Chapitre seize

Ils ne semblent avoir aucune règle précise ; du moins, s’il y en a, personne ne s’en soucie. Et vous n’avez pas idée de la confusion qui résulte de tout ce matériel vivant.

Lewis Carroll


Risques de pluie – Un autre cygne – Ce qu’on achète à une brocante – Le trois, le sept, le treize, le quatorze et le vingt-huit – Étonnantes prédictions – Les apparences sont souvent trompeuses – Retour vers le futur – La bataille de Waterloo – De l’importance de la calligraphie – Un jour fatidique – Le quinze – Un plan d’action – Une arrivée inattendue

— Vous n’avez pas de reproches à vous faire, me dit Verity, le lendemain matin.

Nous disposions les dons dans le stand de la brocante et n’avions pu nous parler depuis l’annonce de la « bonne nouvelle », pour reprendre le terme employé par Tossie puis sa mère.

Elle posa sur l’étal un sabot en porcelaine surmonté d’un moulin à vent bleu et blanc et ajouta :

— Tout est ma faute. J’aurais dû refuser d’effectuer tant de sauts pour T.J.

Je déballai une bouilloire à œuf.

— Ça partait d’un bon sentiment. En outre, l’idée est de moi. Terence a précisé qu’il n’aurait pas fait sa déclaration si je n’avais pas débité ces stupidités sur la fugacité du temps et les opportunités qu’on poursuit au galop.

Elle ouvrait un éventail japonais.

— À ma demande. Je vous avais dit de faire virer le Titanic, en affirmant que nous esquiverions l’iceberg.

— N’avez-vous pas encore terminé ? s’enquit Mme Mering. La kermesse va bientôt commencer.

Verity sursauta.

— Nous serons prêts, tante Malvinia.

Elle mit en exposition une soupière en forme de laitue pendant que Mme Mering regardait le ciel couvert avec inquiétude.

— Oh, monsieur Henry, vous ne pensez pas qu’il va pleuvoir, au moins ?

Aucun risque, me dis-je. Ma chance a tourné.

— Non.

Je pris une eau-forte de Paolo et Francesca, un autre couple qui avait mal fini.

Pendant que Mme Mering époussetait un buste du Prince Albert.

— Tant mieux ! Oh, voici M. St. Trewes ! Je dois lui parler des promenades à poney.

Je la regardai charger Terence. Elle portait une robe bleue de garden-party, avec tous les volants, rosettes et dentelles de rigueur, mais elle avait enfilé par-dessus une robe de chambre à rayures rouges et jaunes et ceint son front d’un large bandeau de velours pourpre dans lequel elle avait piqué une grande plume d’autruche.

— Elle va faire la diseuse de bonne aventure, m’expliqua Verity en posant une paire de ciseaux de couturière reproduisant un héron. Quand elle me dira mon avenir, je lui demanderai où se trouve la potiche de l’évêque.

— Elle est peut-être dans ce bric-à-brac. Elle ne déparerait pas avec le reste.

Et je cherchai un emplacement libre pour le banjo de la veuve Wallace.

Verity s’intéressa aux objets.

— Pour être un bric-à-brac, c’est un bric-à-brac.

Elle ajouta une tasse au fouillis que j’examinai d’un œil critique.

— Il manque quelque chose, décrétai-je.

J’allai subtiliser un essuie-plume dans le stand de Tossie l’insérai entre un presse-papiers et des soldats de plomb.

— Voilà, tout est parfait.

— Si ce n’est que Tossie et Terence se sont fiancés. J’ai eu tort de croire qu’elle passerait l’après-midi chez les Chatisbourne.

— Il ne faut pas chercher à déterminer nos responsabilités respectives mais quelle est la solution.

Elle rapprocha un Arlequin de sa Colombine.

— Qu’allons-nous faire ?

— Il est possible que Terence se ressaisisse, après un bon somme réparateur. Il comprendra qu’épouser Tossie serait une erreur.

Elle secoua la tête.

— Ça ne changera rien. À l’époque actuelle, les liens des fiançailles sont presque aussi indissolubles que ceux du mariage. Un gentleman ne peut revenir sur sa parole sans provoquer un épouvantable scandale. À moins que Tossie ne prenne les devants, le voici condamné.

— Il faut donc qu’elle rencontre ce monsieur C au plus tôt. Nous devons absolument l’identifier.

— Et pour cela l’un de nous doit aller demander à M. Dunworthy si la graphologue a réussi à déchiffrer son nom.

— J’irai.

— Vous oubliez Lady Schrapnell.

— Je dois prendre ce risque. Vous n’êtes pas en état d’aller où que ce soit.

— Vous avez raison. Je me suis souvenu de certains propos que je vous ai tenus, dans le canot.

Elle baissa la tête.

— Je tiens à préciser que si j’ai parlé de Lord Peter Wimsey et de votre canotier, c’est à cause du déphasage et non parce que…

— J’en suis parfaitement conscient. Et j’en profite pour vous informer que lorsque je serai dans mon état normal je ne verrai plus en vous une naïade qui m’entraîne dans les profondeurs d’un étang en m’entortillant dans sa longue chevelure. Ce qui serait d’ailleurs malséant, étant donné que je suis pour ainsi dire fiancé à Violette Chattisbourne.

— En ce cas, vous devriez lui offrir un cadeau.

Elle me montra une céramique ajourée décorée de dorures et de giroflées roses.

— Ça sert à quoi ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Mais vous serez contraint d’acheter quelque chose. Mme Mering ne vous le pardonnera jamais, si vous ne prenez rien.

Elle me présenta un panier en forme de cygne.

— Que diriez-vous de ceci ?

— Non, merci. Nous n’aimons guère ces bestioles, Cyril et moi.

Elle prit une petite boîte en fer-blanc ayant contenu des violettes au sucre.

— Ce machin nous restera sur les bras.

— Là, vous vous trompez, rétorquai-je en déballant un exemplaire décoloré des Quatre filles du Dr March.

Je le glissai entre deux serre-livres en marbre représentant Didon et Énée, un autre couple qui n’avait pas fait long feu. Ne trouvait-on pas des amoureux célèbres qui s’étaient mariés et avaient vécu heureux jusqu’à la fin de leurs jours ?

— Les gens achètent n’importe quoi, dans les ventes de charité. À la brocante en faveur des enfants évacués, une femme a acquis une branche morte tombée sur l’étal.

— Ne regardez pas, mais votre fiancée approche.

Je me tournai vers Violette Chattisbourne qui me chargeait en gloussant.

