Bientôt après mon arrivée à Londres en 1852 j’ai reçu une lettre de la part d’une dame – elle m’invitait de venir passer un couple de jours à sa ferme à Seven Oaks. Je fis sa connaissance à Nice en 1850 – elle connut et quitta notre famille avant les terribles orages. Je voulais moi-même la voir – je sympathisais avec le pli élégant de son esprit, qui1[727]
R. Owen donna à un de ses articles le titre Essai de changer l'asyle des aliénés dans lequel nous vivons – en un monde rationnel.
Ce titre rappelle à son biographe le propos suivant tenu par un malade enfermé à Bedlam: «Tout le monde me prend pour un fou, – disait-il, – moi j’ai la même opinion de tout le monde; malheureusement la majorité n’est pas de mon côté».
Cela explique très bien le titre d’Owen et jette une grande lumière sur la question. Nous sommes convaincus que la portée de cette comparaison a échappé au sévère biographe. Il a voulu seulement insinuer qu’Owen était fou – et nous ne voulons pas le contredire, – mais cela n’est pas une raison pour penser que tout le monde ne l’est pas.
Si Owen était fou – ce n’est nullement parce que le monde le pensait tel, et que lui-même le pensait de tout le monde. Mais bien parce qu’Owen – connaissant qu’il demeurait dans une maison des aliénés – parlait soixante ans de suite aux malades – comme s’ils étaient parfaitement sains.
Le nombre des malades n’y fait absolument rien. La raison a sa justification, son criterium ailleurs – elle ne se soumet jamais à la majorité des voix. Si toute l’Angleterre, par ex., se prenait de croire que les «mediums» évoquent les esprits des défunts – et Faraday lui seul le nierait – la vérité et la raison seraient de son côté et non du côté de toute la population de l’Angleterre. Et cela n’est pas tout – supposons que même Faraday partagerait l’erreur – eh bien, dans ce cas la vérité concernant le sujet n’existerait pas du tout et l’absurdité adoptée par l’unanimité des voix ne gagnerait rien – elle resterait ce qu’elle a été – une absurdité.
La majorité contre laquelle se plaignait le malade de Bedlam – n’est pas formidable suivant qu’elle a raison ou tort, mais parce qu’elle est très forte et les clefs de Bedlam sont dans ses mains.
La notion de la force n’implique pas comme nécessaire – ni la conscience, ni l’intelligence. Plutôt le contraire – plus une force est inintelligente – plus elle est indomptable, terrible. On peut se sauver assez facilement d’un aliéné, cela devient plus difficile lorsqu’on a à faire à un loup enragé et devant l’aveugle inconscience des éléments déchaînés – l’homme n’a qu’à se résigner et périr.
La profession de foi faite par R. Owen en 1817 – qui fit tant de scandale en Angleterre – ne l’aurait pas fait en 1617 dans la patrie de Jordano Bruno et de Vanini, en 1717 – ni en France, ni en Allemagne. Peut-être quelque part en Espagne, au sud de l’Italie les moines auraient ameutés contre lui la foule, peut-être on l’aurait livré aux alguazils de l’inquisition, torturé, brûlé – tout cela est très probable; mais la partie humanisée de la société serait certainement pour lui.
Les Gœthe, les Schiller, les Kant, les Humboldt – de nos jours, les Lessing – il y a un siècle avouaient très sincèrement leurs pensées. Jamais ils ne feignaient une religion qu’ils n’avaient pas. Jamais on ne les voyait – oubliant toute vergogne – s’en aller pieusement à la messe avec un livre de prières le dimanche – après avoir prêché les six jours de la semaine tout le contraire – écouter avec onction la rhétorique vide d’un pasteur, et tout cela pour en imposer la plèbe, la vile populace, le mob.
En France – la même chose, ni Voltaire, ni Rousseau, ni Diderot, ni tous les encyclopédistes, ni les hommes de science comme Bichat, Cabanès, La Place – et ultérieurement Comte – n’ont jamais feint le piétisme, ni l’ultramontanisme – pour faire acte de «vénération des préjugés – chers aux catholiques».
C’est que le continent politiquement asservi est plus libre moralement que ne l’est l’Angleterre, la masse d’idées, de doutes entrés dans la circulation générale – est plus grande, la conscience plus indépendante.
La liberté de l’Anglais n’est pas en lui – mais dans ses institutions – sa liberté est dans le «Common law», dans le «habeas corpus»… Nous ne nous sentons pas à notre aise devant un tribunal, dans les rapports avec le gouvernement – l’Anglais ne se sent libre que devant le tribunal ou dans un conflit avec l’autorité gouvernementale.
