Cinquième Jour

L'aube du cinquième jour se levait et tous deux dormaient. La fraîcheur du petit matin portait les senteurs de l'automne par la fenêtre ouverte. Zofia se blottit contre Lucas. En gémissant, Mathilde l'avait sortie de son rêve agité. Elle s'étira et se figea aussitôt en réalisant qu'elle n'était pas seule. Elle fit glisser lentement la couverture et sortit de son lit dans ses habits de la veille. A pas de loup elle gagna le salon.

– Tu as mal?

– Juste une mauvaise position et une violente douleur, je suis désolée, je ne voulais pas te réveiller.

– Ça n'a aucune importance, je ne dormais pas vraiment. Je vais te préparer un thé.

Elle se dirigea vers le coin cuisine et contempla le visage maussade de son amie.

– Tu viens de gagner un chocolat chaud! dit-elle en ouvrant le réfrigérateur.

Mathilde tira le rideau. Dans la rue encore déserte, un homme sortait d'une maison, tenant son chien en laisse.

– J'adorerais avoir un labrador, mais à la seule idée de devoir le promener tous les matins je pourrais me mettre au Prozac en intraveineuse, dit Mathilde en abandonnant le voilage.

– On est responsable de ce qu'on apprivoise et ça n'est pas de moi! commenta Zofia.

– Tu as bien fait de le préciser. Vous avez des plans, petit Lu et toi?

– Nous nous connaissons depuis deux jours! Et puis il s'appelle Lucas.

– C'est bien ce que je dis!

– Non, nous n'avons pas de plans!

– Eh bien, ça ne peut pas rester comme ça, on a toujours des plans quand on est deux!

– Et tu sors ça d'où?

– C'est comme ça, il y a des images de bonheur que l'on n'a pas le droit de retoucher, tu colories mais tu dépasses pas le trait! Alors un et un égalent deux, deux égale couple et couple égale projets, c'est ainsi et pas autrement!

Zofia éclata de rire. Le lait grimpa dans la casserole, elle le versa dans la tasse et remua lentement la poudre de chocolat.

– Tiens, bois au lieu de dire des bêtises, dit-elle en apportant le breuvage fumant. Où as-tu vu un couple?

– Tu es désolante! Trois ans que je t'entends me parler de l'amour, et blablabla. Ils servent à quoi tes contes de fées si tu refuses le rôle de la princesse dès le premier jour de tournage.

– Quelle métaphore romantique!

– Oui, eh bien, va métaphorer avec lui si ça ne te dérange pas! Je te préviens que si tu ne fais rien, dès que cette jambe est réparée je te le pique sans vergogne.

– On verra. La situation n'est pas aussi simple qu'elle en a l'air.

– Tu en as déjà vu, toi, des histoires d'amour qui sont simples? Zofia, je t'ai toujours vue seule, c'est toi qui me disais: «Nous sommes seuls responsables de notre félicité», eh bien, ma vieille, ta félicité mesure dans les 1,85 m pour un petit 78 kilos de muscles, alors je t'en prie, ne passe surtout pas à côté du bonheur, c'est en dessous que ça se passe.

– Ah! c'est vraiment malin et délicat!

– Non, c'est pragmatique et je crois que «félicité» est en train de se réveiller, alors si tu pouvais aller le voir maintenant, parce que là vraiment j'aimerais que tu me fasses un peu d'air, allez, dégage de ton salon, ouste!

Zofia hocha la tête et repartit vers sa chambre. Elle s'assit au pied du lit et guetta le réveil de Lucas. S'étirer en bâillant lui donnait une allure de félin. Il entrouvrit les yeux. Aussitôt son visage s'éclaira d'un sourire.

– Tu es là depuis longtemps? demanda-t-il.

– Comment va ton bras?

– Je ne sens presque plus rien, dit-il en effectuant un mouvement de rotation de l'épaule accompagné d'une grimace de douleur.

– Et en version non macho, comment va ton bras?

– Ça me fait un mal de chien!

– Alors, repose-toi. Je voulais te préparer quelque chose, mais je ne sais pas ce que tu prends au petit déjeuner.

– Une vingtaine de crêpes et autant de croissants.

– Café ou thé? répondit-elle en se levant.

Lucas la contempla, son visage s'était obscurci, il la saisit par le poignet et la tira vers lui.

– Tu as déjà eu l'impression que le monde te laisserait seule derrière lui, la sensation qu'en regardant chaque recoin de la pièce que tu occupes l'espace se rétrécit, la conviction que tes vêtements avaient vieilli pendant la nuit, que dans chaque miroir ton reflet joue le rôle de ta misère sans aucun spectateur, sans que cela ne t'apporte plus aucun sentiment de bien, de penser que rien ne t'aime et que tu n'aimes personne, que tout ce rien ne sera que le vide de ta propre existence?

Zofia effleura du bout des doigts les lèvres de Lucas.

– Ne pense pas comme ça.

– Alors, ne me laisse pas.

– J'allais juste te faire un café.

Elle s'approcha de lui.

– Je ne sais pas si la solution existe, mais nous la trouverons, chuchota-t-elle.

– Je ne dois pas laisser cette épaule s'engourdir. Va prendre ta douche, je vais m'occuper du petit déjeuner.

Elle accepta de bonne grâce et s'éclipsa. Lucas regarda sa chemise suspendue au montant du lit: la manche était maculée d'un sang devenu noir, il l'arracha. Il avança jusqu'à la fenêtre qu'il ouvrit et contempla les toits qui s'étendaient sous lui; la corne de brume d'un grand cargo soufflait dans la baie, comme en réponse aux cloches de Grace Cathedral. Il roula en boule le tissu taché et le jeta au loin avant de refermer le carreau. Puis il fit quelques pas vers le seuil de la salle de bains et colla son oreille à la porte. Le ruissellement de l'eau le réchauffa soudain, il inspira profondément et sortit de la chambre.

– Je vais faire du café, vous en voulez? demanda-t-il à Mathilde.

Elle lui montra sa tasse de chocolat chaud.

– J'ai arrêté les excitants avec le reste, mais j'ai entendu pour les crêpes, alors je me contenterai de dix pour cent du hold-up.

– Cinq pour cent maximum, répondit-il en se rendant derrière le comptoir, et uniquement si vous me dites où se trouve la cafetière.

– Lucas, hier soir, j'ai entendu quelques bribes de votre conversation et il y avait vraiment de quoi se pincer. A l'époque où je me droguais, je ne dis pas… je ne me serais posé aucune question. Mais là, je ne pense pas que l'aspirine provoque des trips pareils, alors de quoi parliez-vous exactement?

– Nous avions beaucoup bu tous les deux, nous devions dire pas mal de bêtises, ne vous inquiétez pas, vous pouvez continuer les antalgiques sans crainte des effets secondaires.

Mathilde regarda la veste qu'il portait la veille, elle etalt suspendue au dossier de la chaise, son dos était criblé d'impacts de balles.

– . Et quand vous prenez une cuite, vous faites toujours une partie de tir aux pigeons?

– Toujours! répondit-il en ouvrant la porte de la chambre.

