Premier Jour

Allongé sur son lit, Lucas regarda la petite diode de son beeper qui clignotait frénétiquement. Il referma son livre et le posa juste à côté de lui, ravi. C'était la troisième fois en quarante-huit heures qu'il relisait cette histoire et de mémoire d'enfer aucune lecture ne l'avait autant régalé.


Il caressa la couverture du bout du doigt. Ce dénommé Hilton était en passe de devenir son auteur culte. Il reprit l'ouvrage en main, bien heureux qu'un client l'ait oublié dans le tiroir de la table de nuit de cette chambre d'hôtel et le lança d'un geste assuré dans la valise ouverte à l'autre bout de la pièce. Il regarda la pendulette, s'étira et quitta le lit. «Allez, lève-toi et marche», dit-il, enjoué. Face au miroir de l'armoire, il resserra le nœud de sa cravate, ajusta la veste de son costume noir, reprit ses lunettes de soleil sur le petit guéridon près de la télévision et les rangea dans la poche haute de son complet. Le beeper attaché au passant de la ceinture de son pantalon ne cessait de vibrer. Il repoussa du pied la porte de l'unique placard et se dirigea vers la fenêtre. Il écarta le voile grisâtre et immobile pour étudier la cour intérieure, aucune brise ne viendrait chasser la pollution qui envahissait le bas de Manhattan et s'étendait jusqu'aux limites de TriBeCa* (*Quartier au sud de Manhattan). La journée serait caniculaire, Lucas adorait le soleil, et qui mieux que lui savait combien il était nocif? Sur les terres de sécheresse, n'autorisait-il pas la prolifération de toutes sortes de germes et de bactéries, n'était-il pas plus intraitable que la grande faucheuse pour trier les faibles des forts? «Et la lumière fut!» fredonna-t-il en décrochant le téléphone. Il demanda à la réception que l'on prépare sa note, son voyage à New York venait d'être écourté, puis il quitta la chambre.

Au bout du couloir, il déconnecta l'alarme de la porte qui s'ouvrait sur l'escalier de secours.

Arrivé dans la courette, il récupéra le livre avant de se délester de sa valise dans un grand container à ordures et s'engagea d'un pas léger dans la ruelle.

Dans la petite rue de SoHo aux pavés disjoints, Lucas guettait d'un œil gourmand un balconnet en fer forgé, qui ne résistait plus à la tentation de s'effondrer que par la grâce de deux rivets rouillés. La locataire du troisième étage, jeune mannequin aux seins trop bien sculptés, au ventre insolent et aux lèvres pulpeuses, était venue s'installer dans sa chaise longue, ne se doutant de rien et c'était parfait ainsi. Dans quelques minutes (si sa vue ne le trompait pas, et elle ne le trompait jamais), les rivets céderaient. La ravissante se retrouverait alors trois étages en contrebas, le corps disloqué. Le sang qui s'écoulerait de son oreille entre les interstices des pavés soulignerait la terreur peinte sur son visage. Son joli minois resterait ainsi figé jusqu'à ce qu'il se décompose dans une boîte en sapin où la famille de la demoiselle l'aurait enfermé avant de larguer le tout sous une dalle de marbre et quelques litres de larmes inutiles. Un rien du tout, qui ferait au plus quatre lignes mal rédigées dans le journal du quartier et coûterait un procès au gérant de l'immeuble. Un responsable technique de la mairie perdrait son emploi (il faut toujours un coupable), un de ses supérieurs enterrerait l'affaire, en concluant que l'accident aurait tourné au drame si des passants s'étaient trouvés sous le balconnet. Comme quoi il y avait un Dieu sur cette terre, et finalement c'était bien là le vrai problème de Lucas.

La journée aurait pu parfaitement bien commencer si, à l'intérieur de cet appartement coquet, un téléphone n'avait sonné et si l'idiote qui l'occupait n'avait laissé son portable dans sa salle de bains. La stupide tête de linotte se leva pour aller le chercher: décidément, il y avait plus de mémoire dans un Mac que dans la cervelle d'un mannequin, se dit Lucas, déçu.

Lucas serra les dents et ses mâchoires grincèrent, comme celles du camion d'ordures qui descendait vers lui, faisant trembler la rue sur son passage. Dans un claquement sec et franc, l'assemblage métallique s'arracha de la façade et dégringola. À l'étage inférieur, une fenêtre explosa, pulvérisée par un morceau de la rambarde. Un gigantesque mikado de poutrelles de fer rouillées, habitations troglodytes de colonies de bacilles du tétanos, s'abattait sur le pavé. L'œil de Lucas s'éclaira à nouveau, un longeron de métal aiguisé filait vers le sol à une vitesse vertigineuse. Si ses calculs immédiats se révélaient justes, et ils l'étaient toujours, rien n'était perdu. Il s'engagea nonchalamment sur la chaussée, forçant le conducteur de la benne à ralentir. La poutrelle traversa la cabine de la benne à ordures et vint se ficher dans le thorax du chauffeur, le camion fit une terrible embardée. Les deux éboueurs, juchés sur leur plate-forme arrière, n'eurent pas le temps de crier: l'un fut happé par la gueule béante de la benne et aussitôt broyé par les mandibules qui officiaient, imperturbables, l'autre fut projeté au-devant et glissa, inerte, sur le macadam. L'essieu avant passa sur sa jambe.

Dans sa course, le Dodge percuta un réverbère qu'il expédia en l'air. Les fils électriques désormais dénudés eurent la bonne idée de frétiller jusqu'au caniveau gorgé d'eau sale. Une gerbe d'étincelles annonça le formidable court-circuit qui affecta tout le pâté de maisons. Dans le quartier, les feux de croisement se mirent en berne, aussi noirs que le complet de Lucas. Au loin, on pouvait déjà entendre les fracas des premières collisions aux carrefours abandonnés à eux-mêmes. À l'intersection de Crosby Street et de Spring, le choc de la benne folle et d'un taxi jaune fut inévitable. Heurté par le travers, le Yellow Cab vint s'encastrer dans la devanture de la boutique du musée d'Art moderne. «Une compression de plus pour leur vitrine», murmura Lucas. L'essieu avant du camion escalada une voiture en stationnement, les optiques désormais aveugles pointaient vers le ciel. La lourde benne se tordit dans un bruit de tôles déchirées, avant de se coucher sur le flanc. Les tonnes de détritus qu'elle contenait dégueulèrent de ses entrailles et la chaussée se couvrit d'un tapis d'immondices. Au vacarme du drame consommé succéda un silence de mort. Le soleil continuait tranquillement sa course vers le zénith, la chaleur de ses rayons aurait vite fait de rendre l'atmosphère du quartier pestilentielle.

Lucas ajusta le col de sa chemise, il avait une sainte horreur que les pans dépassent de son veston. Il contempla l'étendue du désastre tout autour de lui. Il était à peine neuf heures à sa montre, et, finalement, c'était une très belle journée qui commençait.

La tête du chauffeur de taxi reposait sur le volant, actionnant le klaxon qui résonnait à l'unisson de la corne des remorqueurs dans le port de New York, un endroit si joli quand il faisait beau comme en ce dimanche de fin d'automne. Lucas s'y rendait. De là, un hélicoptère le déposerait à l'aéroport de LaGuardia, son avion décollait dans soixante-six minutes.


*

Le quai 80 du port marchand de San Francisco était désert, Zofia raccrocha lentement le combiné du téléphone et sortit de la cabine. Les yeux plissés par la lumière, elle contempla la jetée opposée. Un essaim d'hommes s'y affairait autour de gigantesques containers. De leur nacelle, les grutiers haut perchés dans le ciel dirigeaient un ballet subtil de flèches qui se croisaient à la verticale d'un immense cargo en partance pour la Chine. Zofia soupira, même douée de la meilleure volonté du monde, elle ne pouvait pas tout faire seule. Elle avait bien des dons, mais pas celui d'ubiquité.

La brume recouvrait déjà le tablier du Golden Gate dont seuls les sommets des piles dépassaient de l'épais nuage qui envahissait progressivement la baie. Dans quelques instants l'activité portuaire devrait cesser, faute de visibilité. Zofia, ravissante dans sa tenue d'officier en charge de la sécurité, n'avait que peu de temps pour convaincre les contremaîtres syndiqués d'interrompre leurs dockers payés à la tâche. Si seulement elle savait se mettre en colère!… La vie d'un homme devrait pourtant peser plus lourd que quelques caisses chargées à la hâte; mais les hommes ne changeraient pas si rapidement, sinon elle n'aurait pas besoin d'être là.

Zofia aimait l'atmosphère qui régnait sur les docks. Elle avait toujours beaucoup à faire ici. Toute la misère du monde se donnait rendez-vous à l'ombre des anciens entrepôts. Les sans-abri y élisaient domicile, à peine protégés des pluies d'automne, des vents glacés que le Pacifique charriait sur la ville l'hiver venu, et des patrouilles de police qui n'aimaient guère s'aventurer dans cet univers hostile, quelle que soit la saison.

– Manca, arrêtez-les!

L'homme à la carrure épaisse fit mine de ne pas l'avoir entendue. Sur le grand bloc-notes qu'il calait contre son ventre, il recopiait le numéro d'immatriculation d'un container qui s'élevait dans le ciel.

– Manca! Ne m'obligez pas à dresser un procès-verbal, prenez votre radio et faites cesser le travail, maintenant! reprit Zofia. La visibilité est inférieure à huit mètres et vous savez bien qu'en dessous de dix vous auriez déjà dû siffler l'arrêt.

Le contremaître Manca parapha la page et la tendit au jeune pointeur qui l'assistait. D'un mouvement de la main il lui fit signe de s'éloigner.

– Ne restez pas là-dessous, vous êtes dans une zone d'aplomb: quand ça se décroche, ça ne pardonne pas!

– Oui, mais ça ne se décroche jamais. Manca, vous m'avez entendue? insista Zofia.

– Je n'ai pas une visée laser dans l'œil que je sache! bougonna l'homme en se grattant l'oreille.

– Mais votre mauvaise foi est plus précise que n'importe quel télémètre! N'essayez pas de gagner du temps, fermez-moi ce port tout de suite avant qu'il ne soit trop tard.

– Cela fait quatre mois que vous travaillez ici et jamais la productivité n'a autant baissé. C'est vous qui allez nourrir les familles de mes camarades à la fin de la semaine?

Un tracteur s'approchait de la zone de déchargement. Le chauffeur ne voyait plus grand-chose, et ses fourches frontales évitèrent de justesse la collision avec une remorque à plateau.

– Allez poussez-vous de là, ma petite, vous voyez bien que vous gênez!

– Ce n'est pas moi qui gêne, c'est le brouillard. Vous n'avez qu'à payer vos dockers autrement. Je suis certaine que leurs enfants seront plus heureux de voir leur père ce soir que de toucher la prime d'assurance décès du syndicat. Dépêchez-vous, Manca, dans deux minutes je vous dresse une assignation personnelle au tribunal et j'irai plaider moi-même devant le juge.

Le contremaître dévisagea Zofia avant de cracher dans le port.

– On ne voit même plus vos ronds dans l'eau! dit-elle.

Manca haussa les épaules, s'empara de son talkie-walkie et se résigna à ordonner l'arrêt général des activités. Quelques instants plus tard, quatre coups de trompe résonnèrent, immobilisant aussitôt le ballet des grues, des élévateurs, des tracteurs à sellette, des cavaliers, des frontaux, et de tout ce qui pouvait se mouvoir autour des quais ou à bord des cargos. Au loin, dans l'invisible, la corne de brume d'un remorqueur répondit à l'arrêt de l'activité.

– À force de jours chômés, ce port finira par fermer.

– Ce n'est pas moi qui fais la pluie et le beau temps, Manca, j'empêche juste vos hommes de se tuer. Arrêtez de faire cette tête-là, je déteste quand nous sommes fâchés, je vous offre un café et des œufs brouillés. Venez!

– Vous pouvez me regarder tant que vous voulez avec vos yeux d'ange, mais, je vous préviens, à dix mètres je remets tout en route!

– Dès que vous pourrez lire le nom des bateaux sur leur coque! Allez, venez!