Les hommes feignent partout – mais ils ne comptent pas la franchise pour un crime. La hypocrisie n’est nulle part promue au degré d’une vertu sociale et obligatoire. Ce n’est pas exactement le cas en Angleterre. Le cens de l’intelligence s’est élargi, l’auditoire d’Owen n’était pas composé exclusivement d’aristocratie éclairée et de quelques littérateurs.
Certes, les David Hume, les Gibbon – ne feignaient pas une religion qu’ils n’avaient pas – mais depuis les Hume et les Gibbon – l’Angleterre a passé une quinzaine d’années enfermée dans une prison cellulaire par Napoléon. D’un côté elle sortit du grand courant des intelligences, de l’autre «la médiocrité conglomérée»[728] de la bourgeoisie submergeait de plus en plus tout. Dans cette nouvelle Angleterre, les Byron et les Schelley – sont des étrangers égarés. L’un demande au vent de le mener partout où il veut en exceptant les «native shores»; à l’autre on enlève les enfants, et sa propre famille dénaturée par le fanatisme – aide la force judiciaire.
Or donc l’intolérance contre Owen ne donne aucun droit de conclure sur le degré de vérité ou d’erreur de sa doctrine – mais elle donne une mesure de l’aliénation mentale, c’est-à-dire du degré de l’asservissement moral en Angleterre et principalement de la classe qui fréquente les meetings et écrit des articles de revues.
Quantitativement la raison sera toujours subjuguée au poids elle sera toujours battue. La raison – comme l’aurore boréale – éclaire, mais existe à peine. Car c’est le sommet, с’est le dernier effort, le dernier succès – auquel le développement ne parvient que rarement. La raison toute puissante – succombera toujours à un coup de poing. Comme intelligence, comme conscience – la raison peut ne pas exister du tout. Historiquement, c’est un nouveau-né sur notre globe, elle est très jeune, comparée à ces vieillards de granit – témoins et acteurs dans les révolutions antidiluviennes. Avant l’homme, en dehors de la société humaine l’intelligence n’existe pas – il n’y a dans la nature, ni intelligence, ni stupidité – il n’y a que la nécessité des rapports, l’action mutuelle et les conséquences infaillibles. L’intelligence commence à regarder d’un regard enfantin et troublé – par les yeux de l’animal. L’instinct se développe dans la cohabitation humaine – de plus en plus en entendement. Il se forme en tâtonnant. Il n’y a pas de chemin tracé, il faut le frayer – et l’histoire – comme le poème d’Arioste – s’avançant par vingt épisodes, s’écartant à droite et à gauche – tend à parvenir à un peu de raison sous le poids de l’inintelligence. Et cela grâce à une activité inquiète – plus concentrée que ne l’est l’agitation du singe, et qui n’existe presque pas dans les organisations inférieures – qu’on pourrait appeler les satisfaits du règne animal.
L’expression «lunatic asylum» employé par R. Owen n’est qu’une manière de dire. Les Etats ne sont pas du tout des maisons de santé pour ceux qui ont perdu l’esprit – au contraire, ce sont des maisons d’éducation pour ceux qui ne l'ont pas encore trouvé. Pratiquement Owen pouvait l’employer – car le poison ou le feu sont également dangereux dans les mains d’un enfant ou d’un fou.
La différence consiste en cela que l’état de l’un est pathologique – tandis que chez l’autre – c’est une phase d’embryogénie. Une huître représente un degré de développement de l’organisme dans lequel les extrémités ne sont pas encore formées, de fait elle est boiteuse – mais non de la même manière comme un quadrupède qui aurait perdu ses jambes. Nous le savons (mais les huîtres ne s’en doutent pas) que les essais organiques peuvent parvenir à former les jambes et les ailes – et nous regardons les mollusques – comme une vague encore montante des formes animales; tandis que le quadrupède boiteux – c’est déjà la vague descendante qui va se perdre dans l’océan des éléments et ne représente rien qu’un
Owen, convaincu que l’organisme avec des extrémités développées est supérieur à l’organisme apode, qu’il est préférable de marcher et de voler comme un lièvre ou un oiseau que de dormir éternellement dans une coquille, convaincu de plus de la possibilité de développer des pauvres parties d’un mollusque – les jambes et les ailes – il s’est tellement entraîné – qu’il crie aux huîtres: «Prenez vos coquilles et marchez!»
Les huîtres s’en offencèrent, le prirent pour un antimollusque – c’est-à-dire pour un être immoral dans le sens des vrais habitants des coquilles – et le maudirent. Tout cela est parfaitement naturel.
