ÉPILOGUE

« Un savoir médiocre est une chose dangereuse : il faut boire à pleine coupe à la fontaine [des Muses], ou n’y point boire du tout. De petits coups brouillent le cerveau, et la raison ne revient qu’en buvant à grands traits. »

Alexander Pope, Essai sur la critique.

« Je sais qu’une bonne chose va se produire

Et je ne sais pas quand,

Mais rien que d’en parler peut suffire. »

Kate Bush, « Cloudbusting[38] », The Hounds of Love.

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DERNIÈRE QUESTION : large de 257 kilomètres sur son axe est-ouest, ce qui en fait la plus grande des îles grecques, avec Héraklion comme capitale, quelle île méditerranéenne fut le berceau de la première vraie civilisation européenne, celle de Minos ?

RÉPONSE : La Crète.

12 août 1986

Howdy [39] ! Hello, belle étrangère !

Comment vas-tu ? Je parie que tu seras surprise après tout ce temps. Oui, le cachet de la poste est véridique. Je suis ailleurs qu’en Angleterre pour la première fois de ma vie. Quelque part où il fait chaud. Je suis même bronzé, enfin, je le serai quand j’aurai fini de peler. Comme il fallait s’y attendre, je me suis exposé trop longtemps trop tôt ; j’avais tellement mal (même aux fesses) que j’ai été obligé de manger debout.(Mon acné s’est drôlement arrangée dans le processus, mais tu n’es pas obligée de le savoir ! J’ai aussi appris la plongée, un sport qui déclenche chez moi des crises de panique. Ce qu’on mange ici me convient parfaitement : rien que de la viande brûlée et absolument aucun légume. Aujourd’hui, j’ai goûté pour la première fois la feta. Ç’a un peu le goût de carton d’emballage en salé. Tu te souviens du dîner chez Luigi, quand tu portais cette robe de bal ?

Bon, changeons de sujet. J’ai reçu ta carte juste avant notre départ ; une agréable surprise et un vrai soulagement. Après notre petite… comment dire… aventure, j’avais peur que tu ne m’en veuilles à jamais. Tu vois toujours Patrick ? Il s’est rasséréné, ou mon nom est-il encore couvert d’opprobre ? Voici ce que je te suggère : Prononce-le en lui transmettant mon meilleur souvenir, éloigne-toi de trois pas et vois s’il change de couleur.

C’est une grande nouvelle d’apprendre que tu joues Helen Keller le trimestre prochain. Un vrai défi pour une actrice que d’incarner un écrivain aveugle, sourde et muette. L’avantage, c’est que tu n’auras pas de texte à apprendre. Tu sais ce que disait Noel Coward ? Que jouer c’est, pour l’essentiel, ne pas se cogner aux meubles. Ha, ha ! Excuse-moi, ce n’est pas drôle ! Sérieusement, je te félicite de tout mon cœur : tu seras une grande Helen. Je viendrai peut-être te voir jouer, surtout que j’ai raté ta Norvégienne, comme disait le cuistot repentant. Un jeu de mots pâtissier ! Ha, ha ! Tu piges ? Ce serait merveilleux de te revoir après tout ce temps. J’ai tellement de choses à te dire…

Je dois m’interrompre car je l’entends monter l’escalier. Elle revient de nager – ce qu’elle aime particulièrement faire quand le soleil est moins chaud. Je fourre la lettre dans mon livre, me jette sur le lit et fais semblant de lire Cent ans de solitude.

En fin de compte, c’est pour Julian, le jeune et sympathique chercheur, que j’ai eu le plus de remords. Car pour que mon histoire soit crédible, j’ai dû le mouiller un peu.

Voici comment je m’en suis tiré : j’étais étendu sur les deux bureaux et j’ai accidentellement fait tomber son écritoire à pince, celle qu’il avait oubliée derrière lui quand on m’a monté dans la pièce ; l’enveloppe s’est ouverte et les fiches se sont éparpillées ; aussitôt conscient de ce qu’elles représentaient, j’ai tout remis en vitesse dans l’enveloppe, mais, sans m’en rendre compte, j’ai dû en lire une avant de la ranger – de manière subliminale, bien entendu.

Bamber et lui ont été très sympas, compte tenu du fait qu’ils ont dû arrêter l’enregistrement et renvoyer tout le monde à la maison. Je veux dire qu’ils ne se sont pas conduits comme la Gestapo en me braquant le faisceau d’une lampe dans les yeux ou en me tabassant. Je suppose que c’est parce que, techniquement, je n’avais rien fait de mal : rien, en tout cas, qui aurait pu me valoir des poursuites judiciaires.

Bien entendu, ils ont dû disqualifier l’ensemble de l’équipe, bien que j’aie déclaré avec insistance être seul en cause – le seul fautif –, ils ne pouvaient pas prendre le risque de ne pas le faire. Et voilà, fin de partie : tout le monde privé de Challenge.

