matière de soutiens-gorge. Ce rembourrage est tellement peu en phase avec le caractère de Rebecca… Pourquoi devrait-elle se conformer à des notions de féminité arbitrairement définies par les hommes ? Pourquoi se croirait-elle obligée de coller à cette image sexy qu’aucune femme dans la vraie vie n’est capable d’arborer, à part peut-être Alice Harbinson ?
Soudain elle arrête la séance de baisers et je m’attends à ce qu’elle me fasse des reproches ; au lieu de quoi, elle me dit d’une petite voix : « Brian…
— Quoi ?
— Il faut que je te dise quelque chose. Je ne plaisantais pas tout à l’heure quand je te disais que ça venait…
— Ça va. Pour moi aussi, ça vient. »
Elle me regarde d’un œil ironique.
« Ça m’étonnerait.
— Pourtant si. J’en ai pas l’air comme ça, mais je suis…
— Tu es en train de me dire que tu as tes règles ?
— Quoi ? Oh, je vois. Je croyais que tu voulais dire, tu vois…
— Quoi ?
— Que tu étais excitée. Comme moi. Pour les garçons “avoir la trique”. » Ma main quitte sans retour son soutien-gorge. Assise au bord du lit, elle lisse ses collants et s’assure que je n’ai pas déchiré son pull. J’ai tout gâché.
« Finalement, ce n’est pas une bonne idée.
— Oh, honnêtement, ça ne me gêne pas.
— De quoi parles-tu ?
— De tes règles. Je suis parfaitement décontracté s’agissant de ce genre de choses.
— Tant mieux, Jackson, car il n’y a rien au monde que je puisse faire pour échapper à la malédiction, n’est-ce pas ?
— “Décontracté” était une façon de parler. Désolé si le mot t’a déplu.
— Je parie qu’Alice Harbinson n’a même pas ses menstrues.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Parce qu’elle doit payer une autre fille pour les avoir à sa place.
— Une seconde : qu’est-ce que tout cela a à voir avec Alice Harbinson ?
— Rien. » Elle se tourne vers moi et semble à deux doigts de me rembarrer de nouveau, au lieu de quoi elle esquisse un sourire. « Ôte le rouge à lèvres que tu as sur la figure. Tu as l’air d’un clown. » Je m’essuie avec un coin du duvet et je l’entends murmurer : « Un putain de clown…
— Qu’est-ce que j’ai encore fait ?
— Tu le sais, non ?
— Mais c’est toi qui as commencé.
— Commencé quoi ?
— À parler d’Alice.
— Oh, arrête tes salades, Jackson.
— Mais c’est vrai ! c’est toi qui l’as mentionnée la première.
— Tu penses sans arrêt à elle, non ?
— Non, pas du tout. »
En fait, oui, tout le temps. Rebecca me fixe assez longtemps pour s’en assurer.
Puis elle appuie le dos de ses mains contre ses yeux.
« Je suis un peu bourrée. Il vaut mieux que je parte. » Je n’en étais pas sûr avant, mais maintenant je n’ai aucune envie de lui voir tourner les talons. Je me hisse donc avec effort de mon futon pour venir me planter devant elle. Elle détourne la tête.
« Pourquoi veux-tu partir ?
— Je ne sais pas. Ce qui vient de se passer, on ne pourrait pas… l’oublier ?
— Bon. Très bien. C’est entendu. Je préférerais que tu ne partes pas, mais si c’est ce que tu veux…
— Oui, je crois. »
Elle se lève, rajuste son manteau et se dirige vers la porte en me laissant me demander ce que j’ai encore fait de mal – en dehors de mon ineptie chronique et crasse. Je la suis jusqu’en bas, où elle doit enjamber le tas de bicyclettes qui encombrent le hall.
« Et merde, j’ai filé mes collants.
— Laisse-moi au moins te raccompagner chez toi.
— Non, merci.
— Ça ne me dérange pas…
— Inutile.
— Tu ne devrais pas rentrer seule.
— Ça va, je te dis.
— Vraiment, j’insiste… » Elle me regarde, pointe son index vers moi et me dit d’un ton brusque : « Et moi, j’insiste pour que tu ne me raccompagnes pas. Compris ? » Nous sommes tous deux désarçonnés par la violence de son ton. Nous nous regardons en nous demandant ce qui se passe, et elle finit par dire : « D’ailleurs, tu devrais aller te coucher. Tu as tes règles, tu te souviens ? (Elle ouvre la porte.) Nous ne parlerons plus jamais de cet incident, d’accord ? Et n’en parle à personne. Surtout pas à cette Alice Harbinson de merde. C’est promis ?
— Promis. Je ne vois pas pourquoi je lui en parlerais. »
Déjà dehors, elle file dans la nuit sans se retourner.