– En tout cas, elle est plutôt bien coupée pour une veste en kevlar, dommage que votre tailleur n'ait pas renforcé les épaulettes.

– Je le lui ferai remarquer, comptez sur moi.

– Je compte sur vous! Bonne douche.

Reine entra dans l'appartement, elle posa le journal et un gros sachet de pâtisseries sur la table, dévisageant Mathilde seule dans la pièce.

– Quitte à faire Bed amp; Breakfast, autant que personne ne critique la bonne tenue du petit déjeuner, ça pourrait nuire à ma future clientèle, on ne sait jamais. Les tourtereaux sont réveillés?

– Dans la chambre! dit Mathilde en levant les yeux au ciel.

– Quand je lui ai dit que le contraire de tout c'est rien, elle m'a vraiment prise au pied de la lettre.

– Vous n'avez pas vu l'animal torse nu!

– Non, mais à mon âge, tu sais, ça ou un chimpanzé, ça ne fait plus grande différence.

Reine disposait les croissants sur une grande assiette en regardant la veste de Lucas d'un air intrigué.

– Tu leur diras qu'ils évitent le teinturier au bout de la rue, c'est le mien! Bon, je redescends!

Et elle disparut dans la cage d'escalier.


Zofia et Lucas s'assirent autour de la table pour partager à trois le repas du matin. Dès que Lucas eut avalé la dernière viennoiserie, ils rangèrent la cuisine et installèrent Mathilde confortablement dans son lit. Zofia décida d'entraîner Lucas dans sa journée qui commençait par une visite aux docks. Elle prit son imperméable au portemanteau, Lucas lança un regard dégoûté au veston en piteux état. Mathilde lui fit remarquer qu'une chemise à une manche était peut-être un peu trop originale pour le quartier. Elle possédait une chemise d'homme dans ses affaires et acceptait de la lui prêter à la condition qu'il promette de la lui rendre telle qu'il l'avait portée; il la remercia. Quelques minutes plus tard, ils s'apprêtaient à sortir dans la rue quand la voix de Reine les rappela à l'ordre. Elle se tenait, mains sur les hanches, au milieu de l'entrée et toisait Lucas.

– À vous voir comme ça, on a de bonnes raisons de penser que vous êtes de constitution solide, mais n'allez quand même pas tenter le diable en attrapant froid. Suivez-moi!

Elle s'engouffra dans son appartement et ouvrit sa vieille armoire. La porte en bois grinça sur ses gonds. Reine écarta quelques affaires pour sortir une veste qui pendait sur un cintre, qu'elle tendit à Lucas.

– Elle n'est plus de première jeunesse, quoique le prince-de-galles ne se démodera jamais, si vous voulez mon avis, et puis le tweed, ça tient chaud!

Elle aida Lucas à passer le veston qui semblait avoir été coupé sur lui tant la carrure était parfaitement ajustée et regarda Zofia, l'œil en coin.

– Ne cherche pas à savoir à qui elle appartenait, veux-tu! A mon âge on fait ce qu'on veut de ses souvenirs.

Elle se plia en deux pour prendre appui sur le rebord de la cheminée en faisant une drôle de grimace. Zofia se précipita vers elle.

– Qu'est-ce que vous avez, Reine?

– Un rien du tout, juste une douleur au ventre, pas de quoi t'affoler.

– Vous êtes toute pâle et vous avez l'air épuisée!

– Je ne suis pas allée au soleil depuis dix ans, et puis à mon âge, tu sais, il faut bien se réveiller fatiguée un matin ou l'autre. Ne te fais donc pas de souci.

– Vous ne voulez pas que l'on vous emmène voir un médecin?

– Il ne manquerait plus que ça! Qu'ils restent donc chez eux tes docteurs, et moi je reste chez moi! Il n'y a que comme ça que je m'entends bien avec eux.

Elle leur fit un signe de la main qui voulait dire «allez, allez, vous avez l'air aussi pressés l'un que l'autre, partez d'ici». Zofia hésita avant d'obtempérer.

– Zofia?

– Oui, Reine?

– Cet album que tu voulais tant voir, je crois que je serais contente de te le montrer. Mais ces photos sont un peu particulières, je voudrais que tu les découvres à la lumière de la fin du jour. C'est celle qui les habille le mieux.

– Comme vous le voudrez, Reine.

– Alors viens me voir à cinq heures ce soir et sois précise, je compte sur toi.

– Je serai là, c'est promis..

– Et, maintenant, filez, tous les deux, je vous ai assez retardés comme ça avec mes histoires de vieille bonne femme! Lucas, prenez soin de cette veste… je tenais plus que tout à l'homme qui la portait.

Lorsque la voiture s'éloigna, Reine abandonna le rideau de sa fenêtre et maugréa toute seule en arrangeant l'un des bouquets qui fleurissaient sa table.

– Le vivre, le couvert, il ne restait plus que le linge!

Ils descendirent California Street. Au feu qui marquait l'arrêt à l'intersection de Polk Street, ils se trouvèrent juste à côté de la voiture de l'inspecteur Pilguez. Zofia baissa sa vitre pour le saluer. Il écoutait sa radio de bord qui crachouillait un message.

– Je ne sais pas ce qui se passe cette semaine, mais ils sont tous en train de devenir fous, c'est la cinquième rixe qui dégénère dans Chinatown. Je vous laisse, passez une bonne journée, leur dit-il en démarrant.


La voiture du policier bifurqua sur la gauche sirène hurlante, la leur s'arrêta dix minutes plus tard au bout du quai 80. Ils regardèrent le vieux cargo se balancer nonchalamment au bout de ses cordages.

– J'ai peut-être trouvé une idée pour empêcher l'inévitable, dit Zofia, te ramener avec moi!

Lucas la dévisagea, inquiet.

– Où ça?

– Chez les miens, repars avec moi, Lucas!

– Et comment? Par la grâce du Saint-Esprit? répondit Lucas ironiquement.

– Quand on ne veut pas retourner chez son employeur, il faut faire tout le contraire de ce que l'on attend de vous. Fais-toi virer!

– Tu as lu mon CV? Tu crois que je peux l'effacer ou le récrire en quarante-huit heures? Et quand bien même, crois-tu vraiment que ta famille m'accueillerait les bras grands ouverts, le cœur auréolé de bonnes intentions? Zofia, je n'aurai pas franchi le seuil de ta maison qu'une horde de gardes se jettera sur moi pour me renvoyer là d'où je viens, et je doute que le retour se fasse en première classe.

– J'ai dédié mon âme aux autres, à les convaincre de ne jamais se résigner à la fatalité, alors maintenant c'est mon tour, c'est à moi de goûter au bonheur, à moi d'être heureuse. Le paradis gagné, c'est d'être deux, je l'ai mérité!

– Tu demandes l'impossible, leur opposition est trop grande, jamais ils ne nous laisseront nous aimer.

– Il suffirait d'un peu d'espoir, d'un signe. Toi seul peux décider de changer, Lucas, donne-leur une preuve de bonne volonté.

