Moi, les Finlandais, y a quelque chose qui m’échappe concernant leur code routier. Il t’oblige à rouler à 80 km/h sur des routes larges, rectilignes et à peine fréquentées, et d’y circuler tes lanternes allumées alors qu’il fait soleil même la nuit.
Cela dit, je veux bien y souscrire partiellement, en laissant briller mes calbombes, mais pour ce qui de la vitesse, tu permets, Totor ? A cent quarante je déferle sur l’asphalte finnoise. C’est d’autant moins risqué que depuis que je me déplace dans ce bioutifoul pays, je n’ai pas encore croisé un seul drauper, qu’il soit à pince, à bidet ou à moto.
Et, franchement, j’ai de bonnes raisons d’appuyer sur la pédale. J’aime pas laisser un mort derrière moi, fût-ce dans une contrée désertique. Je connais la perfidie des probabilités et n’ignore pas qu’il se trouve toujours et partout des témoins. Nulle part tu es à l’abri d’un fâcheux, d’un intempestif. Alors mon intérêt est de boulotter du ruban pour, le plus rapidement possible, franchir la frontière suédoise. Remarque qu’en Scandinavie, leurs frontières sont vachement poreuses. Les douaniers restent invisibles et tu as l’impression de te baguenauder dans un seul et même pays. Je pense que si je me faisais serrer en Suède ou en Norvège, y aurait pas chouchouïe de formalités pour me ramener à mon lieu de départ. Peut-être que je me goure, mais je sens les choses commak. C’est au Danemark que je commencerai à respirer.
Alors je dévale direction sud. Ivalo, Sodankylä, Rovaniemi. On franchit la frontière entre Tornio, Finlande, et Haparanda, Suède. Midi approche et nous avons faim. Je quitte la grand-route pour adopter la voie de contournement pour Luleä, sur le golfe de Botnie.
Au port, je trouve un hôtel-restau à la façade joliment peinte et aux fenêtres à petits carreaux. Je gare ma caravane sur le parking proche et j’emmène claper ma compagne. Jusque-là, elle s’est montrée éteinte, Kitège. A plusieurs reprises j’ai vu couler des larmes sur ses joues (où voudrais-tu qu’elles coulassent ?).
— Vous regrettez de venir avec moi ? ai-je questionné doucement.
Elle a goupillonné ses pleurs en négativant du chef.
— Non, mais oncle Uhro a été gentil avec moi, malgré tout.
Ce « malgré tout » me fait tiquer.
Je lui en demande la raison et elle finit par m’avouer que le vieux tonton la poursuivait de ses « acidités », comme dit Béru. Sitôt qu’elle a été sous son toit, il a tenté de la calcer, mais comme il triquait mou et qu’elle se démenait comme une belle diablesse, il n’a pu parvenir à ses faims.
Comprenant qu’il lui fallait jeter du lest pour l’équilibre de leurs rapports, Kitège lui taillait une petite plume quand la digue du cul bichait le vieux garde. Chaque fois, elle se luxait le poignet parce qu’il dégorgeait pas fantoche, le moustachu. Pour l’exciter, elle devait lui montrer sa chagatte après avoir passé des bas noirs ayant appartenu à sa mère-grand. Elle lui astiquait le pompon à l’huile de foie de morue, pas qu’il carbonise du panais, ce sagouin. La vraie séance homérique ! Heureusement, ses sens engourdis ne réclamaient pas souvent. Ça dépendait de la lune, assure-t-elle.
Donc, il y allait de son voyage environ une fois par mois ! Kitège mettait un poignet de tennisman pour se garder les muscles au chaud et essuyer la sueur perlant à son front. Elle bichait des lancées jusque dans l’épaule. Enfin, Pépère balançait sa fumée en poussant des onomatopées finnoises. Ça devait valoir le jeton, une saynète pareille. Je me fais mon ciné. Plutôt tristounet !
Les hommes sont vachement dégueulasses, non, sans blague. Mais quoi, c’est pas leur faute s’ils ont un petit canon dans le froc, sans cesse disposé à tirer !
Au restau, c’est nickel, bien ciré, empesé. Deux serveuses dodues à trognes rouges égayées de verrues, la chevelure clairsemée, d’un blond tirant sur le roux, avec d’immenses yeux très clairs et très cons, se mettent en frais pour nous. On commande du saumon mariné, des harengs à la moutarde et des boulettes de viande à la confiture de myrtilles. La bouffe commence à s’amadouer un peu. Le pain est extra, la bouteille de vin allemand se laisser vider. On déjeune copieusement.
Je déplace la salière, la corbeille à pain et le petit pot de fleurs contenant trois œillets tristes pour saisir la menotte de ma conquête. Elle me sourit frêle. Seigneur, qu’elle est belle ! Je le lui dis et j’ajoute qu’après le repas, nous nous chercherons un endroit discret où garer le camping-gare afin de s’offrir une sieste polissonne.
Tout en morfilant, je prépare un projet d’envergure destiné à faire reluire cette miraculeuse enfant. Je veux qu’elle en perde la tête, qu’elle crie son fade aux quatre points cardinaux ou, pour le moins, épiscopaux (épices, qu’au pot, et pisse copeaux, etc.).
Du coup, finito son chagrin d’honnête nièce. Le mironton est virgulé dans l’arrière-salle de sa mémoire. D’ailleurs, les vieux, on se les rappelle jamais très longtemps. Ils sont faits pour disparaître.
Un bon caoua, trop fort à mon goût, je douille la plus vioque des serveuses qui, dans sa tenue noire et blanche très raide, ressemble à une religieuse luthérienne. Je lui cloque un pourliche ronflant. Si important qu’elle doit croire que je lui commande une pipe et que je la règle d’avance.
On se casse en se tenant par la taille.
Mon camarade Dubraque fait déjà de la culture physique dans mon calbute à la perspective de la halte campagnarde promise.
Mais, rapidos, il joue « Le Petit Chose ».
Tu sais quoi ? Mon camping-car n’est plus sur le parking !
Mon premier sentiment est une curieuse sensation de « déjà vécu ». Je crois « reconnaître » cet instant. Mon subsconscient l’a-t-il prévu ? Mon « moi second » l’a-t-il « vu » par avance lorsque j’ai abandonné mon véhicule ?
Je regarde le rectangle de goudron taché d’huile et une foule de pensées confuses m’assaillent. Cocu ! Zobé ! Nique ! Les Russes ont eu le dernier mot. J’ai retiré les marrons du feu et ils n’ont eu qu’à les prendre ! Dans cette âpre lutte pour la barre de béton, j’ai eu la révélation, l’éclair ! C’est ma pomme qui a crié « Euréka » dans sa Ford intérieure, dirait Béru.
Le premier jour, en la voyant dans la barque de feu tonton, j’ai eu la pensée que ce que nous cherchions tous devait « ressembler à ça ». Plus tard, cette image est revenue me harceler. Et puis, incidemment, lorsque nous allions à Véröltua, roulant devant les Bérurier, Kitège et ma pomme, j’ai demandé à la jolie où son tonton avait déniché le stabilisateur de son canot. Elle m’a répondu qu’il l’avait trouvé dans le lac, parmi des ajoncs, près du bord. Et alors ç’a été un trait de tu sais quoi pour moi ? De lumière, oui, mon ange. Je me suis dit que jusqu’alors on carburait sur les dires du pauvre Strogonoff. On avait pris sa confession à Karola Heinaven pour du miel des Alpes, mais le gars avait modifié la vérité (euphémisme pour dire qu’il avait menti).
