TROISIÈME PARTIE LA CACHETTE

CAP SUR LE CAP NORD

Ce n’est pas un livre de bord que je tiens là, aussi gazerai-je sur la partie « touristique » de cette randonnée, malgré toute la cocasserie qu’elle revêtit parfois.

Du point de vue itinéraire pur, nous traversâmes le nord de l’Allemagne, contournâmes Hambourg, gagnâmes le Danemark, le remontâmes jusqu’à Frederikshavn où nous prîmes le ferry pour Gôteborg. De là, nous poursuivîmes notre marche triomphale sur Stockholm où nous nous octroyâmes deux jours de repos à cause du malheureux Félix que son sexe recousu faisait cruellement souffrir.

Nous quittâmes alors la Suède et prîmes un nouveau bateau qui nous conduisit à Turku, en Finlande. Nous continuâmes plein nord, par Vaasa, Oulu, Kemi, Rovaniemi (la capitale de la Laponie finnoise comme je crois te l’avoir indiqué précédemment), Sodankylä. Là, mon guignolet se mit à trépigner, car nous nous trouvions à proximité du but de notre voyage ; mais il nous fallait continuer afin de donner le change aux Russes qui, peut-être, observaient les rares étrangers s’aventurant dans cette région perdue.

Ensuite, ce fut Ivalo et nous pénétrâmes dans cette partie septentrionale de la Norvège qui coiffe tour à tour la Suède et la Finlande. Le cap Nord est une île ; un ultime bac nous transporta à Honningsvàg, l’agglomération la plus au nord de l’Europe, aux maisons peintes de couleurs vives, ce qui en égaie un peu la mornitude.

Peu après, c’était enfin, après bien des contours qui nous permirent de surplomber des lacs étagés, des prairies nues peuplées de somptueux rennes blancs, des fjords dentelés attaqués sans trêve par une grosse mer grise et houleuse, c’était, dis-je, l’immense lande pelée, sinistre, de cette fin de monde à l’extrémité de laquelle se dresse, commerce oblige, une espèce d’hôtel-bazar dont les baies s’ouvrent au-dessus de l’océan cataclysmique.

Nous laissâmes nos véhicules sur le gigantesque parking naturel et bravâmes les monstrueuses rafales de vent pour nous approcher du terminus européen. Au bas de la falaise, un navire noir passait, qui semblait minuscule et promis aux abysses.

Voilà pour le tracé de notre voyage aller. Au plan vie commune, si je devais produire une relation consciencieuse des incidents de parcours, ceux-ci furent si nombreux que le reste de ce prodigieux ouvrage n’y suffirait pas. Je me contenterai donc de mentionner les principaux. Le plus important fut la souffrance de Félix. Sa plaie mal placée s’était infectée. Il eut un gros accès de température et nous faillîmes le faire hospitaliser à Rovaniemi, mais il refusa. Tout ce que nous obtînmes de lui, c’est qu’il aille consulter un médecin du cru.

Le jeune praticien finlandais chez qui nous le conduisîmes, fut, comme tous les gens non initiés, abasourdi par le chibre du vieux prof et, tout comme ses autres confrères, tint à le photographier. Son émerveillement était tel qu’il prit plusieurs clichés du monstrueux zob avec sa femme et ses enfants. Je regrette de ne lui avoir point demandé de nous adresser un tirage de sa bobine.

La photo où la jeune épouse rit large comme une publicité de Coca-Cola en tenant sa joue appuyée contre la tête du nœud de Félix doit constituer un document intéressant ; de même que le cliché qui montre ses deux petites filles jumelles tenant à quatre mains maladroites ce champignon géant serait le bienvenu dans le Livre Guinness des Records.

Sa photomania assouvie, le docteur Houktuvâjyvâa, examina la blessure, fit la grimace qui s’imposait et entreprit de la soigner. Il usa à la fois de méthodes modernes, mais appliqua pour finir un onguent lapon, à base de glandes séminales d’élan ; à compter de son intervention, le blessé se mit à aller mieux de jour en jour.

Outre « le cas Félix », il est bon de préciser, pour la petite histoire, que la Bérurière oublia son lardon dans les toilettes d’une auberge d’Ivalo et qu’elle s’en aperçut après que nous eûmes passé la frontière norvégienne. Ce fut la chère Irma qui retourna récupérer le mouflet avec sa Jeep et qui régla les trente-deux Mars et les quarante-quatre Bounty qu’Apollon-Jules avait consommés pendant ces quelques heures de liberté inespérée.

Dernier fait notoire qu’il serait idiot de passer sous silence : le professeur honoris caudal de la faculté de Boston fit beaucoup l’amour pendant ce périple. A l’insu de Félix, naturellement. Ce dernier étant groggy, rien n’était plus aisé à Irma que de se faire sauter quand l’envie l’en prenait (et il l’en prenait tout le temps !). Pour ma part, je dus la baiser une vingtaine de fois et il en alla de même pour Béru qui, en outre, prévoyant l’avenir de Félix et voulant le lui rendre confortable, sodomisa Miss Ladousse après deux jours intensifs de manigances anales, grâce d’ailleurs au précieux concours de Berthe, championne absolue de la feuille de rose, catégories dames et messieurs confondues.

Citons encore deux crevaisons et le changement d’une durit, et tu détiens la liste complète de nos avatars.


On savoure des grogs derrière les vitres dépolies par le crachin.

— On s’croirerait en Bretagne, remarque Béru.

Il souffle sur son brûlant breuvage et demande :

— Bon, on est au cap Nord, et ça nous avance à quoi ?

— D’avoir appris à jouer de la harpe avant de mourir, répond ce lettré de Félix.

Il dit cela pour Irma et moi, sachant bien que ni les Béruriers ni mes lecteurs ne comprendront.

Maintenant, je dois t’avouer une chose : j’ai organisé ce raid sans mettre Béru au parfum. Le gros sac à merde en aurait parlé à sa rombiasse et, au moment où nous mettons sous presse, la Terre entière le saurait.

— On va rentrer par le chemin des écoliers, fais-je plaisamment. La Finlande est si belle que j’ai envie de m’y attarder. Nous nous choisirons un coin peinard non loin d’un lac, dans la forêt. Nous y pêcherons la truite saumonée et cueillerons l’airelle sauvage.

Mais la Bérurière proteste :

— La Finlande, je vous la fais cadeau, Antoine ! Bouffer des ragoûts de renne aux pommes de terre presque crues, mercille bien, j’en ai soupé.

Je frotte mon genou contre le sien, la regarde avec volupté et susurre :

— Il n’y a pas que la bouffe dans la vie, ma chérie !

Jusque-là, j’ai réussi à y couper avec elle et elle paraissait en avoir pris son parti. Mais mon coup de saveur lui ranime les fantasmes.

— Je vous dis pas, Antoine, mais c’est mieux quand est-ce on a la bouffe corrèque et l’aut’ chose que vous faites allusion.

— Et puis, renchérit Béru, d’après selon ce dont j’ai pu m’rend’ compte, y font l’él’vage des moustiques dans c’putain de bled ! Non, moi j’rentre en mettant toute la sauce. D’ailleurs Apollon-Jules a clapé la dernière boîte de foie gras à son quatre heures d’hier soir. C’tait un peu justet, la cantoche d’ secours, Antoine, sans vouloir te vexer.

Je juge le moment venu de l’affranchir :

— T’as une seconde, Gros ?

Je m’éloigne de la table, en direction du rayon ou l’on vend des couteaux à manche de corne. Il me filoche, intrigué, sentant bien que j’ai à lui déballer de l’inédit.

— Tu sais ce que nous sommes venus faire au cap Nord, Gros ?

— Non.

— Rien ! C’est juste un nuage de fumée artificielle destiné à cacher autre chose.

— Quoice ?

— La merde au chat ! En réalité nous sommes en mission, mon pote. Et une mission pas fantoche que je te débonderai sur place le moment venu.

Il murmure :

— En mission !…

— Oui, monsieur Bérurier !

— Et t’apportes mon épouse et mon enfant en mission av’c nous ! Tu chies pas la honte !

Son ton est âpre. Je sens arriver l’orage, que dis-je : la tempête.

— Parfaitement, Alexandre-Benoît, parce que c’est grâce à eux que nous allons la réussir !

Il prend son air de maquignon normand sur le sentier de la foire.

— J’m’étonnais aussi qu’tu eusses envie d’partir t’en vacances z’av’c nous. Connaissant l’oiseau, j’pressentissais un turbin dont au sujet duquel j’ parviendais pas à m’faire une idée. Maint’nant je pige. Môssieur l’commissaire de mes énormes deux utilise les innocentes femmes et les pauv’z’enfants t’en bas âge comme bouclier ! Y les fait marcher d’vant lui, comme des otages. Alors là, l’ami, tu t’as gouré d’adresse. Moi, la famille, c’est sacré ! Y doive bien n’y avoir un train qui fait cap Nord-Paris ; aussi sec je vas prendre des places pour moi et les miens et en voiture Simone !

— Tu es un porc épique, Gros !

— J’sus tel qu’ je sus, dit pesamment Alexandre-Benoît ; en tout cas pas un homme capab’ de sacrificer sa famille pour des combines à la mords-mon-zob !

Comme il gueule, je l’entraîne dehors. Là, au moins, le vent rageur du nord lui coupera le sifflet. Effectivement, on a du mal à se tenir à la verticale sur cette damnée falaise.

En termes concis, je lui rapporte l’histoire tragique de Mikhael Strogonoff qui déroba aux Soviets un caisson de factotum exubérant, le planqua et se fit démolir.

Il m’écoute. Je clame dans la bourrasque pour atteindre ses tympans bétonnés. Je trouve des mots, des formules. Lui, Béru, héros de la police, se mettant avec les siens au service de la pauve chère France qui part de plus en plus en quenouille (voire même en couilles !). Cet acquis du minerai lui ferait faire un bond dans le domaine industriel, ingénieuse comme elle est ! Tu vois d’ici le parti qu’elle pourrait en tirer, la France ? En somme, que craignons-nous ? Mille fois rien ! Il s’agit d’établir un innocent bivouac dans le coin où le fugitif russe a placardé son larcin.

Une honnête famille : papa, maman, bébé, tonton, s’arrête pour vivre une existence de pure liberté dans un lieu désolé. Pêche, ramassage de champignons ou de baies sauvages, safari photos pour flasher les rennes et, qui sait, les élans ! Comment veux-tu que les quelques Ruscoffs laissés éventuellement en observateurs pensent un instant que nous sommes des perdreaux français venus à la conquête du Graal ? Cette forte femme et ce paisible obèse baisant à burnes rabattues ; ce bambin niais ; et moi, chiquant les hirsutes bas de plafond, peuvent-ils être suspectés de mauvaises inventions ? De l’innocence en campement ! Au bout de quarante-huit heures « ils » ont cessé de nous accorder le moindre intérêt. Dès lors, mine de rien, je me mets à jouer les Pluto, la truffe à ras de terre. Je déniche le caisson, on le charge en loucedé dans un compartiment secret astucieusement aménagé dans notre camping-car et on repart tranquillos.

Je prends Bérurier par ses revers pour lui jacter dans les naseaux :

— Il y a autant de danger pour ton gamin dans cette affaire que dans une boîte de crayons de couleurs. Cela dit, si tu as une arrière-pensée, rentrez et j’irai seul.

Sa Majesté renifle une chouette stalactite consécutive au froid qui nous transperce, puis il déclare :

— J’te fais confiance, mec. Simp’ment j’ t’préviens qu’ s’il arrivererait quéqu’chose à mon p’tit prodige, t’serais obligé d’marcher à reculons vu qu’ j’te mettrais la figure dans le dos !

On rejoint les autres. Bérurier déclare alors qu’il s’est pleinement rendu à mes raisons et qu’il est partant pour une partie de plein air en Laponie finnoise.

— Quand partons-t-il-nous ? demande passivement sa rombiasse en enroulant sa guibole truiesque autour de ma jambe.

— Demain, aux aurores. Et vous, mes amis, fais-je au couple de savants, vous retournez bientôt à Bruxelles ?

Ils paraissent surpris par ma question.

— Mais nous ne vous quittons pas ! déclarent-ils en chœur. Nous avons tout notre temps et nous trouvons cette idée de vacances en forêt excellente.

Le Mastard me coule un long regard de bovidé suivant le passage du Trans-Orient Express.

— Dans l’cul, la balayette, me souffle-t-il à l’oreille.

— Pas de panique, réponds-je. Il y a toujours une solution à nos problèmes, le tout c’est de la trouver.

LE TERMINUS

Ce qui importe, dans la vie, c’est d’avoir l’œil pour piger instantanément le mécanisme des choses et le comportement des gens.

Quand on reprend le bac, les gars du ferry font entrer les gros véhicules en premier. Je m’arrange donc pour me pointer en tête de peloton. La traversée est brève, néanmoins il est prévu un coin bar sur le pont pour permettre aux passagers de s’alcooliser pendant le voyage. J’y convie ma petite troupe, lui commande des boissons variées qui vont de l’incontournable Coca pour Apollon-Jules jusqu’à la vodka à 70° pour son père ; puis je m’esbigne jusqu’à la cale où sont remisés les véhicules. Un marin s’interpose. Je lui explique comme quoi j’ai un médicament à récupérer pour mon petit garçon et il me laisse passer. J’ai déjà repéré la Cherokee d’Irma. Vite fait, bien fait, j’enfonce la lame de mon couteau suisse dans son boudin avant droit. Peu après, je rejoins la coterie.

On libationne un brin, tout le monde buvant sec dans mon corps franc. Et puis c’est très vite la rive verdoyante sur laquelle, en cette saison, le soleil ne se couche plus, se contentant de décrire une espèce de « 8 » à l’horizon, sans que sa luminosité en soit affectée.

Il est tacite que nous nous suivions, et qu’une fois débarqué, le premier à terre se remise pour attendre l’autre.

Je me trouve au volant, ayant Bérurier à mon côté. La Gravosse et son lardon occupent l’intérieur. Le môme est grognassou because il a trop bouffé de baleine. On lui en a servi un steak qu’il a dévoré, malgré le goût infect de ce mammifère marin auquel je préfère, et de loin, une friture de goujons. Il en a exigé un autre que ses parents, gens faibles avec leur héritier, lui ont concédé. Et ensuite un troisième. La chose s’est passée ce morninge, au petit déjeuner. A présent, le petit d’ogres digère avec quelque difficulté et je pressens une gerbance imminente.

Une fois à terre, je fonce à vive allure par la route de Kistrand. La veille, j’ai potassé la carte en compagnie des deux profs et nous avons décidé qu’une fois à Kistrand, nous obliquerions à droite en direction de Skaldi.

En me voyant décarrer après le débarcadère, Bérurier lève sa paupière gauche (la plus lourde) et murmure :

— T’attends pas la Faculté ?

— Tu crois ?

Mon cynisme lui amène un soupir :

— Pas très élégant de les larguer comme des mal torchés !

— Mission exige, Gros !

— Avec leur Cherokee, y vont nous rattraper, illusionne-toi pas.

— Non, car je crois deviner qu’ils ont un pneu crevé à l’avant et, de plus, je vais prendre une route différente de celle dont nous sommes convenus.

Re-soupir flétrisseur d’Alexandre-Benoît.

— T’es franch’ment duraille av’c les potes, Sana. Qu’est-ce y vont penser, ces chéris ? Qu’on est des dégueulasses !

— Ce sont des êtres candides. Au retour, nous repasserons par Bruxelles pour leur raconter des vannes.

— C’est dommage qu’on s’aye privés d’Irma, é s’était mis à la lonche comme une princesse. Ell’ t’opérait un travail du prose digne des doges. Comme toutes les frangines qu’a été en manque de paf la plus grande partie d’sa vie, é grimpait en mayonnaise comme une follingue ! Pas plus tard qu’hier, j’l’ai tirée à la va-vite dans les gogues du ferry-boîte et j’ai cru qu’elle piquait un’ crise de délirium très mince ! Y aurait pas z’eu la sirène du barlu pour klaxonner à l’instant qu’é bichait son foot, sa gueulance s’rait été entendue de tous les passagegers. Un’ vraie nature. Y va s’régaler, Félisque, nanmoins, c’te mousmée aura b’soin qu’on y bricole des suppléments d’ fade vu qu’il a du carat, Félisque. Bon, j’veux bien qu’son goumi soye monumental, mais y a pas qu’ça, comprends-tu-t-il ? J’lai vu limer, l’vieux. Y b’sogne à l’alpiniste : sac au dos, calmos. Une gerce qu’a le fion en délirade, c’est pas c’genre d’compostage qu’elle cherche. Faut l’embroquer sauvage, l’en mettre partout à la fois ! Qu’elle aye pas l’temps d’piger d’où ça vient. Tu veux qu’j’ te dise ce dont ell’ m’ rappelle, Irma ? Violette ! T’t’souviens ? La rouquine de Riquebon qu’on s’est tous respirée comme des sapajous ! J’pressens une nature identiquement pareille, chez la prof. C’t’un femme qu’en est au début de sa carrière sexesuelle et qui va aller loin question cul, j’prédille.