— Oh, monsieur Henry ! Pouvez-vous venir au stand des travaux d’aiguille ?

Et elle m’enleva afin que je l’aide à mettre en valeur des têtières et des étuis à mouchoir en dentelle.

Puis elle me montra des pantoufles décorées de pensées faites au crochet.

— C’est mon œuvre. Elles signifient : « Je pense à vous ».

— Oh !

Je fis l’emplette d’un signet sur lequel était brodé : Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, où la teigne et la rouille détruisent, et où les voleurs percent et dérobent. Matthieu 6:19.

— Non, non, non, monsieur Henry ! s’exclama Mme Mering en fondant sur moi et mes napperons au point de croix tel un oiseau de proie au plumage coloré. Votre place n’est pas ici. J’ai besoin de vous là-bas !

Elle m’entraîna au-delà du stand des babioles tricotées et crochetées, de la pêche dans la sciure, du jeu de massacre et de la buvette, jusqu’à l’extrémité de la pelouse où avait été aménagé un grand bac à sable que Baine divisait en carrés d’un pied de côté à l’aide d’une petite pelle.

Elle me remit une pile de rectangles en carton pliés en deux.

— Voici notre chasse au trésor, et de quoi numéroter la grille. Avez-vous quelques shillings sur vous ?

Je sortis ma bourse et vidai son contenu dans ma paume.

Elle ramassa tout et me rendit trois shillings.

— Pour les lots de consolation. Je garde la mitraille car nous manquons de menue monnaie au stand des articles en laine.

Elle daigna toutefois me restituer une pièce d’or.

— Et vous aurez besoin de ceci pour réaliser de bonnes affaires à la brocante.

Ce qui dissipa mes derniers doutes sur ses liens de parenté avec Lady Schrapnell.

— Vous pouvez enterrer les shillings et le trésor n’importe où, à l’exception des angles et des cases porte-bonheur que sont la trois, la sept et la treize. Les gens les choisissent au début et s’il n’y a plus de premier prix nous ne récolterons rien pour le fonds de restauration. Il faut aussi proscrire les nombres inférieurs à douze, car les enfants jouent toujours leur âge. Et le quatorze qui est la date d’aujourd’hui. Baine, où est le trésor ?

— Ici, madame.

Il lui tendit un sachet en papier brun.

— Vous faites payer deux pence pour creuser dans une case et cinq pence pour trois cases.

Elle retira le papier et me confia une assiette où étaient peints le Moulin d’Iffley et les mots « Joyeux souvenir de la Tamise », un objet en tout point identique à celui qu’une des vieilles dames souriantes en bonnet de dentelle d’Abingdon avait tenté de me refiler.

— Baine, où est la pelle ?

— Ici, madame, fit-il en me remettant cet outil et un râteau. Pour égaliser le sable.

— Baine, quelle heure est-il ?

— Dix heures moins cinq, madame.

Et je crus qu’elle allait tomber en pâmoison.

— Oh, et nous ne sommes pas encore prêts ! Baine, allez expliquer les règles de la pêche dans la sciure au professeur Peddick et apportez-moi ma boule de cristal. Monsieur Henry, vous n’avez pas une seconde à perdre. Il faut enterrer immédiatement le trésor.

Je me dirigeai vers mon bac à sable.

— Pas la vingt-huit non plus. C’est la case gagnante de l’année dernière. Ni la seize. C’est l’anniversaire de la reine.

Elle partit et je m’apprêtai à dissimuler l’assiette. Baine avait préparé trente cases. Après avoir éliminé les angles, la seize, la vingt-huit, la treize, la quatorze et tout ce qu’il y avait d’un à douze, mes choix étaient restreints.

Je regardai de toutes parts afin de m’assurer que nul voleur de « Joyeux Souvenir de la Tamise » ne se tapissait dans les fourrés et j’enfouis les shillings dans la vingt-neuf, la vingt-trois et la vingt-six. Non, celle-là se trouvait dans un angle. La vingt et un. Puis je m’accordai un délai de réflexion pour déterminer quelle case restante était la moins tentante et si j’avais le temps d’aller faire mon rapport à M. Dunworthy avant le début des festivités.

J’en débattais encore quand la cloche de l’église de Muchings End battit le rappel des ouailles et que Mme Mering poussa un criolet. Je m’empressai d’enterrer le trésor dans la case dix-huit. Je la ratissais quand une voix enfantine s’éleva derrière moi.

— La sept.

Je me tournai. Vers Églantine Chattisbourne qui avait une robe rose, un gros nœud assorti et la soupière laitue sous le bras.

— Le stand n’est pas ouvert, l’informai-je en râtelant d’autres cases pour brouiller les pistes.

Je me baissai afin d’y déposer les cartons.

— Je vais jouer trois fois. Je commencerai par la sept.

— C’est mon chiffre porte-bonheur.

Elle me donna cinq pence et je lui tendis la pelle. Elle posa sa salade en porcelaine et se mit à creuser.

— Où veux-tu tenter ta chance, à présent ? demandai-je cinq minutes plus tard.

— Je n’ai pas terminé.

Elle pelleta encore, puis se redressa et parcourut les autres carrés du regard.

— Il n’y a jamais rien dans les angles, et il ne peut pas être dans la quatorze parce que c’est la date d’aujourd’hui, la douze. C’est mon âge.

Elle se remit à l’ouvrage.

— Êtes-vous sûr d’avoir enterré les lots ?

— Oui, trois shillings et le trésor.

— Vous pourriez me dire ça et avoir tout gardé.

— Tout est là. Quelle case veux-tu essayer ?

Elle me remit la pelle.

— Je vais réfléchir un peu.

— Le client est roi.

Elle me présenta sa paume.

— Rendez-moi deux pence, je renonce à mon troisième essai.

Je me demandai si elle n’avait pas des liens de parenté avec Lady Schrapnell et si Elliott Chattisbourne n’était pas notre mystérieux monsieur C.

— Je n’ai pas de monnaie.

Elle s’éloigna dans un tourbillon de volants et je ratissai de nouveau les cases. Puis je m’adossai à un arbre pour attendre d’autres clients.

Aucun n’arriva. Tous devaient s’être précipités à la brocante. La chasse au trésor avait si peu de succès que j’aurai pu m’esquiver jusqu’à la porte temporelle, si Églantine n’avait décidé de s’incruster dans les parages pour déterminer sur quelle case elle miserait ses deux derniers pence.

Elle jeta son dévolu sur la dix-sept, qu’elle creusa en vain tout en me lorgnant.