Le Fisher' s Deli, meilleure cantine du port, était déjà bondé. À chaque brouillard, tous les dockers s'y retrouvaient pour partager l'espoir d'une éclaircie qui sauverait leur journée. Les anciens étaient attablés au fond de la salle. Debout au comptoir, les plus jeunes se rongeaient les ongles en tentant de deviner par-delà les fenêtres la proue d'un navire ou la flèche d'une grue de bord, premiers signes d'une amélioration du temps. Derrière les conversations de circonstance, tous priaient, ventre noué, cœur serré. Pour ces polyvalents qui travaillaient de jour comme de nuit, sans jamais se plaindre de la rouille et du sel qui s'infiltraient jusque dans leurs articulations, pour ces hommes qui ne sentaient plus leurs mains aux cals épais, il était terrible de rentrer à la maison, les quelques dollars de la garantie syndicale en poche.

Une cacophonie régnait dans le bistrot – de couverts qui s'entrechoquaient, de vapeur qui sifflait du percolateur, de glaçons que l'on raclait dans leur bac. Sur les banquettes en moleskine rouge, les dockers s'étaient entassés par groupes de six et peu de mots s'échangeaient au-dessus du brouhaha.

Mathilde, la serveuse aux cheveux coupés à la Audrey Hepburn, la silhouette fragile dans sa blouse en vichy, porte un plateau si chargé que les bouteilles y tiennent en équilibre comme par enchantement. Le carnet de commandes fiché dans son tablier, elle va et vient de la cuisine au comptoir, du bar aux tables, de la salle au guichet du plongeur.

Les journées de grande brume sont pour elle sans répit, mais dans sa solitude quotidienne elles sont ses préférées. De ses sourires généreux, de ses regards en coin, de ses reparties cinglantes, elle finit toujours par réchauffer un peu le moral des hommes qui la côtoient. La porte s'ouvre, elle tourne la tête et sourit, elle connaît bien celle qui entre.

– Zofia! Table 5! Dépêche-toi, il a presque fallu que je monte dessus pour te la garder. Je vous apporte du café tout de suite.

Zofia s'y installe en compagnie du contremaître qui continue de râler.

– Cinq ans que je leur dis d'installer des éclairages au tungstène, on y gagnerait au moins vingt jours de boulot par an. Et puis ces normes sont idiotes, mes gars savent encore bosser à cinq mètres de visibilité, ce sont tous des pros.

– Les apprentis représentent trente-sept pour cent de vos effectifs, Manca!

– Les apprentis, ils sont là pour apprendre! Notre métier se transmet de père en fils, et personne ne joue avec la vie des autres ici. Une carte de docker ça se mérite, par tous les temps!

Le visage de Manca s'adoucit quand Mathilde les interrompt pour déposer leur commande, fière de son agilité acquise à l'ouvrage.

– Des œufs brouillés bacon pour vous, Manca. Toi, Zofia, je suppose que tu ne manges pas, comme d'habitude. Je t'ai quand même servi un café que tu ne boiras pas non plus, avec du lait sans mousse. Le pain, le ketchup, voilà, tout y est!

La bouche déjà pleine, Manca la remercie. D'une voix mal assurée Mathilde demande à Zofia si sa soirée est libre. Zofia lui répond qu'elle passera la chercher dès la fin de son service. Soulagée, la serveuse disparaît dans le tumulte du café qui ne cesse de s'emplir. Du fond de la salle, un homme à la carrure sérieuse se dirige vers la sortie. A la hauteur de leur table il s'arrête pour saluer le contremaître. Manca essuie sa bouche et se redresse pour l'accueillir.

– Qu'est-ce que tu fais par ici?

– Comme toi, je suis venu rendre visite aux meilleurs œufs brouillés de la ville!

– Tu connais notre officier de sécurité, le lieutenant Zofia…?

– Nous n'avons pas ce plaisir, l'interrompt aussitôt Zofia en se levant.

– Alors, je vous présente mon vieil ami l'inspecteur George Pilguez de la police de San Francisco.

Elle tendit une main franche au détective qui la regardait, étonné, lorsque le beeper accroché à sa ceinture se mit à sonner.

– Je crois bien que l'on vous appelle, dit Pilguez.

Zofia examina le petit appareil à sa ceinture. Au-dessus du chiffre 7, la diode lumineuse ne cessait de clignoter. Pilguez la dévisagea en souriant.

– Ça va jusqu'à 7 chez vous? Votre boulot doit être rudement important, chez nous ça s'arrête à 4.

– C'est la première fois que cette diode s'allume, répondit-elle, troublée. Je vous laisse, je vous prie de m'excuser.

Elle salua les deux hommes, adressa un petit signe à Mathilde qui ne la vit pas et se fraya un chemin vers la porte à travers l'assemblée.

De la table où l'inspecteur Pilguez avait pris sa place, le contremaître s'écria:

– Ne conduisez pas trop vite, à moins de dix mètres de visibilité aucun véhicule n'est autorisé à circuler sur les quais!

Mais Zofia n'entendit pas; remontant sur sa nuque le col de sa veste en cuir, elle courait vers sa voiture. Portière à peine claquée, elle lança le moteur qui démarra au quart de tour. La Ford de service s'ébranla et fonça le long des docks, sirène hurlante. Zofia ne semblait aucunement perturbée par l'opacité du brouillard qui ne cessait de s'intensifier. Elle roulait dans ce décor spectral, se faufilant entre les pieds des grues, slalomant allégrement entre les containers et les machines immobilisées. Quelques minutes lui suffirent pour arriver à l'entrée de la zone d'activité marchande. Elle ralentit au poste de contrôle, même si par ce temps la voie devait être libre. La barrière striée rouge et blanc était levée. Le gardien du quai 80 sortit de sa guérite, mais, dans une telle nuit blanche, il ne vit rien. On ne voyait plus sa propre main tendue. Zofia remontait 3rd Street, longeant la zone portuaire. Après avoir traversé tout le Bassin chinois, 3rd Street bifurquait enfin vers le centre de la ville. Imperturbable, Zofia naviguait dans les rues désertes. A nouveau son beeper retentit. Elle protesta à voix haute.

– Je fais ce que je peux! Je n'ai pas d'ailes et la vitesse est limitée!

Elle avait à peine achevé sa phrase qu'un immense éclair diffusa dans la brume un halo de lumière fulgurant. Un coup de tonnerre d'une violence inouïe éclata, faisant trembler toutes les vitres des façades. Zofia écarquilla les yeux, son pied appuya un peu plus fort sur l'accélérateur, l'aiguille grimpa très légèrement. Elle ralentit pour traverser Market Street, on ne pouvait plus distinguer la couleur du feu, et s'engagea sur Kearny. Huit blocs séparaient encore Zofia de sa destination, neuf si elle se résignait à respecter le sens de circulation des rues, ce qu'elle ferait sans aucun doute.

Dans les rues aveugles, une pluie diluvienne déchirait le silence, de grosses gouttes éclataient sur le pare-brise dans un clapotis assourdissant, les essuie-glaces étaient impuissants à chasser l'eau. Au loin, seule la pointe qui abritait l'ultime étage de la majestueuse Tour pyramidale du Transamerica Building émergeait de l'épais nuage noir qui recouvrait la ville.


*

Vautré dans son fauteuil de première classe, Lucas profitait par le hublot de ce spectacle diabolique mais d'une beauté divine. Le Boeing 767 tournait au dessus de la baie de San Francisco, dans l'attente d'une hypothétique autorisation d'atterrir. Impatient, Lucas tapota sur le beeper accroché à sa ceinture. La diode n° 7 ne cessait de clignoter. L'hôtesse s'approcha pour lui ordonner de l'éteindre et de redresser son dossier: l'appareil était en approche.

– Eh bien, arrêtez donc d'approcher, mademoiselle, et posez-nous ce putain d'avion, je suis pressé!

La voix du commandant de bord grésilla dans les haut-parleurs: les conditions météorologiques au sol étaient relativement difficiles, mais la faible quantité de kérosène dans les réservoirs les obligeait à atterrir. Il demanda à l'équipage navigant de s'asseoir et convoqua le chef de cabine au poste de pilotage. Il raccrocha son micro. La mine forcée de l'hôtesse de l'air de la première classe valait bien un oscar: aucune actrice au monde n'aurait su composer le sourire à la Charlie Brown qu'elle accrocha à la commissure de ses lèvres. La vieille dame assise à côté de Lucas et qui ne parvenait plus à contrôler sa peur agrippa son poignet. Lucas fut amusé par la moiteur de sa main et le léger tremblement qui l'agitait. La carlingue était malmenée par une série de secousses plus violentes les unes que les autres. Le métal semblait souffrir autant que les passagers. Par le hublot on pouvait voir les ailes de l'appareil osciller au maximum de l'amplitude prévue par les ingénieurs de Boeing.

– Pourquoi la chef de cabine est convoquée? demanda la vieille dame, au bord des larmes.

– Pour faire un canard dans le café du commandant de bord! répondit Lucas, rayonnant. Vous avez la trouille?

– Plus que ça, je crois. Je vais prier pour notre salut!

– Ah! mais arrêtez-moi ça tout de suite! Bienheureuse, gardez donc cette angoisse, c'est très bon pour votre santé! L'adrénaline, ça décrasse tout. C'est le déboucheur liquide du circuit sanguin et puis ça fait travailler votre cœur. Vous êtes en train de gagner deux années de vie! Vingt-quatre mois d'abonnement à l'œil, c'est toujours ça de pris, même si à voir votre mine les programmes ne doivent pas être folichons!

La bouche trop sèche pour parler, la passagère essuya d'un revers de la main des gouttes de sueur à son front. Dans sa poitrine le cœur s'était emballé, sa respiration devenait difficile et une multitude de petites étoiles scintillantes venaient troubler sa vue. Lucas, amusé, lui tapota amicalement le genou.

– Si vous fermez bien fort les yeux, et en vous concentrant bien entendu, vous devriez voir la Grande Ourse.

Il éclata de rire. Sa voisine avait perdu connaissance et sa tête retomba sur l'accoudoir. En dépit des violentes turbulences, l'hôtesse se leva. S'agrippant tant bien que mal aux porte-bagages, elle avançait vers la femme évanouie. De la poche de son tablier, elle sortit une petite fiole de sels qu'elle décapsula et promena sous le nez de la vieille dame inconsciente. Lucas la regarda, encore plus amusé.

– Notez que Mamie à des excuses de ne pas bien se tenir, votre pilote n'y va pas de main morte. On se croirait dans des montagnes russes. Dites-moi… ça restera entre nous, promis… votre remède de grand-mère… sur elle… c'est pour soigner le mal par le mal?

Et il ne put réfréner un nouvel éclat de rire. La chef de cabine le dévisagea, outrée: elle ne trouvait rien d'amusant à la situation et le lui fit savoir.

Un trou d'air brutal expédia l'hôtesse vers la porte du poste de pilotage. Lucas lui adressa un large sourire et gifla franchement la joue de sa voisine. Celle-ci sursauta et ouvrit un œil.

– Et la revoilà parmi nous! Ça vous fait combien de Miles ce petit voyage?

Il se pencha à son oreille pour chuchoter:

– N'ayez pas honte, regardez-les autour de nous, ils sont tous en train de prier, c'est d'un ridicule!

Elle n'eut pas le temps de répondre, dans le hurlement assourdissant des moteurs l'avion venait de toucher le sol. Le pilote inversa la poussée des réacteurs et de violentes gerbes d'eau vinrent fouetter la carlingue. L'appareil s'immobilisa enfin. Dans toute la cabine, les passagers applaudissaient les pilotes ou joignaient les mains, remerciant Dieu de les avoir sauvés. Exaspéré, Lucas déboucla sa ceinture de sécurité, leva les yeux au ciel, regarda sa montre et s'avança vers la porte avant.


*

La pluie avait redoublé de force. Zofia gara la Ford le long du trottoir qui bordait la Tour. Elle abaissa le pare-soleil, dévoilant un petit macaron qui arborait les lettres CIA. Elle sortit en courant sous l'ondée, chercha de la monnaie au fond de sa poche et inséra la seule pièce qu'elle avait dans le parcmètre. Puis elle traversa l'esplanade, dépassa les trois portes à tambour qui donnaient accès au hall principal du majestueux édifice pyramidal qu'elle contourna. Une nouvelle fois le beeper vibra à sa ceinture: elle leva les yeux vers le ciel.

