Je connais un endroit où il n’y a pas de brouillard, pas de problèmes de stationnement et pas de surpopulation… pas de guerre froide, pas de bombes à hydrogène et pas de publicité à la télévision… pas de conférence au sommet, pas d’aide aux pays étrangers, pas d’impôts indirects, et pas d’impôt sur le revenu. Il y règne le climat que prétendent avoir la Floride et la Californie (mais qu’aucune de ces deux régions ne possède vraiment), le pays est aimable, les habitants y sont amicaux et hospitaliers à l’égard des étrangers, les femmes y sont magnifiques et étonnamment soucieuses de plaire…
Je pourrais y retourner. Je pourrais…
Cela se passait pendant une de ces années d’élection, avec les campagnes habituelles (quoi que vous puissiez faire, moi, je suis capable de faire mieux), sur un bruit de fond de spoutniks lançant dans l’espace leurs bip-bip. J’avais vingt et un ans mais j’étais incapable de décider contre quel parti je devais voter.
Au lieu de cela, j’ai téléphoné aux bureaux de ma circonscription militaire et je leur ai demandé de me faire parvenir ma feuille de route.
Je considère la conscription de la même manière qu’un homard considère l’ébullition : c’est peut-être son heure de gloire mais il n’a pas le choix. Et pourtant, j’aime mon pays. Oui, je l’aime, en dépit de la propagande qui sévit dans toutes les écoles pour vous convaincre que le patriotisme est une notion désuète. Un de mes arrière-grands-pères est mort à Gettysburg et mon père a participé à la longue marche pour revenir du Réservoir d’Inchon, et c’est pourquoi je n’ai pas été partie prenante pour les idées nouvelles. J’ai même milité contre elles, en classe…, jusqu’au moment où j’ai obtenu un « D » en Études Sociologiques, ce qui est une note à peine suffisante, alors je me suis tu et ai entrepris de suivre le cours.
Mais je n’ai pas pour autant changé ma manière de penser pour m’aligner sur celle d’un professeur qui ne connaissait rien, sorti du collège.
Appartenez-vous à ma génération ? Si non, savez-vous pourquoi nous avons ainsi la tête pleine d’idées fausses ? Ou bien, nous avez-vous seulement étiquetés comme des « délinquants juvéniles » ?
Je pourrais écrire un livre. Chiche ! Mais il y a un point capital que je soulignerais : lorsque l’on s’est efforcé, au fil des années, d’extirper tout patriotisme de la tête d’un jeune, il ne faut pas s’attendre à ce qu’il saute de joie quand il reçoit une feuille qui lui dit : FÉLICITATION : Par les présentes, vous êtes tenu de vous présenter au centre d’incorporation des Forces Armées des États-Unis…
On parle de « génération perdue » ! J’ai lu tout le bazar écrit après la Grande Guerre – Fitzgerald, Hemingway et tutti quanti – et ce qui m’a frappé chez tous ces gens-là c’est qu’ils n’ont jamais eu d’ennui qu’avec l’alcool de bois qu’on leur faisait boire pendant la Prohibition. Ils avaient le monde entier à leur remorque, alors, de quoi se plaignaient-ils ?
D’accord, ils allaient au devant d’Hitler et du chômage. Mais ils ne le savaient pas. Nous, nous avons eu Khrouchtchev et la bombe H, mais nous étions certainement au courant, nous.
Nous, nous n’avons pas été une « génération perdue ». Nous avons été pire ; nous avons été la « génération de la sécurité ». Pas des beatniks. Les beatniks n’ont jamais été plus de quelques centaines sur des millions d’habitants. Oh, nous utilisions bien l’argot des beatniks, et nous gravions en stéréo des sons vides d’émotion, nous contestions avec sérieux les musiciens de jazz style Playboy, comme si tout cela avait de l’importance. Nous lisions Salinger et Kerouac, et nous utilisions des termes qui choquaient nos parents, et il nous arrivait même (parfois) de nous habiller dans le style des beatniks. Mais nous ne pensions pas que les martèlements du bongo et une barbe valaient mieux qu’un solide compte en banque. Nous n’étions pas des révoltés. Nous avions le conformisme d’une armée de vers de terre. « Sécurité », voilà quel était notre mot de passe tacite.