– Je voudrais tellement que tu dises vrai et que cela soit si facile.

– Alors, essaie, je t'en supplie!

Lucas s'amuit et le silence régna. Il s'éloigna de quelques pas vers l'étrave rouillée du grand navire. A chaque claquement de ses amarres qui se tendaient dans des grincements sauvages, le Valparaiso prenait l'allure d'un animal qui se battrait pour la liberté, pour choisir sa dernière demeure: un beau naufrage de grand large.

– J'ai peur, Zofia…

– Moi aussi. Laisse-moi t'emmener dans mon monde, j'y guiderai chacun de tes pas, j'apprendrai tes réveils, j'inventerai tes nuits, je resterai près de toi. J'effacerai tous les destins tracés, recoudrai toutes les blessures. Tes jours de colère, je lierai tes mains dans ton dos pour que tu ne te fasses pas mal, je collerai ma bouche à la tienne pour étouffer tes cris et rien ne sera plus jamais pareil, et si tu es seul noou serons seuls à deux.

Il la prit dans ses bras, effleura sa joue et caressa son oreille du timbre grave de sa voix.

– Si tu savais tous les chemins que j'ai employés pour arriver à toi. Je ne savais pas, Zofia, je me suis trompé si souvent, et j'ai recommencé à chaque fois avec plus de joie encore, plus de fierté. Je voudrais que notre temps s'arrête pour pouvoir le vivre, te découvrir et t'aimer comme tu le mérites, mais ce temps-là nous lie sans nous appartenir. Je suis d'une autre société où tout n'est que personne, tout n'est qu'unique; je suis le mal, toi le bien, je suis ta différence, mais je crois que je t'aime, alors demande-moi ce que tu veux.

– Ta confiance.

Ils quittèrent la zone portuaire et la voiture remonta 3rd Street. Zofia cherchait une grande artère, un lieu plein de passage, traversé d'hommes et de véhicules.


*

Blaise entra dans le grand bureau, penaud, le teInt blafard.

– C'est pour mon cours particulier d'échecs? clama Président en faisant les cent pas le long de l'infinie baie vitrée. Redéfinis-moi la notion de «mat»

Blaise tira à lui un gros fauteuil noir.

– Reste debout, crétin! Et puis non, finalement assieds-toi, moins je vois ta personne mieux je me porte! Donc pour résumer la situation, notre élite aurait viré de bord?

Président…

– Tais-toi! Tu m'as entendu te demander de parler? As-tu aperçu sur ma bouche que mes oreilles avaient envie d'entendre le son de ta voix nasillarde?

– Je…

– Tu te tais!

Président avait hurlé si fort que Blaise en rétrécit de cinq bons centimètres.

– Il n'est pas question que nous le perdions à notre cause, reprit Président, et il n'est pas question que nous perdions tout court. J'attendais cette semaine depuis l'éternité et je ne te laisserai pas tout gâcher, minuscule! Je ne sais pas quelle était ta définition de l'enfer jusqu'à présent, mais j'en ai peut-être une nouvelle à venir pour toi! Tais-toi encore! Fais bien en sorte que je ne voie plus bouger tes lèvres adipeuses. Tu as un plan?

Blaise prit une feuille et griffonna quelques lignes à la hâte. Président s'empara de la note et la lut en s'éloignant vers le bout de la table. Si la victoire semblait compromise, la partie pouvait être interrompue, elle serait alors à rejouer. Blaise proposaIt de rappeler Lucas avant l'heure. Ivre de rage, Lucifer roula le papier en boule avant de le jeter sur Blaise.

– Lucas me le paiera très cher. Ramène-le ici avant la nuit, et ne t'avise pas de rater ton coup cette fois-ci!

– Il ne reviendra pas de son plein gré.

– Tu sous-entendrais que sa volonté serait supérieure à la mienne?

– Je sous-entends simplement qu'il faudra qu'il meure…

– … En oubliant un petit détail… c'est déjà fait depuis longtemps, imbécile!

– Si une balle a pu le toucher, d'autres moyens de l'atteindre existent.

– Alors, trouve-les au lieu de parler!

Blaise s'éclipsa, il était midi. Le jour s'effacerait dans cinq heures, ce qui lui laissait peu de temps pour rédiger les termes d'un redoutable contrat. Organiser le meurtre de son meilleur agent ne laissait aucune place au hasard.


*

La Ford était garée à l'intersection de Polk et de California, face à une grande surface. À cette heure de la journée le ruban de véhicules était ininterrompu. Zofia avisa un homme âgé qui semblait hésiter à s'engager avec sa canne sur le passage clouté. Le temps imparti pour franchir les quatre files était très court.

– Et que fait-on maintenant? dit Lucas d'un air désabusé.

– Aide-le! répondit-elle en désignant le vieux piéton.

– Tu plaisantes?

– Pas le moins du monde.

– Tu veux que je fasse traverser un boulevard à un vieillard? Ça ne me semble pas très compliqué…

– Alors fais-le!

– Eh bien, je vais le faire, dit Lucas en s'éloignant à reculons.

Il s'approcha de l'homme et revint aussitôt sur ses pas.

– Je ne vois pas l'intérêt de ce que tu me demandes.

– Tu préfères commencer en passant l'après-midi à remonter le moral à des personnes hospitalisées? Ce n'est pas très compliqué non plus, il suffit de les aider à faire leur toilette, prendre de leurs nouvelles, les rassurer sur l'évolution de leur état, t'asseoir sur une chaise et leur lire le journal…

– C'est bon! Je vais m'en occuper de ton crouletabille!

Il s'éloigna à nouveau… pour rejoindre aussitôt Zofia.

– Je te préviens, si le petit mouflet en face, qui joue avec son téléphone caméra digitale, prend une seule photo, je l'envoie jouer au satellite d'un coup de pied au cul!

– Lucas!

– Ça va, ça va, j'y vais!

Sans ménagement, Lucas entraîna par le bras l'homme qui le dévisageait d'un air étonné.

– Tu n'étais pas venu compter les voitures, à ce que je sache! Alors accroche-toi à ta canne ou tu vas gagner la traversée en solitaire de California Street!

Le feu passa au rouge et l’équipage s’engagea sur le macadam. A la deuxième bande zébrée, le front de Lucas se mit à perler, à la troisième il eut l'impression qu'une colonie de fourmis avait élu domicile dans les muscles de ses cuisses, une crampe violente le saisit à la quatrième bande. Son cœur battait la chamade et l'air peinait de plus en plus à trouver ses poumons. Avant d'atteindre le milieu de la chaussée, Lucas suffoquait. La zone protégée autoriserait une halte, imposée de toute façon par la couleur du feu qui venait de virer au vert, tout comme le visage de Lucas.

– Tout va bien, jeune homme? demanda le vieux monsieur. Voulez-vous que je vous aide à traverser? Restez accroché à mon bras, ce n'est plus très loin.

Lucas s'empara du mouchoir en papier qu'il lui tendait pour éponger son front.

– Je ne peux pas! dit-il d'une voix tremblotante. Je n'y arrive pas! Je suis désolé, désolé, désolé!