– Je suis désolée, mais c'est très glissant le marbre mouillé! Tout le monde le sait, sauf peut-être les architectes…

On plaisantait souvent au dernier étage de la Tour en disant que la différence entre les architectes et Dieu était que Dieu, lui, ne se prenait pas pour un architecte.

Elle longea le mur du bâtiment, jusqu'à une dalle qu'elle reconnut à sa couleur plus claire. Elle posa sa main sur la paroi. Un panneau s'effaça dans la façade, Zofia s'engouffra et la trappe se remit aussitôt en place.


*

Lucas était descendu de son taxi et marchait d'un pas assuré sur le parvis que Zofia avait abandonné quelques instants plus tôt. À l'opposé de la même Tour, il appliqua comme elle sa main sur la pierre. Une dalle, celle-ci plus sombre que les autres, coulissa et il entra dans le pilier ouest du Transamerica Building.


*

Zofia n'avait eu aucun mal à s'accoutumer à la pénombre du corridor. Sept lacets plus tard, elle accéda à un large hall habillé de granit blanc d'où s'élevaient trois ascenseurs. La hauteur qui régnait sous le plafond était vertigineuse. Neuf globes monumentaux, tous de taille différente, suspendus par des câbles dont on ne pouvait discerner les points d'amarrage, diffusaient une lumière opaline.

Chaque visite au siège de l'Agence était pour elle une source d'étonnement. L'atmosphère qui régnait en ces lieux était décidément insolite. Elle salua le concierge qui s'était levé derrière son comptoir.

– Bonjour, Pierre, vous allez bien?

L'affection de Zofia pour celui qui depuis toujours veillait aux accès de la Centrale était sincère. Chaque souvenir de ce passage aux portes si convoitées y associait sa présence. N'était-ce pas à lui que l'on devait le climat paisible et rassurant qui régnait dans l'Entrée de la Demeure en dépit d'un transit intense? Même les jours de grande affluence, quand des centaines de personnes se précipitaient aux portes, Pierre, alias Zée, ne permettait jamais le désordre ou la bousculade. Le siège de la CIA ne serait vraiment pas le même sans la présence de cet être posé et attentif.

– Beaucoup de travail ces temps derniers, dit Pierre. Vous êtes attendue. Si vous souhaitez vous changer, je dois avoir votre clé de vestiaire quelque part, donnez-moi quelques secondes…

Il se mit à fouiller dans les tiroirs de la banque d'accueil et murmura:

– Il y en a tellement! Voyons, où l'ai-je mise?

– Pas le temps, Zée! dit Zofia en marchant d'un pas pressé vers le portique de sécurité.

La porte vitrée pivota. Zofia avança vers l'ascenseur de gauche, Pierre la rappela à l'ordre, lui montrant du doigt la cabine express au centre, celle qui montait directement au tout dernier étage.

– Vous êtes certain? demanda-t-elle, surprise.

Pierre hocha la tête alors que les portes s'ouvraient au son d'une clochette qui ricocha sur les murs de granit. Zofia en resta interdite quelques secondes.

– Dépêchez-vous, et bonne journée, lui dit-il avec un sourire affectueux.

Les portes se refermèrent sur elle, et la cabine s'éleva vers le dernier étage de la CIA.


*

Dans le pilier opposé de la Tour, le néon du vieux monte-charge grésillait et la lumière vacilla quelques secondes. Lucas ajusta sa cravate et tapota les revers de sa veste. Les grilles venaient de s'ouvrir.

Un homme vêtu d'un costume identique au sien vint aussitôt l'accueillir. Sans lui adresser la parole, il lui indiqua sèchement les sièges du sas d'attente et retourna s'asseoir derrière son bureau. Le molosse aux allures de cerbère qui dormait enchaîné à ses pieds souleva une paupière, se lécha les babines et referma l'œil, un trait de bave fila sur la moquette noire.


*

L'hôtesse avait accompagné Zofia vers un canapé à l'assise profonde. Elle lui proposa de choisir une des revues mises à disposition sur une table basse. Avant de retourner derrière son comptoir, elle lui assura qu'on viendrait la chercher dans peu de temps.


*

Au même moment, Lucas referma un magazine et consulta sa montre, il était presque midi. Il en défit le bracelet et l'attacha à l'envers sur son poignet pour ne pas oublier de la régler en repartant. Il arrivait parfois qu'au «Bureau» le temps s'arrête, et Lucas ne supportait pas le manque de ponctualité.


*

Zofia reconnut Michaël dès qu'il apparut au bout du couloir, son visage s'éclaira aussitôt. La chevelure grisonnante toujours un peu en broussaille, les pattes épaisses qui allongeaient ses traits et cet irrésistible accent écossais (certains prétendaient qu'il l'avait emprunté à sir Sean Connery, dont il ne ratait jamais aucun film) lui donnaient une allure dont l'âge n'altérerait jamais l'élégance. Zofia adorait la façon que son parrain avait de faire chuinter les s, mais elle raffolait encore plus de la petite fossette qui se formait sur son menton quand il souriait. Depuis son arrivée à l'Agence, Michaël était son mentor, son modèle éternel. Au fur et à mesure qu'elle avait gravi les échelons de la hiérarchie, il avait accompagné chacun de ses pas et s'était toujours arrangé pour que rien de négatif ne figurât à son dossier. À force de patientes leçons et d'attentions dévouées, il avait toujours valorisé les qualités précieuses de sa protégée. Sa générosité rarement égalée, son à-propos, la vivacité de son âme sincère, compensaient les légendaires reparties de Zofia qui surprenaient parfois ses pairs. Quant à la façon parfois peu orthodoxe qu'elle avait de s'habiller… tout le monde savait bien ici, et depuis fort long temps, que l'habit ne faisait pas le moine.

Michaël avait toujours soutenu Zofia car il avait identifié en elle, aux premiers instants de son admission, un membre d'élite, et il avait toujours veillé à ce qu'elle-même ne le sache jamais. Personne n'aurait osé contester ses vues: il était reconnu pour son autorité naturelle, sa sagesse et sa dévotion. Depuis la nuit des temps, Michaël était le numéro deux de l'Agence, le bras droit du grand Patron que tout un chacun appelait ici-haut Monsieur.

Un dossier sous le coude, Michaël passa devant Zofia. Elle se leva pour l'embrasser.

– C'est doux de te revoir! C'est toi qui m'as fait appeler?

– Oui, enfin pas tout à fait, reste là, dit Michaël. Je vais certainement venir te chercher.

Il avait l'air tendu, ce qui ne lui ressemblait pas.

– Qu'est-ce qui se passe?

– Pas maintenant, je t'expliquerai plus tard, et tu me feras le plaisir d'enlever ce bonbon de ta bouche avant que…

La réceptionniste ne lui laissa pas le temps d'achever sa recommandation, il était attendu. Il s'engagea dans le couloir d'un pas pressé et se retourna pour la rassurer d'un regard. À travers la cloison il entendait déjà les bribes de la conversation qui s'envenimait dans le grand bureau.

– Ah non, pas à Paris! Ils sont tout le temps en grève… ce serait beaucoup trop facile pour toi, il y a des manifestations quasi quotidiennes… N'insiste pas… depuis le temps que ça dure, je ne les vois pas s'arrêter demain pour nous faire plaisir!

Un court silence encouragea Michaël à lever le bras pour frapper à la porte, mais il interrompit son geste en entendant la voix de Monsieur reprendre un ton plus fort:

– L'Asie et l'Afrique non plus!

Michaël recourba l'index, mais la main s'immobilisa à quelques centimètres du battant car à nouveau la voix s'élevait, résonnant cette fois jusque dans le corridor.

– Le Texas, pas question! Pourquoi pas en Alabama tant que tu y es?!

Il fit une nouvelle tentative, sans plus de succès, néanmoins la voix s'était apaisée.

– Que penserais-tu d'ici? Ce n'est pas une mauvaise idée après tout… ça nous évitera des déplacements inutiles et depuis le temps que nous nous disputons ce territoire. Va pour San Francisco!

Le silence indiqua que le moment était venu. Zofia sourit timidement à Michaël alors qu'il pénétrait dans le bureau de Monsieur. La porte se referma derrière lui, Zofia se retourna vers la réceptionniste.

– Il est nerveux, non?

– Oui, depuis le lever du jour occidental, répondit-elle évasivement.

– Pourquoi?

– J'entends beaucoup de choses ici, mais je ne suis quand même pas dans le secret de Monsieur… et puis vous connaissez la règle, je ne dois rien dire, je tiens à ma place.

Elle réussit au prix de grands efforts à garder le silence plus d'une petite minute et reprit:

– Tout à fait confidentiellement, et de vous à moi, je peux vous assurer qu'il n'est pas le seul à être tendu. Raphaël et Gabriel ont travaillé toute la nuit occidentale, Michaël les a rejoints au crépuscule oriental, cela doit être sacrément sérieux.

Zofia s'amusait du vocable étrange de l'Agence. Mais était-il possible, en ces lieux, de penser en heures alors que chaque fuseau du globe avait la sienne? Son parrain lui rappelait, à la première ironie de sa part, que le rayonnement universel des activités de la Centrale et les diversités linguistiques de son personnel justifiaient certaines expressions et autres usages. Il était proscrit, par exemple, d'utiliser des chiffres pour identifier les agents de l'Intelligence. Monsieur avait choisi les premiers membres de son directoire en les nommant, et la tradition avait perduré… Finalement, quelques règles bien simples, très éloignées des idées préconçues sur la terre, facilitaient les coordinations opérationnelles et hiérarchiques de la CIA. Depuis toujours, on distinguait les anges par un prénom

…car c'est ainsi que fonctionnait depuis la nuit des temps la maison de Dieu que l'on appelait aussi la CENTRALE DE L'INTELLIGENCE DES ANGES.


Monsieur marchait de long en large, les mains croisées dans le dos, l'air soucieux. De temps en temps, Il s'arrêtait pour regarder au travers des grandes fenêtres de la pièce. Au-dessous de lui, l'épais matelas de nuages interdisait d'entrevoir la moindre parcelle de terre. L'immensité bleue bordait la baie vitrée aux dimensions infinies. Il jeta un œil courroucé à la table de réunion qui traversait la pièce dans toute sa longueur. Le plateau démesuré s'étirait jusqu'à la cloison du bureau adjacent. Se retournant vers la table, Monsieur repoussa une pile de dossiers. Tous ses gestes trahissaient l'impatience qu'il contrôlait.

– Vieux! Tout ça est poussiéreux! Veux-tu que je te dise ce que Je pense? Ces candidatures sont canoniques! Comment veux-tu que l'on gagne?

Michaël était resté près de la porte et avança de quelques mètres.

– Ce sont tous des agents sélectionnés par votre Conseil…

– Parlons-en de mon Conseil, quel manque d'idées! Toujours à radoter les mêmes paraboles, il vieillit le Conseil! Quand ils étaient jeunes, ils étaient pleins d'idées pour améliorer le monde. Aujourd'hui, ils sont presque résignés!

– Mais leurs qualités n'ont jamais tari, Monsieur.

– Je ne les remets pas en cause, mais regarde où nous en sommes!

Sa voix s'était élevée dans le ciel, faisant trembler les murs de la pièce. Michaël redoutait plus que tout les colères de son employeur. Elles étaient rarissimes, mais leurs conséquences avaient été plutôt dévastatrices. Il suffisait de regarder par la fenêtre le temps qui régnait sur la ville pour deviner son humeur du moment.

– Les solutions du Conseil ont-elles réellement fait progresser l'humanité ces temps derniers? reprit Monsieur. Il n'y a vraiment pas de quoi pavoiser, non? Bientôt, on ne pourra plus influencer un simple froissement d'aile de papillon… ni Lui ni Moi d'ailleurs, dit-il, désignant le mur au fond de la pièce. Si les éminents membres de mon assemblée avaient fait preuve d'un peu plus de modernité, je n'aurais pas à relever un défi aussi absurde! Mais le pari est lancé, alors il nous faut du neuf, de l'original, du brillant et, surtout, de la créativité! Une nouvelle campagne s'engage, et c'est le sort de cette maison qui est en jeu, que Diable!

On frappa aussitôt trois coups à la cloison mitoyenne, Monsieur la regarda d'un air agacé et s'assit à l'extrémité de la table. L'air malin, Il avisa Michaël.

