Chapitre deux

Si chacun se mêlait de ses propres affaires, dit la Duchesse en grommelant, la Terre n’en tournerait que plus vite !

Lewis Carroll


L’inquisition espagnole – Oxford, ville aux clochers qui rêvent – Évasion – Coincé – Décoincé – Explications – Le terrain de sport de Merton – Indiscrétions – Différence entre fiction et réalité – Une sorte de Nymphe – Un indice important – Le châle de ma grand-mère – Une excellente idée

— Votre compagnon nous a signalé une crise aiguë de déphasage temporel, monsieur Henry, dit l’infirmière en prenant mon pouls.

— Écoutez… Je reconnais que je me suis peut-être un peu emballé au sujet des vertus de l’espèce canine, mais je dois regagner immédiatement Coventry.

Il était déjà ennuyeux que j’y sois arrivé avec quinze heures de retard. Je n’avais exploré que la moitié des décombres de la cathédrale, ce qui m’obligerait à tout reprendre au début. Et, guidé par le chat, le bedeau pourrait profiter de mon absence pour trouver la potiche de l’évêque et la confier à son bon à rien de beau-frère qui la ferait disparaître à jamais.

— Il faut que je retourne dans ces ruines. La potiche…

— Obsédé par des détails sans importance, dicta-t-elle à un multifonction de poche. Sale et échevelé.

— Je creusais une cathédrale et…

Elle fourra un thermomètre dans ma bouche et referma autour de mon poignet un bracelet relié à un moniteur.

— Combien de sauts avez-vous faits, ces deux dernières semaines ?

Je la regardai saisir des données et tentai de me rappeler quel était le nombre autorisé. Huit ? Cinq ?

Je décidai de ne courir aucun risque.

— Quatre. Celui que vous devriez examiner, c’est Carruthers. Il est plus sale que moi et vous ne l’avez pas entendu parler des étoiles et de l’avenir que « vous n’entrevoyez point encore ».

— Que ressentez-vous ? Êtes-vous désorienté ?

— Non.

— Somnolent ?

Le nier eût été difficile. Nous étions tous en retard de sommeil, sous la férule de Lady Schrapnell, mais je doutais que l’infirmière juge cette excuse valable. En outre, c’était moins de la somnolence que cet engourdissement de « zombie » qui avait rendu les Londoniens apathiques pendant le Blitz.

— Non, décidai-je finalement.

— Réflexes émoussés. Quand avez-vous dormi pour la dernière fois ?

— En 1940, répondis-je sans la moindre hésitation.

C’est le problème, quand on veut aller vite.

— Avez-vous des difficultés à discerner les sons ?

— Aucune.

Les infirmières semblent généralement appartenir à l’Inquisition espagnole, mais celle-ci avait une expression presque compatissante. Elle évoquait l’assistante du bourreau qui se contentait de vous sangler au chevalet ou de vous ouvrir avec affabilité la Vierge de Fer.

— Une vision troublée ?

— Non, affirmai-je en essayant de ne pas loucher.

— Combien de doigts voyez-vous ?

Réflexes émoussés ou pas, je devais m’accorder un temps de réflexion. Sans doute m’en montrait-elle deux pour m’inciter à confondre avec trois ou un, mais elle avait pu deviner que je ne tomberais pas dans le panneau et opter pour cinq. Auquel cas la bonne réponse n’était-elle pas quatre, étant donné que le pouce n’était pas un doigt comme les autres ? Peut-être poussait-elle le vice au point de cacher sa main derrière son dos.

— Cinq.

— Et vous voudriez me faire croire que vous n’avez effectué que quatre sauts ?

Peu importait que je sois ou non près de la bonne réponse, je venais de me planter. J’envisageai de lui demander de répéter sa question, avant de me dire qu’elle en profiterait pour signaler que j’avais une ouïe défaillante. Je me souvins alors que la meilleure défense était l’attaque.

— Vous n’avez pas conscience de la gravité de la situation la cathédrale sera consacrée dans dix-sept jours et Lady Schrapnell…

Elle saisit d’autres commentaires accablant dans son multifonction et me tendit un carton. Je le regardai, en espérant que ce n’était pas un texte que j’étais censé lire pour démontrer que j’y voyais clair. Ce qui eût été d’autant plus difficile qu’il me semblait vierge.

Il est indispensable que la potiche de l’évêque…

Elle le retourna.

— Que voyez-vous ?

On aurait dit une carte postale d’Oxford. La ville vue de Headington Hill, avec ses vieilles tours qui rêvaient et ses pierres moussues, ses cours paisibles et ombragées par les ormes où on pouvait encore entendre les derniers échos du Moyen-Age, murmures d’une érudition et d’une tradition scolastique…

Elle récupéra le bout de carton.

— Inutile d’insister. Je diagnostique un déphasage aigu et vous prescris deux semaines de repos, au lit. Et sans un seul voyage temporel.

— Deux semaines ? Mais la consécration aura lieu dans dix-sept jours…

— Laissez ça à d’autres.

— Vous ne comprenez pas…

Elle croisa les bras.