Imperturbable, je roule. A Kistrand, j’oblique sur ma gauche. Trois quarts d’heure après, nous repassons la frontière finlandaise. En Scandinavie, les frontières sont vachement poreuses et t’aperçois même pas un gapian à l’horizon. Le poteau reste dressé en permanence. Là-haut, c’est déjà l’Europe !


Aux Affaires étranges, nous avons dressé un plan minutieux d’après les indications de Karola Heinaven. A vrai dire, c’est un spécialiste du service cartographique de l’armée qui l’a exécuté. Une merveille de précision. Où ce magicien a-t-il pu se procurer une carte détaillée de cette région presque désertique, mystère ! Quand je vois ça, je me sens réconforté. Je me dis que les Français ne sont pas aussi tocassons qu’ils le croient eux-mêmes. Cons, dans l’ensemble, sans aucun doute ! Seulement, il subsiste une élite, tu vois. Une belle et forte élite, dont j’entreprendrai d’écrire la liste dans un de mes prochains (j’ai déjà en tête les dix premiers noms et j’établirai facilement celle des cent autres !). Et c’est cette élite qui assure la permanence française, tu comprends ? Elle est la pharmacie de garde de l’intelligence et de l’esprit gaulois.

Le cartographe émérite a tracé la chose au dos d’un vaste poster représentant la Promenade des Anglais au début du siècle comme j’ai déjà eu l’honneur de te le signaler en temps et en heure. Je décroche le tableau pour étudier dûment la topographie. D’après mon relevé, nous ne sommes plus qu’à une vingtaine de kilomètres de la zone fatidique. Mon cœur se remet à breloquer. Pourquoi cette affaire « m’impressionne-t-elle » à ce point ? Prémonition d’un grave danger ? Je déteste avoir ce genre de réaction négative.

Je reprends la route. Elle est étroite mais parfaitement goudronnée. Et voilà que, soudain, la lumière devient plus vive. Je te dis pourquoi, Eloi ? C’est parce que la forêt est malade ! Et quand je te dis malade, je fais la brasse coulée dans de la barbe à papa. Elle est MORTE !

Ça commence peu à peu. D’abord, des troncs qui noircissent, des branchages qui sèchent. Et puis la calamité s’accroît. Devient calamite (sans accent sur le « e », ce qui veut dire que les arbres ont l’air de fossiles de l’ère primaire). Plus de feuillage, ne reste que des troncs rectilignes, noir de Chine, composant une sorte de forêt pétrifiée, pire : incendiée !

— Ça a cramé ? demande Béru.

Je secoue la tête.

— Non. J’ai lu naguère un papier à ce propos. C’est un insecte qui cause ces dégâts. Des hectares et des hectares de forêts décimés par cette bestiole. Si l’on n’y trouve remède, tout y passera.

Et moi, j’ai brusquement un retour au carburo. Je me dis que notre bioutifoule plan d’action est à foutre aux latrines. Qui donc ferait du camping dans ce paysage de cauchemar ? Tu nous vois bivouaquer parmi ces immenses troncs morts ?

— Beau port de pêche ! ricane l’Enflure.

Plus nous approchons du point névralgique, plus le paysage devient sinistros. C’est pire que lunaire : c’est funèbre ! Voilà pourquoi un mauvais pressentiment m’étreignait. Mon « moi second » avait « vu » cette intense désolation. Quelque part, j’avais « deviné » ce qui nous attendait.

— On l’a dans le sac, soupiré-je. Camper dans ce cauchemar équivaudrait à un aveu. Si l’endroit est toujours sous surveillance, les mateurs vont fondre sur nous comme le sida dans les veines d’un drogué !

— Pas plus tard que hier, marmonne Bérurier, tu disais qu’a une solution à tous les problos, mec ! S’agit d’faire marner tes méninges, mon grand.

— Tu les entends pas ronfler ?

— Je croiliais qu’ c’tait la climatisance de la bagnole, rigole l’Enfoiré-de-partout.

Je décélère progressivement, vu que j’aperçois, au milieu de ce paysage d’angoisse, le fameux rocher en forme de dent de chat mentionné par Mikhael Strogonoff comme constituant le « pivot » de sa planque.

Au-delà des fûts couleur de suie, le lac Nikitajärvi, d’un vert d’elle-pisse-la-julie (comme dit mon voisin de siège) miroite entre les sombres colonnes mortes.

— Euréka ! m’écrié-je.

— Tu causes finlandais, maint’nant ? marmotte Bérurier (car tantôt il marmonne et tantôt marmotte, ce qui est son droit imprescriptible).

— J’ai trouvé, complété-je, l’exclamation Euréka ne se suffisant pas à elle-même.

Je pile et reste en contemplation devant cet extraordinaire paysage que constitue une forêt morte devant un lac romantique.

— Mon chevalet ! dis-je. Je vais peindre ça.

— Tu croives ?

— C’est saisissant, non ? Vie et mort de la nature : allégorie. L’eau pure et la sylve à l’état de cadavre, quel peintre résisterait à une pareille tentation ?

ÇA DÉPOTE

— T’es sûr qu’ les charançons qu’a détruite la forêt va pas nous rentrer par l’trouduc et nous bouffer les couilles et la tripaille ?

— Sois tranquille, Gros : ils ne s’attaquent qu’aux arbres.

En découvrant l’endroit paradisiaque où nous faisons halte, la mégère du Mammouth rouscaille, tu t’en doutes. Elle dit qu’on est siphonnés de camper dans une forêt brûlée.

— C’est par sécurité, lui explique son Valeureux.

— Comment ça ? demande la Baleine rousse.

— Ben, du moment qu’elle a déjà cramé, on craint plus rien des incendies, ma biche : c’ qu’est fait est plus à faire.

J’achève le travail d’endiguement en lui caressant subrepticement la motte à travers son jean qui lui cisaille la pêche. Elle lit dans cet attouchement pour le moins familier un engagement formel et se dit qu’après tout : se faire chibrer sous des branchages secs ou sous des branchages feuillus, la différence est pour les voyeurs. Or, ça l’excite, Berthy, d’avoir du public pendant ses coïts. Son rêve serait de se faire limer sur la scène du Zénith, dans les faisceaux enchevêtrés (eux aussi) des projecteurs de couleur qui mettraient sa babasse en valeur.

Alors, on s’installe. L’intérieur du campinge-car fouette tout ce qu’il peut, because le vicomte Apollon-Jules a gerbé ses « biftecks » de baleine (comme dit sa mère). A présent qu’il a le ventre vide, il réclame de la bouffe à grands cris.

C’est la fin d’après-midi, mais dans ce patelin où la nuit n’est, pendant des mois, qu’un infime assombrissement du ciel, on perd la notion de l’heure.

Afin de vite donner le change aux éventuels observateurs, je dégageai mon matériel de peinture du véhicule, j’en fis une pyramide près du gros rocher. Puis, comme — supposai-je — le ferait un peintre professionnel, je me mis à étudier la partie du paysage que j’inscrirais sur ma toile blanche.

Un certain angle s’imposa très vite à mon émotion d’artiste. Il fallait gravir un monticule et, de là, on avait droit à l’angoissante dévalade des arbres assassinés vers le lac. Au-delà des fûts noircis, l’eau s’étalait, paisible, et l’on distinguait, sur la rive d’en face, la ligne funèbre de la forêt, compacte, découpée comme une muraille crénelée. Cette perspective était d’un tel désespoir et d’une si farouche grandeur que j’en avais la gorge serrée comme l’anus d’un poltron. A cet instant, j’aurais voulu avoir du talent pour transcrire sur mon rectangle de toile l’intensité de ce que je découvrais.

Pendant que je dressais mon chevalet, les Bérurier s’occupaient à faire du feu pour la popote vespérale. En grands scientifiques de la bouffe, ils constituaient un impressionnant foyer (eux dont le leur allait à cloche-pied) et cherchaient des branches mortes dans cette forêt qui l’était entièrement.

Attiré par l’eau du lac, leur garnement pataugeait déjà dans la flotte jusqu’à la ceinture. Quand il revint vers sa mère, il claquait des dents et ses jambes se drapaient d’algues vertes. L’Ogresse brama très fort, gifla, déculotta et mit les fringues mouillées à sécher au pâle soleil du Nord. Je pus alors constater, Apollon-Jules déambulant cul nu, qu’il n’avait pas hérité que le nom de son père, et que son appendice queutal ressemblait déjà à la trompe d’un éléphanteau. Elle lui battait les genoux quand il courait et se terminait par un superbe gland rose de la taille d’un pompon de mataf.

Armé, si j’ose ainsi parler, d’un friable fusain, je commençai à souiller ma toile de traits géométriques chargés de restituer le panorama que j’avais choisi de peindre. Je comptais me risquer dans une symphonie de bleus hachée de noir dont j’escomptais un puissant effet.

Je travaillai ainsi jusqu’à ce que Berthe vînt m’informer que le dîner était servi. Elle le fit en roulant des meules et des loloches, le regard salingue comme la couverture d’un magazine porno.

Profitant de ce que je tenais un pinceau, elle s’empara du mien. Le fit avec une autorité qui ne permettait aucune dérobade. Elle avait le geste péremptoire, la main plébéienne, mais souple dans l’amour. Nous entendions batifoler Alexandre-Benoît et Apollon-Jules entre les troncs dévastés.

Le Gros s’était éloigné afin de déféquer, ainsi qu’il le fait régulièrement avant de s’alimenter, et tandis qu’il rendait ses entrailles disponibles, il expliquait à son héritier de quelle manière l’honnête homme doit marteler son ventre du tranchant des deux mains, en chiant, histoire d’aider la nature. Gagné par l’émulation, le jeune homme imita son père et cela constitua une scène touchante, pleine de noblesse. Nous entendions le bruit de lavandières de leurs quatre mains martyrisant leur bedaine pour lui faire rendre gorge.

Berthe profita de ce que ses « hommes » se trouvaient ainsi mobilisés pour dégager mon zob de mon jean, ce qui était moins aisé à faire qu’à dire, le bougre étant en état d’alerte générale consécutivement aux basses manœuvres de l’infâme femelle. En geignant, elle s’agenouilla sur le sol ingrat et m’entonna. Tout en me pompant avec des onomatopées qui eussent filé le tricotin à un centenaire suédois, elle admirait ma toile et, du pouce de sa main libre, m’exprimait son admiration pour l’œuvre en cours.

N’ayant aucune raison de différer une libération exempte de volupté, je fis rapidement à la Bérurière le don qu’elle espérait. Elle fut prise au dépourvu et manqua s’étouffer. Mais comme c’était une nature gaillarde, elle s’accommoda parfaitement de mon impétueuse obole, parut même l’apprécier et alla jusqu’à récupérer un trop-plein à ses commissures pour le déguster à loisir, un peu comme on sauce le fond de son assiette lorsque le mets est délectable.

Elle flatta mes aumônières avant de me les laisser remiser et soupira :

— Je vous dis pas !

Je préférais.

Elle ajouta :

— N’en ce qui concerne votre toile de peinture, j’étais loin d’ m’imaginer que vous aviassiez un tel talent !

Je la remerciai. Puis nous rejoignîmes les chieurs, réunis autour d’un cassoulet qui, pour avoir été en boîte n’en était pas moins exquis.

Tout en clapant, je songeais que si des « espions russes » nous surveillaient, ils devaient guère suspecter une pareille tribu de zozos qui bouffaient, pompaient, déféquaient à qui mieux mieux dans la cruelle dévastation de la forêt finlandaise.

Comme je l’avais souhaité, nous ne pouvions en aucun cas passer pour des agents secrets venus rechercher un minerai volé dans une base soviétique.

A la fin du repas, le Gros et sa viandasse étaient allumés comme un 14 Juillet et braillaient à tue-tête dans l’immensité désertique. Berthe chantait Fascination et le Gros : Les Matelassiers ; ensuite de quoi ils entonnèrent en duo La Petite Amélie, puis l’inévitable Trois orfèvres.

Il y eut beaucoup de pets dans le camping-car, cette nuit-là (cassoulet oblige). Au bout d’une demi-heure, je traînai ma paillasse dehors, près des braises agonisantes, m’enroulai dans une couvrante et dormis.


Le jour qui succédit, j’eus la force de caractère de continuer à peindre stoïquement. De temps à autre, je m’accordais une promenade de détente, mais j’avais beau tendre l’oreille et écarquiller des vasistas, je n’entendais et ne voyais rien qui puisse trahir une présence insolite. Je finissais par songer qu’il était inimaginable que les Russes mettent autant de pugnacité à surveiller une zone pouvant receler un matériau, certes inestimable, mais qu’ils possédaient par ailleurs en bonne quantité.

Pendant la sieste du Gros, Berthe me demanda de lui faire l’amour. Elle portait une jupette mauve, un soutien-roberts vert et sa chevelure rouge ressemblait à un incendie de brousse au milieu de cette nature déshéritée ; je la trouvis si hallucinante de grotesquerie, si terriblement pas vraie, que l’idée de tremper mon biscuit dans une telle tasse me couvrit la rate d’urticaire.

Je lui répondis fermement que je ne pouvais plus commettre l’acte de chair car, au cours de ma nuit à la belle étoile, j’avais eu une apparition sous la forme d’un renne blanc nimbé de lumière, lequel m’avait abjuré d’entrer dans les ordres toutes affaires cessantes, ce que je ne manquerais pas de faire de retour en France. Je tombis à genoux et exécutai le plus magnifique signe de croix de toute mon existence catholique.

Elle en fut fortement impressionnée et se retira en soupirant qu’elle allait se faire tirer par le Gravos ; mais que, vous m’en reparlerez, Antoine ! Venir dans ce pays à la con pour être touché par la grâce, c’est vraiment pas de chance ! Elle était excitée comme une puce à l’idée de m’engouffrer la fusée Ariane et, au lieu de se carrer un chibre délicat d’intellectuel dans la moniche, elle allait devoir se rabattre sur le vil boudin de son sac à merde ! Des vacances comme ça, mercille bien, elle me les faisait cadeau !

Ce fut un nouveau dîner dans la cathédrale de cendres. Une nouvelle nuit à la belle étoile.

Il n’y avait pratiquement pas d’aurore, mais on faisait comme si. A l’aube, donc, du second jour, je pris Apollon-Jules par la main, un cahier de croquis et quelques crayons à mine grasse et entrepris une opération de repérage, m’arrêtant parfois pour tracer quelques dessins à la mords-mon-paf sur les feuillets de mon carnet à reliure spirale. Au cas où l’on m’aurait observé, je continuais de jouer à l’artiste. Ma barbe qui s’allongeait chaque jour davantage renforçait, je suppose, ma ressemblance avec un barbouilleur professionnel. J’eus beau examiner le sol, sonder l’étrange et funèbre sous-bois, je n’aperçus rien d’insolite.

Lorsque nous rentrâmes « au campement », fourbus, j’étais à peu près certain que les Russes avaient abandonné la partie.

Dès lors je commencis réellement à rechercher « le trésor ».

J’étudia mon plan minutieusement. Puis, lorsque j’eus déterminé la zone où devait être enfoui le caisson de béton, j’inspectis le sol et alors j’eus l’impression qu’il avait été défoncé, puis remis en place et damé à l’endroit mentionné par feu Mikhael Strogonoff. J’allis chercher les outils prévus et les proposis à Bérurier en lui demandant d’attaquer des fouilles. Il rechigna, mais je vantis sa force herculéenne et, comme toujours chez les cons, la vanité eut raison de ses réticences. Ses coups de pioche retentirent bientôt, troublant les échos du voisinage. Moi, pendant ce temps, j’allis à la pêche au lancer.

Miracle ! Au premier jet, je ramenis un poisson de deux livres au moins qui ressemblait à une truite mais qui n’était pas une truite ! Je me débatta plus de dix minutes avec le bestiau avant de le recueillir dans mon filochon neuf où il continua de s’agiter comme un chat dans un sac. Ensuite, je le ramenis triomphatalement à la grosse Bertha. Elle me dit qu’il fallait continuer afin que nous eussions chacun le nôtre. Je retournas donc, mais la capture du big poissecaille avait dû remue-ménager les ondes du lac car ses potes me tirèrent des bras d’honneur depuis leur aquatique demeure, dirait ce con de La Fontaine.

Pourtant, au bout d’une heure, j’eus une touche sérieuse et mon moulinet se mit à feuler comme un tigre en rut. Je ferrai sec. Là, c’était un client sérieux et qui n’entendait pas se laisser mettre à terre. Il filait dans les profondeurs à une allure supersonique et j’avais beau mettre le frein, il plongeait de plus en plus profond. Sur ces entrefaites, Alexandre-Benoît me héla.