Et il s'enfuit en courant vers la voiture où Zofia l'attendait, assise sur le capot, bras croisés.

– Tu comptes le laisser là?

– J'ai failli y laisser ma peau! dit-il, haletant.

Elle n'écouta même pas la fin de sa phrase et se précipita au milieu des voitures qui klaxonnaient pour rejoindre la plate-forme centrale. Elle agrippa le vieux monsieur.

– Je suis confuse, terriblement confuse, c'est un débutant, c'était sa toute première fois, dit-elle, affolée.

L'homme se gratta l'arrière de la tête en regardant Zofia d'un œil de plus en plus intrigué. Alors que le feu passait au rouge, Lucas appela Zofia.

– Laisse-le là! cria-t-il.

– Qu'est-ce que tu dis?

– Tu m'as très bien entendu! J'ai fait la moitié du chemin pour toi, à ton tour de faire l'autre, vers moi. Laisse-le là où il est!

– Tu es devenu fou?

– Non, logique! J'ai lu dans un magnifique livre de Hilton qu'aimer c'est partager, faire chacun un pas vers l'autre! Tu m'as demandé l'impossible, je l'ai fait pour toi, accepte aussi de renoncer à une part de toi-même. Laisse cet homme là où il est. C'est le petit vieux ou moi!

Le vieil homme tapota l'épaule de Zofia.

– Je ne veux pas vous interrompre, mais vous allez vraiment finir par me mettre en retard avec toutes vos histoires. Allez donc rejoindre votre ami!

Et sans plus attendre, l'homme traversa l'autre moitié de l'avenue.

Zofia retrouva Lucas adossé à la voiture, elle avait le regard triste. Il lui ouvrit la portière, attendit qu'elle s'asseye et prit place derrière le volant, mais la Ford resta immobile.

– Ne me regarde pas comme ça, je suis sincèrement navré de ne pas avoir pu aller jusqu'au bout, dit-il.

Elle inspira profondément pour lui répondre, songeuse:

– Il faut cent ans pour que pousse un arbre, quelques minutes seulement pour le brûler…

– Sûrement, mais où veux-tu en venir?

– Je viendrai vivre dans ta maison, c'est toi qui m'y emmèneras, Lucas.

– Tu n'y penses pas!

– Bien plus que tu ne l'imagines.

– Je ne te laisserai pas faire ça, en aucun cas.

– Je repars avec toi, Lucas, un point c'est tout.

– Tu n'y arriveras pas.

– C'est toi qui m'as dit de ne pas me sous-estimer. C'est un vrai paradoxe, mais les tiens m'accueilleront à bras ouverts! Apprends-moi le mal, Lucas!

Il regarda longuement sa beauté singulière. Perdue dans le silence d'un entre-deux-univers, elle était résolue à un voyage dont elle ignorait la destination mais dont l'intention lui ôtait toute peur. Et, pour la première fois, l'envie devint plus forte que la conséquence, pour la première fois, aimer prenait un sens différent de tout ce qu'elle avait pu imaginer. Lucas reprit la route et roula à vive allure vers les bas quartiers.


*

Surexcité, Blaise décrocha son téléphone et bafouilla qu'on lui passe Président, ou plutôt qu'on le prévienne de sa visite imminente. Il essuya ses mains sur son pantalon et retira la cassette de l'enregistreur. Trottinant vers le fond du couloir aussi vite que ses petites jambes le portaient, Blaise avait vraiment tout du canard. Aussitôt après avoir frappé, Il entra dans le bureau de Président, qui le reçut en levant une main en l'air.

– Tais-toi! Je sais déjà!

– J'avais raison! ne put s'empêcher de clamer l'ineffable Blaise.

– Peut-être! répondit Président d'un air hautain.

Blaise fit un petit saut de contentement et tapa dans son poing de toutes ses forces.

– Vous l'aurez votre échec et mat! jubilait-il d'une voix comblée. Parce que j'avais vu juste, Lucas est un pur génie! Il a converti leur élite à nos desseins, quelle sublime victoire!

Blaise déglutit avant de reprendre:

– Il faut interrompre la procédure immédiatement, mais j'ai besoin de votre signature.

Lucifer se leva pour aller marcher le long de la baie vitrée.

– Mon pauvre Blaise, tu es si bête que, certains jours, je me demande si ta présence ici n'est pas une erreur d'orientation. À quelle heure sera exécuté notre contrat?

– L'explosion aura lieu à dix-sept heures précises, répondit-il en consultant fébrilement sa montre.

… Ce qui leur laissait exactement quarante-deux minutes pour annuler l'opération que Blaise avait savamment préparée.

– Nous n'avons pas une seconde à perdre, Président!

– Nous avons tout le temps, nous assurerons notre victoire sans prendre le moindre risque de rédemption. Nous ne changeons rien à ce qui était prévu… à un détail près…, ajouta Satan en se frottant le menton, nous les ramènerons tous les deux, à cinq heures précises!

– Mais quelle sera la réaction de notre adversaire? demanda Blaise qui cédait à l'affolement.

– Un accident est un accident! Ce n'est quand même pas moi qui ai inventé le hasard, à ce que je sache? Prépare une réception pour leur arrivée, tu n'as que quarante minutes!


*

Le croisement de Broadway et de Colombus Avenue était depuis toujours le lieu de prédilection de tous les vices du genre humain: la drogue, les corps de femmes et d'hommes abandonnés par la vie s'y échangeaient à l'abri des regards indiscrets. Lucas se rangea à l'entrée d'une ruelle étroite et sombre. Sous un escalier délabré une jeune prostituée subissait les brutalités de son souteneur qui lui infligeait une correction magistrale.

– Regarde bien, dit Lucas! Le voilà mon univers, l'autre visage de la nature humaine, celui que tu veux combattre. Va chercher ta part de bonté dans ce tas d'immondices, ouvre tes yeux en grand, sans compromis, tu verras la pourriture, la déchéance, la violence à son état brut. La putain qui meurt devant toi se fait souiller, dérouiller à en crever, sans opposer de résistance à l'homme à qui on l'a vendue. Comme cette Terre, il lui reste quelques instants de vie, quelques frappes encore et elle rendra son âme déchue. Voilà la raison de ce pari terrible qui nous lie. Tu voulais que je t'apprenne le mal, Zofia? Il me suffit d'une leçon pour que toute sa dimension t'appartienne et te compromette pour toujours. Traverse cette ruelle, accepte de ne pas intervenir, tu verras, c'est d'une simplicité déconcertante de ne rien faire; fais comme eux, passe ton chemin devant cette misère, je t'attendrai de l'autre côté; quand tu seras arrivée là-bas, tu auras changé. Ce passage, c'est celui de l'entre-deux-mondes. Sans espoir de retour.

Zofia descendit de la voiture, qui s'éloigna. Elle s'engagea dans une pénombre où chaque pas lui semblait plus lourd. Elle porta son regard au loin et de toutes ses forces elle essaya de résister. Sous ses pieds, la ruelle s'étendait à l'infini en un tapis de détritus épars qui maculaient le pavé tortueux.

