Je retournai donc vers la bonne vieille planche à dessin ; le soir, je me plongeais dans mes livres, je regardais un peu la télévision et, en fin de semaine, je faisais un peu d’escrime.
Mais mon rêve ne m’abandonnait pas…
Je l’avais eu dès que j’avais repris cette situation et, depuis, je le retrouvais toutes les nuits…
Je suis cette longue, longue route et, au détour du chemin, se trouve un château au sommet d’une colline. C’est magnifique, des flammes flottent au sommet des tours, le chemin serpente jusqu’au pont-levis. Et je sais parfaitement que, dans le donjon, une princesse est maintenue en captivité.
Cette partie est toujours la même, mais certains détails varient. Dernièrement, mon petit homme doucereux envoyé par les Contributions Directes m’a arrêté sur la route pour me dire qu’il fallait acquitter un péage : tout ce que j’avais gagné, plus dix pour cent.
D’autres fois, c’est un flic qui s’appuie contre mon cheval (qui a parfois quatre jambes et parfois huit) et qui me dresse contravention pour entrave à la circulation, pour chevaucher avec un permis périmé, pour n’avoir pas respecté les feux de circulation, pour fraude fiscale. Il désire savoir si j’ai une autorisation pour porter cette lance ?… et m’informe que les lois sur la chasse m’imposent de déclarer tous les dragons que j’ai tués.
D’autres fois, après le tournant je débouche sur une route à grande circulation, avec cinq voies matérialisées, et ça, c’est le pire.
J’ai commencé à écrire lorsque ces rêves ont débuté. Je ne me voyais pas du tout aller voir un psychiatre pour lui dire : « Vous comprenez, docteur, je suis Héros de profession et ma femme est Impératrice dans un autre Univers…» Et j’avais encore moins envie de m’étendre sur son divan pour lui raconter comment mes parents m’avaient maltraité quand j’étais enfant (ce qu’ils n’avaient pas fait) ni comment j’avais découvert comment sont faites les petites filles (ça, c’est mes affaires).
J’ai donc décidé de bavarder avec ma machine à écrire.
Je me sens beaucoup mieux mais cela n’a pas fait cesser mes rêves. J’ai cependant appris un nouveau mot : « a-culturé ». C’est ce qui arrive quand un membre d’une culture donnée glisse dans une autre, qu’il connaît une triste période alors qu’il n’est pas encore accoutumé. Comme ces Indiens que l’on rencontre dans les villes de l’Arizona, qui ne font rien, qui se contentent de regarder les vitrines des boutiques ou de flâner. C’est de l’a-culturation, le monde où ils vivent ne leur convient pas.
Je prenais le bus pour aller voir mon oto-rhino-laryngologiste, – Star m’avait promis que ses soins et ceux que j’avais reçus à Centre me libéreraient à tout jamais des refroidissements ordinaires, – et c’était vrai, jamais je n’attrape quoi que ce soit. Malheureusement, même les thérapeutes qui administrent le traitement de Longue-Vie ne peuvent protéger les tissus humains des gaz empoisonnés ; le sale brouillard de Los Angeles était en train de m’avoir. J’avais les yeux irrités, le nez bouché et, deux fois par semaine, je me rendais en ville pour que l’on fasse d’affreuses choses à mon nez. J’avais l’habitude de garer ma voiture et de descendre en bus à Wilshire, car le stationnement est impossible dans le centre.
Dans le bus, je surpris la conversation de deux femmes : «… J’ai beau les détester, il m’est impossible de donner un cocktail sans inviter les Sylvester. »
Ce langage me semblait étranger. Au bout de quelques instants, je compris le sens des mots.
Pourquoi, Diable ! devait-elle inviter les Sylvester ?
Si elle ne les aimait pas, pourquoi ne faisait-elle pas comme s’ils n’existaient pas, ou pourquoi ne leur écrasait-elle pas la tête sous un rocher ?
Et pourquoi, par Dieu ! donner un cocktail ? Réunir des gens qui ne s’aiment pas particulièrement, qui restent debout (il n’y a jamais assez de sièges), qui parlent de choses qui ne les intéressent pas, qui boivent des boissons dont ils ne veulent pas (pourquoi imposer une heure pour boire ?) et qui parlent haut pour que l’on ne remarque pas qu’ils s’ennuient. Pourquoi ?
