Deuxième Jour

Mathilde s'était éveillée à l'aube. On l'avait descendue au cours de la nuit dans une chambre où l'ennui perçait déjà. Depuis quinze mois, l'hyperactivité avait été son seul remède pour se guérir des scories d'une autre vie où le cocktail malin de désespoirs et de drogues avait presque eu raison d'elle. Le néon qui grésillait au-dessus de sa tête lui rappelait les longues heures passées à lutter contre le manque, qui en son temps corrompait ses entrailles en indicibles algies. Mémoire de jours dantesques où Zofia, qu'elle appelait son ange gardien, devait retenir ses mains. Pour survivre, elle mutilait son corps, le griffait à s'en arracher la peau pour inventer de nouvelles blessures qui dilueraient les châtiments insoutenables des plaisirs révolus.

Il lui semblait parfois ressentir encore à l'arrière de son crâne le lancinement des hématomes, conséquence des multiples coups qu'elle s'assenait au fond des nuits abandonnées à des souffrances ultimes. Elle regarda le creux de son coude, les stigmates des piqûres s'en étaient effacés semaine après semaine, signe de rédemption. Seul un ultime petit point violacé subsistait encore au trait d'une veine, comme un rappel de là où la mort lente était entrée. Zofia poussa la porte de sa chambre.

– Juste à temps, dit-elle en déposant un bouquet de pivoines sur la table de nuit.

– Pourquoi juste à temps? demanda Mathilde.

– J'ai vu ta tête en entrant, la météo de ton moral avait l'air de virer au variable, tendance orage. Je vais aller demander un vase aux infirmières.

– Reste auprès de moi, dit Mathilde d'une voix effacée.

– Les pivoines sont presque aussi impatientes que toi, elles ont besoin de beaucoup d'eau, ne bouge pas, je reviens.

Seule dans sa chambre, Mathilde contemplait les fleurs. De son bras valide, elle caressa les corolles soyeuses. Les pétales de pivoine avaient la texture d'un pelage de chat, Mathilde adorait les félins. Zofia interrompit sa rêverie en revenant, les bras chargés d'un seau.

– C'est tout ce qu'elles avaient; ce n’est pas tres grave, ce ne sont pas des fleurs snobs.

– Ce sont mes préférées.

– Je sais.

– Comment tu as fait pour en trouver en cette saison?

– Secret!

Zofia contempla la jambe plâtrée de son amie puis l'attelle qui immobilisait son bras. Mathilde surprit son regard.

– Tu n'y es pas allée de main morte avec ton briquet! Qu'est-ce qu'il s'est passé exactement là-bas? Je ne me souviens de presque rien. Nous parlions, tu t'es levée, moi pas, et puis ensuite un immense trou noir.

– Non… une fuite de gaz dans le faux plafond de l'office! Combien de temps devras-tu rester ici?

Les médecins auraient accepté de laisser Mathilde sortir dès le lendemain, mais elle n'avait pas les moyens de faire appel à une assistance à domicile et son état la privait de toute autonomie. Lorsque Zofia s'apprêta à repartir, Mathilde fondit en larmes.

– Ne me laisse pas ici, cette odeur de désinfectant me rend folle. J'ai assez payé, je te le jure. Je n'y arriverai plus. J'ai tellement la trouille de replonger que je fais semblant d'avaler les calmants qu'ils me donnent. Je sais que je suis un poids pour toi, mais sors-moi de là, Zofia, maintenant!

Zofia retourna au chevet de son amie et lui caressa le front pour chasser les spasmes de chagrin qui agitaient son corps. Elle lui promit de faire de son mieux pour trouver une solution, au plus vite. Elle repasserait la voir en fin de soirée.

En sortant de l'hôpital, Zofia fila vers les docks, sa journée était chargée. Le temps passait vite: elle avait une mission à accomplir, et quelques protégés qu’il n'était pas question d'abandonner. Elle partit rendre visite à son vieil ami errant. Jules avait quitté le monde sans avoir jamais identifié le chemin qui l’avait conduit sous l'arche n° 7 où il avait élu domicile non fixe… Juste une série de terribles mauvais tours que la vie lui avait joués. Une compression de personnel avait marqué le terme de sa carrière. Une simple lettre était venue lui annoncer qu'il ne faisait plus partie de la grande compagnie qui avait été toute son existence.

À cinquante-huit ans on est encore très jeune… et même si les sociétés de cosmétiques juraient qu'à l'approche de la soixantaine la vie était encore devant soi pour peu que l'on prenne soin de son capital esthétique, leurs propres départements de ressources humaines n'en étaient que peu convaincus lorsqu'ils réévaluaient le plan de carrière de leurs cadres. C'est ainsi que Jules Minsky s'était retrouvé au chômage. Un agent de sécurité avait confisqué son badge à l'entrée de l'immeuble où il avait passé plus de temps que dans sa propre maison. Sans lui adresser une seule parole, l'homme en uniforme l'avait accompagné jusqu'à son bureau. Sous les regards silencieux de ses collègues, il avait dû ranger ses affaires. Par un jour de pluie sinistre, Jules s'en était allé, un petit carton sous le bras pour unique bagage, après trente-deux années de fidèles servitudes.

La vie de Jules Minsky, statisticien et féru de mathématiques appliquées, se résumait pourtant en une arithmétique très imparfaite: addition de weekends passés sur des dossiers au détriment de sa propre vie; division subie au profit du pouvoir de ceux qui l'employaient (on était fier de travaIller pour eux, on formait une grande famille où chacun avait son rôle à jouer à condition de tenir sa place); multiplication d'humiliations et d'idées ignorées par quelques autorités illégitimes aux pouvoirs inégalement acquis; soustraction, enfin, du droit de finir sa carrière dans la dignité. Semblable à la quadrature du cercle, l'existence de Jules se réduisait à une équation d’insolubles iniquités.

Au cours de son enfance, Jules aimait à traîner près de la décharge de ferraille où une presse immense compressait les carcasses des vieilles voitures. Pour chasser les solitudes qui hantèrent ses nuits, il avait souvent imaginé la vie du jeune cadre nanti qui avait ruiné la sienne en 1'«évaluant» bon pour la casse. Ses cartes de crédit s'étaient effacées à l'automne, son compte en banque n'avait pas survécu à l'hiver, il avait quitté sa maison au printemps. L'été suivant, il avait sacrifié un immense amour en emportant sa fierté dans un dernier voyage. Sans même s'en rendre compte, le dénommé Jules Minsky, cinquante-huit ans, était revenu élire domicile non fixe sous l'arche n°7 du quai 80 du port marchand de San Francisco. Il pourrait bientôt y fêter dix années de belles étoiles. Il se plaisait à raconter à qui pouvait l'entendre que, le jour de son grand départ, il ne s'était vraiment rendu compte de rien.

Zofia avisa la cicatrice qui suintait sous l'accroc du pantalon en tweed au motif prince-de-galles.

– Jules, vous devez aller faire soigner cette jambe!

– Ah, ne recommence pas, s'il te plaît, elle va très bien ma jambe!

– Si on ne nettoie pas cette plaie, elle sera gangrenée dans moins d'une semaine et vous le savez très bien!

– J'ai déjà vécu la pire des gangrènes, ma jolie, alors une de plus, une de moins! Et puis, depuis le temps que je demande à Dieu de venir me rechercher, il faut bien que je le laisse faire. Si je me soigne à chaque fois que j'ai quelque chose de travers, à quoi ça sert d'implorer de partir de cette foutue terre! Alors tu vois, ce bobo, c'est mon ticket gagnant pour l'ailleurs.

– Qui vous met des idées aussi stupides dans la tête?

– Personne, mais il y a un jeune gars qui traîne par ici et qui est tout à fait d'accord avec moi. J'aime bien discuter avec lui. Quand je le vois, c'est mon reflet dans un miroir passé. Il s'habille avec le même genre de costume que ceux que je portais avant que mon tailleur n'ait le vertige en découvrant les abîmes de mes poches. Je lui prêche la bonne parole, lui la mauvaise, on fait un peu de troc, tu vois, et moi je me distrais.