Les murs étaient noir-de-gris, elle vit Sarah, la prostituée, accablée par les coups qui pleuvaient en rafales. Sa bouche était meurtrie de multiples blessures dont s'échappait un sang filant, aussi noir que l'abîme, sa tête chancelait, son dos n'était que déchirures, ses côtes craquaient l'une après l'autre sous le déchaînement des violences, mais soudainement elle luttait. Elle luttait pour ne pas tomber, ne pas laisser son ventre à la merci des talonnades qui achèveraient le peu de vie qui lui restait. Le poing lancé sur sa mâchoire envoya sa tête heurter le mur, le choc fut inouï, la résonance à l'intérieur de son crâne, terrible.

Sarah la vit, comme une ultime lueur d'espoir, comme un miracle offert à celle qui croyait en Dieu depuis jamais. Alors Zofia serra les dents, les poings, passa son chemin… et ralentit. Derrière elle, la femme mit un genou à terre, ne trouvant plus la force même de gémir. Zofia ne voyait pas la main de l'homme qui se levait comme un maillet au-dessus de la nuque résignée de la prostituée. Dans un brouillard de larmes, submergée d'une nausée indicible, elle reconnut à l'autre bout de la ruelle l'ombre de Lucas qui l'attendait, les bras croisés.

Elle s'arrêta, son être tout entier se figea et elle hurla son nom. Dans un cri d'une douleur qu'elle ne pouvait imaginer, elle l'appela si fort qu'elle déchira tous les silences du monde, condamna tous les abîmes, le temps d'une fraction de seconde que personne ne vit. Lucas courut jusqu'à elle, la dépassa et saisit l'homme, qu'il envoya rouler à terre. Ce dernier se releva aussitôt et fonça vers lui. La violence de Lucas fut indescriptible et l'homme se disloqua. En se vidant de son sang, il trahissait la tragédie de son arrogance défaite, ultime terreur qu'il emportait dans la mort.

Lucas s'accroupit devant le corps inanimé de Sarah. Il prit son pouls, glissa ses mains sous elle et la souleva dans ses bras.

– Viens, dit-il à Zofia d'une voix douce. Nous n'avons pas de temps à perdre, tu connais mieux que personne le chemin de l'hôpital, je vais conduire, tu me guideras, tu n'es pas en état.

Ils allongèrent la jeune femme sur la banquette, Zofia prit le gyrophare dans la boîte à gants et enclencha la sirène. Il était seize heures trente, la Ford filait à toute allure vers le San Francisco Memorial Hospital, ils y seraient dans moins d'un quart d'heure.

Dès son arrivée aux urgences, Sarah fut immédiatement prise en charge par deux médecins dont un réanimateur. Elle souffrait d'un enfoncement de la cage thoracique, les radios crâniennes révélèrent un hématome au lobe occipital sans lésion cérébrale apparente et un polytraumatisme facial. Un scanner confirmerait que ses jours n'étaient pas en danger. Il s'en était fallu de peu.

Lucas et Zofia quittèrent le parking.

– Tu es pâle comme un linceul, ce n'est pas toi qui l'as frappé, Zofia, c'est moi.

– J'ai échoué, Lucas, je ne suis pas plus capable que toi de changer.

– Je t'aurais haïe d'avoir réussi. C'est ce que tu es qui me touche, Zofia, pas ce que tu deviendrais pour t'accommoder de moi. Je ne veux pas que tu changes.

– Alors pourquoi tu as fait ça?

– Pour que tu comprennes que ma différence est aussi la tienne, pour que tu ne me juges pas plus que je ne te juge, parce que ce temps qui nous éloigne en nous faisant défaut pourrait aussi nous rapprocher.

Zofia avisa la pendulette incrustée dans le tableau de bord et sursauta.

– Qu'est-ce que tu as?

– Je vais manquer à la promesse que j'ai faite à Reine, et je vais lui faire de la peine. Je sais qu'elle a dû préparer un thé, cuisiner ses sablés tout l'après-midi, et qu'elle m'attend.

– Ce n'est pas si grave, elle t'excusera.

– Oui, mais elle sera déçue, je lui avais juré d'être ponctuelle, c'était important pour elle.

– Quand aviez-vous rendez-vous?

– À dix-sept heures précises!

Lucas regarda sa montre, il était cinq heures moins dix, et le trafic devant eux leur laissait peu d'espoir d'honorer la promesse de Zofia.

– Tu auras un quart d'heure de retard tout au plus.

– Il sera trop tard, le jour sera tombé. Elle avait besoin pour me montrer ses photos d'une certaine lumière, comme d'un soutien, un prétexte à ouvrir certaines pages de sa mémoire. J'ai tellement œuvré pour que son cœur se libère, je lui devais d'être à ses côtés. Je ne suis vraiment plus grand-chose.

Lucas regarda sa montre et caressa la joue de Zofia en faisant la moue.

– On va refaire un petit tour de manège en gyrophare et en sirène, il nous reste sept minutes pour être dans les temps, vraiment pas de quoi en faire toute une éternité! Accroche ta ceinture!

La Ford déboîta aussitôt sur la file de gauche et remonta California Street à toute allure. Dans le nord de la ville, tous les feux s'alignèrent pour former une allée magistrale de fanaux rouges, libérant tous les carrefours sur leur passage.


*

– Oui, oui, j'arrive! répondit Reine à la petite sonnette qui carillonnait l'achèvement de la cuisson.

Elle se baissa pour sortir la pâtisserie de la gazinière. La plaque chaude était bien trop lourde pour qu'elle puisse la tenir d'une seule main. Elle laissa la porte du four ouverte et déposa la galette sur l'établi en émail. Prenant garde de ne pas se brûler, elle la fit glisser sur une planche de bois, prit une lame large et fine et commença à découper des parts. Elle épongea son front et sentit quelques gouttes qui fuyaient dans sa nuque. Elle n'avait jamais de sueur: sans doute était-ce cette pesante fatigue qui l'avait saisie le matin et ne l'avait pas quittée depuis. Elle abandonna le gâteau un instant pour aller dans sa chambre. Un courant d'air entra alors dans la pièce et tourbillonna jusque derrière le comptoir. Quand Reine revint, elle regarda l'horloge, pressant le pas pour disposer les tasses sur le plateau. Dans son dos, l'une des sept bougies posées sur le plan de travail s'était éteinte, celle qui était le plus près de la cuisinière à gaz.


*

La Ford bifurqua dans Van Ness et Lucas profita du virage pour consulter sa montre, ils avaient encore cinq minutes devanteux pour être à l'heure, l'aiguille du compteur grimpa d'un cran.


*

Reine avança vers la vieille armoire et en ouvrit la porte qui grinça de tout son bois. Sa main si joliment tachée par les années se faufila sous la pile de linge en dentelle d'antan, les doigts fragiles se refermèrent sur le registre "en cuir craquelé. Elle ferma ses paupières et huma la couverture du recueil avant de le poser à même le sol, sur le tapis au milieu du salon. Il ne lui restait plus qu'à faire chauffer l'eau et tout serait fin prêt, Zofia arriverait d'une minute à l'autre; elle sentit son cœur battre un peu plus vite et s'attacha à contrôler l'émotion qui la gagnait. Elle retourna vers la cuisine et se demanda où elle avait bien pu ranger les allumettes.