En fait, son caisson, c’est au lac qu’il l’a confié. Le père Uhro l’a découvert tout à fait incidemment, après qu’il eut pulvérisé d’une balle la caméra que les Popoffs avaient planquée dans un arbre. Lorsqu’il a chargé le bloc dans son barlu, son geste n’a pas été surpris. Et il l’a gardé plusieurs années à ses pieds.
Et puis voilà que les Russes, après que j’aie neutralisé leur sous-marin, ont compris que je m’enfuyais avec le trésor. Qu’est-ce qui leur a mis le prépuce à l’oreille ? Je l’ignore. Maintenant ils m’ont fabriqué de première.
Une tristesse amère m’empare. Une gigantesque désabusance.
La seule chose qui, très confusément, me dédolore l’âme, c’est de me dire qu’après tout, ce putain de minerai leur appartient et qu’il ne saurait être immoral qu’ils l’eussent récupéré. Ça relève d’une élémentaire justice. Oui, mais on a chargé le commissaire San-Antonio, roi de la braguette détonnante, de le retrouver et de l’amener en France. Un chien de chasse n’a pas à se demander s’il est juste qu’il ramène le faisan foudroyé à son maître.
— On vous a volé l’auto ? balbutie Kitège.
— On le dirait. En tout cas c’est bien imité.
Moi, ce qui me déconcerte le plus, c’est qu’à aucun moment je n’ai eu l’impression d’être suivi. Et pourtant je roulais plein pot sur d’interminables lignes droites et j’étais plus ou moins aux abois. Tu parles qu’un vieux fennec comme bibi, quand on lui file le dur sur près de cinq cents bornes, il s’en aperçoit, ou alors c’est qu’il est devenu manchot des méninges.
— Vous allez prévenir la police, naturellement ?
Tu parles ! Mettre la main dans l’engrenage, merci beaucoup.
— Je vais plutôt essayer de la retrouver !
La plantant là, je retourne à l’auberge demander l’adresse d’un loueur de bagnoles. On me renseigne et je ressors guère plus avancé.
A cet instant, un couple chevauchant une 500 Harley Davidson stoppe dans un grondement de tonnerre à l’huile Castrol. Je constate que le bolide est immatriculé à Paris et mon cœur se tartine de nostalgie.
— Salut ! fais-je au martien casqué de noir intégral qui drive l’engin.
— Ah ! français ? il me fait en se décasquant.
C’est un petit gars de chez nous, genre mécano à la coule. Sa gerce est une boulotte qui est parvenue à tasser fesses et nichemards dans une combinaison de cuir épaisse comme de la peau d’éléphant.
— D’où venez-vous ? m’enquiers-je.
— Stockholm.
— Vous n’auriez pas croisé sur la route, un mobile home couleur lie-de-vin sur lequel est écrit en blanc Pontarlier-Cap Nord ?
Le titi me répond qu’il a croisé une chiée de camping-cars, mais qu’il est trop accaparé par son monstre chromé pour lire ce qu’il peut y avoir décrit dessus. Mais son boudin combinaisonné s’écrie que si ! Elle, elle se rappelle parfaitement le véhicule en question, avec son inscription, biscotte elle est native du Jura et que ce nom de Pontarlier lui a sauté aux yeux.
— Où l’avez-vous croisé ?
— Dans un village.
— Il y a longtemps ?
— Quarante minutes environ.
Alors, poum ! j’échafaude en une fraction de seconde ! Le Sana des grands jours, tu sais ?
Je tire d’une poche secrète située dans la doublure ma brème de poulet.
Il la ligote avec effarement :
— Vous êtes le commissaire San-Antonio ?
— Comme tu le vois. Ecoute-moi bien, fiston, j’ai besoin de toi de toute urgence. Je vais te filer vingt-cinq mille balles, tiens, les voilà. Ta petite va t’attendre dans cet hôtel avec votre paquetage. La mienne, que vous voyez, là sur le parking, lui tiendra compagnie au besoin. Nous deux, on fonce à la recherche du mobile home. Je dois le retrouver coûte que coûte, mon grand ! Coûte que coûte ! Si on le rattrape, je te filerai encore une prime supplémentaire, et vous pourrez vous payer des vacances de rêve. T’inquiète pas pour ton permis, si les perdreaux suédois te le sucrent pour excès de vitesse, je t’en ferai envoyer un autre illico par lettre express.
Le petit gars regarde sa souris.
— Faut accepter ! lui dit-elle.
Les gerces sont bonnes conseillères.
Alors là, le petit mec, il s’en paie.
J’ai beau avoir coiffé le casque de Marcelle, sa potesse, je peux te dire que mon épine dorsale me sert de chéneau. Quand je virgule un z’œil sur le cadran de vitesse de sa Harley, j’ai la chiasse qui me jaillit des yeux en constatant qu’on dépasse le deux cents !
Pour essayer de me dépeurer, je me livre à des calculs. Entre autres propriétés secrètes, notre mobile home est équipé de deux réservoirs d’essence jumelés, ce qui lui fournit une autonomie de huit cents kilbus… La dernière fois que nous avons fait le plein, c’était à Véröltua avec les Bérurier. Depuis, le fourgon a dû parcourir à peu près six cent cinquante kilomètres. Donc, en cet instant, si les mecs ne se sont pas arrêtés de rouler, la jauge doit commencer d’envoyer des messages de détresse. Les (ou le) gars vont devoir procéder au ravitaillement en tisane.
Seulement voilà : le génial Mathias a installé un bouchon de radiateur truqué de son invention. A vrai dire, il est double. Si tu ne possèdes pas le secret, tu ne peux pas rentrer plus de cinq litres de coco dans le réservoir. Pas con, hein ? Je me mets donc à la place de mes voleurs. Ils ne vont pas s’alimenter en essence par fractions de cinq litres, ou alors leur trajectoire sera ponctuée de haltes incessantes.
Maintenant, supposons qu’ils décident de renoncer à mon camping-car et de récupérer le caisson pour le mettre dans une voiture plus conventionnelle. C’est bien simple : ils ne le trouveront pas ! La planque que le Rouillé a aménagée est inviolable, à moins de démolir totalement le véhicule et de le mettre en petits morcifs.
Robert (c’est le blaze de mon motard de Montrouge) drive son coursier de feu impeccablement. Il peut s’aligner au Bol d’Or, cézigue, ou à toute autre compétition. Je le vois dans les virages, un genou au ras du sol. Par instants, quand il double une file de camions, j’ai les testicules qui me remontent dans le gosier. Pour des sensations fortes, ça oui, c’en est !
Je sonde la route avec de plus en plus d’acuité. Je tapote sur la carapace qui enveloppe sa théière et il ralentit. Alors je hurle dans ses écoutilles :
— Décélère à partir de maintenant chaque fois qu’on approchera d’une station d’essence.
Futé, le drôle. Il pige tout à la seconde, exécute parfaitement mes instructions, avec sang-froid.
On continue de becter du ruban. Je me dis que « les autres », eux, doivent se conformer aux limites de vitesse. A bord d’un véhicule volé, c’est la moindre des choses.
Comme Robert infractionne à tout-va, j’en déduis que nous déboulons plus de deux fois plus vite que mon fourgon. Donc, s’ils ont une heure et demie d’avance sur nous, on doit la leur reprendre en… En combien de temps ? J’ai jamais brillé en calcul mental. Même avec une calculette, je me planterais.
Comme toujours dans ce genre d’épreuve, le doute m’habite (ou ma bite). Suivent-ils bien la route de Stockholm ? Ne se sont-ils point engagés dans une secondaire pour gagner la Norvège ? Disposant d’une singulière mémoire visuelle, je me remémore la carte de la Scandinavie. A Sundsvall, ils ont la possibilité de dévier à droite sur Trondheim où, peut-être, un bateau russe les accueillerait. Luleä-Sundsvall, ça représente quoi ? Plus de quatre cents bornes. Il faut qu’on les retapisse avant. Une volonté de feu m’empare. Dès lors, j’ai plus peur des prouesses du gars Roro et, au contraire, je le stimule.