Je me rendis compte de mon a-culturation. Je n’étais pas intégré.
Depuis, j’évitai les bus, je ramassai cinq contraventions et je cabossai une aile de voiture. Je cessai aussi d’étudier. Les livres me paraissaient ne pas avoir de sens. Ce n’était pas comme ça que j’apprenais dans ce bon vieux Centre.
Je m’accrochai quand même à mon travail de dessinateur industriel. J’ai toujours su dessiner et je fus rapidement promu à un poste supérieur.
Un jour, le dessinateur-chef me fit appeler. « Ici, vous voyez, Gordon, ce montage que vous avez fait…»
J’étais très fier de ce travail. Je m’étais rappelé quelque chose que j’avais vu à Centre et je l’avais dessiné, en simplifiant les pièces mobiles et en améliorant une conception maladroite pour faire ce qui me paraissait meilleur. C’était compliqué et j’avais ajouté une coupe supplémentaire.
— « Oui ? »
— « Refaites-le, et faites-le bien, » me dit-il en me rendant le dessin.
Je lui expliquai le perfectionnement, ajoutant que mon dessin était bien meilleur…
Il m’interrompit : « Nous ne désirons pas que ce soit mieux fait, nous voulons que ce soit fait selon nos méthodes à nous. »
— « C’est votre droit, » avouai-je, en partant.
Mon appartement me semblait étranger, à ce moment où j’aurais dû travailler. Je me mis à étudier la résistance des matériaux, puis mis le livre de côté. Je me levai et regardai Dame Vivamus.
« Dum Vivimus, Vivamus ! » En sifflotant, je bouclai mon ceinturon, je dégainai et je sentis un frisson dans le poignet.
Je remis l’épée au fourreau, pris un certain nombre de choses, surtout de l’argent et des chèques de voyage, et je sortis. Je n’allais nulle part ; je sortais, tout simplement.
Je marchais depuis déjà une vingtaine de minutes quand une voiture de patrouille m’arrêta et on m’emmena au commissariat.
Pourquoi portais-je cela ? J’expliquai que les gentilshommes portaient des épées.
Si je voulais bien leur dire à quelle société de cinéma j’appartenais, un simple coup de téléphone éclaircirait l’affaire. Ou bien était-ce pour la télévision ? La police était toujours prête à faciliter les tournages mais elle aimait bien être avertie.
Avais-je un permis pour porter des armes dissimulées ? Je répondis que je ne dissimulais rien. Ils me dirent que si, à cause du fourreau. J’invoquai la Constitution, et on me répondit que la Constitution, Diable ! n’avait certainement pas prévu que les gens pourraient se promener dans les rues avec des couteaux de cette taille. Un flic souffla même à l’oreille du sergent : « Voici ce que nous avons pris sur lui, sergent. La lame a plus de…» Je crois qu’il parla de trois pouces. Nous nous bagarrâmes quand ils essayèrent de me prendre Dame Vivamus. Pour finir, je fus enfermé, ainsi que l’épée et tout.
Deux heures plus tard mon avocat obtint le changement d’inculpation en « Conduite incorrecte » et je fus relâché, avec un gentil petit discours.
Je payai mon avocat, le remerciai, pris un taxi jusqu’à l’aérodrome, et grimpai dans un avion pour San Francisco. À l’aéroport, j’achetai un grand sac où je pus mettre Dame Vivamus en diagonale.
Ce soir-là, à San Francisco, je suis allé à une partie. J’avais rencontré le type dans un bar ; je lui avais offert un verre, il m’en avait offert un autre, je lui avais offert à dîner et nous avions acheté un gallon de vin[69], puis nous étions allés à cette réunion. Je lui avais expliqué que cela n’offrait aucun intérêt d’aller apprendre dans les écoles alors qu’il y avait une bien meilleure manière de le faire. C’était aussi idiot que si on apprenait aux Indiens à chasser les buffles alors que les buffles sont dans les zoos ! C’était de l’a-culture, rien de moins !
Charlie me dit qu’il était tout à fait de mon avis et que ses amis seraient heureux de me rencontrer. Alors, nous y allâmes, je payai le chauffeur pour qu’il m’attende, mais emmenai mes bagages à l’intérieur.
