Il a changé de parfum, de costume et de maîtresse. Il m’annonce qu’il se propose de changer également de voiture.
Achille m’explique que sa Rolls Phantom est devenue par trop anachronique pour l’époque. Avant, on se contentait de s’en gausser ; ensuite est venue l’ère des jurons ; il en est à présent à celle des lapidations et des projections excrémentielles. Cela ne peut plus durer. Il aurait déjà troqué la vénérable automobile contre quelque plantureuse Mercedes sans son chauffeur qui — britannique à ne plus en pouvoir — menace de le quitter s’il se sépare de la Rolls.
Je lui conseille un moyen terme :
— Conservez donc cette somptueuse relique, monsieur le directeur, et achetez-vous une voiture sport de classe que vous piloterez vous-même et qui ravira les exquises créatures dont vous savez si bien vous entourer.
Ma propose le rend dubitatif.
— Il y a fort longtemps que je n’ai pas conduit, mon cher, et l’âge venant…
Fayot comme pas deux, j’égosille qu’à son âge on peut tout entreprendre, y compris se mettre à piloter des avions ou des hélicoptères. S’il consent à faire l’emplette d’une Ferrari, d’une 500 SL, voire d’une BMW M 5, je suis à sa disposition pour le moniter. Par exemple, il pourrait tâter de la chose au volant de ma Mercedes 500 et y prendrait à coup sûr un pied énorme.
Le voilà rasséréné, Chilou, joyce en plein. Il se voit au volant d’une tire décapotable, coiffé d’une gâpette britiche, avec des besicles Cartier à verres teintés, une veste sport, des gants de pécari à trous ! Le méchant ravageur ! Les gerces extasiées le frimant au passage, rêvant de grimper à son côté dans le bolide. D’accord, il accepte de faire une tentative à bord de ma calèche ronflante.
Tout en devisant, échafaudant, on parvient à destination devant la villa du général Durdelat, directeur des Services secrets français.
Il habite une villa du Vésinet, un peu pompeuse et connarde ; en meulière spongieuse, avec faïences vertes autour des portes et des fenêtres. Il devait nous guetter, car il surgit sur son perron, sitôt que la Rolls fait crisser les graviers de la terrasse. C’est un homme d’avant soixante piges, trapu, avec des cheveux blancs très drus et le cou couperosé. Il a une sorte de crépine violette sur les pommettes et le nez strié de ces charmantes veines bleues qui ne s’attrapent que devant un comptoir d’acajou.
— C’est bigrement gentil à vous de vous être dérangés, assure-t-il en nous effusionnant. Ma parole, Achille, vous ne bougez pas d’un poil[1] !
Le Vioque, ça lui fait comme de la chantilly sous des hémorroïdes. Il rit de contentement juvénile. Je suis con vaincu que le compliment le conforte dans cette nouvelle perspective de rouler en tire sport.
On pénètre dans un salon un peu fatigué où se mêlent des vieux meubles dits « de famille » et des trophées militaires.
— J’ai mis une bouteille de champagne à frapper, annonce le général.
Il appelle à grosse voix une dénommée Hortense qui se radine en chaloupant, fatiguée qu’elle est par les ans et les kilos. Cent quatre-vingts livres à soixante-dix-huit ans, c’est charogne à trimbaler, surtout quand tu mesures un mètre cinquante-deux.
Elle est parée pour le champ’, car elle coltine un plateau d’argent plus vaste que celui de Langres, affublé d’un seau embué, de coupes en cristal taillé dans le roc et de biscuits cotonneux.
Elle souffle comme le Pacific Express entrant en gare d’Oklahoma City et, lorsqu’elle se défait de sa charge, la plainte qu’elle exhale s’accompagne d’un pet d’effort assez pathétique.
— Elle est presque aveugle, déclare le général, comme si une telle infirmité justifiait le vent émis par la vétuste servante.
Alexandre Durdelat décapite la boutanche de Dom Pérignon et emplit les godets avec art, sans que déborde la moindre mousse.
Santé !
On liche en se défrimant par-dessus nos coupes. Il y a comme un instant de gêne : ces obscures timidités qui retiennent de parler ceux qui ont des choses graves à se dire.
C’est le Tondu qui plonge :
— Vous m’avez dit avoir besoin de San-Antonio, Alexandre ?
Le rubicond ne peut plus rougir, mais moralement, on sent qu’il le ferait volontiers.
— Je vous ai dit que j’aurais grand besoin d’un homme de la trempe de San-Antonio, rectifie-t-il.
— Le voici ! fait noblement Chilou, en me désignant avec une emphase revigorante, comme si j’étais un prototype de toute rareté à la valeur inexprimable en chiffres arabes.
Le général me sourit. Il a un bon regard ; un brin gélatineux, mais droit, loyal, et qui sait regarder la France jusqu’au slip.
— Merci, murmure-t-il. Voyez-vous, Achille, j’ai honte de devoir puiser dans vos effectifs, mais je n’ai plus d’hommes valables à me mettre sous la dent. Jadis, on n’avait que l’embarras du choix. Pour la mission la plus délicate, la plus périlleuse, on pouvait faire appel à tous les éléments de la « Maison » : ils étaient tous partants et tous efficaces. Maintenant, je ne dispose plus que de petits fonctionnaires qui attendent la retraite en veillant au rajustement de leur salaire. Une bande de couilles molles syndiquées !
« Oui, mes amis : les espions le sont de nos jours. Quand on lit les mémoires de mes devanciers, on mesure combien cette profession est devenue efflanquée, inexistante, même ! Dites, Achille, rappelez-vous l’Intelligence Service d’autrefois ! Son efficacité. Un roi qui marchait pas droit : hop, déposé ! Un maharadjah récalcitrant : à l’arsenic ! Un ministre des Affaires étrangères par trop intransigeant : accident de la route ou crise cardiaque ! Et maintenant ? La faillite ! Que dis-je : la débâcle. Saddam Hussein fait chier le monde ? On le met au pas avec des milliers d’avions pour, tout de suite après, lui envoyer un spécialiste des maladies hépatiques afin de soigner sa jaunisse.
« Les Services comme le mien ne servent plus à rien, Achille ! Des manchots ! Des pingouins ! Des branques enrhumés. Vous savez, vieux camarade, il y a lurette que je le guigne, votre San-Antonio. Si vous n’étiez pas mon ami, je me serais arrangé pour vous le chiper. Quand on est du métier, on n’aperçoit que lui au milieu de ce désert. Merci mille fois de me le prêter ! »
— Eh ! minute, interpose le Dirlo, faut-il auparavant que vous me précisiez de quoi il retourne.
Bibi, dans tout ça, il se fait l’idée d’être un étalon primé sollicité par un haras concurrent pour procéder à quelque saillie de luxe. Un peu humiliant, bien que flatteur, un tel marché.
— Ah ! non, Achille ! Ne me faites pas de fausses joies, supplie le général Durdelat ! Pour la mission que je veux faire exécuter, il n’y a que San-Antonio.
Mais le Vieux adore tenir le couteau par le manche. Ça le fait mouiller. Il entend tout contrôler, cézigo ; tout gérer. Même quand on ne va nulle part, c’est lui qui pilote. Tout en s’en lavant les mains.
Ponce Pilote !
Le général se lève pour s’approcher d’un mur qu’orne une reproduction du Rideau de la Méduse de Géricault. Il la prend par le bas, la soulève et la fait pirouetter. Sur l’autre face est collée une carte de l’Europe du Nord. Il lève le bras et sa dextre va caresser une partie de la Finlande lapone.