— C’est absolument exact. Je ne peux qu’admirer votre conscience professionnelle, mais que vous vouliez mettre votre santé en péril pour reconstituer le symbole archaïque d’une religion démodée me dépasse.

Je ne le veux pas, pensai-je. C’est Lady Schrapnell, qui le veut. Et ce que Lady Schrapnell veut, Lady Schrapnell l’obtient. Elle avait plié à ses volontés l’Église d’Angleterre, l’université d’Oxford, quatre mille ouvriers et artisans qui lui déclaraient chaque jour qu’il était impossible de bâtir une cathédrale en six mois, et tous les autres, des membres du Parlement à ceux du conseil municipal de Coventry. Je n’avais pas mon mot à dire.

— Savez-vous ce que la médecine pourrait faire, avec ces cinquante milliards de livres ? Il serait possible de trouver un traitement contre l’Ebola II, de vacciner tous les enfants du monde contre l’HIV et d’acheter du matériel décent. Uniquement avec le coût des vitraux, l’hôpital de Radcliffe se doterait d’un bâtiment et d’installations modernes.

Elle finit de saisir ses accusations et le multifonction cracha une bande.

— Ce n’est pas de la conscience professionnelle, c’est…

— De l’inconscience, monsieur Henry.

Elle déchira le bout de papier et me le tendit.

— Vous allez suivre ces instructions à la lettre.

C’était une liste, dont je lus la première ligne.

— Quatorze jours de repos au lit.

Il n’existait aucun lieu où je pourrais rester couché aussi longtemps, ni à Oxford ni ailleurs. Quand Lady Schrapnell apprendrait que j’étais de retour, elle me retrouverait et exercerait sa vengeance. Je la voyais déjà se ruer dans ma chambre, arracher les couvertures et me traîner par l’oreille vers le transmetteur.

— Vous allez manger des plats riches en protéines et boire au moins huit verres par jour. Pas de caféine, d’alcool ou de stimulants.

J’eus une pensée et demandai avec espoir :

— Pourriez-vous me faire admettre à l’hôpital ? En isolement, une chose de ce genre ?

S’il existait des êtres capables de tenir Lady Schrapnell à distance, c’étaient bien ces Grandes Inquisitrices qu’étaient les infirmières.

— En isolement ? Le déphasage temporel n’est pas une maladie contagieuse mais un simple déséquilibre biochimique dû au dérèglement de l’horloge et de l’oreille internes. Vous n’avez pas besoin d’un traitement médical, seulement de repos… à notre époque.

— Mais je ne pourrai pas dormir…

Son multifonction se mit à biper, ce qui me fit sursauter.

— Nervosité extrême, ajouta-t-elle à son rapport avant de déclarer : Je vais faire quelques tests. Retirez vos vêtements et enfilez ceci.

Elle prit dans un tiroir une blouse en papier qu’elle lâcha sur mes genoux.

— Je reviens de suite. Ça s’attache dans le dos. Et lavez-vous, pendant que vous y êtes.

Elle sortit. Je me laissai glisser de la table d’examen en y déposant une traînée fuligineuse puis allai vers la porte.

— Le cas de déphasage temporel le plus sérieux que j’ai pu constater, disait-elle à quelqu’un.

J’espérai que ce n’était pas Lady Schrapnell.

— Il pourrait écrire des vers de mirliton pour un Almanach.

Ce n’était pas Lady Schrapnell, car la réponse eût ébranlé le bâtiment alors que je n’avais pu l’entendre.

— Son angoisse n’est pas un symptôme courant. Un scanner permettra peut-être d’en déterminer la cause.

Si c’était ce qu’elle voulait savoir, elle n’aurait eu qu’à me le demander. Mais elle eût sans doute réfuté la validité de mes arguments. En outre, bien que féroce, elle n’était pas de taille à résister à Lady Schrapnell.

M’attarder était hors de question, car un scanné était enfermé dans un grand tube et restait en contact avec le monde extérieur grâce à des écouteurs. Et je savais que tôt ou tard Lady Schrapnell y gronderait : « Ah, je vous retrouve enfin ! Sortez immédiatement de ce machin ! »

Je ne pouvais donc ni demeurer à l’hôpital ni regagner mon appartement qu’elle perquisitionnerait en tout premier lieu. Je devais dénicher un placard où il me serait possible de dormir assez longtemps pour avoir à mon éveil des idées plus limpides.

M. Dunworthy ! pensai-je. Si quelqu’un était capable de me procurer une cachette sûre et invraisemblable, c’était bien lui. Je remis la blouse désormais tachée de suie dans son tiroir, enfilai mes chaussures et enjambai la fenêtre.

Je n’aurais eu qu’à suivre Woodstock Road pour arriver à Balliol, mais je n’osais emprunter un chemin aussi direct. Je fis le tour par l’accès des ambulances et traversai une cour jusqu’à Walton Street. À condition que Somerville fût ouvert, je couperais vers Little Clarendon et prendrais Worcester pour atteindre le Broad et la porte de service de Balliol.

