CHAPITRE V

Je m’éveillai au chant des oiseaux.

Elle me tenait toujours la main. Je tournai la tête et elle me sourit : « Bonjour, mon seigneur. »

— « Bonjour, princesse. » Je regardai autour de moi. Nous étions toujours étendus sur les couches sombres mais celles-ci se trouvaient maintenant à l’extérieur, dans un vallon herbeux, au centre d’une clairière ombragée, au bord d’un ruisseau d’eau vive : l’endroit était d’une telle beauté, d’une beauté si parfaite qu’il semblait avoir été ménagé feuille à feuille par de vieux jardiniers japonais doués d’une éternelle patience.

Le soleil traversait les frondaisons et, tout en nous réchauffant, irisait son corps doré. Je regardai le soleil puis, de nouveau, portai les yeux sur elle. « Est-ce le matin ? » Ce devait être midi passé mais le soleil me semblait se lever, au lieu de se coucher.

— « C’est à nouveau le matin, ici. »

Soudain, j’eus une sorte de vertige car je m’aperçus que mon habituel sens de l’orientation me faisait tout à coup défaut. J’étais, au sens propre, désorienté, et c’était là un sentiment tout nouveau pour moi ; et je trouvais cela très désagréable. Je ne savais pas où se trouvait le nord.

Je retrouvai quand même le calme. Le nord était dans cette direction, pas dans une autre, en amont du ruisseau, et le soleil se levait ; il devait être neuf heures du matin et le soleil allait traverser le ciel en passant par le nord. Nous nous trouvions dans l’hémisphère austral. Je n’avais pas à m’en faire.

Tout était clair… Le pauvre crétin que j’étais avait dû recevoir un coup sur le ciboulot et être ensuite chargé dans un 707, puis se faire débarquer en Nouvelle-Zélande, c’était là toute l’explication de la drogue que je devais avoir bue. Et on éveillait le pauvre crétin car on allait avoir besoin de lui.

Seulement, tout cela, je ne le dis pas. À dire vrai, je ne l’ai même pas pensé. Et j’avais raison, car ce n’était pas la vérité.

Elle s’assit et me demanda : « Avez-vous faim ? »

Je me rendis tout à coup compte qu’une omelette prise depuis déjà quelques heures – combien déjà ? – était loin de suffire à un garçon en pleine croissance. Je m’assis moi aussi et tâtai l’herbe du pied.

— « Je serais capable d’avaler un cheval ! »

— « La Société Anonyme d’Hippophagie doit être fermée, je le crains, » dit-elle en souriant. « Que diriez-vous d’une truite ? Nous avons du temps devant nous, aussi ferions nous bien de manger. Et vous n’avez pas à vous inquiéter, l’endroit est protégé. »

— « Protégé ? »

— « Sûr. »

— « Tout va bien, alors. Avez-vous une canne à pêche et des hameçons ? »

— « Je vais vous montrer. » Mais ce qu’elle me montra, ce n’était pas un attirail de pêche, mais au contraire la manière de pêcher la truite à la main. Cela, je le savais déjà depuis longtemps. Nous nous plongeâmes donc dans ce plaisant ruisseau, dont l’eau était d’une agréable fraîcheur, changeant de place aussi lentement que possible, repérant des trous sous les rochers, ces trous où les truites aiment à se blottir pour songer tranquillement… l’équivalent aquatique d’un club pour « gentlemen ».

Il s’agit alors de caresser la truite pour lui inspirer confiance, puis d’abuser justement de cette confiance. En moins de deux minutes, j’en avais attrapé une, de deux à trois livres ; je la jetai sur la berge. Star en avait une de la même taille à peu près. « Combien pouvez-vous en manger ? » me demanda-t-elle.

— « Remontez et séchez-vous, » lui dis-je. « Je vais en prendre une autre. »

— « Prenez-en deux ou trois, » répondit-elle. « Rufo va nous rejoindre. »

Et elle sortit tranquillement.

— « Qui ? »

— « Votre valet. »

Inutile de discuter. J’étais prêt à croire mille choses impossibles avant le petit déjeuner, et c’est pourquoi j’ai continué à attraper le petit déjeuner. J’ai pris encore deux truites et la dernière était certainement la plus grosse que j’avais jamais vue. Il semblait que les truites s’étaient rassemblées là pour le seul plaisir de se faire prendre.

Pendant ce temps, Star avait fait un feu et nettoyait les poissons avec un caillou pointu. Allons donc ! n’importe quelle Guide, n’importe quelle sorcière peut faire du feu sans allumette ! Moi-même, je pouvais en faire, à condition de disposer de quelques heures et de beaucoup de chance, juste en frottant deux bouts de bois l’un contre l’autre. Mais je remarquai alors que les deux couches en forme de cercueil avaient disparu. Curieux ! je n’en avais pas exprimé le désir ! Je m’accroupis et m’occupai à nettoyer les truites.

Star revint bientôt en rapportant des fruits qui ressemblaient à des pommes mais étaient d’une couleur pourpre, et avec beaucoup de champignons. Elle portait aussi comme on porte un butin une grande feuille qui ressemblait à une feuille de canne à sucre, en plus grand, à moins que ce ne soit une feuille de bananier.

Je commençais à avoir l’eau à la bouche.

— « Si seulement nous avions du sel ! »

— « Je vais en chercher. Mais j’ai peur qu’il soit un peu sableux. »

Star prépara les poissons de deux manières différentes : sur le feu, embrochés sur une brindille de bois vert, et sur une pierre plate chauffée au feu ; elle alimentait le feu au fur et à mesure, puis déplaça le foyer pour faire revenir poissons et champignons sur les braises chaudes. C’était la meilleure manière, à mon avis. De petites herbes fines se révélèrent être de la ciboulette – de la ciboulette sauvage – il y avait aussi une sorte de trèfle minuscule au goût d’oseille. Tout cela, avec le sel (qui était plein de sable et semblait avoir été léché par des animaux avant que nous le prenions, ce qui ne me gênait pas) fit de ces truites les meilleures que j’aie jamais mangées. Il faut ajouter que le décor, le temps et la compagnie y contribuaient beaucoup, surtout la compagnie, d’ailleurs.

Je cherchais comment dire, d’une manière réellement poétique : « Que diriez-vous de nous mettre tous les deux en ménage, ici, et d’y rester dix mille ans ? Union légale ou union libre… au fait, êtes-vous mariée ? » quand nous fûmes interrompus. Ce qui était bien gênant car je venais juste de trouver une jolie expression, toute nouvelle, afin de formuler la plus vieille proposition du monde.

Le vieux chauve, le gnome à l’énorme pétoire à six coups se tenait derrière moi et jurait tout ce qu’il savait.

J’étais certain qu’il jurait, bien que le langage qu’il employait fût entièrement nouveau pour moi. Star tourna la tête, lui répondit calmement dans la même langue, lui fit de la place et lui offrit une truite. Il la prit et mangea un morceau avant de dire, en anglais : « La prochaine fois, je ne lui paierai rien. Vous pouvez en être sûre ! »

— « Tu n’aurais pas dû essayer de le tromper, Rufo. Prends quelques champignons. Où sont les bagages ? Je veux m’habiller. »

— « Ils sont là-bas. »

Et il se remit à dévorer le poisson. Rufo était la preuve vivante que certaines personnes devraient s’habiller. Il était tout rose et tout bedonnant. Il était cependant remarquablement musclé, ce que je n’aurais pas cru, sans quoi j’aurais été plus prudent pour lui enlever son véritable canon. Je pris la décision, s’il m’offrait de lutter à main nue, de refuser.

