Parfait, me revoici.
Je ne suis pas parti la même semaine mais tout de suite après. Star et moi avons passé une nuit extraordinaire, éplorée, avant mon départ. Elle pleura et m’embrassa, et me dit : « Au ’voir[67] » (et non pas « Good-bye »). Je savais cependant que ses larmes sécheraient dès que j’aurais le dos tourné ; elle savait que je le savais, je savais qu’elle préférait qu’il en soit ainsi, et je pensais d’ailleurs comme elle. J’ai pourtant pleuré moi aussi.
La Pan American n’est pas aussi pratique que leurs Portes commerciales ; j’ai pris trois vols différents, sans même avoir le temps de comprendre ce qui se passait. Une hôtesse demanda : « Les billets, s’il vous plaît, » et vrroumm !
Je suis arrivé sur la Terre, habillé d’un costume coupé à Londres, avec mon passeport et mes papiers dans la poche, Dame Vivamus dans un paquet qui ne ressemblait pas du tout à un fourreau, et, dans d’autres poches, des effets bancaires que je pouvais échanger contre de l’or, car j’estimais qu’il n’y avait pas de honte à accepter un salaire de héros. Je suis arrivé près de Zurich, mais je ne me rappelle plus l’adresse exacte ; les services des Portes s’étaient occupés de tout. J’avais les moyens de faire parvenir de mes nouvelles.
En très peu de temps, ces effets bancaires se sont transformés en comptes numérotés dans trois banques suisses, toutes les formalités ayant été faites par un agent d’affaires que l’on m’avait indiqué. Je pris des chèques de voyage sur plusieurs villes, quelques-uns que je me fis envoyer chez moi et quelques-uns que je pris sur moi, car je n’avais pas du tout l’intention de payer 91 pour cent à l’Oncle Sam.
On perd vite la notion du temps ; je ne savais plus quel jour nous étions quand je suis arrivé. J’avais deux ou trois semaines de battement pour rentrer chez moi, gratuitement, d’après ma feuille de route militaire. J’eus envie d’en profiter pour ne pas me faire remarquer. C’est ainsi que je pris un vieil avion de transport quadrimoteur, de Prestwick jusqu’à Gander puis jusqu’à New York.
Les rues me parurent plus sales, les bâtiments moins hauts… et les titres des journaux pires que jamais. Je cessai de lire les journaux, et je ne restai pas longtemps à New York. C’est à la Californie que je pense quand je parle de « chez moi ». Je téléphonai à ma mère ; elle me reprocha de n’avoir pas écrit et je lui promis d’aller la voir en Alaska aussi tôt que possible. Comment allaient-ils tous ? (Je pensais en effet que mes demi-frères et mes demi-sœurs pouvaient avoir besoin d’aide pour aller au collège.)
Tout allait bien. Mon beau-père faisait maintenant partie du personnel volant et avait été confirmé dans son grade. Je lui demandai de faire suivre mon courrier chez ma tante.
La Californie me parut plus agréable que New York. Ce n’était quand même pas Névia. Pas même Centre. C’était plus peuplé que je ne me le rappelais. Tout ce que l’on peut dire des villes de Californie, c’est qu’elles ne sont pas aussi moches que les autres. Je rendis visite à ma tante et à mon oncle, parce qu’ils s’étaient montrés gentils envers moi ; je pensais à utiliser un peu de cet argent que j’avais en Suisse pour le libérer de sa première femme. Mais elle était morte et ils parlaient maintenant de se faire construire une piscine.
Je suis donc resté tranquille. J’avais été au bord de la ruine pour avoir eu trop d’argent, cela m’avait servi de leçon. Je suivis la règle édictée par Leurs Sagesses : laissez les gens tranquilles.
Le campus me parut plus petit, et les étudiants me semblèrent terriblement jeunes. La réciproque devait d’ailleurs être vraie. Je sortais un jour de la cafétéria après être allé dans les bâtiments administratifs quand deux jeunots me croisèrent, et me bousculèrent. L’un d’eux me dit : « Fais attention, papa ! »
Je l’ai laissé vivre.
Le terrain de football avait été modernisé, avec un nouvel entraîneur, de nouveaux vestiaires, de nouvelles tribunes, ce qui en faisait presque un stade. L’entraîneur savait qui j’étais ; il connaissait mes prouesses et avait mon nom sur le bout de la langue. « Ainsi, vous nous revenez ? » Je lui dis que je ne pensais pas.
