Centre est une adorable planète, qui ressemble à la Terre mais qui n’en possède pas les inconvénients. Elle a été retouchée depuis des millénaires pour en faire un pays de Cocagne. On n’a gardé que ce qu’il fallait de désert, de neige et de jungle pour pouvoir quand même en profiter ; les inondations et les autres désastres ont été supprimés.
Elle n’est pas surpeuplée mais a quand même une assez forte population pour sa taille, qui est celle de Mars, mais avec des océans. La pesanteur est presque la même que sur la Terre (le coefficient est légèrement plus fort, d’après ce que j’ai compris). La moitié de la population environ est constituée de nomades car sa grande beauté et sa culture unique, – au centre des Vingt Univers – en font un paradis pour les touristes. On fait tout pour le confort des visiteurs, avec une minutie comparable à celle des Suisses, mais avec, en outre, une technologie inconnue sur la Terre.
Star et moi, nous avions des résidences en une douzaine d’endroits de la planète (et beaucoup d’autres dans d’autres univers) ; elles allaient du palais jusqu’à la minuscule hutte de pêcheur où Star faisait elle-même la cuisine. La plupart du temps, nous vivions dans les appartements de la montagne artificielle qui abritait l’Œuf et son personnel ; à côté, se trouvaient les salles de réunions, les salles de conférences, le secrétariat, etc. Quand Star avait envie de travailler, elle avait tout sous la main. Mais l’ambassadeur d’un système ou l’empereur d’une centaine de systèmes en visite avaient autant de chances d’être invités dans notre maison personnelle qu’un clochard qui vient frapper à la porte de derrière d’un des châteaux de Beverly Hills en a d’être invité au salon.
S’il arrivait qu’il plût à Star, elle pouvait très bien le faire venir chez nous pour souper. Elle l’a fait une fois, – il s’agissait d’un drôle de petit farfadet qui avait quatre bras et qui parlait en ponctuant toutes ses phrases de grands gestes. Elle n’avait pas d’obligations officielles et ne ressentait aucun besoin de s’occuper d’affaires sociales. Elle ne tenait pas de conférences de presse, ne faisait pas de discours, ne recevait pas de délégations de guides, ne posait pas de premières pierres, n’allait pas assister à des cérémonies, ne décrétait pas de jours fériés, ne signait pas de papiers, ne donnait pas de démentis, ne perdait jamais son temps à toutes ces choses que font les souverains et les grosses légumes de la Terre.
Elle consultait cependant certains individus, les faisait même souvent venir d’autres univers, et elle avait à sa disposition toutes les nouvelles, en provenance de partout, tout étant organisé selon un système qui avait été mis au point au cours des siècles. C’est ce système qui lui permettait de décider quels problèmes il fallait étudier. Certains reprochaient chroniquement le fait que l’Empire ignorait délibérément les « problèmes vitaux » – et c’était bien ce qu’il faisait. Sa Sagesse ne portait de jugement que sur les problèmes qu’elle avait choisis ; la pierre d’assise du système était que la plus grande partie des problèmes se résolvaient tout seuls.
Nous allions souvent assister à des cérémonies sociales ; nous aimions tous les deux les sorties mondaines et, pour Sa Sagesse et pour son prince Consort, le choix était illimité. Il y avait une sorte de protocole négatif : Star n’acceptait ni ne déclinait jamais les invitations, elle s’y rendait quand elle en avait envie et s’abstenait quand cela l’ennuyait. Cela, c’était un changement extraordinaire pour la société de la capitale car son prédécesseur avait imposé un protocole encore plus rigide que celui du Vatican.
Une hôtesse se plaignit un jour à moi que la société était devenue terriblement morne avec ces nouvelles règles… peut-être pourrais-je y faire quelque chose ?
Je le fis. J’ai regardé Star et je lui ai fait part de cette remarque, sur quoi nous sommes partis et nous sommes allés nous joindre à un bal d’artistes complètement ivres, et vlan !
Centre est un tel mélange de cultures, de races, de coutumes et de styles qu’il faut bien quelques règles. La seule coutume immuable y était : Ne m’imposez pas vos coutumes à moi. Les gens s’habillaient comme ils en avaient l’habitude chez eux, ou essayaient de nouvelles modes ; tous les événements sociaux ressemblaient à des bals costumés sans thème préalablement choisi. Un hôte pouvait parfaitement se rendre à un bal ultrachic et être nu comme un ver, et cela sans même faire jaser, – certains le faisaient, mais c’était une minorité. Je ne parle pas des non-humains ni des humains hirsutes, les vêtements ne sont pas faits pour eux. Je parle des humains qui paraîtraient chez eux, à New York, vêtus de vêtements américains, – et d’autres qui auraient attiré l’attention même dans l’île du Levant, parce qu’ils n’avaient pas de poils du tout, même pas de sourcils. Et ce fait est pour eux source de fierté ; cela montre leur « supériorité » sur nous, grands singes poilus, ils en sont aussi fiers que l’est un petit-blanc de Géorgie de sa déficience en mélanine[63]. C’est d’ailleurs pourquoi ils sont plus souvent nus que les autres races humaines. J’ai d’abord trouvé leur apparence surprenante mais on s’y fait assez vite.
Star portait des vêtements à l’extérieur, et je faisais comme elle. Elle ne manquait jamais une occasion de s’habiller, c’était une de ses sympathiques faiblesses qui permettaient d’oublier, un certain temps, sa condition impériale. Elle ne s’habillait jamais deux fois de la même manière, elle essayait toujours de nouvelles tenues, et elle était fort chagrinée quand je ne remarquais pas ses nouvelles robes. Certains modèles qu’elle choisissait auraient provoqué des crises cardiaques, même sur la Côte d’Azur. Elle croyait qu’un costume féminin était une erreur quand il ne donnait pas aux hommes l’envie de l’ôter.
L’un des attirails les plus efficaces de Star était un des plus simples. Rufo se trouvait alors avec nous quand elle eut tout à coup envie de s’habiller comme nous l’avions été pendant notre Quête de l’Œuf… et pif, paf ! les costumes furent disponibles, à moins qu’ils n’aient été confectionnés sur commande, ce qui est bien possible car, à Centre, les costumes névians sont des plus rares.