Après une livre et demie de truite, il daigna me regarder et me dire : « Serait-ce votre volonté que d’être équipé maintenant, monseigneur ? »

— « Euh ? Terminez de déjeuner. Et que signifie cette manie du « monseigneur » ? La dernière fois que je vous ai vu, vous me braquiez un canon en pleine figure. »

— « J’en suis désolé, monseigneur. Mais Elle m’avait dit de le faire… et ce qu’Elle dit doit être accompli. Vous comprenez ? »

— « Je suis tout à fait de cet avis. Il faut toujours que quelqu’un commande. Mais appelez-moi Oscar. »

Rufo regarda Star qui approuva. Il me sourit et dit : « Okay, Oscar. Sans rancune ? »

— « Pas la moindre. »

Il reposa le poisson, s’essuya les mains sur les hanches et m’en tendit un : « Magnifique ! Vous m’avez eu ! On peut compter sur vous ! »

Nous nous serrâmes la main et nous essayâmes tous deux de nous faire mutuellement fléchir le poignet. Je crois que je fus un peu meilleur mais il me semble bien que ce bonhomme devait avoir été forgeron à un moment ou à un autre.

Star semblait s’amuser beaucoup et je pouvais de nouveau voir ses fossettes. Elle était restée allongée près du feu et ressemblait tout à fait à une hamadryade se reposant à l’heure du café ; au bout d’un moment, elle se leva et posa une de ses mains fortes et souples sur nos deux poings fermés. « Mes forts amis, » dit-elle sérieusement. « Mes bons garçons. Rufo, cela ira. »

— « Vous avez une Vision ? » demanda-t-il avec inquiétude.

— « Non, juste une impression. Mais je ne suis plus inquiète. »

— « Nous ne pouvons rien faire, » dit tristement Rufo, « avant d’avoir traité avec Igli. »

— « Oscar s’occupera d’Igli. » Elle se remit debout d’un souple mouvement. « Avale ce poisson et défais les bagages. J’ai besoin de vêtements. »

Elle paraissait tout à coup impatiente.

Star, à elle seule, semblait multiple et posséder autant de personnalités différentes que toute une troupe de WAC[23] – et ce n’est encore là qu’un euphémisme. Elle était maintenant semblable à toutes les femmes, depuis Ève, quand elle devait hésiter entre deux feuilles de figuier, jusqu’à une femme d’aujourd’hui qui, entièrement nue et munie d’un seul carnet de chèques, ne sait quel semblant de vêtement elle doit choisir pour se montrer véritablement excentrique. La première fois que je l’avais rencontrée elle m’avait semblé plutôt raisonnable et ne pas s’intéresser plus que moi aux vêtements. Il faut bien dire que je n’ai jamais eu tellement l’occasion de m’intéresser aux vêtements ; appartenir à la génération de la saleté fut certainement une aubaine pour moi quand je pense au budget dont je disposais au collège, où les blue jeans étaient à la mode et où c’était faire preuve de recherche que de porter un polo crasseux.

La seconde fois que je l’ai vue, elle était habillée, mais habillée d’une blouse de laborantine et d’une jupe de tailleur qui lui avaient permis d’avoir tout à la fois une attitude professionnelle et chaudement amicale. Mais aujourd’hui – ou ce matin, qu’importe l’heure – elle n’était que pétillement et gaieté. Elle s’était tellement amusée en péchant les truites à la main qu’il fallait maintenant qu’elle épanche sa joie. Sans compter qu’elle avait aussi parfaitement joué à la jeune guide, avec des cendres sur les joues et les cheveux repoussés en arrière pour les protéger des flammes pendant qu’elle faisait la cuisine.

Maintenant, c’était la femme de toutes les époques sur le point de choisir de nouveaux habits. Il me semblait, à moi, que d’habiller Star était un crime, comme si l’on mettait une couche de peinture sur les joyaux de la couronne ; je devais quand même bien admettre que si nous devions jouer au vieux jeu : « Moi, Tarzan… toi, Jane » en ce lieu, jusqu’à ce que la mort nous sépare, il lui faudrait bien quelques vêtements, ne serait-ce que pour protéger sa peau parfaite des épines et des aspérités.

Le bagage de Rufo se révéla être une petite boîte noire qui avait à peu près la taille et la forme d’une machine à écrire portative. Il l’ouvrit.

Et il l’ouvrit de nouveau.

Et il continua de l’ouvrir…

Et il continua encore à rabattre les parois, jusqu’à ce que sa boîte à malices ait la taille d’un petit van à chevaux, et elle était toujours fermée. Étant donné que j’ai toujours été surnommé « Jacquou le Sincère » dès que j’ai su parler et qu’il est bien connu que, tous les 22 février, au cours de ma vie scolaire, j’ai gagné la hachette[24], vous devez bien en déduire que j’étais maintenant victime d’une illusion provoquée par l’hypnotisme ou la drogue, ou les deux à la fois.

Moi, personnellement, je n’en suis pas tellement certain. Tous ceux qui ont étudié les mathématiques savent qu’il n’est pas obligatoire que le contenu soit plus petit que le contenant, du moins en théorie, et le savent aussi ceux qui ont eu le douteux privilège de voir une grosse femme mettre ou ôter une gaine, et ça, c’est de la pratique. Le bagage de Rufo ne faisait que pousser à l’extrême ce principe.

La première chose qu’il en retira fut une grosse commode de bois de teck. Star l’ouvrit et commença à en extraire des déshabillés diaphanes.

— « Oscar, que pensez-vous de celui-ci ? » Elle tenait devant elle une robe verte drapée sur la hanche, afin de la montrer. « L’aimez-vous ? »

Naturellement, je l’aimais. C’était un modèle exclusif – je ne sais comment mais j’étais certain que Star ne portait jamais de copies – et je n’osais pas me demander quel pouvait bien en être le prix. « C’est une très jolie robe, » lui dis-je. « Mais… il me semblait que nous devions voyager ? »

— « Oui, tout de suite. »

— « Je ne vois pas de taxi. N’allez-vous pas déchirer cette robe ? »

— « Cela ne craint rien, je n’ai pas l’intention de la mettre ; c’était juste pour vous la montrer. N’est-elle pas ravissante ? Voulez-vous que je la passe pour vous la montrer ? Rufo, je veux ces sandales d’émeraudes à talons hauts. »

Rufo répondit dans la langue qu’il avait employée pour jurer lors de son arrivée. Star haussa les épaules et dit : « Ne sois pas impatient, Rufo ; Igli attendra. De toute façon, nous ne pouvons pas parler avec Igli avant demain matin. Monseigneur Oscar doit d’abord apprendre la langue. » Et elle remit la verte splendeur dans la commode.

— « Tiens ! voici un petit numéro, » continua-t-elle, et elle tendit le vêtement, « qui est un peu leste, il n’a pour seul but que d’émoustiller. »

Et je compris ce qu’elle voulait dire : c’était une sorte de jupe, avec un petit corsage qui soulignait sans rien voiler, d’un modèle qui me paraissait issu de la Crète antique et qui est encore très en vogue dans les revues comme Overseas Weekly ou Playboy et dans de nombreuses boîtes de nuit. C’était un de ces modèles qui permettent d’avoir une magnifique poitrine même si l’on a les seins qui s’écroulent. Et pourtant, Star n’en avait aucun besoin.

Rufo me toucha l’épaule. « Patron ? Désirez-vous jeter un coup d’œil sur l’artillerie et prendre ce dont vous avez besoin ? »

— « Rufo, la vie est faite pour être savourée, non pas pour être vécue à toute vitesse, » lui dit Star sur un ton de reproche.

— « Nous pourrons beaucoup mieux la savourer si Oscar prend ce qu’il sait le mieux utiliser. »

— « Il n’aura pas besoin d’armes avant que nous ayons conclu un accord avec Igli. »

Elle n’insista cependant pas pour me montrer d’autres vêtements et j’ajouterai que, si j’éprouvais grand plaisir à regarder Star, j’aime aussi examiner des armes, surtout quand je peux les utiliser, et il semblait bien que c’était dans ce but que j’avais été engagé.

Pendant la présentation de mode de Star, Rufo avait étendu toute une collection qui semblait sortir d’un entrepôt de surplus militaires ou d’un musée : des épées, des pistolets, une lance qui devait bien avoir vingt pieds de long, un lance-flammes, deux bazookas à côté d’une mitraillette, des coups-de-poing, une machette, des grenades, des arcs et des flèches, une poire d’angoisse…

— « Vous avez oublié le lance-pierres ! » lui dis-je avec reproche.

