« Rosemary se leva, se pencha sur [Dick] et lui dit la chose la plus sincère qu’elle lui eût jamais dite : “Oh, toi et moi sommes de tels comédiens[28]…” »
QUESTION : Dans son article de 1926, publié dans la revue LEF, fondée par le poète Maïakovski, Serge Eisenstein propose une nouvelle forme de cinéma, moins basée sur le déroulement logique, linéaire de l’action que sur une juxtaposition stylisée des images. Quel nom lui donne-t-on ?
RÉPONSE : Le montage des attractions.
Il existe une convention de genre, particulièrement reconnaissable dans les films américains grand public, où le héros et l’héroïne tombent amoureux l’un de l’autre durant une séquence de montage longue et muette, soulignée inévitablement par un thème orchestral aux harmonies riches et sentimentales, dominé par un solo de saxophone. J’ignore pourquoi le fait de tomber amoureux doit se passer de mots – peut-être parce que expliquer vos pensées les plus intimes est fastidieux pour tous ceux qui ne sont pas directement impliqués. Mais de toute façon, cette séquence type illustre tous les trucs sympas que les amoureux sont censés faire : manger du pop-corn au cinéma, se porter sur le dos (il est bien trop lourd pour elle), s’embrasser sur un banc public, essayer des chapeaux ridicules, boire du champagne dans des bains de mousse, tomber dans des piscines, rentrer chez soi la nuit bras dessus, bras dessous, en nommant les étoiles, etc.
En réalité, durant la semaine qui a suivi notre nuit ensemble, cela ne s’est pas passé du tout ainsi entre Alice et moi. Elle ne m’a plus donné signe de vie, ce qui me permet de ressortir mes deux mots clés (Ravageur et Réservé, vous vous souvenez ?). Je mets un point d’honneur à ne pas menacer sa précieuse indépendance – elle est tellement occupée avec sa pièce… Pendant ces sept jours, je ne lui ai téléphoné que cinq ou six fois tout au plus, sans laisser de message, ce qui revient à dire que je ne l’ai pas appelée du tout. Il y a pourtant eu un moment délicat, quand Rebecca a décroché : j’ai dû contrefaire ma voix, mais je suis quasi sûr que c’est passé comme une lettre à la poste.
Tout ce temps, je me suis distrait en écoutant les Kate Bush de la période intermédiaire et en m’épanchant dans un long poème que je compte offrir à Alice pour la Saint-Valentin, c’est-à-dire dans trois jours, la veille du Challenge. Je sais que cette « fête des amoureux » n’est qu’une exploitation cynique des sentiments, qu’elle représente le marketing le plus vil, mais il fut un temps où elle avait de l’importance pour moi : j’envoyais un nombre de cartes aussi fourni que le publipostage du Reader’s Digest. Maintenant que je suis un vieux cheval de retour, émotionnellement discriminatif, je n’en enverrai que deux : à ma mère et à Alice. Il serait plus judicieux de ne rien envoyer à Alice, mais si elle croyait que je n’ai plus de sympathie pour elle, ou, pis, que ce qui s’est passé entre nous était purement sexuel ?
Mon poème, j’ai l’impression qu’il avance, mais je n’arrive pas vraiment à me décider pour telle ou telle forme de versification. J’ai essayé le sonnet pétrarquéen, le sonnet élisabéthain, le distique rimé, les alexandrins, le haïku, le poème non rimé, mais je peux fort bien finir par écrire un limerick :
Alice, palace, calice, phallus, malice…
En fin de compte, le nez de Patrick n’est pas cassé. Il n’en est pas moins rouge et difforme. « Action Man » n’est plus si beau à voir en ce moment. Il a aussi une cicatrice sur la joue, opportune celle-ci, car elle le fait passer pour le dur qu’il n’est pas. Je me garde bien de le lui dire. Je demande à la place :
« Ça te fait mal ?
— À ton avis, idiot ?
— Je dirais que oui.
— Gagné. Un mal de chien. » Il tapote son appendice pour renforcer son argument, ce qui lui permet de faire des grimaces pour se rendre intéressant. Nous sommes dans sa petite cuisine d’une netteté toute militaire, en train de faire du thé avant l’arrivée du reste de l’équipe. Ce soir, c’est notre dernière répétition avant le passage à la télé.
« Tu te rends compte que je vais être obligé de montrer ma gueule cassée à des millions de téléspectateurs ?
— Tu t’exagères le nombre, Patrick. Et de toute façon, ils arriveront à dissimuler ça avec le maquillage, ou une cagoule.
— Tu veux que je te dise, Brian ? Je l’espère bien, car toute ma famille sera dans le studio, et je ne veux pas avoir à lui expliquer qu’un prolo de skinhead cockney m’a foutu sur la gueule parce qu’on n’avait pas les mêmes idées politiques.
— Ce n’est pas la seule raison.
— La raison, c’est que ce type est une bête sauvage, et qu’il aurait fallu le garder en laisse. Il a de la chance que je n’aie pas porté plainte.
— Aucun intérêt : il n’a pas le sou.
— Ça t’étonne ? Comment un malade pareil pourrait-il avoir un job normal ?
— En fait, il est très intelli…
— On ne l’est pas quand on se conduit comme lui.
— Et toi, tu ne crois pas que tu as été un peu…
— Un peu quoi ? »
J’ai envie de lui dire : « pontifiant, ignorant, odieux, condescendant », mais je me ravise. Pourquoi ? Parce que c’est mon meilleur ami qui l’a mis dans cet état. Je me contente de sortir un paquet de ma poche. « J’ai ça pour toi, une offre de paix de la part de Spencer, qui te demande de l’excuser. » Je lui tends une très grosse tablette de chocolat Cadbury aux fruits et aux noisettes, le cadeau de Noël de Nana Jackson, ce qui n’est pas très scrupuleux de ma part car Spencer ne se serait jamais excusé, naturellement. J’imagine un instant quel effet ça me ferait de démolir d’un coup de plaque ce nez hautain – ce nez de droite ; j’imagine le bruit qu’il ferait en se cassant, la satisfaction que cela me procurerait, mais je me contente de lui tendre poliment le chocolat. Nous sommes censés être une équipe, après tout. Patrick marmonne un « merci » laconique et fourre la friandise en haut de ses étagères pour ne pas avoir à la partager.
On sonne. « Si c’est Lucy, Brian, il faut que tu lui présentes tes excuses, me dit Patrick. Elle a été salement secouée par le carnage commis par ton copain. »
Je dévale l’escalier pour ouvrir. Lucy et son panda sont là.
« Salut, Brian, me dit-elle, pas un brin stressée.
— Lucy, je voulais te dire combien je suis désolé pour cette regrettable bagarre de l’autre soir.
— Pas de problème. Je comptais t’appeler dans la semaine pour savoir si… »
ALICE ! Alice apparaît derrière la tête du panda.
« Salut, Alice.
— Salut, Brian. » Elle me fait un sourire imperceptible, car, après tout, nous avons des choses à cacher.
Le reste de la réunion se passe sans incident majeur. Nous ne savons toujours pas quels vont être nos adversaires car les organisateurs tiennent à garder le secret jusqu’au jour « J ». Patrick nous dit de ne pas nous démonter si c’est Oxbridge ou l’Open University[29]. « Ils sont très surévalués », assure-t-il. Nous réglons ensuite les problèmes pratiques tels que louer le minibus de l’équipe de hockey, coller des affiches à la corpo pour que les étudiants qui le souhaitent viennent nous soutenir. L’un des copains baraqués de Patrick, de droite, comme de juste, s’est proposé pour conduire le minibus des supporters jusqu’à Manchester – à supposer que nous arrivions à le remplir. « Si quelqu’un veut venir, faites-lui signer une fiche d’inscription au foyer des étudiants », nous précise notre capitaine.
Alice compte inviter la troupe d’Hedda Gabler, et Lucy certains de ses copains de médecine. Moi, la seule personne que j’aie à inviter est Rebecca, et je n’ai aucune certitude quant à ses réactions : nous sifflera-t-elle, acclamera-t-elle nos adversaires ? Je décide à tout le moins de lui laisser le choix.
« Maintenant, dit Patrick en consultant ses notes, voici le dernier point à régler. Nous devons choisir une mascotte pour notre équipe. »
Je n’ai rien qui pourrait remplir les conditions requises, et Patrick ne possède aucun doudou, rien d’amusant. Nous tirons au sort entre Eddie, l’ours en peluche d’Alice, ou le crâne du squelette anatomique de Lucy, qu’Alice propose avec humour d’affubler d’une écharpe rouge et de prénommer Yorik.
Eddie l’ours l’emporte.
Quand nous avons fini, je dois courir derrière Alice qui va tout droit à sa répétition.