Et puis tu sais quoi ? La Providence, je te jure.
Sur la strasse, y a des travaux sur plusieurs kilomètres, des panneaux préviennent. Bien qu’ils le fassent en suédois, les chiffres parlent. Défense de doubler. Mais l’interdit ne joue pas pour mon émérite petit pote. Tu le verrais louvoyer, doubler à gauche, doubler à droite, t’applaudirais sa maestria.
— T’es un chevalier, mec, complimenté-je.
Et, aussitôt, je la boucle. Je viens de m’apercevoir que nous roulons juste derrière le mobile home.
Au plus profond de mon âme, ça fait comme le chant d’un coq, au petit matin, dans une métairie.
— T’auras la Légion d’honneur un jour, petit drôle, lui dis-je en lui désignant mon véhicule.
— Rien à cirer ! riposte Roberto.
Un sage ! Il relève le bas de sa visière et, profitant de ce que nous sommes au pas, demande :
— Programme, chef ?
C’est pile la question (en anglais « the question ») que je me posais.
Je coule un regard derrière nous : un camion chargé de rouleaux de papier destinés à la presse : énorme, poussif.
— T’es chiche d’accomplir un petit numéro de cirque, gamin ?
— Y a pas de raison que j’peuve pas, affirme cette fleur de banlieue.
— Ça comporte un tout petit peu de risque.
— Un gros glandu qui se tape du foie gras aussi court des risques !
— T’es mélodieux comme un Stradivarius, petit homme ! Alors voilà le numéro que je te propose. Tu vas me doubler gentiment le camping-car ; quand tu l’auras presque dépassé, tu feras mine de l’accrocher sur l’avant. Tu chiqueras au gazier déséquilibré et nous tomberons à quelques mètres devant ses roues. Laisse-lui juste de quoi freiner, pas qu’il nous emplâtre. Si ton teuf-teuf est meurtri, ne sois pas inquiet, on te carmera les réparations, voire même on t’en offrira un autre au besoin, mais te connaissant comme je commence à le faire, je suis sûr que tu accompliras la manœuvre dans la chantilly.
— D’accord. Et après ?
— On reste inanimés sur la route, ou presque. Vu ?
— Vu, et ensuite ?
— Ensuite, mon pote, c’est le hasard qui continue le scénario ; tout dépendra de l’attitude des mecs. Mais il est à prévoir qu’ils descendront, ne serait-ce que pour déblayer le chemin. S’ils descendent, tu me laisses agir. Toi, tu remets ta bécane à la verticale et tu te casses sans plus t’occuper de moi ; rendez-vous à l’hôtel de Luleä, tu me reçois cinq sur cinq ?
— Banco !
— Alors go, mon drôle, et que Dieu te garde !
Le môme se met à foisonner de l’avertisseur pour réclamer le passage. Il remonte le car.
Je virgule un regard à travers les parties vitrées : nobody à l’intérieur. On atteint le niveau de la cabine ; hymne de grâce, il n’y a que le conducteur à l’intérieur : un mec plutôt corpulent, avec peu de cheveux bruns et des lunettes à verres teintés. Il a un nez fort, un peu patatesque, fendu du bout comme des fesses.
— Vous y êtes ? lance Roro.
Je me prépare à la fête.
— On choit à droite ! m’avertit le môme.
Il se défend, là encore, de première. Un petit coup de cul. Son garde-boue arrière heurte l’avant du fourgon. Il se met à zigzaguer, puis se couche.
Traînard involontaire du fameux (que dis-je ! du fabuleux) commissaire San-Antonio.
J’ai le dargif en feu ; la miche droite pour te préciser ; mon jean doit être arraché. A spartiate tout va bien. Ces heaumes de motards, c’est bien pratique : tu vois à travers sans être vu.
Je tiens une période de chance infinie car le conducteur-voleur ne met pas trois secondes pour jaillir de mon véhicule et se précipiter. Il se penche sur moi, l’air souverainement contrarié. Furax de cet accident.
J’attends qu’il soit à bonne portée, et « rran » ! passe-moi l’éponge. Le dôme du casque sur son pif en dargeot de bébé. Il en voit trente-six chandelles. Mais c’est un coriace, imagine. Et un fulgurant du réflexe. Illico, il m’administre un coup de latte dans les côtelettes, ce qui me dépoumone. Le voilà qui me place un doublé. Mais il ne va pas plus loin et s’effondre. Je mate : c’est Roro qui vient de le sniffer avec une clé anglaise. Vraoum ! Le gonzier culbute.
Derrière, les gens de la file, camion de papier en tête, klaxonnent à tue-tête pour réclamer la décarrade. Et moi, génial ! Vraiment génial ! Un coup de saton sauvage dans le groin du gars et je lui file mon casque par-dessus ses horions. Maintenant, c’est lui le motard accidenté. Quand le camionneur de derrière se pointe, il m’aide à installer Dudule dans le camping-car.
— Hôpital ! Hôpital ! promets-je.
Roro confirme. Renfourche son bolide ; on repart. Pas plus duraille que ça, mon pote ! Mais ce petit loustic de Montrouge, tu parles d’une présence d’esprit !
Il examine son beau bolide brûlant. Centimètre après centimètre.
— Y a du bobo ? m’enquiers-je.
— A peine : la poignée de mon frein droit est tordue et j’ai un pet au garde-boue.
On a largué la nationale pour un petit chemin qui nous a amenés dans une crique sauvage. A quelques encablures, on distingue une île posée au ras des eaux du golfe de Botnie.
— T’as été immense, fais-je au titi de Montrouge ; putain, tu compteras désormais parmi mes heureuses rencontres !
— Vous aussi, déclare Robert, ç’a été géant comme équipée !
— Maintenant, il est temps que je fasse un petit bilan avec notre passager, décidé-je-t-il.
Mais le motard ricane :
— Je crois que ce sera pour plus tard, commissaire. On a eu beau lui cigogner la gueule, faut croire qu’il a le crâne dur.
Et il me désigne la vitre arrière du mobile home qui est brisée. Effectivement, mon voleur de voiture n’est plus dans ses appartements. Il a mis les adjas par la fenêtre du fond.
— Tant pis, assuré-je. Un dur à cuire comme lui n’aurait pas parlé et je déteste rendre les gens loquaces en leur cognant dessus.
Je sors une nouvelle liasse de talbins de ma fouille secrète :
— Pour tes œuvres, petit homme, tu l’as bien mérité.
Mais il secoue la tête :
— Non, commissaire, pas question. Avec ce que vous m’avez déjà donné, j’ai de quoi éblouir la Marcelle pendant toutes les vacances.
— Enfouille, pauvre con, faut jamais cracher sur le pognon. D’autant que c’est l’Etat qui douille !
Il hésite :
— Bon, si c’est comme ça… Mais alors je vais vous acheter des fleurs.
— Merci, mon mignon, mais je préfère que tu m’offres cinq kilos de peinture et deux pinceaux. On est peinards, ici, on va en profiter pour repeindre ce carrosse ; j’ai encore pas mal de route à tirer.
— Les plaques vous trahiront.
Je rigole :
— J’en ai d’autres, ainsi que la carte grise qui va avec.
Il siffle d’admiration (à demi ration).
— C’est la méchante organisation !
— Une fois n’est pas coutume.
Le voilà déjà à cheval sur son palefroi.