— « C’est idiot ! » me dit-il. « Faut faire ce qu’il faut pour décrocher cette sacrée peau-d’âne ! C’est trop bête d’avoir laissé l’armée vous arrêter dans vos études. Réfléchissez…» Il baissa la voix.
Il n’y avait rien d’idiot au fait que je laisse tomber la gymnastique si je voulais, encore que la Conférence n’aime pas beaucoup ça. Mais un garçon pouvait toujours trouver une famille chez qui il pouvait vivre. S’il paie comptant, quelle importance ? Je serais aussi tranquille qu’un entrepreneur de pompes funèbres… « Et cela vous laissera votre allocation militaire comme argent de poche. »
— « Je n’en ai pas. »
— « Mon vieux, vous ne lisez donc pas les journaux ? » Il en avait un sur un classeur : pendant mon absence, la guerre qui n’en était pas une avait ouvert des droits aux allocations d’études.
Je promis d’y réfléchir.
Mais je n’en avais pas la moindre intention. J’avais résolu de terminer mes études d’ingénieur, car j’aime terminer ce que j’ai commencé, mais pas ici.
Ce soir-là, j’eus des nouvelles de Joan, la fille qui m’avait si bien congédié, avec un simple petit mot. J’avais l’intention d’aller lui rendre visite, à elle et à son mari, mais je n’avais pas encore découvert quel était son nom de femme mariée. Il se trouva qu’elle avait rencontré ma tante en faisant des courses, elle me téléphona. « Essai ! » dit-elle, paraissant toute joyeuse.
— « Qui est à l’appareil ?… Un instant. Joan ! »
Je devais venir dîner ce soir. Je lui dis que ce serait parfait et que je serais très heureux de rencontrer l’heureux loustic qu’elle avait épousé.
Joan parut aussi douce que d’habitude et m’embrassa de tout cœur, un vrai baiser de bienvenue, fraternel, mais agréable quand même. Je fis la connaissance des enfants, l’un était encore un bébé, l’autre commençait à marcher.
Son mari se trouvait à Los Angeles.
J’aurais dû prendre mon chapeau. Mais tout était parfait il ne fallait pas me faire des idées Jim avait téléphoné après qu’elle m’eut appelé pour dire qu’il resterait encore une nuit là-bas et c’était naturellement parfait de ma part de l’accompagner pour dîner il m’avait vu jouer au football et peut-être aimerais-je jouer aux boules le lendemain elle n’avait pas pu trouver de baby-sitter et son beau-frère venait prendre un verre mais ne pouvait pas rester dîner ils étaient mariés après tout mon cher et ce n’était pas comme s’il n’y avait pas si longtemps qu’ils se connaissaient oh te rappelles-tu ma sœur les voilà qui s’arrêtent devant la maison et je n’ai pas encore eu le temps de coucher les enfants.
Sa sœur et son beau-frère s’arrêtèrent pour boire un verre ; Joan et sa sœur couchèrent les gosses pendant que le beau-frère restait avec moi, me demandant ce qui se passait en Europe ; il avait cru comprendre que je venais juste de rentrer c’est pourquoi il me dit ce qui se passait en Europe et ce qu’il fallait y faire. « Vous savez, Mr. Jordan, » me dit-il en me tapant sur le genou, « quand on est comme moi dans les affaires immobilières on devient très vite bon juge de la nature humaine car il le faut et bien que je ne sois jamais allé en Europe comme vous y êtes allé car je n’ai pas eu le temps mais il faut bien que quelqu’un reste à la maison et paie des impôts et s’occupe de tout pendant que ces jeunes veinards vont voir le monde mais la nature humaine est partout la même et si nous laissions seulement tomber une petite bombe sur Minsk ou sur Pinsk ou sur un de ces endroits ils comprendraient vite et cesseraient de faire des bêtises qui gênent vraiment les hommes d’affaires. Ne croyez-vous pas ? »
Je lui répondis que c’était un point de vue. Ils partirent et il me dit qu’il m’appellerait le lendemain et me ferait voir quelques lotissements qu’il pouvait me faire avoir pour rien, il était absolument certain qu’ils augmenteraient avec la nouvelle usine de fusées qui allait bientôt s’installer. « Cela m’a fait plaisir d’avoir votre opinion, Mr. Jordan, grand plaisir. Il faudra un jour que je vous raconte une aventure qui m’est arrivée à Tijuana, mais je ne peux pas le faire avec ma femme qui est ici, ha, ha ! »
Joan me dit : « Je ne comprends pas comment elle a pu l’épouser. Verse-moi un autre verre, un double, j’en ai besoin. Je vais baisser le feu, le dîner attendra. »
Nous prîmes tous les deux un double, puis un autre, et nous dînâmes vers onze heures. Joan se mit à pleurnicher quand j’insistai pour rentrer à la maison, vers trois heures. Elle me dit que j’étais un lâcheur et j’approuvai ; elle me dit que les choses auraient pu être tellement différentes si je n’avais pas absolument voulu entrer dans l’armée et, une fois de plus, j’approuvai. Elle me dit de sortir par la porte de derrière, de ne pas allumer de lumière, qu’elle ne voulait jamais me revoir et que Jim devait aller à Sausalito le dix-sept suivant.