– Montre-moi donc ce que tu caches sous ton bras!

Confus, son fidèle adjoint s'approcha et déposa devant lui une chemise cartonnée. Monsieur ouvrit le rabat et fit défiler les premiers feuillets, son œil s'éclaira, les plissements de son front dénotaient l'intérêt grandissant qu'il portait à sa lecture. Il souleva le dernier onglet et examina attentivement la série de photographies jointes.

Blonde, recueillie dans une allée du vieux cimetière de Prague, brune, courant le long des canaux de Saint-Pétersbourg, rousse, attentive sous la tour Eiffel, cheveux courts à Rabat, longs et dans le vent à Rome, bouclés place de l'Europe à Madrid, ambrés dans les ruelles de Tanger, elle était toujours ravissante. De face ou de profil, son visage était simplement angélique. Interrogatif, Monsieur désigna le seul cliché où l'épaule de Zofia était dénudée: un léger détail retint son attention.

– C'est un petit dessin, s'empressa de dire Michaël en croisant les doigts. Une toute petite paire d'ailes de rien du tout, une coquetterie, un tatouage… un peu moderne peut-être? Mais on peut l'effacer!

– Je vois bien que ce sont des ailes, grommela Monsieur. Où est-elle, quand puis-je la voir?

– Elle attend sur le palier…

– Alors, fais-Ia entrer!

Michaël sortit du bureau et alla chercher Zofia. En chemin, il lui infligea une série de recommandations. Zofia allait rencontrer le grand patron et l'événement était assez exceptionnel pour que son parrain en ait le trac à sa place… et Zofia devrait savoir garder la sienne pendant tout l'entretien. Elle se contenterait d'écouter, sauf si Monsieur posait une question sans apporter lui-même de réponse. Il était interdit de le regarder dans les yeux. Michaël reprit son souffle et poursuivit:

– Attache tes cheveux en arrière et tiens-toi droite. Une chose encore, si tu dois parler, tu concluras chacune de tes phrases par Monsieur…

Michaël dévisagea Zofia et sourit.

– … et puis oublie ce que je viens de te dire, sois toi-même! Après tout, c'est ce qu'il préfère. C'est pour cela que j'ai proposé ta candidature et certainement pour cela aussi qu'Il t'a déjà choisie! Je suis épuisé, ce n'est plus de mon âge tout ça.

– Choisie pour quoi?

– Tu vas le savoir, allez, prends ton souffle et entre, c'est ton grand jour… et tu me craches ce chewing-gum une fois pour toutes!

Zofia ne put s'empêcher de faire une révérence.

Avec son visage buriné, ses mains sublimes, sa carrure, sa voix grave, Dieu était encore plus impressionnant que tout ce qu'elle avait pu imaginer. Elle fit discrètement glisser son chewing-gum sous la langue et sentit un indescriptible frisson parcourir son dos. Monsieur l'invita à s'asseoir. Puisqu'elle était selon son parrain (Il savait que c'était ainsi qu'elle appelait Michaël) l'un des agents les plus qualifiés de sa Demeure, Il s'apprêtait à lui confier la mission la plus importante que l'Agence ait connue depuis sa création. Il la regarda, elle baissa aussitôt la tête.

– Michaël vous délivrera les documents et instructions nécessaires au parfait déroulement des opérations dont vous aurez la seule responsabilité…

Elle n'avait pas le droit à l'erreur et le temps lui seraIt compté… Elle avait sept jours pour réussir.

– …Faites preuve d'imagination, de talent, il paraît que vous en avez de multiples, je le sais. Soyez d’une extrême discrétion, vous êtes très efficace, je le sais aussi.

Il était directif, jamais une opération n'avait autant exposé l'Agence. Il lui arrivait de ne plus savoir lui-même de quelle façon il s'était laissé entraîner dans cet incroyable défi.

– … Si, je crois que je le sais! ajouta-t-il.

Compte tenu de la gravité des enjeux, elle n'en référerait qu'à Michaël et, en cas de besoin extrême ou d'indisponibilité de sa part, à Lui-même. Ce que Monsieur allait maintenant lui révéler ne devrait jamais sortir de ces lieux. Il ouvrit son tiroir et présenta devant elle un manuscrit où deux signatures étaient apposées. Le texte détaillait les dispositions de la singulière mission qui l'attendait:

Les deux puissances qui régissent l'ordre du monde n'ont cessé de s'affronter depuis la nuit des temps. Constatant qu'aucune d'elles n'arrive à influencer selon sa volonté le destin de l'humanité, chacune se reconnaît contrecarrée par l'autre dans l'achèvement parfait de sa vision du monde…

Monsieur interrompit Zofia dans sa lecture pour commenter:

– Depuis le jour où la pomme lui est restée en travers de la gorge, Lucifer s'oppose à ce que je confie la Terre à l'homme. Il n'a eu de cesse de vouloir me démontrer que ma créature n'en est pas digne.

Il lui fit signe de poursuivre et Zofia reprit le document:

Toutes les analyses politiques, économiques et climatiques tendent à révéler que la terre tourne à l'enfer.

Michaël expliqua à Zofia que leur Conseil avait opposé à cette conclusion prématurée de Lucifer que la situation actuelle résultait de leur rivalité permanente, frein à l'expression de la véritable nature humaine.

Il était bien trop tôt pour se prononcer, la seule certitude était que le monde ne tournait plus très rond. Zofia poursuivit:

La notion d 'humanité diverge radicalement selon le point de vue de l'un ou de l'autre. Après d'éternelles discussions, nous avons accepté l'idée que l'avènement du troisième millénaire se devait de consacrer une ère nouvelle, libérée de nos antagonismes. Du nord au sud, de l'ouest à l'est, le temps est venu de substituer à notre cohabitation forcée un mode opératoire plus efficient…

– Ça ne pouvait plus continuer ainsi, reprit Monsieur.

Zofia observait les lents mouvements des mains qui accompagnaient sa voix.

– Le XXe siècle a été trop éprouvant. Et puis, au train où vont les choses, nous allons finir par perdre tout contrôle, Lui comme moi. Ce n'est pas tolérable, il en va de notre crédibilité. Il n'y a pas que la Terre dans l'univers, tout le monde me regarde. Les lieux saints sont pleins de questions, mais les gens y trouvent de moins en moins de réponses…

Gêné, Michaël fixait le plafond, il toussa, Monsieur invita Zofia à poursuivre.

Pour attester la légitimité de celui à qui incombera de régir la terre au cours du Prochain millénaire, nous nous sommes lancé un ultime défi dont les termes sont décrits ci-dessous:

Sept jours durant, nous enverrons parmi les hommes celui ou celle que nous considérons comme le meilleur de nos agents. Le plus à même d'entraîner l'humanité vers le bien ou le mal apportera la victoire à son camp, prélude à la fusion de nos deux institutions. Le pouvoir d'administrer le nouveau monde reviendra au vainqueur.

Le manuscrit était signé de la main de Dieu et de la main du Diable.

Zofia releva lentement la tête. Elle voulait reprendre le texte à son début, pour comprendre l'origine de l'acte qu'elle tenait entre ses mains.

– C'est un pari absurde, dit Monsieur, un peu confus. Mais ce qui est fait est fait.

Elle reprit le parchemin, il comprit l'étonnement que trahissaient ses yeux.

– Considère cet écrit comme un alinéa à mon dernier testament. Moi aussi je vieillis. C'est bien la première fois que je ressens de l'impatience, alors fais en sorte que le temps passe très vite, ajouta-t-il en regardant par la fenêtre, n'oublie pas à quel point il est compté… Il l'a toujours été, ce fut ma première concession.

Michaël fit un signe à Zofia, il fallait se lever et quitter la pièce. Elle s'exécuta sur-le-champ. Au pas de la porte, elle ne put réprimer l'envie de se retourner.

Monsieur?

Michaël retint son souffle, Dieu tourna la tête vers elle, le visage de Zofia s'éclaira.

– Merci, dit-elle.

Dieu lui sourit.

– Sept jours pour une éternité… je compte sur toi!

Il la regarda sortir de la pièce.

Dans le couloir, Michaël retrouvait à peine sa respiration quand il entendit la voix grave le rappeler. Il abandonna Zofia, fit demi-tour et retourna dans le grand bureau. Monsieur fronça les sourcils.

– Le bout de caoutchouc qu'elle a collé sous ma table est parfumé à la fraise, n'est-ce pas?

– C'est bien de la fraise, Monsieur, répondit Michaël.

– Une dernière chose, lorsqu'elle aura terminé sa mission, je te serais reconnaissant de lui faire enlever ce petit dessin sur l'épaule avant que tout le monde ici ne s'y mette. On n'est jamais à l'abri d'une mode.

– C'est évident, Monsieur.

– Une question encore: Comment as-tu su que je la choisirais?

– Parce que cela fait plus de deux mille ans que je travaille à vos côtés, Monsieur!

Michaël referma la porte derrière lui. Lorsque Monsieur fut seul, il s'assit au bout de la longue table et fixa la cloison face à lui. Il se racla la gorge pour annoncer d'une voix claire et forte:

– Nous sommes prêts!

– Nous aussi! répondit narquoisement la voix de

Lucifer.


Zofia attendait dans une petite salle. Michaël entra et avança vers la fenêtre. Au-dessous d'eux le ciel s'éclaircissait, quelques collines émergeaient de la couche nuageuse.

– Dépêche-toi, nous n'avons pas de temps à perdre, il faut que je te prépare.

Ils prirent place autour d'une petite table ronde sous une alcôve. Zofia confia son inquiétude à Michaël.

– Par où dois-je commencer une telle mission, parrain?

– Tu pars avec un certain handicap, ma Zofia. Voyons les choses en face, le mal est devenu universel et presque aussi invisible que nous. Tu joues en défense, ton adversaire en attaque. Il te faudra d'abord identifier les forces qu'il liguera contre toi. Trouve le lieu où il tentera d'opérer. Laisse-le peut-être agir en premier et combats ses projets du mieux que tu le pourras. Ce n'est que lorsque tu l'auras neutralisé que tu auras une chance de mettre en œuvre un grand dessein. Ton seul atout sera la connaissance du terrain. Ils ont choisi San Francisco comme théâtre d'opérations… par le plus pur des hasards.


*

Se balançant sur sa chaise, Lucas achevait de prendre connaissance du même document sous l'œil attentif de son Président. Bien que les stores fussent baissés, Lucifer n'avait pas ôté les épaisses lunettes de soleil qui masquaient son regard. Tous ses proches le savaient, le moindre éclairage irritait ses yeux, brûlés jadis par un rayonnement excessif.

Entouré des membres de son cabinet qui avaient pris place autour de la table aux proportions démesurées (elle s'étirait jusqu'à la cloison qui séparait l'immense salle du bureau adjacent), Président déclara aux membres du Conseil que la séance était levée.

Sous l'impulsion du directeur de la communication, un dénommé Blaise, l'assemblée s'achemina vers l'unique porte de sortie. Resté assis, Président fit un geste de la main, rappelant Lucas à ses côtés. Accentuant son geste, il l'invita à se pencher vers lui et murmura quelque chose à son oreille que personne n'entendit. En sortant du bureau, Lucas se vit rejoindre par Blaise qui l'accompagna jusqu'aux ascenseurs.

En chemin, il lui remit plusieurs passeports, des devises, un grand trousseau de clés de voitures, et exhiba une carte de crédit de couleur platine qu'il agita sous son nez.

– Doucement avec les notes de frais, n'abusez pas!

D'un geste vif et agacé, Lucas s'empara du rectangle en plastique et renonça à serrer la main la plus adipeuse de toute l'organisation. Habitué de la chose, Blaise frotta sa paume sur le dos de son pantalon et cacha gauchement ses mains dans ses poches. Dissimuler était une des grandes spécialités de l'individu qui s'était hissé jusqu'à ce poste, non par compétence, mais par tout ce que la volonté d'ascension peut produire de fourberie et d'hypocrisie. Blaise congratula Lucas, lui dit qu'il avait pesé de tout son poids (une litote, compte tenu de sa physionomie) pour favoriser sa candidature. Lucas n’accorda pas le moindre crédit à ses propos: Blaise n’etalt à ses yeux qu'un incompétent à qui l'on avait confié la responsabilité de la communication interne, pour d'exclusives raisons de parenté.