La plupart de nos devises étaient muettes mais nous y obéissions cependant avec l’instinct des canetons qui se précipitent dans la mare. « Ne vous opposez pas aux Institutions. » « Profitez-en autant que possible. » « Ne vous faites pas prendre. » De hautes ambitions, de grandes valeurs morales, et qui signifient toutes « la sécurité ». Une conduite ferme (telle était la contribution qu’apportait ma génération au Grand Rêve Américain), fondée sur la sécurité ; ce qui assurait au faible de ne plus faire de sa nuit du samedi soir la nuit de la solitude. Quand vous vous rangiez, vous écartiez la compétition.
Mais nous avions des ambitions. Oui, monsieur ! Un sursis d’incorporation et le collège. Épouser une fille et la mettre enceinte, et les deux familles qui vous aident pour continuer une bonne vie d’étudiant à l’abri du service. Briguer un boulot bien vu des conseils de révision, comme, par exemple, dans une quelconque société de fabrication de fusées. Ou encore, mieux, si votre famille (ou la sienne) pouvait se le permettre, aller jusqu’à un diplôme d’études supérieures, faire un autre enfant et être définitivement à l’abri de l’incorporation, sans compter qu’un doctorat constituait une bonne carte de crédit, qui vous assurait de l’avancement, une bonne paie et une bonne retraite.
À défaut d’une femme enceinte, munie de parents bien disposés, le meilleur moyen était encore de se faire réformer. Des bons bourdonnements d’oreille pouvaient aller mais il valait mieux avoir une bonne allergie. Un de mes voisins a eu un asthme récalcitrant jusqu’à son vingt-sixième anniversaire. Ce n’était pas un simulateur : il était allergique au service militaire. Un autre moyen d’y échapper était de convaincre un psychiatre de l’armée que vos facultés conviendraient davantage au ministère des Affaires étrangères qu’à l’armée. Plus de la moitié de ceux qui appartiennent à ma génération furent déclarés « inaptes au service militaire ».
Je ne trouve pas cela bien surprenant. Il existe un vieux tableau représentant des gens voyageant en traîneau au sein d’une épaisse forêt, et poursuivis par des loups. De temps en temps, ils saisissent un des leurs et le jettent en pâture aux loups. C’est cela, la conscription, même si on préfère la nommer « Service Militaire Obligatoire » et lui adjoindre un ministère et une retraite pour les « anciens combattants » : ce n’est pas autre chose que de jeter aux loups une certaine minorité, ce qui permet aux autres de se consacrer sans relâche à la conquête d’un garage assez vaste pour y garer trois voitures, d’une piscine privée, sans oublier de hauts salaires et l’assurance d’une bonne retraite.
Je ne prétends pas être meilleur que les autres moi ; aussi, j’avais l’ambition d’avoir un jour trois voitures dans mon garage.
Mais voilà, ma famille ne pouvait pas m’entretenir et me permettre de poursuivre mes études jusqu’à l’Université. Mon beau-père était sous-officier d’aviation, un « rampant », et pouvait tout juste acheter les chaussures de ses propres gosses. Quand il a été muté en Allemagne, juste avant ma dernière année de lycée, et qu’il m’a fallu aller vivre chez la sœur de mon père et chez son mari, nous avons tous les deux été soulagés.
Ce n’était pas mieux, pour moi, du point de vue pécuniaire, étant donné que mon oncle par alliance devait verser une pension alimentaire à une première femme ce qui, avec les lois de l’État de Californie, faisait à peu près de lui un ouvrier travaillant dans les champs de l’Alabama avant la guerre de Sécession. Heureusement, j’avais 35 dollars par mois de pension comme « fils survivant d’un ancien combattant décédé » (pas comme « orphelin de guerre », ce qui rapporte plus). Ma mère était certaine que la mort de papa était la conséquence de ses blessures mais le ministère des Anciens Combattants n’était pas de cet avis, c’est pourquoi je n’étais que « fils survivant ».
35 dollars par mois, c’était loin de compenser les descentes que je faisais dans leurs provisions et il était bien entendu qu’une fois diplômé je devrais subvenir moi-même à mes besoins. En faisant mon service militaire, sans doute – Mais j’avais ma petite idée à moi ; je jouais au foot ball[1] et j’avais terminé la saison de la classe supérieure avec une rencontre nous opposant au lycée de California Central Valley, ce qui m’avait rapporté pas mal d’argent et une fracture du nez… et j’allais entrer au Collège d’État régional à l’automne suivant avec un poste de « pion de gymnastique » à 10 dollars par mois de plus que ma pension, sans compter les frais.