Ni mur ni toit, personne à haïr, pas plus de nourriture devant la porte que de barreaux qu'on rêverait de scier… La condition de Jules Minsky avait été pire que celle d'un prisonnier. Rêver pouvait devenir un luxe quand on luttait pour sa survie. Le jour, il fallait chercher de la nourriture dans les décharges, l'hiver, marcher sans cesse pour lutter contre l'alliance mortelle du sommeil et du froid.

– Jules, je vous conduis au dispensaire!

– Je croyais que tu travaillais à la sécurité du port, pas à l'Armée du Salut!

Zofia tira de toutes ses forces sur le bras du clochard pour l'aider à se relever. Il ne lui facilita pas la tâche mais finit bon gré mal gré par l'accompagner jusqu'à sa voiture. Elle lui ouvrit la portière, Jules passa sa main dans sa barbe, hésitant. Zofia le regarda, silencieuse. Les rides magnifiques autour de ses prunelles azur composaient les fortins d'une âme riche d'émotions. Autour de sa bouche épaisse et souriante se dessinaient d'autres calligraphies, celles d'une existence où la pauvreté n'était que celle de l'apparence.

– Ça ne va pas sentir très bon dans ton carrosse. Avec cette foutue guibole, je n'ai pas pu aller jusqu'aux douches ces derniers jours!

– Jules, si l'on dit que l'argent n'a pas d'odeur, pourquoi un peu de misère en aurait-elle? Arrêtez de discuter et montez!

Après avoir confié son passager aux soins du dispensaire, elle redescendit vers les docks. En chemin, elle fit un crochet pour rendre visite à Miss Sheridan: elle avait un précieux service à lui demander. Elle la trouva sur le pas de sa porte. Reine avait quelques courses à faire et, dans cette ville réputée pour ses rues pentues où chaque pas est un defi pour une personne âgée, rencontrer Zofia à cette heure inhabituelle relevait du miracle. Zofia la pria de s'installer dans la voiture et monta en courant à son appartement. Elle entra chez elle, jeta un coup d'œil à son répondeur téléphonique qui n’avait enregistré aucun message et redescendit aussitôt. En chemin, elle se confia à Reine, qui accepta de recevoir Mathilde jusqu'à ce qu'elle se retablisse. Il faudrait trouver un moyen de la hisser jusqu'à l'étage et quelques bonnes paires de bras pour descendre le lit métallique remisé au grenier.


*

Confortablement installé dans la cafétéria du 666 Market Street, Lucas griffonnait quelques calculs à même la table en formica, prenant possession de son tout nouvel emploi au sein du plus grand groupe immobilier de Californie. Il trempait son septième croissant dans une tasse de café crème, penché sur l'ouvrage passionnant qui racontait comment s'était développée la Silicon Valley: Une vaste bande de terres, devenues en trente ans la plus stratégique zone de hautes technologies, baptisée le poumon de l'informatique du monde. Pour ce spécialiste du changement d'identité, se faire embaucher avait été d'une simplicité déconcertante, il prenait déjà un plaisir fou à la préparation de son plan machiavélique.

La veille, dans l'avion de New York, la lecture d'un article du San Francisco Chronicle sur le groupe immobilier A amp;H avait illuminé l'œil de Lucas: la physionomie rondouillarde de son vice-président s'offrait sans retenue à l'objectif du photographe. Ed Heurt, le H de A amp;H, excellait dans l'art de se pavaner d'interview en conférence de presse, vantant sans relâche les incommensurables contributions de son groupe à l'essor économique de la région. L'homme, qui ambitionnait depuis vingt ans une carrière de député, ne ratait jamais une cérémonie officielle. Il s'apprêtait à inaugurer en grand tralala dominical l'ouverture officielle de la pêche au crabe.

C'est à cette occasion que Lucas avait croisé la route d'Ed Heurt.

L'impressionnant carnet d'adresses influentes dont Lucas avait habilement nourri la conversation lui avait valu le poste de conseiller à la vice-présidence, aussitôt créé pour lui. Les rouages de l'opportunisme n'avaient aucun secret pour Ed Heurt et l'accord fut scellé avant que le numéro deux du groupe n'eût achevé d'engloutir une pince de crabe, généreusement trempée dans une mayonnaise au safran, qui tacha tout aussi généreusement le plastron de son smoking.

Il était onze heures ce matin et, dans une heure, Ed présenterait Lucas à son associé, Antonio Andric, le président du groupe.

Le A de A amp;H dirigeait d'une main de fer dans un gant de velours le vaste réseau commercial qu'il avait su mailler au fil des années. Un sens inné de l'immobilier, une assiduité inégalable au travail avaient permis à Antonio Andric de développer un immense empire qui employait plus de trois cents agents et presque autant de juristes, comptables et assistantes.

Lucas hésita avant de renoncer à une huitième viennoiserie. Il claqua du pouce et de l'index pour commander un cappuccino. Mâchouillant son feutre noir, il compulsa ses feuillets et continua de réfléchir. Les statistiques qu'il avait empruntées au departement informatique de A amp;H étaient éloquentes.

S'accordant finalement un petit pain au chocolat, Il conclut qu'il était impossible de louer, vendre ou acheter le moindre immeuble ou parcelle de terrain dans toute la vallée sans traiter avec le groupe qui l'employait depuis la veille au soir. La plaquette publicitaire et son ineffable slogan: «L'immobilier intelligent» lui permirent d'affiner ses plans.

A amp;H était une entité à deux têtes, son talon d'Achille se situait à la jonction des deux cous de l'hydre. Il suffirait que les deux cerveaux de l'organisation aspirent au même air pour en venir à s'étouffer mutuellement. Qu'Andric et Heurt se disputent la barre du navire, et le groupe ne tarderait pas à dériver. Le naufrage brutal de l'empire A amp;H attiserait vite l'appétit des grands propriétaires, entraînant la déstabilisation du marché immobilier dans une vallée où les loyers étaient des piliers fondamentaux de la vie économique. Les réactions des places financières ne se feraient pas attendre et les entreprises de la région seraient vite asphyxiées.

Lucas compulsa quelques données pour établir ses hypothèses: la plus probable était qu'un grand nombre d'entreprises ne survivraient pas à l'augmentation de leurs loyers et à la baisse de leurs cotations. Même en étant pessimiste, les calculs de Lucas laissaient prévoir qu'au moins dix mille personnes perdraient leur emploi; un chiffre suffisant pour faire imploser l'économie de toute la région et provoquer la plus belle embolie que l'on n'ait jamais imaginée, celle du poumon de l'informatique du monde.

Les milieux financiers n'ayant d'égale à leurs certitudes passagères que leur frilosité permanente, les milliards qui se jouaient à Wall Street sur les entreprises de haute technologie se volatiliseraient en quelques semaines, infligeant un superbe infarctus au cœur du pays.

– La mondialisation a quand même du bon! dit Lucas à la serveuse qui lui porta cette fois un chocolat chaud.

– Pourquoi, c'est avec un produit coréen que vous comptez nettoyer vos cochonneries? répondit-elle, dubitative, en regardant les graffitis sur la table.

– J'effacerai tout en partant! grommela-t-il en reprenant le cheminement de sa pensée.

Puisqu'on laissait entendre que le seul froissement des ailes d'un papillon pouvait donner naissance à un cyclone, Lucas démontrerait que ce théorème pouvait s'appliquer en économie. La crise américaine ne tarderait pas à se propager en Europe et en Asie. A amp;H serait son papillon, Ed Heurt son froissement d'aile, et les docks de la ville pourraient bien être le théâtre de sa victoire.