— De quelle couleur, la peinture ?
— Choisis ce que t’aimes !
Je mets à profit son absence pour m’offrir un petit roupillon maison. De ces sommes dits « réparateurs » qui sont naturellement brefs et qui, en effet, te régénèrent.
J’en suis arraché par un bruit de moteur. Ce moteur-là n’est pas celui d’une moto, mais d’une vieille Saab 900 délabrée qui hoquette sur le chemin de terre. Elle est d’un gris délavé, avec des plaques lépreuses biscotte la rouille.
Et qui aspers-je au volant ? Mon gars Roro, fier comme bar-tabac, pis que s’il drivait une Rolls ou la dernière Ferrari.
Son tas de rouille s’arrête à deux mètres de mon fourgon et il en saute en sifflotant.
— Où as-tu pêché cette épave, Gavroche ? je m’enquiers-je. Et ta péteuse ?
— Je l’ai laissée en gage au garaco qui m’a prêté ce matériel, commissaire. Je ramène un compresseur pour peindre votre corbillard. Je me disais qu’avec des pinceaux on allait en avoir pour vingt ans à filer la barbouille et qu’on obtiendrait du boulot de sagouin. Tandis que là, laissez-moi usiner, et dans une plombe je vous livre un boulot de pro. Tout ce que vous aurez à faire, c’est de coller du papier adhésif sur les chromes et le pourtour des vitres pour les protéger.
Ce petit futé, il est unique en son genre. Je me l’annexerais bien comme collaborateur.
— T’aurais pas envie d’entrer dans la Poule, des fois, Robert ?
— Non, sans façon ; j’aime trop la mécanique. Moi, si j’ai pas un carter à démonter, je me sens malheureux.
Le voilà qui met son bouzin en place et, bientôt, le moteur sur batterie du générateur trépide comme un hosto spécialisé dans la maladie de Parkinson.
Il a choisi de la vraie peintoche pour bagnole, mon pote. Une teinte pastel, dans les vert branlette, qui fait songer au printemps.
— C’est à séchage instantané, me crie-t-il pour dominer le bruit.
En le voyant œuvrer, je réalise son professionnalisme. Le genre bricolo qui sait tout faire. S’il épouse la môme Marcelle un jour, il lui bâtira une turne entière, le gentil castor : électricité, plomberie, peinture comprises. Mon gros véhicule bordeaux se pare de sa robe légère à une vitesse grand V. En moins de jouge, il a changé d’aspect.
— Et maintenant, la deuxième couche ! annonce Roro, infatigable.
Après, il remplace les précédentes plaques par un jeu de nouvelles. Nous voilà immatriculés dans les Yvelines, maintenant. Pour achever de modifier l’aspect du bus, on colle du papier teinté sur les vitres de l’habitacle et j’accroche un délicieux nounours de fête foraine au pare-soleil passager.
Le titi contemple son œuvre avec délectation.
— En soixante-dix minutes ! jubile-t-il. A Montrouge, mon patron facturerait quinze heures de main-d’œuvre au pégreleux qui l’aurait chargé de ce boulot !
Dans ses nouveaux atours, le mobile home n’a plus rien de commun avec le premier !
Les deux gerces sont en grande bavasse dans une chambre de l’auberge. Y a que des frangines pour réussir à tailler le bout de gras sans jacter la même langue.
— Alors ? demandent-elles simultanément, l’une en français, l’autre en anglais.
— Le malheur est réparé, répondons-nous dans ces deux idiomes.
Joie ! On se gratule ! Généreux, depuis que je l’ai matelassé de Pascals, Robert insiste pour offrir le champagne. On boit. On s’embrasse. On se quitte en promettant de se revoir. C’est la vie !
En pleine noye, je refais un plein à Gävle, ce qui va me permettre de gagner le Danemark sans me réapprovisionner. Je n’ai pas sommeil et je sens que je vais faire le tour du cadran en drivant mon bahut. C’est une de ces nuits où « les nerfs te tiennent », comme dit ma Félicie. Tu pilotes presque automatiquement, ni le temps ni les distances ne t’incommodent ; à croire que tu es devenu une machine à conduire.
J’emprunte le maigre tronçon d’autoroute qui permet d’éviter Stockholm ; ces Suédois ne se cassent pas, question réseau routier ! Eux, avec le Nobel, trois tennismen et des bocaux de harengs, ils font la rue Michel, ces cons !
Privé de nuit noire, je me conforte dans l’automatisme de la conduite. Toutefois, je retrouve une impression d’obscurité dans le sud du pays. Manque de pot, elle se dissipe, car c’est le matin, lorsque nous atteignons Hälingborg où il nous faut prendre le bateau transbordeur pour le Danemark.
Ma chère Kitège a dormi comme une grande fille toute simple et ce sont les bruits de l’embarquement qui la réveillent. Je lui explique où nous sommes et elle me demande si je compte m’arrêter bientôt. Je lui propose de faire escale à Hambourg, l’autoroute étant à peu près continue depuis notre lieu de débarquement. Elle est d’une docilité à toute épreuve, cette fille. Du pur nougat ! A bord, on fait pipi et on s’octroie un café croissant.
Après, c’est la rapide traversée du Danemark, un nouveau transbordement, plus long que le précédent, puis nach Hambourg, ville que je connais parfaitement.
On y parvient en début d’après-midi.
Chat naguère échaudé, je fonce jusqu’à l’hôtel de police où je demande le commissaire Zatzbruck, charmant homologue avec lequel j’ai collaboré dans « L’Affaire des ferrets de la reine », dont tu as probablement entendu parler ? Il est dans son burlingue. C’est un grand type un peu voûté, aux yeux laiteux et aux cheveux en brosse. Il a des bourrelets aux oreilles, une cravate marron caca sur une chemise à rayures jaunes et bleues.
— Que vous arrive-t-il, vous si élégant et séduisant d’habitude ! s’exclame-t-il en m’apercevant avec de la barbe, des bleus (d’origine béruréenne) plein la frite, un jean arraché aux miches et le regard fiévreux d’un gonzier qui vient de se payer treize heures de volant sans respirer ; sans parler de mes ecchymoses.
— Des péripéties, mon cher Adolf. Je les décrirai dans mon prochain bouquin dont je vous enverrai une traduction.
— Que puis-je pour vous ?
— Peu de chose, à vrai dire. Je vais séjourner à Hambourg jusqu’à demain matin et j’aimerais confier mon camping-car à la police hambourgeoise afin qu’elle veille dessus jusqu’à mon départ. Je vous le dis tout de suite : il n’y a rien de précieux dedans, mais des malins en veulent à ma peau et je crains qu’ils ne le piègent si je le laissais dans un parking d’hôtel.
Zatzbruck sourit.
— No problème, Antoine, on va le remiser dans notre garage spécial qui est mieux gardé que la Bundesbank. Vous ne voulez pas que je vous fasse protéger pendant votre séjour ici ?
— Inutile. D’ailleurs je suis malade de sommeil et je vais aller m’enfermer dans une chambre du Vierjahreszeitung, que j’adore, en compagnie d’une délicieuse petite Finlandaise avec laquelle je compte prendre un bain plein de mousse.
Peu après, je réalise ce projet au-delà de tout ce que tu peux imaginer. Quand on nous a apporté un repas en chambre des plus simples : caviar, poulet froid, tarte tatin, j’accroche le petit panneau rouge « Do not disturb » à notre porte et le guerrier reçoit enfin la récompense de ses efforts.
— Je commençais à me ronger les sangs, mon garçon ! s’exclame le général Durdelat en reconnaissant ma voix.
Y a de la réprobation dans son intonation, mais franchement je l’encule.