Lucas ne prit même pas la peine de croiser ses doigts quand il promit de rendre régulièrement compte à Blaise de l'avancement de sa mission. Au sein de l'organisation qui l'employait, mystifier était le moyen le plus sûr dont disposaient les directeurs pour pérenniser leurs pouvoirs. Pour plaire à leur Président, il leur arrivait même de se mentir entre eux. Le responsable de la communication supplia Lucas de lui divulguer ce que Président avait murmuré à son oreille. Ce dernier le dévisagea avec mépris et prit congé.


*

Zofia embrassa la main de son parrain et l'assura qu'elle ne le décevrait pas. Elle lui demanda si elle pouvait lui confier un secret. Michaël acquiesça d'un signe de tête. Elle hésita et lui avoua que Monsieur avait des yeux incroyables, elle n'avait jamais rien vu d'aussi bleu.

– Ils changent parfois de couleur, mais il t'est interdit de dire à quiconque ce que tu as vu dedans.

Elle promit et sortit dans le corridor. Il l'accompagna à l'ascenseur. Juste avant que les portes ne se referment, il lui souffla, complice:

Il t'a trouvée charmante.

Zofia rougit. Michaël fit mine de n'en avoir rien vu.

– Pour eux, ce défi n'est peut-être qu'un maléfice de plus; pour nous, c'est une question de survie. Nous comptons tous sur toi.

Quelques instants plus tard, elle traversa à nouveau le grand hall. Pierre jeta un œil sur ses écrans de contrôle, la voie était libre. La porte coulissa à nouveau dans la façade et Zofia put accéder à la rue.


*

Au même moment, Lucas sortait de l'autre côté de la Tour. Un dernier éclair zébra le ciel au loin, au dessus des collines de Tiburon. Lucas héla un taxi, la voiture se rangea devant lui et il grimpa dans le Yellow Cab.

Sur le trottoir d'en face, Zofia courait vers sa voiture, un agent de la circulation était en train de rédiger une contravention.

– Belle journée, vous allez bien? dit Zofia à la femme en uniforme.

La contractuelle tourna lentement la tête afin de s'assurer que Zofia ne se moquait pas d'elle.

– Nous nous connaissons? demanda l'agent Jones.

– Non, je ne crois pas.

Dubitative, elle mâchouillait son stylo en dévisageant Zofia. Elle détacha l'amende de sa souche.

– Et vous, vous allez bien? demanda-t-elle en glissant le PV sur le pare-brise.

– Vous n'auriez pas un chewing-gum à la fraise? demanda Zofia en s'emparant du ticket.

– Non, à la menthe.

Zofia refusa courtoisement la tablette qui lui était offerte. Elle ouvrit sa portière.

– Vous ne négociez même pas votre PV?

– Non, non.

– Vous savez que, depuis le début de l'année, les conducteurs de véhicules du gouvernement sont tenus de payer eux-mêmes leurs amendes?

– Oui, dit Zofia, j'ai lu cela quelque part je crois, c'est un peu normal après tout.

– À l'école, vous étiez toujours au premier rang? demanda l'agent Jones.

– Très franchement, je ne m'en souviens plus… Maintenant que vous m'en parlez, je crois que je m'asseyais un peu où je voulais.

– Vous êtes certaine que vous allez bien?

– Le coucher du soleil sera superbe ce soir, ne le ratez surtout pas! Vous devriez y assister en famille, depuis Presidio Park le spectacle sera éblouissant. Je vous laisse, un travail énorme m'attend, dit Zofia en grimpant dans sa voiture.

Quand la Ford s'éloigna, la contractuelle sentit comme un léger frisson parcourir son échine. Elle rangea son stylo dans sa poche et prit son téléphone portable.

Elle laissa un long message sur la boîte vocale de son mari. Elle lui demanda s'il pouvait retarder d'une demi-heure le début de son service, elle ferait tout pour rentrer plus tôt. Elle lui proposait une promenade dans Presidio Park au coucher du soleil. Il serait exceptionnel, c'était une employée de la CIA qui le lui avait dit! Elle ajouta qu'elle l'aimait et que depuis qu'ils vivaient en horaires décalés, elle n'avait pas trouvé le moment de lui dire à quel point il lui manquait. Quelques heures plus tard, faisant des courses pour un pique-nique improvisé, elle ne se rendit même pas compte que le paquet de chewing gums qu'elle avait mis dans son caddie n'était pas à la menthe.


*

Prisonnier des embouteillages du quartier financier, Lucas feuilletait les pages d'un guide touristique. Quoi qu'en pense Blaise, l'enjeu de sa mission justifait une augmentation de ses notes de frais: il demanda au chauffeur de le déposer à Nob Hill. Une suite au Fairmont, palace réputé de la ville, lui conviendrait parfaitement. La voiture bifurqua sur Califomia Street, à la hauteur de Grace Cathedral pour s'engouffrer sous le majestueux auvent de l'hôtel. Elle s'immobilisa devant le tapis de velours rouge gansé de filets dorés. Le bagagiste voulut s'emparer de sa petite mallette, mais il lui jeta un regard qui le maintint à distance. Il ne remercia pas le portier qui faisait tourner pour lui la porte tambour et se dirigea directement vers la réception. La préposée ne trouvait nulle trace de sa réservation. Lucas haussa le ton, traitant la jeune femme d'incapable. Instantanément le responsable du service fendit sur lui. D'un ton obséquieux «spécial client difficile» il tendit à Lucas une clé magnétique et se confondit en excuses, espérant qu'un surclassement en catégorie «Suite supérieure» lui ferait oublier ses légers désagréments causés par une employée incompétente. Lucas saisit la carte sans ménagement et demanda à n'être dérangé sous aucun prétexte. Il fit mine de lui glisser un billet dans la main, qu'il devinait presque aussi moite que celle de Blaise, et se dirigea d'un pas pressé vers l'ascenseur. Le responsable de la réception se retourna, la paume vide et l'air courroucé. Le liftier demanda courtoisement à son passager rayonnant s'il avait passé une bonne journée.

– Qu'est-ce que ça peut bien te foutre? répondit Lucas en sortant de la cabine.


*

Zofia rangea sa voiture le long du trottoir. Elle gravit les marches du perron de la petite maison victorienne perchée sur Pacific Heights. Elle ouvrit la porte et croisa sa logeuse.

– Tu es rentrée de voyage, je suis bien contente, dit Miss Sheridan.

– Mais je ne suis partie que depuis ce matin!

– Tu es certaine? Il me semblait que tu étais absente hier soir. Oh, je sais bien que je me mêle encore de ce qui ne me regarde pas, mais je n'aime pas quand la maison est vide.

– Je suis rentrée tard, vous dormiez, j'avais un peu plus de travail que d'habitude.

– Tu travailles trop! À ton âge, et jolie comme tu l'es, tu devrais passer tes soirées avec un petit ami.

– Il faut que je monte me changer, mais je passerai vous voir en partant, Reine, c'est promis.

La beauté de Reine Sheridan n'avait jamaIs capitulé devant le temps. Sa voix douce et grave était magnifique, son regard de lumière témoignait d'une vie dense dont elle ne choyait que les bons souvenirs.

Elle avait été l'une des premières femmes grands reporters à parcourir le monde. Les murs de son salon ovale étaient couverts de photos jaunies, visages passés qui témoignaient de ses nombreux voyages, de ses rencontres. Là où ses confrères avaient cherché à photographier l'exception, Reine avait saisi le commun, pour ce qu'il contenait de plus beau à ses yeux, son à-propos.

Lorsque ses jambes lui interdirent le prochain départ, elle se retira dans sa demeure de Pacific Heights. Elle y était née, pour en partir un 2 février 1936 embarquer sur un cargo à destination de l'Europe, le jour de ses vingt ans. Elle y était revenue plus tard, y vivre son unique amour, le temps d'un trop court moment de bonheur.

Depuis lors, Reine avait habité seule cette grande maison, jusqu'au jour où elle avait rédigé une petite annonce dans le San Francisco Chronicle. «Je suis votre nouvelle roommate», avait dit Zofia souriante en se présentant à sa porte d'entrée, au matin même de la parution. Le ton déterminé avait séduit Reine, et sa nouvelle locataire avait emménagé le soir même, changeant au fil des semaines la vie d'une femme qui s'avouait aujourd'hui heureuse d'avoir renoncé à sa solitude. Zofla adorait les fins de soirée passées en compagnie de sa logeuse. Quand elle ne rentrait pas trop tard, elle distinguait de la vitre du perron le rai de lumière qui traversait le vestibule, l'invitation de Miss Sheridan était toujours ainsi formulée. Sous prétexte de s'assurer que tout allait bien, Zofia passait la tête dans l'encadrement de la porte. Un grand album de photographies était ouvert sur le tapis et quelques morceaux de galette disposés dans une coupelle finement ciselée rapportée d'Afrique. Reine attendait dans son fauteuil, assise face à l'olivier qui s'épanchait dans l'atrium. Alors, Zofia entrait, s'allongeait à même le sol et commençait à tourner les feuillets d'un des albums aux vieilles couvertures de cuir, dont les bibliothèques de la pièce regorgeaient. Sans jamais quitter l'olivier du regard, Reine commentait une à une les illustrations.

Zofia grimpa à l'étage, fit tourner la clé de son appartement, repoussa la porte du pied et lança son trousseau sur la console. Elle jeta sa veste dans l'entrée, ôta son chemisier dans le petit salon, traversa sa chambre en y abandonnant son pantalon, et entra dans la salle de bains. Elle ouvrit en grand les robinets de la douche, la tuyauterie se mit à cogner. Elle donna un coup sec sur le pommeau et l'eau ruissela sur ses cheveux. Par la petite lucarne ouverte sur les toits en hélix qui dévalaient jusqu'au port passait le son des cloches de Grace Cathedral, qui annonçait dix-neuf heures.

– Pas déjà! dit-elle.

Elle sortit de l'alcôve qui sentait bon l'eucalyptus et retourna dans sa chambre. Elle ouvrit la penderie, hésita entre un débardeur et une chemise d'homme trop grande pour elle, un pantalon en coton et son vieux jean, opta pour le jean et la chemise dont elle retroussa les manches. Elle attacha son beeper à la ceinture et enfila une paire de tennis en sautillant vers l'entrée pour en redresser les contreforts sans avoir à se baisser. Elle prit son trousseau de clés, décida de laisser les fenêtres ouvertes et descendit l'escalier.

– Je rentrerai tard ce soir. Nous nous verrons demain, si vous avez besoin de quoi que ce soit, appelez-moi sur mon beeper, d'accord?

Miss Sheridan grommela une litanie que Zofia savait parfaitement interpréter. Quelque chose qui devait dire: «tu travailles trop, ma fille, on ne vit qu'une seule fois».

Et c'était vrai, Zofia œuvrait continuellement à la cause des autres, ses journées étaient sans relâche, même pas la moindre petite pause ne serait-ce que pour déjeuner ou se désaltérer puisque les anges ne se sustentaient jamais. Si généreuse et intuitive fût elle, Reine ne pouvait rien deviner de ce que Zofia peinait elle-même à appeler «sa vie».


*

Les lourdes cloches résonnaient encore du septième et dernier carillon de l'heure. Grace Cathedral, perchée au sommet de Nob Hill, faisait face aux fenêtres de la suite de Lucas. Il suçait avec délectation son os de poulet, en croqua le cartilage au bout du pilon et se leva pour s'essuyer les mains sur les rideaux. Il enfila sa veste, se regarda dans le grand miroir qui trônait sur la cheminée et sortit de la chambre. Il descendit les marches du grand escalier dont la majestueuse volée commandait le hall et adressa un sourire narquois à la réceptionniste, qui baissa la tête dès qu'elle le vit. Sous l'auvent, un chasseur héla aussitôt un taxi qu'il emprunta sans lui délivrer de pourboire. Il avait envie d'une belle voiture neuve, le seul endroit de la ville pour en choisir une le dimanche était le port marchand où de nombreux modèles étaient parqués une fois débarqués des cargos. Il demanda au chauffeur de le conduire sur le quai 80… Là, il pourrait en voler une à son goût.

– Dépêchez-vous, je suis pressé! dit-il au conducteur.

La Chrysler bifurqua dans California Street et descendit vers le bas de la ville. Il leur fallut à peine sept minutes pour traverser le quartier des affaires.