— Je crois que vous changez les prix de case quand personne ne vous regarde. C’est pour ça que je vous ai à l’œil.

— Comment m’y prendrais-je ? Tu me surveilles constamment.

— Vous êtes mieux placé que moi pour le savoir. C’est la seule explication. C’est toujours la dix-sept.

J’espérais qu’elle s’éloignerait enfin, à présent qu’elle avait tout perdu au jeu, mais elle s’intéressa alors à un petit garçon qui choisit le six (son âge) et à sa mère qui opta pour le quatorze (le jour).

— Je suis sûre que vous n’avez rien enterré du tout, déclara Églantine après que le bambin déçu fut reparti en pleurs. Pourquoi devrais-je vous croire sur parole ?

— N’as-tu pas envie d’aller faire une promenade sur un joli poney ?

— Les tours de poney, c’est pour les bébés.

— As-tu consulté la diseuse de bonne aventure ?

— Oui, et elle m’a dit que je ferais un long voyage.

Le plus tôt sera le mieux, songeai-je.

— Ils ont de magnifiques essuie-plumes, au stand des travaux d’aiguille.

— Je ne veux pas d’un essuie-plume, je veux le trésor.

Elle garda son œil d’aigle rivé sur moi pendant une autre demi-heure, puis le professeur Peddick arriva et me désigna la pelouse, les étals et la buvette.

— On se croirait à Runnymede. Les seigneurs avec leur suite et leurs étendards qui attendaient Jean sans Terre.

Je saisis la balle au bond.

— À ce propos, ne devrions-nous pas aller visiter ce site historique puis rentrer à Oxford ? Votre sœur et votre nièce sont certainement impatientes de vous voir.

— Bah ! Rien ne presse. Elles passeront tout l’été ici et le colonel a commandé une tanche argentée à pois rouges qui lui sera livrée demain.

— En ce cas, nous pourrions faire un saut à Oxford dans la matinée afin de nous assurer de leur confort. Nous serons de retour à temps pour assister à l’arrivée de ce poisson.

— Je n’en vois pas l’utilité. Maudie est pleine de ressources. Je doute par ailleurs que Terence souhaite nous accompagner, à présent qu’il est fiancé à Mlle Mering.

Il secoua la tête.

— Je ne puis dire que j’approuve sans réserve cette décision hâtive. Et vous, Henry ?

— Ce n’est pas parce qu’on est petit qu’on n’a pas de grandes oreilles, déclarai-je en fixant Églantine.

Elle s’attardait devant la chasse au trésor, les mains dans le dos.

— Oh, je la trouve bien proportionnée, répondit le professeur Peddick qui n’avait pas dû saisir le fond de ma pensée. Mais elle croit que le bras de Nelson a été emporté par un boulet de l’invincible Armada.

Églantine approcha.

— Vous allez creuser ?

— Creuser ?

— Chercher le trésor.

— Comme le professeur Schliemann. Fuimus Troes ; fuit Illium.

Il prit la petite pelle.

— Il faut d’abord donner deux pence et dire un nombre.

— Dire un nombre ? Entendu. Quinze pour le jour et l’année de la signature de la Grande Charte. Le 15 juin 1215.

Il sortit son porte-monnaie et me régla son dû.

— Le 15, c’est demain. N’est-ce pas une excellente occasion de faire un saut à Runnymede ? Nous pourrions y aller en canot dans la matinée et télégraphier à votre sœur et votre nièce de nous y rejoindre.

— Les anniversaires attirent trop de gens. Ils feront fuir les poissons.

— Quinze, ce n’est pas un bon chiffre, estima Églantine, Moi, j’aurais choisi le neuf.

— Tiens, lui dit le professeur Peddick en lui remettant la pelle. Creuse à ma place.

— Je peux garder ce que je trouve ?

— Nous partagerons équitablement le butin. Fortuna belli semper anticipiti in loco est.

— Qu’est-ce que j’aurai, s’il n’y a rien ?

— Limonade et gâteaux à la buvette.

— C’est perdu d’avance, marmonna-t-elle.

Mais elle se mit à pelleter.

— Un jour fatidique, le 15 juin, ajoutait-il. C’est également un 15 juin que Napoléon a pénétré en Belgique. Et s’il avait continué jusqu’à Ligny au lieu de s’arrêter à Fleurus, il aurait divisé les armées de Wellington et de Blücher et remporté la bataille. Le cours de l’histoire aurait été modifié.

— Je vous avais bien dit qu’il n’y avait rien dans la quinze, déclara Églantine. D’ailleurs, je crois qu’elles sont toutes vides. Quand est-ce que j’aurai ma limonade et mes gâteaux ?

— Tout de suite.

Il lui prit le bras pour la guider vers la buvette.

Ce qui me permettrait de me présenter au rapport.

Je n’avais pas fait trois pas en direction de la gloriette que Mme Chattisbourne m’arrêta.

— N’auriez-vous pas vu Églantine, monsieur Henry ?

Je lui dis où elle était.

— Je suppose que vous avez été informé des fiançailles de Mlle Mering avec M. St. Trewes ?

Je répondis affirmativement.

— J’ai toujours estimé que juin était le mois idéal pour prendre de tels engagements. Pas vous, monsieur Henry ? Il y a tant de jeunes filles ravissantes, ici, que je ne serais aucunement étonnée d’apprendre que vous avez vous aussi trouvé l’âme sœur.

Je lui répétai qu’Églantine était à la buvette.

— Merci. Oh, si vous voyez M. Finch… Pourrez-vous lui dire que nous allons bientôt manquer de vin de sureau au stand des petits-fours ?

— Certainement, madame Chattisbourne.

— Il est absolument merveilleux. Il pense à tout. Savez-vous qu’il s’est rendu à Stowcester pour acheter le gâteau au carvi ? Il consacre tous ses loisirs à parcourir la campagne, en quête de ce qu’il y a de mieux pour notre table. Hier, il est allé chercher des fraises chez Bilton, le fermier. C’est une vraie perle. Le meilleur de tous les majordomes que nous avons eus. Je redoute jour et nuit qu’on me le chipe.

Des inquiétudes bien légitimes, lorsqu’on avait Mme Mering pour voisine. Je me demandai ce que manigançait Finch et si Mme Chattisbourne finirait par me laisser.

Elle le fit, mais Violette et Iris avaient pris entre-temps la relève pour dépenser en gloussant deux pence chacune sur le trois et le treize (leurs nombres porte-bonheur respectifs). Quand je m’en débarrassai, une demi-heure s’était écoulée et Églantine risquait de revenir d’un instant à l’autre.