« Qu’est-ce que tu fais, dem…
— J’ai une répétition.
— Mais dans la journée ?
— J’ai une dissert’ à rendre.
— Même pas libre pour une séance de cinéma ? »
Elle s’arrête, regarde autour d’elle pour s’assurer que personne ne nous voit ensemble, puis déclare : « Cinéma ? D’accord. » On s’entend sur le lieu et l’heure du rendez-vous, puis je cours chez moi me mettre à mon poème.
L’après-midi suivant, elle tire au flanc pour être avec moi. Le cinéma n’est pas l’endroit idéal pour parler, ni pour simplement me permettre de la regarder. De surcroît, elle veut aller à l’Odéon voir Retour vers le futur, de Robert Zemeckis, alors que j’ai en tête quelque chose d’intellectuellement plus exigeant que de la science-fiction ; au bout du compte on va au cinéma d’art et d’essai voir le double programme du mardi, deux films muets révolutionnaires, chacun dans son genre : Le Cuirassé Potemkine, d’Eisenstein (1925), et le chef-d’œuvre surréaliste de Buñuel, Un chien andalou (1929).
Avant la séance, nous achetons des confiseries diverses chez le marchand de journaux car, comme je le fais remarquer, le prix de celles vendues au cinéma est prohibitif, et nous asseyons dans une rangée du milieu. Nous devons être six en tout. Les lumières s’éteignent et l’atmosphère de désir sexuel réprimé qui circule entre nous comme un léger courant électrique est presque tangible, comme l’odeur de tabac refroidi, de soda sirupeux Kia-ora orange, et ce vague sentiment d’infestation par les morpions qu’on a toujours dans un fauteuil de cinéma. La séance commence par Un chien andalou. Durant la séquence saisissante de l’œil de femme tranché au rasoir ou celle des ânes en putréfaction traînés sur le piano à queue, Alice se penche en avant en se cachant les yeux. Je passe le bras autour du dossier de son fauteuil, un geste niais censé la protéger de la perspicacité outrée de Dalí et Buñuel quant au fonctionnement du subconscient.
Les lumières se rallument et il y a un court entracte durant lequel nous mangeons un sac de cacahuètes enrobées de chocolat en buvant du soda Lilt orange-ananas tout en discutant du surréalisme et de ses rapports avec l’inconscient. Alice n’est pas fana. « Ça me laisse froide ; c’est laid et aliénant. Ça ne me touche pas. Je ne me sens impliquée à aucun titre.
— Ce n’est pas fait pour t’impliquer émotionnellement, pas de la façon conventionnelle qui consiste à se sentir proche, tout au moins. Le surréalisme cultive l’inquiétante étrangeté, il est fait pour déranger. Moi, je le trouve plein d’émotion, même celles qu’il suscite sont négatives, comme l’angoisse et le dégoût. »
Bien sûr, l’ironie de mon argument, c’est que, au contraire des surréalistes, je voudrais qu’Alice se sente impliquée émotionnellement de la façon la plus conventionnelle et la plus positive – qu’elle ressente de l’attrait, et non de l’angoisse et du dégoût.
Les lumières s’éteignent de nouveau et les choses s’arrangent avec le film d’Eisenstein. Je la regarde en coulisse durant la fameuse séquence des marches d’Odessa jusqu’à ce qu’elle me sourie ; je me penche alors pour l’embrasser. Elle me rend mon baiser, assez longtemps, et c’est merveilleux. Il y a un léger clash d’haleines entre le citron vert et les laitages parce qu’elle est passée aux bonbons aux fruits alors que j’en suis resté au chocolat, et je ne peux pas vraiment profiter du baiser car j’ai un morceau de cacahuète coincé dans une dent de sagesse, et si on y mettait trop d’ardeur, ou trop d’ampleur exploratoire, sa langue pourrait le trouver et le déloger. En fin de compte, je n’ai plus à m’inquiéter, Alice s’écarte en me chuchotant : « Regardons le film. Je veux savoir ce qui arrive aux marins. »
Quand nous quittons le cinéma, la nuit est tombée. J’ai un peu mal au cœur – trop de chocolats et de baisers – mais elle me prend le bras et, tandis que nous rentrons du centre-ville, on parle d’Eisenstein avec un zèle tout révolutionnaire. « Il est vraiment le fondateur de la technique narrative cinématographique moderne », dis-je. Quand je suis à court de ces banalités glauques, je propose : « Café et crêpe ? Ou le pub ? Ou alors on rentre : chez moi ou chez toi ?
— Il faut que j’aille apprendre mon texte.
— Je pourrais te mettre à l’épreuve. (Mais quelque chose me dit que je l’ai suffisamment mise à l’épreuve pour aujourd’hui.)
— Non : je préfère l’apprendre seule. »
Je me rends compte avec horreur qu’on se dirige vers la cité U, et que c’en est fini pour le moment du montage cinématographique « Ils tombent amoureux ».
Sur la rocade, en passant devant la gare routière, je vois quelque chose qui me donne une idée.
« Viens avec moi une seconde.
— Pour quoi faire ?
— Tu verras, c’est drôle. Promis. » Ma main se referme sur son bras pour qu’elle ne s’échappe pas, et, dans un brouillard de moteurs diesel, nous pénétrons dans la station de cars. Je l’entraîne vers la cabine du Photomaton.
« Qu’est-ce qu’on fait ici ?
— On va se faire prendre en photo. (Je cherche de la monnaie dans ma poche.)
— Nous deux ?
— Oui.
— Quelle idée ridicule. » Elle essaie de se dégager. Je resserre ma prise.
« Juste une photo-souvenir, dis-je, en sentant que le mot est mal choisi, comme si j’enterrais déjà notre relation.
— Il n’en est pas question », répond-elle fermement.
Je me demande comment je vais pouvoir la faire entrer dans cette boîte sans être obligé de la chloroformer. Je n’ai pas de mouchoir.
« Oh, allez, sois sympa.
— Non !
— Mais pourquoi ?
— Parce que je me sens moche. (Bien évidemment, elle veut dire que c’est moi qui suis moche.)
— Sottises. Tu es parfaite. Viens, c’est rigolo, tu verras. »
Je tire le rideau de nylon orange infusé dans le diesel et la nicotine et on s’écrase à l’intérieur pour savoir comment on va procéder. Finalement, Alice s’assied sur mes genoux, mais elle se relève aussitôt en me demandant d’ôter mes clés et la monnaie de mes poches. Puis elle se rassied, les jambes ballantes cette fois, et met ses bras autour de mon cou. Elle joue le jeu maintenant, et on dirait même que nous allons nous amuser. Je me penche pour insérer 50 pence dans la fente.
Le premier flash se déclenche juste au moment où j’essaie d’ôter de mes yeux la mèche folle qui me barre le front. J’ai la bouche entrouverte pour parler.
Pour le deuxième, j’enlève mes lunettes, creuse les joues et arbore ce demi-sourire narquois des mannequins mâles, juste pour jouer la sophistication.
Pour le troisième, j’essaie un grand rire joyeux, naturel, tête renversée en arrière et bouche ouverte.
Et pour le quatrième, j’embrasse Alice sur la joue.
Il nous semble que plusieurs heures s’écoulent avant que la machine délivre les photos. On poireaute debout, inhalant les vapeurs de diesel, écoutant les annonces dans les haut-parleurs. Le car de 17 h 45 pour Durham va partir.
« Tu connais Durham ?
— Non. Et toi ? me répond-elle.
— Non. J’aimerais bien. Je crois qu’il y a une très belle cathédrale. » Le véhicule passe devant nous en nous rotant à la figure ses gaz d’échappement. J’envisage de me jeter sous ses roues quand l’appareil, avec un bruit sur deux tons comme le test stimulus-réponse, crache enfin ses photos, encore gluantes de révélateur et puant l’ammoniac.
Certaines tribus primitives croient que la photographie leur vole un peu de leur âme. En examinant nos clichés, je suis tenté de les approuver. Sur le premier, ma main et mes cheveux obscurcissent pratiquement tout le champ, et les seules choses bien visibles sont l’acné ornant en virgule les coins de ma bouche et le bout d’une grosse langue marbrée pointant, obscène, comme si je venais d’encaisser un direct à l’estomac. Le deuxième (la parodie du mannequin mâle) est sans doute le plus grotesque et le plus sinistre – c’est aussi celui (le seul, dois-je dire) où Alice lève les yeux au ciel. Sur le troisième, intitulé « le rire », surexposé et horrible de couleurs fanées, on peut voir, par mes trous de nez tapissés de poils, l’épicentre intérieur de mon crâne, et, par mon palais rosâtre et côtelé, en passant par les plombages gris argent de mes molaires, jusqu’à mon épiglotte. Enfin, sur la quatrième, où je suis en train d’embrasser une Alice aux yeux fermés qui fait la grimace, ma bouche gercée et toute plissée évoque un haddock.