Des arcs, des flèches et des carquois arrivèrent tout aussi vite et, sans tarder, nous fûmes transformés en compagnons de Robin des Bois. Cela me fit du bien de sentir à mon ceinturon ma bonne vieille Dame Vivamus ; jusque-là, elle était restée suspendue contre un mur dans mon bureau, sans bouger depuis la grande Tour Noire.
Star se tenait devant moi, les pieds écartés, les poings sur les hanches, la tête haute, les yeux brillants, les joues toutes rouges : « Ah ! quelle joie ! Je me sens bien, je me sens jeune ! Chéri, promets-moi, mais promets-moi vraiment, qu’un jour nous irons de nouveau en quête d’aventures ! J’en ai tellement marre d’être intelligente. »
Elle parlait anglais car la langue de Centre est véritablement impropre à l’émission de telles idées. C’est en effet un langage mêlé, avec des apports et des modifications continuelles, depuis des milliers d’années, sans accent, uniforme et plat.
— « Ça m’irait, » avouai-je. « Qu’en penses-tu, Rufo ? Veux-tu encore te promener le long de la Route de la Gloire ? »
— « Lorsqu’on l’aura pavée. »
— « Quelle blague ! Tu viendras, je te connais bien. Où et quand, Star ? Non, ne fais pas attention au « où », seulement au « quand ? » Rassemble ta troupe et partons, immédiatement ! »
Soudain, elle ne fut plus du tout gaie. « Chéri, tu sais bien que je ne peux pas. Je n’ai encore subi qu’un tiers de mon entraînement. »
— « J’aurais dû briser cet Œuf quand je l’ai trouvé. »
— « Ne râle pas, mon chéri. Allons à cette soirée et amusons-nous. »
C’est ce que nous fîmes. À Centre, on voyage au moyen « d’apports », Portes artificielles qui ne requièrent pas de magie (à moins que ce ne soit plus que cela) ; on choisit sa destination de la même manière que lorsqu’on appuie sur les boutons d’un ascenseur, ce qui fait qu’il n’y a aucun problème de circulation dans les villes, – pas plus qu’un millier d’autres ennuis ; les encombrements sont inconnus dans les villes. Star avait choisi ce soir-là de se rendre tout près, dans une soirée ultra-chic qui se donnait dans un parc ; et elle avait décidé de ne pas rater son entrée. Elle savait que les collants allaient fort bien à ses longues jambes et à sa croupe confortable ; elle roulait les hanches comme une hindoue.
Mes aïeux, quelle sensation ! À Centre, sauf quelques touristes, les gens ne portent pas d’épée. Les arcs et les flèches sont tout autant rarissimes. Nous étions aussi voyants que le serait un chevalier revêtu d’une armure dans la Cinquième Avenue.
Star était aussi joyeuse qu’un gamin en train de faire une niche. Et moi aussi. Mes armes en bandoulière, je me sentais de taille à affronter les dragons.
Ce n’était pas un bal comme il y en a sur la Terre. (Selon Rufo, toutes nos races, partout, ont les mêmes amusements fondamentaux : se rassembler pour danser, pour boire et pour papoter. Il prétendait que les réunions d’hommes seuls ou de femmes seules sont des symptômes de décadence. Je ne tiens pas à en discuter.) Nous arrivâmes par le grand escalier d’honneur, la musique s’arrêta, les gens nous regardèrent et béèrent d’admiration… Star était ravie de se faire remarquer. Les musiciens se remirent immédiatement au travail tandis que les invités reprenaient la politesse négative que l’Impératrice avait coutume de demander. Nous attirions cependant toujours l’attention. J’avais toujours cru que l’histoire de la Quête de l’Œuf était un Secret d’État car je n’en avais jamais entendu parler. Et même si l’on connaissait l’histoire, je ne pensais pas que les détails en fussent connus d’autres que de nous trois.
Je me trompais. Tout le monde savait ce que signifiaient nos costumes, et en savait encore plus. Je me trouvais au buffet, à boire de l’eau-de-vie avec un gros sandwich de ma composition quand je fus accroché par la sœur de Scheherazade, celle qui était jolie. Elle appartenait à une de ces « races-humaines-mais-différentes-de-nous ». Elle était revêtue de rubis de la taille d’un pouce et d’un tissu relativement opaque. Elle mesurait environ cinq pieds cinq pouces, pieds nus, pesait peut-être cent vingt livres et sa taille ne devait pas dépasser quinze pouces, ce qui faisait ressortir deux autres mensurations qui n’avaient nul besoin d’être soulignées. Elle était brune et avait les yeux les plus joliment bridés que j’avais jamais vus. Elle ressemblait à une belle chatte et me regardait exactement comme un chat regarde un oiseau.
— « Moi, » se présenta-t-elle.
— « Parlez. »
— « Sverlani. Monde…» (Nom et numéro de code – je n’en avais jamais entendu parler.) « Étudiante en nourriture conditionnée, mathématico-sybarite. »
— « Oscar Gordon. Terre. Soldat. » Je ne lui donnai pas le numéro matricule de la Terre ; elle savait parfaitement qui j’étais.
— « Questions ? »
— « Posez. »
— « Est épée ? »
— « Est. »
Elle la regarda et ses pupilles se dilatèrent. « Est-était épée détruire gardes élaborés Œuf ? » (« Est-ce que cette épée qui est maintenant ici est bien la suite directe dans le changement séquentiel espace-temps, compte tenu des anomalies théoriques impliquées dans les transitions inter-univers, de l’épée utilisée pour tuer le Jamais-Né ? » Le verbe mis aux deux temps, présent et passé, énonce expressément et écarte le concept que l’identité est une abstraction sans signification : Cette épée est-elle celle que vous avez utilisée réellement, pour parler dans le langage de tous les jours, et ne me racontez pas d’histoires, Soldat, je ne suis pas une gamine.)
— « Était-est, » avouai-je. (« J’y étais et je vous garantis que je l’ai suivie tout le temps jusqu’ici, et c’est donc toujours elle. »)
Elle ne put réprimer un sursaut et ses bouts de seins se dardèrent. Autour de chacun d’eux était peint, ou tatoué peut-être, le dessin multi-universel que nous appelons « Les Murailles de Troie » ; et sa réaction fut si violente que les remparts de Troie s’écroulèrent de nouveau.