Après avoir méthodiquement raturé le formica avec une fourchette, Lucas sortit de la cafétéria et contourna l'immeuble. Il repéra dans la rue un coupé Chrysler dont il crocheta la serrure. Au feu, il actionna la capote électrique qui se replia dans son habitacle. En descendant la rampe de parking de ses nouveaux bureaux, Lucas prit son téléphone portable. Il s'immobilisa devant le voiturier et lui fit un signe amical de la main pour qu'il patiente, le temps de terminer sa communication. D'une voix ostentatoire, il confiait à un interlocuteur imaginaire avoir surpris Ed Heurt prêcher à une ravissante journaliste que la vraie tête du groupe, était lui, et son associé seulement les jambes! Lucas enchaîna d'un formidable éclat de rire, ouvrit sa portière et tendit ses clés au jeune homme, qui lui fit remarquer que le barillet était endommagé.

– Je sais, dit Lucas, l'air contrit, on n'est plus en sécurité nulle part!

Le voiturier, qui n'avait pas perdu un mot de la conversation, le regarda s'éloigner en direction du hall de l'immeuble. Il alla garer la décapotable d'une main experte et reconnue… c'était à lui et à personne d'autre que l'assistante personnelle d'Antonio Andric confiait chaque jour le soin de garer son 4x4. La rumeur mit deux heurès à grimper jusqu'au neuvième et dernier étage du 666 Market Street, le prestigieux siège social de A amp;H: la pause-déjeuner avait freiné sa progression. À treize heures dix-sept, Antonio Andric entrait ivre de rage dans le bureau d'Ed Heurt, à treize heures vingt-neuf, le même Antonio ressortait du bureau de son associé en claquant la porte. Il cria sur le palier que «les jambes» allaient se détendre sur un terrain de golf et que les «méninges» n'avaient qu'à assurer à sa place le comité mensuel des directeurs commerciaux.

Lucas adressa un regard complice au voiturier en reprenant son cabriolet. Il n'avait rendez-vous avec son employeur que dans une heure, ce qui lui laissait le temps de faire une petite course de rien du tout. Il avait une envie folle de changer de voiture, et pour garer à sa manière celle qu'il conduisait, le port n'était pas si loin que ça.


*

Zofia avait déposé Reine chez son coiffeur et promis de venir la rechercher deux heures plus tard. Juste le temps pour elle d'aller donner son cours d'histoire au centre de formation pour les malvoyants. Les élèves de Zofia s'étaient levés lorsqu'elle avait franchi le seuil de la porte.

– Sans coquetterie, je suis la plus jeune de cette classe, asseyez-vous, je vous en prie!

L'assemblée s'était exécutée dans un murmure et Zofia reprit la leçon là où elle l'avait laissée. Elle ouvrit le livre en braille posé sur son bureau et en commença la lecture. Zofia aimait cette écriture où les mots se déliaient du bout des doigts, où les phrases se composaient au toucher, où les textes prenaient vie au creux de la main. Elle appréciait cet univers amblyope, si mystérieux pour ceux qui croyaient tout voir, bien que souvent aveugles de tant d'essentiels. Au son de la cloche, elle avait terminé sa leçon et donné rendez-vous à ses élèves le jeudi suivant. Elle avait retrouvé sa voiture et était allée chercher Reine pour la déposer chez elle. Puis elle avait traversé de nouveau la ville pour reconduire Jules du dispensaire aux docks. Le bandage qui entourait sa jambe lui donnait des allures de flibustier, il ne dissimula pas une certaine fierté lorsque Zofia lui en fit la remarque.

– Tu m'as l'air préoccupée? demanda Jules.

– Non, juste un peu débordée.

– Tu es toujours débordée, je t'écoute.

– Jules, j'ai relevé un drôle de défi. Si vous deviez faire quelque chose d'incroyablement bien, quelque chose qui changerait le cours du monde, que choisiriez-vous?

– Si j'étais utopiste ou si je croyais au miracle, je te dirais que j'éradiquerais la faim dans le monde, j'anéantirais toutes les maladies, interdirais que quiconque atteinte à la dignité d'un enfant. Je réconcilierais toutes les religions, soufflerais une immense moisson de tolérance sur la terre, je crois aussi que je ferais disparaître toutes les pauvretés. Oui, tout ça je le ferais… si j'étais Dieu!

– Et vous êtes-vous déjà demandé pourquoi Lui ne le faisait pas?

– Tu le sais aussi bien que moi, tout cela ne dépend pas de Sa volonté mais de celle des hommes à qui Il a confié la Terre. Il n'existe pas de bien immense que l'on puisse se représenter, Zofia, tout simplement parce que, au contraire du mal, le bien est invisible. Il ne se calcule ni ne se raconte sans perdre de son élégance et de son sens. Le bien se compose d'une quantité infinie de petites attentions qui, mises bout à bout, finiront, elles, un jour peut-être, par changer le monde. Demande à n'importe qui de te citer cinq hommes qui ont changé en bien le cours de l'humanité. Je ne sais pas, par exemple, le premier des démocrates, l'inventeur des antibiotiques, ou un faiseur de paix. Aussi étrange que cela paraisse, peu de gens pourront les nommer, alors qu'ils évoqueront sans problème cinq dictateurs. On connaît tous le nom des grandes maladies, rarement celui de ceux qui les ont vaincues. L'apogée du mal que chacun redoute n'est rien d'autre que la fin du monde, mais ce même chacun semble ignorer que l'apogée du bien a déjà eu lieu… le jour de la Création.

– Mais alors, Jules, que feriez-vous pour faire le bien, accomplir le très bien?

– Je ferais exactement ce que tu fais! Je donnerais à ceux que je côtoie l'espoir de tous les possibles. Tu as inventé une chose merveilleuse tout à l'heure, sans même t'en rendre compte.

– Qu'est-ce que j'ai fait?

– En passant devant mon arche tu m'as souri. Un peu plus tard, ce détective qui vient souvent déjeuner par ici est passé en voiture, il m'a regardé avec son éternel air bougon. Nos regards se sont croisés, je lui ai confié ton sourire, et quand il est reparti, je l'ai vu, il le portait sur ses lèvres. Alors, avec un peu d'espoir, il l'aura transmis à celui ou celle qu'il allait voir. Tu réalises maintenant ce que tu as fait? Tu as inventé une sorte de vaccin contre l'instant de mal-être. Si tout le monde faisait cela, rien qu'une seule fois par jour, donner juste un sourire, imagines-tu l'incroyable contagion de bonheur qui filerait sur la terre? Alors tu remporterais ton pari.

Le vieux Jules toussa dans sa main.

– Mais, bon. Je t'ai dit que je n'étais pas utopiste. Alors, je vais me contenter de te remercier de m'avoir reconduit jusqu'ici.

Le clochard sortit de la voiture et avança vers son abri. Il se retourna, fit un petit signe de la main à Zofia:

– Quelles que soient les questions que tu te poses, fie-toi à ton instinct et continue de faire ce que tu fais.

Zofia le regarda, interrogative.

– Jules, que faisiez-vous avant de vivre ici?

Il disparut sous l'arche, sans répondre.

Zofia rendit visite à Manca au Fisher's Deli, l'heure du déjeuner était déjà bien entamée et, pour la seconde fois de la journée, elle avait un service à demander à quelqu'un. Le contremaître n'avait pas touché à son assiette. Elle s'assit à sa table.

– Vous ne mangez pas vos œufs brouillés? Manca se pencha pour chuchoter à son oreille:

– Quand Mathilde n'est pas là, la nourriture n'a aucun goût ici.

– Justement, c'est d'elle que je suis venu vous parler.

Zofia quitta le port une demi-heure plus tard en compagnie du contremaître et de quatre de ses dockers. En passant devant l'arche n°7, elle pila net. Elle avait reconnu l'homme en complet élégant qui fumait une cigarette auprès de Jules. Les deux dockers qui avaient pris place à bord de son véhicule et les deux autres qui la suivaient dans un pick-up lui demandèrent pourquoi elle avait freiné aussi brutalement. Elle accéléra sans répondre et fila vers le Memorial Hospital.


*

Les optiques de la Lexus flambant neuve s'illuminèrent dès qu'elle s'engagea dans les sous-sols. Lucas marcha d'un pas pressé vers la porte d'accès aux escaliers. Il consulta sa montre, il avait dix minutes d'avance.

Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent sur le neuvième étage. Il fit un détour pour passer devant la porte de l'assistante d'Antonio Andric, s'invita dans la pièce et s'assit sur le coin de son bureau. Elle ne releva pas la tête et continua de pianoter sur le clavier de son ordinateur.

– Vous êtes totalement dévouée à votre travail, n'est-ce pas?

Elizabeth lui sourit et poursuivit sa tâche.

– Savez-vous qu'en Europe la durée du travail est légalisée? En France, ajouta Lucas, ils pensent même que plus de trente-cinq heures par semaine nuisent à l'épanouissement de l'individu.

Elizabeth se leva pour se servir une tasse de café.

– Et si c'est vous qui voulez travailler plus? demanda-t-elle.

– Vous ne pouvez pas! La France privilégie l'art de vivre!

Elizabeth reprit place derrière son écran et s adressa à Lucas d'une voix distante.

– J'ai quarante-huit ans, je suis divorcée, mes deux enfants sont à l'université, je suis propriétaire de mon petit appartement à Sausalito et d'un joli petit condominium au bord du lac Tahoe, que j'aurai fini de payer dans deux ans. Pour tout vous dire, je ne compte pas le temps que je passe ici. J’aime bien ce que je fais, bien plus que de déambuler devant des vitrines en constatant que je n'ai pas assez bossé pour me payer ce dont j'ai envie. Quant aux Français, je vous rappelle qu'ils mangent des escargots! Mr. Heurt est dans son bureau et vous avez rendezvous à quatorze heures… ce qui tombe bien puisqu'il est exactement quatorze heures!

Lucas se dirigea vers la porte. Avant d'emprunter le couloir il se retourna.

– Vous n'avez jamais goûté au beurre d'ail, sinon, vous ne diriez pas ça!


*

Zofia avait organisé la sortie anticipée de Mathilde. Mathilde acceptait de signer une décharge, et Zofia avait juré qu'au moindre signe anormal elle la raccompagnerait aussitôt aux urgences. Le chef de service donna son accord sous réserve que l'examen médical prévu à quinze heures ne contredise pas l'évolution favorable de l'état de santé de sa patiente.

Quatre dockers prirent Mathilde en charge sur le parking de l'hôpital. Leurs plaisanteries sur la fragilité du chargement allaient bon train: ils s'amusaient à utiliser tout le vocabulaire d'une manutention où Mathilde jouait le rôle du container. Ils l'allongèrent avec beaucoup de précaution sur la civière qu'ils avaient improvisée à l'arrière de la camionnette. Zofia conduisait aussi lentement qu'elle le pouvait, mais le moindre cahot réveillait dans la jambe de Mathilde une vive douleur remontant jusqu'au creux de l'aine. Il leur fallut une demi-heure pour arriver à bon port.

Les dockers descendirent le lit métallique du grenier et l'installèrent dans le living de Zofia. Manca le poussa jusqu'à la fenêtre et arrangea le petit guéridon qui ferait office de table de nuit. Commença alors la lente ascension de Mathilde, que les dockers emportaient vers l'étage, sous le haut commandement de Manca. A chaque marche gagnée, Zofia serrait les doigts en entendant Mathilde crier sa peur. Les hommes y répondaient en chantant à tue-tête. Elles finirent par s'abandonner aux rires lorsqu'ils eurent enfin passé le coude de la cage d'escalier. Avec mille attentions, ils déposèrent leur serveuse préférée sur sa nouvelle literie.

Zofia les inviterait à déjeuner pour les remercier. Manca dit que ce n'était pas la peine, Mathilde les avait suffisamment choyés au Deli pour qu'ils puissent rendre la pareille. Zofia les reconduisit au port. Quand la voiture s'éloigna, Reine prépara deux tasses de café accompagnées de quelques morceaux de galette posés dans sa coupelle en argent ciselé, puis elle monta à l'étage.

Quittant le quai 80, Zofia décida de faire un léger détour. Elle alluma l'autoradio et chercha une station jusqu'à ce que la voix de Louis Armstrong s’envole dans l'habitacle. What a wondeiful world était l’une de ses chansons préférées. Elle fredonna de concert avec le vieux bluesman. La Ford tourna au coin des entrepôts et fila en direction des arches qui bordaient la travée des immenses grues. Elle accéléra et, au passage des ralentisseurs, la voiture eut une série de hoquets. Elle en sourit et ouvrit sa vitre en grand. Le vent faisait voler ses cheveux, elle tourna le bouton du volume, et la chanson se joua plus fort encore. Radieuse, elle s'amusait à slalomer entre les cônes de sécurité… vers la septième arche. Lorsqu'elle vit Jules, elle lui fit un petit signe de la main, qu'il lui rendit aussitôt. Il était seul… alors Zofia éteignit la radio, referma la vitre et bifurqua vers la sortie.


*

Heurt avait quitté la salle du conseil sous les applaudissements cauteleux des directeurs, effarés par les promesses qui venaient de leur être faites. Certain qu'il était rompu à tout exercice de communication, Ed avait transformé la réunion commerciale en parodie de conférence de presse, détaillant sans retenue ses visions mégalo-expansionnistes. Dans l'ascenseur qui le reconduisait au neuvième étage, Ed était aux anges: le management des hommes n'était finalement pas si compliqué que cela; s'il le fallait, il pourrait très bien œuvrer seul à la destinée du groupe. Fou de joie, il dressa son poing serré vers le ciel en signe de victoire.


*

La balle de golf avait fait chanceler le drapeau avant de disparaître. Antonio Andric venait de réussir un magnifique «trou en un» sur un «par quatre». Fou de joie, il leva son poing serré vers le ciel en signe de victoire.


*

Ravi, Lucas abaissa son poing vers la terre en signe de victoire: le vice-président avait réussi à semer un trouble sans précédent parmi les dirigeants de son empire, et la confusion des esprits ne tarderait pas à se propager aux étages inférieurs.

Ed l'attendait près du distributeur de boissons, il ouvrit les bras en le voyant.

– Quelle réunion formidable, n'est-ce pas? Je me rends compte que je suis trop souvent loin de mes troupes! Je dois remédier à cela, à ce propos j'ai un petit service à vous demander.

Ed avait rendez-vous le soir même avec une journaliste qui devait rédiger un article sur lui dans un quotidien local. Pour une fois il sacrifierait ses devoirs vis-à-vis de la presse aux besoins de ses fidèles collaborateurs. Il venait de convier à dîner le patron du développement, le responsable du marketing et les quatre directeurs du réseau commercial. À cause de son petit accrochage avec Antonio, il préférait ne pas informer son associé de son initiative et le laisser jouir d'une vraie soirée de repos dont il avait visiblement besoin. Si Lucas voulait bien assurer l'interview à sa place, il lui rendrait un service inestimable; d'autant que les éloges d'un tiers s'avéraient toujours plus convaincants. Ed comptait sur l'efficacité de son nouveau conseiller, qu'il encouragea d’une tape amicale sur l'épaule. La table était reservée à vingt et une heures chez Simbad, un restaurant de poissons sur Fisherman's Wharf: un cadre un tantinet romantique, des crabes délicieux, une addition honorable, le papier devrait être éloquent.


*

Après s'être occupée du transfert de Mathilde, Zofia revint au Memorial Hospital, dans un autre service cette fois-ci. Elle entra dans le pavillon n°3 et grimpa jusqu au troisieme etage.