Pour le portefeuille, ce sera pourtant celle-ci.
« Oh ! là, là ! dis-je.
— Très joli, tempère Alice d’une voix morne.
— Laquelle veux-tu ?
— Aucune. Tu peux les garder en souvenir. » Encore ce mot, qui m’évoque maintenant l’expression memento mori. « Désolée, Bri, mais je dois me sauver. »
Elle se sauve. Littéralement.
Assis chez moi ce soir-là, je mets la touche finale au poème en levant les yeux vers la bande de photos « patafixées » au mur de mon bureau. Je me dis, en regardant celle où j’embrasse Alice, que notre sortie de cet après-midi n’a été qu’un demi-succès. Je devrais l’oublier, bien sûr, mais je crains de ne pas pouvoir fermer l’œil si je ne lui parle pas ce soir même. Je remets mon manteau dans l’espoir de la trouver à la cafèt’, pensant qu’elle y serait allée après la répétition.
Elle n’y est pas, évidemment. La seule personne que je reconnaisse là est Rebecca Epstein, entourée de sa petite coterie de cesréacsmefoutentlesglandes. Elle semble plutôt contente de me voir et demande à ses camarades de redistribuer, sinon le fric, du moins l’espace sur le banc pour que je puisse m’asseoir à côté d’elle. La table est couverte de verres vides : elle a alterné le whisky et la bière toute la soirée et me semble assez partie.
« Tu as vu Le Cuirassé Potemkine, d’Eisenstein ?
— Non. Pourquoi, je devrais ?
— Impératif ! C’est un film extraordinaire. Il passe toute la semaine au cinéma d’art et d’essai.
— Allons-y demain après-midi alors. Je taillerai les cours.
— Euh… je viens de le voir cet après-midi.
— Seul ?
— Non, avec Alice. » Mon ton désinvolte ne prend pas, avec Rebecca, qui a un sixième sens pour flairer l’entourloupe. Elle me lance, toutes griffes dehors : « Vous deux me semblez curieusement proches, en ce moment. Tu me caches quelque chose ?
— On a juste passé un peu plus de temps ensemble, c’est tout.
— C’est vrai, ce mensonge ? » Elle se met à rouler une autre cigarette alors qu’elle en a déjà une collée au coin de la lèvre. On dirait qu’elle charge un revolver. « C’est… vrai (elle lèche le Riz-Lacroix)… ce mensonge ? Il n’y a pas à dire, Jackson, tu t’y connais pour donner du bon temps à une fille. Un monument de la propagande soviétique l’après-midi, puis peut-être une virée chez Luigi pour un cocktail de crabe, un demi-poulet grillé sauce barbecue et une bouteille de lambrusco blanc. La classe, quoi ! J’espère seulement qu’après une journée pareille elle t’a laissé lui tripoter les seins. »
La seule chose intelligente à faire, c’est de ne pas mordre à l’hameçon.
« On passe davantage de temps ensemble pour faire des choses intéressantes. »
Rebecca hausse les sourcils et se sourit à elle-même avant d’allumer une nouvelle cigarette. « Ah bon ? (Elle ôte un morceau de tabac collé sur sa lèvre.) Comment expliques-tu alors que je ne te voie jamais à la cité U ?
— On est discrets. On prend notre temps, dis-je, peu convaincant.
— C’est pour ça que tu lui as téléphoné toute la semaine ?
— Moi ? Certainement pas.
— Tu es sûr ?
— Oui.
— Parce que ça ressemblait sacrément à ta voix…
— Euh…
— Toi essayant de te faire passer pour un autre, je veux dire.
— Non, ce n’était pas moi.
— Alors, tu l’as baisée ou non ? (Ton comminatoire, cigarette à la bouche.)
— Quoi ?
— Vous avez eu ensemble des rapports sexuels ? Tu sais, cunnilingus, coït, la bête à deux dos, tout ça quoi. Allons, tu as dû au moins en entendre parler. En tant que membre de l’University Challenge, comment feras-tu si on te demande : “Jackson, natif de Southend-on-Sea, étudiant en littérature anglaise, comment définiriez-vous le rapport sexuel ? — Vous me permettez de me concerter avec mon équipe, Bamber ? — Merci Bamber. — Alice, qu’entend-on par rapport sex…”
— Je sais ce que c’est, Rebecca.
— Bon, alors tu en as eu, ou tu te réserves pour ta femme le soir de tes noces ? Autre hypothèse : c’est elle qui trouve ton histoire sexuelle inquiétante – on n’est jamais assez prudente de nos jours. Sauf que, si je me souviens bien, tu n’as pas d’histoire sexuelle. »
Avant même de savoir ce que je vais dire, je le dis : « Et toi Rebecca, la tienne, d’histoire sexuelle, tu la trouves assez intéressante pour en parler ? »
Elle ôte la cigarette de sa bouche, pose la main sur le bord de la table, un instant muette.
« Bien envoyé, Jackson », finit-elle par dire. Elle termine sa dernière gorgée de bière en grimaçant. « Touché, mec ! »
Après quoi, nous restons assis en silence.
« Je ne voulais pas te blesser, dis-je.
— Sûrement pas. T’inquiète. »
Je décide de rentrer. Tout en enfilant mon manteau, je lui demande :
« Tu viendras assister à l’émission ?
— Quelle émission ?
— L’University Challenge.
— Quand est-ce ?
— Après-demain.
— Impossible : j’ai des cours.
— Il y a une liste sur le panneau du deuxième étage. Si tu peux te libérer, inscris-toi.
— Je vais voir…
— J’aimerais tellement que tu viennes…
— Pourquoi ?
— Ça me ferait plaisir, c’est tout. Peut-être à après-demain alors ?
— On verra. »
Je fais un détour par la cité U, juste au cas où, et je mets ma carte dans sa boîte ; à vrai dire, ma main hésite à la lâcher : je dois respirer un bon coup. Après, je traîne dans les parages en faisant semblant de lire les panneaux d’affichage, des fois qu’Alice rentrerait. Mais je ne veux plus tomber sur Rebecca cette nuit. Je retourne chez moi et vois Josh en train de punaiser un message sur ma porte.
« Ah, c’est toi, bourreau des cœurs. Un message pour toi d’une personne prénommée… (Alice ? Mon cœur bat…) d’un gars prénommé Tone. Il dit que tu dois l’appeler d’urgence.
— Ah bon », dis-je en me demandant ce que Tone me veut : venir me voir, lui aussi ? Impossible, avec la Saint- Valentin demain et le Challenge après-demain. Je regarde ma montre : 23 heures. Je décroche le téléphone à pièces du hall.
« Salut, Tone ! dis-je avec chaleur.
— Salut, mec.
— Je ne te réveille pas ? Je viens de trouver ton message. Tu comptais venir me voir ? Parce que dans ce cas, le moment est mal choisi.
— Je ne comptais pas venir, Brian. De fait, je me demande quand, toi, tu peux descendre à Southend.
— Certainement pas avant Pâques.
— Non, je veux dire, pour venir voir Spencer.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il lui arrive ?
— Tu n’es pas au courant alors ? »
Je presse le récepteur contre mon oreille et m’appuie au mur.
« Au courant de quoi ? »
Tone soupire à l’autre bout du fil.
« Spencer a eu un accident », dit-il.
QUESTION : « Les viandes préparées pour les funérailles ont été servies froides sur les tables du mariage. » Aux noces de qui cette phrase fait-elle allusion ?
RÉPONSE : À celles de Gertrude et Claudius dans Hamlet.
Je me précipite à Southend le matin de la Saint-Valentin, avant l’arrivée du courrier, et suis vers midi dans notre petite maison d’Archer Road. Depuis le changement londonien à Frenchurch Street, je meurs d’envie de pisser mais, les toilettes du train étant salement bouchées, j’ai dû me retenir. Les reins me font mal. J’ouvre la porte, monte en trombe l’escalier, vais à la salle de bains et pousse un cri.
« OH, MON DIEU ! »
Il y a un homme dans la baignoire, du shampoing sur la tête. En me voyant, il crie aussi : « PUTAIN DE MERDE ; MAIS QU’EST-CE QUE… ! »
Maman sort de sa chambre en nouant la ceinture de sa robe de chambre ; par-dessus son épaule, je vois le lit défait, un slip kangourou sur la têtière et un pantalon abandonné sur le tapis. Sur la table de nuit, deux verres et une bouteille d’un mousseux quelconque.