— Dans cette région s’est achevé il y a quatre ans, le premier épisode d’une odyssée extraordinaire, nous préambule-t-il, d’un ton à commander la manœuvre d’une descente de cercueil dans un tombeau.
Il a un ébrouement de chien mouillé qui vient de calcer une corniaude sous la pluie.
— Un homme, un ingénieur soviétique, a réussi un exploit impossible.
— Ce sont les plus beaux, laisse tomber Achille qui ne saurait laisser s’écouler cent vingt secondes sans ramener sa fraise.
Durdelat opine.
— Mais ils sont rares ! ajoute-t-il.
— C’est ce qui en fait le prix, derniermote Pépère.
Bon, s’ils commencent une partie de ping-pong à coups de lieux communs indigents, moi je vais aller aider le chauffeur d’Achille, lequel brique la Rolls à la peau de chamois, comme chaque fois qu’il doit attendre son maître.
Mais le général renonce à poursuivre la joute et reprend le cours navigable de son récit :
— L’ingénieur en question se nommait Mikhael Strogonoff.
— Oh ! oh ! l’imparfait ! exclame le Scalpé.
— Hélas !
— Doit-on en conclure qu’il…
— On doit.
Alexandre Durdelat soupire.
— Nous vous écoutons, mon général, initiativé-je.
L’officier extrêmement supérieur acquiesce. Dès lors il parlera en me regardant exclusivement.
— A cent quarante kilomètres de la frontière finnoise, en Laponie soviétique, un grand géologue russe, Vladimir Boufmapine, a trouvé, par de savantes déductions, un gisement de factotum exubérant. Sans doute ignorez-vous, comme je l’ignorais moi-même, ce qu’est le factotum exubérant. Il s’agit là d’un minerai d’une grande rareté (on n’en connaît que trois gisements à ce jour, et encore ceux-ci sont-ils peu productifs) dont la propriété est de désintégrer tout ce qui est métallique dans un rayon de cent mètres carrés. Dix grammes de factotum exubérant anéantiraient la tour Eiffel en quelques minutes, pour vous donner un aperçu de son efficacité.
— Mazette ! lance le Dabe.
Pour lui, cette exclamation vient de sortir et il en use d’abondance.
— N’est-ce pas ? renchérit le général.
— Comment l’extrait-on, s’il neutralise ce qui est métallique ?
— Bonne question ! approuve notre terlocuteur. Eh bien, mon cher ami, pour pouvoir exploiter le minerai en question, les Soviétiques ont réalisé un outillage sophistiqué tout en fibre de verre.
— Et comment le conservent-ils ? poursuis-je.
Durdelat me désigne à Chilou.
— Voilà un homme dont la cervelle ne chôme pas !
Le Vieux a un rire tordu qui découvre ses molaires en or. Jaloux ! Les compliments, c’est lui qui doit les faire. Privilège du seigneur. Que d’autres m’en adressent le fout en renaud.
— Oui, je l’ai pas mal dressé, dit-il.
— Pour en revenir à votre question, San-Antonio, le factotum exubérant est placé, au fur et à mesure qu’on l’extrait, dans un récipient de ciment dont les parois ont dix centimètres d’épaisseur.
— Il se présente sous quel aspect ?
— Cela ressemble à des pépites d’or. Il en est de minuscules et d’autres qui atteignent la grosseur d’un haricot.
— Très bien ; revenons à votre ingénieur, mon général.
Là, Achille explose :
— Je vous en prie, San-Antonio, vous n’allez tout de même pas questionner un général à quatre étoiles !
— Laissez, Achille, fait Durdelat en souriant, ce garçon s’intéresse à l’affaire, que peut-on espérer de mieux ?
— Il doit s’y intéresser « à travers moi » quand il a la chance que je sois présent. Ce n’est pas à un glorieux militaire chevronné tel que vous que je vais rappeler les lois hiérarchiques les plus élémentaires, Alexandre !
— Je vous trouve bien formaliste, mon bon Achille. Généralement, le rôle d’un disciple consiste à suppléer le maître.
Chilou hausse ses épaules de jockeyclubman. Il est bougon, déconfit par l’attitude de Durdelat qui, visiblement, me marque plus d’intérêt qu’à lui.
— Que vouliez-vous savoir ? fait l’officier supérieur en m’apostrophant.
Du menton, je désigne mon chef vindicatif :
— M. le directeur va vous le dire.
Le big boss des Services secrets réprime un sourire commisérateur.
— Eh bien, Achille ?
Mais Crâne-d’œuf (de dinosaure) reste coi.
— Beû… cela m’échappe. Cet animal de San-Antonio m’a distrait par ses sottes interventions. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais aller uriner : c’est le jour de mon diurétique.
Il quitte la pièce.
Alexandre Durdelat se penche sur mon oreille parfaitement ourlée.
— Ne deviendrait-il pas gâteux, mine de rien ? me demande-t-il.
— Je pense qu’il n’a plus à le « devenir », réponds-je.
— Faut-il qu’il dispose d’appuis puissants pour se maintenir à son poste dans cet état !
— La Maison tourne rond, éludé-je ; n’est-ce pas l’essentiel ?
— Vous me plaisez ! déclare tout net mon hôte en me claquant le dos.
— Nous pourrions profiter de ce tête-à-tête pour parler de l’affaire, mon général ? Mon vénéré directeur est chicané par une prostate pernicieuse qui rend ses mictions interminables. Parlez-moi de ce fameux ingénieur, par pitié.
Durdelat emplit nos coupes.
— Comme vous le pressentez, il est le héros de l’histoire, San-Antonio. Je sais peu de choses de lui, assez toutefois pour m’en faire une idée. Grand-père appartenait à la cour de Nicolas II, fusillé pendant la révolution d’octobre. Son père a passé des années en détention sous Staline, bien qu’il eût été un physicien de valeur. Et lui, Mikhael Strogonoff, se lance à corps perdu dans les études. Il s’inscrit au Parti, devient un militant fiévreux. Son hérédité est oubliée. Il obtient des postes importants. Pour finir, il est nommé directeur au Centre d’exploitation du factotum exubérant. Mais depuis toujours il n’a qu’une idée : quitter l’Union soviétique, gagner l’Ouest et mettre ses connaissances au service des Américains.
« Il juge que l’occasion de réaliser ses vœux est venue quand il se trouve dans la région de Tirpine, près de la frontière finlandaise. La mise au point du projet est longue, délicate, mais son obstination est la plus forte. Il surmonte toutes les difficultés. Il attend l’hiver, période où les voyages sont particulièrement difficiles dans cette partie de la Russie du Nord. Au camp, ils disposent de chenillettes des neiges pour leurs déplacements. Des mois durant, Strogonoff a imposé à son entourage l’une de ses marottes : la chasse. Le soir venu, il va dans la forêt poser des pièges et, bien qu’étant un amoureux de la nature, il fait des ravages parmi les carnassiers qui hantent ce point déshérité du globe.
« Au jour dit, Mikhael Strogonoff a remplacé, dans la chambre forte où est stocké le minerai, l’un des caissons de ciment par un autre qui est vide, après avoir peint sur ce dernier le numéro de l’autre servant à la répertoration. Il a décidé de partir avec ce butin pour prouver sa bonne foi à ses futurs collègues occidentaux.
« Par une nuit sans lune, il quitte la mine au volant d’une chenillette. Le caisson de factotum exubérant est dissimulé à bord du véhicule, sous un amoncellement de pièges. Avant de s’en aller, il a mis hors d’usage les autres chenillettes. Et le voilà qui joue son va-tout à travers cette nature que le dur hiver rend presque impraticable. »
Le général se tait pour arroser ses muqueuses au Dom Pérignon.