Somerville était effectivement ouvert. Cependant, le trajet fut plus long que prévu et les grilles de Balliol avaient subi une déconcertante métamorphose. Elles s’étaient recourbées et les volutes en fer forgé formaient des crocs et des griffes qui faisaient rien qu’accrocher ma combinaison.

Si j’attribuai tout d’abord l’étrange phénomène au souffle des bombes de la Luftwaffe, j’eus tôt fait de me souvenir que les nazis étaient allés pilonner Londres, ce soir-là. En outre, la grille avait été repeinte en vert.

Je me glissais entre les barreaux, tel un crabe, quand un grappin harponna l’épaulette de mon pseudo-uniforme de l’AFS. Je voulus faire marche arrière et ne réussis qu’à me coincer un peu plus. Je battis des bras, pour tenter de me dégager.

— Permettez-moi de vous aider, monsieur, me proposa-t-on très poliment.

Je me tournai, dans la mesure de mes moyens, et vis le secrétaire de M. Dunworthy.

— Finch ! Dieu soit loué. Je venais voir M. Dunworthy. Il me décrocha et me tira la manche.

— Par ici, monsieur. Non, pas par là, par là… Non, non, par là…

Et il me guida finalement vers la liberté.

Mais du côté où je m’étais trouvé avant mes tribulations.

— Non, Finch. Je dois franchir cette grille pour entrer dans Balliol.

— Vous êtes à Merton, monsieur.

Je regardai dans la direction qu’il désignait du doigt. Il avait dit vrai. Je reconnaissais les terrains de football et de cricket et dans Christ Church Meadow la tour couverte d’échafaudages et de bâches bleues de la cathédrale de Coventry.

— Quand ont-ils déplacé Balliol ?

— Il s’agit de Merton, monsieur.

Un examen attentif me révéla qu’il avait une fois de plus raison. J’étais devant une porte tournante pour piétons, un de ces pièges mis au point pour capturer les bicyclettes.

— L’infirmière a dit que vous aviez subi un sérieux déphasage temporel, mais je ne pensais que… Non, par ici.

Il me prit par le bras pour me guider entre les bâtiments puis dans High Street.

— L’infirmière ?

— M. Dunworthy m’a envoyé vous chercher à l’hôpital, mais vous vous étiez éclipsé. Il souhaite vous rencontrer, même si je ne vois pas à quoi vous pourriez lui être utile dans votre état.

— Il souhaite me rencontrer ? répétai-je, déconcerté.

Car j’avais cru que c’était moi qui voulais le voir. Je pris ensuite conscience d’un autre fait troublant.

— Comment a-t-il su que j’étais à l’hôpital ?

— Lady Schrapnell lui a téléphoné.

Et je plongeai pour me mettre à couvert sous un porche.

Finch vint m’y rejoindre.

— Rassurez-vous, monsieur. Il lui a dit que vous aviez été conduit au Royal Hospital de Londres. Il lui faudra au moins une demi-heure pour y arriver.

Il me tira de force hors de mon abri.

— Même si j’estime qu’il aurait été plus judicieux de déclarer qu’il avait fallu vous transférer au General de Manhattan. Comment peut-on se protéger de cette femme ?

En ouvrant l’œil, et le bon, pensai-je.

Je le suivis et longeai St. Mary the Virgin en rasant le mur.

— Elle n’a aucune idée de nos méthodes. Elle ne suit pas la voie hiérarchique et ne remplit aucun formulaire. Elle lance des raids et repart avec son butin… trombones, stylos, multifonctions.

Et historiens, ajoutai-je en mon for intérieur.

— Je ne peux d’ailleurs me réapprovisionner. Je dois consacrer toute mon énergie à protéger M. Dunworthy. Elle vient à tout bout de champ réclamer des informations sur des pierres de couronnement, des plaques tombales et des missels. La semaine dernière, elle s’intéressait à l’angle ébréché du tombeau de Wade. Comment a-t-il été endommagé, et quand ? Avant ou pendant le bombardement ? Ses arêtes étaient-elles régulières ? Tout doit être conforme à l’original, a-t-elle dit. Dieu est…

— … dans les détails.

— Elle a même essayé de me recruter. Elle voulait que j’aille en plein Blitz chercher la bourriche de l’évêque.

— Sa potiche, le repris-je.

— N’est-ce pas ce que je viens de dire ? Votre ouïe est défaillante, n’est-ce pas ? L’infirmière l’a précisé. Et il saute aux yeux que vous êtes désorienté.

Il secoua la tête.

— Non, vous ne nous serez d’aucune utilité.

— Pourquoi M. Dunworthy veut-il me voir ?

— Il s’est passé un incident.

C’était l’euphémisme employé par les membres de l’AFS pour se référer à une bombe de forte puissance explosive, à des pâtés de maisons réduits en décombres, à des victimes enterrées sous des tonnes de gravats et des incendies généralisés. Oxford ne semblait pourtant pas avoir subi un bombardement. Mais peut-être avais-je effectivement des difficultés à reconnaître les sons.

— Un incident ?

— Une calamité. Une historienne du dix-neuvième a piqué un rat.