« BRIAN, QU’EST-CE QUI TE PREND DE RENTRER COMME ÇA, SANS CRIER GARE ? » hurle maman. Je me tourne parce qu’elle n’a pas bien fermé son peignoir. Je vois que l’homme du bain s’est levé : d’une main, il rince le shampoing, de l’autre, armé d’un carré d’éponge destiné au visage, il cache ses parties intimes.
« Qu’est-ce qui se passe ici ? demandé-je.
— J’essaie de prendre un foutu bain ! fulmine l’oncle Des.
— Attends en bas ! m’ordonne ma mère. (Ton infect.)
— Il faut que j’utilise d’urgence le W-C. (Je lève l’abattant.)
— BRIAN, ATTENDS EN BAS ! » répète-t-elle en serrant son peignoir. Je ne l’ai pas entendue gueuler comme ça depuis que j’étais gosse. Je me sens un gosse. Je descends, ouvre la porte de derrière et pisse dans un coin du jardin.
Une fois revenu à la cuisine, j’allume la bouilloire électrique et j’entends maman et l’oncle Des descendre l’escalier à pas de loup et chuchoter dans le hall comme des ados. Je crois entendre : « Je t’appelle plus tard », un bruit de baiser – le smack de deux bouches, puis la porte d’entrée se ferme et ma mère craque une allumette, allume une sèche et tire une grande bouffée. Tout à coup, elle est derrière, à la porte de la cuisine, en survêtement bleu pâle, fumant comme un pompier et brandissant un verre sale de l’autre main.
La bouilloire ne siffle pas. C’est long.
Maman se décide à parler :
« Je croyais que tu allais tout droit à l’hôpital voir ton copain.
— J’y suis allé. C’était trop tôt pour les visites. J’y retournerai cet après-midi.
— Mais moi, je ne t’attendais pas maintenant.
— Non, à l’évidence ! Alors, comme ça, oncle Des n’arrive pas à prendre tranquillement son bain ?
— Ne prends pas ce ton avec moi, Brian.
— Quel ton ? (Regard innocent.)
— Tu sais ce que je veux dire. »
Elle écluse le reste du vin. La bouilloire finit par siffler.
« Tu fais du café ?
— Oui.
— Fais-m’en un, alors. Et allons nous asseoir dans le salon. Il faut qu’on ait une petite conversation. »
Oh, mon Dieu, j’ai le cœur qui se serre. « Petite conversation », « franche discussion », « échange sincère », « dialogue privilégié ». Il va falloir qu’on se parle comme des adultes. J’ai réussi à éviter ça jusqu’à présent. Mon père est mort avant d’avoir pu me faire le numéro éducatif habituel : « Quand un homme et une femme s’aiment très fort… » Ma mère, elle, pensait que nous n’en n’aurions pas besoin, ou que je débrouillerais un jour tout seul les mystères de l’amour physique – ce qui, en quelque sorte, s’est avéré (les poubelles de Littlewoods, vous vous souvenez ?). Mais cette explication-ci, je ne vais pas pouvoir y échapper. Je prends deux chopes, sur les trois que nous possédons, et, en y versant une cuillerée de café en poudre, je ne sais pas trop que penser. J’essaie d’imaginer une explication anodine à la présence d’oncle Des dans notre baignoire le jour de la Saint-Valentin, mais je n’en trouve pas. Tout ce qui me vient à l’esprit, c’est l’explication évidente, et l’explication évidente est… impensable. Oncle Des et maman. Oncle Des, qui habite trois portes plus bas et maman, ensemble, dans le même lit, en plein jour. Oncle Des et maman entretenant une…
La bouilloire siffle. Ma mère, au salon, tire de profondes bouffées de sa Rothmans en regardant la rue à travers le rideau en filet. Je lui tends sa chope et m’assieds, assez abattu, sur le canapé. On se tait. Je me demande si c’est cela qu’on ressent quand votre femme va vous annoncer qu’elle veut divorcer.
Je remarque la carte de Saint-Valentin sur la cheminée. Un Chagall. « Je vois que tu en as reçu une, alors.
— Quoi ? Oh, merci beaucoup, chéri, elle est très jolie.
— Comment sais-tu que c’est moi ? dis-je en une faible tentative pour mettre un peu de légèreté dans cette pesanteur.
— Eh bien, tu as écrit dessus “Pour maman”. J’en ai donc déduit… » Elle essaie un sourire puis retourne à son poste à la fenêtre et souffle sa fumée si fort que le rideau bouge. Elle finit par dire : « Brian, ton oncle Des et moi avons une… (elle a failli lâcher « une liaison »)… une relation.
— Depuis combien de temps ?
— Octobre dernier.
— Mon départ pour la fac, c’est ça ?
— Plus ou moins. Il est venu un soir manger un curry et me tenir compagnie, mais une chose en amène une autre, et je comptais te mettre au courant à Noël. Sauf que tu as été tellement peu là… Et je ne voulais pas te l’annoncer par téléphone.
— Non, bien sûr. Et c’est… sérieux ?
— Je crois. » Elle tire de nouveau sur sa cigarette, arrondit la bouche, exhale et dit : « Nous avons parlé mariage.
— Quoi !
— Il m’a demandé de l’épouser.
— Ce type ? Épouser ce type ?
— Je sais, Brian, tu ne l’aimes pas, mais moi, oui. Beaucoup même, c’est un homme bon, il me fait rire. Et j’ai quarante et un ans, Bri. Je sais que pour toi, cet âge, c’est un pied dans la tombe. Tu verras quand tu en seras là… Mais moi, eh bien, j’ai encore des accès de solitude (elle fixe le plancher en exhalant une grande bouif). Tu vois, Brian, ton père est mort depuis longtemps, et Des et moi ne faisons rien de mal. Je ne laisserai personne sous-entendre que c’est le cas. »
J’en suis resté au choc initial.
« Alors tu vas l’épouser ?
— Je crois, oui.
— Tu n’es pas sûre ?
— Si, j’en suis sûre.
— Quand ?
— Plus tard dans l’année. Il n’y a aucune urgence.
— Et, concrètement, comment ça se passera ?
— Il viendra s’installer ici, chez moi, et…(Elle est de nouveau nerveuse : je me demande ce qu’elle peut m’annoncer de pire.)… Nous comptons transformer la maison en Bed and Breakfast. »
Je ris, non parce que je trouve la réponse drôle – rien n’est drôle dans cette histoire – mais faute de réaction plus adéquate.
« Tu plaisantes ?
— Non.
— Un B&B ?
— Oui.
— Mais il n’y a pas de chambres disponibles !
— Pas pour des familles, non. Pour des personnes seules ; des jeunes couples, ou des hommes d’affaires. Des va transformer le grenier en loft (elle regarde de nouveau la rue derrière le rideau en filet), et il y aura ta chambre. Nous songeons à débarrasser ta chambre.
— Et mes affaires, vous les mettrez où ?
— Nous pensions que tu pourrais les emporter.
— En fait, vous me foutez dehors ?
— Le mot n’est pas exact : nous te demandons d’enlever tes affaires.
— Pour les apporter à la fac ?
— Par exemple. Ou les jeter. Après tout, ce ne sont que des bandes dessinées et des modèles réduits d’avions. Tu n’en auras plus besoin en grandissant.
— On me fout dehors, c’est clair !
— Ne sois pas idiot. Bien sûr que non. Tu pourras toujours passer les vacances ici, et l’été…
— Mais votre saison B&B battra alors son plein, non ?
— Brian…
— Très généreux de ta part et de celle d’oncle Des, maman. Combien me ferez-vous payer la nuit ? (J’entends ma propre voix, glapissante et hypocrite.)
— Ne réagis pas comme ça, Brian.
— Comment veux-tu que je réagisse quand on me jette hors de ma propre maison ? »
Elle se retourne brusquement et me plante dans la poitrine un doigt de la main armée de la cigarette.
« Ce n’est plus chez toi, Brian.
— Ah non ?
— Non, désolée. Tu as passé ici… quoi ? Une semaine à Noël, et encore, tu étais pressé de rentrer à l’université. Tu ne reviens jamais le week-end, tu ne téléphones pas pendant des semaines, tu ne m’écris jamais. Alors, non, cette maison n’est plus la tienne. C’est la mienne. Celle où je vis seule, jour après jour, depuis la mort de papa, celle où je dors seule, et ça, ce foutu canapé, c’est là que je passe mes soirées, seule, à regarder la télé ou simplement le mur, alors que tu es à la fac, ou, quand tu daignes venir me voir, tu es dehors avec tes copains, ou enfermé dans ta chambre parce que parler à ta mère, c’est tellement ennuyeux, n’est-ce pas ? Tu as la moindre idée de ce que c’est, Brian, d’être cloîtrée ici, toute seule, foutue année après foutue année ? » Sa voix se casse. Elle se cache le visage dans les mains et se met à sangloter. De gros sanglots mouillés. Une fois de plus, je n’ai aucune idée de ce que je suis censé faire.