«…Le caractère des hommes se détermine essentiellement par les circonstances qui les entourent… La société peut facilement combiner ces conditions de manière qu’elles puissent faciliter le développement intellectuel et pratique en conservant toutes les nuances individuelles».
Tout cela est clair, et il faut avoir un degré peu commun de faiblesse d’entendement – pour ne pas comprendre ces vérités. Au reste, on ne les a jamais réfutées. Contredire par la majorité des voix, par l’immoralité de la doctrine, par son désaccord avec une telle religion ou une telle autre – n’est pas une réfutation.
Dans le pire des cas de pareilles réfutations ne peuvent aboutir qu’à la triste constatation d’une incompatibilité flagrante entre la vérité – et la morale à la sanction de l’utilité du mensonge et du danger de la vérité.
Le talon d’Achille n’est pas dans les principes d’Owen, mais bien dans sa conviction que cela soit facile pour la société de comprendre ces simples vérités. Toute sainte erreur d’amour, d’impatience par lesquelles ont passé tous les précurseurs d’une nouvelle ère – depuis Jésus Christ et Thomas Münster, à Saint-Simon et Fourier.
Ils ont oublié que l’intelligence chronique consiste précisément en cela que les hommes subissent l’influence de la réfraction historique et projettent les objets loin de leur véritable position. En général les hommes comprennent le moins facilement les choses simples – tandis qu’ils sont prêts à croire, et plus que cela, à croire qu'ils les comprennent – les choses les plus compliquées, les plus extravagantes et par leur nature totalement incompréhensibles – mais que la tradition et l’habitude leur ont rendues familières.
Simple – facile! Mais est-ce que le simple est toujours facile?
Positivement – il est plus simple de respirer par l’air que par l’eau – mais il faut avoir des poumons pour cela – et comment se développeraient les poumons chez un poisson – qui a besoin d’un appareil respiratoire bien plus compliqué – pour gagner un peu d’oxygène de l’eau qui l’entoure? – Le milieu dans lequel le poisson existe n’appelle pas l’organe à la simplicité des poumons – il est trop dense et l’organe est ad hoc. La densité morale dans laquelle grandirent les auditeurs de Owen – a conditionné des bronches morales adéquates au milieu et la respiration d’un air plus raréfié, plus pur – doit nécessairement produire un malaise, une irritation et partant de là une aversion.
Ne pensez pas qu’il n’y ait là qu’une comparaison extérieure… C’est une analogie réelle qui existe entre des phénomènes homologues – dans leurs phases de développement – corrélation.
Facile à comprendre! Facile à changer! De grâce… pour qui? Serait-ce par hasard pour cette foule qui remplit l’immense transcept du Crystall palace – pour écouter avec ferveur et applaudissements les sermons d’un plat bachelier du moyen âge qui s’est égaré dans notre siècle et qui menace la foule par les maux terrestres et les foudres du ciel – en une langue vulgaire et baroque du célèbre capucin de Wallenstein's Lager? Ce n’est pas facile pour eux!
Les hommes sacrifient une part de leur avoir, de leur indépendance, ils se soumettent aux autorités, ils arment à grands frais des masses de fainéants, – ils bâtissent des prisons, des tribunaux, des cathédrales – enfin ils arrangent toute la société de manière – que le refractaire de quelque côté qu’il se tourne – rencontre ou un bourreau temporel – le menaçant de la corde prête à tout finir, on un bourreau céleste – le menaçant d’un feu qui brûlera éternellement. Le but de tout cela est l’intimidation de l’homme pour contenir ses passions qui tendent à déborder et détruire la sécurité sociale.
Au milieu de tout cela – paraît un homme étrange qui avec une naïveté offensante prêche à haute voix que tout cela n’a pas de sens commun, que l’homme n’est pas un criminel par droit de naissance, qu’il est innocent et irresponsable comme tous les autres animaux – mais qu’il a un avantage immence sur eux – c’est qu’il est beaucoup plus éducable. Partant de là, cet homme ose affirmer en présence des juges et des prêtres qui n’ont d’autres raisons d’extistence que le châtiment et l’absolution – que l’homme ne fait pas lui-même son caractère,comme il ne fait pas sa vue ou son nez; que si l’on mettait l’homme dans des circonstances qui ne le provoqueraient pas aux vices – cela serait un brave homme. Tandis que maintenant la société le déprave – et les juges punissent non la société – mais l’individu.
Et R. Owen pensait que c’est facile à comprendre? Allons donc!