— « Lequel préférez-vous, Oscar, » dit-il, grincheux. « Le lance-pierres à fourche ? Ou la vraie fronde ? »

— « Oubliez ça, de toute manière, avec l’un comme avec l’autre, je suis incapable de toucher quoi que ce soit. »

Je ramassai la mitraillette, vérifiai qu’elle était déchargée, et me mis en position. Elle paraissait presque neuve ; elle ne devait avoir tiré que ce qu’il faut pour que les pièces aient assez de jeu. Une mitraillette n’est guère plus précise qu’une batte de baseball et sa portée n’est guère supérieure. Mais elle a d’étranges qualités : quand on frappe quelqu’un avec, il s’écroule et reste tranquille ; c’est une arme peu encombrante et pas trop lourde, sans oublier qu’elle a une grande puissance de feu. C’est une arme de brousse et excellente pour tous les combats rapprochés.

Mais j’aime bien quelque chose avec une baïonnette au bout, dans le cas où l’adversaire s’approche, et j’aime aussi les armes précises à longue portée, dans le cas où, à distance, vos voisins font preuve de sentiments inamicaux. Je mis de côté la mitraillette et pris un fusil Springfield, qui provenait de l’arsenal de Rock Island, je le vis d’après son numéro matricule, mais c’était quand même un Springfield. J’ai envers un Springfield à peu près les mêmes sentiments qu’envers un Albatros ; certaines pièces sont des modèles de perfection dans leur genre, et la seule amélioration possible consisterait à en changer radicalement la conception.

J’ouvris la culasse, passai l’ongle de mon pouce dans la chambre, regardai dans le canon. Il était brillant, pas piqué… sur le canon, il y avait une petite étoile : je tenais là, entre mes mains, une arme de championnat !

« Rufo, dans quel pays allons-nous voyager ? Ressemble-t-il à ce que nous voyons ici ? »

— « Aujourd’hui, oui, mais…» En s’excusant, il me prit le fusil des mains. « Il n’est pas permis d’utiliser des armes à feu ici. Des épées, des poignards, des flèches, tout ce qui coupe, pique, frappe, et qui est manié par la seule force musculaire, mais pas d’arme à feu. »

— « Qui l’interdit ? »

— « Il vaut mieux le lui demander à Elle, » dit-il en frissonnant.

— « Si nous ne pouvons pas nous en servir, pourquoi les avoir apportées ? Et d’ailleurs, je ne vois pas la moindre munition. »

— « Nous avons quantité de munitions. Nous irons plus tard dans un autre endroit, où nous pourrons utiliser des armes à feu. Si nous vivons jusque-là, du moins. Je ne faisais que vous montrer ce que nous avions. Que désirez-vous choisir parmi les armes légales ? Êtes-vous un archer ? »

— « Je ne sais pas. Montrez-moi. »

Il voulut dire quelque chose puis haussa les épaules et choisit un arc, glissa son bras gauche dans un protège-bras en cuir et ramassa une flèche. « Cet arbre, » dit-il, « celui au pied duquel se trouve une pierre blanche. Je vise au peu au-dessus du sol, à la hauteur d’une poitrine d’homme. »

Il saisit fermement son arme, la leva, la banda et tira, tout cela d’un seul mouvement.

La flèche se piqua en vibrant dans le tronc, environ à quatre pieds du sol.

Rufo sourit :

« Voulez-vous essayer d’en faire autant ? »

Je ne répondis pas. Je le savais bien, que je ne pourrais pas le faire, à moins d’un hasard. J’avais autrefois eu un arc, comme cadeau d’anniversaire. Je n’avais presque rien touché avec et j’avais bien vite perdu toutes les flèches. Je pris cependant la peine de jouer le jeu, de choisir soigneusement un arc ; je pris le plus long, le plus lourd.

Rufo s’éclaircit la gorge et dit, en s’excusant :

— « Si vous me permettez de vous donner un conseil, celui-ci est vraiment dur à bander, pour un débutant. »

— « Donnez-moi un protège-bras, » dis-je en le prenant.

Le protège-bras semblait avoir été fait pour moi, ce qui était peut-être le cas. Je pris une flèche, sans presque la regarder car elles me semblaient toutes bien droites et bien équilibrées. Je n’espérais même pas toucher ce fichu arbre ; il était à cinquante yards et n’avait pas plus d’un pied de diamètre. Je voulais seulement jeter un coup d’œil sur le tronc et j’espérais tirer assez loin pour satisfaire mon amour-propre. Ce que je voulais surtout, c’était viser, bander et tirer d’un seul mouvement, comme l’avait fait Rufo, – pour me donner l’apparence d’un vrai Robin des Bois, bien que je fusse loin d’en être un.

Quand je me suis relevé et que j’ai bandé cet arc, pour en sentir la résistance, j’ai eu un véritable sentiment d’exultation : cet outil était fait pour moi. Nous nous entendions !

Je tirai sans réfléchir.

Je touchai le tronc à une main de sa flèche.

— « Bien tiré ! » s’écria Star.

Rufo regarda l’arbre et eut un sursaut, puis regarda Star avec reproche. Elle lui rendit son regard dédaigneusement : « Non, » déclara-t-elle. « Tu sais bien que je ne l’aurais pas fait. Je n’ai pas truqué l’épreuve… vous êtes aussi bons tireurs l’un que l’autre. »

Rufo me regarda pensivement : « Hmm… Voulez-vous faire un petit pari, – c’est à vous de fixer l’enjeu, – que vous pouvez recommencer ? »

— « Je ne parie pas, » dis-je. « Je suis un peu trouillard. » Mais cela ne m’empêcha pas de ramasser une autre flèche et de viser. J’aimais cet arc, j’aimais même la manière dont la corde frappait le protège-bras en se détendant ; je voulais essayer de nouveau, nous sentir étroitement unis l’un à l’autre encore une fois.

Je tirai.

La troisième flèche arriva exactement entre les deux premières, mais plus près de la sienne. « Bon arc, » dis-je. « Je le garde. Allez chercher les flèches. »

Rufo s’éloigna en trottinant, sans parler. Je détendis l’arc puis commençai à examiner les armes blanches. J’espérais bien ne jamais avoir à tirer de flèche. Un joueur ne peut s’attendre à ramasser un full servi à chaque donne : certainement, à mon prochain essai, ma flèche reviendrait sur moi, comme un boomerang.

Il y avait trop de lames, coupantes ou pointues, depuis un espadon à deux mains qui devait convenir pour abattre les arbres jusqu’à une petite dague de jeune fille. Mais je les examinai toutes, les éprouvant… et je finis par trouver la lame qui me convenait, exactement comme il en était d’Excalibur pour Arthur.

Je n’en avais encore jamais vue de semblable et je ne sais pas quel nom lui donner. Un sabre, je pense, car la lame légèrement incurvée, avait le tranchant d’un rasoir et était aiguisée sur une bonne longueur sur le dos. Mais la pointe était aussi mortelle que celle d’une épée et la courbure de la lame n’était pas assez prononcée pour empêcher de l’utiliser pour les coups de pointe et pour les contres, aussi bien que pour les coups d’estoc, comme une masse d’armes. La garde enveloppait bien le poignet ; elle était composée d’une demi-coquille assez dégagée pour permettre toutes les feintes et tous les contres.

Il était équilibré dans son fort, à moins de deux pouces de la garde et la lame était cependant assez puissante pour couper un membre. Il s’agissait du genre d’épée qui semble être le prolongement de votre corps.

La poignée était couverte de peau de requin ; je l’avais parfaitement en main. Une devise était gravée sur la lame mais elle était tellement imbriquée dans les ciselures que je ne pris pas le temps de la déchiffrer. Cette jolie fille était à moi, nous étions faits l’un pour l’autre ! Je la reposai et bouclai sur mon torse nu le ceinturon et le fourreau pour en sentir le contact, et j’eus le sentiment d’être le capitaine John Carter[25], Jedakk des Jeddaks, et même d’Artagnan et les trois autres mousquetaires, tous ensemble.