« Allons, maman, allons… » Elle me chasse comme une mouche, d’un geste de la main.
« Laisse-moi seule, Brian. »
Je suis tenté de lui obéir, ce serait tellement plus simple.
« Inutile de te mettre dans des états par…
— Laisse-moi tranquille. Va-t’en. »
Et si je faisais semblant de n’avoir rien entendu de tout cela ? La porte du salon est restée ouverte. Je pourrais sortir et revenir dans deux heures, le temps qu’elle se calme. C’est ce qu’elle veut, non – que je sorte ?
« Je t’en prie, maman, ne pleure pas. Je déteste quand tu… »
Je n’ai pas le temps de finir ma phrase car moi aussi je pleure. Je m’approche d’elle, la prends dans mes bras et la serre fort contre moi.
QUESTION : Les pierres dressées disposées en cercle à Lindholm Høje, près d’Aalborg, au Danemark, désignent quel site rituel ancien ?
RÉPONSE : Un site funéraire viking.
Je retrouve Tone à 14 h 15 au Black Prince, sur le front de mer. Le pub est vide, à l’exception de deux vieux schnocks cacochymes en train de faire durer leur fond de bière tiède en feuilletant des exemplaires cornés de The Sun. Il me faut pourtant un certain temps avant de reconnaître mon copain, car je m’attendais à le voir en denim bleu clair, et non en costume gris à un seul bouton, chaussettes blanches et mocassins gris.
« Bon sang, Tone, qu’est-ce que tu as fait à tes cheveux ? » La toison de Viking a disparu. Il arbore une coupe stricte, avec une raie à gauche, un peu trop basse. Tone en costard, avec une raie.
« Je les ai fait couper, c’est tout. » Je vais les ébouriffer quand il bloque ma main, façon karaté, en un geste qui n’est pas vraiment amical. Comme je ne veux pas alourdir l’ambiance, je lui demande : « Tu mets du gel, ou quoi ?
— Un peu. Et alors ? » Il boit une gorgée de sa demi-pinte et je me dis : On aura tout vu, Tone tenant une si petite chope, cela crée des problèmes d’échelle, comme s’il était une sorte de géant. Je lui demande :
« Tu reprends une bière ?
— Non.
— Rien qu’une demi-pinte.
— Je ne peux pas.
— Allez, mauviette…
— Je ne peux pas. Il faut que j’aille travailler.
— Mais tu as sûrement un peu de temps, non ?
— Je t’ai dit non, tu as compris ? » me rembarre-t-il. Je vais me chercher une pinte et me rassieds à côté de lui.
« Alors, comment va le boulot ?
— À peu près bien. De l’atelier, j’ai été promu côté clientèle. Ce qui explique… (Il lisse d’un air à demi contrit les revers étroits de son costume.)
— Quel rayon ?
— Hi-fi et audio.
— Formidable.
— Et je touche un pourcentage, en plus.
— Spencer m’avait parlé de l’armée territoriale.
— Ah bon ? Tu as dû bien te marrer.
— Non, bien sûr que non.
— Tu approuves ?
— Je n’ai pas dit ça. Tu vois, je suis un unilatéraliste. Je trouve qu’on devrait réduire notre budget défense et injecter cet argent dans les services sociaux, ce qui ne m’empêche pas de comprendre qu’on ait tout de même besoin d’une défense quelconque. (Tone, peu intéressé, regarde sa montre.) Alors, tu as vu Spencer ?
— Bien sûr que j’ai vu Spencer. »
Il me rembarre encore : je me dis qu’aujourd’hui, je ne peux rien dire à personne sans me faire sauter dessus.
« Comment va-t-il ?
— Plutôt pas mal pour quelqu’un qui est passé à travers un pare-brise de Ford Escort.
— Que lui est-il arrivé ?
— Sais pas au juste. On était au pub, vendredi, comme d’habitude, et après la fermeture il a voulu aller à Londres, dans un club ou je ne sais quoi, pour qu’on continue à boire. J’ai dit non, car je travaillais le lendemain et que je le trouvais déjà très parti. Il est rentré chez lui prendre la voiture de son père. Deux jours plus tard, sa mère m’a téléphoné pour me dire qu’il était à l’hôpital.
— Quelqu’un d’autre a été blessé ?
— Non.
— Heureusement.
— Sauf ton “ami” (ton railleur) Spencer.
— Je ne voulais pas… je croyais seulement… Et il est dans le pétrin, juridiquement parlant ?
— Eh bien, son test d’alcoolémie était positif, son permis, provisoire, la voiture ne lui appartenait pas et il n’était pas assuré. Alors, oui, d’un point de vue légal, ça se présente mal.
— Et comment… comment se sent-il ?
— Ça, vieux, demande-le-lui toi-même. (Ton excédé.) Il faut que je retourne travailler. » Il liquide sa demi-pinte, sort une boîte de sa poche et s’envoie un Tic Tac dans la bouche sans même m’en offrir un.
Nous sortons ensemble et remontons la rue vers la jetée. Le vent ramène vers nous la pluie qui tombe sur l’estuaire et Tone resserre les revers de son costume pour protéger sa chemise et sa cravate tandis que nous nous hâtons vers High Street.
« Tu comptes passer la nuit ici ? s’enquiert-il, par pure forme.
— Non, je ne peux pas. » Je me demande si je vais lui parler de ma participation, demain, à l’University Challenge, mais je décide que non. « J’ai un tutorat tôt demain matin, je repars donc cet après-midi. Mais je reviendrai à Pâques. On pourra se voir, à ce moment-là.
— Ouais. Peut-être bien…
— Tone… qu’est-ce que je t’ai fait ? Tu sembles furax contre moi.
— Ah bon ? Tu as cette impression ?
— Ça a quelque chose à voir avec ce que Spencer t’a raconté ? (Pas de réponse.) Qu’est-ce qu’il t’a dit, Tone ? »
Il finit par lâcher sans me regarder : « Spencer m’a parlé de sa visite à ton université. Apparemment, tu ne t’es pas conduit comme un copain. Pire, Bri, j’ai la nette impression que tu t’es conduit comme un saligaud.
— Pourquoi, qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Laisse tomber.
— Je ne pouvais pas le garder plus longtemps, Tone. C’était contraire au règlement.
— Je vois, le règlement, c’est le règlement.
— C’est lui qui a déclenché cette bagarre, Tone.
— Écoute, ça ne m’intéresse pas. C’est une histoire entre toi et Spencer.
— Alors, c’est ma faute s’il a décidé de se saouler la gueule et de foncer dans un arbre ?
— J’ai pas dit ça. Démerde-toi avec ça, Brian. C’est ton problème. »
Il se hâte de remonter la rue, la tête baissée sous la pluie, s’arrête et m’apostrophe : « Et tâche de ne plus trop déconner avec Spencer, d’accord ? »
Il me quitte, et j’ai l’impression que je ne le reverrai plus.
QUESTION : Isolé pour la première fois par F.W.A. Sertürner en 1806, quel est le nom courant de l’analgésique dérivé des graines du Papaver somniferum non arrivé à maturité ?
RÉPONSE : La morphine.
Un samedi matin de mai 1979, trois jours après les funérailles de papa. Je suis étendu sur le canapé, les rideaux encore tirés mais vêtu de mon uniforme de collège, en train de regarder BBC 1, la Saturday Morning TV. Techniquement, je n’ai pas besoin d’être en uniforme, mais je tends à le porter tous les jours, vacances ou pas, car c’est plus simple : on n’est pas obligé de se demander que mettre. Ma seule concession au week-end est l’absence de cravate.
La famille est rentrée chez elle. Ne restent que maman et moi. Maman n’est pas en grande forme. Elle dort tard le matin et arpente ensuite l’appartement en peignoir, laissant une traînée de chopes sales et de mégots, puis se jette sur le canapé où elle se pelotonne pour somnoler tout l’après-midi, et même le soir. La maison tout entière a un aspect grisâtre, il fait trop chaud, ça sent le renfermé. Ni elle ni moi n’avons l’énergie de fermer les rideaux, de vider les cendriers, de faire la vaisselle, d’éteindre la télévision, de préparer autre chose que des spaghettis en boîte. Le réfrigérateur est encore plein de cake aux fruits, de roulés à la saucisse sous film plastique et de bouteille de Coca éventé – les restes de la veillée funèbre. Je mange des chips à l’oignon au petit déjeuner. C’est la pire période de notre vie.
Quand on sonne, je me dis : « C’est une voisine qui vient voir comment va maman. » Elle répond et j’entends dans le hall une voix que je ne reconnais pas. Puis maman ouvre la porte du salon en tenant d’une main, par décence, sa robe de chambre serrée contre son cou et en parlant de ce ton mondain qu’elle emploie avec les visiteurs importants.