— « Toucher ? » quémanda-t-elle.
— « Touchez. »
— « Toucher deux fois ? » (« S’il vous plaît, puis-je la tenir assez longtemps pour la sentir véritablement ? Je vous en supplie, du fond du cœur ! Je demande trop et vous avez bien le droit de me refuser mais je vous promets de ne pas l’abîmer » – Ils ne prennent que l’essence des mots mais tout est dans l’intonation.)
Je ne voulais pas, pas Dame Vivamus. Mais je n’ai jamais rien su refuser à une jolie fille. « Touchez… deux fois, » grommelai-je. Je dégainai et lui tendis mon épée, lui en présentant la poignée, faisant cependant attention et me tenant prêt à la reprendre avant qu’elle crève l’œil de quelqu’un ou se transperce le pied.
Elle la prit avec précaution, bouche et yeux ouverts, l’attrapant par la garde au lieu de la prendre par la poignée. Il fallut que je lui montre. Elle avait la main beaucoup trop petite ; mains et pieds étaient en harmonie avec sa taille, ultra minces.
Elle regarda l’inscription : « Signifie ? »
Dum Vivimus, Vivamus n’est pas facile à traduire, non qu’ils ne puissent en comprendre le sens mais parce que, pour eux, l’idée est aussi naturelle que l’eau pour les poissons. Comment pourrait-on vivre autrement ? J’essayai quand même de traduire : « Profiter doublement de la vie. Manger. Boire. Rire. »
Elle m’écouta, toute songeuse, puis fendit l’air, le poignet fléchi, le coude en dehors. Je ne pus pas le supporter aussi la lui repris-je et me mis-je lentement en garde, puis je me fendis, la lame bien droite, avant de me rassembler… d’un mouvement si gracieux que les grands hommes poilus ne purent s’empêcher de me regarder. Je comprends pourquoi les ballerines apprennent l’escrime.
Je saluai et lui rendis mon épée, rectifiant la position de son coude et de son bras gauche : je comprends aussi pourquoi les ballerines ne font qu’ébaucher les mouvements, c’est pour le plaisir du maître d’armes. Elle se fendit, manquant de peu de piquer un des invités au jambon gauche.
Je repris l’épée, fouettai l’air et rengainai. Nous avions rassemblé toute une foule. Je repris sur le buffet mon gros sandwich mais elle n’en avait pas terminé avec moi.
— « Vous sauter épée ? »
J’étais choqué. Si elle comprenait ce qu’elle disait, – ou si, moi, je comprenais, – elle était en train de me faire la plus galante proposition que l’on m’ait jamais faite à Centre. D’habitude on ne mâche pas ses mots. Mais Star n’avait certainement pas dévoilé les détails de notre mariage ? Rufo ? Je ne lui en avais pas parlé mais Star l’avait peut-être fait.
Comme je ne répondais pas, elle s’expliqua et, pour cela, ne baissa pas la voix : « Moi pas vierge pas mère pas enceinte fertile. »
Je lui expliquai, avec toute la politesse autorisée par le langage, ce qui n’est pas très facile, que j’étais déjà en main. Elle laissa tomber et regarda mon sandwich : « Mordre toucher goûter ? »
C’était une autre question ; je lui tendis le sandwich. Elle en mordit un gros morceau, mâcha pensivement, parut satisfaite : « Étrange. Primitif. Robuste. Fort contraste. Grand art. » Puis elle s’éloigna, me laissant à mon étonnement.
Au cours des dix minutes qui suivirent, le problème me fut de nouveau posé. Je reçus plus de propositions que dans toute autre réunion à Centre et je suis certain que mon épée y était pour beaucoup. Il est bien certain qu’on me faisait toujours des propositions au cours des réunions officielles, car il ne faut pas oublier que j’étais le Consort de Sa Sagesse. J’aurais bien pu être un orang-outan qu’on m’aurait quand même fait des propositions. Il y a bien des hommes hirsutes qui ressemblent à des orang-outans et qui sont socialement acceptables, mais j’aurais pu en avoir l’odeur. Et me conduire encore plus brutalement. La vérité était que beaucoup de dames étaient curieuses de connaître qui l’Impératrice avait pris dans son lit et le fait que j’étais un sauvage, à tout le moins un barbare, ne les rendait que plus curieuses. Il n’y avait aucun tabou contre le fait de faire de franches propositions, et beaucoup de femmes en faisaient.
Mais j’étais encore en pleine lune de miel. De toute façon, si j’avais accepté toutes ces offres, j’aurais vite été sur les genoux. Cela me faisait quand même grand plaisir de les entendre après avoir poliment proposé du soda ou du ginger ale ; il est bon pour le moral de recevoir des propositions.
Cette nuit-là, pendant que nous étions en train de nous déshabiller, je demandai à Star : « T’es-tu bien amusée, ma jolie ? »
Star bâilla et murmura : « Certainement. Et toi aussi, espèce de vieux sachem. Pourquoi n’as-tu pas demandé à la petite chatte de venir à la maison ? »
— « Quelle chatte ? »
— « Tu sais bien laquelle. Celle à qui tu as donné une leçon d’escrime. »
— « Meeow ! »
— « Non, non, mon chéri. Tu devrais la faire venir. Je l’ai entendue parler de sa profession, et il y a certainement beaucoup de rapports entre le fait de bien faire la cuisine et celui de bien faire…»
— « Femme, tu parles trop ! »
Elle passa de l’anglais au névian. « Oui, seigneur mon mari. Je ne prononcerai plus aucun son qui enfreigne le silence tant que je ne serai pas sollicitée par ces lèvres d’amour torturées. »
— « Ma Dame, mon aimée… esprit élémentaire des Eaux-Qui-Chantent…»
Le névian est une langue beaucoup plus souple que le jargon parlé à Centre.