A chaque intersection, le chauffeur rouspétait en reposant son bloc-notes; tous les feux passaient au vert, l'empêchant d'y inscrire la destination de sa course comme la loi l'y obligeait. «À croire qu'ils le font exprès», marmonna-t-il au sixième carrefour. Dans son rétroviseur, il vit le sourire de Lucas et le septième feu lui ouvrit la route.

Lorsqu'ils arrivèrent à l'entrée de la zone portuaire, une épaisse vapeur s'échappa de la calandre, la voiture toussa et s'immobilisa sur le bas-côté.

– Il ne manquait plus que cela! soupira le conducteur.

– Je ne vous règle pas la course, dit Lucas d'un ton cassant, nous ne sommes pas tout à fait arrivés à destination.

Il sortit en laissant sa portière ouverte. Avant que le chauffeur ne puisse réagir, le capot de son taxi fut propulsé vers le ciel par un geyser d'eau rouillée qui s'échappait du radiateur. «Joint de culasse, le moteur est mort, mon grand!» cria Lucas en s'éloignant.

À la guérite, il présenta un badge au gardien, la barrière aux stries rouges et blanches se releva. Il marcha d'un pas assuré jusqu'au parking. Là, il repéra une sublime Chevrolet Camaro cabriolet dont il crocheta la serrure sans difficulte. Lucas s’installa derrière le volant, choisit une clé dans le trousseau qu'il portait à la ceinture et démarra quelques secondes plus tard. La voiture remonta l'allée centrale, ne ratant aucune des flaques formées au creux des nids-de-poule. Il souilla ainsi chaque container qui se trouvait de part et d'autre de son chemin, rendant les immatriculations illisibles.

Au bout du pavé, il tira le frein à main d'un coup sec; la voiture glissa par son travers jusqu'à s'immobiliser à quelques centimètres de la devanture du Fisher's Deli, le bar du port. Lucas sortit, gravit les trois marches en bois du perron en sifflotant et poussa la porte.

La salle était presque vide. D'ordinaire les ouvriers venaient se désaltérer après une longue journée de travail, mais aujourd'hui, en raison du mauvais temps qui avait sévi toute la matinée, ils tentaient de récupérer les heures perdues. Ce soir ils finiraient tres tard, se résignant à rendre les machines aux equlpes de nuit qui ne tarderaient pas à arriver.

Lucas prit place dans un box, fixant Mathilde qui essuyait des verres derrière son comptoir. Troublée par son sourire étrange, elle vint aussitôt prendre sa commande. Lucas n'avait pas soif.

– À manger peut-être? questionna-t-elle. Uniquement si elle l'accompagnait. Mathilde déclina aimablement l'offre, il lui était interdit de s'asseoir dans la salle durant les heures de service. Lucas avait tout son temps, il n'avait pas faim et se proposait de l'inviter dans un autre lieu que celui-ci qu'il trouvait terriblement banal.

Mathilde était gênée, le charme de Lucas était loin de la laisser indifférente. Dans cette partie de la ville, l'élégance était aussi rare que dans sa vie. Elle détourna son regard alors qu'il la dévisageait de ses yeux diaphanes.

– C'est vraiment très gentil, murmura-t-elle.

Au même moment, elle entendit deux petits coups d'avertisseur.

– Je ne peux pas, répondit-elle à Lucas, je dîne justement avec une amie ce soir. C'est elle qui vient de klaxonner. Une autre fois peut-être?

Zofia entra, essoufflée, et se dirigea vers le bar où Mathilde avait repris sa place, et un semblant de contenance.

– Pardon, je suis en retard, mais j'ai eu une vraie journée de dingue, dit Zofia en se hissant sur l'un des tabourets du comptoir.

Une dizaine d'hommes appartenant aux équipes de nuit entrèrent à leur tour dans l'établissement, ce qui contraria beaucoup Lucas. L'un des dockers s'arrêta à la hauteur de Zofia, il la trouvait ravissante sans uniforme. Elle remercia le grutier de son compliment et se retourna vers Mathilde en levant les yeux au ciel. La jolie serveuse se pencha vers son amie pour lui demander de regarder discrètement le client à la veste noire, installé dans le box au fond de la salle.

– J’ai vu… laisse tomber.

– Tout de suite, les grands mots! chuchota Mathilde.

– Mathilde, ta dernière aventure en date a failli te coûter la vie, alors, cette fois-ci, si je peux t'éviter le pire… j'aimerais mieux!

– Je ne vois pas pourquoi tu dis ça?

– Parce que le pire, c'est justement ce genre-là!

– Quel genre?

– Le regard qui se veut ténébreux.

– Tu tires vite, dis donc! Je ne t'avais même pas entendue charger le revolver!

– Tu as mis six mois à te désintoxiquer de toutes les saloperies que ton barman d'O'Farrell (*Rue de San Francisco aux bars malfamés) te faisait généreusement partager avec lui. Tu veux ruiner ta seconde chance? Tu as un job, une chambre, et tu es «propre» depuis dix-sept semaines. Tu veux replonger tout de suite?

– Mon sang n'est pas propre, lui!

– Donne-toi un peu de temps et prends tes médicaments!

– Ce type a l'air gentil comme tout.

– Comme un crocodile devant un filet mignon!

– Tu le connais?

– Jamais vu!

– Alors pourquoi ce jugement hâtif?

– Fais-moi confiance, j'ai un don pour faire la part des choses.

La voix grave de Lucas souffla dans le creux de sa nuque et Zofia sursauta.

– Puisque vous avez préempté la soirée de votre délicieuse amie, soyez généreuse et acceptez une invitation commune à l'une des meilleures tables de la ville. On tient parfaitement à trois dans mon cabriolet!

– Vous êtes très intuitif, il n'y a pas plus généreux que Zofia! enchaîna Mathilde, pleine d'espoir que son amie soit accommodante.

Zofia se retourna avec l'intention de le remercier et de le congédier, mais elle fut aussitôt saisie par les yeux qui la dévisageaient. Tous deux se regardèrent longuement sans rien pouvoir se dire. Lucas aurait voulu parler, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Silencieux, il scrutait les traits de ce visage féminin aussi troublant qu'inconnu. Elle n'avait plus la moindre goutte de salive dans la bouche, elle chercha une boisson à tâtons, il posa sa main sur le comptoir. Un croisement de gestes maladroits fit glisser le verre, qui roula sur le tablier de zinc et se brisa au sol en sept éclats. Zofia se baissa pour ramasser avec précaution trois des morceaux de verre, Lucas s'agenouilla pour l'aider et s'empara des quatre autres. En se relevant ils ne se quittèrent toujours pas du regard.

Mathilde les avait observés tour à tour, elle intervint, agacée.

– Je vais balayer!

– Enlève ton tablier et allons-y, nous sommes tres en retard, répondit Zofia en détournant le regard.

Elle salua Lucas d'un signe de tête et entraîna sans ménagement son amie au-dehors. Sur le parking, Zofia pressa le pas. Après avoir ouvert la portière de Mathilde, elle s'installa à son tour et démarra en trombe.

– Mais qu'est-ce qui te prend? demanda Mathilde, interloquée.

– Rien du tout!

Mathilde fit pivoter le rétroviseur central.

– Regarde ta tête et reformule-moi ton rien du tout!

La voiture filait le long du port. Zofia ouvrit sa fenêtre, un air glacial envahit l'habitacle, Mathilde frissonna.

– Cet homme est terriblement grave! murmura Zofia.

– Je connaissais grand, petit, beau, gros, poilu, imberbe, laid, maigre chauve, mais grave, là je t'avoue que tu me sèches!

– Alors je te demande de me faire confiance, je ne sais même pas comment le dire moi-même. Il est triste et semblait si tourmenté… jamais je n'ai…

– Eh bien, c'est le candidat parfait pour toi qui raffoles des âmes en peine. Tu vas certainement nous faire une petite fracture du ventricule gauche!

– Ne sois pas caustique!

– Ça, c'est quand même le monde à l'envers! Je te demande un avis impartial sur un homme que je trouve craquant comme un petit Lu. Tu ne le regardes même pas, mais tu me le descends d'une fleche que Geronimo aurait pu tailler en personne. Et lorsque tu daignes enfin te retourner, tu colles tes yeux dans les siens comme une ventouse qui voudrait déboucher le lavabo de ma salle de bains. Mais, à part ça, je n'ai pas le droit d'être caustique!

– Tu n'as rien ressenti, Mathilde?

– Si, Habit Rouge si tu veux tout savoir, et comme on en trouve que chez Macy's (*Chaîne de grands magasins de luxe), côté élégance je pensais que c'était plutôt bon signe.

– Tu ne t'es pas rendu compte à quel point il avait l'air sombre?

– C'est dehors qu'il fait sombre, allume tes phares, on va avoir un accident!

Mathilde resserra le col de sa parka autour de sa nuque et ajouta:

– Bon, d'accord, sa veste était un peu sombre: mais coupe italienne en cashmere six fils, pardonne moi du peu!

– Ce n'est pas de ça que je te parle.

– Tu veux que je te dise? Je suis certaine que ce n'est pas le genre à porter n'importe quel caleçon.

Mathilde prit une cigarette et l'alluma. Elle ouvrit sa fenêtre et souffla une longue volute de fumée qui fila par la vitre ouverte.

– Quitte à mourir d'une pneumonie! Bon, je te le concède, il y a caleçon et caleçon!

– Tu n'écoutes pas un mot de ce que je te dis! reprit Zofia, préoccupée.

– Tu imagines le trouble pour la fille de Calvin Klein de voir le nom de son père écrit en grosses lettres quand un homme se déshabille devant elle!

– Tu l'avais déjà vu? demanda Zofia, imperturbable.

– Peut-être au bar de Mario, mais je ne peux pas te le garantir. À cette époque les soirées où je voyais clair étaient plutôt rares…

– Mais tout ça c'est fini, c'est derrière toi maintenant, dit Zofia.

– Tu crois aux sensations de «déjà-vu»?

– Peut-être, pourquoi?

– Tout à l'heure, au bar… quand le verre lui a échappé des mains… j'ai vraiment eu l'impression qu'il tombait au ralenti.

– Tu as le ventre vide, je t'emmène dîner asiatique! acheva Zofia.

– Je peux te poser une dernière question?

– Bien sûr.

– Tu n'as jamais froid? demanda Mathilde.

– Pourquoi?

– Parce qu'avec un bâtonnet dans la bouche, je pourrais ressembler à un esquimau, ferme-moi cette vitre!

La Ford roulait vers l'ancienne chocolaterie de Ghirardelli Square. Au bout de quelques minutes de silence, Mathilde tourna le bouton de la radio et regarda la ville qui défilait. Au croisement de Colombus Avenue et de Bay Street, le port disparut de sa vue.


*

– Si vous voulez bien relever votre main pour que je puisse nettoyer mon comptoir!

Le patron du Fisher's Deli avait tiré Lucas de sa rêverie.

– Pardon?

– Il y a du verre sous vos doigts, vous allez vous couper.

– Ne vous faites pas de souci pour moi. Qui était-ce?

– Une jolie femme, ce qui est assez rare par ici!

– Oui, c'est pour ça que j'aime bien le quartier! coupa Lucas aussi sec. Vous n'avez pas répondu à ma question.

– C'est ma barmaid qui vous intéresse? Désolé, mais je ne donne pas d'information sur mon personnel, vous n'avez qu'à revenir et lui demander vous-même, elle reprend demain à dix heures.

Lucas plaqua sa main sur le comptoir en zinc. Les morceaux de verre explosèrent en mille éclats. Le propriétaire de l'établissement recula d'un pas.

– Je me fous complètement de votre serveuse! Connaissez-vous la jeune femme qui est partie avec elle? reprit Lucas.

– C'est une de ses amies, elle travaille à la sécurité du port, c'est tout ce que je peux vous dire.

D'un geste vif, Lucas s'empara du torchon fiché dans la ceinture du patron. Il épousseta sa paume qui étrangement n'avait pas la moindre égratignure. Puis il lança le morceau de chiffon dans la poubelle placée derrière le comptoir.

Le patron du Fisher's Deli fronça les sourcils.

– T'inquiète pas, mon vieux, dit Lucas en regardant sa main intacte. C'est comme pour marcher sur les braises, il y a un truc, il y a toujours un truc!