— Tout est en ordre, mon général, riposté-je sèchement.
Dis, il va pas me casser le mental, ce vieux juteux de mes deux mahousses, alors que je connais la félicité des sens après la superbe séance d’amour que j’ai consacrée à Kitège.
Pendant que je viens au rapport, elle prend son bain, la divine. Et elle chante d’une voix cristalline cette ravissante complainte finnoise que, personnellement, j’adore :
Mutta hänellä ei ollut mitään omaa : aikaa, ystävia, ja yllättävästi mikä tärkeintä-työtä.
Bercé par la voix pure, je narre à Durdelat les péripéties que j’ai traversées, sans rien lui celer de « l’accident » survenu à tonton, de ma décarrade avec sa nièce, du vol du fourgon, de ma poursuite infernale à moto, de la rattrapade épique, de la fuite du « prisonnier » et de notre halte à Hambourg.
— Seigneur, où avez-vous mis le fourgon ! tonne le chef des Services secrets.
Je lui dis. Il grommelle.
— Vous pensez bien que ces enviandés de chleuhs sont en train de passer votre véhicule aux rayons « X » !
— Grand bien leur fasse, mon général. Xavier Mathias a aménagé une cache indétectable.
— Indétectable mon cul ! Vous les connaissez, les boches, commissaire ? Vous les connaissez bien ? Moi je les ai eus en 40. Des fouille-merde acharnés !
— Voyons, mon général, ils doivent bien comprendre que si j’ai placé ce véhicule sous leur protection, c’est parce que je ne redoute d’eux aucun coup bas !
— Vous êtes ingénu, commissaire. Vous avez conservé votre âme d’enfant ! Revenez le plus rapidement possible.
Il raccroche.
Mal luné, cézigo. S’attend-il à une disgrâce imminente ?
Je tombe sur mon plumard ravagé, les bras en croix. Un peu plus tard, je sens que Kitège me rejoint. Son corps nu est frais comme l’aube. Elle coule sa main sous mon corps à la recherche de mon zifolo à moustache, s’en saisit et s’endort.
Mon collègue Zatzbruck n’est pas encore à son burlingue quand je viens reprendre possession du mobile home. Mais il a laissé des instructions et un flic en uniforme me drive dans les profondeurs de l’hôtel de police, jusqu’à un parking comprenant des boxes fermant à clé.
Serrure confortable. Rien à craindre. Le pandore délourde et je sors notre roulotte de sa chiourme.
Tu me diras tout ce que je voudrai, mais une belle baise t’ennoblit. Quand, pendant des heures, tu as tiré une gonzesse comme Kitège, que tu l’as mignardée, fait étinceler de partout. Que t’as inventé des surpassements féeriques, des lichettes peu communes, du sensoriel d’une haute tenue morale, de l’intromission multiforme, des attouchements spéléologiques, du derme-à-derme ouatiné, de la lubrification gastéropodique, de l’étrillage de crinière lingual et cent mille autres entreprises dont l’idée naît au fur et mesure que se développe la prodigieuse connivence des corps. Oui, quand tu viens de t’enivrer d’une femme à ce point, tu deviens un nuage rose, un duvet au vent léger, le vol titubant d’un papillon.
Je drive ma belle poubelle nacrée en fredonnant des airs pas encore composés, mais qui ne pourront échapper longtemps à l’inspiration des compositeurs de musique.
Elle a sa joue sur mon épaule. A ma demande, elle n’a pas mis de culotte afin que je puisse, à tout instant, plonger mes doigts dans le bénitier de Satan.
Je fonce sur Hanovre. Après, ce sera Cologne (que d’eau ! que d’eau !) et son fantastique entrelacs d’autoroutes. Tout de suite après, la chère Belgique retrouvée. Ce soir, enfin, Paris. Paname, Pantruche ! Ma Félicie, tout de suite après la solennelle remise du minerai maudit à « mon général ».
L’incident se produit peu avant l’aire de stationnement de Damenhandtasche. Une Mercedes surmontée d’un gyrophare arrive à notre hauteur et se met à klaxonner. Il y a deux hommes à bord. Celui qui occupe la place passager passe un bras hors de sa portière et, d’un geste mécanique répétitif, m’indique que je dois m’engager sur la bretelle livrant accès au parking. J’obtempère.
— Vous alliez trop vite ? me demande Kitège.
— Je ne pense pas. D’ailleurs, la vitesse n’est pas limitée sur les autoroutes allemandes.
L’homme de la Mercedes m’enjoint maintenant de stopper.
Je.
Alors il sort de sa guinde pour s’approcher de la mienne en portant deux doigts au bord de son bada en un geste très perdreau, de politesse guindée.
Je baisse ma vitre. Alors le gus que je te cause sort de sa fouille une petite bombe à gaz noire et me pulvérise une grande giclée dans les trous de nez.
C’est du chouette ; pas du tout de la poudre à éternuer. Le temps de piger que je viens de me faire opérer comme un plouc et j’ai perdu conscience en moi !
C’est un gaz bizarre, qui te neutralise, te fait vagabonder dans les vergers en fleurs, mais te laisse la notion du réel. Je sens très bien qu’on m’arrache de mon siège et que deux personnes m’aident à tituber jusque dans l’habitacle du camping-car. Là, je suis virgulé sur le plumard et on me ligote bras et jambes. Et puis on fait pareil avec la tendre Kitège. Son doux parfum me parvient et me grise. Il a la santé, l’Antonio, non ? La bitoune chevillée au corps !
Quelqu’un s’est mis au volant et on repart. On roule dru. A fond la caisse. Le balancement finit par me déconnecter et je sombre dans une grisaille nauséeuse qui n’est ni du sommeil, ni de l’évanouissement classique, mais plutôt une profonde torpeur.
La durée du voyage ?
Alors là, je ne saurais l’apprécier. Peut-être une heure ? Peut-être davantage ?
Le mobile home ralentit, s’arrête. Je perçois le ronronnement de son moteur répercuté par d’étranges échos. Puis on coupe le contact. Suivent une succession de heurts réverbérés par un vaste local qui forme caisse de résonance.
Les lourdes du camping-car s’ouvrent, des hommes se saisissent de nous et nous sortent du véhicule. Ils nous balancent sans ménagement sur un tas de vieux pneus. Je vois des poutrelles de fer, des verrières aux vitres sales et brisées, des bagnoles vétustes abandonnées dans différents points du colossal hall désaffecté où nous avons abouti.
Un groupe de bonshommes en salopettes noires entourent ma chignole repeinte. Pour ce que ça aura servi, le boulot du môme Roro ! Ils sont quatre, plus les deux gonziers en tenue de ville qui nous ont alpagués et qui, eux, regardent usiner leurs potes. Les gars en noir s’agitent comme des fourmis et font autant de travail que ces petites ouvrières. Tu les verrais décortiquer notre beau fourgon de luxe ! En un instant, ils l’ont vidé de son mobilier, ont arraché les placards muraux, le lavabo, l’évier, la douche. Ils ont sorti les banquettes de la cabine, le réchaud à butane, les chiottes.
Pas un mot ! Ils s’agitent sans bruit, ou presque. Précis, efficaces. L’un d’eux dresse une petite échelle d’aluminium contre la carrosserie pour explorer le dessus de la voiture. Il sonde à coups de pique, crevant sans vergogne le toit, puis la carrosserie.
Un autre, armé d’une petite grue de garage dépose le moteur. Bientôt, les lutins couleur de suie glissent un élévateur à bagnoles sous les roues pour soulever le mobile home. Avec une chignole électrique, ils percent le plancher. Les roues sont ôtées, les essieux arrachés.