Je ne savais pas encore comme cela finirait mais mon idée était nette : tenir bon, faire des pieds et des mains, et décrocher un diplôme d’ingénieur. Éviter à la fois le service militaire et le mariage. Une fois diplômé, trouver une situation qui m’exempte du service. Économiser de l’argent et décrocher un diplôme de droit, en plus, parce qu’un professeur de Homestead en Floride m’avait fait remarquer que les ingénieurs gagnaient de l’argent, mais que la grosse galette et les situations de premier plan étaient, elles, réservées aux juristes. Et c’est ainsi que j’avais bien l’intention de jouer le jeu jusqu’au bout, oui, monsieur ! Être vraiment un type de tout premier plan ! Je me serais bien dirigé tout de suite vers ce diplôme de droit, n’eût été le fait que le collège ne donnait pas de cours de droit.
À la fin de la saison, pendant ma deuxième année, ils abandonnèrent le football.
Nous avions eu une saison parfaite, sans gagner. « Flash » Gordon (c’est moi, d’après les comptes rendus sportifs) était mis sur la touche ; cependant le pion et moi étions privés de notre boulot. Oh ! je continuais à donner des « répétitions de gym » jusqu’à la fin de l’année, enseignant le basketball, l’escrime et le saut mais l’ancien élève qui gérait le budget ne portait aucun intérêt à un joueur de basketball qui ne mesurait que six pieds un pouce[2]. Je passai cet été-là à bricoler et à chercher une autre situation. Et, cet été, j’avais eu vingt et un ans, ce qui me supprimait aussi ma pension de 35 dollars par mois. Peu après la Fête du Travail, je me repliai donc sur mes positions antérieures, c’est-à-dire, que j’appelai au téléphone mon centre de recrutement.
J’avais l’intention de passer un an dans l’aviation puis de tenter un examen pour entrer à l’École de l’Air, pour devenir astronaute et célèbre, à défaut de riche.
Mais tout le monde ne peut pas devenir astronaute. L’Aviation avait dépassé son quota, ou quelque chose comme cela. Je fus versé dans l’Armée de Terre, tellement vite que j’eus à peine le temps de faire mes bagages.
J’envisageais alors d’être le meilleur secrétaire d’aumônerie de toute l’armée ; j’étais certain que mon dossier indiquait ma vélocité pour taper à la machine. Et, si je pouvais dire mon mot, j’irais faire mon temps à Fort Carson, m’employant à taper de beaux états de service, tout en suivant les cours du soir.
Je n’eus pas la possibilité de dire mon mot.
Êtes-vous jamais allé en Indochine ? La Floride, à côté, ressemble à un désert. Où que vous alliez, vous êtes plongé en complète absurdité. Au lieu de se servir de tracteurs, ils utilisent des véhicules amphibies. Les buissons fourmillent d’insectes et d’indigènes qui vous tirent dessus. Ce n’était pas une guerre, même pas une opération de « rétablissement de l’ordre ». Nous étions des « conseillers militaires ». Mais un cadavre de conseiller militaire, vieux de quatre jours, dans cette fournaise, pue exactement comme un cadavre dans une vraie guerre.
J’ai été promu caporal. J’ai même été promu sept fois. Promu caporal, toujours caporal.
Je n’avais pas l’esprit qui convenait. C’est ce que disait le commandant de ma compagnie. Mon père avait été dans les Marines et mon beau-père dans l’Aviation ; et ma seule ambition militaire avait été d’être employé d’état dans une aumônerie. Je n’aimais pas l’armée. Mon commandant de compagnie n’aimait pas non plus l’armée ; c’était un premier lieutenant qui n’était pas devenu capitaine et chaque fois qu’il ruminait son amertume le caporal Gordon perdait ses galons.