— « Ne vous habillez-vous pas, seigneur Oscar ? » demanda Star.

— « Oh ! oui, certainement… Je ne faisais que l’essayer. Mais, Rufo est-il allé chercher mes vêtements ? »

— « Rufo ? »

— « Ses vêtements ? Je ne pense pas qu’il veuille parler de ces choses qu’il portait à Nice ! »

— « Pourquoi ne pas porter une culotte de cheval et un polo ? » demandai-je.

— « Quoi ? Oh, non ! pas du tout, seigneur Oscar, » répondit vivement Rufo. « Vivre et laisser vivre, comme je dis toujours. J’ai une fois connu quelqu’un qui portait… mais laissons cela. Laissez-moi plutôt vous montrer ce que je suis allé chercher pour vous. »

J’avais le choix entre quantité de vêtements, qui allaient de l’imperméable en plastique jusqu’à l’armure complète. J’éprouvai un sentiment de gêne en voyant l’armure, car sa présence impliquait qu’elle pourrait être nécessaire. À part le casque que j’avais eu à l’armée, je n’avais jamais porté d’armure, je ne le désirais pas, et je ne savais pas comment… et d’ailleurs, je n’avais aucune envie de rencontrer des gens dont la violence aurait rendu nécessaire une telle protection.

En outre, je ne voyais pas de cheval, que ce soit un percheron ou un clydesdale[26], et je ne m’imaginais pas du tout marchant revêtu d’un de ces harnachements métalliques. J’allais être ralenti dans mes mouvements, faire autant de bruit qu’une rame de métro et avoir aussi chaud que dans une cabine téléphonique. Je suerais bien dix livres en moins de cinq milles. Les caleçons longs qu’il fallait mettre en dessous de cette ferraille, à eux seuls, auraient été de trop par un temps aussi magnifique ; et l’acier, par-dessus, aurait transformé l’ensemble en un véritable four ambulant, ce qui m’aurait trop affaibli, même pour me frayer un chemin.

— « Star, vous avez dit que…» mais je m’arrêtai. Elle avait fini de s’habiller et n’avait pas fait d’excès. De légères chaussures de marche en cuir, de vrais cothurnes, un collant brun et une sorte de tunique courte qui tenait de la veste et du tutu de danseuse. Elle avait mis par-dessus le tout une sorte de petit chapeau espiègle et ce costume, dans son ensemble, lui donnait à peu près l’aspect, revu et corrigé pour une comédie musicale, d’une hôtesse de l’air, d’une hôtesse élégante, nette, gracieuse et fort attirante.

Ou de Diane chasseresse, car elle avait ajouté un arc à double courbure, moitié moins grand que le mien, et une dague. « Vous, » lui dis-je, « vous allez provoquer une émeute ! »

Elle sourit et me fit une révérence (Star n’avait aucune prétention ; elle se savait femelle, elle savait qu’elle avait belle apparence et elle en était heureuse). « Tout à l’heure, » continuai-je, « vous avez dit quelque chose, que je n’aurais pas besoin d’armes pour le moment. Y a-t-il une raison pour que je porte maintenant une de ces combinaisons spatiales ? Elles ne paraissent pas très confortables. »

— « Je ne pense pas que nous rencontrions de grands dangers aujourd’hui, » dit-elle lentement. « Mais ceci n’est pas un endroit où il est possible de faire appel à la police. Il faut donc que vous choisissiez ce dont vous avez besoin. »

— « Mais… Fichtre, princesse, c’est vous qui connaissez les lieux. Moi, j’ai besoin qu’on me conseille. »

Elle ne répondit pas. Je me tournai vers Rufo. Il considérait avec beaucoup d’attention le sommet d’un arbre.

« Rufo, » lui dis-je, « habillez-vous ! »

Il haussa les sourcils. « Seigneur Oscar ? »

— « Schnell ! Vite, Vite ! Allez-y. »

— « Très bien. » Et il s’habilla rapidement, prenant la version masculine de ce que Star avait choisi, avec des culottes courtes au lieu d’un collant.

— « Armez-vous, » lui dis-je, et je commençai à m’habiller de la même manière sauf que moi, je préférais prendre des bottes. Il y avait cependant une paire de ces cothurnes qui semblaient à ma taille, aussi les pris-je pour les essayer. Ils m’habillaient les pieds comme des gants et, de toute manière, j’avais la plante des pieds tellement endurcie par un mois passé à vivre pieds nus dans l’île du Levant que je n’avais vraiment pas besoin de lourdes chaussures.

Ils n’étaient pas aussi médiévaux qu’ils le paraissaient. Ils avaient une fermeture à glissière sur le dessus et, à l’intérieur, on pouvait lire Fabriqué en France[27].

Papa Rufo avait pris l’arc qu’il avait utilisé, et il avait choisi une épée et une dague. À la place de la dague, je choisis un bon couteau de chasse de Solingen. Je regardai avec envie un revolver d’ordonnance de calibre 45 mais ne le touchai pas. S’ils avaient, « eux, » quels qu’ils fussent, une sorte de Loi Sullivan, il ne fallait pas jouer avec.

Star dit à Rufo de faire les bagages puis m’attira vers un lieu sablonneux près du ruisseau ; elle s’y accroupit et dessina une carte : la route allait vers le sud, descendait en suivant le ruisseau, avec de temps à autre des pentes abruptes, jusqu’aux Eaux-Qui-Chantent. C’est là-bas que nous dresserions le camp pour la nuit.

Je me mis bien la carte en tête. « Très bien, cela ira. Des avertissements à me donner ? Faut-il tirer les premiers ? Ou attendre qu’on nous bombarde ? »

— « Je ne crains rien aujourd’hui. Si, il y a bien un animal carnivore trois fois gros comme un lion, mais c’est un animal peureux qui n’attaquera jamais un homme qui se déplace. »

— « Un type selon mon cœur. Dans ces conditions, nous nous déplacerons sans arrêt. »

— « Si nous voyons des êtres humains – ce que je ne crois pas, – il sera peut-être bon de préparer une flèche… mais ne levez pas votre arc avant que ce ne soit absolument nécessaire. Cependant, je n’ai pas à vous dire ce qu’il faut faire, Oscar ; c’est à vous de prendre votre décision. Et Rufo ne tirera pas avant de vous avoir vu sur le point de le faire. »

Rufo avait fini de préparer les bagages.

— « Bon, allons-y ! » dis-je. Et nous nous mîmes en route. La petite boîte noire de Rufo était maintenant refermée et il la portait comme un sac à dos ; je ne pouvais m’empêcher de me demander comment il parvenait à porter près de deux tonnes sur les épaules. Un système anti gravité, comme Buck Rogers, sans doute. Ou bien il avait dans les veines du sang de coolie chinois. De la magie noire ? Diable ! à elle seule, la commode de teck était au moins trente fois plus grosse que le sac qu’il avait maintenant sur le dos, et je ne parle pas de l’arsenal ni du reste du matériel !

Il ne faut pas s’étonner de ce que je n’aie pas demandé à Star où nous nous trouvions, ni les raisons de notre présence ici, ni comment nous étions parvenus ici, ni ce que nous allions faire, ni même les différents dangers auxquels je devais me préparer. Tu vois, mon vieux, quand on vit le rêve le plus merveilleux de sa vie, on ne se demande pas si ce rêve est logiquement possible ou non ; non, on ne se le demande pas quand la jeune fille à laquelle on a toujours rêvé est sur le point de se coucher dans le foin avec soi… on risquerait trop de se réveiller. Et pourtant, je le savais bien, que tout ce qui était arrivé depuis que j’avais lu cette annonce idiote, était impossible.

Mais je mis la logique de côté.

Tu sais, mon vieux, la logique est un roseau flexible. La « logique » a prouvé que les avions ne pourraient pas voler, que les bombes n’exploseraient pas et qu’aucune pierre ne pouvait venir du ciel. La logique n’est qu’une manière de dire que tout ce qui n’est pas arrivé hier n’arrivera pas demain.