Centre est un endroit agréable et l’emploi de Consort de Sa Sagesse est bien rétribué. Après notre premier séjour à la cabane de pêche de Star, je dis combien j’aimerais, pour y prendre quelques truites, retourner un jour à la Porte par laquelle nous étions arrivés à Névia. « J’aimerais qu’elle soit à Centre. »
— « Elle y sera. »
— « Star. Tu la déplacerais ? Je sais bien qu’il y a des Portes, des Portes commerciales, qui sont capables de déplacer de grandes masses mais, même ainsi…»
— « Non, non, mais cela reviendra au même. Laisse-moi réfléchir. Il faudra un jour ou deux pour en relever les plans stéréotypés, pour prendre les mesures et pour analyser l’air et tout et tout… Le débit de l’eau, tout le reste. Mais pendant ce temps… il n’y a pas grand-chose derrière ce mur, juste une centrale de force. Si nous faisons percer une Porte et que nous la mettions à une centaine de yards, derrière l’endroit où nous avons fait cuire les truites, tout peut être terminé en une semaine, ou alors je prends un nouvel architecte. Ça te va ? »
— « Star, tu ne feras pas cela. »
— « Pourquoi pas, mon chéri ? »
— « Mettre toute la maison en l’air pour me fournir une rivière à truites ? C’est fantastique ! »
— « Je ne crois pas. »
— « Si, ça l’est. De toute manière, ma chérie, mon idée n’est pas de faire venir la rivière ici mais d’aller, nous, là-bas. En vacances. »
— « Comme j’aimerais prendre des vacances, » soupira-t-elle.
— « Tu as subi une imprégnation aujourd’hui. Tu n’as pas la même voix que d’habitude. »
— « C’est fatigant, Oscar. »
— « Star, tu les prends trop rapidement. Tu vas t’épuiser. »
— « Peut-être. Mais c’est moi qui peux en juger, comme tu le sais. »
— « Comme si je ne le savais pas ! Tu peux juger toute la fichue création, – c’est ce que tu fais, et je le sais bien, – mais je dois, moi qui suis ton mari, juger si tu travailles trop, et te dire de t’arrêter. »
— « Mon chéri, mon chéri ! »
Les incidents de ce genre n’étaient que trop nombreux.
Je n’étais pas jaloux d’elle. Le fantôme de mon sauvage passé était resté sur Névia et avait cessé de me hanter.
D’ailleurs, Centre n’est pas un endroit où les fantômes de ce genre aiment à se promener. Centre a autant de coutumes différentes pour se marier qu’il a de cultures : des milliers. Elles s’annulent. Certains humains sont monogames par instinct, comme, d’après ce que l’on dit, le sont les cygnes. C’est pourquoi on ne peut classer la fidélité parmi les « vertus ». Comme le courage, qui consiste à être brave devant la peur, la vertu, c’est se bien conduire face à la tentation. S’il n’y a pas de tentation, il ne peut y avoir de vertu. Et ces monogames inflexibles ne l’étaient pas par hasard. Si, par ignorance, quelqu’un faisait une proposition à l’une de ces femmes chastes, ce quelqu’un ne risquait ni une gifle ni un coup de couteau ; elle se contentait seulement de ne pas écouter et de poursuivre la conversation. Et cela n’avait pas d’importance non plus si le mari surprenait la conversation ; on ne rencontre pas la jalousie dans une race qui est automatiquement monogame. (Je ne l’ai jamais éprouvée moi-même ; elles me paraissaient, à moi, de vieilles croûtes.) Quand il n’y a pas de tentation, il ne peut y avoir de vertu.
J’ai pourtant eu l’occasion de montrer de la « vertu ». Cette petite chatte à la taille de guêpe m’avait tenté, – et j’avais appris qu’elle appartenait à une race dans laquelle les femmes ne peuvent pas se marier avant d’avoir prouvé qu’elles sont fertiles, comme dans certains endroits des Mers du Sud et dans certains peuples d’Europe ; elle n’enfreignait donc aucun tabou de sa tribu. Je fus aussi beaucoup plus tenté par une autre fille, une donzelle au joli minois, douée d’un extraordinaire sens de l’humour et l’une des meilleures danseuses de tous les univers. Elle ne m’emmena pas en bateau, elle me fit comprendre qu’elle n’était ni trop occupée, ni sans y porter un certain intérêt, en utilisant cet argot aux phrases très adroites.
Cela me fit plaisir. En bon Américain, je m’étais enquis (ailleurs) des coutumes de sa tribu et j’avais appris que, même s’ils étaient très stricts pour les mariages, ils étaient cependant très compréhensifs pour les célibataires. Je ne suis pas plus vertueux qu’un autre mais, même si la porte était fermée, la fenêtre était ouverte.
J’eus peur. Je m’interrogeai sur moi-même et je dus m’avouer que c’était par une curiosité morbide que je m’intéressais à ces femmes, comme ces femmes qui, elles, ne me faisaient des propositions que parce que j’étais le consort de Star. La douce petite Zhai-ee-van était un de ces êtres qui ne portaient pas de vêtements, elle en avait qui étaient bien à elle : des pieds jusqu’au bout du nez, elle était couverte d’une fourrure douce, luisante, grise, qui ressemblait beaucoup à celle du chinchilla. C’était magnifique !
Je n’en eus pas le cœur, elle était vraiment trop jolie gosse.
J’avouai cependant cette tentation à Star, et Star admit que j’avais dû faire véritablement preuve de volonté ; Zhai-ee-van était une remarquable artiste, même parmi ses semblables, et elle était tout particulièrement renommée pour avoir le plus grand talent chez les adeptes d’Éros.
Je ne fis pourtant rien. S’ébattre avec une enfant de cette douceur aurait supposé de l’amour, au moins un peu, et je n’éprouvais pas du tout d’amour, c’était seulement cette magnifique fourrure… sans compter que j’avais peur que quelques ébats avec Zhai-ee-van ne tournent en amour et qu’elle ne puisse m’épouser même si Star acceptait de me donner ma liberté.
Ou ne me donnait pas ma liberté : Centre n’est pas opposé à la polygamie. Certaines religions l’interdisent, ont des lois pour ou contre ceci ou cela, mais il y a à Centre un mélange de cultures et une effarante quantité de religions, si bien qu’elles s’annulent les unes les autres. Les culturologues établissent une « loi » sur la liberté religieuse qui, disent-ils, est invariable : la liberté religieuse en un milieu évolué est inversement proportionnelle à la force de la religion la plus importante. On suppose que c’est le cas particulier d’un invariant général, que toutes les libertés surviennent de conflits culturels car une coutume à laquelle n’est pas opposé son contraire est obligatoire et cette coutume est alors considérée comme « une loi naturelle ».