Je courus jusqu’au point de départ de la promenade à poney pour prier Terence de surveiller la chasse au trésor pendant quelques minutes.

— Que devrai-je faire ? me demanda-t-il, méfiant.

— Remettre une pelle en échange de deux pence.

Je passai sous silence les harcèlements d’Églantine, et il attacha son poney à un arbre.

— Entendu. Ça doit être de tout repos comparé à ceci. J’ai reçu des coups de pied toute la matinée.

Je lorgnai l’ongulé.

— Il semble pourtant paisible.

— Pas lui, les enfants.

Je lui montrai le bac à sable et lui confiai la pelle.

— Je serai de retour dans un quart d’heure.

— Prenez votre temps.

Je le remerciai et filai vers le belvédère. Je l’aurais sans doute atteint si le vicaire ne m’avait intercepté à la bordure des lilas pour me demander :

— Vous amusez-vous, monsieur Henry ?

— Comme un fou. Je…

— Vous êtes-vous fait prédire votre avenir ?

— Pas encore, je…

— Allez-y. Avec la brocante, c’est le clou de la kermesse.

Sur ces mots, il me prit par le bras et m’entraîna vers la tente de la diseuse de bonne aventure.

Il me poussa sous un rabat rouge et je me retrouvai face à Mme Mering qui attendait les gogos devant une boule de cristal. Elle avait donc réussi à intimider suffisamment l’artisan pour qu’il la livre dans les temps.

— Asseyez-vous, et tracez une croix dans ma paume avec de l’argent.

Je lui remis la pièce d’or qu’elle m’avait généreusement laissée et elle daigna cette fois me rendre la monnaie. Puis elle plaça ses mains au-dessus de la sphère, leur fit dessiner des mouvements circulaires et déclara d’une voix sépulcrale :

— Je vois… que vous serez encore de ce monde dans de nombreuses années. Je vois aussi… un long, très long voyage… Vous cherchez un objet. A-t-il de la valeur ?

Elle ferma les yeux et se toucha le front.

— Le cristal se trouble… Je ne puis vous dire si cette entreprise sera couronnée de succès.

— Vous ne sauriez pas où il est, par hasard ? Je parle de cet objet.

Je me penchai vers la boule mais ne vis rien.

— Non, il… Les apparences sont souvent trompeuses. Je vois… des complications… Le cristal s’obscurcit… Au centre, je discerne la… Princesse Arjumand !

Je fis un bond de trente centimètres.

— Princesse Arjumand ! Vilain chat !

Elle glissa ses mains sous ses jupes.

— Tu ne dois pas venir ici, petite polissonne. Monsieur Henry, auriez-vous l’amabilité de la rapporter à ma fille ? Elle m’empêche de créer l’atmosphère qui convient.

Elle me remit la chatte, qu’elle dut détacher griffe par griffe de sa robe.

— Elle se fourre toujours là où il ne faut pas.

J’emportai la Princesse Arjumand vers le stand de la brocante et demandai à Verity de la surveiller.

— Que vous a dit M. Dunworthy ? souhaita-t-elle savoir.

— Je n’ai pas encore pu y aller, car je suis tombé dans une embuscade. Mais Mme Mering vient de m’annoncer que je ferai un long voyage, et j’en déduis que je réussirai à m’éclipser.

— Elle a vu un mariage, dans mon avenir. J’espère que c’est celui de sa fille avec monsieur C.

Je passai derrière l’étal, lui confiai la Princesse et sortis. Je pus atteindre le chemin de halage que je suivis jusqu’à la gloriette. Une fois-là, je m’accroupis dans les lilas pour attendre l’ouverture de la porte.

Ce qui lui prit une éternité, alors que je redoutais d’être découvert par Églantine, le vicaire et finalement, quand l’air se mit à miroiter, par Lady Schrapnell.

Je m’avançai en me ramassant sur moi-même, prêt à bondir en arrière tel un tigre si cette femme était à l’affût dans le labo. Elle n’y était pas et les lieux avaient été transformés en QG. Le mur devant lequel j’étais resté assis – combien de jours plus tôt ? – disparaissait derrière une installation informatique si démesurée que la console du transmetteur paraissait par comparaison minuscule. Des batteries de moniteurs et d’écrans tridimensionnels emplissaient l’espace subsistant.

À son pupitre, Warder interrogeait la nouvelle recrue qui répondait :

— Tout ce que je sais, c’est qu’il a dit : « Je ne vais pas courir le risque de vous laisser ici. Allez-y. » Et j’y suis allé.

— Il n’a pas déclaré qu’il avait quelque chose à faire ?

— Il a ajouté : « Je vous suis. »

— Vous n’avez vu personne dans les parages ?

— Non, les sirènes s’étaient déclenchées et il n’y avait plus un chat dans le quartier. Tout était en ruines.

— Les sirènes ? Il y avait donc un raid. Une bombe n’a-t-elle…

Elle redressa la tête et me vit.

— Que faites-vous ici ? Qu’est-il arrivé à Kindle ?

Je franchis les voiles.

— Déphasage à un stade avancé, grâce à vous. Où est M. Dunworthy ?

— À Corpus Cristi, auprès de la graphologue.

Je me tournai vers la nouvelle recrue.

— Allez l’informer que je dois lui parler immédiatement.

— J’essaie de déterminer ce qui cloche, pour Carruthers, gronda Warder. Vous ne pouvez pas débarquer comme ça et…

— C’est important.

— Votre collègue l’est aussi ! aboya-t-elle avant de se tourner vers le nouveau. Y avait-il des bombes à retardement, dans le secteur ?

Il nous fixait à tour de rôle, en hésitant.

— Je ne sais pas.

— Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

— C’est que… Je dois aller chercher M. Dunworthy.

— Entendu, mais revenez avec lui. J’ai d’autres questions à vous poser.

Il s’esquiva, en frôlant T.J. qui apportait une pile de livres, de vids et de disques.

— Oh, Henry ! Je voulais justement vous…

Il s’interrompit et regarda de tous côtés.

— Où est Verity ?

— En 1888. Vous l’avez complètement déphasée, avec vos sauts.

Il essaya de poser son fardeau sans tout renverser.

— Ils ne m’ont pas permis d’apprendre quoi que ce soit. Ce qui est incompréhensible, car les décalages auraient dû augmenter autour du site. Je vais vous montrer.