Mes problèmes d’audition étaient incontestables. Nul n’eût songé à nier qu’il y avait des rats à l’époque victorienne, mais il ne serait venu à l’esprit de personne de lui donner des coups d’épingle ou d’aiguille à tricoter. Ce rongeur aurait pu se retourner contre son tortionnaire et le mordre.

— Qu’avez-vous dit ?

— Nous voici rendus.

Et c’était exact. Je reconnaissais la grille de Balliol. La porte principale avec la loge du concierge et la cour au delà.

Je la traversai, vers l’escalier conduisant aux appartements de M. Dunworthy. Mais je devais encore souffrir de désorientation, car Finch me reprit le bras pour me faire obliquer vers Beard.

— M. Dunworthy a dû installer son bureau dans le foyer. Lady Schrapnell ne frappe jamais avant d’entrer et il a fallu trouver un local protégé par une salle d’attente, même si j’estime que seules des douves auraient été véritablement efficaces.

On se serait cru chez un médecin, avec une rangée de sièges alignés contre une paroi et des fax-mags entassés sur une table basse. Le bureau de Finch empiétait sur la porte interne, sans doute pour lui permettre de s’interposer entre la poignée et Lady Schrapnell.

— Je vais voir s’il est là, me dit-il.

Il entreprit de contourner l’obstacle.

— Certainement pas ! gronda M. Dunworthy dans la pièce voisine. C’est hors de question !

Oh, Seigneur, elle nous avait précédés ! Je me recroquevillai contre le mur en cherchant une cachette du regard.

Finch secoua ma manche et siffla :

— Ce n’est pas elle.

Mais je l’avais déjà déduit à la voix qui répondait :

— Je n’en vois pas la rai…

Car elle était si douce que je n’avais pas entendu la fin de la phrase.

— Qui est-ce ?

— La calamité.

— Qu’est-ce qui vous a permis de penser que vous pouviez le ramener à notre époque ? rugissait M. Dunworthy. Vous avez pourtant étudié la théorie temporelle !

Finch tressaillit.

— J’annonce votre arrivée ?

— Non, je peux attendre.

Je m’assis sur une des chaises recouvertes de chintz.

— Pourquoi l’avez-vous fait ? cria M. Dunworthy.

Finch ramassa un vieux fax-mag et me l’apporta.

— Je n’ai pas besoin de lecture. Tendre l’oreille avec vous suffira pour m’occuper.

— Ce n’est pas pour le lire mais pour vous asseoir dessus. Le chintz est très difficile à nettoyer.

Je me levai afin qu’il pût étendre le fax-mag sur le siège puis me rassis.

— Vous auriez au moins pu attendre que la consécration ait eu lieu, avant d’agir de façon aussi inconsidérée !

Je m’adossai à la paroi et fermai les paupières. Je trouvais agréable d’être bercé par un sermon qui ne m’était pas adressé. Je me demandais toutefois de quoi la calamité s’était rendue coupable, et ma perplexité grandit encore quand M. Dunworthy hurla :

— Ce n’est pas une excuse. Vous auriez pu tirer ce cab de la Tamise et le laisser sur la berge !

Tirer un cab était à mes yeux encore plus étrange que piquer un rat, et je ne voyais pas l’utilité de sortir des flots l’un ou l’autre. Surtout le rat. Les représentants de son espèce n’avaient-ils pas coutume de quitter les navires à la nage ? Et s’il y avait eu des fiacres et des landaus au XIXe siècle, ils étaient bien trop lourds et volumineux pour qu’il soit possible de leur faire franchir une porte temporelle… en admettant qu’elle accepte de s’ouvrir.

Dans les livres et les vids, les gens dont on écoute furtivement les propos prennent soin d’expliquer de quoi ils parlent afin d’ôter les doutes des indiscrets. Ils n’auraient pas manqué de dire : « Vous savez que le cab auquel je me réfère est celui de Sherlock Holmes, et qu’il est accidentellement tombé d’un pont à cause de l’épais brouillard qui a envahi les berges de la Tamise pendant qu’il poursuivait le chien des Baskerville. Je me contenterai donc de préciser que j’ai jugé nécessaire de le subtiliser pour les raisons suivantes… » après quoi les mobiles dudit vol auraient été énumérés à la personne accroupie derrière la porte. Lorsque l’auteur était méthodique, il avait même chargé un personnage étourdi d’oublier un plan juste à côté.

Mais il est rare que dans la vie réelle celui qui écoute aux portes ait droit à autant de considération.

— Parce que le majordome est revenu sur les lieux de son crime, déclara la calamité.

Ce qui ne fit qu’embrouiller encore plus la situation.

— Il n’aurait eu qu’à me voir pour comprendre que je n’étais pas de son époque et je n’avais d’autre salut que dans la fuite. Je n’ai pas pensé…

— C’est bien ce que je vous reproche, mademoiselle Kindle.

— Qu’allez-vous faire ? Le renvoyer ? Le rejeter à l’eau, c’est ça ?

— Je n’ai pas l’intention de prendre la moindre initiative avant d’avoir étudié toutes les possibilités.

