Troisième J our

Il voulut remonter à lui le couvre-lit, mais sa main le chercha en vain. Il ouvrit un œil et frotta sa barbe naissante. Lucas sentit sa propre haleine et se dit que la cigarette et l'alcool faisaient vraiment mauvais ménage. L'affichage du radio-réveil indiquait six heures vingt et une. À côté de lui, l'oreiller défoncé était solitaire. Il se leva et se dirigea vers le petit salon, nu comme un ver. Amy, enroulée dans le couvre-lit, croquait une pomme rouge arrachée à la corbeille de fruits.

– Je t'ai réveillé? demanda-t-elle.

– Indirectement, oui! Il Y a du café dans cet endroit?

– J'ai pris la liberté d'en commander au room service, je prends une douche et je me sauve.

– Si ça ne te dérange pas trop, répondit Lucas, j’aimerais mieux que tu rentres prendre ta douche chez toi, je suis très en retard!

Amy en resta interdite. Elle se dirigea aussitôt vers la chambre et récupéra ses affaires éparses. Elle s'habilla à la hâte, attrapa ses escarpins et s'engagea dans le petit corridor vers la porte palière. Lucas sortit la tête de la salle de bains.

– Tu ne prends plus de café?

– Non, je vais le prendre chez moi lui aussi, merci pour la pomme!

– Il n'y a pas de quoi, tu en veux une autre?

– Non, ça ira comme ça, j'ai été ravie, bonne journée.

Elle retira la chaînette de sécurité et tourna la poignée. Lucas s'approcha d'elle.

– Je peux te poser une question?

– Je t'écoute!

– Quelles sont tes fleurs préférées?

– Lucas, tu as beaucoup de goût, mais essentiellement du mauvais! Tes mains sont très habiles, j'ai vraiment passé une nuit d'enfer avec toi, mais restons-en là!

En sortant, elle se trouva nez à nez avec le garçon d'étage qui apportait le plateau du petit déjeuner. Lucas regarda Amy.

– Tu es certaine que tu ne veux pas de café, maintenant qu'il est arrivé?

– Certaine!

– Sois gentille, dis-moi pour les fleurs!

Amy inspira profondément, visiblement exaspérée.

– On ne demande pas ces choses-là à l'intéressée, ça brise tout le charme, tu ne sais pas ça à ton âge?

– Évidemment que je sais ça, répondit Lucas d'un ton de petit garçon boudeur, mais ce n'est pas toi l'intéressée!

Amy tourna les talons, manquant de peu bousculer le garçon qui attendait toujours à l'entrée de la suite. Les deux hommes immobiles entendirent la voix d'Amy hurler du fond du couloir: «Un cactus, et tu peux t'asseoir dessus!» Silencieux, ils la suivirent du regard. Une petite sonnette retentit: l'ascenseur était arrivé. Avant que les portes ne se referment, Amy ajouta: «Un dernier détail, Lucas, tu es tout nu!»


*

– Tu n'as pas fermé l'œil de la nuit.

– Je dors toujours très peu…

– Zofia, qu'est-ce qui te préoccupe?

– Rien!

– Une amie, ça sait entendre ce que l'autre ne dit pas.

– J'ai trop de travail, Mathilde, je ne sais même plus par où commencer. j'ai peur d'être débordée, de ne pas être à la hauteur de ce que l'on attend de moi.

– C'est bien la première fois que je te vois douter.

– Alors, nous devons être en train de devenir de vraies amies.

Zofia se dirigea vers le coin cuisine. Elle passa derrière le comptoir et remplit la bouilloire électrique. De son lit installé dans le salon, Mathilde pouvait voir le jour se lever sur la baie, sous un léger crachin d'aube. De bien tristes nuages opacifiaient le ciel.

– Je hais octobre, dit Mathilde.

– Qu'est-ce qu'il t'a fait?

– C'est le mois qui enterre l'été. Tout est mesquin à l'automne: les jours raccourcissent, le soleil n'est jamais au rendez-vous, les froids tardent à venir, on regarde nos pull-overs sans encore pouvoir les mettre. L'automne n'est qu'une saloperie de saison paresseuse, rien que de l'humidité, de la pluie et encore de la pluie.

– Et c'est moi qui suis supposée avoir mal dormi!

La bouilloire se mit à trembloter. Un déclic interrompit le frémissement de l'eau. Zofia souleva le couvercle d'une boîte en fer, prit un sachet d'Earl Grey, versa le liquide fumant dans une grande tasse et laissa le thé infuser. Elle composa le petit déjeuner de Mathilde sur un plateau, ramassa le journal que Reine avait glissé sous la porte comme chaque matin et le lui apporta. Elle aida son amie à se redresser, remit les oreillers en place et se dirigea vers sa chambre. Mathilde souleva la fenêtre à guillotine. La moiteur de l'arrière-saison s'infiltra jusque dans sa jambe, réveillant une douleur lancinante, elle grimaça.

– J'ai revu l'homme au nénuphar hier soir! cria Zofia depuis la salle de bains.

– Vous ne vous quittez plus! répliqua Mathilde, criant tout aussi fort.

– Tu parles! Il dînait juste dans le même restaurant que moi.

– Avec qui?

– Une blonde.

– Quel genre?

– Blonde!

– Mais encore?

– Genre cours après moi tu n'auras pas de mal à me rattraper, j'ai des talons hauts!

– Vous vous êtes parlé?

– Vaguement. Il a bafouillé qu'elle était journaliste et qu'il accordait une interview.

Zofia entra sous sa douche. Elle tourna les vieux robinets grinçants et gratifia d'un coup sec le pommeau qui toussa par deux fois: l'eau ruissela sur son visage et son corps. Mathilde ouvrit le San Francisco Chronicle, une photo attira son attention.

– Il n'a pas menti! cria-t-elle.

Zofia, qui shampouinait abondamment ses cheveux, ouvrit l'œil. Du revers de la main, elle tenta de chasser le savon qui la piquait et provoqua l'effet contraire.

– Sauf qu'elle est plutôt châtain…, renchérit Mathilde, et plutôt pas mal!

Le bruit de la douche cessa, Zofia apparut aussitôt dans le salon. Une serviette-éponge l'habillait à la taille et sa chevelure était coiffée de mousse.

– Qu'est-ce que tu racontes?

Mathilde contempla son amie.

– Tu as vraiment de beaux seins!

– Les saints sont toujours beaux, sinon ce ne seraient pas des saints!

– C'est ce que j'essaie de dire aux miens tous les matins devant la glace.

– De quoi tu parles exactement, Mathilde?

– De tes pommes! J'adorerais que les miennes soient aussi fières.

Zofia cacha sa poitrine avec son avant-bras.

– De quoi parlais-tu, avant?

– Probablement de ce qui t'a fait sortir de la douche sans te rincer! dit-elle en agitant le journal.

– Comment l'article pourrait-il être déjà publié?

– Appareils numériques et Internet! Tu donnes une interview, quelques heures plus tard tu es sur la première page du journal et le lendemain tu sers à emballer le poisson!

Zofia voulut prendre le quotidien des mains de Mathilde, elle s'y opposa.

– N'y touche pas! Tu es trempée.

Mathilde se mit à lire à voix haute les premières lignes de l'article qui titrait sur deux colonnes «LA VRAIE ASCENSION DU GROUPE A amp;H»: un véritable panégyrique d'Ed Heurt où la journaliste encensait en trente lignes la carrière de celui qui avait incontestablement contribué au formidable essor économique de la région. Le texte concluait que la petite société des années 1950, devenue un gigantesque groupe, reposait aujourd'hui entièrement sur ses épaules.

Zofia finit par s'emparer du feuillet et acheva la lecture de la chronique chapeautée d'une petite photo en couleurs. Elle était signée Amy Stephen. Zofia replia le papier et ne put refréner un sourire.

– Elle est blonde! dit-elle.

– Vous allez vous revoir?

– J'ai accepté un déjeuner.

– Quand?

– Mardi.

– À quelle heure, mardi?.

Lucas devait passer la chercher vers midi, répondit Zofia. Mathilde pointa alors du doigt la porte de la salle de bains en hochant la tête.

– Dans deux heures donc!

– On est mardi? demanda Zofia en ramassant à la hâte ses affaires.

– C'est ce qui est écrit dans le journal!

Zofia ressortit du dressing quelques minutes plus tard. Elle était vêtue d'un jean et d'un pull à grosses mailles, elle se présenta devant son amie, en quête inavouée d'un éventuel compliment. Mathilde lui jeta un regard et replongea dans sa lecture.

– Qu'est-ce qui ne va pas? Les couleurs jurent? C'est ce jean, non? demanda Zofia.

– On en reparlera quand tu te seras rincé les cheveux, dit Mathilde en feuilletant les pages des programmes de télévision.