Il m’entraîna vers les nouvelles installations, me lâcha et alla demander à Warder :

— Y en a-t-il eu un, au retour de Ned ?

— Je n’ai pas eu le temps de vérifier. Je dois récupérer Carruthers !

— D’accord, d’accord. Pourriez-vous faire les calculs, s’il vous plaît ?

Il se tourna vers moi.

— Ned, je veux vous…

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Il n’y a jamais de décalages, lors des rentrées.

— Nous en avons relevé un, pour celle de Verity.

— Quelle en était la cause ?

— J’aimerais le savoir. Vous a-t-elle parlé de mes simulations de Waterloo ?

— Vaguement.

Il saisit rapidement des données.

— Il est généralement difficile de reproduire un événement historique parce que de nombreux facteurs sont inconnus, mais celui-ci est une exception à la règle. Cette bataille a fait l’objet d’analyses approfondies et tout a été disséqué. Une foule de détails auraient pu inverser l’issue du combat. Les violents orages du seize et du dix-sept, le fait que Grouchy ne soit pas arrivé…

— La calligraphie de Napoléon.

— Tout juste. Son message à D’Erlon et l’impossibilité de prendre Hougoumont, entre autres.

Il enfonça des touches supplémentaires puis se tourna vers la batterie d’écrans et se dirigea vers celui du milieu en sortant un pointeur laser de sa poche.

— Bon, voilà la simulation de ce qui s’est passé.

C’était une tache tridimensionnelle d’un gris plus ou moins soutenu selon les endroits. Il alluma son accessoire et désigna son centre.

— Nous avons ici le champ de bataille et sur les bords les secteurs temporels et géographiques affectés par les affrontements.

Le faisceau zigzagua puis revint à son point de départ.

— Les combats de Quatre Bras, l’attaque de Wavre, la charge de la Vieille Garde, la retraite.

Je ne voyais que de la grisaille et j’avais l’impression d’être avec un médecin qui me montrait une radiographie en disant : « Voici vos poumons et votre cœur… » alors que rien n’évoquait de près ou de loin des organes.

— J’ai inséré des incongruités dans cette sim, afin de découvrir quelles étaient leurs conséquences.

Il se tourna vers l’écran de gauche. Pour autant que je pouvais en juger, il était identique au précédent.

— Napoléon avait prévu d’envoyer D’Erlon vers Ligny, mais l’ordre était illisible et D’Erlon a conduit ses hommes derrière le flanc gauche et ils ont été pris pour des ennemis. Dans cette simulation, un historien substitue au message une copie compréhensible et, comme vous le constaterez aisément, la situation en est radicalement modifiée.

Je devais le croire sur parole.

— Les décalages commencent par s’accroître sur le site puis, à des degrés moindres, sur son pourtour et finalement dans des zones périphériques pendant que tout se stabilise.

Je fronçai les sourcils, pour lui donner l’impression que je suivais ses explications.

— En l’occurrence, la correction est presque instantanée. D’Erlon transmet ses instructions à son commandant en second qui les crie à un lieutenant. Mais les tirs d’artillerie couvrent les ordres et le sous-officier envoie malgré tout ses troupes sur le flanc gauche. Tout redevient comme dans le modèle d’origine.

Il désigna avec le pointeur laser l’alignement supérieur d’écrans.

— J’ai testé plusieurs cas de figure. Ici, un historien fait sauter les portes de Hougoumont. Ici, il dévie le tir d’un fantassin afin que Letort ne soit pas tué. Ici, il intercepte un message entre Blücher et Wellington. L’impact de ces actes sur la situation et le temps nécessaire pour que le continuum retrouve sa configuration de base varie dans chaque cas.

Il montra d’autres moniteurs.

— De quelques minutes à deux jours, sans aucun rapport direct entre l’importance de l’acte et ses conséquences. Ici, par exemple, où nous tuons Uxbridge pour l’empêcher de lancer son attaque suicidaire, le commandant en second prend aussitôt la relève et part à la charge, avec les mêmes résultats.

Il désigna un écran de la deuxième rangée.

— Alors qu’ici, pendant la bataille de Ligny, il suffit qu’un historien en uniforme prussien trébuche et tombe pour que le continuum fasse intervenir quatre régiments et Bücher en personne.

Il gagna un moniteur central.

— Ici, à La Sainte Haye, les tirs d’artillerie ont enflammé les toits de chaume et des habitants ont éteint l’incendie en faisant la chaîne avec des marmites. J’ai envoyé quelqu’un subtiliser un de ces récipients et il en a résulté une incongruité majeure. Le plus intéressant, c’est que la correction n’a pas simplement accentué le décalage ici et là…

Il désigna le haut de l’écran.

— Mais ici aussi, deux ans et demi plus tôt.

— Les effets se sont fait sentir dans le passé ?

— Oui, pendant l’hiver 1812. Des chutes de neige importantes creusent une ornière dans la route et un chariot tiré par des bœufs s’incline. Il perd une partie de son chargement, dont un tonnelet de bière qu’un villageois récupère. Le jour de l’incendie, ce tonnelet remplace la marmite volée et la population peut éteindre les flammes, et faire disparaître l’incongruité.

Il retourna vers son clavier et saisit d’autres données. De nouvelles taches informes apparurent sur les écrans.

— Ici, où Gneisenau bat en retraite vers Liège, et là où un historien aide à dégager un canon embourbé, les corrections affectent également le passé.

— C’est pour cela que vous avez envoyé Verity en mai ? Parce que vous pensiez que la situation avait pu commencer à se redresser avant les faits ?

— Oui, mais nous n’avons pas relevé la moindre anomalie, alors que dans tous les autres cas le processus est identique : décalage accentué sur le site, moyen dans l’environnement immédiat et quelques poches isolées au-delà.

— Ce qui ne correspond pas à la situation actuelle.

— Non. Pour le saut de Verity, l’écart n’est que de neuf minutes et inexistant à proximité. Le seul cas digne d’attention concerne 2018 et il est bien plus important qu’il ne devrait être, si loin du point d’origine.

Il regagna l’ordinateur, pianota puis revint vers l’écran de gauche dont l’affichage s’était légèrement modifié.

— La seule simulation qui s’en rapproche, c’est celle-ci. Un historien tire un obus qui tue Wellington.

Il chercha le pointeur dans ses poches, ne le trouva pas et utilisa son index.

— Vous voyez ça ? Le décalage atteint son maximum mais est insuffisant pour contrer les anomalies qui se développent ici, ici et là. En outre, il décroît très nettement dans ce secteur. Nous constatons que les contre-mesures s’avèrent inefficaces et que le cours de l’histoire commence à s’altérer.