— Viens vite, Antoine !

Moi, entre un poisson et un minerai rarissime, je n’hésite pas : je choisis le minerai. Je tirai en forcené sur ma canne. Le fil se brisa et le monstre s’en fut montrer son nouveau bridge à ses camarades lacustres.

Je pressai le pas en direction du Gros. Il était torse nu, sa face rougeaude ruisselait de sueur.

— Tu as trouvé ? lui demandis-je.

— Oui, mais pas c’que t’escontassais, répond-il.


C’est plus qu’un trou : une fosse…

Large et profonde.

Elle ne contient pas un caisson de ciment, mais un cadavre.

Celui d’une femme.

Une fille blonde et jeune vilainement décomposée malgré qu’elle n’ait pas été inhumée depuis longtemps. Pourtant, je la reconnus aisément : il s’agissait de la gentille Karola Heinaven par qui l’affaire a été connue. Une sale odeur sort du trou. Je détourne les yeux de l’affligeant spectacle. Je me sens désert et vachement biodégradable.

Pauvre chère petite au corps si appétissant. Elle faisait si bien et si gentiment l’amour ! Des larmes de feu me brûlent les paupières. Je la revois dans mon studio polisson des Champs-Zé, pleine de vie somptueuse, offerte, rieuse, belle à crever. Ben voilà : elle est crevée. Pas d’avoir été belle, mais d’avoir été la détentrice d’un secret.

Je lis toute l’histoire dans le ciel ouaté de Laponie. En venant à son ambassade parisienne demander l’adresse des Services d’espionnage français, elle a attiré l’attention d’un employé allié aux Popoffs. Celui-ci a averti les Soviétiques et l’on a dépêché un agent à la môme. Elle l’a envoyé chez Plumeau, mais n’a pas été quitte pour autant. Les Ruskoffs ont vite établi le lien entre Karola et Mikhael qui est mort dans ses bras à l’hosto de Rovaniemi.

Lorsque ma déesse blonde a été de retour en Finlande, ils se sont emparés d’elle, l’ont fait parler et l’ont amenée sur les lieux de la planque. Sous l’effet de la torture, Karola a indiqué l’emplacement du foutu caisson. Les Russes ont alors récupéré celui-ci, après quoi ils ont assassiné la môme et l’ont enterrée à la place du minerai.

Voilà pourquoi la région me semblait déserte : elle l’est. Les Services soviétiques ont obtenu satisfaction et sont rentrés chez eux : mission terminée, mon empereur ! On les a décorés de l’Ordre de Bougnazal II (celui de Lénine étant périmé), leur a donné de l’avancement, et maintenant l’affaire est classée. On s’est cogné tout ce voyage bidon pour la peau ! Charmant !

— Qu’est-ce que je fais ? demande l’Auguste.

— On récite une prière et tu rebouches le trou !

— C’est râpé ?

— Jusqu’à la trame. Il m’est parfois arrivé de l’avoir dans le cul, mais rarement à ce point. Quand tu auras fini, on lèvera le camp et on rentrera à la maison.

PÊCHE RÉSERVÉE

Et puis, que veux-tu, je retourne pêcher.

Oui : pêcher, tu as bien lu. Juste pour enchaîner des instants à celui, monstrueux, que je viens de vivre. Pêcher pour essayer de surmonter ma peine et ma déconvenue. Tout ce bigntz dûment organisé en pure perte. Et cette jeune existence fauchée en plein vol, comme l’écrirait Robbe-Meunière. Cette ravissante fille morte d’avoir révélé le secret qu’elle détenait ! Si elle avait fermé sa jolie gueule, elle vivrait encore, et pour longtemps. Elle soignerait des malades, assisterait des mourants, prendrait des chibres plein son joli cul. Et maintenant, la voilà enfouie dans le sol d’une forêt malade.

Ma gorge se noue, mon cœur fait le vieux tacot dans une montée. Je chiale en lançant ma cuiller loin dans l’étendue plate de l’immense lac. La grosse larme d’acier part en sifflant : ploc ! Je mouline automatiquement. Tiens, voilà que ça mord de nouveau. A la secousse je pressens une truite, une authentique. Et pas une baleine ! De la belle truite-portion, comme disent les hôteliers. Elle jaillit de l’onde, y replonge. Je la ramène inexorablement : par ici la bonne soupe !

Cette prise me distrait un peu de mon chagrin. La bête renâcle, mets-toi à sa place ! Un crochet dans les naseaux, et une force irrésistible qui t’arrache à la paix des profondeurs (c’est l’happée des profondeurs !).

Tandis que je luttaille avec elle, je perçois un bruit de moteur. C’est si inattendu, si insolite et inconvenant dans la tranquillité figée de cette nature détruite (des truites) que je n’en crois pas mon sens auditif. Depuis quarante-huit heures, le silence n’était troublé que par les cris du bambin et les pets de son père, plus, bien sûr, les mugissements de Berthe accusant réception de ses tringlées.

Je capture ma truite : c’en est bien une. L’assomme sur un rocher. Et alors je me consacre pour de bon au bruit de moteur. Il provient du large. Le lac Nikitajärvi, pour te dire, ressemble presque à une mer intérieure. Tu aperçois la rive d’en face parce qu’il forme un téton, mais sur la gauche, ses limites se perdent dans une brume estompeuse.

A force de scruter cet infini liquide, je finis par distinguer un point sombre frangé d’écume ; ça, c’est un canot automobile, je te parie tes couilles contre une merguez sous cellophane. Abandonnant ma canne à lancer, je fonce jusqu’à Béru. Il achève de combler la fosse.

— T’es pas trop crevé ? hargneuse-t-il. Je voudrerais pas qu’ tu t’ fissasses un tour d’reins en maniant ta canne à pêche, mec !

— Voilà quelqu’un, éludé-je. Remise tes instruments et fous des branchages sur la terre remuée.

Et je retourne pêcher.

Le canot se précise. Il a une drôle de forme : aplatie, et une drôle de couleur : jaune pisseux. A son bord, un seul personnage : un homme d’une soixantaine d’années dont le visage est coupé en deux par une forte moustache blanche. De loin, on dirait deux moitiés de gueule séparées par un intervalle. Au fur et à mesure qu’il approche, je constate qu’il porte un semblant d’uniforme : veste verdâtre à boutons dorés, képi plat à visière noire.

J’adresse un signe de bienvenue au canotaumobiliste, mais il n’y répond pas.

Bientôt, il baisse les gaz de son Evinrud, puis les coupe tout à fait, s’empare d’une gaffe terminée par un crochet et accoste. Il jette un cordage sur le sol, saute sur la terre ferme et finit par amarrer son bâtiment à une grosse pierre.

Alors il vient vers moi et, naturellement, ce vieux con m’adresse la parole en finlandais. Y a des mecs, je te jure, qui ne doutent de rien ! Non mais ce qu’il faut tenir comme couche pour parler finlandais ! Surtout à quelqu’un venu d’ailleurs ! Et il trouve ça tout naturel, le moustachu. T’es là, made in France, tu pêches, et môssieur se met à gutturer avec des mots bourrés de « a » et de « u » à trémas. Et il attend une réponse, ce vieux nœud !

Je lui mimique à quel point j’entrave que pouic à son patois et combien c’est sans espoir, qu’au grand jamais une seule syllabe de son dialecte ne franchira mes lèvres arpenteuses de chattes humides !

Alors il résigne et demande :

— Vous comprenez l’allemand ?

Bon, là, je dodeline. Le chleuh, c’est pas la langue de mes rêves et le seul reproche que je fasse à Mozart c’est d’avoir écrit ses opéras en boche ; pourtant, comparé au finnois, cette langue me semble aussi délectable que celle de notre petite voisine qui est venue récupérer son ballon chez nous, l’autre après-midi.

Des nouveaux locataires. Lui est pharmacien à Saint-Cloud, la gamine a une quatorzaine d’années et déjà une frimousse de pompeuse de zobs. Je l’ai aidée à chercher son ballon qu’elle retrouvait pas : il était coincé sur notre tonnelle, y a fallu un escabeau. En le lui tendant, mine de rien, j’ai murmuré :

« Ça mérite bien un baiser, non ? »

Je m’attendais au gros mimi sur la joue, comme pour tonton. La salope ! Voilà qu’elle me chope par la nuque et me roule une pelle qui aurait foutu la diarrhée verte à un caméléon ! Ce panais ! Ah ! dis donc, elle m’a vérifié toutes les chailles : des incisives aux molaires du fond. J’aurais pas subi l’ablation des amygdales, j’y avais droit aussi !

C’est ensuite que le tracsir m’a biché : pendant que je la raccompagnais au portail en marchant au pas de l’oie. Je me suis vu embastillé pour outrage aux mœurs, tentative de viol et autres bluettes du genre ! Cette greluse, je m’en gaffe comme de la peste bubonique. Je suis sûr qu’un de ces quatre, quand elle me saura seulâbre à la maison, elle viendra me traîner son petit minou sous le pif pour voir la manière dont je réagirai.

Et bon, ça nous éloigne. Je t’expliquais comme quoi le vieux aux blanches bacchantes se sert de l’allemand pour communiquer avec ma pomme. M’explique, en aboyant presque, que ce lac est formellement interdit à toute forme de pêche. Il sert de réserve nationale. Il renferme des espèces disparues, des silures vieux de plusieurs siècles, des carpes qu’en comparaison desquelles, celles de Versailles sont des poissons rouges pour tombolas de fêtes foraines. C’est un joyau de la couronne finnoise. Comment dis-tu ? Y a pas de monarchie en Finlande ? Et alors ? Tu crois que ça empêche les Finlandais de s’enculer en couronne, pendant LA nuit (qui dure six mois et un jour !) ?

Le gonzman, je lui explique que nous sommes des touristes français et que nous ignorions cet interdit. En France, on nous vante toujours la beauté et l’empoissonnement des lacs d’ici. Alors on croyait. Mais bon, nul n’était censé ignorer la loi, je vais douiller l’amende.

Cette peau de zob fanée ne l’entend pas de ce tympan crevé ! Le délit que j’ai commis est punissable de prison. Je dois être déféré devant un tribunal car je ne relève pas du simple P.-V. La couille, je te dis ! La sale couillerie dans toute sa gloire. T’as des jours sans, quoi ! Ça te pleut sur la frite et t’as pas de pébroque pour te tenir au sec.

Je lui demande « et alors, qu’est-ce qu’on fait ? » Il me réclame mon passeport, l’enfouille et m’enjoint de le suivre jusqu’à Tupuduküu où il me remettra aux autorités de justice. Il va finir par me faire croire que je suis un dangereux criminel. Faut-il qu’ils se plument dans ce patelin pour faire un patacaisse pareil pour deux poissons !

La Berthe qui a repéré l’arrivée du garde se pointe, dans ses affrioleries les plus pimpantes. Elle arbore un soutien-gorge rouge sang, immense comme deux ballons de basket et un bermuda blanc, tellement tendu qu’on peut compter ses vergetures à travers l’étoffe.

— Que se passe-t-il-t-il, Antoine ? J’ai l’impression que vous n’êtes pas d’accord avec ce monsieur.

Je lui résume les données fondamentales du problème. Elle récrie à son tour. Comment peut-on arrêter un honnête citoilien parce qu’il s’amuse à lancer un morceau de métal à pompon dans un lac ?

— Il est buté comme un tampon de chemin de fer, ce vieux con ! fulminé-je.

La Gravosse est femme de décision énergique.

— Disez-lui qu’vous allez prévenir mon mari d’votre départ, moive, pendant ce temps, j’vas essayer de me mett’ dans ses bonnes grâces.

Je traduis au moustachu. Il consent (comme une louf de Béru). Je m’éloigne en direction du Gravos et, m’étant retourné, j’avise le garde qui pénètre dans le mobile home derrière les miches de la Gravosse. Cette inferneuse va-t-elle le ramener à une juste clémence ?

Ma pomme, une pensée diabolicienne me surgit en pleins méninges. Je reviens à pas de loup et grimpe dans la cabine du véhicule. Un guichet coulissant permet d’entrer en contact avec les passagers de l’intérieur. Je l’écartouille la moindre, juste faufiler un zœil investigueur dans le logis à roulettes. J’avise la Mastarde vautrée sur le canapé, ses jambons écartés. Elle a prié le garde de déposer son vieux prose sur le fauteuil qui lui fait face et lui sert un verre de muscadet.

It is french vinasse, my lord, explique-t-elle.

Le vioque commence par refuser, mais, devant l’insistance de son hôtesse, il finit par écluser. Leur converse serait vite languissante si l’Ogresse n’employait le langage manuel.

You have bioutifoule bacchantes, pépère, ça doit z’être un vrai bonheur d’ se laisser crougnougner le trésor par un mec qu’a des baffies pareilles !

Et de lui lisser les moustaches, mutine et rieuse. Pépère, il se sent plus. Je le situe veuf ou marida à une poupette frisottée, asséchée de la moulasse. Y a lulure qu’il a pas dû tremper, le garde ! La courtisane Bérurière se met à lui zéphirer le kangourou de sa dextre de velours. Au début, il est tellement interloqué qu’il regimbe un peu. Puis, sachant que les Françaises sont femmes expertes aux manières propices, il s’abandonne.

Cette dénoyauteuse de braguettes a tôt fait de lui dégainer la rapière. Elle met à jour un paf finlandais mélancolique comme un poème de tuberculeux. Du braque septentrional, blanchounet, rosâtre, flasque, avec de la peau excédentaire et un gland pas du tout frivole.

— Ben mon pépère, c’est pas la gloire, soupire Berthy. Si t’as jamais rien eu de plus présentable à montrer aux dames, je comprends qu’tu soyes devenu un vieux charognard de garde ! Qu’est-ce tu voudrait-il que je fasse de ça ? C’est pas jour d’abats ! Je me croive chez mon tripier. Bon, je vas tenter de te turluter un peu le Nestor, dans le cadre des premiers secours aux noyés, des fois que la respiration artificielle le ranimererait, mais dans ton cas, j’voye que Lourdes pour c’ qu’est d’obtiendre un résultat.

Elle s’agenouille en geignant devant l’irascible et commence à le pomper. Sursaut du bonhomme, effaré complet ! La pipe, cézigo, no connaître ! Elle est pas encore arrivée jusqu’au cercle polaire ! Il a jamais entendu causer, même dans les légendes nordiques.

Histoire de mieux capter la mémorable séance, je fais coulisser un peu plus le guichet. Je prends alors un choc sur la noix. C’est mon appareil polaroïd que j’avais accroché à un piton vissé dans la cloison et qui vient de me choir sur la coupole.

L’aubaine ! Merci, Petit Jésus pour cette bosse opportune ! Je vérifie la languette qui dépasse : il me reste trois photos à tirer. J’arme le bidule et j’attends. Dans le camping-car, le garde a fini d’effarer, il trouve la tétette à son goût, le bougre. Découvrir ça à soixante et mèche, c’est vraiment une bénédiction du Seigneur dont les décisions sont toujours insondables. Le voilà qui trouve un regain, imagine ! Sa marionnette fait bravo et pirouette entre les doigts prodigieux de Berthe. Son pacsif de tripes devient plus présentable. La Bérurière grogne de contentement et, le mufle comme celui d’un chien enragé arpentant les campagnes d’autrefois, admire son œuvre résurrective.

Clic ! fait mon polar… oïde !

La courageuse dame, émule de Jeanne Hachette, repart au boulot. Maintenant, Pépère caracole du chibre. Le voilà sur orbite. Parti pour la gagne. Charogne ! Quinze ans de bouteille, tu parles d’une ivresse !

Je mate ma première photo. Le camping-car est très clair à l’intérieur et l’image est parfaite. On voit bien le vieux crabe, mi-confus, mi-pâmé, avec son panais pas franco du collier sortant de la main puissante de Berthaga, et elle, aux babines carnassières, regardant triomphalement la bandaison inespérée du dabe ! Moment d’anthologie ! Triomphe de la nature souveraine.

Elle est surdouée, Berthe Bérurier, dans ces instants ineffables. Elle vit la queue du mâle. Aucun de ses réflexes ne lui est étranger. C’est la Toscanini du braque ! Faut la voir pistonner des mandibules tout en secouant le trognon du Finnois. Carogne ! Faut que ça crache ou que ça casse ! Beau ! Très beau ! On aimerait applaudir l’exploit. Il faudrait la verve d’un Philippe Gildas pour commenter cette performance : La Tête et les Jambes ! Sauf qu’il s’agit d’une tête de nœud. Le garde, il s’y croit ! C’est l’apothéose de sa vie de con !

Et Mémère qui ne doute plus de rien et s’envole ! Qui tombe son bermuda et offre sa voie royale au glandu. A-t-il jamais tiré en levrette, cet arpenteur de lac ? Improbable. Sa gaucherie le prouve.