Les amis de Charlie ne voulurent pas entendre mes théories mais le vin fut le bienvenu ; je m’assis par terre et je les écoutai chanter du « Folk ». Les hommes portaient la barbe et ne se coupaient pas les cheveux. Heureusement qu’ils portaient la barbe, cela permettait de les différencier des filles. Un barbu se leva et récita un poème. Ce bon vieux Jocko, quand il était complètement ivre, aurait pu faire bien mieux, mais je gardai cette réflexion pour moi.
Cela ne ressemblait pas du tout à une réception sur Névia, ni à celles que j’avais connues à Centre, sauf sur un point : on me fit des propositions. J’aurais bien été tenté d’accepter si la fille n’avait pas porté des sandales. Elle avait les orteils sales. Je pensai à Zhai-ee-van et à sa douce fourrure soyeuse, bien propre ; je remerciai donc la fille, lui disant que j’avais fait un vœu.
Le barbu qui avait récité un poème s’approcha de moi et me demanda : « Homme, comment as-tu fait pour attraper cette cicatrice ? »
Je lui répondis que cela s’était passé en Indochine. Il me regarda avec dégoût : « Mercenaire ! »
— « Non, pas toujours, » lui dis-je. « Il m’arrive parfois de me battre gratuitement. Comme maintenant. » Je l’envoyai bouler contre le mur, je récupérai mes bagages et partis pour l’aérodrome… Puis Seattle et Anchorage, en Alaska, et je débarquai à Elmendorf AFB, propre, dégrisé, avec Dame Vivamus déguisée en canne à pêche.
Maman fut heureuse de me revoir et les enfants parurent contents : je leur avais acheté des cadeaux à Seattle, entre deux avions. Mon beau-père et moi tombâmes dans les bras l’un de l’autre.
Je fis quelque chose d’important en Alaska ; j’allai jusqu’à Point Barrow. Là, je trouvai en partie ce que je recherchais : pas de pression, pas de sueur, pas trop de gens. On regarde l’étendue glacée et on sait que seul le pôle Nord est dans cette direction ; il n’y a que quelques esquimaux et encore moins d’hommes blancs. Les esquimaux sont tout aussi agréables qu’on les a décrits : leurs bébés ne pleurent jamais, les adultes ne sont jamais de mauvaise humeur, il n’y a que les chiens éparpillés entre les huttes qui ont mauvais caractère.
Mais les esquimaux sont malheureusement « civilisés » maintenant ; les vieilles coutumes se perdent. On peut maintenant se procurer un chocolat malté même à Barrow, et il y a tous les jours des avions qui volent dans un ciel qui, demain, sera peut-être traversé par des fusées.
Pourtant, ils continuent à chasser le phoque dans les champs de glace ; le village fait bombance quand on attrape une baleine, il meurt à moitié de faim quand on n’en attrape pas. Ils ne regardent jamais l’heure et ne semblent jamais troublés par quoi que ce soit : quand on demande son âge à quelqu’un, il vous répond : « Je suis assez vieux. » Cela me fait penser à ce bon vieux Rufo. Au lieu de dire au revoir, ils disent : « À une autre fois ! » sans préciser quand on se rencontrera de nouveau.
Ils me permirent de danser avec eux. On doit porter des gants (dans leur genre, ils sont aussi formalistes que le Doral) et on s’agite en chantant sur un accompagnement de tambours. Je me mis à pleurer. Sans savoir pourquoi. La danse mimait l’aventure d’un vieil homme qui n’avait pas de femme et qui voyait un phoque…
Je leur dis : « À une autre fois ! » et je retournai à Anchorage, puis de là à Copenhague. De 30.000 pieds le Pôle Nord ressemble à une prairie couverte de neige, si l’on excepte des lignes noires qui sont de l’eau. Je n’avais jamais pensé que je verrais le Pôle Nord.
De Copenhague, je me rendis à Stockholm. Marjatta n’était pas chez ses parents mais n’habitait qu’à un pâté de maisons de là. Elle me prépara un repas suédois, et son mari était un brave type. De Stockholm, je téléphonai une annonce personnelle à l’édition européenne du Herald-Tribune, puis je partis pour Paris.
Je fis paraître l’annonce tous les jours et allai installer mes quartiers à la terrasse des Deux-Magots, je fis grimper la pile de soucoupes et j’essayai de ne pas me faire de bile. Je regardais passer les petites demoiselles et pensais à ce que je pourrais faire.