« Il y a là quelqu’un qui veut te voir, Brian. »
Elle s’efface pour laisser entrer Spencer Lewis.
« Ça va, Bri ? (Je me redresse.)
— Et toi, Spencer ?
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Rien.
— Un verre de Coca, Spencer ? demande maman.
— Volontiers, madame Jackson. »
Maman, discrète, nous laisse seuls et Spencer vient s’asseoir près de moi sur le canapé.
C’est difficile de ne pas s’exagérer l’importance de la présence chez moi de Spencer Lewis. Nous ne sommes même pas copains, ni rien ; on ne s’est pratiquement jamais parlé – à part quelques insultes sur le terrain de foot –, nous contentant d’échanger un signe de tête dans la queue formée devant la camionnette du vendeur de glaces. Il semble n’y avoir aucune explication possible à la présence chez moi – ce dingue qui porte son uniforme de classe le samedi – d’un type aussi cool, aussi populaire et aussi dur que Spencer Lewis. Il est pourtant ici, assis sur le canapé.
« Qu’est-ce que tu regardes ?
— Swap Shop.
— Beurk ! Je déteste.
— Ouais, moi aussi. » Je prends un air sarcastique, mais j’adore cette émission. On se tait un moment puis il me dit : « J’espère que ta mère ne s’est pas vexée : je l’ai appelée “madame”, mais je ne sais pas si pour une veuve on ne doit pas dire “mademoiselle”.
— Non, certainement pas. »
À part cette remarque tout à fait anodine, il ne mentionne pas la mort de mon père, ne pose aucune question sur les funérailles ni sur mon état d’esprit – et tant mieux, car ce serait trop gênant : nous n’avons que douze ans, après tout. Il reste avec moi pour regarder la télé tout en buvant son Coca éventé. Il me dit quels groupes sont super et quels autres sont nazes, et je le crois, je suis d’accord avec tout. C’est comme si une vedette de cinéma était venue me rendre visite ou, mieux qu’une vedette de cinéma, quelqu’un comme Han Solo, le contrebandier de la galaxie dans Star Wars. De la part de Spencer, cette visite est un acte d’une gentillesse rare.
La jambe gauche de Spencer est cassée en trois endroits, la droite aussi. Il s’est pété une clavicule, ce qui est très douloureux car on ne peut pas plâtrer. Le haut de son corps est donc totalement immobilisé. Ses bras semblent OK, mais ses avant-bras et ses paumes de main sont bandés, blessés par les éclats de verre. Il n’y a pas eu de dégâts médullaire ni crânien, mais il a eu six côtes enfoncées par le volant, ce qui rend sa respiration difficile et tout sommeil naturel impossible. Il a aussi le nez cassé, rouge et informe, et, au-dessus du sourcil droit, une vilaine entaille qui lui a valu six points de suture au fil noir. L’œil lui-même, souligné d’un gros hématome, est à moitié fermé. Le sommet de son crâne est criblé d’estafilades noires ou rouges, suturées ou non, très visibles sous les cheveux encore ras, et il a quelques points supplémentaires à l’oreille gauche, dont le lobe a été partiellement arraché.
« Et à part ça ?
— À part ça, je me sens en pleine forme, dit-il. » On rit. Silence.
« Tu me trouves amoché. Si tu avais vu l’arbre, alors ! » dit-il, sans doute pas pour la première fois. On rit de nouveau, Spencer pouffant et grimaçant tout à la fois, à cause de ses douleurs aux côtes et à la clavicule. On le bourre d’antalgiques, mais il ne sait pas exactement quoi. Quelque chose de nettement plus fort que l’aspirine ; des opiacés, pense-t-il. Cela semble marcher, car les coins de sa bouche s’étirent en un sourire lunaire et sans joie qui ne lui ressemble pas. Rien d’effrayant comme celui de Jack Nicholson à la fin de Vol au-dessus d’un nid de coucou, mais tout de même une attitude amusée qui semble discordante. Il ne s’exprime pas non plus avec sa clarté et sa précision habituelles ; on a l’impression qu’il est dans les vapes et sa voix est étouffée.
« La bonne nouvelle, tout de même, c’est que la justice a ajourné mon procès pour fraude aux indemnités chômage.
— Tant mieux.
— Oui, ça rend la vie presque vivable. T’aurais pas une cigarette, par hasard ?
— Spencer… je ne fume pas.
— Je crève d’envie d’une clope et d’une pinte.
— On est à l’hôpital !
— Je sais, mais quand même.
— La bouffe est potable ?
— Pas terrible.
— Et les infirmières ?
— Non plus. »
Je souris en faisant un bruit de gorge pour lui signifier mon amusement, car je ne suis pas dans sa ligne de mire et il ne peut pas trop bouger la tête.
« Et tous ces dégâts (je désigne les plâtres, les mains bandées) auront des répercussions légales ?
— Sais pas encore. Probablement.
— Putain, Spencer… Tu n’aurais pas pu y penser avant ?
— Tu n’as pas fait tout ce trajet pour m’engueuler ?
— Non, bien sûr, mais quand même, tu déconnes.
— Ouais, je sais. Ne pas fumer. Ne pas se battre. Ne pas filouter l’État, ne pas conduire bourré, boucler sa ceinture, travailler dur, aller aux cours du soir, acquérir des qualifications professionnelles. Vraiment, Brian, par moments tu es à toi seul l’incarnation d’un spot gouvernemental éducatif.
— Excuse-moi.
— On ne fait pas tous ce qu’il faudrait faire, Brian.
— Non, je sais.
— On ne peut pas tous être parfaits comme toi, Brian.
— Attends, je suis si peu raisonnable…
— Mais tu vois ce que je veux dire, Brian, n’est-ce pas ? »
Il n’a rien crié de tout cela, car il ne peut pas crier. Il l’a susurré avec hargne avant de se réfugier de nouveau dans le silence. Moi, il y a quelque chose que je veux lui dire, mais je n’ai pas encore trouvé les mots pour le faire. Tandis que j’y réfléchis, il me demande de l’eau. J’en verse dans un gobelet en plastique que je lui tends, et, tandis qu’il tente de se redresser pour boire, je sens l’odeur de métal de son haleine chaude. Il se laisse retomber sur l’oreiller.
« Alors, comment va Alice ? demande-t-il.
— Très bien. J’ai passé la nuit de notre dispute chez elle.
— Sans blague ! (Il me sourit joyeusement. Un vrai sourire.) Alors, tu sors avec elle ?
— Eh bien, on y va mollo, dis-je, un peu honteux, mais c’est vraiment bon.
— Brian Jackson, tu caches bien ton jeu de séducteur !
— Mouais, on verra à l’usage ! » Je sens que le moment est venu de faire ce qu’il faut faire : être adulte, quoi. Je respire un grand coup. « Alice m’a dit que tu lui as parlé en ma faveur, à cette fête.
— Elle t’a dit ça ? (Il évite mon regard.)
— Oui. J’ai été dégueulasse avec toi, hein ?
— Non, Brian.
— Si. Je le sais. Un vrai salaud.
— Mais non, Brian…
— Je ne le fais pas exprès : ça m’arrive, c’est tout.
— On oublie, d’accord ?
— Non, on ne peut pas.
— Si ça peut te faire plaisir : t’as raison, Bri, tu t’es conduit comme un salaud. Maintenant, on oublie ?
— Oui, mais comment ressens-tu… tu sais, les choses ?
— En général tu veux dire ? Pour être honnête, je me sens fatigué. Et j’ai peur, Bri. » Il me dit cela si doucement que je suis obligé de me pencher pour entendre, et je remarque alors qu’il a les yeux rouges et pleins de larmes. En me voyant le regarder, il lève ses mains bandées pour me cacher son regard en expirant très fort pour retrouver son calme. J’ai de nouveau l’impression d’avoir douze ans ; je suis triste, gêné, sans savoir quoi faire. Il faudrait que j’aie un geste gentil, mais lequel ? Mettre un bras autour de ses épaules ? Je n’ose pas me lever de ma chaise et prendre le risque de nous faire remarquer par les autres patients de la salle. Je reste donc où je suis en marmonant :
« C’est normal d’avoir peur. Vivre, c’est effrayant, non ? On le dit, du moins.
— Peut-être bien.
— Ça s’arrange, il paraît.
— Je voudrais bien, parce que moi, j’ai tout foutu en l’air.
— Conneries. Tu es un mec bien, Spence. Tu vas t’en sortir. » Je me penche, tends le bras vers lui et lui serre l’épaule. Le geste est maladroit et la position peu confortable, mais je la maintiens aussi longtemps que je peux, jusqu’à ce que ses épaules cessent de trembler. Il finit par ôter les mains de ses yeux.