Je dois admettre que l’affaire était assez embarrassante, au point que je ne me sentais pas de rentrer en voiture avec les autres, qui auraient d’ailleurs fort bien pu refuser de me prendre. Quant au minibus des supporters, on m’y aurait mené la vie dure. Je suis donc rentré à Southend avec maman, dans le pick-up de Des, coincé entre eux deux sur le siège du conducteur. Vous savez, la séquence du journal télévisé, où l’on voit des criminels sortir d’un commissariat de police cachés sous une couverture ? Eh bien, c’était un peu ça pour moi. En quittant le parking, je pouvais voir les autres autour de la 2CV jaune d’Alice, Patrick shooter avec furie dans les pneus tandis que Lucy essayait de le calmer ; Alice, belle et triste, appuyée contre la voiture, toujours vêtue de sa magnifique robe, avec Eddie le Teddy à la main. J’ai croisé son regard lorsque nous sommes passés devant eux, et elle a sans doute dit : « Regardez, le voilà ! », ou quelque chose dans ce goût-là car tous se sont retournés. Dans ce genre de situation, il n’y a pas quarante mille attitudes à adopter : je me suis contenté, enfermé dans l’habitacle, d’articuler en silence le mot « désolé ».

Je ne suis même pas sûr qu’ils l’aient lu sur mes lèvres.

Patrick s’est mis à crier quelque chose que je n’ai pas entendu, et il cherchait autour de lui quelque caillou pour me lapider. Alice se contentait de secouer lentement la tête en signe de désapprobation. Seule Lucy m’a fait un signe de la main, ce que j’ai trouvé incroyablement généreux de sa part.

Quand elle est profondément endormie – sa petite sieste de fin d’après-midi –, je vais sur la terrasse qui domine la mer et je reprends ma lettre.

Excuse-moi. J’ai été interrompu. Où en étais-je ? Ah, oui : je pourrais venir te voir jouer Helen Keller, sauf que l’Écosse, c’est drôlement loin. Je vais m’installer à Dundee en octobre prochain, tu vois. L’université m’a accepté en Littérature tout court (en Écosse, ils se gardent bien de parler de « Littérature anglaise » : ils sont susceptibles). J’ai de la chance qu’on m’ait offert un nouveau départ et tout ; l’avenir s’annonce sous des auspices favorables, et je compte bien cette fois me concentrer sur mes études

J’ai raconté à maman la même histoire qu’aux responsables de l’émission. Je crois qu’elle m’a cru, bien qu’elle n’ait pas dit grand-chose sur le moment. Mais le lendemain matin, quand nous sommes arrivés à Southend aux petites heures du jour, tandis que je m’engageais dans l’escalier montant à ma chambre, elle m’a dit que cet incident n’avait pas d’importance et qu’elle était tout de même fière de moi. Vrai ou non, cela m’a fait plaisir.

L’après-midi, j’ai appelé le département d’anglais pour dire que j’étais malade et ne reviendrais qu’une semaine plus tard. L’information avait dû circuler car le professeur Morrison ne m’a même pas demandé de quoi je souffrais. Il m’a juste dit qu’il comprenait, que c’était une bonne idée de m’absenter, et de prendre le temps que je voulais. J’ai donc passé la plus grande partie de la semaine au lit, à dormir, à lire, sans boire une goutte d’alcool, à essayer d’y voir plus clair.

Mais, s’agissant de certains événements, on n’y voit jamais plus clair. Deux semaines plus tard, je n’avais toujours pas quitté ma chambre. J’ai donc décidé qu’il valait mieux que je ne retourne pas à la fac. Un après-midi, Des m’a emmené dans son pick-up pour que j’aille chercher mes affaires en l’absence de Josh et Marcus, et on a fait l’aller-retour dans la journée. En rentrant, je me suis remis au lit et y suis resté suffisamment longtemps pour que maman m’envoie voir un médecin. Après, j’allais un peu mieux.

J’ai passé les six mois suivants à Ashworth Factory, l’usine de grille-pain qui m’a rendu mon job. Je crois qu’ils étaient contents de me récupérer. Maman et Des ont dû retarder du même nombre de mois l’ouverture grandiose de leur B&B, mais ils ont été extrêmement compréhensifs à cet égard. Des est un type plus que correct, je dirais. Spencer était sur pied en avril ; il a été condamné avec sursis, mais a dû payer une grosse amende. Je me suis débrouillé pour lui trouver un boulot chez Ashworth avec moi. Ce temps passé avec lui a été une bonne chose. Je ne lui ai pas dit toute la vérité sur ce qui m’était arrivé, et il n’a pas cherché à la connaître, ce qui était encore mieux. J’ai un peu vu Tone, mais pas des masses, car il semblait être constamment occupé à des « manœuvres secrètes » avec l’armée, à Salisbury Plain.