Zofia se contempla dans le miroir posé sur la cheminée. Elle ôta son chandail et retourna, les épaules basses, vers la salle de bains.

– C'est bien la première fois que je te vois te préoccuper de la façon dont tu es habillée… Essaie de me raconter qu'il ne te plaît pas, que ce n'est pas ton genre d'homme, qu'il est trop «grave»… juste pour voir comment tu le dirais! ajouta Mathilde.

Un petit grattement sur la porte précéda l'entrée de Reine. Elle avait les bras chargés d'un panier de legumes frais et d'une boîte en carton dont le joli ruban trahissait le contenu gourmand.

– On dirait que le temps n'arrive pas à décider de sa tenue aujourd'hui, dit-elle en rangeant les gâteaux sur une assiette.

– On dirait qu'il n'est pas le seul, renchérit Mathilde.

Reine se retourna quand Zofia sortit de la salle de bains, les cheveux très en volume cette fois. Elle acheva de boutonner son pantalon et d'ajuster les lacets de ses tennis.

– Tu sors? questionna Reine.

– J'ai un déjeuner, répondit Zofia en déposant un baiser sur sa joue.

– Je vais tenir compagnie à Mathilde. Si elle veut bien de moi! Et même si ça l'ennuie d'ailleurs parce que je m'ennuie encore plus qu'elle, toute seule en bas.

Une série de coups de klaxon retentit dans la rue.

Mathilde se pencha à la vitre.

– On est bien mardi! dit Mathilde.

– C'est lui? demanda Zofia, restant en retrait de la fenêtre.

– Non, c'est Federal Express! Ils livrent leurs colis en Porsche cabriolet maintenant. Depuis qu'ils ont recruté Tom Hanks, ils ne reculent plus devant rien!

La sonnette retentit deux fois. Zofia embrassa Reine et Mathilde, sortit de l'appartement et descendit rapidement l'escalier.

Installé au volant, Lucas releva sa paire de lunettes de soleil et lui adressa un généreux sourire. À peine Zofia avait-elle refermé sa portière que le coupé s'élançait à l'assaut des collines de Pacific Heights. La voiture entra dans Presidio Park, elle le traversa et s'engagea sur la bretelle qui conduisait au Golden Gate. De l'autre côté de la baie, les collines de Tiburon émergeaient péniblement de la brume.

– Je vous emmène déjeuner au bord de l'eau! hurla Lucas dans le vent. Les meilleurs crabes de la région! Vous aimez le crabe, n'est-ce pas?

Par politesse, Zofia acquiesça. L'avantage quand on ne se sustente pas, c'est que l'on peut choisir sans aucune difficulté ce que l'on ne va pas manger.

L'air était doux, l'asphalte défilait en un trait continu sous les roues de la voiture et la musique que jouait la radio était enchanteresse. L'instant présent ressemblait à s'y méprendre à un morceau de bonheur, qu'il ne restait plus qu'à partager. La voiture quitta la voie rapide pour une petite route, dont les lacets se déroulaient jusqu'au port de pêche de Sausalito. Lucas se rangea sur le parking face à la jetée. Il fit le tour du véhicule et ouvrit la portière de Zofia.

– Si vous voulez bien me suivre.

Il lui tendit le bras et l'aida à s'extraire de l'habitacle. Ils marchèrent sur le trottoir qui bordait la mer. De l'autre côté de la rue, un homme était tiré en laisse par un magnifique golden retriever au pelage couleur sable. En passant à leur hauteur, il regarda Zofia et s'encastra de plein fouet dans le réverbère.

Elle voulut traverser aussitôt pour lui porter assistance, mais Lucas la retint par le bras: ce genre de chien était spécialisé dans les sauvetages. Il l'entraîna à l'intérieur de l'établissement. L'hôtesse prit deux menus et les guida à une table en terrasse. Lucas invita Zofia à prendre place sur la banquette qui faisait face à la mer. Il commanda un vin blanc pétillant. Elle prit un bout de pain pour le lancer à une mouette perchée sur la balustrade qui la guettait du regard. L'oiseau attrapa le morceau au vol et s'élança vers le ciel, traversant la baie à grands coups d'aile.

À quelques kilomètres de là, sur l'autre rive, Jules arpentait les quais. Il s'approcha du bord et envoya d'un coup de pied sec un caillou ricocher par sept fois avant de le regarder sombrer. Il enfouit ses mains dans les poches de son vieux pantalon de tweed et regarda le trait de la berge opposée qui se découpait sur l'eau. Son air était aussi troublé que les flots, son humeur aussi houleuse. La voiture de l'inspecteur Pilguez qui quittait le Fisher's Deli et remontait sirène hurlante vers la ville le tira de ses pensées. Une rixe avait viré à l'émeute dans Chinatown, et toutes les unités étaient appelées en renfort. Jules fronça les yeux. Il grommela et retourna sous son arche. Assis sur une cagette en bois, il réfléchit: quelque chose le contrariait. Une feuille de journal qui volait dans le vent se posa dans une flaque, juste devant lui. Elle s'imbiba d'eau et, petit à petit, la photo de Lucas au verso apparut en transparence. Jules n'aimait pas du tout le frisson qui venait de lui parcourir l'échine.


*

La serveuse déposa sur la table une marmite fumante qui débordait de pinces de crabe. Lucas servit Zofia et jeta un bref coup d'œil aux plastrons qui accompagnaient le rince-doigts. Il lui en offrit un, qu'elle refusa, Lucas renonça également à s'en attacher un autour du cou.

– Je dois avouer que la bavette n'est pas un accessoire très seyant. Vous ne mangez pas? demanda-t-il.

– Je ne crois pas, non.

– Vous êtes végétarienne!

– L'idée de manger des animaux me semble toujours un peu bizarre.

– C'est dans l'ordre des choses, il n'y a rien de bizarre à cela.

– Un peu, quand même, si!

– Mais toutes les créatures de la terre en mangent d'autres pour survivre.

– Oui, mais moi les crabes ne m'ont rien fait. Je suis désolée, dit-elle en repoussant légèrement l'assiette qui visiblement l'écœurait.

– Vous avez tort, c'est la nature qui veut ça. Si les araignées ne se nourrissaient pas d'insectes, ce serait les insectes qui nous mangeraient.

– Eh bien, justement, les crabes sont de grosses araignées, alors il faut les laisser tranquilles!

Lucas se retourna et appela la serveuse. Il demanda la carte des desserts et très courtoisement indiqua qu'ils avaient fini.

– Je ne dois pas vous empêcher de manger, dit Zofia, rougissante.

– Vous m'avez rallié à la cause du crustacé!

Il déplia la carte et désigna du doigt un fondant au chocolat.

– Je pense que là, nous ne ferons de mal qu'à nous-mêmes. Ça doit bien chercher dans les mille calories un truc comme ça!

Curieuse de tester la justesse de son intuition sur les Anges Vérificateurs, Zofia interrogea Lucas sur ses véritables fonctions, il éluda la réponse. Il y avait d'autres sujets plus intéressants qu'il souhaitait partager avec elle et, pour commencer, ce qu'elle faisait d'autre dans la vie que de veiller à la sécurité du port marchand. Comment occupait-elle ses temps libres? Même au singulier, dit-elle, l'expression lui semblait étrangère. En dehors des heures qu'elle passait sur les docks, elle œuvrait dans diverses associations, enseignait à l'institut des malvoyants, s'occupait de personnes âgées et d'enfants hospitalisés. Elle aimait leur compagnie, il y avait entre eux un trait d'union magique. Seuls les enfants et les personnes âgées voyaient ce que beaucoup d'hommes ignoraient, le temps perdu d'avoir été adultes. À ses yeux, les rides de la vieillesse formaient les plus belles écritures de la vie, celles où les enfants apprendraient à lire leurs rêves.

Lucas la regarda, fasciné.

– Vous faites vraiment tout ça?

– Oui!

– Mais pourquoi?

Zofia ne répondit pas. Lucas avala la dernière gorgée de son café pour retrouver un semblant de contenance, puis il en commanda un autre. Il prit tout son temps pour le boire et tant pis si le breuvage était devenu froid, tant pis si le gris du ciel virait au sombre. Il aurait voulu que cette conversation ne s'arrête pas, pas déjà, pas maintenant. Il proposa à Zofia de faire quelques pas au bord de l'eau. Elle resserra le col de son pull autour de son cou et se leva. Elle le remercia pour le gâteau, c'était la première fois qu'elle goûtait au chocolat et elle en découvrait la saveur incroyable. Lucas lui dit qu'il croyait bien qu'elle se moquait de lui, mais, à l'expression joyeuse que la jeune femme lui adressa, il sut qu'elle ne lui mentait pas. Une autre chose le dérouta bien plus encore: à cet instant précis, Lucas lut l'indicible au fond des yeux de Zofia – elle ne mentait jamais! Pour la toute première fois, le doute le pénétra et il en resta bouche bée.