La dernière fois que je les ai perdus, ce fut pour lui avoir dit que j’allais écrire à mon député pour lui demander de découvrir pourquoi j’étais le seul homme en Indochine qui allait être rapatrié pour cause de vieillesse au lieu de rentrer chez moi à l’issue de mon temps, et cela l’a rendu si fou que non seulement il m’a fichu dehors mais qu’il a encore fait une sortie, où il s’est conduit en héros, et au cours de laquelle il est mort. Et c’est comme cela que j’ai attrapé cette cicatrice qui dépare mon nez cassé, car j’ai été un héros moi aussi, et j’aurais même dû être décoré de la Medal of Honor[3], mais il n’y avait personne pour me regarder.
Pendant que j’étais en convalescence, ils décidèrent de me renvoyer chez moi.
Le Major Ian Hay, dans Une guerre contre la guerre, décrit comment sont organisés les services de l’armée : sans tenir aucun compte des organigrammes, toute la bureaucratie militaire réside en un Service des Surprises-Parties, un Service des Mauvaises Plaisanteries et un Service de la Bonne Fée. Les deux premiers services s’occupent de presque tout, et le troisième est très réduit ; le Service de la Bonne Fée est en général constitué d’une auxiliaire féminine âgée sur le point d’aller en permission de détente.
Mais quand elle est à son travail, il lui arrive parfois de poser son tricot et de choisir un des noms éparpillés sur son bureau, ce qui lui permet de faire quelque chose d’intelligent. Vous avez vu comment j’avais été traité par le Service des Surprises-Parties et par celui des Mauvaises Plaisanteries ; cette fois, la Bonne Fée ramassa le nom du soldat de première classe Gordon.
Tout simplement, comme ça… Quand j’appris que j’allais rentrer chez moi aussitôt que mon visage serait guéri (car le bon petit frère jaune n’avait pas stérilisé son coupe-coupe), j’ai déposé une demande pour être démobilisé à Wiesbaden, où se trouvait ma famille, plutôt qu’en Californie, lieu de mon incorporation. Ce n’est pas que je critique le bon petit frère jaune ; il n’avait pas du tout eu l’intention que je guérisse, et il s’en serait occupé s’il n’avait d’abord tué mon commandant de compagnie et s’il n’avait été trop pressé pour faire son travail à mon égard. Moi, je n’avais pas non plus stérilisé ma baïonnette, mais il ne s’en est pas plaint ; il s’est contenté de soupirer et de passer l’arme à gauche, comme une poupée qui se dégonfle. Je lui en fus reconnaissant : non seulement il avait su jeter les dés de telle sorte que je quittais l’armée mais il m’avait encore donné une grande idée.
Lui, et le chirurgien militaire : le chirurgien m’avait dit : « Tout va aller très bien pour toi, fiston. Mais tu vas avoir une belle cicatrice, comme celles des étudiants d’Heidelberg. »
Et cela m’a donné à penser… Il est impossible de trouver un boulot convenable sans avoir un diplôme, de même qu’il est impossible de devenir plâtrier si l’on n’est pas fils ou neveu, ou quelqu’un de la grande famille des plâtriers. Mais il y a diplômes et diplômes. Sir Isaac Newton, s’il avait eu un diplôme décerné par un collège comme le mien, aurait nettoyé des bouteilles pour le compte de Joe Tom Pouce, – si Joe Tom Pouce avait lui-même eu un diplôme d’une université européenne.
Pourquoi pas Heidelberg ? J’avais l’intention de tirer le maximum de ma solde de G.I. J’avais toujours eu cette intention, dès l’instant où j’avais résilié mon sursis.
À en croire ma mère, tout était moins cher en Allemagne. Peut-être pourrais-je donc investir ces bénéfices pour décrocher un doctorat. Herr Doktor Gordon mit cicatrice auf der visage von Heidelberg. Cela me vaudrait bien 3.000 dollars de plus par an, dans n’importe quelle usine de fusées.
Et même, je m’arrangerais pour avoir un ou deux vrais duels d’étudiants, pour ajouter une vraie cicatrice d’Heidelberg à côté de la fausse que j’avais déjà. L’escrime était un des sports que je pratiquais avec le plus de plaisir (même si c’était le sport qui comptait le moins quand j’étais « pion » de culture physique). Il y a des gens qui ne peuvent pas supporter la vue des couteaux, des épées, des baïonnettes, et de tout ce qui est coupant ; les psychiatres ont un mot pour ça : aichmophobie. Penser qu’il y a des idiots qui conduisent des voitures à cent milles à l’heure sur des routes où l’on ne peut dépasser le cinquante, et qui sont terrifiés à la simple vue d’une lame nue !