— Napoléon est vainqueur ?

— Oui, fit-il avant de désigner une zone d’un gris plus soutenu. Les similitudes avec votre cas sautent aux yeux. Une poche de décalage accentué apparaît soixante-dix ans plus tard, alors qu’il n’y a rien à proximité immédiate.

Il avait tendu le doigt vers un point plus clair.

— Mais le phénomène est très net sur le site lui-même, supposai-je.

— Oui. C’est une constante pour toutes les incongruités. La vôtre exceptée.

— Vous venez de prouver qu’elles ne sont pas une simple vue de l’esprit. C’est déjà ça, non ?

— Ce ne sont que des simulations.

— Vous avez démontré ce qui aurait lieu si…

Je m’interrompis en constatant qu’il secouait la tête.

— Tout ceci est hypothétique. Si nous décidions d’envoyer un historien chargé d’intercepter un message, abattre un cheval ou recopier des instructions, la porte refuserait de s’ouvrir. Nul ne peut approcher à moins de deux années et de cent kilomètres de Waterloo. De telles choses n’auraient la possibilité de se produire que si le système était privé de protections.

Nous étions donc revenus à notre point de départ.

— Rien n’a pu gêner leur fonctionnement, lors du saut de Verity ?

— Nous avons immédiatement vérifié, sans rien trouver.

M. Dunworthy entra, visiblement préoccupé.

— Désolé de vous avoir fait attendre. J’ai voulu m’entretenir avec la graphologue.

— A-t-elle réalisé des progrès ?

Warder ne lui laissa pas le temps de me répondre.

— Où est le nouveau ? Il devait vous accompagner.

— Je l’ai envoyé à la cathédrale, pour qu’il retienne Lady Schrapnell tant que Ned serait parmi nous.

Ayant pu le voir à l’œuvre, j’estimai que je n’avais pas intérêt à moisir ici.

— La graphologue sait-elle qui est ce monsieur C ?

— Non. Elle a réduit le nombre de lettres de son nom à huit et trouvé le passage se rapportant à Coventry. Elle cherche la date.

C’était mieux que rien.

— Ça devient urgent. Terence et Tossie se sont fiancés.

— Seigneur ! C’était du sérieux, à l’époque. Ned, n’avez-vous aucun indice sur son identité ?

— Pas le moindre, et Verity n’a pu mettre la main sur le journal. Elle espère qu’il viendra à la kermesse.

N’avais-je rien d’autre à leur dire, ou leur demander ?

— T.J., vous avez parlé d’un décalage au retour.

— Oh, oui ! Warder ?

— J’essaie…

— Je sais, je sais, vous tentez de ramener Carruthers.

— Non, Finch.

— Ça peut attendre, décréta T.J.

Cent yeux de séraphin le foudroyèrent.

— Comme vous voudrez !

Elle martyrisa les touches pendant trente secondes.

— Trois heures et huit minutes.

— Trois heures !

— C’est moins important que pour le dernier saut de Verity, intervint M. Dunworthy. Quarante-huit heures.

— Il n’y en avait pas, dans les sims.

Je pensai brusquement à quelque chose.

— Quel jour sommes-nous ?

— Vendredi, dit T.J.

— À neuf jours de la consécration, précisa M. Dunworthy. Le 5 novembre.

— Neuf jours ! Seigneur ! Et je présume que vous n’avez toujours pas trouvé la potiche de l’évêque ?

— Ça se présente plutôt mal, pas vrai, enseigne Klepperman ?

T.J. se remit à pianoter.

— Ça dépend dans quel domaine. J’ai effectué des sims se rapportant au bombardement de Berlin.

Sur les écrans, les taches grises furent remplacées par d’autres taches grises.

— Cible ratée, bombardier abattu, pilote touché… Même si nous éliminons cet avion, rien ne modifie le résultat. Londres fait malgré tout l’objet de représailles.

— Ça, c’est une bonne nouvelle, commenta sèchement M. Dunworthy.

La porte miroita et Finch apparut. Sitôt que Warder eût remonté les voiles, il se dirigea droit vers M. Dunworthy pour lui annoncer :

— J’ai d’excellentes…

Il s’interrompit en me voyant.

— Je vous attends dans votre bureau, monsieur.

Sur quoi, il s’éclipsa.

— Je veux savoir ce qu’il mijote, exigeai-je. L’avez-vous envoyé noyer la Princesse Arjumand ?

T.J. éclata de rire.

— La noyer ?

— Répondez, et ne vous avisez pas de me dire que vous n’êtes pas libre de me parler de sa mission.

— C’est pourtant le cas, fit M. Dunworthy. Mais je peux vous assurer que cette chatte n’est pas en danger et que vous vous féliciterez des résultats de nos interventions.

Si Henry doit y retourner, vous auriez intérêt à vous magner, lança Warder avec hargne. Je dois établir une ouverture intermittente à une demi-heure d’intervalle pour Carruthers.

— Nous aurons besoin des conclusions de la graphologie, dis-je à M. Dunworthy. Je tenterai de revenir cette nuit, ou demain.

— Vous croyez peut-être que j’ai tout mon temps ? J’essaie…

— Je sais.

Vaincu, j’allai vers le transmetteur.

— À quel moment souhaitez-vous réapparaître ? Cinq minutes après votre départ ?

L’espoir grandit en moi comme un des arcs-en-ciel de Wordsworth.

— J’ai le choix ?

— C’est ça, le voyage temporel. Mais je n’ai pas…

— Quatre heures et demie.

Avec un peu de chance et vingt minutes de décalage, tous seraient rentrés chez eux.

— Vous ne craignez pas qu’on remarque votre absence ?

— Non. Terence doit être ravi d’échapper aux ruades des enfants.

Elle haussa les épaules et saisit les coordonnées.

— Entrez dans la machine.

Elle pressa la touche « envoi ».

La porte miroita et je redressai mon canotier et ma cravate pour regagner gaiement le site des festivités. Le ciel toujours couvert m’empêchait de voir le soleil et de déterminer l’heure, mais la foule était clairsemée. Il devait être au moins trois heures et demie. J’allai vers la brocante afin d’annoncer à Verity que je n’avais rien à lui annoncer.

Elle n’y était pas. Rose et Iris Chattisbourne la remplaçaient, et elles tentèrent de me fourguer une pince à sucre en argent.

— Elle est à la buvette, firent-elles à l’unisson.