Mais quand il s’est positionné : « Clic ! » refait mon polaroïd. Juste à l’instant propice, biscotte le triomphe est de courte durée, Pépère ne dispose pas de la vigueur ni de l’autonomie suffisantes. Elle a eu les yeux plus grands que la chatte, Berthy. Voilà qu’il mollit du roudoudou, Albert ! Il pige qu’il a trop présumé et que la mayonnaise prendra pas. Les jeux du cirque, ça n’a jamais été de sa région et ce n’est plus de son âge. Y a qu’au-dessous du cinquantième parallèle qu’un sexagénaire peut régaler une dame dans cette position.

Il boutique un peu le cul de Berthe, à tout hasard, escomptant un retour au carburo. Qu’on ne sait jamais ; le corps est si fantasque ! Mais, ouichtre ! C’est Pavie ! Waterloo ! Bientôt son bistougnet escarguinche et de cerf-volant redevient fil à plomb ! Son beau mandrin de fête, même aux objets perdus, il ne le retrouvera pas : il n’a trique qu’un seul été.

Berthe considère cette débandade d’un œil fataliste mêlé d’écœurement.

— Mon pauv’ bonhomme, soupire-t-elle, si ton zob se tenait seulement aussi raide que ta moustache, tu pavoiserais ; mais là, j’croive bien qu’il est reparti sans laisser d’adresse.

Mécontent, le vieux fumelard se rajuste. Elle lui plaisait pourtant bien, cette grosse vachasse ! Si au moins elle avait continué de lui pourlécher le zigomard, il serait peut-être arrivé à une issue heureuse. Mais la grosse affreuse s’y croyait déjà et, sans transition, voulait se faire grimper levrette ! Tu parles, il a déjanté dans la première crevasse venue, l’alpiniste des monts de Vénus !

Moi, je me pointe, les photos toutes fraîches à la main.

— Il est temps de partir ! me déclare le vieil austère.

Un acharné, hein ? Il aurait éternué dans le joufflu de Berthy, peut-être qu’il se serait montré clément. Mais là : service service ! Son échec le confirme dans son intraitabilité ! Etre vachard, c’est le lot de consolation du berné. L’échec engendre la fumelardise.

— Vous dites que vous m’emmenez devant la justice ? je demande au gapian.

Ja !

— Et si je dis que je n’ai pas pêché, que vous mentez ?

Il suffoque.

— Je suis assermenté !

— Et si je montre au juge ces photos d’un assermenté ?

Je brandis les images devant sa moustache-rincebouteilles.

Putain ! Ce changement à vue !

Il se marmoréise, le dabe ! Du Rodin de la bonne année !

Je renfouille les clichés.

— Bien, je suis à votre disposition.

Mais pour lors, le chant du départ lui vient mal. Il ne bronche pas. Se sait floué complet ! Il préférerait se praliner le chignon à la perspective qu’on puisse voir une dame lui pomper le dard, puis se l’engouffrer dans sa malle-poste ! Pour lui, ça représente le déshonneur, le bannissement. Des larmes lui viennent. Il tend la main, implorant :

— Donnez-moi « ça ».

— On verra plus tard !

— Vous allez dîner avec nous ? propose Berthe. J’ai du poisson tout frais ! Traduisez-lui, Antoine.

Elle montre ma pêche au garde. Il pousse un grand cri de détresse. Me vocifère que le gros poissecaille qui ressemble à une truite arc-en-ciel est en réalité un braäkmaar géant, espèce disparue partout ailleurs sur la planète. Il n’en reste qu’une dizaine dans le lac Nikitajärvi. Et voilà que nous allons le claper comme s’il s’agissait d’une vulgaire carpe !

— Je l’ignorais, mon pauvre vieux, dis-je à Pépé. Faites-vous une raison et laissez agir Mme Bérurier : elle cuisine aussi bien qu’elle suce.


Tu vois, la vie est pleine d’imprévus. Telles relations entre des êtres qui débutent très mal tournent parfois à l’amitié la plus farouche. Faut dire que la présence de Béru et le picrate qui coule d’abondance mettent du liant dans les relations.

Le garde est déjà raide-bourré en passant à table. Je consacre l’ultime photo de mon chargeur à le flasher en train de découper le braäkmaar. Un comble pour celui qui est chargé de veiller sur les illustres locataires du lac ! Mais il a décidé de prendre son parti de l’aventure. En Finlande, excepté le vin de Carélie, dans le sud du pays, tu ne trouves comme alcool que de la vodka et des dérivés. Il est asphyxié par le beaujolais primeur, notre ami Uhro (c’est son prénom ; son blaze complet c’est Uhro Kelkonäar). Bérurier l’initie. Marrant comme deux poivrots peuvent correspondre sans utiliser un dialecte précis. Des mimiques, des gestes, des onomatopées suffisent. Une bourrade remplace une phrase bien ciselée, un clin d’œil équivaut à un bon mot et une imitation de pets modulés avec la bouche tient lieu d’histoire drôle.

Après les poissons, on mange du cassoulet en boîte ; puis de la choucroute. Je questionne Uhro sur sa vie. Comme je m’y attendais, il est veuf ! Il vit avec une nièce à lui qu’il a recueillie à la mort de ses parents. Cosette ! Sympa ! Il habite une maisonnette de l’Etat sise au bord du lac, sur l’autre rive, à la pointe d’un cap. Grâce à des puissantes jumelles, il peut surveiller la totalité du Nikitajärvi. Mais les hivers sont interminables et, depuis que l’insecte arboriphage a transformé la région en paysage lunaire, il ne peut même plus s’occuper à des besognes forestières. Dans trois ans, il prendra sa retraite et ira finir ses jours à Rovaniemi.

Et ma pomme, pendant qu’il parle, je gamberge. Et je me dis que si j’ai tenu à faire ami-ami avec cet homme, c’est parce qu’une idée bien ancrée dans ma pensarde me turlu… pine, queute, zobe, chibre, etc. Et je te la livre, cette idée, sans te réclamer un rond de plus pour le phosphore que j’ai dû sucer : je le prends à ma charge. Si, si, il fait partie de mes frais généraux (si t’as remarqué : on a beaucoup de frais généraux, mais jamais de généraux frais).

L’idée donc est que ce garde n’a rien d’autre à foutre (en dehors de sa nièce, peut-être ?) que de surveiller le lac et ses pourtours. Et il s’acquitte si parfaitement de sa mission qu’il m’a surpris en train de pêcher à des kilomètres de là. On peut penser qu’il a été plus ou moins le témoin des événements qui ont eu lieu ici, il y a plusieurs années d’abord, puis récemment, avec l’assassinat de Karola Heinaven. Alors là, ce serait intéressant de le faire jacter. Le tout est de savoir s’il est assez mûr pour s’affaler ou si un reste de défiance le retiendra de parler.

C’est un type pas comme tout le monde, Uhro. Un sauvage à cheval sur le règlement. Il ne doit pas oublier mes photos compromettantes. Elles vigilent quelque part dans son esprit embrumé. La défiance subsiste à mon endroit. Je reste le salaud en infraction qui a eu le culot de le flasher pendant qu’il se laissait décaper la membrane. Et qui le fait chanter. Qui le contraint à faillir à son devoir ! Non, je n’obtiendrai rien. A moins que… Bon Dieu, mais c’est bien sûr ! Faut que je passe en revue les gadgets que m’ont préparés les Services du général Durdelat.

Ils se trouvent dans la cabine : une niche secrète aménagée sous le siège du passager. J’en sors une boîte carrée, assez plate, en métal capitonné à l’intérieur. Je l’ouvre et me mets à en dresser l’inventaire. Intéressant. Illico, je déniche ce qui convient au garde : un petit sérum de franchise tout prêt à l’injection dans une minuscule seringue. La notice précise que le produit peut être « administré » dans le gras du dos, par surprise, à travers les vêtements ; que son effet est à peu près immédiat et qu’il dure une heure environ (selon le sujet).

On va bien voir.

LE LAC DES SIGNES

Faut dire que l’aiguille est très petite. Il croit à une piqûre de « moskito » et se donne une claque sur l’omoplate, ce qui n’est pas très fantoche. Et puis il oublie. D’autant plus zézément qu’il est bourré raide, le chevalier du lac. Sa moustache n’est plus horizontale. Elle plonge à gauche et se redresse à droite, à la chapeau de bersaglier. Il lui est venu des poches sous les lampions, grandes comme des sacs tyroliens.

— Arrête de le faire pinter, Gros, dans dix minutes il ne pourra plus parler !

Ses vasistas deviennent déserts comme la surface du lac. Je me place en face de lui.

— Il y a quelques années, fais-je, vous avez dû assister à un drôle de cirque, depuis votre cap, Uhro.

— Comment ça ?

— Je parle du jour où les Russes n’ont pas hésité à violer l’espace aérien pour courser un des leurs en hélicoptères.

Une lueur de compréhension passe sur l’écran blanc de son regard.

— Ah ! oui… Je vois ce que vous voulez dire ! En fait, c’est moi qui ai donné l’alerte. Sur le moment, j’ai cru qu’une nouvelle guerre commençait avec ces salauds ! En réalité, on l’a su par la suite, ils voulaient récupérer un technicien de chez eux qui avait choisi la liberté. En fin de compte, ils l’ont abattu à la mitrailleuse. Quand je suis arrivé sur les lieux, il vivait encore, mais en voyant ses blessures, j’ai tout de suite compris que c’était fini pour ce pauvre gars.

— Il pouvait parler ?

— Il disait des mots sans suite. Et puis les secours sont arrivés et il a été conduit à l’hôpital en hélico sanitaire.

— Ensuite, que s’est-il passé ?

— Les services de l’armée ont évacué sa chenillette des neiges.

— Mais d’autres gens n’ont pas tardé à draguer dans la contrée, je parie ?

— Exact. Des touristes. Ils ont établi un campement, beaucoup mieux organisé que le vôtre, soit dit sans vouloir vous vexer.

— De quelle nationalité étaient-ils ?

— Allemands, d’après les plaques minéralogiques de leurs véhicules. Allemands de l’Est.

— Ils sont demeurés longtemps ici ?

— Plusieurs semaines : la forêt n’avait pas encore été détruite. Mais, quand ils ont été partis, il en est revenu d’autres : des Suédois ; et après eux, des Autrichiens. Ce putain d’endroit où l’on ne voyait jamais personne s’est mis à intéresser des tas de gens. Imaginez-vous que le diable d’insecte s’est abattu sur la région et s’est mis à bouffer nos arbres par le haut. Et un jour, les cimes étant complètement dénudées, qu’est-ce j’avise, au sommet du plus haut épicéa ? Un appareil de prise de vue. Son objectif brillait au soleil, c’est ce qui a attiré mon attention. Un câble en partait, qui était fixé à d’autres fûts et qui filait loin. Seigneur ! Quel travail ça représentait ! Je me suis mis à le suivre après avoir fait éclater la lentille de la caméra d’une balle bien placée. Eh bien, figurez-vous que le câble en question plongeait dans le lac ! Vous m’entendez, l’ami ? Dans le lac. J’ai bien tenté, avec une gaffe maniée depuis ma barque de continuer à le suivre, mais le Nikitajärvi est le lac le plus profond de toute la Scandinavie, c’est pour cela qu’il s’y perpétue des espèces qui n’existent plus nulle part ailleurs.

— Donc, vous ignorez où le fameux câble aboutit ?

— Complètement. Mais si vous voulez ma conviction intime, il y a du Russe là-dessous.

— Vous avez signalé la chose aux autorités finnoises ?

— Evidemment.

— Et alors ?

Uhro reproduit avec la bouche ce bruit fameux que Bérurier exécute si parfaitement avec son anus.

— J’ignore s’ils ont donné suite, « là-haut ». Il y a des moments, on dirait que les Popoffs leur font peur. Ils ont oublié que de 1941 à 1944 on leur a tenu la dragée haute avec notre petite armée !

Il va probablement me raconter sa guerre (il a dû la faire), mais comme je m’en tartine la peau des burnes, je le branche illico sur autre chose.

— Dites-moi, cher Uhro, ces derniers temps, avant que nous ne venions, il y a eu des visiteurs à l’endroit où nous campons ?

— C’est ce que ma nièce m’a appris. J’étais en inspection sur la rive est, ce qui me prend deux jours. Kitège observe pour moi, en mon absence. Elle prétend avoir vu arriver ici deux voitures du genre Land Rover d’où sont descendues plusieurs personnes. Vous n’ignorez pas combien les bruits portent loin, sur l’eau. Kitège prétend avoir entendu des bruits de pioche. Mais ça n’aurait duré qu’une heure environ. En tout cas, lorsque je suis rentré de ma tournée, il n’y avait plus personne par ici.

— Dites-moi, mon brave Uhro, après l’incident de frontière avec les Russes, il y a quatre ans, avez-vous reçu la visite de gens désireux de vous questionner ?

Le vieux ne répond pas tout de suite. Puis, se décidant après une lutte intérieure :

— Non, je n’ai pas reçu de visite, pourtant je crois bien avoir été questionné.

— C’est-à-dire ?

— Un jour, en forêt, derrière chez moi, j’ai rencontré deux hommes qui chassaient l’oie sauvage. Ils m’ont montré leurs permis. Tout était égal. Ensuite, ils m’ont offert une rasade d’aquavit. J’ai accepté de boire un bon petit coup. A peine je leur ai rendu leur gourde que je me suis écroulé par terre. Quand je me suis réveillé, j’avais un mal de crâne phénoménal et l’impression d’avoir subi un long interrogatoire épuisant. Vous savez, y a des sales types qui n’hésitent pas à vous médicamenter de force pour vous obliger à parler.

— Quelle horreur ! lâché-je, sincèrement.


Je le reconduis jusqu’à son grand canot. Il est complètement schlass, Uhro !

En grimpant dans son embarcation, il bute sur un plot de ciment placé à l’avant et va s’ouvrir la peau du crâne contre le banc de nage. Il sacre (le sacre du printemps), étanche le raisin qui dégouline jusqu’à sa moustache avec un large mouchoir à carreaux en m’expliquant que l’administration a mis à sa disposition un canot tellement mal foutu que, s’il ne le lestait pas à la proue, une fois lancé à pleine vitesse, il lèverait tellement du nez qu’il se retrouverait le cul dans l’eau avec son Evinrud. Bon, il s’affale près du moteur et tire sur le lanceur. Ça ronfle. Je détache la corde maintenant le rafiot à la rive et le repousse du pied. Pépère, la force de l’habitude aidant, décrit la bonne manœuvre et s’éloigne.

Il crie avant de mettre les gaz :

— Et que je ne vous reprenne pas à pêcher, sinon vous ne coupez pas au tribunal !

Faut dire que je lui ai remis les photos compromettantes, ce qui lui compose une sorte de virginité toute neuve. Je suis certain qu’il va les mettre en miettes au milieu du lac et balancer les confettis à la baille. Je pense que l’air du soir contribuera à le dessoûler et qu’il rentrera sain et sauf chez lui.

On a du mal à s’imaginer l’existence de certaines personnes. La solitude qui est leur lot, jour après jour, en attendant de finir… Lui, il parle de sa retraite à Rovaniemi. Il y foutra quoi dans ce bled sinistre, après avoir passé sa vie en pleine nature ? Le supermarket ? Des bars. Et puis quoi d’autre ?

Je reviens, pensif au mobile home. Des relents de poisson traînent encore autour du véhicule. Dire qu’on a bouffé un animal en voie de complète extinction ! Bon, et alors ? L’homme aussi disparaîtra un jour, après les baleines blanches et les éléphants. On est de passage. La Terre également. Simple question de temps. Comme on dispose d’une durée de papillon, les millénaires nous font un effet d’éternité.

Mais que tu sois un mec ou la piéride du chou, t’es condamné, toi et ton espèce. La dérive des continents l’atteste. Les temps viendront où le pôle Sud fondra, où l’Himalaya ressemblera à la Beauce et nous, on sera déjà nazes depuis lurette ; moins qu’inexistants : anéantis ; sans le plus léger témoignage fossile. Récupérés, corps et âmes, par une alchimie nouvelle et monstrueuse, nous serons devenus « autre chose ». Ça te flanque pas les jetons, cette perspective ? T’as toujours envie de la Légion d’honneur ? Ben à ta bonne santé, mon pote !

— Apollon-Jules n’est pas avec vous ? me demande Berthe-à-la-grosse-moule.

— Non.

— Je croiliais. Je viens d’me souviendre qu’il a pas dîné. On s’occupait de votre vieux gazier et j’n’y ai point prêté attention.

Elle secoue l’ignominieuse épaule du Mammouth, lequel dort son vin sur son coude en polochon.

— Sandre !

Il rote dans son sommeil : prélude à sa parole imminente.

— Mouaise ?

— Où qu’est l’gamin ?

Sa Majesté dégluante ses paupières en capotes de fiacre. Promène le regard ainsi débusqué sur la roulotte, l’arrête sur sa rombière.

— Quoi, l’gamin ?