Il ne savait pas probablement qu’il est beaucoup plus facile pour nous de comprendre qu’on a pendu un chat – convaincu d’un souricide prémédité, de comprendre qu’un chien a reçu la croix de la légion canine – pour le zèle qu’il a déployé dans l’arrestation d’un lièvre – que de s’imaginer un enfant de deux ans – qui n’a pas été puni pour une espièglerie?
Ce n’est pas facile de se convaincre que la vengeance soutenue par la société entière contre le criminel est lâche, et qu’entrer en concurrence avec lui et lui faire – à propos délibéré, froidement et avec toute la sécurité possible autant de mal qu’il a fait, entraîné par les circonstances et les passions, à ses risques et périls – est infâme et stupide. C’est beaucoup trop raréfié pour nos bronches… cela les écorche… Nous nous sommes habitués à entendre les cris des hommes martyrisés par la torture ou mourants defaim… Cela rend l’organe dur!
Dans l’obstination timide et acharnée des masses… à se cramponner aux formes étroites et vieillies – il y a une reminiscence instinctive – de grands services rendus par elles. C’est un reflet de gratitude au prêtre et au bourreau. Car le gibet et l’autel, la crainte de la mort et la crainte de Dieu, la peine capitale et l’immortalité de l’âme, la cour criminelle et le dernier jugement… tout cela, il fut un temps, étaient des marche-pieds pour le progrès, – c’étaient des échafaudages, des échelles par lesquelles les hommes atteignaient la tranquillité de la vie sociale, c’étaient des pirogues dans lesquelles, bafoués par tous les vents, sans connaître de route, ils arrivèrent peu à peu – dans les ports – où on pouvait enfin se reposer un peu – du travail de la terre et du travail de sang, trouver un peu de loisir et de cette sainte oisiveté qui est la première condition du progrès, de l’art, de la poésie, de la liberté.
Pour conserver ce peu de repos acquis, les hommes entourèrent leurs ports – de phantômes et d’instruments de torture. Ils donnèrent à leur roi – un bâton et une hâche, ils reconnurent au prêtre le droit de maudire et de bénir, de faire descendre des cieux les foudres – pour les mauvais, et la pluie génératrice – pour les bons.
Mais comment donc les hommes inventèrent eux-mêmes des épouvantails – et en ont eu peur? Les épouvantails n’étaient pas toujours phantastiques – et lorsqu’on s’approche de nos jours des villes en Asie Centrale, par un petit chemin bordé de gibets, sur lesquels sont perchés – des squelettes contordus – il y a de quoi réfléchir… Secondement, il n’y a pas d’invention préméditée; nécessité de défense et l’imagination ardente de l’enfance – menèrent les hommes à ces créations devant lesquelles ils s’inclinèrent eux-mêmes. Les premières luttes des races – des tribus – devaient aboutir à la conquête. L’esclavage des conquis était le berceau de l’Etat, de la civilisation, de la liberté. L’esclavage mettant en opposition une minorité des forts – avec une multitude des faibles – permit au conquérant de manger plus et travailler moins, – ils inventèrent des freins pour les conquérir – et se prirent eux-mêmes en partie par ces freins. Le maître et l’esclave croyaient naïvement que les lois étaient dictées au milieu des éclairs et orage par Iehova au mont Sinaï – ou doucement chuchotées à l’oreille du législateur par quelque esprit intestinal…
Pourtant à travers une infinité de décors et des habits les plus bariolés – il est facile de reconnaître les bases invariables qui ne font que se modifier, restant les mêmes depuis le commencement de la société jusqu’à nos jours – dans chaque église, dans chaque tribunal. Le juge en robe et perruque blanche, avec une plume derrière l’oreille et le juge tout nu, tout noir, avec une plume à travers le nez – ne doutent pas que dans de certaines circonstances tuer un homme – n’est pas seulement un droit – mais un devoir.
La même chose dans les affaires de religion. La ressemblance entre l’incohérente absurdité des conjurations et exorcismes employés par un chaman sauvage ou un prêtre de quelque tribu qui se cache dans la foule – et le fatras de rhétorique bien arrangée d’un archevêque saute aux yeux. L’essence de la question religieuse – n’est pas dans la forme et la beauté de la conjuration – mais dans la foi en un monde existant hors des frontières du monde matériel, agissant sans corps, sentant sans nerfs, raisonnant sans cervelle et par dessus ayant une action immédiate sur nous non seulement après notre passage à l’état d’éther – mais même de notre vivant. C’est le fond – tout le reste n’est que nuance et détail. Les dieux de l’Egypte avec la tête canine, les dieux de la Grèce avec leur beauté plastique, le Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Joseph-Mazzini et de Pierre-le-Roux c’est toujours le Dieu si clairement défini par l’Alcoran: «Dieu est Dieu!»