– Lucas, je ne sais pas ce que j'ai dit, mais, en l'absence d'araignée, vous prenez un risque énorme!

– Pardon?

– Si vous gardez la bouche ouverte comme ça, vous allez finir par gober une mouche!

– Vous n'avez pas froid? dit Lucas en se redressant, droit comme un bâton.

– Non, ça va, mais si nous nous mettons en marche ça ira encore mieux.


La grève était presque déserte. Un immense goéland semblait courir sur l'eau à la recherche de son envol. Ses pattes s'arrachèrent aux flots, soulevant quelque écume à la crête des vagues. L'oiseau s'éleva enfin, fit un lent virage et s'éloigna indolemment dans le rai de lumière qui traversait la couche de nuages. Les claquements d'ailes se fondirent dans le clapot du ressac. Zofia se courba, luttant contre le vent qui soufflait par bourrasques en étrillant le sable. Un léger frisson parcourut son corps. Lucas ôta sa veste pour la lui déposer sur les épaules. L'air chargé d'embruns venait fouetter ses joues. Son visage s'éclaira d'un immense sourire, comme un ultime rempart au rire qui la gagnait, un rire sans prétexte, sans raison apparente.

– Pourquoi riez-vous? demanda Lucas, intrigué.

– Je n'en ai pas la moindre idée.

– Alors ne vous arrêtez surtout pas, cela vous va vraiment bien.

– Ça va bien à tout le monde.

Une fine pluie se mit à tomber, creusant la plage de mille petits cratères.

– Regardez, dit-elle, on dirait la Lune, vous ne trouvez pas?

– Si, un peu!

– Vous avez l'air triste tout à coup.

– Je voudrais que le temps s'arrête.

Zofia baissa les yeux et avança.


Lucas se retourna pour marcher face à elle. Il continua sa progression à reculons, précédant les pas de Zofia qui s'amusait à poser méticuleusement les pieds dans ses traces.

– Je ne sais pas comment dire ces choses-là, reprit-il d'un air d'enfant.

– Alors ne dites rien.

Le vent chassa les cheveux de Zofia devant son visage, elle les repoussa en arrière. Une fine mèche s'était enchevêtrée dans ses longs cils.

– Je peux? dit-il en avançant la main.

– C'est drôle, vous avez l'air timide tout à coup.

– Je ne m'en rendais pas compte.

– Alors ne vous arrêtez surtout pas… cela vous va vraiment bien.

Lucas se rapprocha de Zofia et l'expression de leurs deux visages changea. Elle ressentit au creux de la poitrine quelque chose qu'elle ne possédait pas: un infime battement qui résonnait jusqu'à ses tempes.

Les doigts de Lucas tremblaient délicatement, retenant la promesse d'une caresse fragile qu'il déposa sur la joue de Zofia.

– Voilà, dit-il en délivrant ses yeux.

Un éclair déchira le ciel obscurci, le tonnerre retentit et une pluie lourde vint s'abattre sur eux.

– J'aimerais vous revoir, dit Lucas.

– Moi aussi, un peu plus au sec peut-être, mais moi aussi, répondit Zofia.

Il prit Zofia sous son épaule et l'entraîna en courant vers le restaurant. La terrasse en bois blanchi avait été abandonnée. Ils s'abritèrent sous l'auvent en tuiles d'ardoise et regardèrent ensemble l'eau qui débordait de la gouttière. Sur la balustrade, la mouette gourmande se moquait bien de l'averse et les dévisageait. Zofia se pencha et ramassa un quignon de pain trempé. Elle l'essora et le lança au loin. Le volatile s'enfuit vers le large, la gueule pleine.

– Comment vous reverrai-je? demanda Lucas.

– De quel univers venez-vous?

Il hésita.

– Quelque chose comme l'enfer!

Zofia hésita à son tour, elle le détailla et sourit.

– C'est ce que disent souvent ceux qui ont vécu à Manhattan quand ils arrivent ici.

Le temps virait à la tempête, maintenant il fallait presque hurler pour s'entendre. Zofia prit la main de Lucas et dit d'une voix douce:

– D'abord vous me contacterez. Vous prendrez de mes nouvelles, et au cours de la conversation vous proposerez un rendez-vous. Là, je vous répondrai que j'ai du travail, que je suis occupée; alors vous suggérerez une autre date et je vous dirai que celle-ci convient parfaitement, car, justement, je viendrai d'annuler quelque chose.

Un nouvel éclair zébra le ciel devenu noir. Sur la plage le vent soufflait désormais en rafales. Ce temps avait des airs de fin du monde.

– Vous ne voudriez pas que l'on se mette plus à l'abri? demanda Zofia.

– Comment allez-vous? dit Lucas pour seule réponse.

– Bien! Pourquoi? répondit-elle, étonnée.

– Parce que j'aurais voulu vous inviter à passer l'après-midi avec moi… mais vous n'êtês pas libre, vous avez du travail, vous êtes occupée. Peut-être qu'un dîner ce soir serait parfait?

Zofia sourit. Il ouvrit son manteau pour l'abriter et l'entraîna ainsi vers la voiture. La mer démontée abordait le trottoir désert. Lucas fit traverser Zofia. Il lutta pour ouvrir la portière plaquée par les assauts du vent. Le bruit assourdissant de la tempête s'étouffa dès qu'ils furent à l'abri et ils reprirent la route sous une pluie battante. Lucas déposa Zofia devant un garage, comme elle le lui avait demandé. Avant de la quitter, il consulta sa montre. Elle se pencha à sa fenêtre.

– J'avais un dîner ce soir, mais j'essaierai de l'annuler, je vous téléphonerai sur votre portable.

Il sourit, démarra et Zofia le suivit du regard, jusqu'à ce que la voiture disparaisse dans le flot de Van Ness Avenue.


Elle alla payer la recharge de sa batterie et les frais de remorquage de sa voiture. Lorsqu'elle s'en gagea dans Broadway, l'orage était passé. Le tunnel débouchait directement au cœur du quartier chaud de la ville. À un passage clouté, elle repéra un pickpocket qui s'apprêtait à fondre sur sa victime. Elle se rangea en double file, sortit de la Ford et courut vers lui.

Elle interpella sans ménagement l'homme, qui recula d'un pas: son attitude était menaçante.

– Très mauvaise idée, dit Zofia en pointant du doigt la femme à l'attaché-case qui s'éloignait.

– T'es flic?

– La question n'est pas là!

– Alors, barre-toi, connasse!

Et il courut à toute vitesse vers sa proie. Alors qu'il approchait d'elle, sa cheville dévissa et il s'étala de tout son long. La jeune femme qui avait grimpé dans un Cablecar (*Le tramway de San Francisco) ne se rendit compte de rien. Zofia attendit qu'il se relève pour rejoindre son véhicule.

En ouvrant la portière, elle se mordit la lèvre inférieure, mécontente d'elle-même. Quelque chose avait interféré avec ses intentions. L'objectif était atteint, mais pas comme elle l'aurait voulu: raisonner l'agresseur n'avait pas suffi. Elle reprit la route et se rendit vers les docks.


*

– Dois-je aller garer votre voiture, monsieur?

Lucas sursauta et releva la tête, il fixa le voiturier qui le détaillait d'un air étrange.

– Pourquoi me regardez-vous comme ça?

– Vous restiez sans bouger dans votre voiture depuis cinq bonnes minutes, alors je me disais…

– Qu'est-ce que vous vous disiez?

– J'ai cru que vous ne vous sentiez pas bien, surtout quand vous avez posé votre tête sur le volant.

– Eh bien, ne croyez pas, ça vous évitera des tas de déceptions!

Lucas sortit de son coupé et lança les clés au jeune homme. Quand les portes de l'ascenseur s'ouvrirent, il tomba nez à nez avec Elizabeth, qui se pencha vers lui pour lui dire bonjour. Lucas fit aussitôt un pas en arrière.

– Vous m'avez déjà salué ce matin, Elizabeth, dit Lucas en faisant la grimace.

– Vous aviez raison pour les escargots, c'est délicieux! Bonne journée!

Les portes de la cabine s'ouvrirent sur le neuvième étage, et elle disparut dans le couloir.

Ed accueillit Lucas à bras ouverts.

– C'est une bénédiction de vous avoir rencontré, mon cher Lucas!

– On peut appeler cela comme ça, dit Lucas en refermant la porte du bureau.

Il avança vers le vice-président et s'installa dans un fauteuil. Heurt agita le San Francisco Chronicle.

– Nous allons faire de grandes choses ensemble.

– Je n'en doute pas.

– Vous n'avez pas l'air d'aller bien?

Lucas soupira. Ed ressentit l'exaspération de Lucas. Il secoua à nouveau joyeusement la page du journal où figurait le papier d'Amy.

– Formidable, l'article! Je n'aurais pas fait mieux.