J’y trouvai seulement Cyril qui espérait contre toute attente qu’un maladroit laisserait tomber un sandwich. Je pris pour lui un petit pain aux raisins et pour moi un rocher et une tasse de thé, que j’emportai vers la chasse au trésor où Terence parut surpris de me voir.

— Vous ne vous êtes pas absenté longtemps. Je vous avais dit de prendre votre temps.

Je fus saisi d’angoisse.

— Quelle heure est-il ? Ma montre s’est… arrêtée.

— Midi cinq. Je présume que vous refuserez de vous occuper du poney à ma place ?

— Effectivement.

Il repartit, morose, et je goûtai au thé et commençai à grignoter le rocher en pensant que le destin était parfois injuste.

Ce fut un après-midi interminable. Églantine, qui avait extorqué cinq pence à une de ses sœurs, le passa à croupetons à côté du bac à sable, pour mettre au point une stratégie.

— Je ne pense pas que le trésor est dans une de ces cases, déclara-t-elle après avoir dilapidé deux pence sur le deux.

— Si, je l’ai enterré de mes propres mains.

— Je sais. Le révérend Arbitage vous a vu. Mais quelqu’un a pu le subtiliser quand vous n’étiez pas là.

— M. St. Trewes m’a remplacé.

— Le voleur a pu venir en tapinois pendant que nous ne regardions pas.

Elle retourna s’accroupir et je repris le grignotage du rocher, qui était encore plus dur que celui que j’avais mangé lors des prières pour la RAF et la vente de petits-fours. Ce qui me rappela la potiche de l’évêque.

Quelqu’un ne l’avait-il pas emportée en tapinois pendant que nul ne regardait ? J’étais convaincu qu’aucun individu sain d’esprit n’en aurait voulu, mais il suffisait de voir ce que les gens achetaient dans une brocante pour constater que cette conviction était sans fondement. Un pillard avait pu la subtiliser, si Verity n’avait pas eu raison de dire qu’elle avait été mise en sécurité avant le raid. Il n’y avait que deux possibilités : soit elle s’était trouvée dans l’église lors du bombardement soit elle n’y était plus, pensai-je en me perdant dans la contemplation des cases dessinées sur le sable. Et dans un cas comme dans l’autre, elle devait être quelque part. Mais où ? Dans la dix-huit ? La vingt-cinq ?

À une heure et demie, le vicaire vint me remplacer pour me permettre de prendre un « repas décent » et de « profiter de la kermesse ». Le « repas décent » consista en un sandwich à la purée de poisson (dont j’offris la moitié à Cyril) une autre tasse de thé, après quoi je « profitai de la kermesse » et péchai un rond de serviette en verre rubis dans la sciure, achetai un couvre-théière, une orange désodorisante remplie de clous de girofles, un crocodile en porcelaine et un pot de gelée de pied de veau. Pour terminer, j’allai annoncer à Verity que j’ignorais toujours la date du voyage et le nom de monsieur C et regagnai mon poste. Sitôt qu’Églantine regarda ailleurs, je me débarrassai du crocodile en l’enterrant dans la case neuf.

L’après-midi s’écoulait lentement. Des gens choisirent le quatre, le seize, le vingt et un et le vingt-neuf, et ils empochèrent deux de mes shillings. Églantine dépensa en vain le reste de son pécule et s’éloigna en tapant du pied. Puis Baine m’apporta la Princesse Arjumand.

— Pourriez-vous la surveiller un moment, monsieur Henry ? Mme Mering voudrait que je m’occupe du jeu de massacre et je crains qu’il soit impossible de la laisser seule un instant.

— Le ryunkin nacré aux yeux globuleux ?

— Oui, monsieur.

Un bac à sable ne me semblait pas non plus être pour elle un lieu de séjour idéal.

— Quand iras-tu te coucher au milieu des travaux d’aiguille, comme ce chat tricolore de la brocante de la Nativité de la Vierge Marie ? lui demandai-je.

— Mi-août, me répondit-elle en frottant son museau sur ma main.

Je la caressai, en regrettant qu’elle n’eût pas acquis un statut d’insignifiance. Si elle avait été destinée à se noyer, la porte aurait refusé de s’ouvrir au retour et j’aurais pu la garder.

Non, c’eût été impossible. Une Mme Mering du XXIe siècle me l’aurait chipée, et une chatte n’aurait pu à elle seule perpétuer son espèce entre-temps éteinte, même par clonage. Mais, tout en la grattant derrière les oreilles, je ne pus m’empêcher de penser qu’elle était adorable. Sauf aux yeux globuleux des ryunkins nacrés.

Finch arriva en hâte.

— J’ai un message pour vous. La graphologue a trouvé la date du voyage à Coventry. C’est…

— Maman dit que vous devez me laisser faire trois autres essais, l’interrompit Églantine qui venait de se matérialiser près de nous. Elle vous donnera les cinq pence à la fin de la kermesse.

Finch la regarda avec nervosité.

— Ne pourrions-nous pas nous isoler, monsieur ?

— Églantine. Que dirais-tu de t’occuper de la chasse au trésor quelques minutes ?

— Je veux creuser. Celui qui surveille n’a pas le droit de gagner des lots. Je commencerai par la deux.

— Désolé, mais ce monsieur était là avant toi. Quel carré, monsieur Finch ?

— Carré ?

Je désignai le bac à sable.

— La case où vous voulez creuser. Il y en a trente, et la plupart des gens choisissent une date qui leur tient à cœur. Sauf si c’est le trente et un, cela va de soi. Avez-vous une date à l’esprit M. Finch ?

— Oh, une date. Je voudrais le carré numéro…

— Il n’a pas payé, le dénonça Églantine. Il faut donner deux pence, avant de pouvoir chercher.

Finch fouilla dans ses poches.

— Je crains de ne pas…

— Les majordomes ont droit à un essai gratuit. Quel numéro ?

— Ce n’est pas juste ! Pourquoi est-ce gratis pour les majordomes et pas pour les petites filles ?

— C’est un privilège accordé aux serviteurs à l’occasion de la plupart des fêtes religieuses.

— Alors, pourquoi le majordome de Mme Mering n’en a pas bénéficié ?

— Parce qu’il avait déjà tenté sa chance au jeu de massacre, rétorquai-je en tendant la pelle à Finch. Quel emplacement, M. Finch ?

— Le quinze, s’il vous plaît.

— Le quinze ? Vous en êtes certain ?

— Impossible, intervint Églantine. Il a déjà été pris. Le seize et le dix-sept aussi. Vous ne pouvez pas choisir une case qui a déjà été creusée. C’est contraire au règlement.