*

Zofia s'accrochait du mieux qu'elle le pouvait à la dragonne au-dessus de la portière, Lucas lui sourit.

– Si tu savais le nombre de voitures que j'ai conduites, je n'en ai jamais éraflé une seule! Encore deux petits feux et nous arriverons dans ta rue. Détends-toi, il n'est que cinq heures moins deux.


*

Reine fouilla le tiroir du buffet, puis celui de la desserte, enfin ceux du garde-manger, sans résultat. Elle tira le rideau sous le comptoir et regarda attentivement sur les étagères. En se relevant elle ressentit comme un léger vertige et secoua la tête avant de continuer ses recherches.

– Mais où aije bien pu les mettre? maugréa-t-elle. Elle regarda autour d'elle et trouva enfin la petite boîte posée sur le rebord de la cuisinière.

– Et l'eau, tu la verrais devant la mer? se dit-elle en tournant la molette du brûleur.


*

Les pneus de la voiture crissèrent dans la courbe, Lucas venait de s'engager dans Pacific Heights et la maison n'était plus qu'à cent mètres. Il annonça fièrement à Zofia qu'au pire elle aurait quinze petites secondes de retard. Il coupa la sirène… et, dans sa cuisine, Reine craqua l'allumette.


L'explosion souffla instantanément toutes les vitres de la maison. Lucas appuya des deux pieds Sur la pédale du frein, la Ford fit une embardée, évitant de justesse la porte d'entrée expulsée au milieu de la rue. Zofia et Lucas se regardèrent, horrifiés, le rez-de-chaussée était la proie des flammes, il leur était impossible de franchir un tel mur de feu. Il était dix-sept heures… juste passées de quelques secondes.


Mathilde avait été projetée au milieu du salon. Autour d'elle, tout était renversé: le petit guéridon gisait sur son côté, le cadre au-dessus de la cheminée s'était brisé en tombant, éparpillant mille éclats de verre sur le tapis. La porte du réfrigérateur pendait sur ses gonds, le grand lustre se balançait, dangereusement accroché au domino des fils électriques. Une âcre odeur de fumée s'infiltrait déjà par les lambourdes du plancher. Mathilde se redressa et passa ses mains sur son visage pour en chasser la poussière du sinistre. Son plâtre était fissuré sur toute sa longueur. Déterminée, elle en écarta les bords et le jeta loin devant elle. Réunissant toutes ses forces, elle prit appui sur le dossier de la chaise renversée et se releva. Elle se faufila en boitant parmi les décombres, toucha la porte d'entrée et, comme celle-ci n'était pas chaude, elle sortit sur le palier et avança jusqu'à la balustrade. Se penchant, elle avisa le chemin qu'elle pourrait se frayer au travers des nombreux foyers de l'incendie, puis entreprit de descendre l'escalier, ignorant les fulgurances dans sa jambe. La température dans le hall était insoutenable, il lui semblait que ses sourcils et ses cheveux allaient s'embraser d'une seconde à l'autre. Devant elle, une poutre incandescente se décrocha du plafond, entraînant dans sa chute une pluie de braises rougeoyantes. Le concert des craquements de bois était assourdissant, l'air qu'elle aspirait lui brûlait les poumons, à chaque inspiration Mathilde s'asphyxiait. La dernière marche réveilla trop vivement sa douleur, elle fléchit et s'étala de tout son long. Au contact du sol, elle profita du peu d'oxygène qui restait dans la pièce. Elle inspira et expira au prix de grands efforts, et recouvra ses esprits. Sur sa droite, le mur était éventré, il lui suffirait de ramper quelques mètres pour sauver sa vie, mais sur sa gauche, à même distance, Reine gisait sur le dos. Leurs regards se croisèrent au travers d'un voile de fumée. D'un geste de la main, Reine lui dit de s'en aller et lui montra le passage.

Mathilde se releva en hurlant sa douleur. Contractant ses mâchoires à s'en briser les dents, elle avança vers Reine. Chaque pas infligeait un coup de poignard dans sa chair. Elle repoussa les lambeaux de boiseries léchés par le feu et continua d'avancer. Elle entra dans l'appartement et s'allongea à côté de Reine pour reprendre son souffle.

– Je vais vous aider à vous relever, et vous vous accrocherez à moi, dit Mathilde en haletant.

Reine cligna des yeux en signe d'acquiescement.

Mathilde passa son bras sous la nuque de la vieille dame et entreprit de la soulever.


La souffrance fut insoutenable, une constellation d'étoiles l'éblouit, elle perdit l'équilibre.

– Sauve-toi, dit Reine, ne discute pas et pars d'ici. Dis de ma part à Zofia que je l'aime, dis-lui aussi que j'ai adoré mes conversations avec toi, que tu es très attachante. Tu es une fille formidable, Mathilde, tu as un cœur gros comme un ananas, alors essaie juste de mieux choisir celui à qui tu offres des quartiers, allez, file tant qu'il est temps. De toute façon, je voulais qu'on disperse mes cendres autour de ma maison, alors, à quelques détails près, j'aurai été exaucée.

– Vous croyez qu'il y a une petite chance pour que je sois moins têtue que vous à votre âge? Je reprends mon souffle et on recommence dans deux secondes, on partira d'ici toutes les deux… ou pas!

Lucas apparut dans l'embrasure, il avançait vers elles. Il s'agenouilla devant Mathilde et lui expliqua comment tous trois sortiraient du brasier.

Il ôta le veston en tweed, couvrit la tête de Reine pour protéger son visage, la prit dans ses bras et se releva. Quand il donna le signal, Mathilde s'accrocha à ses hanches et le suivit, parfaitement collée à son corps qui faisait écran. Quelques secondes plus tard, tous les trois échappaient à l'enfer.

Lucas retenait Reine dans ses bras, Mathilde s'abandonna à ceux de Zofia qui avait accouru vers elle. Les sirènes des secours se rapprochaient. Zofia allongea son amie sur la pelouse de la maison voisine.

Reine ouvrit les yeux et regarda Lucas, un sourire de malice au coin des lèvres.

– Si on m'avait dit qu'un beau jeune homme comme ça…

Mais une quinte de toux l'empêcha de poursuivre.

– Gardez vos forces!

– Ça te va plutôt bien le côté prince charmant, mais tu dois être drôlement myope quand même, parce que, franchement, autour de toi il y a bien mieux que ce que tu as dans les bras.

– Vous avez beaucoup de charme, Reine.

– Oui, sûrement autant qu'une vieille bicyclette dans un musée! Ne la perds pas, Lucas, il y a des erreurs qu'on ne se pardonne jamais, crois-moi! Maintenant, si tu voulais bien me reposer, je crois que quelqu'un d'autre va venir me chercher!

– Ne dites pas de bêtises!

– Et toi, n'en fais pas!