Le lendemain, je pris un avion pour Los Angeles.
Mais comprenez-moi bien : je ne reproche rien à Joan. J’aime bien Joan. Je la respecte et lui serai toujours reconnaissant. Elle est belle. Avec quelques autres avantages précoces, – si elle avait été sur Névia, disons, – elle aurait été sensas ! C’est quand même une bonne fille, telle qu’elle est. Sa maison était propre, ses bébés étaient propres, en bonne santé et elle s’en occupait bien. Elle est généreuse, sensible et a bon caractère.
Je ne me sens pas non plus coupable. Si un homme a quelque considération pour les sentiments d’une fille, il y a une chose qu’il ne peut lui refuser : un petit revenez-y quand elle en a envie. Je ne prétends d’ailleurs pas que je ne l’ai pas désirée, moi aussi.
Mais je me suis senti mal à l’aise pendant tout le trajet jusqu’à Los Angeles. Pas au sujet de son mari, il n’était au courant de rien. Pas au sujet de Joanie, elle ne se laissait pas emballer et ne devait pas éprouver le moindre remords. Joanie est une bonne fille et avait fait un agréable compromis entre sa nature et une société impossible.
J’étais cependant mal à l’aise.
Un homme ne devrait jamais critiquer la plus féminine qualité d’une femme. Il faut que je fasse bien comprendre que la petite Joanie était tout aussi douce et tout aussi généreuse que la Joanie qui, plus jeune, m’avait envoyé à l’armée. C’était moi le coupable : j’avais changé.
Mes reproches s’adressent à une culture dans son ensemble, pas le moins du monde aux individus. Permettez-moi plutôt de citer ce grand spécialiste des cultures comparées qu’est le Dr Rufo.
« Oscar, quand vous rentrerez chez vous, n’espérez pas trop de vos compatriotes féminins. Vous serez certainement déçu et il ne faudra pas le leur reprocher, à ces pauvres chéries. Les femmes américaines, qui ont été sexuellement conditionnées, compensent obligatoirement par des rites leur frustration sexuelle… et chacune d’elles est certaine qu’elle connaît « intuitivement » le bon rituel pour conjurer le cadavre. Elle sait, et personne ne peut lui dire le contraire, surtout pas l’homme qui a la malchance de partager son lit. Alors, n’essayez pas. Ou vous la rendrez furieuse, ou vous la désespérerez. Vous vous attaqueriez à la plus sacrée de toutes les vaches sacrées : au mythe selon lequel la femme connaît tout du sexe, tout simplement parce qu’elle est femme. »
Rufo, avait froncé les sourcils. « La femme américaine-type est certaine d’être un génie en tant que couturière, décoratrice, cuisinière, et, toujours, en tant que courtisane. Elle se trompe en général pour ces quatre qualités. Mais n’essayez surtout pas de le lui dire. »
Il avait ajouté : « Sauf si vous pouvez en attraper une qui n’ait pas dépassé douze ans, et que vous puissiez l’isoler, surtout de sa mère, et ce sera peut-être même trop tard. Mais comprenez-moi bien, toute médaille a son revers d’ailleurs. Les mâles américains sont aussi convaincus d’être de grands guerriers, de grands hommes d’état, et de grands amants. Et l’expérience prouve qu’ils se trompent tout autant que leurs femmes. Plus peut-être. Pour parler historico-culturellement, il y a de fortes preuves que l’Américain mâle, plus encore que la femelle, a, dans votre pays, tué le sexe. »
— « Que puis-je y faire ? »
— « Allez de temps à autre en France. Les Françaises sont presque aussi ignorantes et presque aussi vaniteuses mais sont souvent capables d’apprendre. »
Quand mon avion atterrit, je chassai ce sujet de mon esprit car j’avais l’intention de vivre un certain temps en anachorète. J’ai appris dans l’armée qu’il est plus facile de supporter la privation sexuelle que la faim ; j’avais donc fait des projets très sérieux.