– Il est déjà publié?

– Ce matin! Comme elle me l'avait promis. Elle est délicieuse cette Amy, n'est-ce pas? Elle a dû y travailler toute la nuit.

– Quelque chose comme ça, oui.

Ed pointa du doigt la photo de Lucas.

– Je suis idiot, j'aurais dû vous remettre une photo de moi avant le rendez-vous, mais tant pis, vous êtes très bien vous aussi.

– Je vous remercie.

– Vous êtes certain que tout va bien, Lucas?

– Oui, monsieur le président, je vais très bien!

– Je ne sais pas si mon instinct me trompe, mais vous avez l'air un peu bizarre.

Ed déboucha le carafon en cristal, servit un verre d'eau à Lucas et ajouta d'un air faussement compatissant:

– Si vous aviez des soucis, même d'ordre personnel, vous pouvez toujours vous confier à moi. Nous sommes une grande maison mais avant tout une grande famille!

– Vous vouliez me voir, monsieur le président?

– Appelez-moi Ed!

Extatique, Heurt commenta son dîner de la veille qui s'était déroulé au-delà de toutes ses espérances. Il avait instruit ses collaborateurs de son intention de fonder au sein du groupe un nouveau département qu'il baptiserait: Division Innovations. Le but de cette nouvelle unité serait de mettre en œuvre des outils commerciaux inédits pour conquérir de nouveaux marchés. Ed en prendrait la tête: cette expérience serait pour lui comme une cure de jouvence. L'action lui manquait. À l'heure où il lui parlait, plusieurs sous-directeurs se réjouissaient déjà à l'idée de former la nouvelle garde rapprochée du futur président. Décidément, Judas ne vieillirait jamais… il savait même être pluriel, pensa Lucas. Poursuivant son exposé, Heurt conclut qu'une petite concurrence avec son associé ne pourrait pas faire de mal, bien au contraire, un apport d'oxygène est toujours bénéfique.

– Vous partagez cette opinion avec moi, Lucas?

– Tout à fait, répondit-il en hochant la tête.

Lucas était aux anges: les intentions de Heurt allaient bien au-delà de ses espérances et laissaient présager la réussite de son projet. Au 666 Market Street, l'air du pouvoir ne tarderait pas à se raréfier. Les deux hommes discutèrent de la réaction d'Antonio. Il était plus que probable que son associé s'oppose à ses nouvelles idées. Il fallait un coup d'éclat pour lancer sa division, mais mettre au point une opération d'envergure n'était pas une chose aisée et demandait beaucoup de temps, rappela Heurt. Le vice-président rêvait d'un marché prestigieux qui légitimerait le pouvoir qu'il voulait conquérir. Lucas se leva et posa le dossier qu'il tenait sous le bras devant Ed. Il l'ouvrit pour en extraire un épais document:

La zone portuaire de San Francisco s'étendait sur de nombreux kilomètres, bordant pratiquement toute la côte est de la ville. Elle était en perpétuelle mutation. L'activité des docks survivait, au grand regret du monde immobilier qui avait pourtant bataillé ferme pour l'extension du port de plaisance et la transformation des terrains de front de mer, les plus prisés de la ville. Les petits voiliers avaient trouvé un ancrage dans une seconde marina, victoire des mêmes promoteurs qui avaient réussi à déplacer leur bataille un peu plus au nord. La création de cette unité résidentielle avait fait l'objet de toutes les convoitises des milieux d'affaires, et les maisons qui bordaient l'eau s'étaient arrachées à prix d'or. Plus avant, on avait aussi construit de gigantesques terminaux qui accueillaient les immenses paquebots. Les flots de passagers qu'ils déversaient suivaient une promenade récemment aménagée qui les conduisait au quai 39. La zone touristique avait donné naissance à une multitude de commerces et de restaurants. Les multiples activités des quais étaient source de gigantesques profits et d'âpres batailles d'intérêts. Depuis dix ans, les directeurs immobiliers de la zone portuaire se succédaient au rythme de un tous les quinze mois, signe indicateur des guerres d'influence qui ne cessaient de se dérouler autour de l'acquisition et de l'exploitation des rives de la cité.

– Où voulez-vous en venir? demanda Ed.

Lucas sourit malicieusement et déplia un plan: sur le cartouche on pouvait lire «Port de San Francisco, Docks 80».

– À l'attaque de ce dernier bastion!

Le vice-président voulait un trône, Lucas lui offrait un sacre!

Il se rassit pour détailler son projet. La situation des docks était précaire. Le travail, toujours dur, était souvent dangereux, le tempérament des dockers fougueux. Une grève pouvait s'y propager plus vite qu'un virus. Lucas avait déjà fait le nécessaire pour que l'atmosphère y soit explosive.

– Je ne vois pas en quoi cela nous sert, dit Ed en bâillant.

Lucas reprit d'un air détaché:

– Tant que les entreprises de logistique et de fret paient leurs salaires et leurs loyers, personne n'ose les déloger. Mais cela pourrait changer assez vite. Il suffirait d'une nouvelle paralysie de l'activité.

– La direction du port n'ira jamais dans cette direction. Nous allons rencontrer beaucoup trop de résistances.

– Cela dépend des courants d'influence, dit Lucas.

– Peut-être, reprit Heurt en dodelinant de la tête, mais, pour un projet de cette envergure, il nous faudrait des appuis tout au sommet.

– Ce n'est pas à vous qu'il faut expliquer comment on tire les ficelles du lobbying! Le directeur immobilier du port est à deux doigts d'être remplacé. Je suis certain qu'une prime de départ l'intéresserait au plus haut point.

– Je ne vois pas de quoi vous parlez!

– Ed, vous auriez pu inventer la colle au dos des enveloppes qui circulent sous les tables!

Le vice-président se redressa dans son fauteuil, ne sachant pas s'il devait se sentir flatté par cette remarque. En se dirigeant vers la porte, Lucas apostropha son employeur:

– Dans la chemise bleue, vous trouverez aussi une fiche d'informations détaillées sur notre candidat à une riche retraite. Il passe tous ses week-ends au lac Tahoe, il est criblé de dettes. Débrouillez-vous pour m'obtenir au plus vite un rendez-vous avec lui. Imposez un lieu très confidentiel, et laissez-moi faire le reste.

Heurt compulsa nerveusement les folios du dossier. Il regarda Lucas, médusé, et fronça les sourcils.

– À New York, vous faisiez de la politique?

La porte se referma.

L'ascenseur était sur le palier, Lucas le laissa repartir à vide. Il sortit son portable, l'alluma et composa fébrilement le numéro de sa messagerie vocale. «Vous n'avez pas de nouveau message», répéta par deux fois la voix aux intonations de robot. Il raccrocha et fit rouler la molette de son téléphone jusqu'à afficher la petite enveloppe texto: elle était vide. Il coupa l'appareil et entra dans la cabine. Quand il ressortit dans le parking, il s'avoua que quelque chose qu'il n'arrivait pas à identifier le troublait: un infime battement au creux de sa poitrine qui résonnait jusque dans ses tempes.


*

Le concile durait depuis plus de deux heures. Les repercussions de la chute de Gomez au fond de la cale du Valparaiso prenaient des proportions inquiétantes. L'homme était toujours en réanimation. Toutes les heures, Manca téléphonait à l'hôpital pour s'enquérir de son état: les médecins réservaient encore leur diagnostic. Si le calier venait à décéder, personne ne pourrait plus contrôler la colère qui grondait sourdement sur les quais. Le chef du syndicat de la côte ouest s'était déplacé pour assister à la réunion. Il se leva pour se resservir une tasse de café. Zofia en profita pour quitter discrètement la salle où se tenaient les débats. Elle sortit du bâtiment et s'éloigna de quelques pas pour se cacher derrière un container. A l'abri des regards indiscrets, elle composa un numéro. L'annonce du répondeur était brève: «Lucas», suivait immédiatement le bip.

– C'est Zofia, je suis libre ce soir, rappelez-moi pour me dire comment nous nous retrouverons. À tout à l'heure.

En raccrochant, elle regarda son téléphone portable et, sans vraiment savoir pourquoi, elle sourit.

À la fin de l'après-midi, les délégués avaient reporté à l'unanimité leur décision. Il leur faudrait du temps pour y voir plus clair. La commission d'enquête ne publierait son expertise sur les causes du drame que tard dans la nuit et le San Francisco Memorial Hospital attendait également le bilan médical du matin à venir pour se prononcer sur les chances de survie du docker. En conséquence, la séance fut levée et reportée au lendemain. Manca convoquerait les membres du bureau dès qu'il aurait reçu les deux rapports, et une assemblée générale se tiendrait aussitôt après.