— L’était z’avec toi quand tu creusais ?

— M’voui.

— Y n’t’a pas suivi quand t’est-ce t’es venu manger ?

Le Mastard roule un regard de rubis, se penche sur la fesse gauche comme un motard dans un virage et balance un chapelet de louises.

— C’est pas une réponse ! déclare péremptoirement Berthe.

Alexandre-Benoît produit un nouvel effort, moins centralisé, se lève en geignant et sort sur le pas de la porte.

Dehors, les troncs sombres font des hachures à l’infini. Une toile de Hartung.

— Apollon-Juuuuules ! hurle le Gros.

Son puissant organe, tel une corne de brume, part vers d’insondables confins pour y héler son rejeton ; mais hélas, l’enfant hélé par ce père zélé, ne donne pas signe de présence.

— Alors, tu me l’as perdu ? demande froidement Berthe.

— Pourquoice j’l’aurais perdu ? C’est toi, la grosse morue, qu’en étais responsabe. Moi, j’travaliais.

— Elle est raide, celle-la ! Y l’était avec toi, tu l’reconnais !

— Minute, pute borgne ! Y l’était av’c moi jusqu’à ce qu’il n’y soye plus.

— Tu veux qu’j’te dise, Sandre ?

— Garde-z’en-toi bien, que sinon j’te fous mon poing dans la gueule pour t’ donner des couleurs, boug’ d’ tas de merde !

J’interviens :

— Allons, allons, mes amis, il y a plus urgent à faire que de vous engueuler : retrouver le môme. Moi, je fais la rive du lac, vous deux partez en « V » dans la forêt.

Subjugués par mon autorité, ils foncent. Quant à moi, je me suis réservé la mauvaise part car, si Apollon-Jules est tombé à l’eau en jouant sur la rive perfide de Nikitajärvi, il est à redouter qu’il s’y soit noyé.

Je cours le long de l’eau verte. Par endroits, elle est presque noire, à cause de la profondeur. Mon cœur m’est remonté dans le gosier, ce qui me gêne pour respirer. Une espèce de prière informulée tournique dans mon esprit, à l’endroit où se forme l’âme : « Faites qu’il ne lui soit rien arrivé. Faites qu’on le retrouve ! » Je cours, les yeux sur la rive rocheuse, cours à perdre haleine (et mon briquet, si je fumais).

Je voudrais appeler l’enfant, moi aussi, comme ses parents sont en train de le faire. Leurs deux voix de rogomme s’éloignent en le hélant. Mais je ne peux pas, tant tellement mon corgnolon est serré. Le cordon de la bourse d’Harpagon ne saurait l’être davantage. Je souffle pis qu’un bœuf escaladant l’Izoard pour aller regarder passer le Tour de France. Je cours…

Et puis voilà que je ne cours plus. Fusillé par la détresse ! Je m’entends balbutier : « Oh ! non. »

A quelques mètres de moi, dansant sur l’eau tranquille : le ballon d’Apollon-Jules. Un ballon à tranches de couleurs : rouge, jaune, bleu.

Je m’approche de la flotte, mais on ne voit en son sein (comme l’écrit la comtesse de Paris) que sur une distance n’excédant pas cinquante centimètres, tout de suite après l’opacité règne.

Si, pourtant, je distingue quelque chose. Je me dessape tour de main et plonge. Je tâtonne dans des algues limoneuses, insiste et finis par ramener une petite sandale de cuir ayant appartenu au fils Bérurier.

Je ressors de la flotte glacée et tombe sur mon cul, kif une poire mûre.

Les appels du couple continuent de me parvenir. Ils vont s’affaiblissant. Il faut que je les prévienne ! Mais tant qu’ils hurlent le nom de leur moutard, j’ai l’impression qu’il est encore vivant.

LE CHAGRIN ET LA VENGEANCE

Oui, le jour de la noyade du petit Apollon-Jules fut le plus cruel de ma vie. Un jour à arracher du temps, à arracher de soi-même. Le plus maudit des maudits jours qui nous entraînent inexorablement vers la calamité finale.

Était-ce l’intensité de mon chagrin, ou bien l’eau glacée dans laquelle j’avais plongé ? Toujours est-il que j’eus une sorte de syncope et que je dus m’allonger dans les courtes fougères poussant entre les rochers.

Je restai là longtemps, terrassé par l’adversité, mort d’une incommensurable honte d’avoir organisé ce singulier voyage avec ce bambin en « couverture ». Je vomis le poisson rare, le muscadet, le reste. Que ne me vomis-je moi-même !

Les appels des parents avaient cessé. Les heures coulèrent bassement sur les lieux de la tragédie. La lumière baissa d’un ton, ce qui était à la nuit sa manière de tomber. Enfin il y eut de nouveaux appels angoissés. Cette fois, c’était mon nom que l’on criait. Les Bérurier s’apportèrent, hors d’haleine, violacés par leurs recherches.

Quand ils m’aperçurent, ils forcèrent l’allure.

— Qu’est-ce y t’est arrivé ? demanda Béru.

Alors, je lui tendis la sandale et lui montrai le ballon multicolore que la légère brise du faux soir chassait vers le large.

Berthe comprit et poussa un grand cri qui évoquait celui de l’otarie femelle en gésine. Elle si grotesque toujours devint pathétique. Elle avança dans l’eau jusqu’à mi-cuisses et brandit les bras au-dessus du lac en un geste d’imploration, mais d’implacable exigence aussi.

Je me relevai, hagard. Alors Bérurier me saisit par la chemise.

— Salaud ! gronda-t-il. T’as réussi à tuer mon garçon, hein ? Si tu nous aurais pas amenés ici, y n’se serait pas noyé ! Mais tes sales combines prévaudent tout, pour toi.

Il me fila une patate au bouc. Il me sembla alors que ma tronche était un poste de téloche qui venait d’imploser. Ensuite il me mit trois courts crochets du gauche au foie qui me privèrent d’oxygène. Il poursuivit par un formidable coup de tronche en pleine poire et je sentis craquer mon nez. A bout de lucidité et d’énergie, je chutai comme un sac de linge propre (j’en ai marre des vieux clichés), à demi agenouillé, mais l’épaule droite coincée contre une roche arrondie. Ce presque k.-o. ne suffit pas au père vengeur qui continua de me massacrer avec ses pieds.

A la fin, tout s’anéantit pour moi ; j’eus l’impression de tomber dans une profonde et étroite crevasse noire, heurtant une paroi puis l’autre jusqu’à ce que je me disloque au fond du gouffre.


J’étais seul, répudié, vaincu, mutilé. Ma tête était poisseuse et devait avoir doublé de volume. Je ne pouvais plus respirer par le nez, plus ouvrir la bouche.

J’avais participé à beaucoup de bagarres, au cours de ma vie tumultueuse, subi bien des corrections, mais je n’avais jamais encore encaissé une dérouillée de Bérurier ; et ça, je peux te dire que ça fait bobo ! Je pensais fermement que, même si l’on parvenait à me réparer, je ne serais jamais plus comme avant.

Tant mal que bien, je me mis sur mes pattes de derrière afin de retourner à la clairière. J’y parvins après mille souffrances car mon corps tout entier avait subi de graves avaries et le moindre mouvement m’arrachait un cri.

J’eus un choc en constatant que le mobile home avait disparu. Les Bérurier, fous de chagrin, égarés par la douleur, étaient repartis sans moi. Je me retrouvais seul dans la forêt anéantie, entre la tombe d’une jeune fille et celle, liquide, d’un petit enfant dont les silures centenaires devaient dépecer le pauvre petit corps. L’abomination ! Le fond, le fin fond de la misère humaine.

Que faire ? Marcher ? Mais je n’avais pas d’autre repère que ce soleil à la con qui se déplaçait à peine au-dessus du pôle Nord. Et puis je me sentais incapable de marcher longtemps. Alors je repensai au père Uhro, là-bas, de l’autre côté du lac. Le vieux garde constituait mon unique secours. Mais comment l’alerter ?

J’eus une idée. Je coupis une branche morte de la longueur approximative de ma canne à lancer et j’allis à l’endroit où, la veille, j’avais sorti de ses profondeurs le gros poisson dont l’espèce se mourait.

Je m’arrachis l’épaule comme un con à faire pendant des heures le simulacre de lancer une cuiller au loin. Je savais le dabe suffisamment charognard pour tenir parole et venir m’arrêter en cas de récidive.

A la fin de la troisième heure, mes efforts furent récompensés et le bruit rassurant d’un moteur retentit.


Il fut atrocement déçu en constatant que je tenais un vulgaire bâton sans ligne ni moulinet. Sur le moment, il crut que j’avais planqué ma canne en fibre de verre en entendant son moteur, mais je le détrompai vite en lui montrant la disparition du camping-car et en lui racontant la tragédie que nous venions de vivre. Plus que tout, ce qui l’impressionna, ce fut mon dénuement physique.

— Vous êtes méconnaissable, m’avertit le digne homme (lequel s’était remis de sa biture). Que vous est-il arrivé ?

Je lui expliquai que je m’étais fait ça en plongeant depuis les roches pour tenter de retrouver le cadavre de l’enfant.

Il déclara :

— Peine perdue, mon ami. Il y a dans les profondeurs du Nikitajärvi une faune qui ne fait pas de cadeau. Vous avez entendu parler des piranhas d’Amérique du Sud, capables de dévorer un bœuf en quelques minutes ? Eh bien, ici, il en va de même. J’ai vu des ouvriers forestiers dévorés sous mes yeux alors qu’ils se baignaient. Et pourtant, je les avais avertis.

— Alors que tenter ?

— Rien ! A l’heure présente, le petit est presque anéanti, son crâne excepté. Et encore, un crâne de petit enfant est moins résistant que celui d’un adulte ! Le mieux que vous ayez à faire, puisque les parents sont partis, c’est de venir avec moi. Une fois à la maison, je téléphonerai aux autorités pour faire la déclaration, mais ça ne vous dispensera pas d’aller à Véröltua pour que la police enregiste votre déposition.

— Et comment m’y rendrai-je ?

Il se ramone les muqueuses et expectore puissamment, à au moins dix mètres (le record du monde étant détenu par Bérurier-le-massacreur qui lance le glave à vingt-huit mètres trente-deux, performance constatée par huissier).

— Vous avez de l’argent ?

— Certes…

— Des dollars ?

— Quelques-uns.

— Cent ?

— Je pense.

— Alors, pour cent dollars, ma nièce vous conduira à Véröltua.

— Parfait.

Je prends place dans sa barque plate.

— Asseyez-vous plus en arrière, me conseille Uhro, car avec la barre de béton qui leste l’avant, il y aurait une mauvaise répartition du poids.

Je lui obéis mornement. L’existence n’a plus de sens pour moi ; j’existe encore par routine, parce que je suis sur terre pour ça.

Je m’assois, les genoux écartés, la tête pendante. S’il n’y avait quelque part Félicie qui m’attend, je plongerais au sein du méchant lac pour y vivre le calvaire d’Apollon-Jules.

Venir dans ce bled perdu pour y faire se noyer le môme ! Jamais j’expierai une telle faute ! Sans doute ne suis-je pas directement responsable, il n’empêche que c’est à cause de moi qu’Apollon-Jules est venu finir sa brève existence dans les eaux vénéneuses du Nikitajärvi, pleines de monstres antédiluviens ! La vie d’un enfant, Seigneur ! Qu’ai-je donc fait pour mériter cela ? Comment vais-je pouvoir enchaîner les jours aux jours ? Quels seront mes sommeils dorénavant, et pire : mes réveils ?

Le moteur tourne rond avec son bruit sec. L’embarcation glisse sur l’eau plate. Je n’ai pas la force de me retourner sur le paysage désolé qui s’éloigne.


La partie de la rive où habite Uhro n’est pas encore détruite par l’espèce d’insecte arborivore ; il commence seulement à l’attaquer. Les frondaisons jaunissent comme sous l’effet d’un précoce automne. Mais la mort est là, qui travaille en secret, tueuse de forêts.

La maisonnette du garde est sympa comme un jouet. Les murs en sont verts, le toit rouge et les volets jaunes. C’est une construction de bois pas très grande contre laquelle s’arc-boute un hangar.

Je l’aide à tirer sa barque au sec, puis nous empruntons le sentier conduisant à sa crèche et qu’aperçois-je alors ? Notre mobile home stationné sous la remise.

Les Bérurier sont dans la pièce de séjour de Uhro. Ils pleurent tout en mangeant un reste de ragoût que leur a proposé la nièce du bonhomme. Rien de plus pathétique que de voir ces deux ogres en larmes qui mastiquent avec toute l’énergie de leur désespoir.

Ils me regardent entrer et les sanglots de Berthe redoublant, elle doit reposer dans son assiette la bouchée en cours.

Elle balbutie à l’adresse de son époux :

— Qu’est-ce t’y y a mis dans la gueule, Sandre !

Le Mastard répond :

— C’est l’tuer que j’aurais dû, si j’l’aimais moins.

Ces paroles me fendent l’âme. Quelque chose d’indicible explose en moi. Voilà que j’éclate en sanglots hoqueteurs sans même foutre mes mains devant ma frime pour chialer.

— Tu peux ! me jette hargneusement le Gros. Il est bien temps, maintenant !

Il ajoute :

— Dis au moustachu qu’on est venus pour qu’il préviende qu’on a b’soin de secours. Faut qu’on envoye des hommes-grenouilles, du matériel ! J’repartirerai pas d’ici sans le corps d’mon môme !

Je n’ose lui répéter les sinistres paroles du garde concernant le sort réservé aux noyés du lac Nikitajärvi.

Je fais part au vioque de sa requête. Uhro me répond qu’il ne faut pas compter sur un déplacement de secouristes. Il va prévenir les autorités de Véröltua du drame, mais c’est à nous d’aller les trouver pour solliciter leur assistance.

Le Mastard auquel je traduis entre dans une colère justifiée. Il gueule que quand on a des lacs, on en est responsable, sinon, on les assèche ! Il ira au consulat de France le plus proche et on voira c’qu’on voira.

Imperturbable, Uhro tubophone. Et alors sa nièce revient du cellier où elle est allée chercher de la bière. Bon, je suis détruit du mental, mais il subsiste en moi suffisamment de sens critique pour que je puisse apprécier l’arrivante. Charogne, la belle fille ! Ça c’est de la femelle ! Grande, forte, fraîche, des tétons gros comme des défenses de yack, une blondeur d’argent au soleil, des yeux verts comme des feuilles de géranium, une bouche pulpeuse, des dents éclatantes de blancheur ! Qu’ajouter comme autres lieux communs pour célébrer le charme de la survenante ? Je laisse ton imagination turbiner un peu. Son cul, je te le raconte pas. Elle porte un jean troué aux genoux qui le lui moule aussi bien que le ferait ma main. Sa chemise à carreaux rouges et bleus lui donne un côté « garçonnier » que démentent ses formes. Elle fume un cigarillo à embout de plastique. Voilà.

Je la visionne à travers mes pleurs. Elle me dit « Taägada veutü », ce qui signifie « Bonjour, soyez le bienvenu » en finnois.

Je secoue la tête, ce qui m’égoutte un peu le visage.

— Ma nièce parle l’anglais, m’avertit Uhro. Si vous êtes toujours d’accord pour les dollars, elle peut vous escorter à Véröltua et vous aider dans vos déclarations.

— D’accord, réponds-je, en refrénant le honteux plaisir que me cause cette perspective.

Je ne vais tout de même pas me mettre à fantasmer sur une paire de miches, en plein désespoir, non ?

Tu sais qu’il y a du chien en moi, bordel ! Je suis ulcéré de voir les Bérurier pleurer leur pauvre gosse la bouche pleine, et moi je le pleure la queue raide ! Ça se vaut, non ? Ah ! que de sombres, de honteuses misères j’aurai traînées. Un jour, si maman disparaît avant « son grand », je larguerai tout et j’irai me retirer dans quelque monastère, non en tant que moine, mais comme auditeur libre. J’en connais un chouette, en Suisse, où le père abbé est un gaillard solide, un intello qui adore Dieu et le Château Yquem. Ils me feront une petite place, les braves chanoines. (Je cherche fortune, autour du chanoine !) Je sais qu’ils m’aiment bien ; ils ont compris qu’on allait, eux et moi, dans la même direction par des cheminements différents. Ils s’en tamponnent de mes frasques et excès ; c’est le bruit d’âme qui renseigne ; çui-là, impossible de le camoufler : son petit cristallin se distingue toujours parmi les pires grondements.

Les Béru en chaudes larmes finissent de bâfrer. Le Gros rote ses bières. Il vient se planter devant moi, m’en vaporise un en pleine bouille et déclare :

— Ça devrerait m’faire peine d’t’avoir arrangé d’cette façon, eh bien, au contraire, ça me soulage un peu !

— Alors cogne encore, Gros !

Il profite de la permission et me place un doublé au foie. Je tombe à genoux, me tords de souffrance.