J’avais décidé d’être le type sérieux, carré que je suis naturellement, de travailler dur et d’avoir un but dans la vie. J’aurais pu profiter des comptes en banque que j’avais en Suisse pour faire le play-boy. Malheureusement, j’avais déjà été un play-boy, et cela ne m’avait pas convenu.
J’avais connu la plus grande ribotte de toute l’Histoire, une ribotte que je n’aurais pas crue possible si je n’avais pas ramassé un tel butin. Il était maintenant temps de dételer et de rejoindre l’association des Héros-Anonymes. C’est très bien d’être un héros, mais un héros à la retraite… c’est d’abord ennuyeux, puis ensuite cela devient misérable.
J’ai commencé par Caltech. Je pouvais maintenant m’offrir ce qu’il y avait de mieux et le seul rival de Caltech c’est l’endroit où ils ont essayé de mettre le sexe totalement hors la loi. J’avais assez vu ce triste cimetière, en 1942-1945.
Le doyen des admissions ne se montra pas très encourageant : « Mr. Gordon, vous savez que nous en refusons plus que nous n’en acceptons ? Ce n’est pas que nous n’accordions pas vraiment foi à vos états de service. Il n’y a rien à dire sur vos études précédentes, – et nous aimons donner leur chance aux anciens combattants, – mais cette école a un niveau très élevé. Autre chose, vous ne trouverez pas la vie bon marché à Pasadena. » Je lui dis que je serais heureux d’être à la place que je méritais, puis je lui montrai un relevé de mon compte en banque (d’un seul) et lui offris de lui faire un chèque pour couvrir les droits d’une année. Il ne voulut pas le prendre mais il s’adoucit. Je partis en ayant l’impression que l’on pourrait trouver une place pour E.C. « Oscar » Gordon.
J’allai en ville et je commençai les formalités pour devenir légalement « Oscar » au lieu d’« Evelyn Cyril ». Puis je cherchai une situation.
J’en trouvai une à Valley, comme jeune dessinateur d’un service ou d’une subdivision d’une corporation qui fabriquait des pneus, des machines alimentaires et d’autres objets, y compris, dans mon service, des fusées. Cela faisait partie du plan de réhabilitation Gordon. Quelques mois derrière une planche à dessin me remettraient dans le bain et j’avais en outre l’intention de suivre des cours du soir pour me perfectionner. Je trouvai un appartement meublé à Sawtelle et achetai une Ford d’occasion pour mes déplacements.
À ce moment, je me sentis enfin libéré ; « Seigneur Héros » était bien enterré. Tout ce qui en restait, c’était Dame Vivamus qui était pendue au-dessus de la télévision. Mais je la prenais de temps en temps en main, et j’avais alors des frissons. Je me décidai donc à trouver une « salle d’armes[68] » et à m’inscrire à un club. J’avais aussi trouvé un club de tir à l’arc dans la Vallée, et il devait bien y avoir quelque endroit où, le dimanche, les membres de l’American Rifle Association pouvaient faire du tir. Il ne fallait quand même pas m’abandonner à l’inertie…
Entre-temps, j’avais laissé mon argent en Suisse. Il était payable en or, pas en monnaie de singe, et si je le laissais fructifier, je pouvais gagner beaucoup plus grâce à l’inflation, plutôt que par des investissements. Un jour ce serait un capital, quand je monterais ma propre affaire.
C’était cela que j’avais en vue, devenir patron. Un esclave salarié, même si on le dit entre parenthèses, quand l’Oncle Sam lui prend plus de la moitié de ce qu’il gagne, est toujours un esclave. Mais j’avais appris de Sa Sagesse qu’un patron doit subir un entraînement ; je ne pouvais pas m’acheter un poste de « patron » avec de l’or.