Et jusqu’à ce qu’il en reste quelque chose d’extramondain – le développement peut aussi aller jusqu’à une certaine limite – et pas plus loin. La chose la plus difficile à passer dans un Etat c’est la frontière.
Le catholicisme – religion des masses et des olygarches – nous opprime plus, mais ne rétrécit pas autant l’esprit – comme le catholicisme bourgeois du protestantisme. Mais l’église sans église, le déisme rationnel se faisant en même temps logique médiocre et religion bâtarde est indéracinable chez les hommes qui n’ont pas assez d’esprit – pour raisonner jusqu’au bout, ni assez de cœur – pour croire sans raisonner[729].
Le roi chasseur qui juge avec sa lance et sa hâche peut très facilement changer de rôle – si la lance de l’accusé est la plus longue. Le juge avec la plume à travers le nez sera probablement entraîné par les passions et provoquera ou un soulèvement ou uneopposition passive de défiance et de terreur mêlée avec du mépris, comme en Russie – où l’on se soumet à la décision d’un tribunal – comme on se soumet au typhus, au malheur d’avoir rencontré un ours. Autre chose dans les pays où la législation est respectée de part et d’autre – la stabilité est autrement grande, personne ne doute dans la justice du tribunal – sans même excepter le patient qui joue le premier rôle et qui s’achemine vers la potence – dans la plus profonde conviction de l’urgente nécessité qu’on le pende.
Outre la crainte de liberté, cette crainte que sentent les enfants lorsqu’ils commencent à marcher seuls, outre l’attachement d’une longue habitude – à toutes ces cordes et garde-foux – couverts de sang et de sueur, outre la vénération pour ces bateaux – arches de salut – dans lesquels les peuples ont traversé maintes orages – il y a encore d’autres contreforces qui soutiennent ces formes croulantes. Le peu d’intelligence de la foule ne peut pas comprendre un nouvel ordre de choses, et la préoccupation timorée des propriétaires ne le veut pas. La classe la plus active et la plus puissante de nos jours – la bourgeoisie – est prête de trahir ces convictions – de s’agenouiller sans foi devant l’autel, se prosterner devant un trône, s’humilier devant l’aristocratie – qu’elle déteste et payer les soldats qu’elle abhorre, être enfin menée à la laisse – pourvu qu’on ne coupe pas la corde par laquelle on tient la foule.
Et en effet – ce n’est pas sans danger de la couper.
Les calendriers ne sont pas les mêmes en haut et en bas. En haut le XIXe siècle, au rez-de-chaussée tout au plus le XVe – et en descendant encore on arrive en pleine Afrique… ce sont des Caffres, des Hottentots de divers couleurs, races et climats.
Si on pense sérieusement à cette civilisation qui se cristallise en bas par les lazzaroni et le mob de Londres… par des êtres humains qui, rebroussant le chemin, retournent aux singes – et qui s’épanouit aux sommets par les mérovingiens rabougris de toutes les dynasties, par les chétifs Aztèques de l’aristocratie – et si on pense que sa partie saine et intelligente et forte – est représentée par la bourgeoisie – alors la tête peut bien tourner. Imaginez-vous une ménagerie pareille – sans église, sans baïonette, sans tribunal, sans prêtre, sans roi, sans bourreau?…!
Que R. Owen prenait ces forts séculaires de la théocratie et de la jurisprudence – pour quelque chose de mort, de faux à force de se survivre, c’est claire, mais lorsqu’il les sommait de se rendre – il comptait sans son hôte, sans le commandant et la brave garnison. Il n’y a rien de plus obstiné qu’un mort, on peut mettre en pièces un cadavre mais c’est impossible de le convaincre. Et quels morts – ce ne sont pas les feus bambocheurs de l’Olympe, auxquels on est venu dire – pendant qu’ils discutaient des mesures à prendre contre les libres penseurs d’Athènes – qu’on a prouvé dans cette ville de Pallas – qu’ils n’existaient pas du tout. – Les dieux pâlirent, perdirent la tête, s’évaporèrent et disparurent – si on en croit Lucien. Les Grecs, hommes et dieux, étaient plus naïfs. Les dieux servaient à ces grands enfants de poupées, les Grecs aimaint l’Olympe par un sentiment artiste. La bourgeoisie soutient le jésuite et l'Old Shop – à tant pour cent,comme une sécurité de transaction – allez-moi prendre cela par la logique.
…A travers tout cela une question grave et triste perce et se fait jour, question bien autrement importante que celle de savoir si Owen avait raison ou tort… la question de définir si en générale l'indépendance morale et l'intelligence libre de toute entrave – est compatible avec l'existence de l'Etat?