— Vous êtes sans cœur.

— J’aime beaucoup les cabs, mais trop de choses sont en jeu. Je dois tenir compte de toutes les conséquences possibles avant d’agir. J’ai conscience que ça vous dépasse.

Le fait que M. Dunworthy eût de l’affection pour ces moyens de transport en commun me dépassait également. Que ce soit un fiacre ou un taxi, leurs conducteurs sont toujours trop bavards. Pendant le Blitz, par exemple, ils ne faisaient aucun cas des affiches les avertissant que les murs avaient des oreilles. Ils prenaient tous un malin plaisir à raconter comment untel avait été enterré vivant dans les décombres de son immeuble ou avait été haché menu par une bombe… « On a retrouvé sa tête de l’autre côté de la rue, dans la vitrine d’une modiste. Il avait été assis à l’arrière, comme vous. »

— Il faut me renvoyer là-bas. J’ai dit que je sortais faire quelques esquisses, et si je n’y retourne pas ils croiront que je me suis noyée.

— Vous resterez dans votre appartement tant que je n’aurai pas pris une décision.

— Je peux le garder avec moi ?

— Non.

Il y eut un lourd silence, puis la porte s’ouvrit sur la plus belle femme qu’il m’avait été donné de voir.

Finch avait parlé du XIXe siècle et j’associais cette époque aux crinolines, mais elle portait une longue robe verte qui moulait d’autant plus son corps élancé qu’elle était mouillée. Ses cheveux auburn tombaient sur ses épaules et dans son dos, telles des algues, et elle évoquait une nymphe venant de sortir des flots.

Je me levai, bouche bée comme la nouvelle recrue, et retirai mon casque en regrettant de ne pas avoir suivi les sages conseils de l’infirmière et fait un brin de toilette avant de quitter l’hôpital.

Elle referma sa main délicate sur une de ses manches et lui imprima une torsion. L’eau ruissela sur le tapis et Finch s’empara d’un autre fax-mag qu’il s’empressa d’étaler sur le sol.

— Oh, Ned, vous tombez à pic ! lança M. Dunworthy du seuil de son bureau. Vous êtes celui que je désirais voir.

La nymphe me regarda, ce qui me permit de constater que ses yeux étaient brun vert, sombres et clairs à la fois, de la couleur d’une mare au cœur d’une forêt. Elle les ferma à demi et demanda à M. Dunworthy :

— Vous ne comptez tout de même pas envoyer ça ?

— Je n’enverrai personne sans avoir mûrement réfléchi. Maintenant, allez vous changer avant de prendre froid.

Elle souleva avec élégance l’ourlet de sa jupe ruisselante et repartit. Arrivée à la porte, elle se tourna et entrouvrit délicatement ses lèvres, sans doute pour m’adresser une bénédiction ou me déclarer sa flamme.

— Ne lui donnez rien à manger. C’est fait.

Sur quoi elle disparut.

J’allai pour la suivre, envoûté, mais M. Dunworthy me retint par le bras et m’entraîna dans son bureau.

— Finch vous a donc trouvé. Je craignais que vous soyez en 1940, à une de ces brocantes.

J’approchai de la fenêtre pour la voir s’éloigner dans la cour en laissant derrière elle une traînée d’humidité, telle une admirable… comment les appelait-on, déjà ? Dryades ? Non, celles-là vivaient dans les arbres. Dorades ?

M. Dunworthy me rejoignit.

— C’est la faute de Lady Schrapnell. Kindle était une de nos meilleures historiennes. Elle n’est aux ordres de ce tyran que depuis six mois, et regardez-la !

Il me désigna.

— Et regardez-vous, pendant que vous y êtes. Cette femme est une bombe !

La sirène sortit de mon champ de vision et alla se perdre dans les brumes d’où elle avait émergé. Non, quelque chose clochait. Les sirènes résidaient sur des écueils et menaient des vies de naufrageuses. Le nom ressemblait à « noyade »…

— … pas l’envoyer là-bas. J’ai tenté de lui faire entendre raison, mais m’a-t-elle écouté ? Bien sûr que non. Retournez chaque pierre, a-t-elle dit. Elle l’a expédiée à l’époque victorienne pendant que vous alliez acheter des pelotes à épingles et des napperons dans les ventes de charité !

— Et de la gelée de pied de veau, précisai-je.

— De la gelée de pied de veau ?

— Pour les malades. Mais je doute qu’ils en mangent. Je refuserais tout net, à leur place. Je présume qu’ils mettent le pot de côté, en prévision de la prochaine collecte. Ça sert d’une année à l’autre, comme les rochers…

— Oui, eh bien… Nous avons un sérieux problème sur les bras. C’est pour cela que je voulais vous voir. Asseyez-vous, asseyez-vous…

Il me désigna un fauteuil en cuir, que Finch atteignit le premier avec un autre fax-mag.

— La suie est tenace, sur le cuir.

— Et retirez votre casque, bon Dieu ! ajouta M. Dunworthy en redressant ses lunettes. Vous avez une mine de déterré. Où étiez-vous ?

