Septième Jour

Une fine brise soufflait sur Central Park. La main de Zofia glissa sur le dossier du banc et retomba. Le froid du petit matin la faisait frissonner. Engourdie dans son sommeil, elle resserra le col du manteau sur sa nuque et ramena ses genoux contre elle. La pâleur du jour naissant infiltrait ses paupières closes, elle se retourna. Non loin de là, un oiseau piailla dans un arbre, elle reconnut le cri de la mouette qui s'envolait. Elle s'étira et ses doigts cherchèrent à tâtons la jambe de Lucas. Sa main remonta le long de l'assise en bois sans rien trouver, elle ouvrit les yeux sur la solitude de son réveil.

Elle appela aussitôt, sans que personne lui réponde. Alors elle se leva et regarda autour d'elle. Les allées étaient désertes, la rosée intacte.

– Lucas? Lucas? Lucas?

À chaque appel, sa voix se faisait plus inquiète, plus fragile, plus blessée. Elle tournait sur elle-même, criant le nom de Lucas, à s'en donner le vertige. Quelques bruissements de feuilles témoignaient de la seule présence du petit vent.

Elle avança fébrilement jusqu'au petit pont, les morsures du froid la faisaient grelotter. Elle marcha le long du mur de pierre blanche et trouva la lettre déposée dans un interstice.


Zofia,

Je te regarde dormir et Dieu que tu es belle. Tu te retournes dans cette dernière nuit où tu frissonnes, je te serre contre moi, je pose mon manteau sur toi, j'aurais voulu pouvoir en mettre un sur tous tes hivers. Tes traits sont tranquilles, je caresse ta joue, et, pour la première fois de mon existence, je suis triste et heureux à la fois.

C'est la fin de notre moment, le début d'un souvenir qui durera pour moi l'éternité. Il y avait en chacun de nous tant d'accompli et tant d'inachevé quand nous étions réunis.

Je partirai au lever du jour, je m'éloignerai pas à pas, pour profiter encore de chaque seconde de toi, jusqu'à l'ultime instant. Je disparaîtrai derrière cet arbre pour me rendre à la raison du pire. En les laissant m'abattre, nous sonnerons la victoire des tiens et ils te pardonneront, quelles que soient les offenses. Rentre, mon amour, retourne dans cette maison qui est la tienne et qui te va si bien. J'aurais voulu toucher les murs de ta demeure à l'odeur de sel, voir de tes fenêtres les matins qui se lèvent sur des horizons queje ne connais pas, mais dont je sais qu'ils sont les tiens. Tu as réussi l'impossible, tu as changé une part de moi. Je voudrais désormais que ton corps me recouvre et ne plus jamais voir la lumière du monde autrement que par le prisme de tes yeux.

Là où tu n'existes pas, je n'existe plus. Nos mains ensemble en inventaient une à dix doigts,. la tienne en se posant sur moi devenait mienne, si justement que, lorsque tes yeux se fermaient, je m'endormais.

Ne sois pas triste, personne ne pourra voler nos souvenirs. Il me suffit désormais de fermer mes paupières pour te voir, cesser de respirer pour sentir ton odeur, me mettre face au vent pour deviner ton souffle. Alors écoute: où que je sois, je devinerai tes éclats de rire, je verrai les sourires dans tes yeux, j'entendrai les éclats de ta voix. Savoir simplement que tu es là quelque part sur cette terre sera, dans mon enfer, mon petit coin de paradis.

Tu es mon Bachert,

Je t'aime

Lucas.


Zofia se recroquevilla lentement sur le tapis de feuilles en serrant la lettre dans ses doigts. Elle releva la tête et regarda le ciel voilé de chagrin.

Au milieu du parc, le nom de Lucas résonna comme jamais la Terre ne l'avait entendu résonner; les mains tendues au plus haut vers le ciel, Zofia déchirait le silence et son appel interrompait le cours du monde.

– Pourquoi m'as-tu abandonnée? murmura-t-elle.

– N'exagérons rien tout de même! répondit la voix de Michaël qui apparut sous l'arche du petit pont.

– Parrain?

– Pourquoi pleures-tu, Zofia?

– J'ai besoin de toi, dit-elle en courant vers lui.

– Je suis venu te chercher, Zofia, il faut que tu rentres avec moi maintenant, c'est fini.

Il lui tendit la main, mais elle recula.