Le service des hospitalisations pédiatriques était comme à son habitude surchargé. Dès que le petit Thomas eut reconnu son pas au fond du couloir, tout son visage s'illumina. Pour lui, les mardis et vendredis étaient des jours sans gris. Zofia caressa sa joue, s'assit au bord de son lit, déposa un baiser sur sa main qu'elle souffla dans sa direction (c'était leur geste complice), et reprit sa lecture à la page cornée. Personne n'était autorisé à toucher au livre qu'elle rangeait dans le tiroir de sa table de nuit après chaque visite. Thomas y veillait comme sur un trésor. Même lui ne se permettait pas de lire le moindre mot en son absence. Le petit bonhomme à la tête chauve connaissait mieux que quiconque la valeur de l'instant magique. Seule Zofia pouvait lui dire ce conte. Nul ne confisquerait une minute des histoires fantastiques du lapin Theodore. De ses intonations elle rendait chaque ligne précieuse. Parfois elle se levait, parcourait la pièce de long en large; chacune de ses grandes enjambées qu'elle accompagnait d'amples mouvements de bras et de mimiques provoquait aussitôt les rires sans retenue du petit garçon. Pendant l'heure féerique où les personnages s'animaient dans sa chambre, c’était la vie qui reprenait ses droits. Même quand il rouvrait les yeux, Thomas oubliait les murs, sa peur et la douleur.

Elle replia l'ouvrage, le rangea en bonne place et regarda Thomas qui fronçait les sourcils.

– Tu as l'air soucieux tout à coup?

– Non, répondit l'enfant.

– Quelque chose t'a échappé dans l'histoire?

– Oui.

– Quoi? dit-elle en reprenant sa main.

– Pourquoi tu me la racontes?

Zofia ne trouva pas les mots justes pour formuler sa réponse, alors Thomas sourit.

– Moi je sais, dit-il.

– Alors, dis-Ie-moi.

Il rougit et fit glisser le pli du drap de coton entre ses doigts. Il murmura:

– Parce que tu m'aimes!

Et cette fois, ce furent les joues de Zofia qui s'empourprèrent.

– Tu as raison, c'était exactement le mot que je cherchais, dit-elle d'une voix douce.

– Pourquoi les adultes ne disent pas toujours la verité?

– Parce qu'elle leur fait peur parfois, je crois.

– Mais toi tu n'es pas comme eux, n'est-ce pas?

– DIsons que je fais de mon mieux, Thomas.

Elle releva le menton de l'enfant et l'embrassa. Il plongea dans ses bras et la serra très fort. Le câlin achevé, Zofia avança vers la porte, mais Thomas la rappela une dernière fois.

– Je vais mourir?

Thomas la dévisageait, Zofia scruta longuement le regard si profond du petit garçon.

– Peut-être.

– Pas si tu es là, alors à vendredi, dit l'enfant.

– À vendredi, répondit Zofia en soufflant le baiser au creux de sa main.


Elle reprit le chemin des docks pour aller vérifier le bon déroulement du débardage d'un cargo. Elle s'approcha d'une première pile de palettes, un détail avait attiré son attention: elle s'agenouilla pour contrôler la vignette sanitaire qui garantissait le respect de la chaîne du froid. La pastille avait viré au noir. Zofia prit immédiatement son talkie-walkie et bascula sur le canal 5. Le bureau des services vétérinaires ne répondit pas à son appel. Le camion réfrigéré qui attendait au bout de la travée ne tarderait pas à emporter la marchandise impropre vers les nombreux restaurants de la ville. Il lui fallait trouver une solution au plus vite. Elle tourna la molette sur le canal 3.

– Manca, c'est Zofia, où êtes-vous?

Le poste grésilla.

– À la vigie, dit Manca, et il fait très beau si vous aviez un doute sur la question! Je pourrais presque voir les côtes chinoises!

– Le Vasco-de-Gama est en déchargement, pouvez-vous m'y rejoindre au plus vite?

– Il y a un problème?

– J'aimerais mieux en parler avec vous sur place, répondit-elle en raccrochant.

Elle attendait Manca au pied de la grue qui transbordait les palettes du navire vers la terre, il arriva quelques minutes plus tard, au volant d'un Fenwick.

– Alors qu'est-ce que je peux faire pour vous? demanda Manca.

– Au bout de cette grue, il y a dix palettes de crevettes non comestibles.

– Et?

– Comme vous pouvez le constater, les services sanitaires ne sont pas là et je n'arrive pas à les joindre.

– J'ai bien deux chiens et un hamster à la maison, mais je ne suis pas vétérinaire pour autant. Et puis qu'est-ce que vous y connaissez en crustacés, vous?

Zofia lui montra la pastille témoin.

– Les crevettes n'ont pas de secret pour moi! Si on ne s'en occupe pas, il ne fera pas bon aller au restaurant en ville ce soir…

– Ben oui, mais qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse, à part manger un steak chez moi?

– … Ni pour les petits de manger à la cantine demain!

La phrase n'était pas innocente, Manca ne supportait pas que l'on touche à un seul cheveu d'un enfant, ils étaient sacrés pour lui. Il la fixa quelques instants en se frottant le menton.

– Bon, d'accord! dit Manca en s'emparant de l’émetteur de Zofia.

Il changea la fréquence pour contacter le grutier.

– Samy, mets-toi au large!

– C'est toi, Manca? J'ai trois cents kilos au bout, ça peut attendre?

– Non!

La flèche pivota lentement, entraînant sa charge dans un lent balancement. Elle s'immobilisa à la verticale de l'eau.

– Bien! dit Manca dans le micro. Maintenant je vais te passer l'officier en chef de la sécurité qui vient de repérer une grosse faiblesse à ton arrimage. Elle va t'ordonner de larguer tout de suite pour que tu ne prennes pas de risque personnel, et tu vas lui obéir à la même vitesse parce que c'est son métier de faire des trucs comme ça!

Il tendit le combiné à Zofia avec un immense sourire. Zofia hésita et toussota avant de transmettre l'ordre. Il y eut un bruit sec et le crochet se défit. Les palettes de crustacés s'abîmèrent dans les eaux du port. Manca remonta sur son Fenwick. En démarrant, il oublia qu'il avait enclenché la marche arrière et renversa les caisses déjà à terre. Il s'arrêta à la hauteur de Zofia.

– Si les poissons sont malades cette nuit, c'est votre problème, je ne veux pas en entendre parler! Des papiers de l'assurance non plus!

Et le tracteur fila sans bruit sur l'asphalte.

L'après-midi touchait à sa fin. Zofia traversa la ville, la boulangerie qui fabriquait les macarons préférés de Mathilde se trouvait à la pointe nord de Richmond sur 45th Street. Elle en profita pour faire quelques courses.


Zofia rentra une heure plus tard, les bras chargés, et grimpa jusqu'à l'étage. Elle repoussa la porte du pied, elle ne voyait pas grand-chose devant elle et passa directement dernere le comptoir de la cuisine. Elle souffla en posant les paquets bruns sur le plateau en bois et releva la tête: Reine et Mathilde la regardaient avec un air plus qu'étrange.

– Je peux profiter de ce qui vous fait rire? demanda Zofia.

– Nous ne rions pas! assura Mathilde.

– Pas encore… mais à voir vos deux têtes, je parie que ça ne va pas tarder.

– Tu as reçu des fleurs! susurra Reine entre ses lèvres qu'elle pinçait.

Zofia les dévisagea tour à tour.

– Reine les a mises dans la salle de bains! ajouta Mathilde, la gorge nouée.

– Pourquoi dans la salle de bains? demanda Zofia, suspicieuse.

– L'humidité je suppose! répliqua Mathilde, hilare.

Zofia écarta le rideau de douche et entendit Reine ajouter:

– Ce genre de végétal a besoin de beaucoup d’eau!

Le silence régna d'une pièce à l'autre. Lorsque Zofia demanda qui avait eu la délicatesse de lui envoyer un nénuphar, le rire de Reine éclata dans le salon, celui de Mathilde suivit aussitôt. Reine retrouva suffisamment de contenance pour ajouter qu’il y avait un petit mot sur le rebord du lavabo.

Dubitative, Zofia le décacheta.


À mon grand regret, un contretemps professionnel m'oblige à reporter notre dîner. Pour me faire pardonner, je vous donne rendez-vous à 19 h 30 au bar du Hyatt Embarcadero, nous y prendrons l'apéritif. Soyez là, votre compagnie m'est indispensable.


Le petit bout de bristol télégraphié était signé Lucas. Zofia le froissa et le jeta dans la corbeille. Elle retourna dans le salon.

– Alors c'était qui? demanda Mathilde en s'essuyant les pommettes.