— Le quinze, insista Finch.

— C’est impossible, déclarai-je à mon tour, atterré.

— Qu’est-ce que je disais ? fit Églantine. Ni le six ni le vingt-deux. Je les ai retenus.

— Mais c’est demain ! En est-elle certaine ?

— Absolument, monsieur.

— Et le mois ? C’est peut-être juillet ? Ou août ?

Je savais que je me berçais d’illusions. Quand nous étions à Iffley, Verity avait précisé que ce voyage aurait lieu en juin.

— À votre place, je prendrais un des angles, conseilla Églantine. Le trente ou le un.

— Vous êtes sûr que c’est le quinze ? Demain ?

— Oui, monsieur.

— Je dois en informer Verity. Finch, fermez boutique.

— Ah non ! s’emporta Églantine. J’ai droit à trois essais.

— Laissez-la faire ses trous.

Et je partis vers la brocante avant qu’ils ne puissent protester. J’effectuai toutefois un long détour pour ne pas être intercepté par Mme Mering ou les autres filles Chattisbourne.

Verity vendait le banjo sans cordes à un jeune homme qui avait un chapeau melon et des moustaches en guidon de vélo. Je pris un ustensile non identifiable et des airs de connaisseur pour feindre de m’intéresser à son gros disque dentelé et ses lames incurvées en attendant son départ.

— Il s’appelle Kilbreth, m’apprit ensuite Verity. Avec un K.

— La graphologue a trouvé la date du voyage à Coventry, c’est le 15 juin.

— Impossible ! C’est demain.

— C’est ce que j’ai dit.

— Comment l’avez-vous appris ? Vous êtes retourné à Oxford ?

— Non. Finch a servi d’intermédiaire.

— Il en est certain ?

— Oui. Alors, que fait-on ? Je doute que suggérer d’aller admirer Coventry aux aurores soit suffisant.

— D’autant plus qu’ils consacrent habituellement le lendemain d’une kermesse à se rendre visite pour se raconter ce qu’ils savent déjà. Ils refuseront de s’absenter et de rater le meilleur moment de la fête.

— Il y a les poissons.

— Quels poissons ?

— Nous pourrions dire au colonel et au professeur qu’il y a là-bas des hauts-fonds poissonneux ou du gravier à brèmes. Coventry est bien sur un cours d’eau, non ? Ils n’y résisteront pas.

— Je ne sais pas trop, mais vous m’avez donné une idée. Savez-vous faire craquer vos orteils ?

— Hein ?

— C’est le truc des sœurs Fox. Tant pis, on s’en passera…

Elle entreprit de fouiller dans son bric-à-brac.

— Super, elle est toujours là !

Elle en sortit la boîte à violettes au sucre.

— Tenez, achetez ça. Je n’ai rien sur moi.

— Pour quoi faire ?

— J’ai une idée. Allez, c’est cinq pence.

Je lui tendis un shilling.

— Je la voulais, protesta Églantine qui venait de réapparaître près de moi.

— Je croyais que tu chassais le trésor ?

— J’ai creusé les cases dix, onze et vingt-sept. Bernique ! Je ne crois pas qu’il y ait quelque chose. Vous n’avez rien mis dedans.

Après avoir lancé cette accusation, elle se tourna vers Verity.

— Je vous ai retenu cette boîte, ce matin.

— Désolée, mais M. Henry en a fait l’acquisition. Sois une brave fille et va chercher Mme Mering. Je dois lui parler.

— Elle serait idéale, pour ranger des boutons.

— Ne préfères-tu pas un joli livre ?

Verity lui présenta Les Quatre Filles du Dr March.

— Si tu vas chercher Mme Mering, je te donne deux pence et je t’aide à trouver le trésor, tentai-je.

— Ce serait de la triche.

— Il n’est pas interdit de fournir un indice.

Je me penchai pour lui murmurer à l’oreille :

— La bataille de Waterloo.

— Le jour ou l’année ?

— À toi de deviner.

— Vous m’aiderez aussi, pour les shillings ?

— Non. Et ramène-nous Mme Mering tout de suite.

Elle partit en courant.

— Vite, faites-moi part de votre idée avant son retour.

Elle me reprit la boîte à violettes au sucre, retira son couvercle, écarta les deux éléments comme des cymbales et les fit claquer.

— Une séance.

— Une séance ? C’est ça, votre solution ? Je regrette de ne pas avoir rétrocédé cet objet à Églantine.

— Vous dites que le colonel et le professeur ne peuvent résister à tout ce qui se rapporte aux poissons. Mme Mering ne peut quant à elle résister à tout ce qui se rapporte aux esprits et aux séances de spiritisme…

— Séance de spiritisme ? répéta Mme Mering en se ruant sur nous. Ai-je bien entendu, Verity ?

— Oui, tante Malvinia.

Elle enveloppa rapidement la boîte et son couvercle dans du papier de soie puis les fourra dans le cygne d’osier et me tendit le tout.

— Je suis certaine que vous serez enchanté de vos achats, monsieur Henry.

Elle se tourna vers Mme Mering.

— M. Henry vient de me dire qu’il n’a jamais assisté à une séance.

— Est-ce vrai, monsieur Henry ? Oh, il faut absolument en organiser une à votre intention. Je vais demander au révérend Arbitage s’il peut venir. Monsieur Arbitage !

Elle repartit.

— Rendez-moi la boîte, murmura Verity.

Je la lui remis, le plus discrètement possible.

— À quoi va-t-elle vous servir ?

— À faire parler les esprits. Ce soir, ils nous diront d’aller à Coventry.

— Vous croyez que ça marchera ?

— Ça marche pour Mme Iritosky, D.D. Home, les sœurs Fox et Florence Cook. Le scientifique William Crooke et Arthur Conan Doyle se sont laissé berner. Qu’est-ce qui pourrait clocher ?

Mme Mering revint, dans un volettement de jupes.

— Le révérend Arbitage s’occupe de la loterie, mais je l’inviterai plus tard. Oh, monsieur Henry, je sais que cet esprit sera au rendez-vous. Je le sens déjà flotter près de moi.

Il s’agissait en fait de Baine qui s’était immobilisé derrière elle et attendait de pouvoir s’exprimer.

— C’est peut-être celui que vous avez entendu avant-hier soir, monsieur Hen… Oui, Baine ?

— Mme Iritosky, madame.

— Oui, oui, qu’y a-t-il ?

— Elle est ici, madame.

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