Les secours venaient d'arriver. Les pompiers s'attaquèrent aussitôt à l'incendie. Pilguez courut vers Mathilde et Lucas s'avança vers les brancardiers qui poussaient une civière. Il les aida à y allonger Reine. Zofia le rejoignit et grimpa dans l'ambulance.

– Retrouvons-nous à l'hôpital, je te confie Mathilde!

Un policier avait demandé une seconde ambulance, Pilguez fit annuler l'ordre, pour gagner du temps il conduirait Mathilde lui-même. Il enjoignit Lucas de le suivre et tous deux la prirent sous l'épaule pour l'installer à l'arrière du véhicule. L'ambulance de Reine était déjà loin.

Un maelstrom de lumières bleues et rouges scintillait dans l'habitacle, Reine regarda par la fenêtre et serra la main de Zofia.

– C'est drôle, le jour où l'on s'en va, on pense à tout ce que l'on n'a pas vu.

– Je suis là, Reine, murmura Zofia, reposez-vous.

– Toutes mes photos ont brûlé maintenant, sauf une. Je l'ai gardée cachée sur moi toute ma vie, elle était pour toi, je voulais te la donner ce soir.

Reine tendit son bras et ouvrit sa main qui ne contenait que du vide. Zofia la regarda, interloquée, Reine lui sourit en retour.

– Tu as cru que j'avais perdu la boule, hein? C'est la photo de l'enfant que je n'ai jamais eu, elle aurait été certainement ma plus belle. Prends-la et mets-la près de ton cœur, elle a tellement manqué au mien. Zofia, je sais que tu feras un jour quelque chose qui me rendra fière de toi pour toujours. Tu voulais savoir si le Bachert n'était qu'un joli conte? Je vais te dire la vérité. C'est à chacun d'entre nous de rendre son histoire vraie. Ne renonce pas à ta vie et bats-toi.

Reine lui caressa la joue tendrement.

– Et approche-toi que je t'embrasse, si tu savais comme je t'aime, tu m'as donné de vraies années de bonheur.

Elle serra Zofia dans ses bras et lui offrit dans cette étreinte toutes les forces qui lui restaient.

– Je vais me reposer un peu maintenant, je vais avoir plein de temps pour me reposer.

Zofia inspira profondément pour retenir ses larmes. Elle posa sa tête sur la poitrine de Reine qui respirait lentement. L'ambulance entra dans le sas des urgences, et les portes s'ouvrirent. On transporta Reine, et pour la seconde fois de la semaine Zofia s'assit dans la salle d'attente réservée aux familles des patients.

À l'intérieur de la maison de Reine, la couverture en cuir craquelé d'un vieil album finissait de se consumer.


Les portes coulissèrent à nouveau pour laisser Mathilde entrer dans le sas, soutenue par Lucas et Pilguez. Une infirmière se précipita vers eux en poussant une chaise roulante.

– Laissez tomber! dit Pilguez. Elle nous a menacés de repartir si on la mettait là-dessus!

La nurse récita par cœur le règlement des admissions à l'hôpital et Mathilde se rangea aux raisons des assurances en s'installant de mauvaise grâce dans le fauteuil. Zofia se rendit auprès d'elle.

– Comment te sens-tu?

– Comme un charme.

Un interne vint chercher Mathilde et l'emmena vers une salle d'examen. Zofia promit de l'attendre.

– Pas trop longtemps! dit Pilguez dans son dos. Zofia se retourna vers lui.

– Lucas m'a tout dit dans la voiture, ajouta-t-il.

– Qu'est-ce qu'il vous a dit?

– Que certaines affaires immobilières ne lui avaient pas valu que des amis! Zofia, je pense très sérieusement que vous êtes l'un comme l'autre en danger. Lorsque j'ai vu votre ami au restaurant il y a quelques jours, je pensais qu'il travaillait pour le gouvemement et non qu'il venait vous y voir. Deux explosions au gaz en une semaine, en deux endroits où vous vous trouviez, ça fait beaucoup pour une coïncidence!

– La première fois, au restaurant, je crois que c'était vraiment un accident! dit Lucas de l'autre bout de la salle.

– Peut-être! reprit l'inspecteur. En tout cas, c'est du travail de grand professionnel, nous n'avons pas retrouvé le moindre indice qui permette de supposer qu'il s'agisse d'autre chose. Ceux qui ont monté ces coups sont démoniaques, et je ne vois pas ce qui les arrêtera tant qu'ils n'auront pas atteint leur but. Il va falloir vous protéger, et m'aider à convaincre votre petit camarade de collaborer.

– Ce sera difficile.

– Faites-le avant qu'il ne m'ait foutu le feu à tous les quartiers de la ville! En attendant je vais vous mettre en sécurité pour la nuit. Le directeur du Sheraton de l'aéroport me doit quelques retours d'ascenseur, c'est le moment d'appuyer sur le bouton! Il saura vous réserver un accueil des plus confidentiels. Je lui passe un appel et je vous emmène. Allez dire au revoir à votre copine.

Zofia souleva le rideau et entra dans le box d'examen. Elle s'approcha de son amie.

– Quelles sont les nouvelles?

– Rien que du banal! répondit Mathilde. Je vais avoir un plâtre tout neuf; ils veulent me garder en observation pour être sûrs que je n'ai pas inhalé trop de fumées toxiques. Les pauvres, s'ils savaient ce que j'ai pu avaler comme trucs toxiques dans ma vie, ils ne seraient pas si inquiets. Comment va Reine?

– Pas très bien. Elle est au service des grands brûlés. Elle dort, on ne peut pas la voir, ils l'ont mise dans une chambre stérile, au quatrième étage.

– Tu viendras me chercher demain?

Zofia lui tourna le dos et regarda le panneau lumineux où étaient accrochées les radiographies.

– Mathilde, je ne crois pas que je pourrai être là.

– Je ne sais pas pourquoi, mais je m'en doutais un peu. C'est le lot de l'amitié de se réjouir que l'autre rompe un jour son célibat, même quand cela renvoie à sa propre solitude. Nos moments vont rudement me manquer.

– À moi aussi. Je vais partir en voyage, Mathilde.

– Longtemps?

– Oui, assez longtemps.

– Mais tu reviendras quand même?

– Je n'en sais rien.

Les prunelles de Mathilde s'embrumèrent de chagrin.

– Je crois que je comprends. Vis, ma Zofia, l'amour est court, mais les souvenirs durent longtemps.

Zofia prit Mathilde dans ses bras et la serra très fort.

– Tu seras heureuse? demanda Mathilde.

– Je ne sais pas encore.

– On pourra se téléphoner de temps en temps?

– Non, je ne pense pas que cela sera possible.

– C'est si loin que ça l'endroit où il t'emmène?

– Encore plus loin. Je t'en prie, ne pleure pas.

– Je ne pleure pas, c'est cette fumée qui continue à piquer, allez, file d'ici!

– Prends soin de toi, dit Zofia d'une voix douce en s'éloignant.

Elle souleva le rideau et regarda à nouveau son amie, les yeux pleins de tristesse.