Zofia se dirigea vers le placard qu'elle ouvrit énergiquement. Elle enfila un cardigan, attrapa ses clés sur la tablette de l'entrée et se retourna avant de sortir pour dire à Reine et Mathilde qu'elle était ravie qu'elles se soient trouvées. Il y avait de quoi préparer à dîner sur le comptoir. Elle avait du travail et rentrerait tard. Elle fit une révérence forcée et s'éclipsa. Mathilde et Reine entendirent un «bonsoir» glacial dans la cage d'escalier, juste avant que la porte d'entrée ne claque. Le bruit du moteur de la Ford s'évanouit quelques secondes plus tard. Mathilde regarda Reine sans masquer le large sourire au coin de ses lèvres.

– Vous croyez qu'elle est vexée?

– Tu as déjà reçu un nénuphar, toi!

Reine s'essuya le coin de l'œil.


Zofia conduisait sèchement. Elle alluma la radio et grommela.

– Donc, il m'a prise pour une grenouille!

Au carrefour de la Troisième Avenue elle donna un coup rageur sur le volant, actionnant inopinément le klaxon. Devant son pare-brise, un piéton montrait d'un geste inélégant que le feu était encore au rouge. Zofia passa sa tête par la fenêtre et lui hurla:

– Désolée, les batraciens sont daltoniens!

Elle roula à vive allure en direction des quais.

– Un fâcheux contretemps, gnagnagna, mais pour qui se prend-il!

Lorsque Zofia arriva au quai 80, le gardien sortit de sa guérite. Il avait un message de la part de Manca qui voulait la voir de toute urgence. Elle regarda sa montre et fila vers le bureau des contremaîtres. En entrant dans la pièce, elle vit aussitôt à la mine de Manca qu'il y avait eu un accident: il lui confirma qu'un calier du nom de Gomez était tombé. Une échelle défectueuse était probablement à l'origine de sa chute. Le vrac au fond de la cale avait à peine amorti le choc, l'homme avait été transporté à l'hôpital dans un piteux état. Les causes de l'accident provoquaient la colère de ses collègues. Zofia n'était pas de service au moment de la catastrophe, mais elle ne s'en sentait pas moins responsable. Depuis le drame, la tension n'avait cessé de monter et des rumeurs de débrayage circulaient déjà entre les quais 96 et 80. Pour calmer les esprits, Manca avait promis de faire consigner le bateau à quai. Si l'enquete confirmait les suspicions, le syndicat se porterait partie civile et poursuivrait l'armateur. En attendant, pour débattre du bien-fondé d'une grève, Manca avait convié à dîner le soir même les trois chefs de section de l'Union des Dockers. L'air grave, Manca griffonna les coordonnées du restaurant sur un petit bout de papier qu'il déchira du bloc-notes.

– Ce serait bien que tu te joignes à nous, j'ai réservé à neuf heures.

Il tendit le feuillet à Zofia, elle prit congé de lui.

Le vent froid qui soufflait sur les quais giflait ses joues. Elle emplit ses poumons d'air glacé et expira lentement. Une mouette vint se poser sur une corde d'amarrage qui grinçait en s'étirant. L'oiseau inclina la tête et fixa Zofia du regard.

– C'est toi, Gabriel? dit-elle d'une voix timide. La mouette s'éleva dans les airs en poussant un grand cri.

– Non, ce n'était pas toi…

Marchant le long de l'eau, elle ressentit une impression qu'elle ne connaissait pas, comme un voile de tristesse qui venait se mêler aux embruns.

– Ça ne va pas?

La voix de Jules la fit sursauter.

– Je ne vous avais pas entendu.

– Moi si, dit le vieil homme en s'approchant d'elle. Qu'est-ce que tu fais par ici à cette heure-là, tu n'es plus de service!

– Je suis venue méditer sur une journée qui n'a cessé de déraper. – Alors, ne te fie pas aux apparences, tu sais qu'elles sont souvent trompeuses.

Zofia haussa les épaules et s'assit sur la premiere marche de l'escalier de pierre qui descendait vers l'eau. Jules s'installa à ses côtés.

– Votre jambe ne vous fait pas souffrir? demanda t-elle.

– Ne t'occupe donc pas de ma jambe, veux-tu! Alors qu'est-ce qui ne va pas?

– Je crois que suis fatiguée.

– Tu n'es jamais fatiguée… je t'écoute!

– Je ne sais pas ce que j'ai, Jules… je me sens un peu lasse…

– Nous voilà bien!

– Pourquoi dites-vous ça?

– Pour rien, comme ça! D'où nous vient ce coup de cafard?

– Je n'en sais rien.

– On ne le voit jamais venir le petit scarabée chagrin, il est là et puis un matin il repart, on ne sait pas comment.

Il essaya de se relever, elle lui tendit la main pour l'aider à prendre appui sur elle. Il grimaça en se redressant.

– Il est sept heures et quart… je crois que tu dois y aller.

– Pourquoi dites-vous ça?

– Arrête avec cette question! Disons que c'est parce qu'il est tard. Bonne soirée, Zofia.

Il marcha sans boiter. Avant d'entrer sous son arche, il se retourna et l'interpella:

– Ton cafard serait plutôt blond ou brun?

Jules disparut dans la pénombre, la laissant seule sur le parking.


Le premier tour de clé ne laissait aucun espoir: les phares de la Ford éclairaient à peine la proue du navire. Le démarreur fit à peu près le même bruit qu’une purée de pommes de terre que l'on touille à la main. Elle sortit en claquant violemment la portière et marcha vers la guérite.

– Merde! dit-elle en remontant son col.

Un taxi la déposa un quart d'heure plus tard au pied de l'Embarcadero Center. Zofia courut dans les escalators qui débouchaient sur le grand atrium du complexe hôtelier. De là, elle prit l'ascenseur qui montait d'un trait jusqu'au dernier étage.

Le bar panoramique tournait lentement sur un axe. En une demi-heure, on pouvait ainsi admirer l'île d'Alcatraz à l'est, le Bay Bridge au sud, les faubourgs financiers et leurs tours magistrales à l'ouest. Le regard de Zofia aurait pu tout aussi bien apercevoir le majestueux Golden Gate qui reliait les terres verdoyantes du Presidio aux falaises tapissées de menthe qui surplombaient Sausalito… à condition toutefois d'être assise face à la vitre, mais Lucas avait pris la bonne place…

Il referma la carte des cocktails et héla le serveur d'un claquement de doigts. Zofia baissa la tête. Lucas recracha dans sa main le noyau qu'il astiquait méticuleusement de la langue.

– Les prix sont absurdes ici, mais je dois reconnaître que la vue est exceptionnelle, dit-il en enfournant une nouvelle olive.

– Oui, vous avez raison, la vue est assez jolie, dit Zofia. Je crois même pouvoir deviner un tout petit morceau du Golden Gate dans le tout petit bandeau de miroir en face de moi. À moins que cela ne soit le reflet de la porte des toilettes, elle aussi elle est rouge.

Lucas tira la langue et loucha en essayant d'en voir le bout, il saisit le noyau poli, l'abandonna sur la coupelle à pain et conclut:

– De toute façon il fait nuit, n'est-ce pas?

D'une main tremblante, le serveur déposa sur la table un martini dry, deux cocktails de crabes et s'éloigna d'un pas pressé.

– Vous ne trouvez pas qu'il est un peu tendu? demanda Zofia.

Lucas avait attendu cette table dix minutes et avait un peu tancé le garçon.

– Croyez-moi, vu les tarifs, on peut être exigeant!

– Vous avez certainement une carte de crédit dorée? répondit Zofia du tac au tac.

– Absolument! Comment le savez-vous? demanda Lucas, l'air aussi étonné que ravi.

– Elles rendent souvent arrogant… Croyez-moi, les additions sont sans commune mesure avec la solde des employés de la salle.

– C'est un point de vue, accusa Lucas en mâchouillant une énième olive.