Ils poursuivent leur tapin inexorablement, toujours sans échanger une syllabe. On dirait qu’ils s’activent à l’intérieur d’une basilique, tellement les sons se trouvent répercutés à l’infini.
Je les regarde dépecer le véhicule en songeant que Mathias est un génie. Mais quelle pitié ! Ce véhicule si performant réduit à néant ! J’en chialerais !
A la fin, les types sont écarlates et ruissellent de sueur. Ils cessent de fonctionner. Les bras ballants, la poitrine haletante, ils adressent aux deux « civils » des mimiques impuissantes.
Celui qui m’a sulfaté est un anguleux blafard au nez busqué, aux lèvres minces.
Il vient à moi, mains aux poches et, à brûle-pourpoint, demande :
— Où ?
Vachetement laconique, hein ? Pour la concision, tu ne peux guère faire mieux.
Je soutiens son regard de boa à qui on fait languir son rat du samedi soir.
— Cherche ! lui rétorqué-je.
Il me file son talon en pleine bouille, ce qui ne va pas réparer les dégâts que m’a infligés Alexandre-Benoît. Mais il est sans haine. Il joue le jeu, voilà tout.
— Où ? répète-t-il.
Une question en deux lettres, d’une parfaite précision.
Je pourrais également lui répondre en deux lettres en lui disant « Là » et en lui désignant l’endroit critique. Je m’en abstiens. Mission is mission. La garde meurt mais ne se rend pas (l’hagard demeure mais ne se rend pas).
Son long regard incisif me pilorise un bout de temps. Puis il retire sa jauge, se rend compte qu’il me reste suffisamment de carburant volonté pour tenir le coup jusqu’aux prochaines vacances de mardi gras et m’oublie momentanément. Il conciliabule avec les autres.
Visiblement, une décision est prise. L’un des hommes en noir va quérir un jerrican d’essence quelque part dans l’immensité du hangar. Il le ramène jusqu’à moi, me le fait renifler.
— Pétrol ! il articule.
Ensuite il s’approche de Kitège, dévisse le bouchon du jerrican et se met à asperger la mignonne à grandes giclées.
Putain, voilà que la situation s’aggrave ! Ils ne vont tout de même pas…
Ben si, que veux-tu. C’est des déterminés. Pas des méchants, juste des messieurs résolus, qui entendent aboutir coûte que coûte.
L’homme qui m’a kidnappé ramasse un journal datant de la reddition de Sedan, le roule en torche et y met le feu à l’aide de son briquet.
Sans se presser et tandis que l’édition du Fauderchzeitung s’embrase, il me demande pour la troisième fois, en approchant sa torche de la môme :
— Où ?
— O.K. ! O.K. ! empressé-je, vaincu par la raison du plus fort, qu’on continue d’estimer être la meilleure. Eteignez votre saloperie, je vais tout vous dire.
Placido, comme Domingo, il laisse tomber l’imprimé en feu sur le sol de ciment et le piétine pour l’éteindre.
Quand son menu brasier n’est plus que cendres, il m’interroge de la tête.
— Détachez-moi, je vais vous montrer, déclaré-je.
Le chef enjoint à l’un de ses hommes de me déboulonner, ce qu’il fait en deux coups de couteau.
Je me lève alors, quitte notre couche de pneus pour m’approcher de notre mobile home qui n’est plus home ni mobile du tout depuis que ces vilains cancrelats se sont « occupés » de lui.
— En dehors de l’adverbe « où », vous comprenez le français ? je lui demandé-je-t-il.
— Très bien.
— Parfait. Alors je vais vous révéler l’astuce de notre spécialiste, cher monsieur. Mais auparavant, je voudrais que vous fassiez également délier mademoiselle. Elle est imbibée d’essence et une escarbille de cigarette est si vite arrivée.
— Volontiers.
Lorsque Kitège a recouvré la liberté de ses mouvements, je lui dis de prendre sa valise qui fait partie de la montagne hétéroclite déchargée du camping-car et de se changer.
Les six gusmen s’impatientent. Pourtant, elle est chouette à regarder, la chérie ! Le chef du commando m’empoigne par un revers.
— Alors ?
— Alors, mon cher monsieur, figurez-vous que l’astucieux garçon chargé d’aménager ce véhicule a eu une trouvaille épatante. Il a camouflé en traction arrière ce qui est en réalité une traction avant, ce QUI REVIENT A DIRE QUE LE PONT DE TRANSMISSION EST FACTICE. En étudiant les choses de près, vous auriez pu finir par vous en rendre compte, mais le travail a été si ingénieusement exécuté qu’il faut être un bon spécialiste de la mécanique automobile pour s’en apercevoir.
Là, tout flegmatique qu’il soit, Œil de larynx s’anime un peu, prend des couleurs et traduit la chose à ses équipiers. Son enthousiasme est répercuté à la ronde. Les mecs font « Ah ! Oh ! Ih ! » et même « Uh ! », et en russe, s’il te plaît !
Ils s’approchent du pont placé sous la tire et se mettent à le cigogner.
— Non ! Vous n’y parviendrez pas si vous ne connaissez pas la combinaison ! avertis-je. Les écrous qui maintiennent le pont fermé se dévissent : un à l’envers, le suivant à l’endroit et ainsi de suite, en partant du plus bas.
Pleins de respect pour l’intelligence française, ces messieurs suivent mes indications et, bientôt, le faux pont devient le simple tube chargé d’accueillir l’écrin de béton.
Ils laissent la priorité à leur cerveau, le lieutenant Bouftapine[9] des Services secrets soviétiques.
Ce dernier se penche sur l’orifice, comme un vétérinaire sur l’utérus d’une vache en train de vêler. Et comme ledit vétérinaire, il engage son avant-bras dans la cavité. Puis il réclame une lampe électrique qu’on lui donne vitos. Il regarde. Ensuite il me fait signe d’approcher. Pressentant un malheur, je mate par le grand trou. Rien ! Le vide ! Zéro ! Ballepeau ! Niente ! Mon cul ! Le bloc de béton a disparu.
Il avait raison, le général Durdelat, de redouter la curiosité teutonne ! Les sagouins ! Elle est fraîchouillarde, la nouvelle entente franco-allemande. Je vais leur demander aide et assistance et ils me détroussent comme le seigneur des Adrets ! Me pillent sans le moindre scrupule, ces rapaces ! J’ai lutté comme un fou pour leur retirer les marrons du feu ! Je leur ai même amené la camelote chez eux, patate que je suis ! Service à domicile, l’Antonio intrépide ! T’as pas besoin de passer commande ! Il t’apporte la marchandise jusqu’à ton frigidaire. Pour la facture, inutile de vous inquiéter, c’est la France qui casque !
Je crois qu’il s’aperçoit, le lieutenant Bourretapine, que ma stupeur n’est pas feinte. Cela dit, ça ne fait pas son blaud non plus.
— Les Allemands, lui dis-je. J’ai confié ce fourgon, hier au soir, à la police de Hambourg. Ils ont été plus malins que vous et ont trouvé le caisson ; sans doute disposent-ils de moyens de détection plus sophistiqués que les vôtres ? Des rayons laser par exemple…
Il se pince le bout du pif en réfléchissant, puis il parlemente avec ses aminches. Mais ça n’a pas l’air de faire avancer leur schmilblick. En désespoir de cause, le lieutenant Touchemapine va à sa Mercedes pour user du téléphone. Afin d’être tranquille, il éloigne sa caisse à l’autre extrémité de la cathédrale désaffectée. Prudent.
Son absence ne brise pas ma vie, mais ne me dit rien de bon. Une impression, comme ça. Mauvaise.