– Tu vas pouvoir te débrouiller toute seule?

– Toi aussi, prends soin de toi… pour une fois, dit Mathilde.

Zofia sourit, et le voile blanc retomba.


L'inspecteur Pilguez était au volant, Lucas assis à côté de lui. Le moteur tournait déjà. Zofia monta à l'arrière. Le véhicule quitta l'auvent des urgences et prit la direction de l'autoroute. Personne ne parlait.

Zofia, le cœur trop lourd, revivait quelques souvenirs projetés sur les façades et les carrefours qui défilaient par la fenêtre. Lucas inclina le rétroviseur pour la regarder, Pilguez fit la moue et le remit en place. Lucas patienta quelques secondes et le tourna à nouveau.

– Ça vous dérange que je conduise? râla Pilguez en le remettant dans le bon sens.

Il abaissa le pare-soleil côté passager, ouvrit le miroir de courtoisie et reposa ses mains sur le volant.

La voiture quitta la Highway 101 à la hauteur de South Airport Boulevard. Quelques instants plus tard, Pilguez se rangeait sur le parking du Sheraton.

Le directeur de l'hôtel leur avait réservé une suite au sixième étage, le plus haut. Ils avaient été enregistrés dans l'établissement au nom de Oliver et Mary Sweet. Pilguez avait haussé les épaules en expliquant qu'il n'y avait rien de mieux pour attirer l'attention que les Doe et les Smith. Avant de les laisser, il leur recommanda de ne pas quitter leur chambre et de faire appel au room service pour se restaurer. Il leur donna le numéro de son beeper et les informa qu'il viendrait les chercher le lendemain avant midi.

S'ils s'ennuyaient, ils pourraient commencer la rédaction d'un rapport sur les événements de la semaine, ce serait autant de travail en moins pour lui. Lucas et Zofia le remercièrent suffisamment pour qu'il en soit gêné et il partit, la mine bourrue, agrémentant son «au revoir» de quelques «Ça va, ça va». Il était vingt-deux heures, la porte de la suite se refermait sur eux.

Zofia se rendit à la salle de bains. Lucas s'allongea sur le lit, prit la télécommande et fit défiler les chaînes. Les programmes le firent rapidement bâiller. Il éteignit la télévision. Il entendait l'eau couler derrière la porte, Zofia prenait une douche. Alors, il regarda la pointe de ses chaussures, remit en place le revers de son pantalon, en épousseta les deux genoux et tira sur le pli. Il se leva, ouvrit le minibar, qu'il referma aussitôt, avança près de la fenêtre, souleva le voilage, avisa le parking désert et retourna s'allonger. Il observa sa cage thoracique qui se gonflait et se dégonflait au fur et à mesure des mouvements de sa respiration, soupira, inspecta l'abatjour de la lampe de chevet, déplaça le cendrier légèrement sur la droite et fit coulisser le tiroir de la table de la nuit. Son attention fut attirée par la petite couverture cartonnée de l'ouvrage, gravée au sigle de l'hôtel; il le prit et commença à lire. Les premières lignes le plongèrent dans un effroi absolu. Il continua sa lecture en tournant les pages de plus en plus vite. Au septième feuillet, il se leva hors de lui et alla frapper à la salle de bains.

– Je peux entrer?

– Une seconde, demanda Zofia en enfilant un pelgnoir.

Elle ouvrit et le trouva fulminant, faisant les cent pas au seuil de la porte.

– Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, inquiète.

– Il y a que plus personne ne respecte rien!

Il agita le petit livre qu'il tenait dans la main et poursuivit en désignant la couverture:

– Ce Sheraton a entièrement pompé le livre de Hilton! Et je sais de quoi je parle, c'est mon auteur préféré.

Zofia lui prit l'ouvrage des mains et le lui rendit aussitôt. Elle haussa les épaules:

– C'est la Bible, Lucas!

À son air interrogatif, elle ajouta d'un air désolé: – Laisse tomber!

Elle n'osait pas lui dire qu'elle avait faim, il le devina à la façon dont elle feuilletait le livret du service d'étage.

– Il y a une chose que je voudrais comprendre une bonne fois pour toutes, demanda-t-elle. Pourquoi mettent-ils des horaires devant les menus? Ça sousentend quoi? Que passé dix heures trente le matin ils doivent absolument ranger leurs corn flakes dans un coffre-fort avec une serrure à horodateur qui ne s'ouvrira plus avant le lendemain? C'est bizarre, quand même! Et si tu as envie de céréales à dix heures trente, mais du soir! Et regarde, ils font pareil avec les crêpes! De toute façon, tu n'as qu'à mesurer la longueur du cordon de leur sèche-cheveux dans la salle de bains et tu as tout compris! Celui qui a inventé le système devait être chauve; il faut que tu te colles à dix centimètres du mur pour te réchauffer une mèche.

Lucas la prit dans ses bras et la serra contre lui pour la calmer.

– Tu es en train de devenir exigeante!

Elle regarda autour d'elle et rougit.

– Peut-être!

– Tu as faim!

– Pas du tout!

– Je crois que si!

– Un petit quelque chose à grignoter alors, mais pour te faire plaisir.

– Des Frosties ou des SPecial K?

– Ceux qui font «Snap, Crackle, Pop» quand tu les croques?

Rice Krispies! Je m'en occupe.

– Sans lait!

– Pas de laitage, accorda Lucas en décrochant le téléphone.

– Mais du sucre, plein de sucre!

– Je m'en occupe aussi!

Il raccrocha et vint s'asseoir à côté d'elle.

– Tu ne t'es rien commandé? dit-elle.

– Non, je n'ai pas faim, répondit Lucas.

Après que le room service eut délivré sa commande, elle prit une serviette-éponge et dressa le couvert sur le lit. À chaque cuillerée avalée, elle en enfournait une dans la bouche de Lucas qui l'acceptait de bonne grâce. Un éclair zébra le ciel dans le lointain. Lucas se leva et ferma les rideaux. Il revint s'allonger près d'elle.

– Demain, je trouverai une solution pour que nous leur échappions, dit Zofia. Il doit bien y avoir un moyen.

– Ne dis rien, murmura Lucas. J'aurais voulu des dimanches fantastiques, vivre des demains avec toi en rêvant qu'il y en aurait plein d'autres, mais il ne nous reste qu'une seule journée, et celle-là, je veux que nous la vivions vraiment.

Le peignoir de Zofia se défit légèrement, il en referma les pans, elle posa ses lèvres sur les siennes et murmura:

– Déchois-moi!

– Non, Zofia, les petites ailes tatouées sur ton épaule te vont trop bien et je ne veux pas que tu les brûles.

– Je veux repartir avec toi.

– Pas comme ça, pas pour ça.

Il chercha à tâtons l'interrupteur de la lampe, Zofia se blottit tout contre lui.

Dans sa chambre d'hôpital, Mathilde éteignit la lumière. Cette nuit encore, elle s'endormirait juste au-dessus du lit de Reine. Les cloches de la cathédrale sonnèrent minuit.


Il y eut une nuit, il y eut un matin…

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