— Sur le terrain de football.

— À vous voir, la partie a dû être rude.

— Il était coincé dans la porte de Merton, expliqua Finch.

— Je le croyais à l’hôpital.

— Il est passé par la fenêtre.

— Ah ! Mais comment a-t-il fait pour se mettre dans un état pareil ?

— Je cherchais la potiche de l’évêque.

— Sur le terrain de foot de Merton ?

— Dans les décombres de la cathédrale, juste avant d’être conduit à l’établissement de soins, jugea utile de préciser Finch.

— L’avez-vous trouvée ?

— Non, et c’est pour cela que je m’adresse à vous. Je n’ai pas pu terminer de fouiller les ruines et Lady Schrapnell…

— … est le dernier de mes soucis. Tiens ? Voilà une phrase que je ne me serais jamais attendu à prononcer un jour. Je présume que M. Finch vous a exposé la situation ?

— Oui. Non. Pourriez-vous me rappeler les faits ?

— Un sérieux problème. J’en ai immédiatement informé le Voyage Temporel et… Finch, Chiswick a-t-il dit quand il serait là ?

— Je vais vérifier, monsieur.

Finch s’éclipsa.

— Je dirai même une situation d’une extrême gravité, ajoutait M. Dunworthy. Une de nos historiennes…

Finch revint.

— Il est en chemin.

— Parfait. Laissez-moi tout vous raconter avant son arrivée. Une de nos historiennes a subtilisé un châle et l’a ramené à notre époque.

Un châle ! Voilà qui était moins absurde qu’un rat, ou qu’un cab, même si ça n’expliquait pas qu’elle ait voulu le piquer.

— Ma grand-mère avait un châle, déclarai-je.

— Votre grand-mère avait un châle ?

— Déphasage temporel prononcé, précisa Finch. Désorientation, problèmes auditifs, tendance à un sentimentalisme excessif, difficultés à raisonner de façon logique.

Il avait accentué les deux derniers mots.

— Prononcé ? Combien de sauts avez-vous faits depuis une semaine ?

— Quatorze en tout. Dix ventes de charité et douze femmes d’évêque. Non, treize. J’oublie toujours Mme Bittner. Elle vit à Coventry. Pas le Coventry d’où je viens, l’autre. Celui d’aujourd’hui.

— Bittner ? Elizabeth Bittner ?

— Oui, monsieur. La veuve du dernier évêque.

— Doux Jésus, ça fait des années que je ne l’ai pas vue ! Je l’ai bien connue, autrefois. Elle travaillait avec nous, à l’époque où nous procédions à nos premières expériences. Une fille magnifique. Quand je l’ai rencontrée, je me suis dit que c’était la plus belle femme qu’il m’avait été donné de voir. Et il a fallu qu’elle s’entiche de Bitty Bittner. Ce bellâtre lui avait complètement tourné la tête. Comment l’avez-vous trouvée ?

Plus de la toute première fraîcheur, pensai-je. C’était une vieille dame frêle aux cheveux blancs qui m’avait paru mal à l’aise pendant toute l’entrevue. Sans doute craignait-elle que Lady Schrapnell ne décide de la recruter pour l’envoyer au Moyen Âge.

— En pleine forme, malgré son arthrite.

— Arthrite ? Je n’arrive pas à m’imaginer Lizzie Bittner avec de l’arthrite. Pourquoi êtes-vous allé chez elle ? Elle n’était pas née, quand l’ancienne cathédrale de Coventry a brûlé.

— Lady Schrapnell estimait qu’on avait peut-être remisé la potiche de l’évêque dans la crypte du nouvel édifice. Auquel cas, Mme Bittner aurait pu la voir lorsqu’ils l’ont vendu.

— C’est le cas ?

— Non, monsieur. Elle pense que l’incendie l’a détruite.

— Je me rappelle quand ils ont dû s’en débarrasser. La religion ne faisait plus recette, les messes n’attiraient pas grand monde… Lizzie Bittner. De l’arthrite… Je suppose que ses cheveux ne sont plus aussi roux qu’autrefois ?

— M. Henry accorde de l’importance à des détails qui n’en ont pas, s’immisça Finch. Selon Mlle Jenkins, c’est un cas de déphasage très préoccupant.

— Mlle Jenkins ?

— L’infirmière qui l’a examiné.

— Une créature absolument charmante, déclarai-je. Un ange-soignant dont les douces mains ont dû caresser maints fronts enfiévrés.

Ils échangèrent un regard.

— Le plus grave de toute sa carrière.

— C’est pour ça que je m’adresse à vous, dis-je. Elle m’a prescrit deux semaines de repos ininterrompu et Lady Schrapnell…

— … ne l’autorisera jamais, termina M. Dunworthy. La consécration de la cathédrale aura lieu dans seulement dix-sept jours.

— C’est ce que j’ai tenté de lui faire comprendre, mais elle ne m’a pas écouté. Elle m’a dit de regagner mon domicile…

— Dont Lady Schrapnell défoncera la porte. Finch, où est-elle ?