Dès lors, à chaque fois qu'il commanda des amandes… un autre verre… une serviette propre… il fit l'effort de prononcer quelques mercis étouffés qui semblaient vraiment lui brûler la gorge. Zofia s'inquiéta de ce qui n'allait pas chez lui, il éclata d'un rire tonitruant. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, il était vraiment heureux de l’avoir rencontrée. Dix-sept olives plus tard, il régla l’addltion sans laisser de pourboire. En sortant de l’etablissement, Zofia glissa discrètement un billet de cinq dollars dans la main du chasseur qui était allé rechercher la voiture de Lucas.

– Je vous dépose? dit-il.

– Non, merci, je vais prendre un taxi.

D'un geste large, Lucas ouvrit la portière côté passager.

– Montez, je vous dépose!

Le cabriolet filait à vive allure. Lucas fit vrombir le moteur et inséra un disque compact dans le lecteur de la console de bord. Un grand sourire aux lèvres, il saisit une carte de crédit Platinium de sa poche et l'agita entre le pouce et l'index.

– Vous reconnaîtrez qu'elles n'ont pas que des défauts!

Zofia le dévisagea quelques secondes. À la vitesse de l'éclair, elle lui ôta le morceau de plastique doré des doigts et le jeta par-dessus bord.

– Il paraît même qu'ils les refont en vingt-quatre heures! dit-elle.

La voiture pila dans un crissement de pneus, Lucas éclata de rire.

– L'humour, c'est irrésistible chez une femme!

Quand la voiture se rangea devant la station de taxis, Zofia fit pivoter la clé de contact pour couper le bruit assourdissant du moteur. Elle descendit et referma délicatement sa portière.

– Vous êtes certaine que vous ne voulez pas que je vous raccompagne chez vous? demanda Lucas.

– Je vous remercie, mais j'ai rendez-vous. En revanche, j'ai un petit service à vous demander.

– Tout ce que vous voudrez!

Zofia se pencha à la fenêtre de Lucas.

– Pourriez-vous attendre que j'aie tourné au coin de la rue avant de remettre votre supertondeuse à gazon en marche?

Elle recula d'un pas, il agrippa son poignet.

– J'ai passé un moment divin, dit Lucas.

Il la pria d'accepter de reconduire ce dîner manqué. Les premiers moments d'une rencontre étaient toujours difficiles, malaisés pour lui, car il était timide. Elle devait leur laisser une chance de mieux se connaître. Zofia restait perplexe quant à sa définition de la timidité.

– On ne peut pas juger les gens sur une première impression, n'est-ce pas?

Il y avait une once de charme dans le ton qu'il avait emprunté… Elle accepta un déjeuner, rien de plus! Puis elle tourna les talons et avança vers le taxi en tête de station. Le V12 de Lucas vrombissait déjà dans son dos.


*

Le taxi se rangea le long du trottoir. Les cloches de Grace Cathedral résonnèrent de leur neuvième coup. Zofia entra chez Simbad, elle était pile à l'heure. Elle replia le menu qu'elle rendit à la serveuse et prit une gorgée d'eau, décidée à entrer dans le vif du sujet qui l'avait amenée à cette table. Il lui fallait convaincre les chefs du syndicat d'enrayer le mouvement de grogne sur les quais.

– Même si vous les soutenez, vos dockers ne tiendront pas plus d'une semaine sans salaire. Si l'activité s'arrête, les cargos n'auront qu'à s'amarrer de l'autre côté de la baie. Vous allez tuer les docks, dit-elle d'une voix sans faille.

L'activité marchande était vivement concurrencée par Oakland, le port voisin rival. Un nouveau blocus risquait d'entraîner le départ des entreprises de fret. L'appétit des promoteurs, qui lorgnaient depuis dix ans les plus beaux terrains de la ville, était déjà suffisamment aiguisé pour que l'on ne joue pas en plus au Petit Chaperon rouge, avec des parfums de grève dans un panier.

– C'est arrivé à New York et à Baltimore, ça peut nous arriver ici, reprit-elle, convaincue de la cause qu'elle défendait.

Et si les quais marchands fermaient leurs portes, les conséquences ne seraient pas seulement désastreuses pour la vie des dockers. Très vite les flux incessants de camions qui traverseraient quotidiennement les ponts achèveraient d'engorger les accès de la presqu'île. Les gens devraient quitter leur domicile encore plus tôt pour se rendre au travail et rentreraient chez eux encore plus tard. Il ne faudrait pas six mois avant que beaucoup d'entre eux ne se résignent à migrer plus au sud.

– Vous ne croyez pas que vous poussez le bouchon un peu loin? demanda l'un des hommes. Il ne s'agit que de renégocier les primes de risque! Et puis je pense que nos collègues d'Oakland seront solidaires.

– C'est ce que l'on appelle la théorie du battement de l'aile du papillon, insista Zofia en déchirant un bout de la nappe en papier.

– Qu'est-ce qu'ils viennent faire là, les papillons? demanda Manca.

L'homme au complet noir qui dînait derrière eux se retourna pour intervenir dans leur conversation. Le sang de Zofia se glaça aussitôt qu'elle reconnut Lucas.

– C'est un principe géophysique qui prétend que le mouvement des ailes d'un papillon en Asie crée un déplacement d'air qui peut devenir, de répercussion en répercussion, un cyclone dévastant les côtes de la Floride.

Les délégués syndicaux se regardèrent tour à tour, aussi silencieux que dubitatifs. Manca trempa son quignon de pain dans la mayonnaise et renifla avant de s'exclamer:

– Quitte à faire les cons au Vietnam, on aurait dû en profiter pour sulfater les chenilles, au moins on n'y serait pas allé pour rien!

Lucas salua Zofia et se retourna vers la journaliste qui l'interviewait à la table voisine. Le visage de Zofia était couleur pivoine. L'un des délégués lui demanda si elle était allergique aux crustacés, elle n'avait pas touché à son plat. Elle se sentait légèrement nauséeuse, se justifia-t-elle, leur offrant de partager son assiette. Elle les supplia de réfléchir avant de commettre l'irréparable, puis s'excusa: elle ne se sentait vraiment pas très bien.

Tous se levèrent quand elle quitta la table. En passant, elle se pencha vers la jeune femme et la regarda fixement. Surprise, celle-ci eut un mouvement de recul, manquant de basculer en arrière. Zofia lui adressa un sourire forcé.

– Vous devez drôlement lui plaire pour être face a la vue! Cela dit, vous êtes blonde! Je vous souhaite une bonne soirée… professionnelle… à tous les deux!

Elle se dirigea d'un pas déterminé vers les vestiaires, Lucas se précipita, la retint par le bras et la força à se retourner.

– Qu'est-ce qui vous a pris?

– Professionnel, c'est difficile à épeler, non? Un f, deux s, deux n, et vous savez quoi? Pas de q dedans! Et pourtant, en y mettant un peu de bonne volonté, on arrive quand même à en trouver un, n'est-ce pas!

– C'est une journaliste!

– Oui, moi aussi je suis journaliste: le dimanche, je recopie mon bloc-notes de la semaine dans mon journal intime.

– Mais Amy est une vraie journaliste!

– Et le gouvernement a l'air très occupé en ce moment à communiquer avec Amy!

– Parfaitement, et ne parlez pas si fort, vous allez griller ma couverture!

– Celle de son magazine, je suppose? Offrez-lui quand même un dessert, j'en ai vu un à moins de six dollars à la carte!

– La couverture de ma mission, bon sang!

– Ça, c'est une vraie bonne nouvelle! Plus tard, quand je serai grand-mère, je pourrai raconter à mes petits-enfants qu'un soir j'ai pris l'apéritif avec James Bond! À la retraite, vous aurez bien le droit de lever le secret-défense?

– Bon ça suffit! Vous ne dîniez pas avec trois copines de lycée à ce que je constate!

– Charmant, vous êtes résolument charmant, Lucas, remarquez, votre invitée aussi, dit-elle. Elle a un délicieux port de tête sur un joli cou d'oiseau. La veinarde: dans quarante-huit heures elle va recevoir une sublime cage en osier tressé!