Zofia avait besoin de prendre le grand air. Elle s'accorda quelques minutes de répit pour marcher le long du quai. À quelques pas, la proue rouillée du Valparaiso se balançait au bout de ses amarres, le navire était enchaîné comme un animal de mauvais augure. L'ombre du grand cargo se reflétait par intermittence sur les nappes huileuses qui ondulaient au gré du clapot. Le long des coursives, des hommes en uniforme allaient et venaient, s'activant à toutes sortes d'inspections. Le commandant du vaisseau les observait, appuyé à la balustrade de sa vigie. À en juger par la façon dont il lança sa cigarette par-dessus bord, il y avait fort à craindre que les heures à venir ne soient encore plus troubles que les eaux dans lesquelles le mégot s'étiola. La voix de Jules rompit la solitude du lieu que les mouettes ébréchaient de leurs cris.

– Ça ne donne pas envie de faire un plongeon, n'est-ce pas? Sauf si c'est le grand!

Zofia se retourna et le détailla tendrement. Ses yeux bleus étaient usés, sa barbe insolente, ses vêtements défraîchis, mais le dénuement n'ôtait rien à son charme. Chez cet homme, l'élégance se portait au fond du cœur. Jules avait enfoui ses mains dans les poches de son vieux pantalon de tweed aux motifs à carreaux.

– C'est du prince-de-galles, mais je crois qu'il y a pas mal de temps que le prince s'est fait la malle.

– Et votre jambe?

– Disons qu'elle tient toujours à côté de l'autre et que ce n'est déjà pas si mal.

– Vous avez fait refaire le pansement?

– Et toi, comment vas-tu?

– Un petit mal de tête, cette réunion n'en finissait plus.

– Un peu mal au cœur aussi?

– Non, pourquoi?

– Parce qu'aux heures auxquelles tu traînes par ici ces derniers temps, je doute que ce soit pour venir prendre le soleil.

– Ça va, Jules, j'avais juste envie d'un peu d'air frais.

– Et le plus frais que tu aies trouvé, c'est autour d'un bassin qui pue le poisson crevé. Mais je suppose que tu dois avoir raison: tu vas très bien!

Les hommes qui inspectaient le vieux bateau descendirent par l'échelle de coupée. Ils entrèrent dans deux Ford noires (dont les portières ne firent aucun bruit en se refermant), qui roulèrent lentement vers la sortie de la zone portuaire.

– Si tu pensais prendre ta journée de congé demain, n'y compte plus! J'ai bien peur qu'elle ne soit encore plus chargée que d'habitude.

– Je le crains aussi.

– Alors, où en étions-nous? reprit Jules.

– Aù moment où j'allais me disputer avec vous pour vous emmener refaire votre pansement! Restez là, je vais chercher ma voiture.

Zofia ne lui laissa pas le loisir d'argumenter et s'éloigna.

– Mauvaise joueuse! bougonna-t-il dans sa barbe.

Après avoir raccompagné Jules, Zofia fit route vers son appartement. Elle conduisait d'une main et cherchait son portable de l'autre. Il devait encore se cacher au fond de son grand sac et, comme elle ne le trouvait pas… le premier feu passa au rouge. A l'arrêt, elle retourna le fourre-tout sur le siège à sa droite et prit le combiné au milieu du désordre.

Lucas avait laissé un message, il passerait la prendre en bas de chez elle à sept heures et demie. Elle consulta sa montre, il lui restait exactement quarante-sept minutes pour rentrer embrasser Mathilde et Reine et se changer. Une fois n'étant pas coutume… elle se pencha, ouvrit la boîte à gants et posa son gyrophare bleu sur la plage avant. Sirène hurlante, elle remonta 3rd Street à vive allure.


*

Lucas s'apprêtait à quitter son bureau. Il prit la gabardine accrochée sur un cintre au portemanteau et la passa sur ses épaules. Il éteignit la lumière et la ville apparut en noir et blanc derrière la baie vitrée. Il allait refermer la porte lorsque le téléphone se mit à grelotter. Il retourna sur ses pas pour prendre l'appel. Ed l'informa que le rendez-vous qu'il avait sollicité aurait lieu à dix-neuf heures trente précises. Dans la pénombre, Lucas griffonna l'adresse sur un morceau de papier.

– Je vous téléphonerai dès que j'aurai trouvé un terrain d'entente avec notre interlocuteur.

Lucas raccrocha sans plus de civilités et s'approcha de la vitre. Il regardait les rues qui s'étendaient en contrebas. De cette hauteur, les files de lumières blanches et rouges délinéées par les feux de voitures dessinaient une immense toile d'araignée qui scintillait dans la nuit. Lucas plaqua son front contre le carreau, une auréole de buée se forma devant sa bouche, au centre, un petit point de lumière bleue clignotait. Au loin, un gyrophare remontait vers Pacific Heights. Lucas soupira, mit les mains dans les poches de son manteau et sortit de la pièce.


*

Zofia coupa la sirène et rangea le gyrophare; il y avait une place devant la porte de la maison, elle s'y gara aussitôt. Elle grimpa l'escalier quatre à quatre et entra dans son appartement.

– Ils sont nombreux à te poursuivre? demanda Mathilde.

– Pardon?

– Tu n'es presque pas du tout essoufflée, si tu voyais ta tête!

– Je vais me préparer, je suis très en retard! Comment s'est passée ta journée?

– À l'heure du déjeuner, j'ai fait un petit sprint avec Carl Lewis, c'est moi qui l'ai battu!

– Tu t'es beaucoup ennuyée?

– Soixante-quatre voitures sont passées dans ta rue, dont dix-neuf vertes!

Zofia revint vers elle et s'assit au pied du lit.

– Je ferai mon possible pour rentrer plus tôt demain.

Mathilde jeta un œil en coin à la pendulette posée sur le guéridon et hocha la tête.

– Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas…

– Je sors ce soir, mais je ne rentrerai pas tard. Si tu ne dors pas, on pourra parler, dit Zofia en se levant.

– Toi ou moi? murmura Mathilde en la regardant disparaître dans la penderie.


Elle reparut dix minutes plus tard dans le salon. Une serviette entourait ses cheveux mouillés, une autre sa taille encore humide. Elle posa une petite trousse en tissu sur le rebord de la cheminée et s'approcha du miroir.

– Tu dînes avec petit Lu? questionna Mathilde.

– Il a téléphoné?!

– Non! Pas le moins du monde.

– Alors comment le sais-tu?

– Comme ça!

Zofia se retourna, posa ses mains sur ses hanches et fit face à Mathilde, l'air très déterminé.

– Tu as deviné comme ça, que je dînais avec Lucas?

– Sauf à me tromper, il me semble que ce que tu tiens dans ta main droite s'appelle du mascara, et dans ta gauche un pinceau à blush.

– Je ne vois vraiment pas le rapport!

– Tu veux que je te donne un indice? dit Mathilde d'un ton ironique.

– Tu m'en verrais absolument ravie! répondit Zofia, légèrement agacée.

– Tu es ma meilleure amie depuis plus de deux ans…

Zofia inclina la tête de côté. Le visage de Mathilde s'illumina d'un sourire généreux.

– … c'est la première fois que je te vois te maquiller!

Zofia se retourna vers le miroir sans répondre. Mathilde prit nonchalamment le supplément des programmes de télévision et en recommença la lecture pour la sixième fois de la journée.

– Nous n'avons pas la télé! dit Zofia en étalant délicatement du doigt un peu de brillant à lèvres.

– Ça tombe bien, j'ai horreur de ça! répondit Mathilde du tac au tac en tournant la page.

Le téléphone sonna dans le sac que Zofia avait laissé sur le lit de Mathilde.

– Veux-tu que je décroche? lui demanda-t-elle d'une voix innocente.

Zofia se précipita sur le fourre-tout et plongea dedans. Elle prit l'appareil et s'éloigna à l'autre bout de la pièce.

– Non, tu ne veux pas! grommela Mathilde en attaquant la grille des programmes du lendemain.

Lucas était désolé, il avait pris du retard et il ne pouvait pas passer la chercher. Une table leur était réservée à vingt heures trente au dernier étage de l'immeuble de la Bank of America sur California Street. Le restaurant trois étoiles qui surplombait la ville offrait une magnifique vue du Golden Gate. Zofia le rejoindrait là-bas. Elle raccrocha, gagna le coin cuisine et se pencha à l'intérieur du réfrigérateur. Mathilde entendit la voix caverneuse de son amie lui demander:

– Qu'est-ce qui te ferait plaisir? J'ai un peu de temps pour te préparer à dîner.

– Une «omelette-salade-yaourt».

Plus tard, Zofia attrapa son manteau dans la penderie, embrassa Mathilde et referma doucement la porte de l'appartement.


Elle s'installa au volant de la Ford. Avant de démarrer, elle abaissa le pare-soleil et se regarda quelques secondes dans le miroir de courtoisie. La moue dubitative, elle releva sa vitre et tourna la clé de contact. Lorsque la voiture disparut au bout de la rue, le voile à la fenêtre de Reine retomba doucement sur la vitre.