— Votre récit est passionnant, affirmé-je avec sincérité.
— Attendez, ça commence seulement.
Achille réapparaît, une giclée de pisse sur son bénouze gris. Durdelat considère la tache sénilesque puis me mate d’un air désastré. Je lève mes prunelles vers son plaftard mouluré. Eh oui, l’homme qui a besoin de pampers n’est plus loin de l’enfance.
— Alors, allez-vous nous narrer l’affaire, mon bon ? demande Chilou-au-crâne-étincelant.
— San-Antonio vous résumera le début, je continue, rétorque sèchement le général.
Le Vioque blêmit, son regard polaire s’assombrit. Il se dépose dans un fauteuil, au loin, et regarde par la fenêtre pousser les pois de senteur.
— Le départ de Strogonoff est découvert au petit matin, poursuit le narrateur. On pense, sur le moment, qu’il a eu un accident dans la forêt, en armant ses pièges. On veut entreprendre des recherches ; las ! les chenillettes sont toutes en panne. Ça paraît suspect. On alerte « qui de droit ». « Qui-de-droit » ordonne de contrôler le stock de factotum exubérant. Les collaborateurs du fugitif s’aperçoivent que la peinture est récente sur l’un des caissons. On l’ouvre : il est vide. Cette fois, plus d’erreur, Mikhael Strogonoff est un traître. Des hélicoptères spécialement équipés sont envoyés à la base, ainsi que des « spécialistes » de la chasse à l’homme. Un dispositif est mis en place pour la récupération de l’homme et de son butin.
Tout comme dans Zorro, l’inoubliable chanson d’Henri Salvador, je pousse trois :
— Et alors ? Et alors ? Et aloooors ?
Durdelat emplit sa coupe, la torche, la re-remplit (comme dit Béru).
— Vous ne buvez pas, Achille ? lance-t-il au bouddha boudeur.
— Sans façon, répond le Scalpé : je ne suis pas alcoolique, moi !
Le général encaisse, mais la perfidie du trait ne l’affecte pas outre mesure, comme dit mon tailleur. Il se contente de réprimer un rot mondain dans le creux de sa main, puis d’éventer les possibles conséquences olfactives de l’opération.
— Alors ? il me fait. Alors, figurez-vous que Strogonoff a réussi à passer la frontière finnoise, malgré les fils électrifiés, les patrouilles et les chiens. Il faut dire qu’il a tout prévu et tout préparé : des cisailles à manches de bois, des branchements de dérivation garnis d’isolant et jusqu’à de la graisse de loup pour mettre les chiens en fuite. Beau boulot ! A l’heure où son absence est constatée à la mine, il se trouve sur le sol finlandais. Il se dit qu’il a réussi, qu’il est sauf, qu’il est libre. Imaginez les sentiments qui l’envahissent ! Des années d’espoir, d’attente. Il a dû hurler sa joie.
Alexandre Durdelat reprend souffle. Il rubiconde à mort de trop jacter et de trop écluser de champ’. Ça lui titille l’asthme. Il tousse grumeleux. Un glave lui vient et il va l’expectorer par la fenêtre sur des plates-bandes de roses crémières (Béru).
— La région de Finlande où ce gars débarque est aussi désertique que du côté ruskoff. La forêt, la forêt avec ses fûts rectilignes. Epuisé par sa fuite, Mikhael Strogonoff installe un précaire bivouac et s’endort. Il est réveillé par un bruit de moteur. Il lève les yeux et constate qu’un hélicoptère soviétique l’a repéré et tourne au-dessus de lui. L’appareil descend jusqu’au ras des frondaisons et se met à lui tirer dessus à la mitrailleuse. L’ingénieur n’a que le temps de se couler entre les chenilles de son véhicule. Plusieurs salves encore, et l’hélico russe s’éloigne.
« Strogonoff pense alors que cette incursion soviétique en territoire finlandais constitue une sorte de baroud d’honneur, une suprême tentative de neutralisation. Il repart. Mais très vite, il s’aperçoit que les tirs de l’hélico ont endommagé le moteur de la chenillette et comprend qu’il n’ira plus très loin avec son engin. Il décide alors de se défaire de sa cargaison de factotum exubérant et de la cacher. Si tout se passe bien pour lui, il reviendra la chercher plus tard.
« Alors le voilà à l’ouvrage. Il y a une pelle à bord de son véhicule. Il enterre le caisson en ciment dans la forêt, prend des repères et repart. Hélas pour lui, il ne va pas loin : maintenant c’est toute une escadrille d’hélicos russes qui, bravant le territoire finnois, est à sa recherche. Au mépris des lois internationales, les appareils font un ballet de mort au-dessus du “traître”. Ils le canardent à qui mieux mieux. Une pluie de feu ! Strogonoff a beau se planquer sous sa chenillette, des balles l’atteignent mortellement.
« Alertée, la chasse finlandaise finit par intervenir, les services de protection aérienne ayant fait leur boulot. Sommations radio aux hélicos, lesquels abandonnent leur proie. Par la suite, incident diplomatique ; mais jusqu’à ces dernières années, la Finlande avait vis-à-vis de l’U.R.S.S. un statut de vassal. Les relations diplomatiques entre les deux pays, c’était : “on te tolère, mais sois sage et ferme ta gueule !”. Les choses ont été vite aplanies. »
Durdelat essuie son front que son récit a emperlé. Il constate que la roteuse est naze et hurle à dame Hortense d’en ramener une seconde, au trot.
— Effectivement, cette équipée fut fantastique, laissé-je tomber (pas de très haut et il y a de la moquette au sol). Mais comment diantre en connaissez-vous la genèse et les détails puisque le pauvre Mikhael est mort ?
Le général hoche la tête.
— Justement, il n’est pas mort tout de suite, mon bon San-Antonio. Des éléments de l’armée finnoise, guidés par les avions de chasse, sont arrivés sur les lieux. Ils ont mis le mourant dans une ambulance et la chenillette sur une dépanneuse géante. L’homme a été transporté à l’hôpital de Rovaniemi, capitale de la Laponie finlandaise où il est décédé le surlendemain. Seulement, dans l’intervalle, il a repris connaissance et s’est confié à son infirmière, une très ravissante fille. Probablement avait-il compris qu’il ne se tirerait pas de ce mauvais pas. Durement touché, affaibli par les calmants, il lui a tout dit en lui faisant jurer de ne révéler son secret qu’aux Services secrets américains ou, à la rigueur, français.
« Vous parlez si c’est commode pour une aimable fille scandinave, travaillant dans un hôpital et vivant chez ses parents ! Et pourtant, elle a tenu parole. Quatre ans plus tard, au cours d’un voyage organisé, cette bonne demoiselle débarque à Paris et se met en quête de mes Services auprès de son consulat. Elle arrive jusqu’à moi à force de persévérance et me raconte la triste histoire de Mikhael Strogonoff. Avant de venir en France, elle est allée reconnaître les lieux et croit avoir repéré l’endroit où l’ingénieur a caché son caisson de factotum exubérant, d’après les indications qu’il lui avait fournies. Mais elle prétend que l’espace est surveillé. Elle a aperçu d’étranges touristes dans le secteur.
« Selon les renseignements qu’a pu me communiquer mon homologue finnois, à la suite de ce coup de main, les Russes ont réclamé la restitution du fameux caisson aux autorités finlandaises qui, et pour cause, ont affirmé ne pas l’avoir. Les Services soviétiques ont dû se livrer à une enquête serrée pour vérifier cette affirmation. A la suite de ladite, ils ont subodoré la vérité et ont entrepris des recherches discrètes dans la région concernée. Mlle Heinaven est persuadée que celles-ci sont toujours en cours, et qu’en tout cas une espèce de “permanence” est en place. Ces sacrés Popoffs sont des coriaces et le temps ne leur fait pas lâcher prise. »
La mère Hortense apporte la nouvelle quille de rouille. Durdelat se la décoiffe d’un coup de sabre de cavalerie (il l’a prélevé sur une panoplie). Achille, qui continue de faire la gueule, refuse de nouveau de participer aux libations.