— La race des Bérurier va s’arrêter avec moive ! gémit cette fin de lignée. Et surtout, au grand surtout, dis-moi pas qu’j’ai qu’à en faire un autre, chez les Béru, d’puis l’ennui d’étang, on n’fait qu’un mâle par génération. Y a jamais t’eu un Bérurier qu’ait z’eu une fille ou plusieurs garçons, jamais ! C’t’un bonédiction dans la famille. D’puis le moilien âge, m’a espliqué mon grand-père qu’était z’un puits d’souv’nirs.


Je me relève et nous partons. J’occupe la place passager dans la Lada de Kitège. Le père endeuillé pilote le camping-car. On dédale par des sentes forestières. Ma conductrice a un coup de volant impeccable. Tout en conduisant, elle me raconte sa vie. Elle était étudiante en architecture. Un jour qu’elle faisait une promenade en auto avec ses parents et son fiancé, leurs freins ont lâché et le véhicule s’est englouti dans un lac.

Les siens ont eu la triste fin d’Apollon-Jules. Elle, elle a pu s’en sortir (c’est le cas de le dire) parce que, au moment de l’accident, elle baissait sa vitre pour jeter une peau de banane par la portière, au grand dam de son paternel, homme rigoureux qui exigeait que l’on respectât la nature. Cette entorse aux règles finlandaises lui a sauvé la vie car elle est parvenue à s’extraire de l’auto. L’eau faisait moins deux degrés et une pellicule de glace s’était constituée à sa surface. Les trois autres passagers se sont engloutis, terrassés par le froid et la pression liquide.

— J’ai failli devenir folle, me dit-elle. Voir disparaître ceux qu’on aime sans pouvoir leur porter secours mais, au contraire, en se sauvant lâchement, poussé par l’instinct de conservation, devient comme une tare infamante dont on ne se remet jamais. Mon oncle Uhro, venu aux funérailles, comprenant mon désespoir, m’a proposé d’aller vivre quelque temps avec lui. J’ai accepté, vous savez pourquoi ? Parce qu’il est le sosie de mon père, étant son jumeau. J’ai eu la folle impression de retrouver papa à travers lui. Je vénérais mon père.

Elle ajoute :

— Je ne l’ai plus quitté.

— Cette vie d’ermite n’est pas trop pesante ?

— Non. Je m’y suis parfaitement adaptée. J’aime la nature. Je fais de longues promenades dans la forêt, du bateau sur le lac et, surtout, je lis et j’écris.

— Qu’écrivez-vous ?

— Un livre sur le Nikitajärvi qui est un lac fabuleux, riche en légendes de toutes sortes, un lac hostile, morbide, recelant une faune unique au monde.

— C’est une excellente idée, approuvé-je. Mais si je puis me permettre une question fort indiscrète, et l’amour dans tout cela ? Vous êtes une fille superbe, rayonnante de vie. Vous ne pouvez pas passer votre existence dans une maisonnette perdue au fond du monde !

Elle hoche la tête :

— L’amour, je l’ai mis en terre, voici plusieurs années. Bientôt, mon oncle prendra sa retraite et nous irons à Rovaniemi ; alors j’aviserai et, sans doute, me réorganiserai-je une vie différente. Je fais confiance au temps. En somme, après le grand malheur qui m’a frappée, je traverse quelques années sabbatiques ; elles me sont indispensables.

Elle rêvasse en drivant sa tire. Les ornières sont profondes et la bagnole tangue beaucoup. Cela dit, elle conduit à la vitesse prescrite, ses veilleuses allumées bien qu’il fasse soleil.

Une heure plus tard, nous atteignons les premières maisons colorées d’une bourgade assez importante. Derrière nous, le Mastard se met à klaxonner comme un perdu. Kitège stoppe et je descends aux nouvelles.

— On n’a plus de tisane, grogne Béru. Ça fait lurette que l’ voiliant lumineux gueule aux petits pois. J’voye un’ estation, là-bas su’ la droite, faut qu’ j’vais bourrer la gueule du réservevoir.

— D’accord !

On s’ébranle lentement jusqu’à la piste repérée par le Gravos, et nous stoppons sur l’aire de dégagement, Kitège n’ayant pas besoin de carburant. Le Dodu se range près d’une série de pompes, derrière une Cherokee immatriculée en Belgique.

Je vais à son secours, craignant qu’il se dépatouille mal avec le préposé.

Au moment où je rallie le mobile home, la porte avant droite de la Jeep s’ouvre et une voix amie s’écrie :

— Enfin !

Juste deux syllabes, mais proférées avec une telle exaltation que ça me rend le cœur kif de la cire fondue, comme on le chante dans je ne sais quel psaume protestant.

Les jambes shortées et cagneuses de Félix se dégagent de l’auto. Il rit plein sa bouille caoutchouteuse. J’avais jamais remarqué qu’il ressemblait autant à mon copain Sim.

Je me précipite, Béru se précipite, Berthe se précipite ! Irma Ladousse rescousse à son tour. Ce n’est que sanglots et effusions.

Félix dit :

— Je ne pensais pas que de nous retrouver nous ferait autant pleurer les uns et les autres ! Mais pourquoi diantre ne nous avez-vous pas attendus, au débarcadère ?

Je sors, au débotté, un pieux mensonge :

— Nous avons vu filer une Jeep Cherokee et on a cru que c’était la vôtre. Alors on a tenté de la courser, mais ce mobile home n’est pas une formule 1, et…

— On nous suit à la trace depuis trois jours, commente Irma, nous arrêtant ici et là, questionnant un peu tout le monde. Un vrai travail de policier. Enfin, nous avons opéré notre jonction. Mais tout de même, je vous trouve un peu légers, tous les trois, et particulièrement M. et Mme Bérurier.

— Si vous sauriez ce dont il nous arrive ! sanglote la Baleine.

— Vous avez perdu votre enfant ? fait la professeuse.

— Comment l’avez-vous sute ? demande Alexandre-Benoît.

— Grâce à une équipe d’arboriculteurs qui s’occupe de lutter contre la mort des forêts, nous avons retrouvé votre campement près du lac Nikitajärvi.

— Et il s’y s’trouvait quéqu’un qui vous a appris la nouvelle ?

— En effet : cette petite personne-là.

Irma Ladousse déponne la lourde arrière de sa charrette et nous montre Apollon-Jules en train de roupiller sur la banquette.

L’EFFARANTE AVENTURE

La scène qui suivit fut indescriptible ; mais étant réputé grand romancier (le plus important du siècle, à gauche sur le palier, précise même Jérôme Garcin), je vais tâcher à te la narrer.

Primo et avant toute autre chose, Berthe s’évanouit dans une indifférence générale, ce qui nous contraint à faire un grand pas pour l’enjamber. Secundo, Alexandre-Benoît Bérurier, se croyant probablement dans un film de câpre et d’épais, porte la main droite à son cœur gauche, frappe du talon et lance, à la Chantecler, un inoubliable : « Mon fils ! » qui aurait fait chier plein son froc à Mounet-Sully. Qu’ensuite il s’engouffre dans la Jeep et arrose l’enfant de ses larmes, morves, baves et autres sécrétions moins aisément homologables.

— C’est le bébé noyé ? demande Kitège qui, d’une intelligence extrême, parvient à se forger une opinion au milieu de cette pantomime.

Je confirme, puis, m’adressant aux deux gentils profs :

— Dites, dites ! mes chers amis.

Et ils.

Irma, plus diserte, me raconte qu’ayant retrouvé notre « campement » et constatant que nous l’avions abandonné, ils s’apprêtaient à le quitter à leur tour après y avoir fait une frugale dînette, lorsqu’ils crurent percevoir des sanglots à quelques encablures. Intrigués, ils battirent la campagne sinistrée et finirent — grâce au Seigneur, toujours miséricordieux — par apercevoir Apollon-Jules qui marchait le long de la rive, à cloche-pied car il n’avait qu’une godasse, en chialant tout ce qu’il savait. Reconnaissant le couple ami, il poussa un cri de liesse et se précipita vers lui. Les deux savants lui posèrent des questions auxquelles il répondit avec toute l’incohérence d’un Bérurier de quatre ans. Ils attendirent un peu, pensant que nous étions sans doute à la recherche du bambin, mais comme nous ne revenions pas, ils laissèrent un mot en évidence sur un piquet et s’en furent. Or, voilà que la bienveillante et bienveilleuse Providence nous réunit dans les vapeurs d’essence.

Deo gracias

Muchas gracias !

Mouche-toi, Garcia !

Et je peux t’en dérouler encore vingt-cinq mètres de ma valise.

Irma m’interroge à son tour (et au mien) :

— Mais que vous est-il arrivé, Antoine ? Un accident ?

— Plusieurs, réponds-je ; ils consécutent de la disparition de ce garnement.

Là-dessus, Berthaga se désévanouit. Elle mugit plus fort que ces féroces soldats venus jusque dans nos bras égorger nos fils, nos compagnes.

— Il est mort z’ou vivant ? demande-t-elle en montrant le monstrueux dargeot de son vieux qui obstrue l’ouverture de la portière.

— Vivant, vivant, rassurez-vous, s’empresse Félix.

— Je vous croive pas !

— Pensez-vous que j’oserais vous faire un tel mensonge, Berthe ?

De saisissement, elle s’accroupit et se met à bédoler sur le ciment de la station.

— Escusez-moive ! geint la bienheureuse mère, c’est l’émotion qui me relâche de la bagouze ; avec ça qu’le ragoût à Mlle Kitège était pas ragoûtant ; j’sus pas médisane, mais de la cuisine comme ça, on aurait pas osé la servir aux porcs, chez nous. De la flotte avec des patates presque crues et d’ la viande qu’effilochait au contraire. Pas un brin de laurier ! Oh ! Oh ! la la ! Y me vient une nouvelle ramée. Irma, qu’on se gêne pas entre dames, vous pourriez-t-il me trouver du papier ? Sinon, cueillez-moi une poignée d’herbe. Et puis vous pensez : boire de la bière en bouffant cette saloperie, ça pouvait pas m’mener loin.

« Alors mon petit Pollon est en vraie vie ? Alors là, je ferai brûler un cierge ! Et quant à vous deux, Irma et Félisque, je vous jure que vous n’aurez pas affaire à un nain gras. On va te vous arranger une nuit d’amour dont de laquelle vous vous souvenirez ! Moi et le Gros, on se surpassera, ma puce !

« Oh ! le voilà ! Mais c’est vrai qu’il se tient debout et qu’il me sourit ! Qu’y se jette sur sa maman, l’amour ! Pas si fort, voiliou : tu me fais tomber dans la chose ! Oh ! le coquin ! Le gentil saligaud. Je vais ressembler à quoi, moi, maintenant ? Aidez-moi à me relever, Antoine ; faut qu’j’allasse à la salle de bains du campinge-car ; dérangez-vous plus pour l’papier, Irma, à cause d’mon garnement de gamin, j’ai dépassé ce stade. Qu’est-ce il a à me regarder comme ça, cet abruti de pompiss ? Y n’a jamais vu une dame avec sa jupe retroussée et son slip baissé ! Vous savez qu’ c’est des arriérerés mentals dans ce bled ! »

Elle disparaît dans notre véhicule.

Alors Bérurier s’avance vers moi et tombe à genoux.

— Ecoute, Sana, balbutie-t-il, je me pardonnerai jamais de t’avoir mis dans cet état. Défonce-moi la gueule, qu’on soye quittes !

— La loi du talion est une chose immonde, dis-je. Ce merveilleux dénouement est le baume qui cicatrisera mes plaies. Relève-toi, et va en pets !

Il m’obéit.


Je n’ai pas souvenance d’avoir interrogé un enfant de cet âge, déjà obèse parce que boulimique, déjà con parce qu’étant le fils de ses parents et un tantinet taré sur les bords.

Apollon-Jules, c’est un tube digestif en culotte courte. C’est le ténia avec de gros yeux proéminents, pleins de gentillesse et de stupidité. Son vocabulaire se compose déjà d’une trentaine de mots (verbes y compris, dont le plus répétitif est le verbe du premier groupe « manger »). Cependant il n’est ni débile profond, ni même handicapé mental. Au contraire, quand on le regarde fonctionner (j’allais dire « exister »), on est séduit, voire gagné par sa paix intérieure. Il est une fois pour toutes en état de contentement organique : mangeant beaucoup, déféquant de même ; dormant autant qu’un chien et jouant sobrement avec une ombre, une pierre ou un morceau de ficelle irrécupérable. On le devine aimant. Il aime spontanément, à la manière d’un animal caressé. Quand il pleure, c’est à bon escient : parce qu’il a mal aux dents ou perdu ses parents, ou bien qu’il s’est meurtri. Mais étant dur au mal, ce dernier cas est rarissime.

Je le prends par la main et l’entraîne dans un salon de thé. Là, à ma demande, il prend une tonne de gâteaux, peu engageants parce que finnois, et nous nous asseyons sur un banc public, banc public, banc public. Je veux tout connaître de sa mésaventure, mais je crains fort que le somme piqué dans la voiture d’Irma n’ait totalement occulté de sa fruste mémoire les événements antérieurs.

J’attaque donc, à petite voix concon cet interrogatoire « pas comme les autres » :

— C’est bon, Pollon ?

Véhémente approbation du boulimique.

— Alors tu avais perdu ton papa et ta maman, au bord du lac ?

Un temps de silence. Son regard infiniment crétin erre sur la rue ou d’étranges passants passent, puisqu’ils sont là pour ça. Enfin, mes paroles atteignent son entendement, y provoquent une légère émulsion, et messire Béru junior opine de rechef, de la pine et du chef (ajouterait Victor Hugo qui a toujours rêvé d’écrire des San-Antonio, mais ça n’est pas donné à tout le monde).

— Pourquoi les avais-tu perdus, mon Pollon ?

Il me regarde avec l’incommensurable incertitude d’une vache bernoise écoutant jouer du cor des Alpes.

Chez lui, les mots sont des suppositoires qu’il convient de parfaitement introduire dans le rectum de son entendement. Quand ils sont en place, il faut attendre que le phénomène d’aspiration se produise, après quoi, le mot remplit vaille que vaille son office.

— Hein, Pollon, dis à tonton Antoine pourquoi tu avais perdu tes parents ?

Il s’arrête de mastiquer, fourre un doigt dans l’une de ses fosses nasales : le médius. Moi, à sa place, ce n’est pas celui que j’aurais choisi car il est loin de posséder l’agilité de l’index. C’est un doigt de complément, il fait le fiérot biscotte sa grande taille, mais il est balourd.

Cela dit, le médius d’Apollon-Jules remplit correctement la tâche récurante[8] qui lui est assignée puisqu’il évacue de son nez à sa bouche les denrées (comestibles pour le fils Bérurier) qui lui sont confiées.

Tel Popeye dopé par les épinards, la morve galvanise le chiare. Il se lance à toute vibure, mangeant ses phrases avec le reste.

— C’est l’sieur noir du bateau dans l’eau qui a pris Pollon ! lâche-t-il d’un trait (ou d’une traite, si tu es davantage sensible au féminin, ce que je conçois parfaitement).

— Le monsieur noir ?

— Vouiii.

— Il était en bateau ?

— Vouiii.

— Tu l’avais déjà vu, ce monsieur, Pollon ?

— Naon.

— Il était habillé en noir ?

Avant de répondre, Mathurin-Béru-Junior va puiser un nouveau chargement d’humeur nasale qu’il savoure comme précédemment. Satisfait par cette auto-alimentation, il répond :

— Il était pas habillé !

— Alors, il était nu ? C’était un homme noir comme tonton Jérémie ?

— Naon.

— Il n’était pas habillé, il n’était pas nu, mais il était noir sans être nègre ! récité-je. Drôle de devinette !

Et puis ma vive intelligence entre en lice. Parbleu : un homme en combinaison de caoutchouc pour plongée sous-marine !

— Il portait un vêtement de caoutchouc ?

— Vouiii ! exulte Apollon-Jules.

— Avec un masque et un tuyau dans sa bouche ?

— Vouiii !

— Et cet homme t’a attrapé ?

Sa bonne bouille de rural dégénéré par des aïeux imbibés de calvados exprime un effroi rétrospectif (le pire de tous les effrois).

Il n’a même plus suffisamment de souffle pour dire « vouiii », alors il opine (de taureau, comme papa).

— Et puis il t’a emporté dans son bateau ?

— Vouiii.

— Il se trouvait où, le bateau ?

Apollon-Jules pousse un rugissement provoqué par l’excès de nourriture. Son père, te dis-je ! Ensuite, il se remet à bouffer son gâteau, ce qui déguise ses joues en une paire de fesses de sumo japonais.

— Tu me dis où était le bateau, Pollon ?

— … é… ro… é, me répond le bâfreur.

— Avale ce que tu as dans la bouche et répète.

Il glottise à outrance, violit, tousse, crache des choses non mastiquées et, docilement, reprend :

— Derrière les rochers.