Zofia abandonna son véhicule à l'entrée du parking et remercia le voiturier en livrée rouge qui lui tendait un ticket.

– J'aimerais bien être celui avec qui vous allez dîner! dit le jeune homme.

– Merci beaucoup, dit-elle, écarlate et ravie.

La porte tambour virevolta et Zofia apparut dans le hall. Après la fermeture des bureaux, seuls le bar au rez-de-chaussée et le restaurant panoramique au dernier étage restaient ouverts au public. Elle se dirigeait d'un pas assuré vers l'ascenseur, lorsqu'elle ressentit une singulière sensation de sécheresse envahir sa bouche. Pour la première fois, Zofia avait soif. Elle consulta l'heure à sa montre. Comme elle avait dix minutes d'avance, elle avisa le comptoir en cuivre derrière la vitrine du café et changea de direction. Elle s'apprêtait à y entrer lorsqu'elle reconnut le profil de Lucas, attablé, en pleine conversation avec le directeur des services immobiliers du port. Elle recula, troublée, et retourna vers l'ascenseur.


Quelque temps plus tard, Lucas se laissait guider par le maître d'hôtel jusqu'à la table où Zofia l'attendait. Elle se leva, il baisa sa main et l'invita à s'asseoir face à la vue.

Au cours du dîner, Lucas posa cent questions auxquelles Zofia répondait par mille autres. Il appréciait le menu gastronomique, elle ne touchait à aucun plat, écartant délicatement la nourriture aux quatre coins de l'assiette. Les interruptions du serveur leur semblaient durer d'éternelles minutes. Quand il s'approcha encore, muni d'un ramasse-miettes qui ressemblait à une faucille barbue, Lucas vint s'asseoir à côté de Zofia et souffla d'un grand coup sur la nappe.

– Voilà, c'est propre maintenant! Vous pouvez nous laisser, merci beaucoup! dit-il au garçon.

La conversation reprit aussitôt. Le bras de Lucas trouva appui sur le dossier de la banquette, Zofia ressentit la chaleur de sa main, si proche de sa nuque.

Le garçon s'avança à nouveau, au courroux de Lucas. Il déposa devant eux deux cuillères et un fondant au chocolat. Il fit tourner l'assiette pour la leur présenter, se redressa droit comme un piquet et annonça fièrement son contenu.

– Vous avez bien fait de le préciser, dit Lucas, agacé, on aurait pu confondre avec un soufflé aux carottes!

Le garçon s'éloigna discrètement. Lucas se pencha vers Zofia.

– Vous n avez rien mangé.

– Je mange très peu, répondit-elle en baissant la tête.

– Goûtez, pour me faire plaisir, le chocolat est un morceau de paradis en bouche.

– Et un enfer pour les hanches! reprit-elle.

Il ne lui laissa pas le choix, trancha le fondant, porta une cuillerée jusqu'à la bouche de Zofia et déposa le chocolat chaud sur sa langue. Dans la poitrine de Zofia, les battements sourdaient plus fort et elle cacha sa peur au fond des yeux de Lucas.

– C'est chaud et froid en même temps, c'est doux, dit-elle.

Le plateau que portait le sommelier s'inclina légèrement, le verre à cognac glissa. Quand il heurta la pierre au sol, il éclata en sept morceaux, tous identiques. La salle se tut, Lucas toussota et Zofia brisa le silence.

Elle avait encore deux questions à poser à Lucas, mais elle voulut qu'il lui promette d'y répondre sans détour, et il promit.

– Que faisiez-vous en compagnie du directeur immobilier du port?

– C'est étrange que vous me demandiez cela.

– On avait dit sans détour!

Lucas regarda fixement Zofia, elle avait posé sa main sur la table, la sienne s'en approcha.

– C'était un rendez-vous professionnel, comme la dernière fois.

– Ce n'était pas une vraie réponse, mais vous anticipez ma seconde question. Quel est votre métier? Pour qui travaillez-vous?

– Nous pourrions dire que je suis en mission.

Les doigts de Lucas pianotèrent fébrilement sur la nappe.

– Quel genre de mission? reprit Zofia.

Les yeux de Lucas abandonnèrent Zofia un instant, un certain regard avait détourné son attention: au fond de la salle, il venait de reconnaître Blaise, le sourire malin au coin des lèvres.

– Qu'y a-t-il? demanda-t-elle. Vous ne vous sentez pas bien?

Lucas était métamorphosé. Zofia reconnaissait à peine celui qui avait partagé cette soirée riche de sentiments inédits.

– Ne me posez aucune question, dit-il. Allez au vestiaire, prenez votre manteau et rentrez chez vous. Je vous contacterai demain, je ne peux rien vous expliquer maintenant, j'en suis désolé.

– Qu'est-ce qui vous prend? dit-elle, le visage interdit.

– Partez, maintenant!

Elle se leva et traversa la salle. Les moindres bruits venaient à ses oreilles: le couvert qui tombe, les verres qui s'entrechoquent, le vieux monsieur qui s'essuie la lèvre supérieure d'un mouchoir presqu’aussi vieux que lui, la femme mal habillée qui regarde la pâtisserie dévorée d'envie, l'homme d'affaires qui joue son propre rôle en lisant un journal, sur le chemin entre les tables ce couple qui ne parie plus depuis qu'elle s'est levée. Elle pressa le pas, enfin les portes de l'ascenseur se refermèrent. Tout en elle n'était plus qu'émotions contredites.

Elle courut jusqu'à la rue où le vent la saisit. Dans la voiture qui s'enfuyait, il n'y avait plus qu'elle et un frisson de mélancolie.

Quand Blaise s'assit à la place que Zofia venait d'abandonner, Lucas serra les poings.

– Alors, comment vont nos affaires? dit-il, jovial.

– Qu'est-ce que vous foutez là? demanda Lucas d'une voix qui ne cherchait nullement à cacher son irritation.

– Je suis responsable de la communication interne et externe, alors je viens un peu communiquer… avec vous!

– Je n'ai aucun compte à vous rendre!

– Lucas, Lucas, allons! Qui parle de comptabilité? Je viens simplement m'inquiéter de la santé de mon poulain, et, à ce que j'ai vu, il a l'air de se porter à merveille.

Blaise se fit aussi mielleux que faussement amical.

– Je savais que vous étiez brillant, mais là, je dois avouer que je vous avais sous-estimé.

– Si c'est tout ce que vous aviez à me dire, je vous invite à prendre congé!

– Je l'ai regardée pendant que vous la berciez de vos sérénades, et je dois reconnaître qu'au moment du dessert j'étais impressionné! Parce que là, mon vieux, ça frise le génie!

Lucas scruta Blaise attentivement, cherchant à décrypter ce qui pouvait rendre hilare ce parfait abruti.

– La nature n'a pas été très heureuse avec vous, Blaise, mais ne désespérez pas. Il y aura bien un jour chez nous une pénitente qui aura commis quelque chose de suffisamment grave pour être condamnée à passer quelques heures dans vos bras!

– Ne soyez pas faussement modeste, Lucas, j'ai tout compris et j'approuve. Votre intelligence me surprendra toujours.

Lucas se retourna pour demander d'un signe de la main qu'on lui porte l'addition. Blaise s'en empara et tendit une carte de crédit au maître d'hôtel.

– Laissez, c'est pour moi!

– Où voulez-vous en venir exactement? demanda Lucas en reprenant l'addition des doigts moites de Blaise.

– Vous pourriez m'accorder plus de confiance. Dois-je vous rappeler que c'est grâce à moi que cette mission vous a été confiée? Alors ne jouons pas aux imbéciles puisque nous savons très bien tous les deux!

– Que savons-nous? dit Lucas en se levant.

– Qui elle est!

Lucas se rassit lentement et dévisagea Blaise.

– Et qui est-elle?

– Mais elle est l'autre, mon cher… votre autre!

La bouche de Lucas s'entrouvrit légèrement, comme si l'air se raréfiait soudain. Blaise enchaîna:

– Celle qu'ils ont envoyée contre vous. Vous êtes notre démon, elle est leur ange, leur élite.

Blaise se pencha vers Lucas, qui fit un mouvement en arrière.

– Ne soyez pas dépité comme ça, mon vieux, enchaîna-t-il, c'est mon métier de tout savoir. Je me devais bien de vous féliciter. La tentation de l'ange n'est plus une victoire pour notre camp, c’est un triomphe! Et c'est bien de cela qu'il s'agit, n'est-ce pas?…

Lucas avait senti une pointe d’apprehension dans la dernière question de Blaise.

– N'est-ce pas votre métier que de tout savoir, mon vieux? ajouta Lucas avec une ironie mêlée de colère.