Le général se téléphone en P.C.V. une coupe tellement remplie que la mousse dégouline par-dessus.
— Avez-vous une idée de ce que j’attends de vous, San-Antonio ? me demande-t-il.
— Evidemment, mon général : vous voulez que j’aille récupérer le caisson de factotum exubérant !
Il opine.
— Affirmatif, commissaire. La chose s’énonce aisément, mais sa réalisation est une autre paire de manches ! J’ai l’impression que le secteur où gît — si toutefois il s’y trouve encore au moment où nous parlons — ce minerai de mes fesses continue d’être sous la loupe soviétique. Pour le retrouver, il va falloir jouer serré, et pour l’amener jusqu’ici, plus encore.
Le Vioque se lève et vient à nous.
— Pas de pleurnicheries, Alexandre. Je vous l’apporterai sous peu, affirme-t-il. Venez, San-Antonio, il faut que je prépare l’opération !
C’est beau, le courroux des chefs. Bataille d’aigles ! Combat singulier ! Affrontement de haut niveau ! Ils sont dressés sur leurs pattes, bec à bec, leurs yeux de profil soudain de face, par une espèce de semi-énucléation consécutive à la colère. Leurs tronches montent, descendent, remontent. Leur toisement devient insoutenable.
Le général finit par dire :
— Ah ça ! Achille, vous me la baillez belle !
Répertoire archaïque, mais le langage ganache s’impose. Chez ces hommes-là, il est un moment où tu dois libérer le flux de tes origines. Culottes de peau, père en fils, chez les Durdelat. Ses aïeux les plus lointains étaient déjà traîneurs de sabres, exhortaient la troupe à mourir en termes à la fois altiers et pathétiques. Y en a-t-il eu des « palsambleu ! » (dont l’origine, je suppose est : par le sang bleu !) dans leurs converses, aux ancêtres, des « pour l’amour du Christ », des « pour la gloire de la patrie et l’honneur des armes » ! J’arrête ! Ça me ferait chialer ! Alors là, tu penses que « vous me la baillez belle » n’est que broutille. De quoi se la rincer au robinet de l’évier !
— Vraiment, Alexandre ? semble s’étonner le Vioque.
A nouveau, le manège gallinacien de leurs têtes braquées l’une sur l’autre, qui montent et descendent.
Puis le général articule :
— Je vous ai demandé de me prêter le commissaire San-Antonio ; sous-entendu : pour cette opération, nous ourdissons de concert un plan d’action. Cette occulte mission échappe radicalement à vos compétences, mon cher !
— Quand c’est mon « meilleur bras droit » qui l’exécute ? J’en ris, Alexandre. Vous faites appel à nous puisque vos propres Services ne sont pas capables de la mener à bien, selon votre propre aveu, mais dès lors, c’est moi qui la mets sur pied ; sinon je reprends MON San-Antonio, et, bonsoir, général !
Silence.
Durdelat cesse de jouer au coq de combat.
Il soupire :
— Je crains fort que vous ne soyez devenu un vieux con, Achille. Un vrai vieux con mâtiné de gâtisme.
Suffoqué, le Dabe émet une sorte de cri désespéré de mouette renonçant à suivre trop au large les résidus comestibles d’un navire. Il maigrit de dix kilos dans les dix secondes qui suivent, encaisse dix années de plus, se fripe complètement des bourses.
— Mesurez-vous ce que vous venez de me dire devant témoin, général ?
— Pleinement, monsieur le directeur.
— Si, avant la fin de la journée, je n’ai pas reçu vos excuses écrites, demain je vous enverrai mes témoins !
— A votre guise, monsieur le directeur ; je vous laisse le choix des armes.
Achille se cambre.
— Venez, San-Antonio !
Alors ma pomme, pour tout te dire, j’explose :
— Non mais, ça ne va pas, les vieux ! Vous êtes en pleine andropause ou quoi ? Vous battre en duel ! Deux éminents serviteurs de la France ! Les mânes de Richelieu doivent se retourner dans leur tombe ! Je vous imagine sur le pré, avec votre parkinson qui démarre ! Maniant le revolver ou l’épée en sucrant les fraises. C’est pour un film des Marx Brothers ! Moi, je raconte ça aux gazettes, illico vous êtes invités à faire valoir vos droits à la retraite ! Cinq-Mars et de Thou ! Remake ! Rendez-vous au bois pour ferrailler devant les travelos brésiliens ! Mais bordel de merde, mes seigneurs, restez avec nous ! Tiens, je vous invite à déjeuner ; oui, moi, l’humble commissaire, je traite les huiles, mes moyens me le permettent. Et dans une boîte dont votre standing n’aura pas à souffrir. Là, autour d’une table chargée de mets délicats et de bons vins, nous élaborerons TOUS LES TROIS la tactique idéale. Déjà une idée me trottine dans le cervelet. Vous en resterez sur le cul. Ça joue ?
Un instant, je me demande s’ils ne vont pas me lyncher à coups de statues d’albâtre, de pendule de bronze, de sulfures anciens ; me trucider avec les armes de collection accrochées sur le papier peint défraîchi ! M’enfoncer le tisonnier de fer forgé de la cheminée dans les miches ! S’entendre traiter de fossiles, de vieux crabes flageolant par un « jeunot », ça leur dépasse l’entendement, leur liquéfie les méninges, les fait pisser rouge dans leurs hardes.
Leurs yeux dépolis par le temps reprennent de l’intensité. Ils me dardent, me lardent, transpercent, déchiquettent, éventrent, écouillent, égorgent, dépècent. Les voilà unis par l’indignation. Ils se raiment de tant me haïr. Leurs réprobations jumelées me néfastent complètement. Je deviens scorie, déchet humain, déjection porcine, tronçon abject. Ils me refusent, me déveulent, m’annulent ! Je leur fais plus partie ! C’est le bannissement ferme et définitif. Le non-avènement catégorique.
Ils dépensent une telle énergie à me conspuer que ça les affaiblit. Ne savent par quel bout me saisir pour me jeter loin d’eux. Faut en sortir. C’est eux qui vont périr de ce coup-là ! Ils sont déjà aux rives du coma.
Alors, mézigue, tout joyce, mains aux fouilles, relax, le sourire en tranche de noix de coco, de leur dire :
— Bon, alors ? Je donne ma démission ou on va se remplir de foie gras ?
Miracle ! La détente s’opère. Ils éclatent de rire. Ça monte, ça s’enfle, ça n’en finit plus. Ils pleurent. Ils pleuvent. Se claquent le michier, en perdent leurs os, s’étouffent. Les nerfs, tu comprends ? Ils ont beau être des vieux schnocks, ça compte toujours, le système. Au contraire, c’est encore plus fragile que chez les bipèdes normaux.
On s’accolade en triangle. On se claque les endosses. Ross, le clergyman qui sert de chauffeur-valet à Chilou ne sait plus ce qui déboule dans sa Rolls. Il nous croit soûls. Réprobationne à outrance. Il se dit que la France, décidément, y a pas grand-chose à espérer d’elle !