J’étais heureux de la situation dans laquelle je me trouvais. Je ne voulais pas me réveiller, que ce soit dans mon lit ou dans un asile psychiatrique. Mieux encore, je ne voulais pas me réveiller dans la jungle, peut-être même avec ma blessure encore toute sanguinolente, et sans hélicoptère. Le petit frère jaune avait peut-être bien terminé son travail avec moi et m’avait peut-être envoyé dans le Walhalla. Dans ce cas, très bien ! j’aimais bien le Walhalla.

Je marchais avec une belle épée au côté, une fille encore plus belle dans ma foulée et, derrière moi, un valet-esclave, – serf, – quelque chose qui suait et nous suivait, portant tous nos biens et nous servant « d’arrière-garde ». Les oiseaux chantaient et le paysage avait été dessiné par un maître jardinier ; l’air sentait bon, était frais. Et si je ne devais plus jamais voir un taxi ni lire les titres des journaux, cela me convenait !

L’arc était gênant à porter, mais pas plus qu’un M-1[28]. Star avait passé en bandoulière son petit arc. J’essayai de porter le mien de la même manière mais j’accrochais les branches avec. Sans compter que cela me rendait nerveux de n’être pas prêt à tirer depuis qu’elle avait avoué qu’il n’était pas impossible que j’en aie besoin. C’est pourquoi je préférai le porter à la main gauche, tendu et prêt à être utilisé.

Au cours de cette marche matinale, nous eûmes une alerte. J’entendis claquer la corde de l’arc de Rufo, ding ! – je me retournai, mon arc tout prêt, flèche encochée, avant même d’avoir vu de quoi il s’agissait.

Sur le sol, il y avait un oiseau qui ressemblait, en plus gros, à un coq de bruyère. Rufo l’avait abattu d’une flèche en travers du cou. Je pris la résolution de ne pas recommencer à lutter d’adresse avec lui, en matière de tir à l’arc, et de le laisser prendre le pas sur moi quand cela deviendrait nécessaire et difficile.

Il fit claquer sa langue et me sourit : « Le souper ! » puis il continua à marcher tout en plumant sa proie, après quoi il l’accrocha à sa ceinture.

Nous nous arrêtâmes pour déjeuner sur un terrain dégagé dont Star m’assura qu’il était défendu ; Rufo ouvrit sa boîte pour lui donner la taille d’une valise et nous servit ; des tranches de viande froide, du fromage de Provence, du pain français croustillant, des poires et deux bouteilles de Chablis. Après le déjeuner, Star proposa de faire la sieste. L’idée était tentante ; j’avais mangé de bon cœur et je n’avais laissé que des miettes aux oiseaux ; cela n’empêcha pas que je fus surpris : « Ne continuons-nous pas ? »

— « Il faut que je vous donne une leçon de langue, Oscar. »

Il faudra qu’un jour j’aille indiquer à l’Institut des Langues Étrangères quelle est la meilleure façon d’apprendre une langue inconnue : on se couche sur l’herbe près d’un ruisseau, par un beau jour, et la plus belle femme de tous les mondes se penche sur vous et vous regarde dans les yeux. Elle commence à parler doucement dans une langue que vous ne comprenez pas.

Au bout d’un moment, ses yeux deviennent de plus en plus grands… encore plus grands… et on s’y perd.

Longtemps après, Rufo me dit : « Erbas, Oscar, ’t knila voorsht. »

— « Très bien, » lui répondis-je. « Je me lève, mais ne me presse pas. »

C’est là la dernière fois que je tente de transcrire un langage pour lequel notre alphabet n’est pas adapté. J’ai eu plusieurs autres leçons et il n’est pas non plus nécessaire d’en parler ; à partir de ce moment-là, nous avons toujours utilisé ce jargon, sauf lorsque nous parlions anglais pour ne pas être compris d’autres personnes. C’est une langue qui est très riche en ce qui concerne les choses profanes et pour décrire les différentes manières de faire l’amour, qui est aussi plus riche que l’anglais en ce qui concerne certaines techniques, mais qui comporte cependant d’étonnantes lacunes. Il n’y a pas de mot pour dire « juriste », par exemple.

Environ une heure avant le coucher du soleil, nous sommes parvenus aux Eaux-Qui-Chantent.

Nous avions traversé un haut plateau boisé. Le ruisseau dans lequel nous avions attrapé les truites avait reçu d’autres ruisseaux et était maintenant devenu une rivière assez large. En dessous de nous, à un endroit que nous n’avions pas encore atteint, il tombait du faîte de hautes falaises, comme les cascades de Yosemite, mais en plus grand[29]. À l’endroit où nous nous sommes arrêtés l’eau avait creusé une brèche dans le plateau et formait de petites cascades, avant de se précipiter dans cette énorme chute.

« Cascade » est un euphémisme. En amont, en aval, partout où l’on regardait, on ne voyait que des chutes d’eau… les grandes avaient trente ou cinquante pieds de haut, les plus petites auraient pu être franchies d’un bond par des souris, et il y avait toutes les tailles intermédiaires. Tout cela formait des terrasses et des escaliers, avec une eau calme et verte des riches frondaisons qui s’y reflétaient, et une eau blanche comme de la crème fouettée dont jaillissait une écume des plus épaisses. Et on les entendait. Les petites chutes tintaient en d’argentins sopranos alors que les grandes vrombissaient en de profondes basses. Nous nous sommes arrêtés dans un endroit où il nous semblait être entourés de chœurs infatigables au milieu des chutes ; il était impossible de se faire entendre si on ne criait pas.

Hugo avait dû venir ici quand il a écrit Le Sacre de la Femme[30] :

Or, ce jour-là, c’était le plus beau qu’eût encore

Versé sur l’univers la radieuse aurore ;

Le même séraphique et saint frémissement

Unissait l’algue à l’onde et l’être à l’élément ;

L’éther plus pur luisait dans les cieux plus sublimes ;

Les souffles abondaient plus profonds sur les cimes ;

Les feuillages avaient de plus doux mouvements ;

Et les rayons tombaient caressants et charmants

Sur un frais vallon vert, où, débordant d’extase,

Adorant ce grand ciel que la lumière embrase,

Heureux d’être, joyeux d’aimer, ivres de voir,

Dans l’ombre, au bord d’un lac, vertigineux miroir,

Étaient assis, les pieds effleurés par la lame,

Le premier homme auprès de la première femme.

Aucun doute, Hugo était venu ici, il avait vu les Eaux-Qui-Chantent. Mon vœu le plus cher, c’est de mourir auprès des Eaux-Qui-Chantent, et d’avoir devant moi ce spectacle, ce dernier spectacle, d’entendre une dernière fois leur murmure, avant de fermer les yeux pour toujours.

Nous nous arrêtâmes sur une prairie qui avait toute l’égalité d’une promesse et toute la douceur d’un baiser ; j’aidai Rufo à défaire les bagages. Je voulais apprendre comment fonctionnait cette fichue boîte. Je ne l’avais pas encore compris. Chaque côté s’ouvrait aussi naturellement et aussi raisonnablement que ceux d’un classeur métallique… et quand il fallait continuer à ouvrir, cela semblait tout aussi naturel et tout aussi raisonnable.

Nous commençâmes à planter une tente pour Star, et cette tente ne venait pas des surplus de l’armée, je vous prie de le croire ; c’était un coquet pavillon de soie brodée et le tapis que nous étendîmes sur le sol devait avoir été fabriqué par au moins trois générations successives d’artistes de Boukhara. Rufo me demanda : « Voulez-vous une tente, Oscar ? »

Je regardai le ciel où brillait le soleil, qui n’était pas encore au zénith. L’air était doux et je ne pouvais croire qu’il puisse pleuvoir. Et je n’aime pas être sous une tente tant qu’existe le moindre danger d’attaque. « Allez-vous prendre une tente, vous-même ? »

— « Moi ! Oh, non ! Mais Elle, elle doit toujours avoir une tente. Alors, le plus souvent, Elle se décide à dormir sur l’herbe. »

— « Je n’ai pas besoin de tente. » (Voyons donc, est-ce qu’un « champion » dort sur le palier de la chambre de sa dame, les armes à la main ? Je n’étais pas certain de ce que préconisait l’étiquette à ce sujet ; on n’en parle jamais dans les cours d’études sociologiques.)