Moi, je n’ai jamais éprouvé de telles phobies, c’est pourquoi je suis toujours vivant et c’est même la seule raison pour laquelle je n’ai jamais pu être mieux que caporal. Un « conseiller militaire » ne peut se payer le luxe d’avoir peur des couteaux, baïonnettes et autres engins de cette sorte ; il doit pouvoir en supporter la vue. Je n’ai donc jamais eu peur d’eux parce que j’ai toujours été certain que je pouvais faire à l’autre ce qu’il avait l’intention de me faire.
Et j’ai toujours eu raison, sauf cette fois où j’ai commis l’erreur d’être un héros, et cette erreur elle-même n’a pas été trop grave. Si j’avais essayé de me sauver comme un lapin au lieu de vouloir le débusquer, il m’aurait brisé la colonne vertébrale en deux. Comme cela s’est passé, il n’a même pas eu l’occasion de me frapper véritablement ; son coupe-coupe m’a juste frôlé la figure pendant qu’il s’écroulait, en me laissant cette vilaine blessure qui s’était infectée depuis longtemps quand arrivèrent les hélicoptères. Mais je ne l’ai jamais vraiment sentie. Sur le moment, j’ai eu un vertige, je me suis assis dans la boue et, quand je me suis réveillé, un infirmier me faisait une transfusion de plasma.
Il me fallait réfléchir à ces duels d’Heidelberg. On vous enveloppe le corps, les bras et le cou, et on vous met même un masque métallique pour protéger les yeux, le nez et les oreilles, ce qui n’a vraiment aucun rapport avec la rencontre, en pleine jungle, d’un marxiste en action. J’ai une fois tenu en main une des épées dont ils se servent à Heidelberg ; un sabre droit, léger, au tranchant coupant, aiguisé sur le dessus de la lame, sur une longueur de quelques pouces, mais la pointe est mouchetée ! un jouet, pas autre chose, tout juste capable d’infliger de jolies cicatrices pour se faire admirer des filles.
J’ai donc pris une carte et savez-vous ce que j’ai découvert ? Heidelberg est juste sur la route de Wiesbaden. En conséquence j’ai demandé à être démobilisé à Wiesbaden.
Le chirurgien de l’armée m’avait dit : « Tu es un optimiste, fiston, » mais avait quand même paraphé ma demande. Le sergent-infirmier chargé de la paperasserie m’avait dit : « Pas question, soldat ! » Je ne dirai pas que des billets de banque changèrent de main, mais la case réservée à l’approbation du commandant de l’hôpital indiquait bien : FAIRE SUIVRE. Les autorités militaires décidaient donc que j’étais « un cas » ; ce n’est en effet pas la coutume de la part d’« Oncle Sam » que d’offrir ainsi des voyages autour du monde à de simples soldats.
J’étais déjà si loin que je me trouvais à mi-distance d’Hoboken et de San Francisco, et bien plus près de Wiesbaden. Ce qui n’empêchait pas l’Intendance d’exiger que les rapatriements aient lieu par l’océan Pacifique. Le système militaire est un véritable cancer : nul ne sait d’où il vient mais il ne passe pas inaperçu.
C’est alors que la Bonne Fée s’est réveillée et m’a touché de sa baguette magique.
J’étais sur le point de m’embarquer sur un vieux rafiot, baptisé Le général Jones, qui faisait route vers Manille, Taipeh, Yokohama, Pearl Harbor et Seattle quand me parvint un ordre qui comblait tous mes vœux, même les plus chers. J’étais affecté au QUARTIER GÉNÉRAL DES FORCES ARMÉES AMÉRICAINES STATIONNÉES EN EUROPE, à Heidelberg, Allemagne, et je devais m’y rendre au moyen des transports militaires, à ma convenance, dans les délais les plus rapides (voir note en bas de page). Mes permissions, dont je n’avais pas profité, je pouvais soit me les faire payer, soit les prendre en bloc (voir note suivante). Et le soldat qui bénéficiait d’une telle feuille de route était autorisé à revenir dans la Métropole (aux États-Unis) à n’importe quel moment pendant une période qui n’excéderait pas douze mois, par transports militaires, sans frais ultérieurs pour le gouvernement. Pas de note explicative.