Le repas fut copieux, avec beaucoup d’apprêt. Comme je leur avais parlé foie gras, on est allés chez Lamazère. On l’a arrosé d’un sauternes de grand style : un Sainte-Croix-du-Mont de chez Brun Emile (du 1955, en magnum). La vraie orgie ! Ensuite on a pris une omelette noire de truffes accompagnée d’un Cheval Blanc 67 plutôt indicible. Après ça, les deux ganaches étant remplies, elles ont décliné le frometon et on est passés directo au dessert glacé accompagné d’une salade de fruits exotiques. Le général a tenu à offrir sa tournée de calva hors d’âge (entre conscrits, on se soutient !). Le patron a remis sa rasade géante ; pour pas être en reste, Achille a commandé une rouille de Laurent Perrier rosé frappée jusqu’au sang, si bien que quand on a eu fini les agapes, y avait de la beurranche dans l’air, surtout chez Durdelat qui tenait absolument à ce qu’on aille se faire sucer la tige chez une dame patronnesse de ses relations, entourée de jeunes filles compréhensives que le général prétendait issues de la bonne société (mais les fins de mois sont dures pour les étudiantes). Achille a refusé, alléguant qu’il avait son « manger » qui l’attendait. Moi, j’ai prétexté qu’il me fallait commencer mes préparatifs d’expédition.
En réalité, on a peu parlé de « l’affaire » au cours de ce bouffement. Durdelat, tout ce qu’il a fait valoir, c’est que je devais donner le change. Absolument prendre une allure innocente pour entreprendre mes recherches. S’agissait pas de me pointer là-bas avec une pelle et une pioche et de retourner le sol finlandais au nez et à la barbichette des éventuels Soviets aux aguets, encore que le régime ayant changé, on ne pouvait plus parler de « Soviets ». Pourtant Durdelat savait « de source sûre » que les services du K.G.B. et ses corollaires restaient toujours aussi vigilants et actifs. Ce qu’il convenait de faire, c’était de se composer un look de complète innocence. Se rendre invisible à force de banalité. Insuspectable, tu mords ? Je préfère ce néologisme à « insoupçonnable » il est plus proche de la réalité, l’exprime avec davantage de force. Et à mesure qu’il faisait prévaloir son argument, Durdelat, mon idée initiale se muait en plan que je peaufinais mentalement.
Avant la séparation, je lui ai demandé si la Finlandaise qui était venue lui casser le morcif résidait toujours à Paris. Il a sorti un calepin lourd de mystères. Avec les gribouillis qu’il recelait, tu pouvais foutre la merde dans toutes les directions. Le général avait passé des années à chercher des cadavres dans les placards des gens haut placés, à identifier la marque des casseroles attachées à leurs queues. Ce vieux carnet noir devait valoir une fortune pour un aigrefin (nègre fin). Le futé qui le lui secouerait pourrait s’acheter un yacht, une chasse en Sologne avec château et dix 500 SL comme la mienne. Il a potassé les feuillets fripés, couverts de sa minuscule écriture qu’il parvenait à déchiffrer sans loupe. Il rotait d’abondance en tournant les pages, biscotte le champ’ de Chilou. Le dirlo des Services, son foie, son estom’ et toute sa tuyauterie allaient bientôt lui dire merde. Il arrivait gentiment au point de rupture. Ça coïnciderait avec sa retraite, ainsi il saurait comment l’occuper. S’il comptait la passer à visiter l’Amérique du Sud ou à pêcher le gros dans l’océan Indien, ç’allait être râpé. Ce qui l’attendait, c’était des blocs opératoires et, en guise de lignes à thon, il aurait droit à des chiées de drains dans le baquet, le général. On voyait perler sa cirrhose mondaine au bord de ses cils, et quand il rotait, ça puait l’égout comme lorsqu’il va pleuvoir.
Il s’est arrêté de touiller du doigt le magma de feuillets froissés et a vérifié la date du jour au cadran de sa montre d’acier.
— Elle quitte Paris ce soir à vingt-deux heures, me dit-il. Vous aimeriez la rencontrer ?
— Ça vous étonne, mon général ?
— Pas du tout, fiston, c’est le contraire qui m’aurait surpris. Son groupe et elle sont descendus à l’hôtel Paname et Panama, rue de Rivoli. Je dois vous noter ça ?
— C’est déjà fait, réponds-je en tapotant mon crâne. Et vous avez dit, tout à l’heure, qu’elle se nommait Heinaven ?
— Exact ! Bravo pour la mémoire ! Karola Heinaven, domiciliée à Tulpplo, au nord de la Finlande. Son père a une scierie, là-bas.
— Merci.
Je leur ai pris congé. Chilou a voulu m’imiter, mais son cul était devenu de plomb et il est retombé dessus, comme une poire blette sur le sien, au bas d’un espalier.
Je me suis dit qu’ils allaient continuer de biberonner, les deux crabes, au lieu d’aller se faire mâcher comme ils prétendaient en avoir l’intention. C’était préférable, pour parachever leur réconciliation.
Avant de quitter l’établissement, j’ai dit au patron de me garder la note de leurs futures libations. Gentleman jusqu’au bout, Antoine.
Il faut !
Bon, ces demoiselles, selon le portier, faisaient une croisière à bord d’un bateau-mouche et ne rentreraient pas avant dix-huit heures. « Ces demoiselles » ! Je voyais le genre. Le voyage organisé de pécores. Pas un julot pour égayer un peu le travel, lui donner du piquant. On avait dû les traîner dans un cabaret à la flan (et au flanc) de Montmartre où je pariais qu’elles avaient gambillé entre elles, façon vieilles filles au bal du village. Le « Gay Paris », je voyais le topo. Un gai Paris pour veuves du troisième âge ! Elles qui devaient tremper leurs petites culottes à imaginer cette ville de perdition. Elles s’étaient pointées le cœur battant, avec des arrière-pensées voyouses, et on les avait fait chier avec le Louvre, le Centre Pompidou, la tour Eiffel et les bateaux-mouches. La joie ! L’ivresse ! A nous deux Päris[2] !
J’ai lorgné ma tocante : il était seize heures quarante-sept. Plus d’une plombe à tuer. Un laps de temps crétin. T’as pas le temps d’entreprendre quoi que ce soit, même pas celui de visionner une toile cochonne à Saint-Lazare. Je suis allé au bar : y avait personne, même pas un barman. J’ai choisi un recoin derrière le piano quart de queue, m’y suis installé au mieux et j’ai piqué un somme. Un mec qui pratique mes activités doit utiliser tous ses temps morts à roupiller. On est tellement sur la brèche, nous autres les draupers de choc ! Toujours à puiser dans nos réserves. Faut-il encore que nous en ayons ! Une ronflette d’une plombe, c’est bon à encaisser. Crois-moi, ça se capitalise. Je me défais de mes grolles, dénoue le bouton de col de ma limouille et j’appareille…
J’aime bien la Finlande. C’est chiant mais beau. Un patelin en marge. Dans les villes t’as des gonziers de tous âges qui courent, vêtus de training, avec un sérieux tout plein marrant. Et puis, la campagne est superbe. Désolée et formidable. Personne ou presque. Des forêts, des lacs ; des lacs, des forêts, comme ça jusqu’à perpette. Des routes rectilignes où y a jamais personne, sinon des rennes qui broutent l’herbe des talus.
Voilà que j’envape. La somnolence devient sommeil. Pourtant j’en écrase sans perdre la notion des choses. Je continue de savoir où je suis et ce que j’y fais. La réalité ne lâche pas prise. Rien n’est sectionné entre elle et moi.