– Je ne rentre pas. Mon paradis n'est plus chez nous.

Michaël avança vers elle et la prit sous son bras.

– Tu veux renoncer à tout ce que ton Père t'a donné?

– À quoi servait de me donner un cœur si c'était pour le laisser vide, parrain?

Il se mit face à elle et posa ses deux mains sur ses épaules; il la regarda attentivement et sourit, plein de compassion.

– Qu'as-tu fait, Zofia?

Elle plongea ses yeux dans les siens, ses lèvres serrées de tristesse, elle soutint son regard et lui dit:

– J'ai aimé.

Alors la voix de son parrain se fit feutrée, son regard devint évanescent et la lumière du jour traversa son visage au fur et à mesure qu'il disparaissait.

– Aide-moi, supplia-t-elle.

– C'est une alliance…

Mais elle n'entendit jamais la fin de sa phrase, il avait disparu, elle ne l'entendrait plus.

– … sacrée, acheva-t-elle en s'éloignant seule dans l'allée.


*

Michaël sortit de l'ascenseur, passa devant l'hôtesse, qu'il salua d'un geste impatient, et avança d'un pas pressé dans le corridor. Il frappa à la porte du grand bureau et entra sans attendre.

Houston, nous avons un problème!

La porte se referma derrière lui.

Quelques minutes plus tard, la voix tonitruante de Monsieur fit trembler les murs de la demeure. Michaël ressortit peu après, faisant signe à tous ceux qu'il croisait dans les couloirs que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes et que chacun pouvait retourner à son poste de travail. Il se faufila derrière le comptoir de la réceptionniste et regarda nerveusement par la fenêtre.

Dans son immense bureau, Monsieur fixait de son œil rageur la cloison du fond, il ouvrit le tiroir à sa main droite, fit coulisser le compartiment secret et déverrouilla brutalement la sécurité du contacteur.

D'un coup de poing franc, il appuya sur le bouton-poussoir. La cloison coulissa lentement sur ses rails et s'ouvrit sur le bureau de Président; les deux tables n'en formaient désormais plus qu'une seule démesurée où chacun se tenait à une extrémité, l'un face à l'autre.

– Je peux faire quelque chose pour toi? demanda Président en posant son jeu de cartes.

– Je ne peux pas croire que tu aies osé!

– Osé quoi? susurra Satan.

– Tricher!

– Parce que c'est moi qui ai triché le premier? répliqua Président d'un ton arrogant.

– Comment as-tu pu attenter au destin de nos envoyés? Tu n'as donc plus de limites?

– Mais c'est quand même le monde à l'envers, j'aurai vraiment tout entendu! railla Satan. C'est toi qui as triché le premier, mon vieux!

– Moi j'ai triché?

– Parfaitement!

– Et en quoi ai-je triché?

– Ne prends pas cet air angélique avec moi!

– Mais qu'est-ce que j'ai fait? demanda Dieu.

– Tu as recommencé! dit Lucifer.

– Quoi?

– DES HUMAINS!


Dieu toussa et caressa la pointe de son menton en dévisageant son adversaire.

– Tu vas arrêter immédiatement de les pourchasser!

– Et sinon quoi?

– Sinon c'est moi qui vais te poursuivre!

– Ah oui? Essaie, juste pour voir! Je m'amuse déjà! À ton avis, les avocats résident chez toi ou chez moi? répondit Président en appuyant sur le bouton dans son tiroir.

La cloison se referma lentement. Dieu attendit qu'elle soit à mi-course, il inspira profondément et Satan entendit sa voix lui crier de l'autre bout de la pièce:

– Nous ALLONS ÊTRE GRANDS-PÈRES!


La cloison s'immobilisa aussitôt. Dieu vit la tête effarée de Satan qui s'était penché pour le voir à nouveau.

– Qu'est-ce que tu viens de dire?

– Tu m'as très bien entendu!

– Garçon ou fille? demanda Satan d'une petite voix inquiète.

– Je n'ai pas encore décidé!

Satan se leva d'un bond.

– Attends, j'arrive! Cette fois-ci il faut vraiment qu'on parle!

Président fit le tour du bureau, franchit la séparation et vint s'asseoir à côté de Monsieur, à l'autre extrémité de la table… s'ensuivit une longue conversation qui dura… dura… dura jusqu'au soir…


Puis il y eut un matin, et…

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