— À Londres. Elle vient de nous joindre du Royal Hospital.

Je me levai d’un bond.

— Je lui ai raconté qu’il y avait eu un malentendu et que M. Henry avait été conduit au Royal Masonic, ajouta Finch.

— Joignez le secrétariat et demandez qu’on la retienne.

— C’est fait, monsieur.

— Parfait. Asseyez-vous, Ned. Où en étions-nous ?

— À sa grand-mère, rappela Finch.

— Sauf que ce n’est pas un châle que cette historienne a ramené à notre époque mais…

— Venez-vous de dire « ramené à notre époque » ? On ne peut rien déplacer vers le futur. C’est impossible, n’est-ce pas ?

— Tout laisse supposer le contraire.

Il y eut des bruits de pas dans l’autre bureau.

— N’avez-vous pas dit qu’elle était au Royal Hospital ?

Un petit homme surexcité fit irruption dans la pièce. Il avait une blouse de laboratoire et un multifonction qui bipait. Je reconnus le responsable du Voyage Temporel.

— Oh, monsieur Chiswick ! fit M. Dunworthy. Je voulais vous parler d’un incident concernant…

— Et moi, c’est de Lady Schrapnell que je veux vous parler ! Cette femme a perdu la tête. Elle me harcèle nuit et jour pour savoir pourquoi nous refusons d’expédier les mêmes personnes à la même période et dans le même lieu, pourquoi nous ne programmons pas plus de sauts alors qu’elle m’a privé de mes chercheurs et de mes techs pour les envoyer étudier des troncs pour les pauvres et des arcs-boutants.

Il désigna son multifonction qui bipait toujours.

— C’est elle. Elle m’a appelé six fois depuis une heure. Elle exige que je lui dise où se trouve un historien disparu ! Nous avons accepté de participer à ce projet de reconstruction pour bénéficier de crédits qui auraient dû nous permettre de faire progresser nos recherches théoriques, et nous avons été contraints d’interrompre tous nos travaux. Elle a réquisitionné la moitié des labos pour les mettre à la disposition de ses artisans et elle accapare à temps complet tous les ordinateurs de la section scientifique.

Il enfonça des touches sur son appareil, et M. Dunworthy en profita pour dire :

— C’est justement de la théorie du voyage temporel que je souhaitais m’entretenir avec vous. Un de mes historiens…

Chiswick n’écoutait pas. Le multifonctions avait cessé de biper et crachait une bande de papier apparemment sans fin. Il en arracha un morceau pour l’agiter sous le nez de M. Dunworthy.

— Regardez ça ! Elle veut que je charge un membre de mon équipe de contacter tous les établissements hospitaliers du grand Londres pour retrouver ce type. Un certain Henry, Ned Henry. Un membre de mon équipe ! Je n’ai plus d’équipe ! Elle ne m’a laissé que Lewis, et ce n’est pas faute d’avoir essayé de me le prendre ! Par chance, il est…

— Que se passerait-il si un historien rapportait quelque chose du passé ?

— Vous l’aurait-elle demandé ? Mais oui, c’est évident ! Elle tient tant à cette potiche qu’elle est prête à s’engager sur la voie du crime. Je lui ai répété cent fois que ramener quoi que ce soit à l’époque actuelle violerait les lois du continuum, et vous savez ce qu’elle m’a répondu ? « Les lois sont faites pour être transgressées. »

Il continuait dans la même veine, et M. Dunworthy se carra dans son fauteuil, retira ses lunettes et entreprit d’examiner leurs verres.

— J’ai essayé de le lui expliquer, ajoutait Chiswick. Je lui ai dit que les lois de la physique n’étaient pas comme les autres, que les enfreindre aurait des conséquences désastreuses.

— Lesquelles ?

— Le prévoir est impossible. Le continuum spatio-temporel est un système chaotique où les événements ne sont pas liés de façon linéaire, ce qui interdit toute modélisation. Y déplacer un objet serait à l’origine d’une incongruité anachronique… dans le meilleur des cas une accentuation des décalages, dans le pire une impossibilité de voyager dans le temps, une modification du cours de l’histoire ou la destruction de tout l’Univers. C’est pour cela qu’emporter quoi que ce soit est irréalisable, comme j’ai tenté de le lui faire comprendre.

— Vous dites qu’il y aurait une accentuation des décalages ?

— En théorie. C’est un des domaines que les fonds de Lady Schrapnell devaient nous permettre d’approfondir… des travaux qu’il a fallu abandonner au profit de son projet ridicule ! Je ne la supporte plus ! La semaine dernière, elle m’a ordonné – je dis bien « ordonné » – de réduire les décalages !

M. Dunworthy se pencha et remit ses lunettes.

— Auraient-ils augmenté ?

— Non. Cette femme n’a pas la moindre idée des principes qui s’appliquent à…

— Le champ de seigle et d’orge, intervins-je.

M. Chiswick se tourna pour me foudroyer du regard.

— Quoi ?

— La fermière l’a pris pour un parachutiste allemand.