Le sergent-paperassier me fit appeler et me montra l’ordre de mission, le visage resplendissant d’une joie naïve : « Le seul inconvénient, c’est qu’y a pas actuellement de « moyen de transport convenable », soldat… c’est pourquoi tu vas prendre tes cliques et tes claques et foncer sur Le général Jones. Tu vas bien à Seattle, comme je l’avais dit. »
Je savais bien ce qu’il voulait dire : le seul transport de troupes qui allait vers l’ouest en mettant beaucoup, beaucoup de temps, avait appareillé pour Singapour trente-six heures plus tôt. Je regardai donc mon ordre de mission, sentant mon sang bouillir dans mes veines, me demandant s’il ne l’avait pas gardé sur son bureau assez longtemps pour m’empêcher d’embarquer.
Je remuai la tête, en signe de dénégation :
— « Je vais rattraper Le général Smith à Singapour. Soyez humain, sergent, et établissez-moi les ordres de mission nécessaires. »
— « Tes ordres de mission sont déjà établis pour Le général Jones. Destination Seattle. »
— « Zut ! » dis-je pensivement. « Je crois que je ferais mieux d’aller trouver l’aumônier. » Je m’esquivai rapidement, mais je ne vis pas l’aumônier. J’allai à l’aérodrome. Il ne me fallut que cinq minutes pour me rendre compte qu’il n’y avait ni vol commercial ni vol militaire pour Singapour dans le délai qui me convenait.
Pourtant cette nuit même, il y avait un transport militaire australien en partance pour Singapour. Les Australiens n’étaient même pas des « conseillers militaires », mais il y en avait presque partout, en tant qu’« observateurs militaires ». Je mis la main sur le commandant de l’avion, un capitaine-aviateur, et lui exposai ma situation. Il sourit et me dit : « Y a toujours de la place pour un type de plus. Je pense que nous décollerons tout de suite après le thé. Si le zinc veut bien voler. »
Je savais qu’il volerait ; c’était un Albatros, un C-47, rafistolé de partout et qui avait déjà fait Dieu sait combien de millions de milles. Il arriverait à Singapour sur un seul moteur s’il le fallait. Je compris que j’étais dans un jour de chance dès que je vis sur le terrain cette vieille pièce de musée toute rafistolée.
Quatre heures plus tard, j’étais à l’intérieur et nous avions décollé.
J’ai pointé à bord du USMTS[4] Général Smith, le lendemain matin, plutôt mouillé car La Perle de Tasmanie avait traversé des averses pendant la nuit et la seule faiblesse des Albatros est de ne pas être étanches. Mais, qui se soucierait d’une bonne pluie bien claire après avoir connu la boue de la jungle ? Le navire appareillait le soir même, ce qui était une grande nouvelle.
Singapour ressemble beaucoup à Hong-Kong sous le rapport de l’ennui ; un après-midi me suffisait. J’ai bu un verre au vieux Raffles, un autre à l’Adelphi, j’ai pris une saucée dans le grand Parc Mondial, je me suis promené dans Change Alley, gardant une main sur mon argent et l’autre sur mes ordres de mission, et j’y ai acheté un billet du Sweepstake irlandais.
Je ne suis pas joueur, si du moins vous admettez que le poker est un jeu d’adresse. Mais, cela était un tribut à la déesse de la chance, je la remerciais de toute celle qu’elle m’avait accordée. Si elle choisissait de me répondre avec 140.000 dollars je n’allais pas les lui jeter à la figure. Si elle ne le faisait pas… tant pis, car le billet ne valait qu’une livre, 2,80 dollars U.S. Je l’avais payé 9 dollars de Singapour, soit 3 dollars U.S, – ce qui n’était qu’une petite dépense pour quelqu’un qui venait juste de gagner un voyage gratuit autour du monde, – sans oublier que ce quelqu’un venait de quitter la jungle en respirant parfaitement bien.