Puis il se dirigea vers la sortie. Sur le perron de l'établissement, il ôta un minuscule éclat qui s'était fiché entre son index et son majeur.

Il avança vers le cabriolet, se pencha par-dessus la portière et en desserra le frein à main. La voiture qu'il avait volée glissa lentement vers la bordure du quai et bascula. Dès que la calandre pénétra dans les flots, le visage de Lucas s'éclaira d'un sourire, aussi intense que celui d'un enfant.

Pour lui, le moment où l'eau envahissait l'habitacle en entrant par la vitre (qu'il prenait toujours soin de laisser entrouverte) était un moment de pure joie. Mais ce qu'il préférait le plus, c'étaient les grosses bulles qui s'évadaient du pot d'échappement – juste avant que la combustion ne s'étouffe. Quand elles éclataient à la surface, leurs «blobblob» étaient irrésistibles.

Lorsque la foule se massa pour voir les feux arrière de la Camaro disparaître dans les eaux troubles du port, Lucas marchait déjà loin dans l'allée, mains dans les poches.

– Je crois que je viens de trouver une perle rare, murmura-t-il en s'éloignant. Si je ne gagne pas, ce serait bien le diable.


*

Zofia et Mathilde dînaient face à la baie, devant l'immense vitre qui surplombait Beach Street. «Notre meilleure table», avait précisé le maître d'hôtel eurasien d'un sourire qui ne cachait rien de sa denture proéminente. La vue était magnifique. A gauche, le Golden Gate, fier de ses ocres, rivalisait de beauté avec le Bay Bridge, le pont argenté d'un an son aîné. Devant elles, les mâts des voiliers se balançaient lentement dans l'enceinte de la marina à l'abri des grandes houles. Des allées de gravier parcellisaient les carrés de pelouse qui s'étendaient jusqu'à l'eau. Les promeneurs du soir les empruntaient, jouissant de la température clémente de ce début d'automne.

Le serveur déposa deux cocktails maison et une corbeille de chips de crevettes sur leur table. «Cadeau de la maison», dit-il en présentant les menus. Mathilde demanda à Zofia si elle était une habituée. Les prix lui semblaient très élevés pour une modeste employée de l'administration. Zofia répondit que le patron les invitait.

– Tu fais sauter les PV?

– Juste un service rendu il y a quelques mois, rien du tout, je t'assure, rétorqua-t-elle, presque confuse.

– J'ai un petit contentieux avec tes rien du tout! Quel genre de service?

Zofia avait rencontré le propriétaire de l'établissement un soir, sur les docks. Il y marchait le long du quai, attendant que l'on dédouane une livraison de vaisselle en provenance de Chine.

La tristesse de son regard avait attiré l'attention de Zofia; elle avait redouté le pire quand il s'était penché près du bord, fixant l'eau saumâtre pendant un long moment. Elle s'était approchée de lui et avait engagé la conversation; il avait fini par lui confier que sa femme voulait le quitter apres quarante-trois années de mariage.

– Quel âge a sa femme? demanda Mathilde, intriguée.

– Soixante-douze ans!

– Et on pense à divorcer à soixante-douze ans? questionna Mathilde en réprimant difficilement le rire qui la gagnait.

– Si ton mari ronfle depuis quarante-trois ans, tu peux y penser très fort, voire même toutes les nuits.

– Tu as ressoudé le couple?

– Je l'ai convaincu de se faire opérer en lui promettant que cela ne lui ferait pas mal. Les hommes sont tellement douillets.

– Tu crois qu'il aurait vraiment sauté?

– Il avait jeté son alliance à l'eau!

Mathilde leva les yeux au ciel, elle fut fascinée par le plafond du restaurant entièrement décoré de vitraux de chez Tiffany's. Il donnait à la salle un air de cathédrale. Zofia partageait son avis et lui resservit une bouchée de poulet.

Intriguée, Mathilde se passa la main dans les cheveux.

– C'est vrai, cette histoire de ronflement?

Zofia la regarda et ne résista pas au sourire qui la gagnait.

– Non!

– Ah! Alors qu'est-ce que nous fêtons? demanda Mathilde en levant son verre.

Zofia parla vaguement d'une promotion dont elle avait fait l'objet le matin même. Non, elle ne changeait pas d'affectation et, non, elle n'était pas augmentée, et tout ne se ramenait pas non plus à des considérations matérielles. Si Mathilde voulait bien cesser de ricaner, elle pourrait peut-être lui expliquer que certaines tâches apportaient bien plus que de l'argent ou de l'autorité: une forme subtile d'achèvement personnel. Le pouvoir acquis sur soi-même au bénéfice – et non au détriment – des autres pouvait être très doux.

– Ainsi soit-il! ricana Mathilde.

– Décidément, avec toi, ma vieille, je suis loin d'être au bout de mes peines, répliqua Zofia, dépitée.

Mathilde saisissait la bouteille de saké en bambou pour remplir leurs deux verres, lorsqu'en l'espace d'une seconde le visage de Zofia se métamorphosa. Elle agrippa le poignet de son amie et la souleva pratiquement de son fauteuil.

– Sors d'ici, fonce vers la sortie! hurla Zofia.

Mathilde resta figée. Leurs voisins de table, tout aussi étonnés, regardèrent Zofia qui vociférait en tournoyant sur elle-même, à l'affût d'une menace invisible.

– Sortez tous, sortez aussi vite que vous le pouvez et éloignez-vous d'ici, dépêchez-vous!

L'assemblée hésitante la regardait, se demandant quelle mauvaise farce se jouait. Le gérant de l'établissement accourut vers Zofia, les mains jointes en un geste de supplication pour que celle qu'il considérait comme une amie cesse de perturber le bon ordre de son établissement. Zofia le prit énergiquement par les épaules et le supplia de faire évacuer la salle, sans attendre. Elle le conjura de lui faire confiance, c'était une question de secondes. Liu Tran n'était pas tout à fait un sage, mais son instinct ne lui avait jamais fait défaut. Il frappa deux coups secs dans ses mains et les quelques mots qu'il prononça en cantonais suffirent à animer un ballet de serveurs déterminés. Les hommes en livrée blanche tiraient en arrière les chaises des convives qu'ils guidaient prestement vers les trois sorties de l'établissement.

Liu Tran resta au milieu de la salle qui se vidait. Zofia l'entraîna par le bras vers une des issues, mais il résista, avisant Mathilde, pétrifiée à quelques mètres d'eux. Elle n'avait pas bougé.

– Je sortirai le dernier, dit Liu au moment même où un aide-cuisinier courait hors de la cuisine en hurlant.

Une explosion d'une violence inouïe souffla les lieux. Le lustre monumental fut disloqué par l'onde de choc qui ravagea la salle; il tomba lourdement sur le sol. Le mobilier semblait comme aspiré au travers de la grande baie dont les vitres pulvérisées s'éparpillaient sur la chaussée en contrebas. Des milliers de petits cristaux rouges, verts et bleus pleuvaient sur les décombres. L'âcre fumée grise qui envahissait la salle à manger s'éleva en épaisses volutes par la façade béante. Au grondement qui suivit le cataclysme succéda un silence étouffant. Garé en contrebas, Lucas referma la vitre de la nouvelle voiture qu'il avait volée une heure plus tôt. Il avait une sainte horreur de la poussière et plus encore que les choses ne se passent pas comme il les avait prévues.

Zofia repoussa le buffet massif qui s'était couché sur elle. Elle se frotta les genoux et enjamba une desserte retournée. Elle observa le désordre qui s'étendait autour d'elle. Sous le squelette du grand luminaire, dégarni de tous ses apparats, gisait le restaurateur, la respiration saccadée et difficile. Zofia se précipita vers lui. Liu grimaçait, terrassé par la douleur. Le sang affluait dans ses poumons, comprimant un peu plus son cœur à chaque inspiration. Au loin, les sirènes des pompiers se faisaient écho dans les rues de la ville.

Zofia supplia Liu de tenir bon.

– Vous êtes inestimable, soupira le vieux Chinois.

Elle prit sa main; Liu saisit la sienne et la posa sur son torse qui sifflait comme un pneu percé. Même mal en point, ses yeux savaient lire la vérité. Il trouva quelques forces ultimes pour murmurer que, grâce à Zofia, il n'était pas inquiet. Il savait que, dans son grand sommeil éternel, il ne ronflerait pas. Il ricana, provoquant une quinte de toux.

– Quelle chance pour mes futurs voisins! Ils vous doivent beaucoup!

Un reflux de sang émergea de sa bouche, s'écoulant sur sa joue pour venir se fondre au rouge du tapis. Le sourire de Liu se raidit.

– Je pense qu'il faut vous occuper de votre amie, je ne l'ai pas vue sortir.

Zofia regarda tout autour d'elle mais ne vit aucune trace de Mathilde ni d'aucun autre corps.

– Près de la porte, sous le vaisselier, supplia Liu en toussant une nouvelle fois.

Zofia se releva. Liu la retint par le poignet et plongea ses yeux dans les siens.

– Comment avez-vous su?

Zofia contempla l'homme, les derniers rayons de vie s'échappaient de ses prunelles dorées.

– Vous le comprendrez dans quelques instants.

Alors, le visage de Liu s'éclaira d'un immense sourire, et tout son etre s’apaisa.

– Merci pour cette marque de confiance.

Ce furent là les dernières paroles de Mr. Tran. Ses pupilles devinrent aussi infimes que la pointe d'une aiguille, ses paupières cillèrent et sa joue s'abandonna au creux de la main de sa toute dernière cliente. Zofia lui caressa le front.

– Pardonnez-moi de ne pas vous accompagner, dit-elle en reposant doucement la tête inerte du restaurateur.

Elle se releva, écarta une petite commode qui gisait les quatre pieds en l'air et se dirigea vers le grand meuble couché. De toutes ses forces, elle le repoussa et découvrit Mathilde, inconsciente, une grande fourchette à canard plantée dans la jambe gauche.

Le faisceau de la lampe du pompier balaya le sol, ses pas crépitaient sur les gravats. Il s'approcha des deux femmes et décrocha aussitôt l'émetteur récepteur du holster accroché à son épaule pour annoncer qu'il avait trouvé deux victimes.

– Une seule! reprit Zofia en s'adressant à lui.

– Tant mieux, dit un homme, en veston noir, qui scrutait au loin les décombres.

Le chef des pompiers haussa les épaules.

– C'est probablement un agent fédéral. Maintenant, ils arrivent presque avant nous quand ça explose quelque part, ronchonna-t-il en apposant un masque à oxygène sur le visage de 'Mathilde.

Il s'adressa à l'un de ses équipiers qui venait de les rejoindre:

– Elle a une jambe fracturée, peut-être un bras aussi, elle est inconsciente. Préviens les paramédicaux pour qu'ils l'évacuent tout de suite.

Il désigna le corps de Tran.

– Et lui là-bas, comment est-il?

– Il est trop tard! répondit l'homme au complet veston, depuis l'autre bout de la salle.

Zofia tenait Mathilde dans ses bras et tâchait d'étouffer la tristesse qui noyait sa gorge.

– Tout ça est ma faute, je n'aurais pas dû nous amener ici.

Elle regarda le ciel par la fenêtre éclatée, sa lèvre inférieure tremblotait.

– Ne la reprenez pas maintenant! Elle pouvait y arriver, elle était sur la bonne voie. Nous étions convenus de quelques mois avant de décider de quoi que ce soit. Une parole est une parole!

Étonnés, les deux ambulanciers qui s'étaient approchés d'elle lui demandèrent si tout allait bien. Elle les rassura d'un simple mouvement de la tête. Ils lui proposèrent de l'oxygène, elle n'en voulait pas. Ils la prièrent alors de s'écarter, elle recula de quelques pas et les deux sauveteurs déposèrent Mathilde sur une civière et se dirigèrent aussitôt vers la sortie. Zofia avança jusqu'à ce qui restait de la baie vitrée. Elle ne quitta pas des yeux le corps de son amie qui disparaissait dans l'ambulance. Les tourbillons des gyrophares rouges et orange de l'unité 02 s'estompèrent au son de la sirène qui s'éloignait vers le San Francisco Memorial Hospital.

– Ne culpabilisez pas, ça nous arrive à tous d'être au mauvais endroit et au mauvais moment, c'est le destin!