« Excuse-moi. Ce sont ces drogues qu’on me donne », dit-il en essuyant les larmes avec ses bandages.
Peu après, nous sommes à court de sujets de conversation. J’ai encore tout mon temps mais je prends mon manteau.
« Hou-là, il faut que je me dépêche, sinon, je vais rater ma correspondance.
— Merci d’être venu, vieux.
— C’était un plaisir.
— Toujours le mot pour rire !
— C’est vrai ! Pas un plaisir, mais tu vois ce que je veux dire.
— Hé, tu ne veux pas signer mon plâtre ?
— Oui, bien sûr. »
Au pied du lit, j’attrape un Bic accroché à l’écritoire à pince et trouve un espace vierge ; il y a beaucoup de « meilleurs vœux de rétablissement » signés de prénoms que je ne connais pas ; puis le « Ça te fait les pieds, connard », et « Le Zep règne » qui m’évoquent Tone. Je réfléchis un instant et écris : Cher Spencer, toutes mes excuses et mes remerciements. Casse-toi la jambe ! Ah ! Ah ! Plein d’affection de la part de ton Brian.
« Qu’est-ce que tu as écrit ?
— “Casse-toi la jambe.”
— Quoi ?
— C’est une expression empruntée au théâtre : “Bonne chance” porte malheur. »
Spencer lève les yeux au ciel, souffle entre ses dents, et me dit lentement : « Tu sais, Brian, tu peux être parfois un enfoiré absolu.
— Je sais, vieux, je sais. »
QUESTION : Quel martyr chrétien du IIIe siècle, dont l’identité est discutée – soit un prêtre et médecin romain massacré sous l’empereur Claude II le Gothique, soit l’évêque de Terni, lui aussi tué en martyr à Rome – dispose depuis le XIVe siècle d’une fête à son nom célébrant les amoureux ?
RÉPONSE : Saint Valentin.
Chaque fois que j’entends Édith Piaf chanter « Non, je ne regrette rien », – un peu trop souvent à mon goût depuis que je suis à la fac –, je ne peux m’empêcher de me demander de quoi diable elle parle. Moi, je regrette presque tout. Je sais qu’on n’atteint pas l’âge adulte sans douleur. Les rites de passage, je connais. Je connais le terme de Bildungsroman, roman d’initiation, je sais qu’inévitablement je me pencherai sur mes souvenirs de jeunesse avec un sourire sagace et amusé. Mais je ne vois pas pourquoi je devrais avoir honte de ce qui m’est arrivé trente secondes plus tôt. Pourquoi la vie devrait être pour moi ce paysage maritime éternellement houleux d’amitiés embourbées, de chances mal saisies, de conversations niaises, de journées gâchées, de remarques idiotes, de blagues pas drôles. Pourquoi je devrais me pencher sur des choses qui se tortillent sous mes yeux horrifiés comme autant de poissons mourants.
Bon, ça suffit. Trop, c’est trop. Dans le train du retour, en examinant ma dernière et ahurissante collection d’impairs, je décide de changer de vie. En général, je prends cette décision trente ou quarante fois par semaine, en général à 2 heures du matin, car biture, ou le lendemain, car gueule de bois. Mais cette fois, c’est la bonne. À partir de maintenant, je vais vivre comme il se doit. Ravageur et Réservé, à l’évidence, ça ne marche pas, ça ne marchera jamais pour moi. Je change de devise. Ce sera dorénavant Sagesse, Bonté et Courage.
Quand le train finit par entrer en gare, je me rue sur une cabine téléphonique du quai et, après avoir cherché des pièces, je mets en vigueur mes nouveaux principes en composant le numéro. C’est Des qui répond. Maintenant que la liaison n’est plus un secret, je ne vois pas pourquoi il s’en priverait.
« Allô…
— Salut, Des, Brian à l’appareil », dis-je, avec ma vivacité naturelle.
Je me rends compte que je l’ai appelé par son prénom en omettant l’« oncle ». Un signe de ma nouvelle maturité, ou un lapsus freudien vu qu’il baise ma mère, allez savoir.
« Oh, salut Brian. » C’est bizarre, mais je sens une appréhension dans sa voix, comme si je lui faisais peur, moi, un gringalet, alors qu’il pèse quatre-vingt-dix kilos et quelques. Il ne court pas non plus le risque d’être boxé au téléphone. Il y a un silence. Il finit par le rompre : « Désolé d’avoir exhibé ce matin devant toi mes bijoux de famille. Ta mère et moi, on comptait te mettre au courant, tu sais.
— Des, il n’y a aucun problème. C’est parfait, je t’assure. » Je vois mon reflet dans le verre de la cabine et m’aperçois que j’arbore un sourire démesuré de clown. « Maman est là ? » Une question stupide puisque c’est sa maison.
« Bien sûr. Je te la passe. » J’entends un froissement de tissu et, malgré la main posée sur le récepteur, un chuchotement. Puis maman prend l’appareil.
« Allô ? »
Sa voix est hésitante, comme lointaine – elle ne parle pas vraiment dans le combiné.
« Maman ?
— Tu es bien rentré, Brian ? »
Elle détache tous les mots, ce qui signifie qu’elle a bu.
« Oui. »
Il y a un silence, et je n’ai qu’un désir, raccrocher. Mais c’est sans compter mon nouveau dogme (Sagesse, Bonté… c’est quoi, déjà, le troisième ? Ah oui : Courage). Je déglutis et me force à continuer.
« Écoute, je voulais te dire… (Qu’est-ce que je voulais lui dire au juste ?) Je voulais juste te dire que j’ai réfléchi, à propos de toi et Des, et que je suis vraiment content que vous vous mariiez. C’est une idée géniale en fait : c’est un mec super et je voudrais que vous me pardonniez pour… Bon, j’ai été pris au dépourvu, la nouvelle m’a déstabilisé, voilà.
— Oh, Brian…
— Et je trouve que le B&B est une idée formidable. Je viendrai débarrasser mes affaires aux vacances de Pâques, et ma chambre sera à vous. Comme tu dis, ce ne sont que des maquettes d’avion, après tout. Tout ça est parfait, et je suis heureux… que vous soyez heureux. »
Pas de réponse de l’autre côté. Maman, qui passe le récepteur d’une oreille à l’autre, doit être en train de ravaler ses larmes.
« Tant que tu ne me demandes pas d’appeler Des “papa…”, dis-je avec humour, pas de problème.
— Oh, Brian, je ne te demanderai jamais une chose pareille.
— Donc, tout baigne. Alors, tu viens demain ?
— Et comment ! Je ne manquerais pas ça pour tout l’or du monde.
— Tu es sûre de pouvoir te le permettre ? Le billet de train et tout ça ?
— Ne t’en fais pas, Brian.
— Le ticket à ton nom sera scotché sur la porte du studio.
— Oh, Brian, autre chose… » Le bip-bip retentit. J’ai de la monnaie plein la poche mais aussi le sentiment d’avoir dit tout ce que j’avais à dire. « Il faut que j’y aille, maman : plus de pièces.
— Brian, il faut que je te demande quelque chose.
— Vas-y, mais vite.
— Des peut venir aussi ? »
Il n’y a plus de tonalité. Je reste un moment dans la cabine, le récepteur à la main. En réalité, c’est mon père qui devrait être là demain. Pas lui en personne, puisqu’il est mort, mais, dans ma tête, c’est lui qui devrait être assis à côté de maman à applaudir, brandir deux pouces en signe de victoire, et maman doit le savoir aussi car elle n’aurait pas été aussi nerveuse en me demandant si elle pouvait amener ce type au prénom ridicule – « Des », comment peut-on ? – qui prendra la place de papa dans l’assistance, un type que je connais peu et que je n’aime pas particulièrement.
Je sors des pièces dans ma poche pour rappeler ma mère. Elle décroche immédiatement.
« Maman ?
— Oui, Brian. Je te demandais si…
— Bien sûr que tu peux amener Des.
— Oh, parfait.
— J’arrangerai ça demain sur place.
— Tu es sûr que ça ne pose pas de problème ?
— Sûr et certain.
— Alors à demain.
— Au revoir. »
Je raccroche, puis reste un moment dans la cabine. Il est sans doute trop tôt pour le dire, mais on dirait que la politique Sagesse, Bonté et Courage est payante. Peut-être que pour une fois, j’ai fait quelque chose de bien. Je devrais rentrer, préparer ce que je vais porter demain, m’offrir une bonne nuit de sommeil et tout, mais je décide d’aller voir Alice, car c’est la Saint-Valentin et elle a dû recevoir mon poème.