Rufo n’était pas d’accord ; il disait que ses collègues avaient établi en équations des choses qui n’étaient pas mesurables et définissables, – Ah, les têtes de linottes ! – et que la liberté n’était jamais plus qu’un heureux accident car le réflexe commun, pour toutes les races humaines, est de craindre, de haïr toute liberté, non seulement pour les voisins mais aussi pour soi-même, et de l’écraser chaque fois que c’est possible.
Revenons-en au point « A » : les Centristes ont toutes sortes de contrats de mariage. Ou pas du tout. Ils pratiquent l’association domestique, le coït, la multiplication, l’amitié et l’amour, mais pas nécessairement tout ensemble ni avec la même personne. Les contrats peuvent être aussi complexes que ceux d’une fusion de sociétés, et peuvent spécifier la durée, les buts, les devoirs, les responsabilités, le nombre et le sexe des enfants, les méthodes de sélection génétiques, si l’on doit faire appel à des mères-incubatrices, les clauses de nullité et les options de prolongation… n’importe quoi, sauf la « fidélité conjugale ». Il est évident, ici, qu’elle est impossible à imposer et qu’elle ne peut donc faire l’objet d’un contrat.
La fidélité conjugale est cependant plus commune à Centre que sur la Terre ; elle n’est simplement pas légalisée. Ils ont un vieux proverbe : Les Femmes et les Chats qui signifie que les Femmes et les Chats font ce qui leur plaît et que les hommes et les chiens ne doivent pas s’en occuper. Ce proverbe possède aussi son contraire : Les Hommes et le Climat, qui est, lui, beaucoup plus brutal et au moins aussi ancien, puisqu’il y a longtemps que l’on contrôle le climat.
Le contrat habituel est : pas de contrat du tout ; il apporte ses affaires dans sa maison à elle et y reste… jusqu’au moment où elle les flanque dehors. Cette forme de contrat est hautement estimée pour sa stabilité : une femme qui « jette les chaussures de son homme » met beaucoup de temps pour retrouver un autre homme assez brave pour oser affronter son caractère.
Mon « contrat » avec Star n’était pas autre chose que ça, si du moins les contrats, lois et coutumes pouvaient s’appliquer à l’Impératrice, ce qu’ils ne faisaient pas et ne pouvaient pas faire. Mais ce n’était pas là la véritable cause de mon malaise.
Croyez-moi, je n’étais pas jaloux.
Mais j’étais de plus en plus tourmenté par tous ces hommes morts qui lui encombraient l’esprit.
Un soir que nous étions en train de nous habiller pour quelque réception, elle me rembarra. Je lui racontais alors comment j’avais passé la journée, ayant pris une leçon de mathématiques et il ne fait aucun doute que je devais, pour elle, être aussi amusant qu’un gosse racontant ce qu’il a fait au jardin d’enfants. Mais j’étais enthousiaste, un nouveau monde s’ouvrait devant moi… et Star se montrait toujours très patiente.
Mais elle me rembarra d’une voix de baryton.
Je m’arrêtai net : « Aujourd’hui, tu as encore été imprégnée ! »
Je pouvais entendre tourner les rouages de son cerveau : « Oh ! Pardonne-moi, chéri ! Non, je ne suis pas moi-même. Je suis Sa Sagesse CLXXXII. »
Je fis rapidement le compte : « Cela fait quatorze imprégnations depuis la Quête… et tu n’en avais eu que sept au cours de toutes les années précédentes. Que diable es-tu en train de faire ? Tu veux te consumer ? Devenir complètement idiote ? »
Elle commença à m’attraper puis, après, me répondit gentiment : « Non, je ne veux rien de ce genre. »
— « Ce n’est pas ce que j’entends. »
— « Ce que l’on a pu te dire sur mon entraînement, Oscar, est sans importance, car personne d’autre que moi ne peut juger, ni ma capacité, ni ce que représente le fait d’accepter une imprégnation. À moins que tu ne sois allé bavarder avec mon héritier ? »
— « Non. » Je savais qu’elle l’avait choisi et je supposais qu’il avait déjà reçu une ou deux imprégnations, ce qui était une précaution normale que l’on prenait en cas d’assassinat. Je ne l’avais cependant jamais rencontré, ne désirais pas le faire et ne savais même pas qui il était.
— « Oublie donc ce que l’on a pu te dire, c’est sans importance. » Elle soupira : « Chéri, si cela ne t’ennuie pas, je ne sortirai pas ce soir ; il vaut mieux que je me couche et que je dorme. Ce vieux CLXXXII puant est vraiment le personnage le plus dégoûtant que j’aie jamais été : il a pourtant obtenu de brillants succès en une période critique, il faudra que tu lises quelque chose sur lui. Il était malheureusement, au fond de lui-même, une bête féroce qui haïssait même les gens qu’il aidait. Il est maintenant tout frais en moi et je dois le garder enchaîné. »
— « Très bien, allons au lit. »
Star remua la tête : « Dormir, ai-je dit. Je vais utiliser l’autosuggestion et, demain matin, tu ne sauras pas qu’il a été ici. Toi, tu vas à la réception. Trouve-toi une aventure et oublie que tu as une femme impossible. »
Je sortis mais j’étais de trop mauvaise humeur pour imaginer même de chercher aventure.
Ce vieux dégoûtant n’était pas le pire. Je peux me défendre dans une bagarre et Star, toute amazone qu’elle est, ne fait pas le poids devant moi. Si elle voulait employer la manière forte, elle recevrait une bonne fessée. Et je ne craignais d’ailleurs pas d’intervention de la part des gardes car ils avaient toujours été tenus écartés de nos dissensions ; quand nous étions ensemble, nous étions vraiment seuls. Le moindre tiers rendait impossible toute intimité et Star n’était jamais seule, quand je n’étais pas là, même quand elle prenait son bain. Ses gardes étaient-ils mâles ou femelles, je ne sais, et cela n’avait pour elle aucune importance. Les gardes n’étaient jamais en vue. C’est ainsi que nos prises de bec ne se déroulaient qu’en privé, et elles nous faisaient d’ailleurs du bien à tous les deux ; elles nous soulageaient pour un certain temps.