Dès que j’eus la marchandise qui correspondait à mes trois dollars je quittai Change Alley pour échapper à deux ou trois autres douzaines de banques ambulantes qui voulaient à toute force me vendre d’autres billets, des dollars de Singapour, toutes sortes de devises étrangères, – elles m’auraient même vendu mon chapeau si je l’avais laissé tomber, – et regagnai la rue où je pris un taxi en priant le chauffeur de me conduire au quai où était amarré mon bateau. C’était là une véritable victoire de l’esprit sur la chair car j’avais été long à décider si je n’allais pas forcer la chance pour offrir un exutoire à mes besoins biologiques dont la pression était extraordinaire. Il faut bien dire que ce bon vieux Gordon le Balafré était demeuré chaste comme un scout depuis un joli bout de temps et que Singapour est une des sept cités de perdition où l’on peut se procurer n’importe quoi ou n’importe qui.
Je ne veux pas dire par là que je voulais rester fidèle à ma voisine de palier. Cette jeune dame qui, chez moi, m’avait tout appris sur le Monde, la Chair et le Diable, au cours d’une étonnante soirée d’adieu avant mon incorporation, celle qui, par lettre, avait complété mon éducation première ; je lui devais de la gratitude mais aucune fidélité : elle s’était mariée presque aussitôt après mon départ, elle avait maintenant deux enfants, dont aucun de moi.
La véritable cause de mon malaise biologique était d’ordre géographique. Ces petits frères jaunes contre lesquels ou aux côtés desquels j’avais combattu, avaient des petites sœurs jaunes et beaucoup d’entre elles étaient à vendre, on pouvait même les avoir pour l’amour ou pour le sport[5].
Pendant longtemps, elles étaient même les seules ressources locales. Les infirmières ? Mais il ne faut pas oublier que les infirmières ont rang d’officier et que les rares auxiliaires féminines qui acceptaient d’aller aussi loin des États-Unis étaient encore plus demandées que les infirmières.
Je ne reprochais pas du tout aux petites sœurs jaunes d’être jaunes. J’avais le teint aussi brun que le leur, sauf là où j’avais une longue cicatrice rosâtre. Ce que je leur reprochais, c’est d’être petites.
J’ai cent quatre-vingt-dix livres de muscles, sans une once de graisse et je n’ai jamais pu me convaincre qu’une femelle haute de quatre pieds dix pouces, pesant moins de quatre-vingt-dix livres, et ayant l’air d’une petite fille de douze ans, pouvait être une vraie femme pleinement consentante. Pour moi, j’avais toujours l’impression qu’il s’agissait d’une sorte de viol et cela me donnait une certaine impuissance psychique.
Il devait être possible de trouver une grande fille à Singapour. Cependant, quand j’ai pu m’échapper de Change Alley, je me suis tout à coup aperçu que je n’aimais pas ces gens, qu’ils soient grands ou petits, mâles ou femelles, et j’ai donc décidé de regagner le navire, ce qui m’a probablement épargné la vérole, la chaude-pisse, le chancre mou, la danse de saint-gui et quelque mycose plantaire ; et ce fut bien là la résolution la plus sage que j’aie jamais prise depuis l’âge de quatorze ans, quand j’avais refusé de me mesurer avec un alligator de bonne taille.
J’ai donc dit au chauffeur où je voulais aller, lui parlant anglais ; je le lui répétai pour plus de sûreté, avec les quelques mots de cantonais dont je me souvenais (et je le parlais plutôt mal car c’est une langue qui utilise neuf intonations différentes, sans compter que, en classe, je n’avais appris que le français et l’allemand), et je lui ai même montré une carte où était marqué le lieu d’embarquement, avec les indications écrites en anglais et en chinois.
On donnait une de ces cartes à tous ceux qui quittaient le navire. En Asie, n’importe quel chauffeur de taxi parle suffisamment l’anglais pour vous conduire dans le quartier des Lanternes Rouges et dans les boutiques où l’on trouve des « occasions ». Mais il n’est jamais capable de vous ramener à votre quai d’embarquement.
Mon chauffeur m’écouta, jeta un coup d’œil sur la carte et me dit : « Okay, mon vieux ! Compris, » et il démarra en prenant un tournant sur les chapeaux de roues, en hurlant contre les taxis qui maraudaient, les coolies, les enfants et les chiens. J’étais enfin détendu, heureux d’avoir trouvé le seul bon chauffeur sur un millier d’incapables.
Tout à coup, je me redressai et lui hurlai de s’arrêter.
Car il faut que je vous dise quelque chose : il m’est absolument impossible de m’égarer.