Il quitta la table. Alors qu'il traversait la salle, il entendit la voix de Blaise:

– J'étais aussi venu vous dire de rallumer votre portable. On vous cherche! La personne que vous avez approchée ces dernières heures souhaiterait beaucoup pouvoir conclure un accord ce soir.

L'ascenseur se referma sur Lucas. Blaise avisa l'assiette de dessert inachevée, il se rassit et trempa son doigt moite dans le chocolat.


*

La voiture de Zofia filait le long de Van Ness Avenue, sur son passage tous les feux passaient au vert. Elle alluma le poste de radio et chercha une fréquence rock. Ses doigts frappaient le volant au gré des percussions, ils tapaient intensément, de plus en plus fort, jusqu'à ce que la douleur envahisse les phalanges. Elle bifurqua dans Pacific Heights et vint se ranger sans ménagement devant la petite maison.


Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient éteintes. Zofia monta vers l'étage. Lorsqu'elle posa son pied sur la troisième marche de l'escalier, la porte de Miss Sheridan s'entrouvrit. Zofia suivit le rai de lumière qui filait à travers la pénombre jusque dans l'appartement de Reine.

– Je t'avais prévenue!

– Bonsoir, Reine.

– Assieds-toi donc près de moi, tu me diras plutôt bonsoir en repartant. Quoique, à voir ta mine, il est possible qu'on se dise plutôt bonjour à ce moment-là.

Zofia s'approcha du fauteuil. Elle s'assit sur la moquette et posa sa tête sur l'accoudoir. Reine lui caressa les cheveux avant de prendre la parole:

– Tu as une question, j'espère? Parce que, moi, j'ai une réponse!

– Je suis bien incapable de vous dire ce que je ressens.

Zofia se leva, avança vers la fenêtre et souleva le voile. La Ford semblait dormir dans la rue. Reine reprit:

– Loin de moi l'idée d'être indiscrète. Enfin, à l'impossible, nul n'est tenu! À mon âge, le futur rétrécit à vue d'œil, et quand on est presbyte comme je le suis, il y a de quoi s'inquiéter. Alors chaque jour qui passe, je regarde devant moi, avec la fâcheuse impression que la route va s'arrêter à la pointe de mes chaussures.

– Pourquoi dites-vous ça, Reine?

– Parce que je connais ta générosité, et ta pudeur aussi. Pour une femme de mon âge, les joies, les tristesses de ceux qu'on aime sont comme des kilomètres gagnés dans la nuit qui s'annonce. Vos espoirs, vos envies nous rappellent qu'après nous le chemin continue, que ce que nous avons faIt de notre vie a eu un sens, même infime… un tout petit bout de raison d'être. Alors maintenant, tu vas me dire ce qui ne va pas!

– Je ne sais pas!

– Ce que tu ressens s'appelle le manque!

– Il y a tant de choses que j'aimerais pouvoir vous dire.

– Ne t'inquiète pas, je les devine…

Reine souleva doucement le menton de Zofia de la pointe du doigt.

– Réveille-moi donc ton sourire; il suffit d'une minuscule graine d'espoir pour planter tout un champ de bonheur… et d'un peu plus de patience pour lui laisser le temps de pousser.

– Vous avez aimé quelqu'un, Reine?

– Tu vois toutes ces vieilles photos dans ces albums, eh bien, elles ne servent strictement à rien! La plupart des gens qui sont dessus sont déjà morts depuis longtemps et, pourtant, elles sont très importantes pour moi. Sais-tu pourquoi?… Parce que je les prises! Si tu savais comme je voudrais que mes jambes m'emmènent encore une fois là-bas! Profite, Zofia! Cours, ne perds pas de temps! Nos lundis sont parfois éreintants, nos dimanches maussades, mais Dieu que le renouvellement de la semaine es doux.

Reine ouvrit la paume de sa main, prit l'index de Zofia et lui fit parcourir le trait de sa ligne de vie.

– Sais-tu ce qu'est le Bachert, Zofia?

Zofia ne répondit pas, la voix de Reine se fit plus douce encore:

– Écoute bien, c'est la plus belle histoire du monde: le Bachert est la personne que Dieu t'a destinée, elle est l'autre moitié de toi-même, ton vrai amour. Alors, toute l'intelligence de ta vie sera de la trouver… et, surtout, de la reconnaître.

Zofia regarda Reine en silence. Elle se leva, lui déposa un baiser plein de tendresse sur le front et lui souhaita bonne nuit. Avant de sortir, elle se retourna pour lui demander une dernière chose:

– Il y a un de vos albums que j'aimerais beaucoup voir.

– Lequel? Tu les as tous parcourus une bonne dizaine de fois!

– Le vôtre, Reine.

Et la porte se referma doucement sur elle.

Zofia gravit les marches. Sur son palier elle se ravisa, reprit l'escalier sans faire de bruit et réveilla la vieille Ford. La ville était presque déserte. Elle descendit California Street. Un feu la força à marquer l'arrêt devant l'entrée de l'immeuble où elle avait dîné. Le voiturier lui fit un petit signe amical de la main, elle détourna la tête et regarda Chinatown qui s'ouvrait à sa gauche. Quelques blocs plus bas, elle rangea sa voiture le long du trottoir, traversa le parvis à pied, apposa sa main sur la paroi est de la Tour pyramidale et entra dans le hall.

Elle salua Pierre et se dirigea vers l'ascenseur qui conduisait au dernier étage. Quand les portes s'ouvrirent, elle demanda à voir Michaël. L'hôtesse était désolée, le jour oriental était levé et son parrain œuvrait à l'autre bout du monde.

Elle hésita, et demanda si Monsieur était disponible.

– En principe oui, mais là, ça risque d'être un peu difficile.

La réceptionniste ne put résister à l'envie de répondre à l'air intrigué de Zofia.

– À vous je peux bien le dire! Monsieur a un dada, un hobby si vous préférez: les fusées! Il en raffole! L'idée que les hommes en envoient plein dans le ciel le rend hilare. Il ne rate jamais un départ, Il s'enferme dans son bureau, allume tous ses écrans et personne ne peut plus Lui parler. Je ne vous cache pas que ça devient un peu problématique depuis que les Chinois s'y sont mis eux aussi!

– Et il y a un lancement en ce moment? demanda Zofia, impassible.

– Sauf problème technique, le décollage est prévu dans 37 minutes et 24 secondes! Vous voulez que je Lui laisse un message, c'était important?

– Non, ne Le dérangez pas, j'avais juste une question, je reviendrai.

– Où serez-vous un peu plus tard? Quand je laisse des mémos incomplets, j'ai toujours droit à une petite réflexion en coin.

– Je vais probablement aller marcher sur les quais, enfin, je crois. Alors, bonne nuit occidentale, ou bon jour oriental, comme vous préférez!

Zofia quitta la Tour. Une fine pluie tombait, elle marcha sans se presser jusqu'à sa voiture et reprit le volant en direction du quai 80, cet autre endroit de la ville qui était son refuge.

Elle eut envie d'air pur, de voir des arbres, et prit la direction du nord. Elle entra dans le Golden Gate Park par la voie Martin Luther King qu'elle remonta jusqu'au lac central. Le long de la petite route, les réverbères dessinaient des myriades de halos dans la nuit étoilée. Ses phares éclairèrent la petite cabane en bois où les promeneurs viennent louer des barques les jours de beau temps. Le parking était désert, elle y laissa la Ford et marcha jusqu'à un banc sous un lampadaire, où elle s'assit. Poussé par une brise légère, un grand cygne blanc dérivait sur l'eau les yeux clos, passant près d'une grenouille endormie sur un nénuphar. Zofia soupira.

Elle Le vit arriver au bout de l'allée. Monsieur marchait d'un pas nonchalant, les mains dans les poches. Il enjamba le petit grillage et coupa par la pelouse, évitant les massifs de fleurs. Il s'approcha et s'assit à côté d'elle.

– Tu as demandé à me voir?

– Je ne voulais pas vous déranger, Monsieur

– Tu ne me déranges jamais. Tu as un problème?

– Non, une question.

Les yeux de Monsieur s'éclairèrent un peu plus encore.

– Alors je t'écoute, ma fille.

– Nous passons notre temps à prêcher l'amour, mais nous les anges, nous ne disposons que de théories. Alors, Monsieur, qu'est-ce vraiment que l'amour sur terre?

Il regarda le ciel et prit Zofia sous son épaule.

– Mais c'est la plus belle chose que j'aie inventée! L'amour c'est une parcelle d'espoir, le renouvellement perpétuel du monde, le chemin de la terre promise. J'ai créé la différence pour que l'humanité cultive l'intelligence: un monde homogène aurait été triste à mourir! Et puis la mort n'est qu'un moment de la vie pour celui ou celle qui a su aimer et être aimé.

Du bout du pied, Zofia traça fébrilement un rond dans le gravier.

– Mais le Bachert, c'est une histoire vraie?