Alors, je me suis établi. Mon changement de nom fut légalisé ; Caltech admit que je vise plus loin et que j’aille à Pasadena… et je reçus du courrier.
Ma mère l’avait envoyé à ma tante qui l’avait fait suivre à la première adresse d’hôtel que j’avais donnée, d’où il parvenait chez moi. Certaines des lettres avaient été mises à la poste aux États-Unis, plus d’un an auparavant, puis envoyées en Indochine, puis en Allemagne, puis en Alaska, puis encore ailleurs avant que je puisse les lire à Sawtelle.
Une d’elles m’offrait encore des possibilités d’investissements ; cette fois, je devais toucher 10 pour cent de plus. Une autre venait de mon entraîneur du collège, il me disait que l’on voulait commencer la saison par un coup d’éclat, est-ce que 250 dollars par mois me feraient changer ma décision ? Je n’avais qu’à téléphoner à ce numéro. Je déchirai la lettre.
La suivante provenait du Ministère des Anciens Combattants, elle était datée de quelques jours après ma libération, et me disait qu’il résultait du procès Barton contre le Gouvernement des États-Unis, et d’autres similaires, qu’il avait été reconnu que j’étais légalement « orphelin de guerre » et avais donc droit à 110 dollars par mois pour frais de scolarité jusqu’à l’âge de vingt-trois ans.
J’en ris à me faire mal.
Après quelques prospectus, je lus une lettre qui m’était écrite par un député. Il avait l’honneur de m’informer que, avec l’aide de la Fédération des Anciens Combattants sur les Théâtres d’Opérations Extérieurs, il avait fait proposer toute une série de décrets pour réparer les injustices provenant de la mauvaise qualification d’« orphelins de guerre », que les décrets avaient été publiés et qu’il était heureux de m’informer que celui qui me concernait me permettait, jusqu’à mon vingt-septième anniversaire, de compléter mon éducation étant donné que mon vingt-troisième anniversaire avait eu lieu avant que l’erreur ait été rectifiée. Je vous prie d’agréer, monsieur, etc.
Je ne pus même pas rire. Je pensais à toutes les saletés que j’aurais mangées ; je pensais à l’été au cours duquel j’avais été incorporé ; si j’avais été certain de toucher 110 dollars par mois ! J’écrivis une lettre de remerciements au député, du mieux que je pus.
Le pli suivant ressemblait à un prospectus. Il provenait de l’Hospitals’Trust, Ltd ; ce devait être un appel de fonds ou un formulaire d’assurance, mais je ne comprenais pas pourquoi, à Dublin, quelqu’un avait bien pu me mettre sur une liste de donateurs.
L’Hospitals’Trust me demandait si je possédais un billet des Irish Hospitals’ Sweepstakes, numéro… et si j’avais le reçu officiel ? Ce billet avait été vendu à J.L. Weatherby, Esq. Son numéro avait été tiré lors du deuxième tirage ; c’était un numéro attribué au cheval gagnant. J.L. Weatherby en avait été avisé ; il avait informé l’Hospitals’Trust, Ltd. qu’il avait disposé de ce billet en faveur de E.C. Gordon ; quand il avait eu le reçu officiel, il l’avait fait suivre à telle adresse.
Étais-je le « E.C. Gordon », avais-je le billet et le reçu ? H.T., Ltd. aimerait que je réponde rapidement.
Dans la dernière lettre se trouvait un mot qui m’avait été réexpédié par la poste militaire : c’était un reçu du Sweepstake irlandais avec un mot, Voici qui devrait m’apprendre à ne pas jouer au poker. J’espère que vous gagnerez quelque chose – J. WEATHERBY. Et l’endos datait de plus d’un an.
Je le considérai longuement, puis allai fouiller dans les papiers que j’avais emportés avec moi entre différents Univers. Je trouvai le billet en question. Il était tout taché de sang mais le numéro était parfaitement lisible.
Je regardai de nouveau la lettre : le second tirage…
J’examinai, encore une fois, mes billets en pleine lumière. Les autres étaient des imitations. Quant à ce billet-ci, et ce reçu, la gravure en était nette comme celle d’un billet de banque. Je ne sais pas où Weatherby avait acheté ce billet mais il ne l’avait certainement pas acheté au voleur qui m’avait vendu le mien.