— Et il ressemblait à quoi, ce bateau ?

Il arrondit ses bras d’hydrocéphale raté et assure :

— Gros comme ça.

— Et alors il t’a mis dans le bateau ?

— Vouiii.

— Et ensuite ?

Le jeune monstre réfléchit.

— L’a refermé le chapeau du bateau.

— Le chapeau du bateau ?

— Vouiii.

Ça signifie quoi ? J’ai une confuse idée, mais qui me paraît tellement folle que je la mets en mémoire sans l’approfondir.

— Et après, mon Pollon, raconte tout bien à Tonton Antoine.

— Le bateau est parti.

— Où cela, mon bijou ?

— « Dans » l’eau.

Illico mon idée folle revient à la surface, si je puis dire. Un sous-marin de poche ! Dans le genre de celui dont use mon éminent camarade Cousteau pour ses explorations dans les profondeurs. Je pige, ou plutôt j’entrevois. Ce lac unique au monde, tu penses que les Ruscoffs ne pouvaient manquer de s’y intéresser. Tout ce qu’il contient, ça devait faire bander les savants moscovites. Alors nos braves Popoffs se sont démaverdavés pour transporter un minuscule sous-marin jusqu’au Nikitajärvi, à bord d’une caravane camouflée, je suppose. Ils s’en servaient pour l’étude de la faune lacustre, et puis l’affaire Strogonoff s’est produite, dès lors, le sous-marin de poche a servi de P.C. d’observation. Uhro n’a-t-il pas déclaré qu’un câble relié à la caméra planquée dans l’arbre allait se perdre dans le lac ?

— Ils étaient combien de messieurs dans le bateau, Pollon ?

— Deux.

— Et qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?

Le gamin frissonne et cesse de mâcher son éclair. Le voilà qui se met à trembler, ma parole ! Il largue ses gâteaux et se jette contre moi en sanglotant.

Je lui caresse la tête, les joues.

— Allons, allons, mon bébé, c’est fini, tu ne crains plus rien ! Dis à tonton Antoine ce qu’ont fait ces vilains messieurs.

Il bredouille :

— Y avait derrière la fenêtre des gros poissons méchants, plus gros que papa, plus gros que maman, avec des grandes dents. Les messieurs m’ont dit qu’ils allaient me donner à manger aux poissons si je disais pas…

— Si tu ne disais pas quoi, mon gros lapin des champs ?

— Si je disais pas ce que papa et tonton Antoine ont trouvé dans la forêt.

— Et tu leur as répondu quoi donc, Pollon d’amour ?

— Que vous avez trouvé une dame morte.

Merde ! Le môme avait donc retapissé le cadavre de la pauvre Karola ! Et il n’avait marqué aucune réaction. Déjà aguerri, l’artiste : comme papa, te répété-je !

— Ils ont dit quoi ?

— Que c’était pas ça qui les intéressait.

— Qu’est-ce qui les intéressait ? Ils te l’ont expliqué ?

— Ils ont fait un dessin.

— Et il représentait quoi, ce dessin, ma poule ?

— Un machin.

— Je vois. Il était comment, ce machin-là ?

— Ils ont dit : en ciment, avec une manette à chaque bout.

— Et…

Et puis non, et puis merde. Je n’ai plus de questions à poser au témoin, Votre Honneur.

L’homme est un roseau pensant. Moi de surcroît, je suis un roseau penché. Je vais rejoindre le groupe. Berthe s’est changée et sent l’eau de Cologne.

— Irma, fais-je en cueillant l’adorable professeuse par la taille, puis-je vous demander un service ?

— Tout ce que vous voudrez, mon bel Antoine.

Son regard est en train de craquer ma braguette. Charogne, je lui en glisserais bien une de first quality dans le joufflu, histoire de faire chuter sa tension et sa culotte.

— Cela vous contrarierait beaucoup de retourner en Belgique en emmenant les Bérurier ?

— Non, bien sûr, mais pourquoi ?

— Je reste dans le secteur encore quelque temps : raisons professionnelles, ma douce.

— Vous savez, grand fou, rien ne nous presse, on peut vous attendre ?

— Je préfère pas.

Elle lorgne sur Kitège qui se tient discrètement à l’écart.

— Ne serait-ce pas cette ravissante fille, vos « raisons professionnelles », beau don Juan ?

— Secret… également professionnel, ma tourterelle.

Et comme Félix regarde ailleurs, je lui roule une galoche montante qui lui gouzille la luette.

FLEUR BLEUE, FLEUR POURPRE

Sais-tu ce que c’est que « l’ivresse blanche » ? C’est quand tu es ivre sans avoir rien bu. Ivre parce que la vie te devient soudain infiniment bienveillante et docile, lumineuse comme un soir d’Andalousie.

Il y a une heure, je croupissais au fond de l’horreur, du chagrin, de l’échec. Et soudain : miracolo ! Poisson d’avril ! Le sort nous faisait seulement une sale blague.

Deux fabuleuses certitudes dominent : Apollon-Jules est vivant et les braves Russes n’ont toujours pas récupéré leur vérolerie de minerai puisqu’ils ont fait pression sur le moutard pour essayer de savoir si nous nous avions mis la main dessus.

Donc, à cet instant, je traverse la période « au temps pour moi ». Le compteur est de nouveau à zéro.

A zéro ?

Voire !

Il rit dans sa barbe récente, Antoine. Et puis, tiens, il est trop heureux, faut qu’il chante. Comme toujours dans les instants de liesse intérieure, c’est la vieille chanson de papa qui me jaillit : Les Millions d’Arlequin. Je brame à tue-tête au volant du campinge-car, en suivant la Lada vert pomme de Kitège. D’où la tenait-il lui-même, cette rengaine, mon cher vieux disparu ?

Au refrain, je me fais saigner la torgnole :

Mais, ce n’était qu’un rêve d’amour.

Oh ! le divin mensonge d’un jour

Trop court.

Bientôt, je réalise que chanter est insuffisant. C’est la baise qui s’impose si je veux aller jusqu’au bout de mon bonheur.

On roule dans de la forêt bien verte. Un faon (de chichourle) cabriole en nous apercevant et fonce retrouver sa mother.

Je file quelques petits coups de klaxon impétueux pour alerter Kitège, les ponctue d’appels de phares et mets mon cligno à droite parce que là s’amorce un brin de clairière.

Ce que voyant, elle en fait autant. Je me range près d’une source que dix romancières en pleine méno qualifieraient de « murmurante », alors qu’elle ferme sa gueule, la source en question, elle coule et puis c’est tout et ça va bien comme ça ; pas toujours rajouter la chantilly sur les gâteaux, merde, ça finit par foutre la gerbe !

Ma chère jolie guide vient se ranger auprès de mon véhicule à poils longs.

Nous sortons simultanément de nos guindes.

— Vous avez des ennuis ? se soucie la Finnoise.

— Au contraire, fais-je : j’ai un surcroît de bonheur, un excès de joie, une overdose de contentement. Je viens de prendre une décision, my darling : vos années sabbatiques vont commencer à faire relâche, aujourd’hui vous avez droit à une mise en liberté conditionnelle.

Elle ouvre ses grands yeux pleins de lumière et de tout ce que tu voudras.

— Que voulez-vous dire ?

— Venez dans mon astucieux véhicule, Kitège, je vais vous expliquer. J’aime la nature, j’en suis même complètement fou, mais il y a deux choses que je me refuse à y faire : l’amour et des pique-niques, car elle est incompatible avec ces deux plaisirs de la chair.

Et j’ajoute en français, puisqu’elle ne parle pas cette glorieuse langue :

— J’abomine les sandwiches aux fourmis et je ne supporte pas de voir mes testicules transformés en pelotes à épingles, ce qui arrive immanquablement quand on astique une sœur sous des conifères.

Tu paries qu’elle a pigé le topo, la chérie. Elle le voit bien dans mon regard salace que ça va être la plantureuse ramonée impromptue. Les grands-mères de son espèce raffolent être grimpées au débotté, commak, tout de go. Elle était là à cahoter dans sa bagnole russe (tiens, je croyais que le père Uhro détestait les Popoffs, et pourtant il roule Lada, le moustachu ! Tu sais pourquoi ? Parce que cette tire est pas chère. Le porte-lasagne, mec ! Le porte-lasagne ! Après le fion, c’est ça qui régit le monde. Combien j’entends de lanturlus dauber sur les Japonouilles et qui vivent dans une débauche de Nikkon, de Suzuki, de Honda, de Sony, de Seiko (à quartz).

L’intérieur du mobile home, faut reconnaître, il fouette un pneu la tanière béruréenne ; y a des remugles, des relents, des miasmes, bien que j’aie ouvert toutes les fenêtres, tous les hublots. Un combiné très infect de chiottes mal entretenues, d’indigestions hasardeuses, de vents sédentaires, de menstrues incontrôlées. Une basse croupissance de fauves, une accumulation de linges raidis par la crasse, une imprégnation irréversible de sueur de bagnards, d’éjaculations en trombe.

Je m’en excuse auprès de Kitège, si propre, si nette, si claire. Je mets l’ensemble de ces odeurs au compte du pauvre Apollon-Jules, dont je prétends qu’il fut « contrarié » par le voyage. Contrarié ! Pauvre chou. Je l’imagine dans le sous-marin de poche, contemplant des poissons-monstres auxquels on lui promettait de le donner en pâture.

Je chope une bombe déodorante pour réodorer un peu l’habitacle. Avec l’espoir que le pin des Vosges l’emportera sur la sanie des Béru.

Et puis après avoir refermé toutes les fenêtres, je crée la pénombre complice des amoureux novices et je branche la climatisation. Son ronronnement, autant que l’air frais qu’elle diffuse, nous emporte vers les merveilleux abandons. On s’allonge sur le canapé-lit. Je la prends dans mes bras, lui baisote la nuque, lui mordille le lobe, lui léchouille les baffles.

Elle ferme ses paupières, pousse des soupirs.

On est bien ; on a le temps. Personne sur des centaines d’hectares ! Je me sens paré pour recommencer le monde et, cette fois, le réussir.


Il existe différentes catégories en amour. Tu as l’amour bestial, l’amour fou, l’amour grave. C’est à cette dernière qu’on peut rattacher notre étreinte du camping-car. Un amour qui part à la recherche de lui-même et qui se découvre par paliers. Paliers de décompression, oserais-je dire. Mes entreprises sont lentes, réfléchies ; ses acceptations profondes. On s’accouple en gens sérieux, pour qui ce n’est pas de la bagatelle. Merveilleuse exploration de deux êtres qu’un élan incoercible (comme l’eût écrit la comtesse de Ségur si elle avait fait carrément dans le porno au lieu de bricoler dans la culotte Petit Bateau humide) a projetés l’un contre l’autre et qui, au lieu de se déchaîner comme des animaux, veulent faire de cette double connivence un présent à Dieu.

Pourquoi cette soudaine gravité ?

Pourquoi ce refrènement de nos sens ?

Comment parvenons-nous à tempérer une telle incandescence ? A la plier à la discipline de la suave volupté, celle qui chemine lentement ?

Mystère somptueux qui nous soude. Et qui, j’ose le dire sans jambage, nous ennoblit.

Et cependant (d’oreille), elle a droit à tout, ma Kitège. Non, n’attends pas de moi une énumération graveleuse de mes hauts faits. Juste pour te faire comprendre le sérieux et l’intensité de notre fabuleuse étreinte : je lui groume le bigornuche pendant une heure dix-huit minutes pour, ensuite, lui enfourner le grand Nestor durant une plombe quarante, avec un déburnage en cours de parcours, je le reconnais, mais repris de volée et remonté en neige façon Rotary (pas le club, l’instrument ménager) pour un total rééquilibrage de la membrane perverse.

Ce genre de perfo, mon gamin, y a qu’un maestro du radada pour la réussir. J’en sais quatre-vingt-dix-neuf pour cent qui disjoncteraient après le lâcher de ballons. L’enchaînement est périlleux, il nécessite une concentration rigoureuse et une volonté de bronze. Si tu songes au cours de la Bourse à ce moment-là, tu te plantes. Ou plutôt, te déplantes. Le secret c’est de ne pas baisser la cadence mais de continuer dans ta foulée d’athlète comme si de rien n’était. Alors l’instant triomphal arrive où Coquette retrouve ses marques et se met à l’unisson de ta volonté. Pour lors, tu peux décélérer, faire dans la mignardise, risquer des figures libres : c’est tout bon. T’as ton attelage bien en main, tu drives ton char (tu trouves pas qu’une biroute et ses accessoires ressemblent à un char romain ?) jusqu’à l’arrivée. En apothéose. Ta partenaire t’ovationne. T’as gagné. Tu peux faire ton tour d’honneur en saluant la foule et en écumant le potage à la paresseuse.

Moi, Kitège, à franchement parler, c’est plus qu’un magnifique coup de cul : un intense coup de cœur. Marrant que, dans ce polar de mes choses, j’aie eu à rencontrer deux Mères en manque : Irma et elle. La première a du carat et un temps de retard monumental à récupérer ; pour Kitège, c’est seulement un ramadan prolongé à compenser.

Ayant retrouvé la voie radieuse de la jouissance, elle se presse contre moi et murmure :

— Merci. Maintenant, je sais ce que c’est qu’aimer.

Joli, non ? Une littéraire, quoi !

Elle a la reconnaissance du pubis (comme dit Dechavanne), cette petite mère.

Un baiser long comme le tunnel sous la Manche et nous remontons dans nos bagnoles respectives.


J’aperçois sa nuque par la vitre du hayon, cet or presque argenté moussant sur sa peau bronzée. Tu sais que les poils de sa touffe sont exactement pareils ? Je t’avais pas dit ? Excuse-moi : elle m’a tellement chancetiqué le mental que je manque à tous mes devoirs de vacances de grand romancier européen.

Je roule en laissant vagabonder ma pensée. Je butine, de ma suave nouvelle conquête au sous-marin de poche, du sous-marin à la cachette toujours inviolée, semblerait-il.

Je me sens aiguisé comme un coutelas de boucher. Je fonctionne de la gamberge à cinq mille tours. Je suis sorti du marasme. Une aube se lève.

Nous parcourons une douzaine de kilomètres, après quoi je lui refais le coup du klaxon et de l’appel de phares.

Merde, faut pas qu’elle croie que je veux remettre le couvert ; pas si rapidos, j’ai déjà donné (abondamment).

Je saute de mon bus pour courir à sa portière.

— Kitège ! j’halète ; Kitège !…

Elle me virgule un sourire qui ressemble à celui d’une chatte.

— Eh bien ?

Je passe ma main dans sa tire pour saisir son cou duveteux.

— N’attendez pas la retraite de tonton Uhro, partez avec moi : je vais vous ramener en France et vous installerai dans mon joli studio des Champs-Elysées. J’irai vous faire l’amour tous les jours !

Et sais-tu ce qu’elle me sort, très calmement ?

— Pendant combien de temps ? Une semaine, un mois ?

J’en coite.

Elle reprend :

— Vous aimez trop les femmes et les femmes vous aiment trop pour que vous puissiez vous consacrer longtemps à la même. Partir avec vous, c’est accepter de souffrir à brève échance. Aucun humain n’a envie de souffrir. Restons-en là, Antoine. « Un beau souvenir fleurit, une grosse déception pourrit. » C’est un proverbe de notre grand poète national Savonntonkuü qui est mort l’an dernier.

— Nous en avons un, en France, qui dit « Ce qui est vécu n’est plus à vivre », et un autre que je vous récite de mémoire : « Ni temps passé, ni les amours reviennent. »

— Ce dernier est d’Apollinaire, fait-elle, et le premier ?

— Jacob Delafon. Votre rêve, en somme, est celui de toutes les femmes : épouser un fonctionnaire pour faire des enfants et bâtir une villa « Sam’Suffit » avec lui ?

Elle se déportiérise pour me tendre sa bouche. Valse des patineurs, mouillette chercheuse.

Elle reprend souffle et, me regardant droit dans les yeux, déclare :

— Vous avez gagné : d’accord, je pars avec vous !

Ça, c’est de la gonzesse !


La voix du général Durdelat est cotonneuse, avec des hachures. Je l’appelle du relais de chasse de Bonäpéti, une construction au toit en cornette de religieuse. C’est à la fois moderne d’architecture, et tristounet. Pas d’âme, ça se délabre avant d’être complètement terminé. Les murs sont en rondins grossiers, et quand tu pénètres dans la vaste salle déserte, tu te heurtes presque à un immense ours naturalisé (finlandais) avec une babine en bois peint en rouge et des yeux d’une férocité de cauchemar d’alcoolique. A droite un bar avec, tout près, une vitrine où des conneries pour touristes sont à vendre : bois de renne, couteaux de chasse, poupées en costume national, batée miniature de chercheur d’or, etc. Une grosse femme hostile tricote des hectomètres de chaussette dans un fauteuil, tandis que son vieux, saboulé Davy Crockett, écoute un poste de radio surgelé, ravaudé avec du sparadrap.