QUESTION : Adam Heyer, Frank Gusenberg, Pete Gusenberg, John May, Al Weinshank et James Clark étaient au nombre des victimes de quel événement sanglant survenu à North Clark Street, Chicago, en février 1929 ?
RÉPONSE : Le massacre de la Saint-Valentin.
« Écoute, Alice, j’ai réfléchi au sujet de nous deux. Tu sais, ce poème de John Donne, “The Triple Fool”, dans lequel il dit : I am two fools, I know / For loving and for saying so / In whining poetry[30], eh bien, le Triple Idiot, c’est un peu moi. Je sais que j’y suis allé un peu fort en te traînant à ton corps défendant dans la cabine de Photomaton, puis en t’envoyant un mauvais poème sur une carte postale. Je sais combien tu tiens à ton indépendance, que j’accepte pleinement. Je suis amoureux de toi, bien sûr, amoureux fou, ce qui en fin de compte ne doit pas entraver notre relation : on a du plaisir à être ensemble, on est bons amis, âmes sœurs même. J’ai plus envie d’être avec toi qu’avec personne au monde, même si je suis parfois un parfait crétin – la plupart du temps en fait et, écoute, je sais que tu ne m’aimes pas. Pas encore, du moins. Mais un jour, qui sait ? Ces choses arrivent, et je suis patient. Ça ne me fait rien d’attendre. L’attentisme est une bonne tactique. Il ne faut rien précipiter, juste prendre du bon temps ensemble. Attendre et voir. D’accord ? »
Voilà plus ou moins ce que je vais dire à Alice. Pour la citation de John Donne, j’ai quelques doutes, craignant de faire cuistre. Il faudra voir ce que ça donne en situation. Mais je vais dire tout ce que je viens d’énoncer, rien de plus, sans entrer dans un lourd débat, puis je mettrai mon manteau et rentrerai chez moi où je m’accorderai ces huit heures de sommeil réparateur. Je n’essaierai même pas de l’embrasser. Et si elle me demande de rester lui faire l’amour, je dirai non car nous avons le Challenge demain matin. Nous devons être dispos, comme des boxeurs. Pas de sexe avant un match.
Je suis devant sa porte. Je frappe.
Pas de réponse.
Je refrappe. Bon sang : Sagesse, Bonté, Courage, Sagesse, Bonté, Courage…
« Qui est là ?
— C’est Brian.
— Oh, Brian, il est près de minuit.
— Je sais. Excuse-moi, je voulais juste te dire bonsoir. »
Je l’entends se lever, un froissement de tissu m’indique qu’elle enfile un vêtement, puis elle jette un œil par l’entrebâillement de la porte, en tee-shirt Snoopy et culotte noire.
« Je dormais, Bri. (Elle se frotte les yeux.)
— Oh, je suis désolé. Mais j’ai eu une journée mouvementée ; je voulais en parler à quelqu’un.
— Ça ne peut pas attendre…
— Pas à quelqu’un, en fait. À toi. »
Elle se mord la lèvre et tire sur son tee-shirt.
« Bon, entre, alors. » Elle ouvre la porte et je vais m’asseoir au bord de son lit défait encore tout chaud d’elle. Je lui demande :
« Alors, comment s’est passée cette Saint-Valentin ?
— Très bien.
— Tu as reçu du courrier ce matin ? (Mon ton en dit long.) Quelque chose de sympa ? »
Qu’attend-elle pour venir s’asseoir à côté de moi ?
« Oui, et je te remercie, Brian, c’était un joli, un très joli poème. »
Pourquoi ne s’assied-elle pas près de moi ?
« Tu trouves ? Ouf ! Parce que j’étais un peu gêné. C’est la première fois que je fais lire ce que j’écris à quelqu’un.
— Ça m’a plu. C’est très… franc… disons, de l’émotion à l’état brut. Assez dérivé de e.e. cummings, ou plutôt, non, pas dérivé, mais inspiré. Je crois même avoir reconnu quelques vers de lui. »
Mince alors, elle m’accuse de plagiat ou quoi ?
« Mais c’était charmant, vraiment. Merci. J’ai été très… touchée.
— Alors tu crois que c’est moi, dis-je pour rire. Quel poème ? Je ne t’ai jamais envoyé de poème. » Je jacasse, je le sais, mais elle sourit, se gratte le coude et, assise sur sa chaise, fait une tente de son tee-shirt en le tirant vers le bas et en recouvrant ses genoux remontés. Ma gaieté est forcée depuis que j’ai remarqué, derrière Alice, fourré n’importe comment dans un grand récipient d’eau emprunté à la cuisine collective, un énorme bouquet de parfaites roses rouges. Bien sûr, il n’y a aucune raison qu’elle ne reçoive pas de cadeaux d’autres hommes, je serais naïf de le penser, belle, populaire et sexuellement attirante – l’archétype du sex-appeal – comme elle l’est, mais ce bouquet est tout simplement… vulgaire. J’essaie de ne pas faire une fixation dessus, de me concentrer sur mon petit poème personnel, sincère et artisanal. Mais elles sont là, ces putains de roses parfaites, dressées derrière ses épaules et empuantissant l’atmosphère de leur odeur aussi puissante qu’un désodorisant d’atmosphère.
« Jolies fleurs, dis-je.
— Oh, ça ! » Elle y jette non pas un, mais deux coups d’œil par-dessus son épaule, comme si les fleurs s’apprêtaient à l’attaquer par surprise, à la façon du foutu bois de Birnam[31].
« Tu sais qui te les a envoyées ?
— Aucune idée », dit-elle.
Un salaud friqué en tout cas ; il y a tout un trimestre de ma bourse planté dans cette bassine. Et elle sait qui les lui a offertes, car pourquoi être aussi généreux si c’est pour rester anonyme ?
« Il n’y avait pas de carte ?
— Ça ne te regarde pas, Brian. (Me voilà sèchement remis à ma place.)
— Oui, tu as raison.
— Oh, excuse-moi ! » Elle se lève et vient se pencher sur moi pour m’étreindre. Je vois son dos nu, sur lequel le tee-shirt est remonté, et pose une main sur sa peau chaude, juste au-dessus de sa culotte en tulle ou dentelle noire transparente, et nous restons comme ça un instant, moi le regard rivé sur les roses.
« Désolée de t’avoir rembarré. Je peux être une vraie garce par moments. Mais on a eu une répétition longue et difficile, ce soir, et je dois me sentir toujours dans le rôle. » Elle s’assied à côté de moi et se met à rire. « J’ai dit ça, moi ? Quelle prétention ! » On se sourit et je me demande si je peux l’embrasser, mais je me rappelle mon nouveau mantra : Sagesse, Bonté, Courage.
« Écoute, Brian. Il faut vraiment que je retourne dormir. On a une grosse journée demain.
— Bon, je m’en vais. (Je me lève à moitié puis me rassois.) Mais avant, il faut que je te dise quelque chose.
— D’accord. (Ton las. Elle se rassied.)
— Ne t’inquiète pas. Je voulais juste te dire… (Je lui prends la main.) Alice… Écoute, Alice, j’ai réfléchi au sujet de nous deux. Tu sais, ce poème de John Donne, “The Triple Fool”, dans lequel il dit : “I am two fools, I know / For loving and for saying so / In whining poetry”, eh bien, le Triple Idiot, c’est un peu moi. Je sais que j’y suis allé un peu fort en te traînant à ton corps défendant dans la cabine de Photomaton, puis en t’envoyant ce mauvais poème sur une carte de Saint-Valentin. Je sais combien tu tiens à ton indépendance, que j’accepte pleinement. Je suis amoureux de toi, bien sûr, amoureux fou…
— Écoute, Brian…
— Mais ce n’est pas le plus important, car en fin de compte…
— Brian…, dit-elle.
— Laisse-moi finir.
— Non, Brian, ça suffit.
— Ce n’est pas ce que tu penses, Alice.
— Désolée. J’en ai assez entendu. Arrêtons cette comédie. »
Ce qui est bizarre, c’est que ce n’est pas à moi qu’elle adresse ces derniers mots, mais à l’armoire.
« Allez, Neil, ce n’est plus drôle. »
Elle appelle son armoire Neil ? Et sa commode, alors ? Elle tape sur la porte du plat de la main et ladite porte s’ouvre doucement, toute seule, comme dans un tour de passe-passe.
Il y a un homme assis dans l’armoire.
Qui tient son pantalon à la main.
Je ne comprends pas.
« Brian, je te présente Neil. »
Neil sort et se déplie.
« Neil joue Eilert Lovborg dans Hedda Gabbler.
— Hello, Neil, dis-je.
— Hello, Brian, dit Neil.
— On… répétait, dit Alice.
— Oh », dis-je, comme si cela expliquait tout.
Je crois que je serre la main du type.