Elle se retourna alors et dit à Rufo : « Protégés : les défenses étaient toutes à leur place. »

— « Rechargées ? » s’inquiéta-t-il.

— « Je ne suis pas encore retombée en enfance, » lui dit-elle en lui tirant l’oreille. « Du savon, Rufo. Et venez maintenant, Oscar ; c’est là le travail de Rufo. »

Rufo prit dans ses bagages inépuisables un morceau de savon Lux et le lui donna ; puis il me regarda un instant en réfléchissant et me donna du Life Buoy.

Les Eaux-Qui-Chantent constituent le meilleur bain qui soit, avec leur infinie variété. On y trouve des eaux calmes où l’on peut barboter et des bassins où l’on peut nager, des bains de siège pour se rafraîchir la peau, de vraies douches qui vont de la douche légère jusqu’à la douche violente qui vous perce jusqu’au cerveau si vous y restez trop longtemps.

Et l’on peut aussi choisir sa température. Dans la cascade où nous étions, un ruisseau d’eau chaude rejoignait le cours d’eau principal et, à la base, coulait de l’eau glacée. Il n’était pas nécessaire de se battre avec des robinets, il suffisait d’aller d’un côté ou de l’autre pour obtenir la température que l’on désirait, ou même d’aller un peu en aval pour trouver une température d’une chaleur aussi douce qu’un baiser maternel.

Nous jouâmes un moment ; Star criait et gigotait quand je l’éclaboussais, et elle me rendait la pareille. Nous nous amusions comme de vrais gosses ; et je m’en sentais un, elle ressemblait à un enfant, et elle jouait durement, avec des muscles d’acier sous le velours de sa peau.

Au bout d’un certain temps, je pris le savon et nous nous sommes mutuellement savonnés. Quand elle a commencé à se laver les cheveux, je suis allé derrière elle pour l’aider. Elle me laissa faire ; elle avait besoin d’aide sous cette douche généreuse, six fois plus forte que n’en utilisent aujourd’hui la plupart des filles.

Ç’aurait été une merveilleuse occasion (avec Rufo qui avait du travail et qui laissait le champ libre) pour l’attraper et pour l’embrasser, avant de passer à des choses plus sérieuses. Je ne suis d’ailleurs pas tellement sûr qu’elle aurait même élevé une protestation de pure forme, il n’était pas du tout impossible qu’elle ait coopéré de tout cœur.

Mais, Diable ! je le sais bien qu’elle n’aurait pas élevé de protestation de « pure forme », elle aurait pu aussi bien me remettre à ma place d’un mot cinglant ou d’un coup sur l’oreille… ou encore se prêter à mon désir.

Mais je ne pouvais m’y résoudre. Je ne pouvais même pas faire le premier geste.

Je ne sais pourquoi. Mes intentions à l’égard de Star variaient continuellement, elles étaient malhonnêtes pour devenir, l’instant d’après, honnêtes, puis inversement. Mais elles avaient toujours eu un but bien précis, dès le premier instant que je l’avais aperçue. Non, disons-le autrement : mes intentions étaient toujours malhonnêtes, mais j’avais quand même la volonté de les rendre honorables, plus tard, dès que nous pourrions trouver un officier d’état-civil.

Et cependant, je m’aperçus que je ne pouvais pas lever le plus petit doigt sur elle, sauf pour l’aider à ôter le savon de ses cheveux.

Pendant que je m’interrogeais sur ce problème, les deux mains enfouies dans son épaisse chevelure blonde, me demandant ce qui m’empêchait de passer mes bras autour de cette souple taille qui ne se trouvait qu’à quelques pouces de moi, j’entendis tout à coup un perçant coup de sifflet : on m’appelait par mon nom, mon nouveau nom. Je regardai autour de moi.

Rufo, seulement vêtu de son affreuse peau, des serviettes jetées sur l’épaule, se tenait sur la rive, à dix pieds de là et essayait de surmonter le grondement de l’eau pour attirer mon attention.

Je fis quelques pas dans sa direction : « Qu’est-ce qu’il y a encore ? » dis-je sans cacher mon mécontentement.

— « Je vous demandais seulement si vous vouliez vous raser ? à moins que vous ne vous laissiez pousser la barbe ? »

J’avais bien eu le désagréable sentiment que mes joues devaient ressembler à un cactus, pendant que je me demandais si j’allais ou non me livrer à un assaut criminel, et ce sentiment de gêne avait contribué à m’arrêter : Gillette, Aqua Velva, Burma Shave, etc., tous ces produits ont conditionné les timides mâles américains, et surtout moi, les empêchant de se livrer à la séduction ou au viol, ou aux deux ensemble, s’ils ne sont pas rasés de près. Et j’avais une barbe de deux jours.

— « Je n’ai pas de rasoir, » lui répondis-je.

Il répliqua en me montrant un coupe-choux.

Star vint près de moi. Elle se mit sur la pointe des pieds et me passa un doigt sur le menton : « Vous seriez tout à fait majestueux avec une barbe, » dit-elle. « Peut-être un Van Dyck, avec une moustache ironique. »

C’est bien ce que je pensais, si elle, elle le pensait. En outre, cela dissimulerait la plus grande partie de ma cicatrice. « Comme vous voudrez, princesse. »

— « Mais je préférerais quand même que vous restiez tel que je vous ai vu pour la première fois. Rufo est un très bon barbier. » Elle se tourna vers lui : « Donne-moi la main, Rufo, et une serviette. »

Star s’éloigna vers le camp, s’essuyant elle-même ; j’aurais été heureux de l’aider, si seulement elle me l’avait demandé. D’un ton las, Rufo me dit : « Pourquoi n’avez-vous pas pris vous-même votre décision ? Mais Elle a dit de vous raser, aussi il faut maintenant y passer ; et il faudra encore que je me dépêche de prendre un bain moi aussi, car Elle n’aime pas qu’on la fasse attendre. »

— « Si vous avez une glace, je le ferai tout seul. »

— « Avez-vous déjà utilisé un rasoir coupe-choux ? »

— « Non, mais je peux apprendre. »

— « Vous allez vous couper la gorge, et Elle ne serait pas contente. Venez là, sur la rive, où j’ai de l’eau chaude. Non, non ! ne vous asseyez pas, couchez-vous, avec la tête sur le bord. Je ne peux pas raser quelqu’un qui est assis. » Il commença à me savonner le menton.

« Et savez-vous pourquoi ? J’ai appris à raser des cadavres, voilà la raison, à les rendre si jolis que leurs bien-aimées puissent être fières d’eux. Ne bougez pas ! J’ai failli vous couper une oreille. J’aime mieux raser les cadavres ; ils ne se plaignent pas, ils ne vous donnent pas de conseil, ils ne vous répondent pas… et ils se tiennent toujours tranquilles. C’est le meilleur boulot que j’aie jamais eu. Mais il faut maintenant que je m’occupe de vous…» Il s’arrêta, la lame posée contre ma pomme d’Adam, et il se mit à me raconter tous ses ennuis.

« Avais-je mon samedi ? Diable, non ! Je n’avais même pas mon dimanche ! Et pensez seulement aux heures de travail ! D’ailleurs, j’ai justement lu l’autre jour qu’à New York… Êtes-vous allé à New York ? »

— « Je suis allé à New York. Mais écartez cette guillotine de mon cou quand vous agitez ainsi les mains. »

— « Si vous continuez à parler, vous aurez droit à quelques éraflures. Je disais donc qu’il y avait une équipe à New York qui a signé un contrat pour vingt-cinq heures de travail par semaine. Par semaine ! J’aurais aimé, moi, accepter de travailler vingt-cinq heures par jour. Savez-vous combien de temps j’ai travaillé à ce boulot, jusqu’à maintenant ? »

Je répondis que je ne savais pas.