– Ça, c'est un sous-entendu! Mon nénuphar vous a déplu?

– Bien au contraire! Je me suis sentie flattée que vous ne m'ayez pas fait livrer l'aquarium et la petite échelle avec! Allez, dépêchez-vous, elle a l'air accablé! C'est redoutable pour une femme de s'ennuyer à la table d'un homme, croyez-moi sur parole, je sais de quoi je parle.

Zofia tourna les talons, la porte du restaurant se referma derrière elle. Lucas haussa les épaules, avisa d'un coup d'œil la tablée que Zofia avait quittée et rejoignit son invitée.

– Qui était-ce? demanda la journaliste qui s'impatientait.

– Une amie.

– Je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais elle avait l'air de tout, sauf de ça.

– Effectivement, vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas!

Tout au long du dîner, Lucas ne cessa de vanter les mérites de son employeur. Il expliqua qu'à l'encontre de toutes les idées reçues, c'était à Ed Heurt que la compagnie devait son formidable essor. Une fidélité excessive à son associé et sa modestie légendaire avaient amené le vice-président à se satisfaire du titre de numéro deux, car pour Ed Heurt seule comptait la cause. Pourtant, la vraie tête pensante du binome c'était lui, et lui seul! La journaliste pianotait d'une main agile sur le clavier de son ordinateur de poche. Hypocritement, Lucas la pria de ne pas faire état dans son article de certaines considérations qu'il lui avait livrées tout à fait confidentiellement et parce que ses yeux bleus étaient irrésistibles. Il se pencha pour lui servir un verre de vin, elle l'invita à lui confier d'autres secrets d'alcôve, à titre purement amical, bien entendu. Il rit aux éclats et ajouta qu'il n'était pas encore assez ivre pour cela. Ajustant la bretelle de son débardeur en soie sur le bord de son épaule, Amy demanda ce qui pourrait provoquer l'ivresse chez lui.


*

Zofia gravit les marches du perron à pas de loup. Il était tard, mais la porte de Reine était encore entrebâillée, Zofia la poussa doucement du doigt. Il n'y avait pas d'album posé sur le tapis, pas de coupelle à gâteaux, Miss Sheridan l'attendait assise dans son fauteuil. Zofia entra.

– Il te plaît ce jeune homme, n'est-ce pas?

– Qui ça?

– Ne fais pas l'idiote, celui du nénuphar, avec qui tu as passé la soirée!

– Nous n'avons pris qu'un verre. Pourquoi?

– Parce qu'il ne me plaît pas, voilà pourquoi!

– Je vous rassure, à moi non plus. Il est odieux.

– C'est bien ce que je dis, il te plaît!

– Mais non! Il est vulgaire, imbu et suffisant.

– Mon Dieu, elle est déjà amoureuse! s'exclama Reine en levant les bras au ciel.

– Alors vraiment pas! C'est quelqu'un de mal dans sa peau que je pensais pouvoir aider.

– C'est encore pire que ce que je croyais! dit Reine en levant à nouveau les bras.

– Mais enfin!

– Ne parle pas si fort, tu vas réveiller Mathilde.

– De toute façon, c'est vous qui ne cessez de me dire qu'il faut que j'aie quelqu'un dans ma vie.

– Ça, ma chérie, c'est ce que toutes les mères juives disent à leurs enfants… tant qu'ils sont célibataires. Le jour où ils leur ramènent quelqu'un à la maison, elles chantent la même chanson, mais elles mettent les paroles à l'envers.

– Mais, Reine, vous n'êtes même pas juive!

– Et alors?

Reine se leva et sortit le petit plateau du buffet; elle ouvrit la boîte en métal et déposa trois biscuits dans la coupelle argentée. Elle ordonna à Zofia d'en grignoter au moins un, et sans discuter, elle avait suffisamment souffert comme ça à l'attendre toute la soirée!

– Assieds-toi et raconte-moi tout! dit Reine en s'enfonçant dans son fauteuil.

Elle écouta Zofia sans l'interrompre, cherchant à comprendre les desseins de l'homme qui avait croisé sa route à plusieurs reprises. Elle fixa Zofia d'un regard inquisiteur et ne brisa le silence qu'elle s'était imposé que pour lui demander de lui tendre un morceau de galette. Elle n'en prenait qu'à la fin de ses repas, mais la circonstance justifiait l'assimilation immédiate de sucres rapides.

– Décris-le-moi encore, demanda Reine après avoir croqué un bout de sablé.

Zofia s'amusait beaucoup du comportement de sa logeuse. Vu l'heure tardive, elle aurait pu mettre un terme à cette conversation et se retirer, mais le prétexte était parfait pour savourer ces instants précieux où la caresse d'une voix se fait plus envoûtante que celle de la main. En répondant le plus sincèrement possible à son interlocutrice, elle se surprit de ne pouvoir attribuer la moindre qualité à celui qui avait partagé sa soirée, hormis peut-être un certain esprit où la logique semblait régner en maître.

Reine tapota tendrement le genou de Zofia.

– Cette rencontre n'est pas le fruit du hasard! Tu es en danger et tu ne le sais même pas!

La vieille dame se rendit compte que son intention avait échappé à Zofia; elle se cala profondément dans son fauteuil.

– Il est déjà dans tes veines, il ira jusqu'à ton cœur. Il y récoltera les émotions que tu y as cultivées avec tant de précautions. Puis il te nourrira d'espoirs. La conquête amoureuse est la plus égoïste des croisades.

– Reine, je crois vraiment que vous vous égarez!

– Non, c'est toi qui bientôt vas t'égarer. Je sais que tu me prends pour une vieille radoteuse, mais tu verras ce que je te dis. Chaque jour, chaque heure, tu te rassureras de tes résistances, de tes manières, de tes esquives, mais l'envie de sa présence sera bien plus forte qu'une drogue. Alors ne sois pas dupe de toi-même, c'est tout ce que je te demande. Il envahira ta tête, et rien ne pourra plus te délivrer du manque. Ni ta raison, ni même le temps qui sera devenu ton pire ennemi. Seule l'idée de le retrouver, tel que tu l'imagines, te fera vaincre la plus terrible des peurs: l'abandon… de lui, de toi-même. C'est le plus délicat des choix que la vie nous impose.

– Pourquoi me dites-vous tout ça, Reine?

Reine contempla dans la bibliothèque le dos de couverture de l'un de ses albums. Quelques lignes de nostalgie venaient de s'écrire dans ses yeux.

– Parce que ma vie est derrière moi! Alors ne fais rien ou fais tout! Pas de tricherie, pas de faux-semblant et, surtout, pas de compromis!

Zofia entrelaçait les franges du tapis entre ses doigts. Reine lui adressa un regard de tendresse et caressa ses cheveux.

– Bon, ne fais pas cette tête-là, il paraît que de temps en temps les histoires d'amour finissent bien! Allez, assez de mots usés, je n'ose même pas regarder ma montre.

Zofia referma doucement la porte et grimpa chez elle. Mathilde dormait d'un sommeil d'ange.


*

Les deux Margarita s'entrechoquèrent dans un tintement de cristal. Assis profondément dans le canapé de sa suite, Lucas se vanta de préparer ce cocktail comme personne. Amy porta le verre à sa bouche et acquiesça des yeux. D'une voix terriblement douce il confia être jaloux des grains de sel qui s'étaient abandonnés sur sa bouche. Elle les fit craquer entre ses dents et joua de sa langue, celle de Lucas glissa sur les lèvres d'Amy, avant de s'aventurer plus avant, bien plus avant.


*

Zofia n'alluma pas la lumière. Elle traversa la pièce dans la pénombre pour se rendre jusqu'à la fenêtre qu'elle fit coulisser doucement. Elle s'assit sur le rebord et regarda la mer ourler les côtes. Elle emplit ses poumons des embruns que la brise océane soufflait sur la ville et regarda le ciel, songeuse. Il n'y avait pas d'étoiles dans le ciel.


Il y eut un soir, il y eut un matin…

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