Nous voyons dans l’histoire que les hommes vivant ensemble tendent continuellement à une autonomie raisonnée – et qu’ils restent constamment dans l’asservissement moral. La tendance, la disposition ne garantit pas la possibilité du succès. – Que le cerveau humain soit un organe qui n’est pas arrivé à son état le plus développé – et qu’il a une tendance à y parvenir – c’est difficile de nier – mais s’il y parviendra ou s’il périra à mi-chemin comme périrent les mastodontes et les ichtyosaures – ou s’arrêtera dans un statu quo – comme le cerveau des animaux existants – ce sont des questions qui ne sont pas du tout faciles à être résolues. Et si elles le seront – certes, ce n’est ni par l’amour de l’humanité ni par la déclamation sentimentale etmystique.
Nous rencontrons dans toutes les sphères de la vie des antinomies indissolubles, ces assimptotes qui s’approchent éternellement de leurs hyperboles sans jamais les atteindre – ce sont comme des phares, des limites, des песplus ultra – entre lesquels se balance, se meut et s’écoule la vie réelle.
Les cris des phares, les hommes qui protestent ont existé de tout temps dans chaque civilisation – principalement en décadence. Ce n’est que l’exception, que la limite supérieure, que la puissante transgression subjective, l’effort suprême – chose rare comme le génie, comme la beauté, comme une belle voix.
Sommes-nous plus prêts de la liberté de conscience, de notre souveraineté individuelle, de notre autonomie morale – par toutes les paroles et doctrines d’un prophète-précurseur?
L’expérience nous oblige d’être circonspects. Voilà un exemple. De mémoire d’hommes il n’y avait jamais un tel concours de toutes les conditions les plus propices – pour un développement rationnel d’un être libre comme aux Etats-Unis en Amérique.
Tout ce qui empêche le progrès des Etats sur un sol épuisé par une longue histoire ou complètement sauvage – n’existait point. Les doctrines du XVIIIe siècle, des grands penseurs de la grande révolution sans le militarisme français, le common law de l’Angleterre – sans les castes aristocratiques – formèrent le fondement de leur édifice social.
A quoi l’Europe osait rêver à peine – était de prime abord donné en Amérique – république, démocratie, fédération, autonomie de chaque partie et la ceinture à peine tangente de l’Etat confédéré – avec un nœud faible – et prêt à se délier. Eh bien, les résultats?
La société, la majorité – a usurpé les droits d’un dictateur et d’un sbire. Le peuple lui-même s’est fait Nicolas et la rue Jérusalem. Les persécutions au Sud pour les opinions et paroles, – avec leur bannière chantée – «L’esclavage ou la mort!» ne cèdent en rien aux persécutions du roi de Naples ou de l’Autrichien.
C’est vrai qu’au Nord – «l’esclavage» n’est pas un dogme religieux. Mais que dire du niveau intellectuel et de la liberté de conscience d’une population d’arithméticiens – qui après avoir fermé leurs livres de compte – tournent les tables et font des conversations avec les rapping spirits?
Nous trouvons – avec moins de grossièreté – quelque chose de pareil en Angleterre, en Suède – c’est à dire dans les pays les plus libres de l’Europe. Pouvons-nous conclure de là – que moins le pays est opprimé par son gouvernement, plus il est opprimé par la masse, qu’à un gouvernement tolérant correspond une opinion publique persécutant comme l’inquisition? La famille, la paroisse, le club vous épient, vous empoisonnent la vie… Je n’en sais rien, mais le doute est possible. L’histoire paraît être ce jeu des aspirations sociales – vers l’indépendance de l’individu, de la raison – une aspiration qui semble se réaliser mais la réalisation desquelles – est complètement incompatible avec l’existence de l’Etat… Systole et diastole de la circulation humaine.
Nous confessons franchement de ne pas connaître la réponse à cette question… mais nous ne voulons non plus accepter une solution toute faite – derrière notre dos. Jusqu’à présent l’histoire la résout d’une manière, et quelques penseurs éminents, dans leur nombre notre R. Owen, – d’une autre. Owen a une foi inébranlable, cette foi des grands philosophes du XVIIIe siècle (qu’on a surnommé le siècle des incrédules!) que non seulement l’humanité parviendra un jour à une organisation rationnelle – mais que nous sommes à la veille d’exiger notre toge virile… Quant à cette dernière assertion, il nous semble que les tuteurs, pasteurs ménins et bonnes peuvent encore tranquillement dormir et manger aux frais de leurs pupilles. Tant que notre siècle dure – les hommes d’aucun pays ne demanderont pas les droits des majeurs – et se contenteront encore des petits jouets – et du col rabattu à l’enfant.