— « Voilà, vous avez encore parlé. Plus de soixante-dix heures, et je ne mens pas ! Et pour quoi ! Pour la gloire ? Y a-t-il donc de la gloire pour un petit tas d’os blanchis ? Pour l’argent ? Oscar, je vous assure que je vous dis la vérité ; j’ai préparé plus de cadavres qu’un sultan n’a de concubines et jamais personne ne s’est soucié le moins du monde de ce qu’ils fussent recouverts de rubis de la taille de votre nez, et deux fois plus rouges… ou de guenilles ! Qu’est-ce qu’un mort peut bien faire de sa richesse ? Dites-moi, Oscar, d’homme à homme, pendant qu’Elle ne nous écoute pas : pourquoi avez-vous permis qu’Elle vous entraîne là-dedans ? »

— « Parce que cela m’amuse, c’est tout. »

Il renifla. « C’est ce que disait l’homme qui passait devant le cinquantième étage de l’Empire State Building. Mais il n’allait quand même pas tarder à s’écraser sur le trottoir. Pourtant, » ajouta-t-il gravement, « tant que vous n’avez pas traité avec Igli, il n’y a pas de problème. Si j’avais ma trousse, je pourrais dissimuler cette cicatrice de telle manière que tout le monde dirait : « N’a-t-il pas l’air normal ? » »

— « Ne vous en faites pas. Elle aime cette cicatrice. » (La vache il me l’avait fait avouer !)

— « C’est vrai. Ce que j’essaye de vous dire, c’est que si vous prenez la Route de la Gloire, vous êtes sûr de trouver surtout des cailloux. Moi, je n’ai jamais eu le choix. À mon avis, pour bien vivre, ce qu’il faudrait avoir c’est un beau petit salon, le seul de la ville, avec un beau choix de cercueils à tous les prix, avec la possibilité de hausser un peu les prix, ce qui permettrait de faire la charité aux déshérités. On pourrait aussi faire payer d’avance, comme un plan d’investissement, voyez-vous, car nous mourrons tous, Oscar, et rien n’empêcherait un homme intelligent, en prenant une bonne bière bien fraîche, de conclure un marché avec une maison de confiance. »

Il se pencha vers moi, comme pour me confier un secret : « Vous voyez, seigneur Oscar… Si, par miracle, nous en sortons vivants, rien ne vous empêcherait de Lui dire un petit mot en ma faveur. Faites-Lui comprendre que je suis trop vieux pour la Route de la Gloire. Je peux faire beaucoup pour rendre vos vieux jours agréables et confortables… si vous avez de bonnes intentions envers moi. »

— « Ne sommes-nous pas tous embarqués dans la même galère ? »

— « Si, naturellement ! » Il sourit. « Un pour tous et tous pour un, et quitte ou double ! Voilà, c’est fait. »

Il faisait encore jour et Star était sous sa tente quand nous rentrâmes au camp… et mes vêtements étaient sortis. J’allai protester en les voyant mais Rufo me dit avec fermeté : « Elle a dit sans cérémonie, ce qui veut dire en smoking. »

J’avais tout ce qu’il fallait, même les boutons de plastron (qui étaient d’énormes et extraordinaires perles noires) ; ce smoking avait été coupé pour moi, ou avait été choisi par quelqu’un qui connaissait ma taille, mon poids, les mesures de mes épaules et de mes hanches. À l’intérieur de la veste se trouvait une étiquette : The English House, Copenhagen.

La cravate me donna du travail. Rufo arriva pendant que j’étais en train de me débattre avec elle ; il me demanda de me coucher (je ne lui demandai pas pourquoi) et me la noua en un clin d’œil. « Désirez-vous votre montre, Oscar ? »

— « Ma montre ? » Autant que je sache, elle devait se trouver dans la salle d’examen d’un certain docteur, à Nice. « Vous l’avez ici ? »

— « Oui, monsieur. J’ai emmené toutes vos affaires, sauf vos « vêtements », » ajouta-t-il en haussant les épaules.

Il n’avait pas exagéré. Tout y était, et pas seulement le contenu de mes poches mais aussi tout ce que j’avais déposé dans mon coffre de l’American Express : mon argent, mon passeport, et tout le reste, même le billet de Sweepstake que j’avais acheté dans Change Alley.

J’allais lui demander comment il s’était débrouillé pour avoir accès à mon coffre puis je décidai de n’en rien faire. Il avait eu la clef à sa disposition et il n’avait probablement pas eu grande difficulté pour contrefaire une procuration. Ce ne devait pas être plus difficile que de se procurer une boîte magique comme il en avait une. Je le remerciai donc et il retourna à sa cuisine.

Je commençai à tout jeter, tout sauf l’argent et mon passeport. Mais il est impossible de se permettre de salir un endroit aussi magnifique que ces Eaux-Qui-Chantent. Le ceinturon de mon épée comportait une bourse en cuir ; j’y enfouis tout, même ma montre, qui était arrêtée.

Rufo avait installé une table devant la jolie tente de Star ; il avait accroché une lanterne à un arbre et mis des chandelles sur la table. La nuit était tombée quand elle se décida à venir… semblant attendre quelque chose. Au bout d’un moment je finis par comprendre qu’elle attendait que je lui donne le bras. Je la conduisis à sa place, la fis asseoir, et Rufo me fit asseoir à mon tour. Il avait revêtu une livrée de valet de pied couleur prune.

Je ne regrettais pas d’avoir dû attendre Star ; elle avait mis la longue robe verte qu’elle m’avait montrée plus tôt. Je ne sais toujours pas si elle utilisait des fards mais elle ne ressemblait plus du tout à la gracieuse ondine avec laquelle j’avais joué dans l’eau une heure auparavant. Maintenant, on aurait eu envie de la mettre sous verre. Elle ressemblait à Liza Doolittle toute prête pour ouvrir le bal.

« Souper à Rio » ! Une douce musique se fit entendre, qui se mêlait au chant des Eaux-Qui-Chantent.

Du vin blanc avec le poisson, du vin rosé avec le gibier et du vin rouge avec les viandes rôties… et Star qui bavardait, souriait, pétillait d’esprit. À un moment Rufo se pencha vers moi pour me servir et murmura à mon oreille : « Les condamnés mangent toujours de bon cœur. » Du coin des lèvres je lui répondis d’aller au diable.

Avec les sucreries, il y avait du champagne, et Rufo me présenta la bouteille avec onction. J’approuvai son choix. Qu’aurait-il donc fait si j’avais refusé la bouteille ? M’aurait-il offert un autre cru ? De la fine Napoléon avec le café. Et des cigarettes.

Toute la journée, j’avais pensé aux cigarettes. Celles-ci étaient des Benson and Hedges n°5… et dire que pendant si longtemps j’avais fumé ces choses brunes françaises par mesure d’économie !

Pendant que nous fumions, Star félicita Rufo pour son dîner ; il accepta ses compliments avec componction et je lui fis aussi les miens. Je ne sais toujours pas qui a préparé cet hédonique repas ; Rufo a dû en faire beaucoup mais je pense que, pendant que je me faisais raser, Star a mis la main à la pâte, au moins pour ce qui était délicat.

Nous avons donc passé un heureux moment de tranquillité, buvant du café et des liqueurs, tandis qu’au-dessus de nos têtes se balançait la lanterne et qu’une unique chandelle faisait briller ses bijoux et laissait deviner son visage, puis Star ébaucha un petit mouvement de recul afin de s’éloigner de la table. Je me levai vivement et la conduisis à la tente. Elle s’arrêta devant l’entrée : « Seigneur Oscar…»

Je l’embrassai donc et la suivis…

Oui diable ! Je la suivis ! Mais j’étais sous un tel état d’hypnose que je me penchai vers elle et lui baisai la main ! Oui, vraiment !

Ce qui ne me laissait rien d’autre à faire que de sortir, de me débarrasser de mon vêtement d’emprunt, de le rendre à Rufo et de lui emprunter une couverture. Il avait choisi de dormir d’un côté de la tente, aussi pris-je l’autre côté pour m’étendre. Il faisait encore si délicieusement bon que la couverture était inutile.