Il lance un ordre et voilà que l’un de ses sbires va chercher un nouveau jerrican d’essence.
— Pour moi ? demandé-je avec une grande maîtrise au lieutenant Sortapine.
Il acquiesce.
— Navré, dit-il.
Il ajoute, laconique :
— Les ordres, vous savez ce que c’est.
— Vous pensez !
— On n’a pas aimé en haut lieu la destruction de notre sous-marin.
— Moi non plus, mais les ordres, vous savez ce que c’est.
Il a un sourire qui, pour être réaliste en plein, devrait produire un bruit de porte qui grince.
— Vous n’avez rien de plus expéditif que le feu ? demandé-je en grimaçant.
— Il purifie tout ! coupe le lieutenant Mords-ma-queue. J’ai l’ordre de détruire « aussi » cet entrepôt.
— Alors vous faites d’une pierre à briquet deux coups ?
L’un des zigotos déguisés en cafards commence à m’inonder d’essence. De la Shell, super !
— Une seconde, big chief ! lancé-je au lieutenant Sucemonpaf. Le gros de la marchandise a été volé, mais je dispose d’un petit échantillon ; c’est toujours ça, non ?
— Expliquez !
— Ne jamais mettre tous ses œufs dans le même panier, ni ses pieds dans le même soulier.
A peine que proféré, j’ôte mon mocassin gauche, dévisse son talon truqué par le démoniaque Mathias. A l’intérieur dudit se trouve une sorte de boîte de porcelaine dans laquelle, hier matin, avant de planquer le caisson, j’ai placé une noisette de factotum exubérant.
Et alors tu sais quoi ? Tout l’art de San-Antonio est là. Je saisis ladite boîte et la jette violemment contre un mur de l’entrepôt. Elle se brise.
Les six Russes foncent dans la direction du minerai, mais il est déjà à l’œuvre, le bougre. Voilà que tout ce qui est métallique ici se désagrège rapidement : les bagnoles, les poutrelles de fer, les fermetures Eclair des braguettes…
Moi je fonce, coudes au corps, saisis la mère Kitège par le bras, l’entraîne jusqu’à la Mercedes stationnée devant la sortie, l’y pousse.
Derrière nous, c’est un début d’apocalypse. L’immense toit vitré s’effondre progressivement. Des vagues de verre brisé submergent les Popoffs. Leurs revolvers ont fondu, la plume et la bague de leurs stylos itou. Ils s’agitent en hurlant sous le typhon de tessons qui continuent de choir des hauteurs. A présent ce sont les piliers métalloches qui vont à dame. Démentiel !
Putain ! Quelle efficacité, ce factotum exubérant ! Ils vont se régaler, les frisés !
J’enquille une voie déserte dans un quartier en cours d’évacuation qui va probablement laisser sa place à quelque cité satellite ultramoderne. Je tremble : de peur rétrospective, de rage, d’humiliation. Dire qu’il va falloir bonnir la vérité au général Durdelat ! Peut-être a-t-il des arguments pour amener les Teutons à composer, à nous refiler une petite part du gâteau ? Mais je rêve ! Tu penses qu’ils vont battre à Niort, prétendre n’avoir touché à rien. Que veux-tu prouver ? Ça va encore me retomber sur le nez !
A mon côté, Kitège est blafarde, au bord de l’évanouissement. Ce genre d’épopée n’est pas fait pour les jeunes filles finnoises qui ne sont jamais sorties de leurs forêts. Et puis elle continue d’empester l’essence et y a des personnes frêles que cette odeur incommode.
— Ça va aller, mon cœur ? murmuré-je en lui caressant la motte, en camarade, à travers sa jupe.
— C’était terrible ! elle croate.
Puis elle ajoute :
— En fait, c’est vous qui êtes terrible !
— Pas tant que ça, soupiré-je en songeant à ma cargaison disparue.
Après que mon effervescence interne se soit calmée, mon attention est sollicitée par un curieux bip-bip qui retentit au tableau de bord de la Mercedes. Il provient d’un minuscule haut-parleur placé sous le poste de radio. L’objet a le diamètre d’un coquetier et il est pourvu d’un bouton moleté. J’actionne celui-ci. Quand je le tourne à gauche, le bruit-signal diminue. Si je tourne à droite, il s’amplifie jusqu’à devenir insupportable.
— Qu’est-ce ? interroge Kitège.
— Je ne vois pas. Probablement un signal de liaison. Je crois que nous devons être en contact avec le P.C. des Russes. Cet appareil doit leur permettre de repérer notre position.
— Vous ne pouvez pas le fermer ? s’inquiète ma douceur en jupons.
Tiens, c’est vrai, après tout. Dans mon échec, il me reste un fameux lot de consolation : Kitège.
L’amour, quand on est encore jeune et fringant, il semble naturel. Pour des crétins que je sais, il fait figure de sandwich. Mais si tu y réfléchis, quel somptueux don du ciel ! Alors, merde au factotum exubérant ! Et vive Kitège !
Nous avons contourné Cologne et nous nous approchons de la frontière belge. Le signal d’essence clignote à bord de la voiture. Il va falloir faire le plein. Je stoppe à la première station que j’aperçois. Ma compagne me dit qu’elle souhaiterait faire un brin de toilette. Je lui dis de prendre tout son temps. Une fois mon réservoir gavé, je vais me placer sur le parking pour l’attendre. Ce putain de bip-bip me turlupine. Je le rebranche et le retrouve présent, lancinant, patient jusqu’au bout de l’éternité.
J’essaie de piger. Je me dis que ce petit haut-parleur résonne d’un message « reçu », non d’un message « émis ». Le poste capte des ondes, il n’en lance pas. Ah ! si Mathias était là !
Elle revient sans m’avoir trop fait poireauter, ce qui est un bon point pour elle. Le temps que j’aurai passé à attendre des gonzesses ! Et encore, je ne suis pas marié ; mais je connais des époux qui passent des heures dans leur voiture, en double file devant un magasin où leur petite chérie ne devait faire qu’entrer et sortir !
Magie des frangines ! Avec les seuls moyens du bord d’une station d’essence (allemande, il est vrai), elle a trouvé le moyen de se rendre cool et belle. La voilà neuve, fraîche et humant bon. Je lui baisote la nuque et, en route !
Ma dextre désœuvrée erre sous sa robe. Elle n’a toujours pas mis de slip, cette chattounette blonde. Je sens que, nonobstant mes impedimenta (de merde), il faudra bientôt nous arrêter pour remettre le couvert. J’ai envie d’une chouette auberge de la campagne belgium qui sente la cire, l’amidon, les confitures.
Frontière ! Les douaniers nous font signe de passer. On roule. Mes caresses se font de plus en plus pressantes. Et voilà que la digue me biche si fort que je me rabats sur une aire de jeux où des enfants font de la balançoire.
On se place à l’écart. Je fais tourner Kitège dos à sa portière, je place son talon droit sur la plage du tableau de bord, son gauche sur le dossier de la banquette et, satisfait par l’avantage acquis, je me mets à utiliser mon aire de jeux à moi. Agenouillé sous mon volant, je la commence par le cacheteur d’enveloppes, avec fourvoyage de l’annulaire dans l’œil de bronze. Mais oui, madame ! Et je fais enchaîner avec l’entrée du gladiateur, lorsque je sursaute.
N’un instant, me voilà dans la position du coureur de rallye. Je démarre à l’arraché, bombe jusqu’à la prochaine dérivation, passe un pont sur l’autoroute pour aller chercher la voie inverse, et je bridabatture dans le sens d’où je viens.
La pauvre petite rose en bouton, mal remise de mon quimpage de butor, mais ne protestant pas (c’est pas le style des jeunes filles finlandaises), demande néanmoins la raison de mon comportement.