On se commande deux vodkas finlandaises brunes et je demande la permission de téléphoner.

— Où ça ? demande le type.

Kitège lui répond :

— En France.

— C’est où, ça ? demande-t-il, car c’est un homme qui ne cherche qu’à s’instruire malgré son âge avancé.

Elle doit lui fournir une explication convaincante car il accepte que je fasse mon numéro, non sans avoir averti les P.T.T. finnois qu’ils auraient à chiffrer la communication dès qu’elle aurait cessé.

Et donc, tant mal que bien, me voici à parlementer avec le général. Tu reconnais les grands chefs au fait qu’ils savent écouter. Ils attendent la fin d’un rapport avant de demander des explications. Simplement, comme l’audition est foireuse, de temps à autre, il dit : « Pardon ? », alors je répète plus fort et en articulant comme au conservatoire, du temps de Jouvet.

Je lui balance un complet, parfaitement succinct : ce que je sais, ce que je devine, ce que je subodore, ce qui pourrait bien être, tout, quoi !

Quand j’en ai terminé, il réfléchit.

— Attendez, soupire-t-il de temps à autre, bien me montrer qu’il est toujours en ligne.

Ça fait songer à la musique que les standardistes des grandes boîtes te dégoulinent dans les trompes en attendant de te mettre en contact avec la personne souhaitée.

Et puis, quand il s’est bien assujetti mon historiette dans les méninges, il parle.

Et net, espère !

Ne barguigne pas.

Alexandre Durdelat c’est « Faites ceci, faites cela. Opérez de telle manière. Vous avez tout ce qu’il faut à bord de votre camping-car, je l’ai contrôlé, de mes yeux vu, tout bien ! » Et quand, après ses ordres je risque une ou deux objections de conscience, il me les déblaie de la boîte à scrupules de manière péremptoire.

— Vous êtes placé sous mes ordres, commissaire, nous sommes bien d’accord ?

— Tout à fait, mon général.

— Alors, c’est un ordre !

— J’en prends note, mon général.

Je raccroche.

Rompez !

La nuit risque d’être pénible.

PAS BESOIN DE LA LUNE, IL FAIT SOLEIL

Il a été surpris de me voir revenir, tonton. Ses belles bacchantes blanches se sont mises en guidon de course et il a voulu savoir ce qui se passait. Sa nièce lui a raconté nos retrouvailles avec les amis belges et la prodigieuse résurrection d’Apollon-Jules. Là, il a paru ému, alors que le drame n’avait pas eu l’air de l’affecter outre mesure, ce vieux coriace.

On a bouffé. J’ai puisé dans mes conserves, manière de les initier un peu à la french food. Je leur ai accommodé du crabe mayonnaise et des tripes à la mode de Caen, le tout arrosé d’un bourgueil fruité à souhait. Kitège a trouvé ça bon, mais Pépère a tordu son pif de sauvage devant ces nourritures trop savantes pour ce bouffeur de renne en ragoût. Quand t’es habitué à manger de la merde, la cuistance de Bocuse te paraît fadasse.

Mais tout ça ne lui donnait pas l’explication à propos de mon retour. Alors la gosse a plongé et lui a raconté qu’elle allait venir en Francerie avec moi.

Oh ! la bramante à Uhro ! Cet égosillage tympanticide ! Tout en finnois trivial ! Je pigeais parfaitement qu’il la traitait de pétasse ! D’ingrate ! De traînée ! De morue ! De gourgandine ! Je pigeais qu’il avertissait qu’on était tous des corrompus, en France ! Des pompeurs de nœuds ! Des lécheurs de chagattes ! Des névrosés ! Qu’il lui annonçait le trottoir à Pigalle pour très vite. Si je l’embarquais aussi délibérément, sans la connaître, ça cachait du malsain !

Ça a duré lurette. Kitège laissait passer l’orage sans broncher, en fille du Nord stoïque, habituée aux tempêtes. Fallait qu’il dégorge à mort, tonton, qu’il se vide complètement. Ensuite de quoi, elle lui a déclaré qu’elle allait préparer son paquetage et qu’on taillerait la route aux aurores.

Moi, ça ne me laissait pas grande marge pour obéir aux ordres d’Alexandre-le-Grand. Je devais me remuer le prosibe et pas chialer ma peine.

En loucedé, je suis allé chercher une boutanche de cognac dans mes appartements à roulettes. J’ai rempli le verre du vieux. Il pantelait. Dégobillait des bouts de phrases fustigeantes. Il était épuisé par sa colère, elle n’avançait plus que sur son erre, tel un barlu aux moteurs stoppés.

J’ai mis ma main sur son épaule. Lui ai parlé de la jeunesse impétueuse, de la vie qui va, d’un tas d’autres conneries sans paf ni tête. Et puis je lui ai expliqué que j’étais un homme d’honneur, pas un godelureau ; qu’il me regarde : j’avais passé l’âge. Je veillerais sur elle. Et elle reviendrait bientôt dans sa chère Laponie, cueillir l’airelle sauvage.

A la fin il a accepté le godet que je lui présentais et l’a vidé cul sec, kif ç’aurait été de l’Orangina ou du Coca light. Je l’ai servi de nouveau : il a rebu. Rébus : mon premier est un grand verre de cognac ; mon second est un grand verre de cognac ; mon troisième est un grand verre de cognac, et mon tout est une biture fringante.

Après cet éclusage express, il était mûr, pâteux, batifolait dans le bourbier de l’incohérence. Pour aller se pieuter, il a renversé deux chaises et a décroché du mur la photo de sa chère épouse, une grosse dondon à chignon qui avait l’air de couver des œufs de dinosaure dans son corsage.

Il s’est débarrassé de sa veste, puis de ses pompes, mais il n’a pas pu faire mieux et s’est abattu sur son plumard.

Bonne nuit, tonton !


On s’est galochés comme des dieux, Kitège et moi. Pour lui montrer que j’étais un infatigable tout-terrain, je l’ai tirée sur le coin de la table, sans lui ôter son slip, ce qui m’a passablement meurtri la louche à potage, je l’ai constaté plus tard.

Après ce léger somnifère, elle est allée se coucher. Elle m’a proposé de partager son lit, mais j’ai refusé. Tu parles, j’avais usine !


Je mets une heure pour dégager des planques astucieuses du campinge-car le « matériel » sophistiqué nécessaire à mon expédition. C’est délicat à manipuler quand t’es pas artificier de naissance. Et ça pèse au moins vingt kilogrammes Fahrenheit.

Avant de me lancer, je fais le tour de la maisonnette du garde. Je perçois ses ronflements à travers le mur de bois. Il n’y a pas de lumière dans la chambrette de Kitège. A toi de jouer, bonhomme-la-lune !

Je coltine mon matériel à l’extrémité du ponton et, avec d’infinies précautions, le charge dans la barque à tonton. Ensuite je détache le barlu et me mets à ramer, car il est équipé de rames de secours pour le cas où son moteur tomberait en panne. Et à présent, tout à l’huile de coude, mon drôle ! Moi, ramer, j’ai jamais été fou. Je préfère la baise à l’aviron. Ce que je trouve con dans cet exercice, c’est que tu tournes le dos à ton objectif. En plus des courbatures dans les épaules, tu chopes le torticolis à contrôler ton déplacement.

N’empêche que je souque énergiquement. Je franchis de la sorte près d’un kilomètre Celsius. Me voici loin du cap où habite Uhro Kelkonäar. Alors je lance le moteur. Bien entretenu, l’Evinrude part à la première sollicitation. Cette fois, c’est du nougat pour se diriger. Je m’offre une traversée du lac, dans sa partie rétrécie, afin de rallier l’endroit où nous bivouaquâmes naguère.

Lorsque j’aperçois le rocher en forme de dent de chat, j’oblique sur la droite jusqu’à ce que je trouve un autre amoncellement de roches dont la base est immergée. Je coupe alors le moteur pour me remettre à galérer. D’après les dires du poupard Bérurier, ce serait là que se trouvait embossé le sous-marin de boche (il est de construction allemande). Il n’est pas certain que ce soit là sa base dans le Nikitajärvi, pourtant l’endroit me paraît propre à héberger l’engin car il est naturellement protégé des éventuelles tempêtes qui sévissent dans ces contrées, l’hiver ; de plus, il est certain que la profondeur du lac est grande dans cette crique.

J’actionne mon stylo-torche pour visionner nettement le cadran de mon petit cadeau. Je le règle sur une demi-heure et le mets à la flotte. Il s’abîme en tournoyant dans les abysses préhistoriques.

Alors l’irremplaçable San-Antonio s’éloigne « à force de rames », comme on l’écrit dans les romans d’aventures maritimes. Oh ! hisse ! Oh ! hisse !

Après quoi : moteur. Mais je ne vais pas loin, du moins pas trop. Je mets le ronfleur au point mort pour attendre.

Ma Pacha lumineuse me dit qu’il me reste encore huit minutes à poireauter. Mais rassure-toi, je ne m’ennuie pas car j’ai encore du travail à bord du barlu.


Ma doué ! cette déflagration !

Ça ne produit pas un badaboum « terrestre » car la masse liquide absorbe le bruit. Mais ça constitue une espèce de raz de marée auquel, franchement, je ne m’attendais pas. Du côté de la crique rocheuse, une colonne d’eau de vingt mètres au moins s’élève. Il semble que la flotte du lac se soit partiellement retirée, et la voilà, choc en retour, qui reflue avec une puissance inouïse. Mon embarcation fait un bond de montagnes russes. Et moi, l’enfoiré, qui se croyait suffisamment éloigné du point critique ! C’est TOUT le Nikitajärvi qui est concerné par le séisme.

Alors là, sans chauvinisme, je peux te garantir que des explosifs aussi efficaces, y a qu’en Gaule qu’on en fabrique. Tu virgules vingt charges comme ça dans la baie des Anges, et la Méditerranée passe dans l’Atlantique !

Longtemps, y a des vagues tumultueuses avant que ça se transforme en houle, puis en ondulations. Je biche mal au cœur, cramponné au banc de la barcasse. Enfin ça se tasse complètement et je pique en direction de la crique fatale. Je te l’ai seriné : il fait jour pendant plusieurs mois en cette saison, n’empêche qu’à cet instant de ce qui devrait être la pleine nuit, une espèce de pénombre accentuée par un ciel nuageux rôde sur le lac.

Je vois des masses sombres s’agiter à la surface. Tous les énormes poissecailles dont la vessie natatoire a éclaté du fait de l’explosion, agonisent lamentablement. Je l’avais prévu et objecté au général Durdelat. « Nous allons décimer une partie de la rarissime faune du Nikitajärvi, mon général ! »

Et sais-tu ce qu’il m’a répondu cet antiécologiste :

« — Je m’en fous, j’aime pas le poisson ! »

Sont-ce des arguments à sortir, ça ?

Mais enfin, quoi, un soldat est fait pour obéir ; ça l’aide, plus tard, à devenir un bon époux.

Je considère avec remords et apitoiement ces espèces inconnues de moi que je suis venu massacrer. Et pourquoi ? Pour neutraliser un malheureux sous-marin soviétique ! Est-il affecté par l’explosion, seulement ? Suppose qu’il n’ait existé que dans l’imaginaire du demeuré des Bérurier ? Ou bien qu’il se trouve à l’autre extrémité du lac ?

Mais j’ai tort de me chancetiquer la conscience. De loin, je distingue une grosse masse verte, ovoïde, qui affleure la surface du Nikitajärvi. On dirait un énorme cigare verde. Il produit des bulles de toutes parts. J’aperçois, au bout d’un moment, deux silhouettes noires qui s’en dégagent et se mettent à nager en direction de la rive.

Gagné !

Moi, San-Antonio, moi tout seul, j’ai détruit un sous-marin !


Le temps est de plus en plus couvert quand je fais retour au ponton de tonton. Je coupe les gaz à longue distance et regagne la terre ferme (comme on dit puis quand on est un romancier qui se casse pas le cul) à force de rames (comme dit encore le même romancier).

Enfin, voici le ponton. M’amarre au pilier le plus proche de la berge. Juste que j’achève, une voix rogue lance en allemand :

— Lève les bras, salaud !

Je me redresse et aperçois Uhro qui me braque avec son fusil à balles ! L’air plus que pas commode !

— Je sentais que tu manigançais quelque chose, ajoute-t-il. Tu sais ce que je vais faire, fils de pute ? T’éclater la gueule dans cette barque, et ensuite je préviendrai la police, ainsi ils sauront que c’est toi qui as saccagé les espèces uniques du Nikitajärvi.

Il avance d’un pas sur le ponton et épaule son flingue. Le canon de l’arme est à un mètre de ma belle physionomie avenante, tu juges les dégâts qui consécuteront de la pression de son vieil index noueux sur la détente ?

Bibi, ni une ni deux, je me ramasse sur moi-même, saute à la verticale, empoigne d’une main le canon du fusil et tire à moi de toutes mes forces. Le coup part sous mon aisselle, me brûlant la cavité placée à la jonction du bras et de l’épaule. Mais c’est pas grave, docteur, occupez-vous de l’autre !

Pour le moustachu, y a comme un défaut. En tirant sur le flingue qu’il épaulait, je l’ai déséquilibré et il a chu du ponton (mon ponton nos voleurs) tête la première. Sa margoule cogne sur la carène de l’Evinrude, d’où elle glisse dare-dare pour s’embrocher sur la gaffe d’amarrage. Finie, la marrade ! Le gros crochet rouillé lui a pénétré par le nez et s’est enfoncé d’une dizaine de centimètres centigrades dans la calbombe.

Mais dis voir, comme on dit sur la Côte du même nom, il est canné, le garde ! Raidoche complet ! En tout cas, il n’a pas souffert, tout s’est passé si vite ! Je le regarde, affalé dans sa barque, si vieux, si triste. La tuile ! Putain d’elle, cette béchamel ! Tout carburait si parfaitement bien !

J’attends. Toujours prendre la mesure de la situation avant d’agir, se méfier des élans spontanés. Ils ont parfois du bon, mais plus souvent, ils font grimper le niveau de la merde.

Je mate la maison, voir si Kitège a perçu la détonation. Aucune lumière n’apparaît dans la façade, porte et volets demeurent clos.

Je retire mon futal, mes tartines et mes chaussettes, et les dépose sur le ponton. Ensuite je me rends à l’avant de la barque. Poids et haltères, mon mec ! Heureusement qu’il y a des poignées à chaque extrémité du bloc de béton servant de stabilisateur au canot. En ahanant (cependant que j’ahane, à mon blé que je vanne, à la lueur du jour), je coltine le bloc jusqu’à la berge. « Tchlaofff ! » fait-il en tombant sur le sol visqueux, car il est russe.

Mouvements respiratoires de l’Antonio chéri, afin de récupérer de son effort. J’suis pas hongrois, moi, des poids commak, c’est pas ma tasse de thé.

Nouvelle méditation de l’athlète.

Nouvelle décision. Tout en m’accommodant de la présence du cadavre, je relance le moteur. Il tourne doucettement sur le neutre. Alors je désamarre la barque, la drive au ralenti jusqu’à l’extrémité du ponton, place sa proue en plein dans la direction du grand large et mets pleins gaz.

En même temps, je saute à la baille. Rate mon amerrissage et mon panard droit ripe presque jusqu’à l’hélice du hors-bord. Je sens le brassage dangereux du moulin. Il s’en est fallu d’un poil que je me fasse sectionner une guitare ou un pinceau.

Quand j’ai reconquis mon assiette, la barque jaune est déjà loin, qui pique vers les grandes étendues liquides.


Elle a un vrai sommeil de jeune fille, avec des moiteurs de nid, un souffle infiniment paisible et une expression si innocente que j’ai envie de me mettre à genoux pour réciter un pater et un ave. Je m’agenouille en effet, pas pour prier comme je le devrais, mais pour couler ma main sous les draps jusqu’à sa chatte. C’est doux, c’est tiède, c’est immérité.

Elle sursaute, se dresse sur un coude.

— Ne vous affolez pas, mon cœur, c’est moi.

— Mais, et mon oncle ? se prend-elle à redouter.

— Soyez sans inquiétude, ma chérie : il vient de partir avec son bateau.

— Vous êtes sûr ?

— Je l’ai vu. Nous devrions mettre son absence à profit pour nous en aller, ainsi nous éviterions une scène pénible.

Mon argument lui paraît valable.

— Hâtons-nous, la pressé-je, je vois que vos bagages sont prêts.

— Je ne me suis pas couchée avant qu’ils ne le soient. Je vous demande dix minutes pour me préparer et écrire un mot gentil à mon oncle.

— Voilà qui est bien.


La barque jaune a disparu. Qui donc m’a prétendu qu’un bateau qui marche sans pilote se met à tourner en rond ?

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