Un second tirage… je ne savais pas qu’il y en avait plus d’un. Le fait est que les tirages dépendent du nombre de billets vendus, par tranches de 120.000 livres sterlings. Et je n’avais vu que les résultats du premier tirage.
Weatherby avait expédié le reçu aux bons soins de ma mère, à Wiesbaden, et il devait être à Elmendorf quand je me trouvais, moi, à Nice, puis il avait dû se promener à Nice, pour retourner à Elmendorf puisque Rufo avait laissé une adresse où faire suivre mon courrier aux bons soins de l’American Express ; Rufo savait tout ce qui me concernait et avait naturellement pris toutes les mesures nécessaires pour dissimuler ma disparition.
Ce matin-là, il y avait plus d’un an, quand j’étais assis à la terrasse d’un café, à Nice, j’avais au courrier le reçu d’un billet gagnant, et le billet avec moi. Si j’avais poursuivi la lecture du Herald-Tribune au-delà des annonces « Personnelles », j’aurais vu les résultats du second tirage et je n’aurais jamais répondu à l’annonce.
J’aurais encaissé 140.000 dollars et je n’aurais jamais revu Star…
Pourtant, Sa Sagesse se serait-elle laissée contrarier ?
Aurais-je refusé de suivre mon « Hélène de Troie » pour la seule raison que j’avais de l’argent plein les poches ?
Je m’accordais le bénéfice du doute. De toute manière, j’aurais suivi la Route de la Gloire !
Je l’espérais du moins.
Le lendemain matin, je téléphonai à l’usine, puis j’allai à la banque et je connus une nouvelle fois les formalités que j’avais remplies à Nice.
Oui, le billet était bon. Est-ce que la banque pouvait se charger de le faire encaisser ? Je les remerciai et je partis.
Un petit homme m’attendait sur le pas de ma porte ; il venait de la part des Contributions Directes…
À quelques minutes près… Ses oreilles avaient dû siffler quand j’écrivais à l’Hospitals’Trust, Ltd.
À ce moment, j’étais en train de lui dire que je voulais bien être pendu plutôt que de payer ! Je laisserais l’argent en Europe et ils pourraient aller se faire voir ! Il me répondit calmement de ne pas prendre cette attitude, que je devrais de toute manière payer les taxes et il espérait bien pour moi que je ne ferais pas trop de difficultés parce que l’Administration des Impôts n’aimait pas payer les agences de renseignements mais qu’elle s’y résoudrait quand même si j’essayais de ne pas payer.
Ils me laissèrent les yeux pour pleurer. Je touchai 140.000 dollars et j’en payai 103.000 à l’Oncle Sam. Le petit homme doucereux me dit que cela valait mieux comme ça ; il y a tant de gens qui essayent de rouler l’Administration et qui, ensuite, ont des tas d’ennuis.
Si j’avais été en Europe, j’aurais touché 140.000 dollars, en or, – et ce n’était plus maintenant que 37.000 dollars, en papier, – car les Américains qui sont libres et souverains n’ont pas le droit de posséder d’or. Ils ont le droit de déclencher une guerre, de devenir communistes, de faire n’importe quoi. Mais non, je n’aurais pas même le droit de laisser 37.000 dollars en Europe, en or ; cela aussi était illégal. Ils se montraient vraiment d’une extrême politesse.
J’expédiai 10 pour cent, soit 3.700 dollars au sergent Weatherby et je lui racontai toute l’histoire. Je pris les 33.000 dollars et constituai une bourse d’étude pour mes frères et sœurs en spécifiant que ma famille ne devait pas être mise au courant tant que ce ne serait pas nécessaire. Je croisai les doigts pour conjurer le sort, espérant que la nouvelle concernant ce billet ne parviendrait pas jusqu’en Alaska. Les journaux de Los Angeles ne furent pas mis au courant mais la nouvelle transpira quand même ; je me vis rapidement accablé de demandes de secours, de lettres qui m’offraient des investissements merveilleux, de demandes d’emprunts ou même de cadeaux.
Il me fallut un mois entier pour m’apercevoir que j’avais complètement oublié la perception des impôts de l’État de Californie. Jamais je ne pus éponger le déficit.