— J’allais commettre une grosse bêtise, lui réponds-je ; je vous expliquerai.
Je grimpe à deux cent vingt, m’y tiens, et au fur de la mesure, le sourire que j’ai accroché à ma face, suivant le bon conseil de Charles Aznavour, ce sourire, dis-je, s’élargit pour devenir une tranche de pastèque (qui aurait les dents noires).
Retour à la station d’essence.
— Attendez-moi dix secondes, je reviens !
— Hé ! monsieur ! C’est les toilettes des dames ! m’interpelle une grosse pompière.
— Et alors ? je lui rétorque en prenant une voix fluette. Chacun chez soi, non ?
Il y a deux compartiments que j’explore rapidement. Rien ! Je sonde le déroulant du lave-mains. Rien !
C’est alors que j’avise un fenestron d’aération. Je me juche sur une lunette de cagoinsse, l’ouvre et insinue mon physique de théâtre au-dehors. Bravo ! Vive moi ! Je ressors du bâtiment pour aller ramasser dans les mauvaises herbes, la ceinture de Kitège. Une ceinture de cuir verni noir, agrémentée d’une énorme boucle d’argent. Celle-ci se dévisse. Dedans, miniaturisé ô combien ! se trouve un appareil émetteur. Je pige dès lors pourquoi il a été aisé « aux autres » de nous retrouver à l’auberge de Luleä, puis à Hambourg ensuite ! Je pouvais toujours le repeindre, le mobile home ! Nos amis russes n’avaient pas grand mal à nous suivre de loin !
Tout à l’heure, après l’épisode de l’entrepôt, lorsque mon attention s’est braquée sur le bip-bip, Kitège a eu chaud aux plumes et, à la première occasion, s’est débarrassée de son gadget. Ce en quoi elle a eu tort, car j’ai constaté par la suite que le signal s’estompait à mesure que nous nous éloignions de la station, puis qu’il redevenait présent lorsque j’y retournais.
Sacrée Kitège ! Oh ! la jolie petite sainte de vitrail (pour église luthérienne). Et l’Antoine, beau con, qui se la ramenait triomphalement chez les Français pour l’installer dans un délicat entresol Renaissance. Une agente soviétique, placée chez tonton pour veiller au grain de ce côté de la rive et neutraliser le bonhomme en cas de besoin.
Pas si marle que ça, la gerce, puisqu’elle n’a pas su interpréter la signification du bloc de béton dans la barque. A moins qu’elle ait pigé depuis longtemps et qu’elle attendît le bon moment pour jouer sa partition en soliste ? Je vais lui poser la question.
Seulement quand je reviens à la Mercedes, elle ne s’y trouve plus.
— Où est la fille qui voyageait avec moi ? demandé-je au pompiste.
Il retient un sourire moqueur.
— Partie !
— Comment ?
— Quand vous êtes rentré, elle est allée faire du stop de l’autre côté de la route. Et ça a dérouillé sec : une Ferrari, immatriculée Italie. Vous pensez, une fille pareille, ça ne reste pas longtemps en carafe !
Je ravale ma déconvenue et adresse un clin d’œil au gars.
— Baste, elle m’avait déjà accordé le meilleur, faut bien que tout le monde se régale !
Je retrouve ma place au volant et prends le chemin du bercail.
Le Vésinet. La maison en meulière du général Durdelat. Un homme exténué s’y présente au volant d’une grosse Mercedes à l’immatriculation allemande.
L’homme ressemble à un évadé du bagne de Toulon où on l’aurait envoyé pour avoir volé un pain.
Il sort en titubant de la voiture, décrit une embardée d’homme ivre. Il est hâve, barbu, presque efflanqué. Il a le regard fiévreux. Sa bouche amère est coincée entre les parenthèses de deux rides désabusées.
Il est triste à se vomir, honteux à se déféquer. Cet homme qui fut un grand limier, un auteur fêté, un amant étourdissant, un humoriste inégalé (et puis quoi encore ; non, ça suffit comme ça), cet homme revient de l’enfer. Il arrive chez celui qui l’a chargé d’une mission délicate pour lui avouer son échec, sa faillite. Il vient déclarer que, tout malin qu’il soit et malgré son courage, en fin de compte il l’a eu dans le prose. Et par sa faute. A cause d’une confiance mal placée comme un abcès à l’anus.
Instant douloureux.
Le pavillon qui se dresse devant lui est illuminé à Jean Giono. Les fenêtres sont ouvertes sur la nuit du printemps. L’on entend des détonations de bouchons champenois, des rires, un ronron de conversations qui s’entrecroisent, s’effilochent, se reforment un peu plus loin.
Le malheureux a envie de fuir. Il trouve intolérable cette fête qui accentue son phénoménal ratage. Mais il se contient. Le devoir avant tout !
Alors il gravit le vaste perron et sonne. Un larbin de louage vient lui ouvrir. Une frime de gâteux de grand traiteur. Quand il repart d’ici son service accompli, il a un béret basque, des pinces à son pantalon et le vélo qui va avec. La ganache dont on loue les prestations de maître d’hôtel à l’occasion et qui habite une maison défaite, en compagnie d’une épouse paralysée et de quelques chats malodorants.
— Je veux voir le général Durdelat ! fait l’arrivant.
Le valet de pique regarde le survenant et lui signifie son mépris d’une de ces sourcillades dont il a le secret.
— Le général reçoit, alors il ne reçoit pas ! explique la ganache (mais elle se comprend, ce qui est beau, à son âge).
Alors l’arrivant pousse un cri étrange venu d’ailleurs et déclare :
— Va dire au général que San-Antonio est ici, sinon je t’arrache les couilles avec les dents !
— Je vais m’informer, monsieur ! répond le larbin extra d’un air pincé.
Je me sens tellement saccagé que je me laisse tomber dans un fauteuil du hall, bien qu’il soit Empire et que le style Empire me file la courante depuis l’époque lointaine où je faisais de la figuration de groupe dans les testicules de mon papa.
Et puis un brouhaha :
— Il est là ! Où ? Ici ! Mais oui, c’est bien lui, l’amour ! Le héros ! San-Antonio le Grand ! San-Antonio l’Unique !
Le général, le Vieux, Mathias, des officiers habillés en civils, des civils habillés en militaires me déferlent contre comme si j’étais la pointe du Raz !
On me tire du fauteuil, on m’accolade. Un pédoque sournois (y en a dans les Services secrets) me flatte les bourses dans l’euphorie générale.
— Ecoutez, mon général, balbutié-je, j’ai une chose terrible à vous avouer… Le minerai a disparu cette nuit dans les sous-sols de la police hambourgeoise ! Vous aviez raison, mon idée était sotte !
Un tollé de rires !
Durdelat se claque les cuissots (ou cuisseaux, ou comme tu voudras, on s’en branle).
— Mais, mon vieux lapin, c’est moi, personnellement, accompagné de deux de mes hommes qui suis allé le chercher dans la nuit. Avion, hélico. En quatre heures à peine, nous étions de retour avec le magot ! Je préférais prendre possession de la chose tout de suite, après tous vos avatars. C’était plus sûr. Les Russes, sachant que vous la déteniez, allaient encore tenter n’importe quoi. Qu’est-ce que vous dites de mon astuce ?
L’homme exténué s’ébroue. Un coup d’épaule par-ci, un autre par-là, une bourrade devant lui, il gagne la porte.
Avant de sortir, il se retourne.
— Ce que j’en dis ?
Il paraît réfléchir, choisir ses mots.
— Je dis que vous me faites chier, mon général !
Et puis il disparaît dans la nuit.