Mais « le Saint » fut beaucoup plus difficile à supporter que le Vieux Dégoûtant. Il s’agissait de Sa Sagesse CXLI et il était si fichtrement noble, spirituel et tellement plus saint que tout le monde que je partis pêcher pendant trois jours ; Star elle-même était robuste, pleine de vitalité et heureuse de vivre. Ce type ne buvait pas, ne fumait pas, ne mâchait pas de chewing-gum, ne laissait jamais échapper de mot malsonnant. On pouvait presque voir un halo autour de la tête de Star quand elle était sous son influence.
Pire, il avait renoncé au sexe à l’époque où il s’était consacré aux Univers et cela avait eu un effet désastreux sur Star ; la douceur et la soumission n’étant pas dans son style, je préférai aller à la pêche.
Il faut quand même que je dise une bonne chose au sujet du Saint. Star m’a dit qu’il avait été l’empereur qui avait eu le moins de succès, de toute la dynastie, et qu’il avait le génie de faire le mal dans de pieuses intentions, aussi Star apprit-elle plus de lui que des autres ; il avait fait toutes les bêtises imaginables. Il avait été assassiné par ses clients dégoûtés, au bout de quinze ans seulement, ce qui n’avait pas été une période suffisante pour gâcher quoi que ce soit d’important dans un empire multi-universel.
Sa Sagesse CXXXVII était une femme, et Star resta absente pendant deux jours. Quand elle revint à la maison, elle m’expliqua : « Il le fallait, mon chéri. J’ai toujours cru que j’étais une terrible putain, mais je t’assure que celle-là est arrivée à me choquer moi-même ! »
— « Comment cela ? »
— « Je ne dirais rien, m’sieur. Je me suis imposée à moi-même un traitement intensif pour l’enterrer là où tu ne pourras jamais la rencontrer. »
— « Je suis curieux. »
— « Je sais que tu l’es et c’est bien pourquoi je me suis acharnée à lui transpercer le cœur, ce qui ne m’a pas été facile car c’était quand même mon ancêtre direct. Mais j’ai eu peur que tu l’aimes plus que moi, l’incroyable salope ! »
Et je suis toujours curieux.
Pour la plupart, ce n’étaient pas de mauvais bougres. Mais notre ménage aurait pourtant été plus agréable si je n’avais jamais su qu’ils étaient là. Il est plus facile d’avoir une femme légèrement timbrée qu’une femme qui, à elle seule, représente plusieurs groupes de gens, ces groupes étant eux-mêmes surtout composés d’hommes. Connaître leur présence spectrale, même lorsque c’était la propre personnalité de Star qui était de service, cela ne faisait véritablement aucun bien à ma libido. Il faut cependant reconnaître que Star connaissait mieux le caractère masculin que toute autre femme au cours de l’histoire. Elle n’avait jamais à deviner ce qui peut faire plaisir à un homme ; elle en savait plus que moi, par « expérience » – et elle aimait à partager brutalement sa science véritablement unique.
Je ne pouvais pas m’en plaindre.
Et je m’en plaignais cependant, je lui reprochais d’être tous ces gens-là. Elle supportait mieux mes reproches injustes que je ne supportais mon injuste situation à l’égard de toute cette troupe de fantômes.
Ces fantômes n’étaient cependant pas le pire cheveu dans la soupe.
Je n’avais pas de boulot ; je ne veux pas parler de ces occupations qui consistent à aller au bureau de neuf heures du matin à cinq heures de l’après-midi, à tondre la pelouse tous les samedis et à se saouler au club du coin tous les samedis soir ; je veux dire que je n’avais aucun but dans la vie. Avez-vous jamais regardé un lion dans un zoo ? On lui donne de la viande rouge tous les jours, on lui fournit des femelles, il n’a pas à craindre les chasseurs… Il a tout pour lui, n’est-ce pas ?
Pourquoi, alors, semble-t-il si triste ?
Je ne me rendis pas compte, au début, que j’avais un problème. J’avais une femme magnifique et amoureuse ; j’étais riche au point de ne pouvoir compter ma fortune ; je vivais dans la maison la plus luxueuse d’une ville plus ravissante qu’aucune de celles que compte la Terre ; tous les gens que je rencontrais étaient aux petits soins avec moi ; et, quand je n’étais pas auprès de ma merveilleuse femme, j’avais l’extraordinaire chance de pouvoir aller « en classe », pour apprendre des choses étonnantes et extra-terrestres, et je n’avais aucun besoin d’essayer de décrocher une peau-d’âne. Pas plus qu’une peau de mouton. Jamais je n’étais arrêté par un problème car je disposais de toutes les aides imaginables. Comprenez-moi bien, c’était comme si j’avais eu à côté de moi Albert Einstein pour m’aider à faire mes problèmes d’algèbre, ou encore toute l’équipe de recherche de la Rand Corporation ou de la General Electric pour me faciliter mon initiation scientifique.
Ce n’était pas la richesse mais un luxe inimaginable.
Et j’ai bientôt découvert que j’étais incapable de boire cet océan que l’on me présentait aux lèvres. Sur Terre, les connaissances sont devenues tellement importantes que personne ne peut toutes les englober, alors, imaginez seulement la somme de connaissances des Vingt Univers, chaque univers ayant ses lois, son histoire, et Star seule sait combien de civilisations.
Dans les pâtisseries, les ouvriers ont le droit de manger tout ce qu’ils veulent, et bientôt ils ne mangent plus rien.
Moi, je ne me suis pas complètement arrêté, car la connaissance est vraiment trop variée. Mais je ne voyais aucun sens à mes études. On ne peut pas plus découvrir le Nom Sacré de Dieu dans vingt univers que dans un seul… et tous les autres sujets ont la même dimension pour qui n’a pas de dispositions naturelles.
Je n’avais pas de penchant particulier, j’étais un dilettante… et je m’en suis aperçu quand j’ai vu que mes professeurs se faisaient du souci pour moi. Aussi les ai-je laissés partir s’embourber eux-mêmes dans les maths et dans l’histoire multi-universelle, et j’ai cessé de vouloir tout connaître.