Quoi d’autre ? J’ai beaucoup lu. J’ai écrit un peu de poésie, nulle, le plus souvent, quelques nouvelles et une pièce radiophonique : un monologue intérieur basé sur Robinson Crusoé, mais modernisé (quoique parler de Robinson Crusoé comme d’une pièce « en costume », c’est ridicule !), et du point de vue de Vendredi. J’ai écouté sans cesse The Hounds of Love, décidant que c’était très certainement le meilleur album de Kate.

Puis en juin, totalement à l’improviste, j’ai reçu un coup de fil.

Bon, je dois finir cette lettre maintenant. Je sens une forte odeur de viande brûlée, ce qui veut dire que le dîner est presque prêt !!!

Rétrospectivement, c’est une drôle d’époque que nous avons vécue, n’est-ce pas, Alice ? La métaphore (ou devrais-je plus sobrement écrire « la comparaison » ?) qui me vient à l’esprit, c’est moi, enfant, avec mon père me rapportant une maquette d’avion Airfix à monter soi-même. Je m’asseyais à la table de la cuisine, ouvrais la boîte, m’assurais que je disposais des bons outils, de la colle et de la peinture adéquates (mate et brillante), et d’un cutter vraiment très, très tranchant, puis je me promettais de suivre les instructions à la lettre, de prendre tout mon temps, sans brûler les étapes, sans rien précipiter, d’opérer avec soin, de me concentrer à mort pour obtenir une perfection de modèle réduit, son idéal platonicien en somme. Mais à un moment donné, quelque chose tournait mal – je perdais une pièce tombée sous la table, ou je faisais baver la peinture, ou je collais accidentellement une hélice à l’arbre de transmission, ou je maculais de couleur le cockpit transparent, ou les décalcomanies se déchiraient quand je tentais de les faire glisser où il fallait. Résultat : quand je montrais mon œuvre à papa, le produit fini avait quelque chose de… moins satisfaisant que je ne l’espérais.

Tu sais, Alice, j’ai essayé d’utiliser cette métaphore – en l’étoffant bien sûr – dans un projet de poème, mais je ne suis pas encore arrivé à l’exploiter.

En tout cas, tous mes vœux pour cette nouvelle année universitaire. Je t’enverrai un mot dès que je serai installé, et peut-être pourrons-nous…

« À qui écris-tu ? me demande-t-elle, aveuglée par les rayons du couchant.

— Oh, à ma mère. Bon bain ?

— Tonique. Sauf que quelque chose m’est rentré dans les cheveux.

— Tu veux que je regarde ?

— Oui, s’il te plaît. »

Sans remettre son soutien-gorge, elle s’assied par terre entre mes jambes.

« Tu pourrais peut-être t’habiller un peu ? dis-je.

— Tu voudrais peut-être une paire de claques ?

— Mais tout le monde peut te voir !

— Et alors ? Vraiment, Jackson, je te jure, j’ai l’impression d’être partie en vacances avec la foutue Mary Poppins.

— Tu sais, tu es vraiment grossière…

— D’accord. Ferme ta gueule et regarde ce que j’ai dans les cheveux.

— On dirait du pétrole, ou du goudron.

— Ça part ?

— Non.

— Tu crois que ce serait plus facile sous la douche ?

— Peut-être.

— Bon, tu viens ?

— Ouais, d’accord. »

Et voilà. Nous en sommes au début, naturellement. L’idée, quand on s’était parlé au téléphone, c’était de partir ensemble en faisant chambres à part. Ou tout au moins, de partager une chambre à deux lits, un plan qui s’est révélé ruineux et a capoté dès la troisième nuit, après une longue et franche conversation accompagnée d’une bouteille entière de brandy Metaxa.

Mais comme je l’ai déjà dit, nous y voilà. Pas exactement là où je m’attendais à être, ni même avec qui je le voulais, mais qui fait ce qu’il veut ? Et, pour être honnête, je ne m’attendais pas non plus qu’elle soit ici avec moi. Elle continue à jurer comme un charretier, mais elle me fait rire. Cela n’a l’air de rien, mais il y a quelques mois, je n’aurais jamais rêvé de me gondoler de la sorte. Donc ça va.

Ça va même très bien.

Tous les jeunes se font du mouron. C’est normal, inévitable. Grandir, c’est ça. À seize ans, ma plus grande inquiétude dans la vie, c’était de ne plus rien réussir d’aussi brillant, d’aussi noble, d’aussi pur, d’aussi tangible que mon triomphe au certificat de fin d’études secondaires. Évidemment, c’est du passé. Du haut de ma dix-neuvième année, je veux croire que je suis beaucoup plus cool et beaucoup plus sage.

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