Il y a mille raisons à cela. Et d’abord pour qu’un homme puisse arriver au simple bon sens – il faut qu’il soit un géant; quelquefois même les forces les plus colossales ne peuvent suffir pour se frayer un passage à travers les morts et les spectres – de la tradition. Prenez un état social bien et carrément assis sur ses bases comme en Chine ou au Japon.
Du moment où l’enfant ouvre ses yeux avec un sourire – en regardant sa mère, – jusqu’au moment où il les referme, presque avec le même contentement – ayant fait sa paix avec Dieu et assuré un bon placement qu’on lui fera occuper pendant un petit somme qu’il fera – tout est disposé pour qu’il ne puisse voir clair, avoir une seule notion simple. Il suce avec le lait de sa mère je ne sais quelle belladone – qui lui tourne la tête – pas un sentiment ne reste intact, pas une passion qui ne soit détournée de sa voie naturelle. L’éducation de l’école continue en aggravant l’œuvre de l’éducation domestique – en généralisant, en justifiant théoriquement – les pratiques et règles de la maison, donnant une base scolastique à tous les mirages, en habituant les enfants de connaître sans comprendre et d’accepter les noms pour des définitions.
L’homme ahuri – continue à exister dans un monde d’illusions optiques, perd l’instinct de la vérité, le goût de la nature et doit certainement avoir une force énorme d’intelligence pour s’en apercevoir et peut-être encore plus de courage – pour sacrifier tout s’il le faut et sortir – déjà chancelant et ivre de la malaria qui l’entoure.
R. Owen aurait répondu à cela – que c’est nommément par ces considérations qu’il est venu à la conclusion – qu’il fallait commencer la régénération sociale – non par un phalanstère, non par Icarie – mais par l'école.
Il avait raison, et encore plus, il a prouvé pratiquement qu’il l’avait. Devant l’exemple de New Lanark – ses adversaires se taisent, le maudit New Lanark ne peut être digéré par les gens qui accusent le socialisme – de ne s’occuper que d’utopie – sans savoir réaliser le moindre détail. N. Lanark était là en chair et os pour répondre à tous ces Saint Thomas de l’économie politique – tout le monde y allait – ministres, ducs, fabricants, lords et même évèques. – Un sceptique, le docteur du duc de Kent n’y croit rien, le duc lui propose d’y aller et de voir de ses propres yeux – le docteur Mac-Neb y va et commence sa première lettre par ces mots: «Mon rapport à demain, je suis trop ému, de ce que j’ai vu – plus d’une fois je sentais des larmes dans mes yeux».
Sur cet aveu magnifique en faveur de N. Lanark – je m’arrête et je constate qu’Owen a donné une grande preuve à sa doctrine de l’éducation – par sa réalisation.
Comment donc cela se fit que N. Lanark, étant au sommet de son bien-être – au milieu de la plus énergique, de la plus ardente activité d’Owen – croula et se transforma en une école – un peu moins vulgaire, peut-être, que les autres – mais très vulgaire? Est-ce qu’Owen s’était ruiné? Est-ce qu’il y avait dissidence parmi les maîtres, mécontentement de parents, insubordination des enfants?.. Rien de pareil, au contraire, la fabrique allait parfaitement bien, les revenus s’augmentaient, les ouvriers quittaient complètement l’ivrognerie et le vol, l’école étonnait le monde. Quel malheur est donc tombé sur N. Lanark?
Un beau matin l’école de N. Lanark vit entrer deux sinistres figures habillées en noir, d’une gravité comique, dans des chapeaux très bas et des pardessus d’une coupe préméditativement laide. C’étaient deux braves et pieux quakers – copropriétaires de N. Lanark. Ils froncèrent les sourcils en voyant les figures charnellement gaies des enfants, ils devinrent sombres en les entendant chanter de la musique de ce monde et baissèrent leurs yeux – s’apercevant que les petits garçons n’avaient pas d’«inexpressibles»! – Bon Dieu!
Ces malheureux enfants ne ressentaient aucun remords de la première chute d’Adam – et les quakers secouèrent la tête avec tristesse…. Owen pour conjurer la première attaque répondit par un trait de génie – par le chiffre de l’accroissement du gain. Ce chiffre annuel était si grand qu’il arrêta pour un certain temps le zèle religieux des quakers. Mais dans quelque temps leur conscience se réveilla – et cette fois héros du devoir et résolus de ne pas céder, ils exigèrent l’abolition de la danse, du chant laïc, des manœuvres par groupes – pour cela ils permettaient aux enfants de se récréer en chantant les psaumes.