J’ai pensé à me lancer dans les affaires. Malheureusement, pour faire des affaires avec plaisir, il faut avoir une âme d’homme d’affaires (ce que je n’ai pas), ou bien il faut avoir besoin d’argent. Et j’avais de l’argent ; tout ce que je pouvais faire, c’était d’en perdre et, si j’en gagnais, je ne savais jamais si l’on ne s’était pas donné la consigne (qui devait circuler partout dans tous les gouvernements) : Ne Gagnez Pas Contre Le Consort De L’Impératrice, nous vous rembourserons vos pertes.
Et c’était la même chose avec le poker. J’avais introduit ce jeu et il avait rapidement eu une grande vogue, mais j’avais vite compris que je ne pouvais plus y jouer. Le poker est un jeu d’argent, on ne peut y jouer pour des haricots, et quand on possède des montagnes d’argent, gagner ou perdre un peu ne représente rien.
Il faut que je m’explique : la « liste civile » de Sa Sagesse pouvait bien être inférieure à ce que dépensaient certains prodigues de Centre, car cette ville est d’une richesse inimaginable. Mais cette liste civile était du montant que désirait Star, c’était une mine de richesses inépuisable. Je ne sais pas combien de mondes passaient à la caisse mais on peut supposer qu’il y en avait au moins vingt mille, chacun peuplé de trois milliards d’habitants, et je suis probablement en dessous de la vérité.
À un penny par habitant, pour 60.000.000.000.000 d’habitants, cela fait six cents milliards de dollars. Ce nombre ne signifie rien si ce n’est qu’il montre que, même si on l’allégeait de telle sorte que nul ne s’aperçoive plus de son existence, il représenterait toujours plus d’argent que je ne peux en dépenser. Il y avait bien les dépenses du non-gouvernement du non-empire de Star, sans doute, mais ses dépenses personnelles et les miennes, si importantes qu’elles fussent, ne comptaient pas.
Le roi Midas ne s’intéressait plus à sa tirelire. Moi non plus.
Oh, je dépensais de l’argent (mais je n’en avais jamais sur moi, ce n’était pas nécessaire). Notre « appartement » (que je ne puis appeler un palais), notre maison, avait un gymnase tel qu’aucune université ne pourrait rêver d’en posséder de semblable ; j’avais une « salle d’armes[64] » et je faisais beaucoup d’escrime, presque tous les jours, avec toutes sortes d’armes. J’avais des escrimeurs à ma disposition, pour les opposer à ma Dame Vivamus, et les meilleurs maîtres d’armes des différents univers faisaient assaut avec moi. J’avais aussi un champ de tir où je m’exerçais avec l’arc que j’avais ramené de la Caverne-Porte de Karth-Hokesh ; je tirais donc à l’arc et avec toutes sortes d’autres armes. Oh, oui ! je dépensais tout l’argent que je voulais.
Mais ça n’était pas très drôle.
Un jour, assis dans mon bureau, n’ayant rien à faire sinon m’ennuyer, je jouais avec une poignée de bijoux.
À une certaine époque, je m’étais amusé à faire des dessins de bijoux. J’en avais fait au collège et j’avais même travaillé chez un joaillier, une fois, pendant l’été. Je sais dessiner et j’aime énormément les pierres précieuses. Ce joaillier m’avait prêté des livres, j’en avais emprunté d’autres à la bibliothèque municipale et il avait même exécuté un de mes dessins.
J’avais une Vocation.
Malheureusement, les joailliers n’ont pas tellement besoin de dessins de bijoux, aussi avais-je laissé tomber… jusqu’au moment où je fus à Centre.
Comprenez-moi bien, je n’avais aucun moyen de faire un cadeau à Star, si ce n’est en le fabriquant moi-même. C’est donc ce que je fis. Je lui fis un vêtement de joyaux, avec de vraies pierres, fort bien étudié (avec l’aide d’experts, comme d’habitude), après avoir fait venir un extraordinaire lot de pierres choisies, après avoir exécuté les dessins, et fait réaliser ce que j’avais conçu.
Je savais que Star aimait particulièrement les costumes rehaussés de joyaux ; je savais qu’elle aimait plus que tout les costumes grivois, – non pas pour renverser les tabous, il n’y en avait pas, – mais parce qu’elle aimait ce qui était provoquant, ce qui ornait la beauté elle-même, ce qui accentuait ce qui n’avait pourtant pas besoin de l’être.
Ce que j’avais dessiné aurait tout à fait convenu dans une revue de cabaret française, – à la différence près qu’il s’agissait de pierres véritables. Les saphirs et l’or allaient bien à la beauté blonde de Star, et j’en avais donc utilisé. Mais comme elle pouvait se permettre de porter n’importe quelle couleur, j’avais aussi utilisé d’autres pierres.
Star fut charmée de mon premier essai et le porta le soir même. J’en étais fier ; j’avais reconstitué de mémoire un costume que j’avais vu sur une danseuse nue dans un cabaret de Francfort, au cours de ma première soirée après ma libération de l’armée : un cache-sexe minimum, une longue tunique transparente et fendue d’un côté jusqu’à la hanche, brodée de sequins (moi, j’avais mis des saphirs), et quelque chose qui n’était pas un soutien-gorge mais plutôt un amplificateur, tout en joyaux, sans oublier un colifichet dans les cheveux pour couronner le tout. Elle avait des sandales d’or avec des talons de saphirs.
Star se montra très reconnaissante des autres costumes qui suivirent.
J’appris cependant quelque chose : que je ne suis pas dessinateur de bijoux. Je ne pouvais espérer lutter contre les professionnels qui habillaient les femmes riches de Centre. Je me rendis très rapidement compte que Star portait ce que je lui donnais parce que c’était moi qui les lui donnais, exactement comme une maman épingle au mur le dessin maladroit que son gosse a fait au jardin d’enfants. Aussi préférais-je abandonner.
Ce coffre de pierres précieuses était resté dans mon bureau depuis des semaines ; il y avait des opales, des agates, des cornalines, des diamants, des turquoises et des rubis, des adulaires, des saphirs et des grenats, des péridots, des émeraudes, des chrysolithes… et de nombreuses pierres qui n’ont pas de nom anglais. Je les faisais jouer entre mes doigts, je regardais les cascades de lumière jetées par leurs facettes, et je m’ennuyais. Je me demandais quel prix pourrait, sur la Terre, atteindre toutes ces pierres ? Probablement aux alentours d’un million de dollars.