Je continue de dériver au fil de ma vie. Il fait frais dans ce bar vide et silencieux. Ça baigne pour moi. Dans ces périodes indécises, le temps a une drôle de manière de s’écouter. Il a perdu son rythme habituel. Il avance par saccades, tantôt rapides, tantôt engluées dans un ralenti irréel. Ma comprenette fait des couacs. Sans vergogne, je me suis progressivement allongé sur la banquette de velours pelucheux. Clodo de luxe ! Cette fois, j’en concasse pour de bon.
C’est un murmure de conversation qui m’éveille. J’émerge brutalement, comme quand ton con de vieux réveil déclenche aux aubes sa sonnerie patibulaire.
Un homme parle dans une langue qui n’est pas portée à ma connaissance. Une femme lui répond dans une autre que le gonzier n’entrave pas. M’ont pas l’air sortis de l’albergo, ces deux.
Le mec demande :
— Do you speak english, miss Heinaven ?
— Non.
— French, alors ?
— Oui.
— Très bien, alors parlons français.
Moi, tu penses si je biche ! J’ai les tympans rémoulade. Il a dit « Miss Heinaven » ! MA gonzesse ! Heinaven ! La poulette que je viens voir. Cela s’appelle the bol, non ?
Le julot repart :
— Pardonnez-moi de vous avoir priée de me suivre ici, je voulais vous parler tranquillement.
Il a un accent slave très fort, me semble-t-il.
— Mais je vous en prie, répond la gonzesse effarouchée.
J’aimerais bien visionner son terlocuteur, seulement, pour ça, je devrais me mettre sur mon séant et donc dévoiler ma présence.
Il dit :
— Mademoiselle Heinaven, en arrivant à Paris avec votre groupe, vous n’avez rien eu de plus pressé que de vous rendre au consulat de Finlande. Là, vous avez demandé de quelle façon vous y prendre pour contacter certain Service français de contre-espionnage. Votre requête a fort embarrassé les employés du consulat. Mais comme ce sont des gens serviables, ils se sont mis en quatre pour vous satisfaire et vous avez obtenu ce que vous souhaitiez. Tout cela est juste, n’est-ce pas ?
Un léger silence. La môme finit par répondre d’un mot bref mais qui pourtant fait un couac :
— Oui.
Le type murmure :
— Voilà.
Puis il enchaîne :
— Nous sommes curieux de savoir ce qu’une jeune infirmière finnoise peut avoir à dire à un Service français aussi… particulier.
Là, j’ai les poils sous les bras qui frisent serré. Et aussi ceux du dargif, pour ne rien te celer. Je me dis que cette petite sœur va craquer, s’affaler complètement et balancer à cet homme l’histoire qu’elle a bonnie au général Durdelat.
Elle avait raison quand elle lui assurait que les Popoffs continuaient leur traque et n’avaient pas lâché le morcif.
Elle murmure, d’une voix qui s’est raffermie :
— Je peux vous demander qui vous êtes, monsieur ?
Alors là, voilà une bonne question à cent balles ! Je ne pensais pas qu’elle oserait la poser. Ça la coupe au quidam si sûr de soi. Il fait :
— Mais… Mademoiselle Heinaven…
Elle, requinquée à bloc, reprend :
— Vous n’êtes pas finlandais, vous n’êtes pas français. En réalité, vous êtes russe si je m’en rapporte à la première langue dont vous avez usé. Par conséquent, les agissements d’une Finlandaise en France ne vous concernent en aucune façon. Adieu, monsieur !
Et toc !
Puis elle s’en va. Le gonzman doit être vachement désappointé, moi je dis. Son estime pour lui-même est en perte de vitesse. A preuve, il se racle la gorge et émet un juron (je suppose qu’il s’agit d’un juron) dans sa langue maternoche. N’ensuite, il décarre à son tour. Good ! A moi de jouer maintenant.
Elle partage sa chambre avec une potesse du voyage. Une grande bringue athlétique, aux cheveux coupés rasibus, qui me semble aussi féminine que le bon général Bigeard. Mais Karola, rassure-toi, est sexy pour deux ! Charogne, ce châssis délicat, ce visage de fée des neiges, ce regard bleu-vert, comme les lacs de son patelin ! Une nièrouze commak, tu la grimpes en danseuse sans agaceries prélavables (comme dit Béru). Une peau légèrement ambrée ! Des loloches de statue grecque, un fessier beau comme celui d’un violoncelle ! Moi, illico, j’en bandouille dans ma giberne. Si un jour je dois me faire ablationner l’appendice, j’irai à l’hosto de Rovaniemi, espère ! Et je me laisserai ouvrir le baquet sans être anesthésié pour pouvoir mater cette déesse nordique en cours de charcutage.
Les deux gonzesses achèvent de boucler leurs valdingues et mon battant se serre à l’idée que ce bel oiseau va s’envoler.
Elle me regarde sans enthousiasme, l’air de se dire : « Que me veut-il encore, celui-là ? ».
— Cette fois, fais-je en lui montrant ma brème, ce n’est pas un Russe mais un Français.
Elle tressaille. Cherche une question, mais comme il lui en vient trop, renonce.
— Vous m’accordez dix minutes ? supplié-je.
J’ajoute, baissant le ton :
— Je viens de la part du général Durdelat.
— Entrez !
— Ne pourrions-nous trouver un endroit propice au tête-à-tête ?
Elle sourit.
— Cette chambre ne vous convient pas ?
— Tout à fait, mais…
D’un hochement, je désigne sa copine.
— Soyez tranquille, Harriett ne parle ni ne comprend le français. Tout ce qu’elle sait dire, c’est « Pour aller aux Champs-Elysées, s’il vous plaît » et quand elle pose cette question à un passant, il s’étouffe de rire avant de répondre.
— Parfait.
J’entre, referme et salue la grande bringue. Dis, elle s’expliquerait pas dans le gigot à l’ail, Karola ? Ça m’ennuierait que l’Harriett la broute. Ça peut paraître macho de ma part, mais pour moi, une bergère telle que Miss Heinaven est faite pour déguster du jus de trique. Ah ! ce que j’aimerais me laisser boire au goulot par cette fabuleuse fille du septentrion ; que veux-tu, c’est congénital chez moi. Une femme à peu près comestible et j’entre en transe : Parkinson, danse de Saint-Guy, convulsions en tout genre. La crise, chaque fois.
J’ai beau essayer de réfréner en me racontant des trucs tristes : la famine dans le tiers-monde, l’arrestation de Louis XVI à Varennes, la photo de Canuet… Tout ça… Rien n’y fait. Je la veux ! D’ailleurs j’ai le sentiment fort ancré que toutes m’appartiennent, ou plutôt qu’elles sont à ma totale disposition. Qu’il me suffit de leur montrer mon César pour qu’elles me filochent jusqu’à l’Hôtel du Radada et de l’Onguent Gris Réunis. Elles représentent mon dû. J’en ai la jouissance, et je tiens à la partager avec elles, ces jolies !
Oui, alors je te disais que j’entre dans la pièce, salue la bringue gouinasse et accepte le fauteuil crapaud qui m’est désigné. Karola emprunte le second. Va-t-elle avoir l’heureuse idée de croiser les jambes ? Oui ! Gagné : son slip est bel et bien blanc-à-dentelle-noire comme je le subodorais. Un flash ! Mais quel ! Ma cervelle restera impressionnée à tout jamais.
— Chère jolie demoiselle Heinaven, attaqué-je.
Elle rougit léger. Exquise ! La vache ! Ce que je ferais avec (et de) sa chattounette nécessiterait un catalogue dix fois plus épais que l’ancien de Manufrance !
— Chère jolie demoiselle Heinaven, à la suite de votre conversation avec le général Durdelat, les autorités françaises ont décidé d’aller récupérer sur (ou dans) le sol béni de votre chère patrie ce que vous savez. C’est moi qui suis chargé de cette délicate mission. Consentiriez-vous, le moment venu, à me guider jusqu’à l’endroit où se trouve le fameux caisson de ciment ?