Zofia sursauta. Elle avait reconnu la voix grave de celui qui tentait de la réconforter aussi gauchement. Lucas s'approchait d'elle en plissant les yeux.

– Qu'est-ce que vous faites là? demanda-t-elle.

– Je croyais que le commandant des pompiers vous l'avait déjà dit, répondit-il en ôtant sa cravate.

– … Et comme tout semble indiquer qu'il s'agit d'une banale explosion de gaz en cuisine ou au pire d'une affaire criminelle, le gentil agent fédéral va pouvoir rentrer chez lui et laisser faire les généralistes. Les milieux terroristes n'ont aucune raison de chasser le canard à l'orange!

La voix aussi éraillée que bourrue de l'inspecteur de police avait interrompu leur conversation.

– A qui avons-nous l'honneur? demanda Lucas d'un ton persifleur qui trahissait son agacement.

– A l'inspecteur Pilguez de la police de San Francisco, lui répondit Zofia.

– Je suis content que cette fois vous me reconnaissiez! dit Pilguez à Zofia, ignorant totalement la présence de Lucas. À l'occasion, vous m'expliquerez votre petit numéro de ce matin.

– Je ne souhaitais pas que nous ayons à expliquer les circonstances de nos premières rencontres, pour proteger Mathilde, ajouta Zofia. Les ragots se diffusent plus vite que la brume sur les docks.

– Je vous ai fait confiance en la laissant sortir plus tôt que prévu, alors je vous remercierais d'en faire autant à mon sujet. Le tact n'est pas forcément interdit dans la police! Cela étant dit, vu l'état de la petite, on aurait peut-être mieux fait de la laisser purger sa peIne.

– Jolie définition du tact, inspecteur! reprit Lucas en les saluant tous deux.

Il traversa l'ouverture béante où gisaient les restes de la double porte monumentale expédiée d'Asie à grands frais.

Avant de regagner son véhicule, Lucas apostropha Zofia de la rue.

– Je suis désolé pour votre amie.

Sa Chevrolet noire disparut quelques secondes plus tard à l'intersection de Beach Street.

Zofia ne pouvait fournir aucun éclaircissement à l'inspecteur. Seul un terrible pressentiment l'avait conduite à presser tous les occupants de quitter l'établissement. Pilguez lui fit remarquer que ses explications étaient un peu légères au regard du nombre de vies qu'elle venait de sauver. Zofia n'avait rien d'autre à ajouter. Peut-être avait-elle détecté inconsciemment l'odeur de gaz qui s'échappait dans le faux plafond de la cuisine. Pilguez grogna: les dossiers tordus où l'inconscient avait son mot à dire avaient une fâcheuse tendance à s'attacher à lui ces dernières années.

– Prévenez-moi quand vous aurez établi les conclusions de votre enquête, j'ai besoin de savoir ce qui s’est passe.

Il la laissa libre de quitter les lieux. Zofia retourna à sa voiture. Le pare-brise était fendu de part et d'autre, et la carrosserie marron repeinte d'un gris poussière parfaitement uniforme. Sur la route qui la conduisait vers les urgences, elle croisa plusieurs camions de pompiers qui continuaient à affluer vers les lieux du drame. Elle gara la Ford, traversa le parking et entra dans le sas. Une infirmière vint à sa rencontre et lui indiqua que Mathilde était en salle d'examen. Zofia remercia la jeune femme et prit place sur une des banquettes vides de la salle d'attente.


*

Lucas klaxonna de deux coups impatients. Assis dans sa guérite, le gardien appuya sur un bouton sans détourner le regard du petit écran: les Yankees menaient confortablement. La barrière se souleva et la Chevrolet avança, feux éteints, jusqu'au bord de la jetée. Lucas ouvrit sa fenêtre et jeta le mégot de sa cigarette. Il amena le levier de vitesse sur la position neutre et sortit du véhicule en laissant tourner le moteur. D'un coup de pied sur le pare-chocs arrière, il donna l'impulsion juste nécessaire pour que la voiture glisse en avant et bascule du quai. Les mains sur les hanches, il contempla la scène, ravi. Quand la dernière bulle d'air eut éclaté, il se retourna et marcha joyeusement en direction du parking. Une Honda couleur olive semblait n'attendre que lui. Il en crocheta la serrure, ouvrit le capot, arracha la trompe de l'alarme et la lança au loin. Il s'installa et contempla, peu enthousiaste, l'intérieur en plastique. Il sortit son trousseau de clés et choisit celle qui lui paraissait le mieux convenir. Le moteur au son aigu se mit à tourner aussitôt.

– Une japonaise verte, on aura tout vu! maugréa t-il en desserrant le frein à main.

Lucas regarda sa montre, il était en retard et il accéléra. Assis sur un plot d'amarrage, un clochard nommé Jules haussa les épaules en regardant la voiture s'éloigner, un ultime «blob» mourut à la surface.


*

– Elle va s'en tirer?

C'était la troisième fois de la soirée que la voix de Lucas la faisait sursauter.

– J'espère, répondit-elle, le regardant de pied en cap. Qui êtes-vous exactement?

– Lucas. Désolé et enchanté à la fois, dit-il en tendant la main.

C'était bien la première fois que Zofia ressentait la fatigue peser sur elle. Elle se leva et se dirigea vers le distributeur de café.

– Vous en voulez un?

– Je ne bois pas de café, répondit Lucas.

– Moi non plus, dit-elle, contemplant la pièce de vingt cents qu'elle faisait tourner dans le creux de sa main. Qu'est-ce que vous faites ici?

– Comme vous, répliqua Lucas, je suis venu voir comment elle allait.

– Pourquoi? demanda Zofia en rangeant la pièce dans sa poche.

– Parce que je dois faire un rapport et que pour l'instant, dans la case «victimes», j'ai mis le chiffre 1, alors je viens vérifier s'il faut ou non que j'amende l'information. J'aime bien remettre mes comptes rendus le jour même, j'ai une sainte horreur du retard.

– Je me disais bien aussi!

– Vous auriez mieux fait d'accepter mon invitation à dîner, nous n'en serions pas là!

– Vous avez bien fait de parler de tact tout à l'heure, vous avez l'air de vous y connaître!

– Elle ne sortira du bloc que tard dans la nuit, ça fait des sacrés dégâts une fourchette à canard quand elle est plantée dans un magret humain. Ils en ont pour des heures à recoudre tout ça, je peux vous emmener à la cafétéria d'en face?

– Non, vous ne pouvez vraiment pas!

– Comme vous voudrez, attendons ici, c'est moins sympathique, mais si vous préférez… Dommage!

Ils étaient assis dos à dos sur les banquettes depuis plus d'une heure lorsque le chirurgien apparut enfin au bout du couloir. Il ne fit pas claquer ses gants en latex (depuis toujours les chirurgiens s'en débarrassaient en sortant du bloc opératoire et les jetaient dans les poubelles disposées à cet effet). Mathilde etalt hors de danger, l'artère n'avait pas été touchée. Le scanner ne révélait aucune trace de traumatisme crânien. La colonne vertébrale était intacte.

Mathilde avait deux fractures non déplacées, une à la jambe, l'autre au bras, et quelques points de suture. On était en train de la plâtrer. Une complication était toujours possible, mais le médecin était confiant. Il souhaitait néanmoins qu'elle reste au repos complet au cours des prochaines heures. Il remercia Zofia d'avertir ses proches qu'aucune visite ne serait autorisée avant le matin.

– Ce sera vite fait, dit-elle, il n'y a que moi.

Elle communiqua à la responsable de l'étage le numéro d'appel de son beeper. En sortant, Zofia passa devant Lucas et, sans lui adresser un regard, elle l'informa qu'il n'aurait pas à raturer son procès-verbal. Elle disparut dans le tourniquet du sas. Lucas la rejoignit sur le parking désert, elle cherchait encore ses clés.

– Si vous pouviez arrêter de me faire sursauter, je vous en serais très reconnaissante, lui dit-elle.

– Je crois que nous avons mal commencé, reprit Lucas d'une voix douce.

– Commencé quoi? rétorqua-t-elle.

Lucas hésita avant de répondre:

– Disons que je suis parfois un peu direct dans mes propos, mais je me réjouis sincèrement que votre amie s’en sorte.

– Eh bien, nous aurons au moins partagé quelque chose aujourd'hui, comme quoi tout est possible! Maintenant si vous vouliez bien me laisser ouvrir ma portière…

– Et si nous allions aussi partager un café… s'il vous plaît?

Zofia resta muette.

– Mauvaise pioche! poursuivit Lucas. Vous n'en buvez pas et moi non plus! Un jus d'orange peut-être? Ils en servent d'excellents, juste en face.

– Pourquoi avez-vous tellement envie de vous désaltérer en ma compagnie?

– Parce que je viens d'arriver en ville et que je ne connais vraiment personne. J'ai passé trois ans d'une extrême solitude à New York, ce qui n'a rien de très original. La Grande Pomme (*Surnom donné à la ville de New York) m'a rendu peu disert, mais je suis résolu à changer.

Zofia inclina la tête et scruta Lucas.

– Bon, je recommence tout, dit-il. Oubliez New York, ma solitude et le reste aussi d'ailleurs. Je ne sais pas pourquoi j'ai tant envie de prendre un verre avec vous. En fait, je m'en fiche du verre, j'ai envie de vous connaître. Voilà, je vous ai dit la vérité. Ce serait une bonne action de votre part de dire oui.

Zofia regarda sa montre et hésita quelques secondes. Elle sourit et accepta l'invitation. Ils traversèrent la rue et entrèrent dans le Krispy Kreme. Le petit établissement sentait bon la pâtisserie chaude, une plaque de beignets sortait tout juste du four. Ils s'attablèrent devant la vitrine. Zofia ne mangea pas mais regardait Lucas, perplexe. Il avait englouti sept beignets au sucre glacé en moins de dix minutes.

– Dans la liste des péchés capitaux, la gourmandise ne vous a pas traumatisé à ce que je vois? dlt-elle, l'œil amusé.

– C'est d'un ridicule ces histoires de péchés… repondit-il en suçant ses doigts, des trucs de moine. Une journée sans beignet, c'est pire qu'une journée de beau temps!

– Vous n'aimez pas le soleil? lui demanda-t-elle, etonnée.

– Ah mais, j'adore ça! Il y a les brûlures et les cancers de la peau; les hommes crèvent de chaud, étranglés par leur cravate; les femmes sont terrorisées à l'idée que leur maquillage fonde, tout le monde finit par attraper la crève à cause des climatiseurs qui trouent la couche d'ozone; la pollution augmente et les animaux meurent de soif, sans parler des vieilles personnes qui suffoquent. Ah non, pardonnez-moi! Le soleil n'est pas du tout l'invention de celui qu'on croit.

– Vous avez une étrange conception des choses.

Zofia s'intéressa plus attentivement aux propos de Lucas lorsqu'il dit d'un ton grave qu'il fallait être honnête lorsque l'on qualifiait le mal et le bien. L'ordonnancement des mots intrigua Zofia. Lucas avait cité à plusieurs reprises le mal avant le bien… d'ordinaire les gens faisaient l'inverse.

Une idée traversa son esprit. Elle le soupçonna d'être un Ange Vérificateur venu contrôler le bon déroulement de sa mission. Elle en avait souvent rencontré sur des opérations moins ambitieuses. Plus Lucas parlait, plus l'hypothèse lui semblait vraisemblable, tant il était provocateur. Achevant son neuvième beignet, il annonça, la bouche à moitié pleine, qu'il adorerait la revoir. Zofia sourit. Il régla la note et tous deux sortirent.

Sur le parking désert, Lucas leva la tête.

– Un peu frais mais sublime ciel, n'est-ce pas?

Elle avait accepté son invitation à dîner pour le lendemain. Si, par le plus grand des hasards, tous deux travaillaient pour la même maison, celui qui avait voulu la tester serait servi: elle comptait bien s'en donner à cœur joie. Zofia reprit sa voiture et rentra chez elle.

Elle se gara devant la maison et prit garde de ne pas faire de bruit en gravissant le perron. Aucune lumière ne traversait l'entrée, la porte de Reine Sheridan était close.

Avant d'entrer dans la maison elle leva les yeux, il n'y avait ni nuage ni étoile au firmament.


Il y eut un soir, il y eut un matin…

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