Je ne prenais même pas la peine de les enfermer pour la nuit. Et dire que j’avais été un pauvre type obligé d’abandonner ses études par manque d’argent, parce que je n’avais pas de quoi m’offrir un sandwich !
Je repoussai les pierres et allai vers la fenêtre (il y avait une fenêtre parce que j’avais dit à Star que je n’aimais pas les bureaux sans fenêtre). Cela s’était passé juste à mon arrivée et il m’a fallu des mois pour comprendre tout le travail qu’on avait dû effectuer pour cela ; j’avais d’abord cru qu’on s’était contenté de faire un trou dans le mur.
J’avais une vue magnifique, sur ce qui ressemblait plus à un parc qu’à une ville, orné, mais non envahi, de charmantes bâtisses. Il était difficile de penser que nous nous trouvions dans une ville plus grande que Tokyo ; la circulation était invisible, et les habitants travaillaient pourtant presque aux antipodes !
Il y avait un murmure, comme un doux vol de bourdon, comme le grondement assourdi auquel on n’arrive pas à échapper à New York, mais beaucoup plus faible, juste suffisant pour me rappeler que j’étais entouré de gens qui avaient tous leurs situations, leurs buts, leurs fonctions.
Ma fonction ? Consort.
Gigolo !
Star, sans s’en rendre compte, avait introduit la prostitution dans un monde qui ne l’avait jamais connue. Dans un monde plein d’innocence, où l’homme et la femme couchaient ensemble pour la seule raison qu’ils le désiraient tous les deux.
Un prince consort n’est pas un prostitué. Il a son travail et son travail est souvent fastidieux : il faut qu’il représente sa souveraine épouse, qu’il aille poser des premières pierres, qu’il prononce des discours. Il a en outre à remplir ses devoirs d’étalon royal afin d’assurer à la dynastie de ne pas disparaître.
Mais je ne faisais rien de cela. Je n’avais même pas à distraire Star… Dire que, à dix milles à la ronde, des millions d’hommes aimeraient avoir ma chance.
La nuit précédente avait été mauvaise. Elle avait mal commencé et s’était poursuivie par une des conférences sur l’oreiller que les gens mariés ont parfois, et qui ne remplacent pas une bonne engueulade. Nous nous étions donc disputés, comme cela arrive quand un ménage se penche sur les traites sans savoir comment les payer.
Star avait fait quelque chose qu’elle n’avait encore jamais fait, elle avait rapporté du travail à la maison. Cinq hommes, impliqués dans une quelconque bagarre inter-galactique… je ne sus jamais de quoi ils ont parlé pendant des heures, et il leur arrivait de parler une langue que j’ignorais.
Ils m’ignoraient aussi, je n’étais rien d’autre qu’un meuble. À Centre, on se présente rarement ; si vous désirez parler à quelqu’un, vous dites simplement « Moi », et vous attendez. Si la personne ne répond pas, vous vous éloignez. Si elle vous répond, vous échangez vos identités.
Aucun de ces hommes ne l’avait fait, et ce n’était certes pas moi qui allais commencer. C’était eux qui étaient des étrangers dans ma propre maison, c’était à eux de commencer. Mais ils n’agissaient absolument pas comme s’ils se trouvaient dans ma maison à moi.
J’étais assis là, dans un coin, comme l’Homme Invisible, de plus en plus exaspéré.
Et ils continuaient de discuter, tandis que Star les écoutait. Au bout d’un moment, elle fit venir ses servantes qui commencèrent à la déshabiller, à lui brosser les cheveux. Centre n’est pas l’Amérique, et je n’avais aucune raison d’être choqué. Ce qu’elle faisait n’était guère poli à leur égard, car elle les traitait, eux, comme des meubles (le traitement qu’ils m’avaient imposé ne lui avait pas échappé).
L’un d’eux hasarda timidement : « Votre Sagesse, je serais heureux que vous nous écoutiez, comme vous avez accepté de le faire. » (Je traduis son argot.)
Star répondit très froidement : « Je suis seule juge de ma conduite. Personne ne peut décider pour moi. »
C’était vrai. Elle seule pouvait juger sa conduite, eux ne le pouvaient pas. Pas plus que moi, me dis-je amèrement. Je commençais à être furieux contre elle parce qu’elle avait fait venir ses servantes (je savais pourtant que cela n’avait pas d’importance) et avait commencé à se préparer pour la nuit devant tous ces grands dadais… et j’avais bien l’intention de lui dire de ne pas recommencer. Je me contenais pour ne pas éclater.
Tout à coup, Star les renvoya : « Il a raison, vous avez tort. Réglez votre affaire comme cela. Et sortez. »
Mais j’avais bien l’intention de lui dire de ne plus amener désormais de commerçants à la maison.
Elle me coiffa au poteau. Dès que nous fûmes seuls, elle me dit : « Mon amour, excuse-moi. J’ai accepté d’écouter toutes leurs fadaises mais la discussion durait, durait, ne pouvait plus s’arrêter ; j’ai alors pensé que cela irait plus vite si je les tenais debout, si je les amenais ici et si je leur faisais comprendre que j’étais fatiguée. Je n’aurais jamais pensé que cela durerait encore une heure avant de pouvoir prendre la bonne décision. Et je savais bien que si je remettais l’affaire au lendemain, ils discuteraient encore pendant des heures. Le problème était important, et je ne pouvais pas le laisser tomber. » Elle soupira. « Cet homme ridicule… Dire que de telles personnes parviennent à de hauts postes ! J’ai pensé à le faire tuer mais il valait mieux que je lui fasse comprendre son erreur, autrement, le même problème se serait reposé, tôt ou tard. »
Je ne pus même pas lui faire remarquer qu’elle avait mal jugé ; l’homme qu’elle avait renvoyé était un de ceux en faveur de qui elle avait tranché. Je me suis donc contenté de dire : « Allons nous coucher, tu es fatiguée. » Je n’avais même pas assez de calme pour m’empêcher de la juger.