— Un parachutiste ? Ne seriez-vous pas l’historien porté disparu, par hasard ? Comment vous appelez-vous ?

— John Bartholomew, improvisa M. Dunworthy.

— Je n’ai qu’à le regarder pour savoir que Lady Schrapnell l’a recruté. Il faut empêcher cette femme de nuire…

Son multifonction se remit à biper et cracher une bande de listing.

— « Aucune info sur Henry », lut-il. « Pourquoi ? Localisez-le immédiatement. Envoyez deux personnes vérifier si la potiche de l’évêque n’a pas été fabriquée pour l’Exposition universelle de 1850. »

Il roula le papier en boule et le jeta sur le bureau.

— Vous devez prendre des mesures avant qu’elle ne détruise cette université !

Il sortit en trombe.

— Et tout l’Univers, marmonna M. Dunworthy.

— Dois-je le rattraper ? demanda Finch.

— Non. Essayez de joindre Andrews et cherchez dans le catalogue de la bibliothèque Bodléienne tous les ouvrages traitant des incongruités anachroniques.

Finch nous laissa. M. Dunworthy retira ses lunettes et lorgna à travers, en se renfrognant.

— Je sais que vous avez d’autres chats à fouetter, mais j’espérais que vous me conseilleriez un lieu de convalescence. Loin d’Oxford.

— Ce sont nos interventions qui nous ont fourrés dans ce pétrin, et prendre de nouvelles initiatives ne ferait qu’aggraver la situation.

Il remit ses lunettes et se leva.

— Le mieux, c’est d’attendre la suite… qu’il se produise quelque chose. Il est statistiquement impossible que sa disparition affecte le cours de l’histoire, surtout si on tient compte de l’époque. Ils en jetaient des sacs complets dans les fleuves, pour réduire leur nombre.

J’ignorais qu’ils avaient eu des châles à profusion.

— En outre, le fait que la porte se soit ouverte démontre qu’il n’en a pas résulté une incongruité. Dans le cas contraire, elle serait restée fermée.

Il essuya ses verres avec le pan de sa veste et les tendit vers la lumière.

— Près d’un siècle et demi s’est écoulé. Si l’Univers avait dû disparaître, ce serait chose faite.

Il souffla et les essuya encore.

— Et je refuse de croire qu’il existe deux histoires parallèles où on retrouve une Lady Schrapnell et son projet de reconstruction de la cathédrale de Coventry.

Lady Schrapnell. Elle serait de retour du Royal Masonic d’un instant à l’autre !

— Monsieur Dunworthy, j’espérais que vous me conseilleriez un lieu où passer ma convalescence.

— D’autre part, il se peut que l’absence d’incongruité soit due au fait que nous l’avons ramené à ses coordonnées d’origine avant qu’il n’en ait résulté un désastre.

— L’infirmière m’a prescrit deux semaines de repos, mais je me contenterais de trois ou quatre jours…

Il se leva pour faire les cent pas.

— Même en ce cas, nous n’avons aucune raison de nous hâter. C’est ce qui est super, avec les voyages temporels. On peut attendre trois ou quatre jours, deux semaines ou un an, et être malgré tout dans les temps.

— Lady Schrapnell…

Il s’immobilisa, pour me fixer.

— Je l’avais oubliée ! Oh, Seigneur…

— Si vous pouviez me conseiller un lieu paisible et retiré…

— Finch !

Le secrétaire nous apporta un listing.

— Voici la liste des ouvrages traitant des incongruités anachroniques. Elle est courte. Par ailleurs, M. Andrews est en 1560. Lady Schrapnell l’a envoyé étudier les fenêtres ogivales. Dois-je tenter de faire revenir M. Chiswick ?

— Une chose à la fois. Nous devons d’abord trouver à Ned un endroit où il pourra se reposer et reconstituer ses forces sans être importuné.

— Lady Schrapnell… commençai-je.

— Tout juste. Il faut vous éloigner de ce siècle, et du précédent. Je pense à un lieu paisible, isolé. Un manoir, au bord d’un fleuve.

— Vous n’envisagez tout de même pas… débuta Finch.

— Il doit partir immédiatement. Avant que Lady Schrapnell ne découvre ce qui se passe.

— Oh ! Oui, je vois. Mais M. Henry n’est pas en état de…

— Ned, l’époque victorienne, ça vous tente ?

L’époque victorienne. D’interminables après-midi passées à canoter sur la Tamise et à jouer au croquet sur des pelouses bien entretenues avec des filles en robe blanche ; avant de prendre le thé sous un saule, servi dans des tasses de fine porcelaine par un majordome obséquieux prêt à satisfaire le moindre de vos caprices, pendant que les filles précitées vous lisent des poèmes et que leurs voix flottent dans l’air embaumé tels des pétales de rose.

— Par un après-midi doré où les rubans mystiques du souvenir s’enchevêtrent aux rêves d’enfance…

Finch secoua la tête.

— Je ne crois vraiment pas que ce soit une bonne idée.

— Ne soyez pas ridicule, lui rétorqua M. Dunworthy. Écoutez-le. Il est déjà dans le bain.

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