Appelez-ça un pouvoir « psi », comme disent ceux qui étudient les fonctions parapsychiques. Ma mère, elle, disait que son fiston avait « le sens de l’orientation ». Appelez-ça comme vous voudrez, mais ce n’est qu’à l’âge de six ou sept ans que j’ai compris que les autres gens pouvaient s’égarer. J’ai toujours su, moi, où se trouve le nord, l’endroit d’où je suis parti et à quelle distance je m’en trouve. Je peux toujours rentrer directement, ou en suivant le chemin que j’ai pris à l’aller, même dans l’obscurité ou en pleine jungle. C’est même pour cela surtout que j’ai toujours été rétrogradé au grade de caporal alors qu’on me donnait toujours à faire le travail d’un sergent. Les patrouilles que je commandais revenaient toujours, du moins ceux qui survivaient. Et cela était réconfortant pour les citadins qui, de toute manière, n’avaient aucune envie de rester dans la jungle.
J’ai donc hurlé parce que le chauffeur avait tourné vers la droite alors qu’il aurait dû tourner à gauche et qu’il était en train de revenir sur ses pas.
Il se contenta d’accélérer.
Je hurlai encore. Et maintenant, il ne comprenait plus l’anglais.
Ce n’est qu’un mille et beaucoup d’autres tournants après, qu’il fut obligé de s’arrêter à cause d’un embarras de circulation. Je descendis alors de voiture, lui aussi, et il se mit à hurler en cantonais et à me montrer le compteur. Nous avons vite été entourés de Chinois qui ne faisaient qu’augmenter le tumulte, tandis que des gamins me tiraient par mes vêtements. Je gardais mon argent dans une main et vous pouvez me croire si je vous dis combien j’ai été heureux de voir enfin un flic. Je hurlai dans sa direction et il daigna m’apercevoir.
Il s’ouvrit un chemin à travers la foule en brandissant une longue matraque. C’était un Hindou ; je lui demandai : « Parlez-vous anglais ? »
— « Certainement. Et je comprends aussi l’américain. »
Je lui expliquai mes ennuis, lui montrant la carte, lui disant que le chauffeur de taxi m’avait chargé dans Change Alley et qu’il avait fait détours sur détours.
Le flic m’approuva et se mit à parler avec le chauffeur, utilisant un troisième langage, du malais, je suppose. À la fin, le flic s’adressa de nouveau à moi :
— « Il ne comprend pas l’anglais. Il a cru que vous lui demandiez de vous conduire à Johore. »
Le pont de Johore est l’endroit le plus lointain du port où l’on puisse aller sans quitter l’île de Singapour. Je répondis, hors de moi :
— « Quelle blague ! il comprend parfaitement l’anglais ! »
Le flic haussa les épaules :
— « Vous avez pris son taxi, vous devez payer la somme qu’indique le compteur. Après quoi, je lui expliquerai où vous voulez aller et j’obtiendrai qu’il vous y conduise à forfait. »
— « Avec lui, j’irais plutôt en enfer ! »
— « Cela est possible, le trajet n’est pas long, surtout dans ce coin. Je vous conseille de payer. En attendant, vous faites grimper le compteur. »
À certains moments, on doit se battre pour se faire justice, sous peine de ne plus pouvoir se regarder dans sa glace en se rasant. Mais je m’étais déjà rasé, c’est pourquoi je payai 18,50 dollars de Singapour, pour avoir perdu une heure et m’être éloigné du port. Le chauffeur voulait encore un pourboire mais le flic le fit taire et m’emmena avec lui, à pied.
Je n’eus pas trop de mes deux mains pour préserver mes ordres de mission, mon argent et le billet de Sweepstake qui était avec les billets de banque. Mais je perdis mon stylo, mes cigarettes, mon mouchoir et un briquet Ronson. Quand je sentis des doigts agiles s’affairer sur mon bracelet-montre, je me rendis à la proposition du flic qui me disait qu’un de ses cousins, un honnête homme, me conduirait au quai d’embarquement pour un tarif forfaitaire et modéré.
Par un hasard extraordinaire, le « cousin » se trouvait tout juste être dans la rue, au prochain tournant ; une demi-heure plus tard, j’étais à bord. Jamais je n’oublierai Singapour, une ville riche en enseignements.