Si on voulait s’installer pour une quarantaine d’années à peu près, est-ce que Névia ne serait pas un joli endroit ? Bien sûr, il y a les dragons. Mais il n’y a pas de mouches, ni de moustiques, ni de brouillard. Il n’y a pas de problèmes de stationnement, et pas d’échangeurs de circulation qui ressemblent à des diagrammes de chirurgie abdominale. Nulle part il n’y a de feu de circulation.
Mûri serait contente de me revoir. Je pourrais l’épouser. Et peut-être la,… mais comment s’appelait-elle donc ? sa petite sœur-enfant, aussi. Pourquoi pas ? Les coutumes matrimoniales ne sont pas partout ce qu’elles sont à Paducah. Star serait contente ; elle serait contente d’être alliée à Jocko par mon mariage.
Il fallait d’abord que je voie Star, très rapidement de toute manière, et que je fiche en l’air toute la pile de chaussures qu’elle devait avoir près de son lit. Je ne resterais pas ; il y aurait un « à une autre fois ! » qui ferait plaisir à Star. C’est une phrase, une des rares, qui, traduite en jargon Centriste, veut dire exactement la même chose qu’ici.
« À une autre fois, » parce qu’il y a d’autres jeunes filles, ou d’autres plaisants fac-similé, ailleurs, qui ont besoin d’être sauvés. Quelque part. Et un homme doit faire son travail, comme le savent toutes les femmes sensées.
« Je ne me fatigue pas de voyager ; je veux boire à la coupe de la vie jusqu’à la lie. » Une longue route, un long chemin, un « Parcours Royal, » sans jamais savoir avec certitude ce que l’on aura à manger pas plus que où et si l’on mangera, où l’on dormira, et avec qui. Il y a encore, quelque part, du noble travail à faire pour Hélène de Troie et pour toutes ses nombreuses sœurs !
On peut empiler de très nombreuses soucoupes en un mois de temps, et au lieu de rêver, je commençais à être exaspéré. Pourquoi diable Rufo ne se montrait-il pas ? Je ne devais pas aller très bien du point de vue des nerfs. Est-ce que Rufo serait revenu ? Ou serait-il mort ?
À moins qu’il ne fût « jamais né » ? Aurais-je une compensation psychologique et, dans ce cas, qu’est-ce que j’ai donc dans cette boîte que je porte toujours avec moi ? Une épée ? J’ai peur de regarder, mais je le fais quand même… et j’ai maintenant peur de demander. Une fois, j’ai rencontré un vieux sergent, qui devait avoir environ la trentaine ; il était persuadé qu’il possédait toutes les mines de diamants d’Afrique du Sud ; il passait ses soirées à tenir sa comptabilité. Est-ce que je serais, aussi, heureusement plongé dans des hallucinations ? Et ces francs sont-ils ce qui me reste de mon chèque mensuel représentant ma pension d’invalidité ?
Quelqu’un peut-il avoir deux chances ? Est-ce que la Porte dans le Mur disparaît toujours quand on la cherche de nouveau ? Où prend-on le bateau pour Brigadoon ? Mon frère, c’est comme à la poste de Brooklin : On ne peut s’y rendre d’ici !
Je donne encore deux semaines de grâce à Rufo…
J’ai eu des nouvelles de Rufo ! Toute une série de mes petites annonces lui avait été expédiée, mais il avait eu quelques ennuis. Il ne voulait pas trop parler au téléphone mais je crus comprendre qu’il avait eu des histoires avec une Fraulein carnivore et qu’il avait gagné la frontière en un triste état, presque sans culottes[70]. Heureusement, il sera là ce soir. Il a grande envie de changer de planète et d’univers, il m’a même dit qu’il avait quelque chose d’intéressant en vue. Un peu risqué peut-être, mais pas ennuyeux. Je suis certain qu’il a raison sur les deux plans. Rufo est capable de vous faucher vos cigarettes et même votre petite amie mais on ne s’ennuie jamais avec lui… et il donnerait sa vie pour défendre vos arrières.
Demain donc, nous allons reprendre la Route de la Gloire, les cailloux et tout le reste !
Avez-vous des dragons à tuer ?