Dieu sourit et lui prit la main.

– Belle idée, n'est-ce pas? que celui qui trouve son autre moitié devienne plus abouti que l'humanité tout entière. Ce n'est pas l'homme qui est unique en soi – si je l'avais voulu ainsi, je n'en aurais créé qu'un; c'est lorsqu'il commence à aimer qu'il le devient. La création humaine est peut-être imparfaite, mais rien n'est plus parfait dans l'univers que deux êtres qui s'aiment.

– Alors je comprends mieux maintenant, dit Zofia en traçant une ligne droite juste au milieu de son cercle.

Il se leva, remit ses mains dans les poches et s'apprêtait à partir quand Il posa sa main sur la tête de Zofia et lui dit d'une parole douce et complice:

– Je vais te confier un grand secret, la seule et unique question que je me pose depuis le premier jour: Est-ce vraiment moi qui ai inventé l'amour, ou est-ce l'amour qui m'a inventé?

S'éloignant d'un pas léger, Dieu regarda son reflet dans l'eau et Zofia l'entendit grommeler:

Monsieur par-ci, Monsieur par-là, il faut vraiment que je me trouve un prénom dans cette maison… déjà qu'ils me vieillissent avec cette barbe…

Il se retourna et demanda à Zofia:

– Que penserais-tu de Houston comme prénom?

Interloquée, Zofia le regarda partir, ses sublimes mains étaient croisées dans son dos, il continuait de marmonner tout seul.

Monsieur Houston, peut-être… Non… Houston, c'est parfait!

Et la voix s'éteignit derrière le grand arbre.

Zofia resta seule un long moment. La grenouille juchée sur son nénuphar la regardait fixement, elle coassa par deux fois. Zofia se pencha et lui dit:

– Quoi, quoi?!

Zofia se leva, rejoignit sa voiture et quitta le Golden Gate Park. Sur la colline de Nob Hill, un clocher sonnait onze coups.


*

Les roues avant s'arrêtèrent de tourner à quelques centimètres du rebord, la calandre de l'Aston Martin surplombait l'eau. Lucas descendit et laissa la portière ouverte. Il posa son pied droit sur le parechocs arrière, soupira profondément et renonça. Il s'éloigna de quelques pas, sentant tourner sa tête. Il se pencha au-dessus de l'eau et vomit.

– Ça n'a pas l'air d'aller bien fort!

Lucas se releva et dévisagea le vieux clochard qui lui tendait une cigarette.

– Des brunes, un peu fortes mais vu la circonstance, dit Jules.

Lucas en prit une, Jules avança son briquet, la flamme éclaira leurs deux visages un court instant. Il inhala une profonde bouffée et toussa aussitôt.

– Elles sont bonnes, dit-il en lançant le mégot au loin.

– L'estomac dérangé? demanda Jules.

– Non! répondit Lucas.

– Alors, une contrariété peut-être!

– Et vous Jules, comment va votre jambe?

– Comme le reste, elle boite!

– Alors remettez donc votre bandage avant que ça s'infecte, dit Lucas en s'éloignant.

Jules le regarda se diriger vers les vieux bâtiments à une centaine de mètres de là. Lucas grimpait les marches de l'escalier piqué de rouille et avançait sur la coursive qui longeait la façade au premier étage. Jules lui cria:

– Cette contrariété, elle serait plutôt brune ou blonde?

Mais Lucas n'entendit pas. La porte du seul bureau à la fenêtre éclairée se referma sur lui.


*

Zofia n'avait aucune envie de rentrer chez elle. En dépit du plaisir d'héberger Mathilde, une part d'intimité lui manquait. Elle marchait sous la vieille tour en brique rouge qui dominait les quais déserts. La pendule incrustée dans le chapiteau conique sonna la demi-heure. Elle s'approcha de la bordure du quai. La proue du vieux cargo tanguait dans la lumière d'une lune à peine délayée d'un léger voile de brume.

– Je l'aime bien, moi, ce rafiot, on a le même âge! Lui aussi grince quand il bouge, il est encore plus rouillé que moi!

Zofia se retourna et sourit à Jules.

– Je n'ai rien contre lui, dit-elle, mais, si ses échelles étaient en meilleur état, je l'aimerais encore plus.

– Le matériel n'y est pour rien dans cet accident.

– Comment le savez-vous?

– Les murs des docks ont des oreilles, des petits bouts de mot par-ci forment des petits bouts de phrase par-là…

– Vous savez comment Gomez est tombé?

– C'est bien là tout le mystère. Avec un jeune on aurait pu croire à un moment d'inattention. Depuis le temps qu'on entend dire à la télé que les jeunes sont plus cons que les vieux… mais je n'ai pas la télé et le docker était un vieux briscard. Personne ne va gober qu'il a dévissé tout seul sur un barreau.

– Il a pu avoir un malaise?

– Possible aussi, mais reste à savoir pourquoi il aurait eu ce malaise.

– Mais vous avez votre petite idée!.

– J'ai surtout un peu froid, cette saleté d'humidité me rentre jusque dans les os, j'aimerais bien continuer notre conversation mais un peu plus loin. Près de l'escalier qui monte aux bureaux, là-bas il y a comme un microclimat, ça te dérangerait que nous fassions quelques mètres ensemble?

Zofia offrit son bras au vieil homme. Ils s'abritèrent sous la coursive qui longeait la façade. Jules se déplaça de quelques pas pour s'installer juste au-dessous de la seule fenêtre encore allumée à cette heure tardive. Zofia savait que les personnes âgées avaient toutes leurs manies et que pour bien les aimer il fallait savoir ne pas contrarier leurs habitudes.

– Voilà, on est bien ici, dit-il, c'est même là qu'on est le mieux!

Ils s'assirent au pied du mur. Jules lissa les plis de son éternel pantalon au motif prince-de-galles.

– Alors, reprit Zofia, pour Gomez?

– Moi je ne sais rien! Mais si tu écoutes, il est bien possible que cette petite brise nous raconte quelque chose.

Zofia fronça les sourcils, mais Jules posa un doigt sur ses lèvres. Dans le silence de la nuit, Zofia entendit la voix grave de Lucas résonner dans le bureau, juste au-dessus de sa tête.


*

Heurt était assis au bout de la table en formica. Il poussa un petit colis emballé dans du papier kraft devant le directeur des services immobiliers du port. Terence Wallace avait pris place en face de Lucas.

– Un tiers maintenant. Le second viendra lorsque votre conseil d'administration aura voté l'expropriation des docks et le dernier dès que je signerai le mandat de commercIalisation exclusif des terrains, dit le vice-président.

– Nous sommes bien d'accord que vos administrateurs devront se réunir avant la fin de la semaine, ajouta Lucas.

– Le délai est terriblement court, gémit l'homme, qui n'avait pas encore osé saisir le paquet brun.

– Les élections approchent! La mairie sera ravie d'annoncer la transformation d'une zone polluante en résidences proprettes. Ce sera comme un cadeau tombé du ciel! renchérit Lucas en chassant le paquet vers les mains de Wallace. Votre travail ne devrait pas être si compliqué que ça!

Lucas se leva pour s'approcher de la fenêtre qu'il entrebâilla et ajouta:

– Et puisque vous n'aurez bientôt plus besoin de travailler… vous pourrez même refuser la promotion qu'ils vous offriront pour vous remercier de les avoir enrichis…

– Pour avoir trouvé une solution à une crise annoncée! reprit Wallace d'une voix minaudière, en tendant une grande enveloppe blanche à Ed.

– La valeur de chaque parcelle est indiquée dans ce rapport confidentiel, dit-il. Surévaluez les prix de dix pour cent et mes administrateurs ne pourront pas refuser votre offre.

Wallace empoigna son dû et secoua joyeusement le colis.

– Je les aurai tous réunis vendredi au plus tard, ajouta-t-il.

Le regard de Lucas qui s'échappait par la vitre fut attiré par l'ombre légère qui fuyait en contrebas. Lorsque Zofia monta dans sa voiture, il lui sembla qu'elle le regardait droit dans les yeux. Les feux arrière de la Ford disparurent au loin. Lucas baissa la tête.

– Vous n'avez jamais d'états d'âme, Terence?

– Ce n'est pas moi qui vais provoquer cette grève! répondit-il en quittant le bureau.

Lucas refusa qu'Ed le raccompagne et resta seul.


Les cloches de Grace Cathedral sonnèrent minuit. Lucas enfila sa gabardine et glissa ses mains dans les poches. En ouvrant la porte, il caressa du bout des doigts la couverture du petit livre dérobé qui ne le quittait plus. Il sourit, contempla les étoiles et récita:

– Qu'il y ait des luminaires au firmament du ciel pour séparer le jour de la nuit… et qu'ils servent de signes pour séparer la lumière des ténèbres.

Dieu vit que cela était bon.


Il y eut un soir, il y eut un matin…

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