Elle ne répond pas immédiatement car c’est une fille réfléchie qui doit se gaffer des impulsions. Avant de lâcher sa décision, elle objecte :
— L’endroit précis, je l’ignore ; tout ce que je connais, c’est la zone approximative où il se trouverait. Les explications du pauvre Strogonoff, pour minutieuses qu’elles eussent été (quel français rutilant pour une étrangère !), ne pouvaient, sans plan, être d’une rigoureuse exactitude. Il m’avait parlé d’un rocher haut de cinq mètres en forme de dent de chat. Il fallait compter seize pas, en partant, plein nord, de cette roche. On atteignait alors un conifère à double tronc, près duquel s’ouvrait un terrier de mammifère fouisseur. Strogonoff avait élargi ce terrier pour y loger le caisson, puis l’avait obstrué pour, ensuite, planter par-dessus un buisson d’airelles sauvages.
Karola m’avoua que, lors de son examen des lieux, quelques mois plus tard, si elle avait effectivement découvert le rocher et l’arbre à deux troncs, il y avait un tel foisonnement d’airelles dans ce sous-bois qu’il lui avait été impossible de repérer l’ancien terrier. Elle s’était abstenue de creuser le sol, se sentant épiée.
Elle déploya alors une carte de la Finlande pour me désigner le point névralgique.
Je pose ma main sur la sienne, en pleine Laponie finnoise. Elle me regarde, sourit et dégage sa menotte.
— Vous n’avez pas répondu à ma question, lui dis-je ; pourrai-je compter sur votre collaboration, quand je serai à pied d’œuvre ?
Elle hoche la tête.
— Si vous m’aviez posé cette question voici une heure, je vous aurais répondu spontanément par l’affirmative, mais je viens de recevoir un étrange visiteur…
— Je sais, la coupé-je, je me trouvais dans le bar quand il vous a parlé.
Elle méduse :
— Vraiment ?
— Tout ce qu’il y a de vraiment : il vous a demandé pourquoi vous vous êtes rendue à votre consulat, pour savoir de quelle manière il fallait vous y prendre pour contacter les Services secrets français.
Elle opine.
— En ce cas, vous comprenez que ces gens vont me surveiller dorénavant ; ce ne serait pas un service à vous rendre que de vous servir de guide pour la récupération du minerai.
— Très juste, admets-je. Au passage, je salue votre sang-froid. Vous avez eu une façon énergique de prendre congé de lui qui m’a impressionné.
Elle a un léger sourire de femme flattée. Je la trouve vachetement bioutifoule, la mère. Si sa grande échasse n’était pas là, parole, je lui jouerais mon grand air d’« Aladin, ou la langue merveilleuse ».
— Dommage que vous partiez déjà, susurré-je.
— Pourquoi ?
— J’aurais eu tant de plaisir à vous faire visiter Paris.
— Je l’ai fait.
— Dans un bus climatisé, avec une bonne femme moche qui débitait son dépliant dans le micro ! Moi, je vous l’aurais montré à bord d’une 500 SL blanche décapotée. Nous serions allés dans les meilleurs restaurants et je vous aurais également organisé une visite complète de mon studio près des Champs-Elysées. Il a une vue imprenable sur l’Arc de Triomphe et j’y possède un porto de quarante ans d’âge.
Je louche sur ma tocante.
— Vous ne partez que dans quatre heures, nous aurions le temps…
— Départ de l’hôtel dans deux heures, corrige la fille des neiges.
— Plus que suffisant. En une heure quarante c’est fou ce qu’un homme et une femme déterminés peuvent accomplir. Dans ces cas-là, le temps est un adjuvant.
— Que signifie ce mot ?
— J’ai également un dictionnaire, mademoiselle Heinaven ; venez le consulter, ainsi vous aurez la définition précise du mot.
Et tu sais quoi ?
T’as déjà compris ?
Bon !
J’aime les femmes dociles quand elles le sont avec simplicité. Je hais les bégueules minaudantes, les chochottes du prose, les vertucatins. Karola, c’est un vrai bonheur. Elle baragouine une phrase à la grande échelle qui partage sa piaule, attrape son sac à pogne et me suit.
Je m’empresse de lui ouvrir la portière de mon carrosse immaculé. Elle s’installe. Nouveau flash sur le slip blanc bordé de dentelle noire. Ça stimule.
— Nous sommes à dix minutes de mon studio, promets-je.
Elle acquiesce.
— J’adore Paris.
— C’est la première fois que vous y venez ?
— Oui, mais ce ne sera pas la dernière.
Elle mate la rue de Rivoli, puis la somptueuse Concorde, ensuite, l’avenue impériale qui s’en va, en pente douce, imperceptible, jusqu’à l’Arc.
— Quelle beauté ! Comme celui qui a tracé cela avait le sens des perspectives, de la grâce et de la mesure.
Sa jupe retroussée dévoile deux genoux en comparaison desquels l’avenue des Champs-Elysées n’est qu’un étron de chien en décomposition.
Je trace comme un fol jusqu’à ma crèche de secours, haut lieu de délices où je me rends assez rarement pour davantage l’apprécier. Je n’y conduis que les frangines de gala. Pour les autres, les tout-venantes, c’est l’Hôtel du Phylloxéra et de la Grande Catherine réunis.
La concierge, une aimable Portugaise de quarante-cinq ans, me laisse remiser ma tire dans la courette pavée. Ne suis-je pas « lé moussiou dé la policia » ? Je l’en remercie d’un bifton ou d’une caresse sur les meules, selon que son époux est présent ou pas.
Ascenseur. Sixième laitage. Au fond du couloir, la porte ripolinée en vert bouteille. Ma crèche ? Une merveille ! La lourde franchie, ça forme une minuscule entrée pour le vestiaire, le porte-parapluie et une œuvre de Mathieu. Le tout tendu de tissu bleu drapeau. Il y a trois marches basses qui livrent accès à l’unique pièce revêtue du même tissu. Un large galon rouge et blanc court au ras du plaftard. Ça donne un côté 14 Juillet à mon baisodrome. Pour corriger cet aspect Révolution française, un lit à baldaquin trône contre le pan de mur le plus large, flanqué de deux tables de nuit Renaissance vénitienne absolument mourantes. Deux fauteuils, une table basse en marbre, et voilà tout le mobilier. Sur les murs, carrément, des estampes japonaises délicatement encadrées. J’oubliais : un coffre en cuir noir contient du porto et des verres. Je le glisse sous le plumard, c’est pour cela que j’allais omettre de le mentionner. Une petite porte capitonnée du même tissu que le reste donne sur l’exquise salle de bains conçue pour la remise en état de la chattoune et du pafoski, chiffonnés par les ébats amoureux. Une baie vitrée permet, comme promis, une vue émouvante sur l’Arc de Triomphe et, les nuits de fêtes nationales, quand l’immense drapeau tricolore flotte dans la lumière savante des projecteurs, les dames s’humectent avant même que j’aie porté la langue sur elles.
— En effet, c’est ravissant ! s’exclame Karola. Vous avez raison : il eût été dommage que je quittasse Paris sans voir cela.
— Je savais que cela vous plairait, dis-je en la prenant par les épaules.
Dieu que ses yeux sont beaux ! Gris-bleuté, avec, je crois te l’avoir précisé y a pas si naguère, un menu serti noir !