Mais je ne m’endormis pas. À dire vrai, j’étais esclave d’une drogue, une habitude bien pire que la marijuana quoique moins onéreuse que l’héroïne. Il m’arrive d’y résister et de trouver quand même le sommeil mais ce soir-là il y avait quelque chose qui était bien loin de m’aider, c’est le fait que je voyais de la lumière dans la tente de Star, et que je voyais surtout sa silhouette qui, maintenant, n’était plus déformée par le moindre vêtement.

Voyez-vous, je suis un lecteur par obligation : je ne peux pas m’endormir sans lire quelque chose, même du Perry Mason. Plutôt que de m’endormir sans lecture, je prendrais même une page d’un vieux Paris-Match, même si cette page a servi auparavant à envelopper des harengs.

Je me levai et fis le tour de la tente.

— « Psst ! Rufo. »

— « Oui, monseigneur. » Il se leva en sursaut, la dague à la main.

— « Dites-moi, il n’y a donc rien à lire dans ce patelin ? »

— « Que voulez-vous lire ? »

— « N’importe quoi, juste des mots les uns à la suite des autres. »

— « Un instant. » Il partit un moment, et fouilla dans ses affaires en s’éclairant avec une lampe de poche. Puis il revint et me tendit un livre et une petite lampe. Je le remerciai et regagnai ma place où je m’étendis.

C’était un livre intéressant, écrit par Albert le Grand, et qui semblait avoir été volé au British Museum. Albert y donnait toute une série de recettes pour faire les choses les plus invraisemblables : comment apaiser les tempêtes et voler par-dessus les nuages ; comment vaincre ses ennemis, comment rendre une femme fidèle…

Tiens, voici la dernière : « Si vous désirez écarter une femme du vice et qu’elle ne désire pas d’autre homme, prenez une verge de loup et des poils de sa moustache, ou de ses sourcils, ou des cheveux qui poussent sous son menton, brûlez le tout et faites-lui boire le breuvage sans qu’elle le sache, et elle ne désirera pas d’autre homme que vous. »

Voilà qui ne doit pas beaucoup amuser les loups. Et si j’étais la fille, cela m’ennuierait aussi ; le mélange ne doit pas être très agréable. Mais c’est pourtant la véritable formule ; alors, si vous avez des ennuis avec votre femme et qu’elle ne vous soit pas fidèle, si vous avez aussi un loup à votre disposition, essayez donc. Et faites-moi connaître le résultat. Par courrier, pas de vive voix.

Il y avait plusieurs autres recettes pour se faire aimer d’une femme mais celle du loup était de loin la plus facile à suivre. À ce moment, je posai le livre, j’éteignis la lumière et regardai la silhouette qui se détachait sur la soie transparente. Star était en train de se brosser les cheveux.

Puis je cessai de m’en faire et me mis à regarder les étoiles. Je n’avais jamais appris la position des étoiles dans l’hémisphère austral ; on n’en voit que rarement dans un endroit aussi humide que l’Indochine, sans compter que lorsqu’on a le sens de l’orientation, on n’en a pas besoin.

Ce ciel austral était extraordinaire.

J’étais en train d’admirer une étoile, ou une planète (il semblait qu’il y avait une sorte de disque), très brillante, quand je me rendis tout à coup compte qu’elle bougeait.

Je m’assis. « Hello ! Star ! »

— « Oui, Oscar ? » me répondit-elle.

— « Venez voir ! Un spoutnik, un très gros spoutnik ! »

— « Je viens. » Elle éteignit la lumière de sa tente et vint rapidement me rejoindre, ainsi que ce vieux papa Rufo, qui grognait en se frottant les côtes.

— « Où cela, monseigneur ? » demanda Star.

Je fis un geste.

— « Là, devant ! En y repensant, ce n’est peut-être pas un spoutnik ; ce pourrait bien être un satellite de la série Écho. Il est extraordinairement gros et brillant. »

Elle me jeta un coup d’œil avant de détourner son regard. Rufo garda le silence. Je continuai à regarder un instant, puis ce fut elle que je regardai. Et elle, c’était moi qu’elle regardait, pas le satellite. Je regardai de nouveau, et cela continuait de bouger sur le champ des étoiles.

« Star, » dis-je, « ce n’est pas un spoutnik. Ce n’est pas non plus un satellite Écho. C’est une lune. Une vraie lune. »

— « Oui, seigneur Oscar. »

— « Alors, nous ne sommes pas sur la Terre. »

— « C’est exact. »

— « Humm !…» Je regardai de nouveau cette petite lune, qui bougeait si rapidement parmi les étoiles, d’ouest en est.

— « Vous n’avez pas peur, mon héros ? » me dit Star paisiblement.

— « Peur de quoi ? »

— « D’être sur un monde étranger. »

— « Cela me paraît être un monde tout ce qu’il y a de plus agréable. »

— « Oui, il l’est, » avoua-t-elle, « sous bien des aspects. »

— « C’est un monde que j’aime. Mais il est quand même temps que j’en sache plus sur lui. Où sommes-nous ? À combien d’années-lumière, à quelle distance, et dans quelle direction ? »

Elle sourit : « Je vais essayer de vous expliquer, monseigneur. Mais ce ne sera pas facile ; vous n’avez pas étudié la géométrie métaphysique… Il y a beaucoup de choses que vous n’avez jamais étudiées. Pensez aux pages d’un livre…» J’avais encore sous le bras le livre de recettes d’Albert le Grand ; elle le prit. « Une page peut ressembler tout à fait à une autre page, ou en être très différente. Une page peut être tellement proche d’une autre qu’elle la touche, en tous ses points, et elle n’a cependant rien à voir avec la page avec laquelle elle est en contact. Nous sommes très proches de la Terre, maintenant même, aussi proches que deux pages qui se suivent dans un livre. Et nous en sommes cependant tellement éloignés que même la notion d’années-lumière est impuissante à l’exprimer. »

— « Écoutez, » dis-je, « ce n’est pas la peine de tourner autour du pot. J’ai été un spectateur assidu de la « Twilight Zone[31] ». Vous voulez parler d’une autre dimension, si j’ai bien compris. »

Elle semblait troublée. « C’est à peu près cela, mais…»

— « Il faut que nous rencontrions Igli ce matin, » l’interrompit Rufo.

— « Oui, je sais, » dis-je. « Si nous devons bavarder avec Igli dans la matinée, nous avons peut-être besoin de dormir. Je suis désolé. Mais, au fait, qui est Igli ? »

— « Vous verrez bien, » répondit Rufo.

Je levai les yeux vers cette étrange lune. « Aucun doute. Et bien, je suis désolé de vous avoir dérangés avec cette grossière erreur. Bonne nuit, bonnes gens. »

Alors, je m’enroulai dans ma couverture, en bon héros bien sage (tout en muscles et sans cervelle, comme ils le sont généralement), et eux aussi allèrent se pieuter. Elle ne ralluma pas sa lampe, ce qui fit que je n’avais plus rien à regarder, sauf les lunes itinérantes de Barsoom. J’étais tombé en plein roman.

Bon ! j’espérais qu’il s’agissait d’un livre à succès et que l’auteur me garderait vivant pour toute une série d’épisodes. Mon rôle de héros était plutôt agréable, du moins jusqu’au chapitre où j’en étais. Il y avait Dejah Thoris[32], enveloppée dans ses draps de soie à vingt pas de moi.

J’ai sérieusement pensé à me glisser par l’ouverture de sa tente pour lui souffler que j’avais envie de lui poser quelques questions sur la géométrie métaphysique et sur d’autres problèmes de ce genre. Peut-être sur des incantations érotiques… Ou peut-être seulement pour lui dire qu’il faisait froid dehors et lui demander si je pouvais entrer ?

Mais je ne le fis pas. Le bon vieux Rufo fidèle était couché de l’autre côté de la tente et ce vieux bonhomme avait la détestable habitude de se réveiller en sursaut la dague à la main. Et, en plus, il aimait raser les cadavres. Comme je l’ai déjà dit, quand j’ai le choix, je suis plutôt peureux.

Je regardai donc les lunes itinérantes de Barsoom et m’endormis.

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