Sa peau te donne envie de mordre dedans. Sa bouche… Oh ! sa bouche ! Inutile que je t’en parle. Les mots pour exprimer une telle merveille sont trahisseurs, vains et flous. Approximatifs. Et puis t’as pas la capacité pour entrevoir. Trop cartésien, mon pauvre vieux. Ça a du bon, mais question poésie t’es pas opérationnel. Appeler un chat un chat, quelle misère ! Moi, un chat, je l’appelle une chatte, comprends-tu-t-il ? J’appelle ça un frifri, une cramouille, une craquette, une chagatte, une foufoune, une moule, une connette, et autres, et autres, et encore autres ! Qu’on serait encore là demain si je te les énumérais complètement.
Cette bouche de la Finnoise ! Tu vois, rien qu’avec elle, j’assure mon week-end. Quel dommage de la calter en accéléré. Faire l’amour à une fille pareille, c’est pis qu’entrer dans les ordres. Faut du temps avant que tu sois ordonné. Moi, Karola, j’aimerais me consacrer à sa jouissance. Je deviendrais mieux que son amant : son moniteur, son chapelain, son homme de joie, son mec !
M’enfin, faut pas gaspiller en regret le temps imparti. Alors, doucettement : la pelle de velours, lente et sûre. Pour débuter, effleurement de ses lèvres avec les miennes. Puis léger mordillement de l’inférieure. Après quoi, la menteuse se met de la partie. Sans pénétrer, travail en surface, juste de la pointe. Tu la sens qui cambre ? Non, bouscule rien, t’as la gagne en main ! Ton bout de languette faufile et bute contre les ratiches. Tu crois que c’est inerte, les chailles ? Et les gencives, hein, Ducon ? Les gencives, elles le sont, inertes ?
Tout vit dans l’humain, tout frémit, tout s’exalte ; l’homme est facilement mort, mais quand il est en vie, il confine au chef-d’œuvre ; physiquement, j’entends, parce que moralement, hein ? Tu connais l’oiseau ? Basse raclure fumardière, déjection ravalée ! Ignominie à peine feutrée ! Salaud à part entière ! Misérable de haut en bas, plein de cloques et de purulences. Le pire de tout, tu veux le savoir ? Menteur ! Indiciblement ! Menteur par vanité, menteur par cupidité, menteur par vocation. A croire que son pire ennemi, l’homme, c’est la vérité sous toutes ses formes.
Ces filles du Nord, leur principale qualité, c’est de ne pas être bégueules. Elles ont la baise spontanée, sans chichis prélavables (Béru). Tu les chopes dans tes brandillons que déjà, en te suçant la menteuse, elles ôtent leur slip. La vie bien comprise. Elles se laissent embroquer aussi simplement qu’elles t’offrent l’apéritif.
Dommage que les horaires de Finair nous tarabustent les glandes. Ce qu’on aimerait s’épanouir du calbute, pas bâcler, mais se laisser glisser sur l’air du Beau Danube Bleu. Emballer mollo, perpétrer dans le suave.
Là, je suis obligé de lui prodiguer un digest. Des morceaux choisis (bien choisis) : la broutoche enchantée ; les trois fingers qui se rejoignent, kif les trois suisses pour former l’Helvétie ; la languette mutine ; la visite au cyclope ; le bénitier de Satan. Dans les grandes lignes et sans avoir à payer de taxe de séjour. Rapido, comme dirait mon Antoine de Caunes. Moi, j’aime quand on forcène[3]. Cris et suçotements !
En fille intelligente, elle a compris qu’on jouait la montre et qu’il eût été ridicule de maniérer. Pas le temps des gnagnas, des gouzigouzis, des « plus lentement, darlinge ». En force, en trombe, en trompe ! Tout vêtus, ça corse. Troussée ! La merveille ! C’est ça qui donne du sel à la promptitude. Ce côté soudard (s’écrit également : sous Dard). Y a une connotation de viol.
Ce qu’on est dégueulasses, nous autres gens. Pouah ! Je comprends que ça dégoûte ceux qui ne peuvent plus forniquer. Dans la mémoire, ne subsiste que le poisseux de la chose ; le merveilleux, c’est au présent seulement. Rien qu’au présent ! C’est pourquoi il ne faut jamais le négliger, jamais lui passer outre en l’utilisant à faire des projets ou à évoquer des souvenirs. Il est comme l’eau ou le sang : il coule et c’est cela sa seule justification.
Bon, je lui exécute donc un tirage de luxe sur vergé impérial et un autre sur papier couché. Elle apprécie, gambade à l’équerre, ce qui est très plaisant.
La jolie pâmade de printemps ! Intense mais discrète. Pas le genre de vachasse qui brait, brame ou beugle. Non, non : le Pont des Soupirs. Point c’est tout, à la ligne. La jolie plainte finale mélodieuse. Freins pneumatiques. Tchaouffff ! Terminé.
Ensuite, toujours troussée, la course du petit cul vers des faïences salutaires. Le chevauchage attendrissant. Les plus nobles dames, j’ai remarqué, ne montent jamais un bidet en amazone. Statue équestre de Jeanne d’Arc, toujours ! Le bain de siège d’Orléans !
Galamment, je vais lui tendre sa petite culotte qui honorait la moquette de sa présence, non sans y avoir déposé un baiser chaleureux, ce qui l’émeut. Elle y voit une preuve de cette galanterie française dont la perdurance béquillante devient l’affaire des nostalgiques.
Elle la passe, me privant de son triangle d’or qui n’a pas fini de chanter dans ma rétine.
Elle contemple mon studio avant de le quitter.
— C’est merveilleux, murmure Karola. Ah ! la France ! Je reviendrai.
Nous descendons. L’heure commande. Il s’agit de se remuer. Si nous sommes trop à la bourre, je mettrai mon gyrophare sur le hard-top de ma tire, mais un drauper en 500 SL, ça risque de faire bizarre.
A l’instant où j’ouvre la portière à ma compagne, je biche un éclair dans la rétine. Là, pas de doute : on vient de me flasher. Je cherche et vois apparaître une Renault 25 du côté de la place Charles-de-Gaulle (la troisième étoile du Grand, décernée post mortem).
Tu me verrais bomber sauvage à travers la circulance. En moins de jouge, j’ai rattrapé la guinde en question. Deux hommes à bord. Un blond qui conduit et un grand pas tubulaire (Béru) à son côté. Karola qui a tout pigé, me dit à propos de ce dernier :
— C’est le Russe qui est venu m’interroger à l’hôtel.
Mon instinct est tel que je le pensais déjà. Le conducteur a compris que c’est à lui que j’en ai. Il cherche à me semer en serrant l’Arc de Triomphe de manière à me laisser centrifuger vers les avenues.
Mais ma pomme, quand il s’agit de manœuvrer dans Paname, y a pas un chauffeur de bahut qui pourrait me faire la pige. Le mec comprend vite qu’il comporte comme un con car, en quatre queues-de-poisson à des perclus de l’accélérateur, je le coince contre le rond-point de l’Arc.
Je descends en voltige, ouvre la portière du photographe, lequel a encore son Nikkon sur ses genoux.
— Qu’est-ce que c’est ? il fait avec une méchante voix. Que nous voulez-vous ?
En guise de réponse, je biche délicatement son appareil et l’ouvre. Puis je fourre son bifton de cent points dans la poche supérieure de son veston, en guise de pochette.
— Vous achèterez une autre pellicule, fais-je. Concernant ma photo, les droits sont réservés.
Je réintègre mon bolide et m’arrache au flot malaxeur.
— Vous êtes un homme tout à fait exceptionnel ! déclare calmement Karola.
— Vu de Finlande, je produis un certain effet, mais dans Paris, je me perds dans la masse ! réponds-je modestement.