R. Owen quitta la direction de N. Lanark – et ne pouvait agir autrement.
Les saints commencèrent leur administration apostolique (comme nous le voyons dans la biographie d’Owen) – par augmenter les heures du travail dans les fabriques – mais aussi ils diminuèrent le salaire.
Voilà comment N. Lanark est tombé.
Il ne faut pas oublier que le succès entier d’Owen nous montre une chose de la première gravité et tout à fait méconnue – c’est que le pauvre prolétaire – privé de toute culture, habitué à l’état de guerre sourde – avec le propriétaire, ne s’oppose au fond aux innovations qu’au commencement, et cela par méfiance – dès qu’il comprend qu’il n’est non plus oublié dans le changement, – dès qu’il acquiert confiance, il se soumet avec docilité à un nouveau régime.
Le salut n’est pas de ce côté.
Geintz – valet de chambre littéraire assez famé du prince Metternich – assis un beau jour pendant un grand dîner à Francfort à côté d’Owen lui dit:
– Supposons que vous eussiez réussi – eh bien, quoi?
R. Owen, un peu surpris, lui répondit:
– Comment quoi? Mais c’est évident. Le bien-être des classes nécessiteuses se serait tellement accru, que chacun serait mieux nourri, mieux logé, mieux élevé…
– Mais… c’est précisément ce que nous ne voulons pas, – lui répondit le Ciceron du Congrès de Vienne. Celui-là avait au moins le mérite de la franchise…
…Du moment où les prêtres, boutiquiers et leurs consorts s’aperçurent que le but de N. Lanark n’était pas du tout une plaisanterie, lorsqu’ils en devinèrent la portée – la perte de N. Lanark était décidée d’une manière immuable.
Et voilà pourquoi la chute d’un petit hameau en Ecosse avec sa fabrique et son école – a pour nous le sens d’un grand malheur historique. Les ruines de N. Lanark remplissent l’âme de réflexions peut-être plus tristes, plus tragiques – que d’autres ruines ne réveillaient dans l’âme de Marius… Le réfugié Romain était assis sur le tombeau d’un vieillard qui a fait son temps… Nous le pensons assis près d’un berceau – nous regardons le cadavre d’un enfant… qui promettait beaucoup et qui s’est éteint par la faute et la concupiscence des tuteurs qui craignaient ses droits à l’héritage.
Nous avons vu que R. Owen doit être acquitté devant le tribunal de la logique, ses déductions sont non seulement d’une pialectique irréprochable – mais plus que cela – justifiées par la réalisation. Ce qui manquait à sa doctrine – c'est l'entendement des masses.
– Affaire de temps – il viendra un jour – elles comprendront.
– Qu’en savez-vous, peut-être oui – peut-être non!
– C’est impossible d’admettre que les hommes ne puissent jamais parvenir à bien entendre leur propre intérêt.
– Pourtant c’était ainsi de tout temps. C’est précisément à ce manque d’entendement que suppléait l’église et l’Etat. Et nous voilà dans un cercle logique – car d’un autre côté l’église et l’Etat – empêchent le développement intérieur. Owen s’imaginait qu’il suffisait de montrer aux hommes l’absurdité de quelque chose pour qu’ils s’empressent à la renier – mais il n’en est rien. L’absurdité de l’Etat et encore plus de l’église – est évidente, mais cela ne leur fait pas beaucoup plus de mal que la critique la plus raisonnée ne change les contours des montagnes et la direction des fleuves. Leur inébranlable stabilité – n’est pas basée sur l’intelligence – mais sur son défaut. L’histoire s’est crée – grâce aux absurdités les plus phantastiques. Les hommes cherchaient de tous temps la réalisation des rêves, de leur idéal – et chemin faisant réalisaient tout autre chose. Ils cherchaient l’аrс-en-ciel et le paradis sur la terre – et trouvaient des chants immortels, et créaient des statues éternelles, et bâtissaient Athène et Rome, Paris et Londres.
Un rêve cède à un autre – le sommeil est quelquefois très léger, mais jamais le réveil n’est entier. Les hommes acceptent tout, sacrifient beaucoup – mais reculent d’horreur, lorsque entre deux religions s’ouvre une fente par laquelle pénètre la lumière matinale et souffle la brise fraîche de la raison et de la critique.
Les hommes isolés qui se réveillent quelquefois et protestent contre les dormeurs – ne font qu’un acte de constatation qu’ils sont réveillés, et partant de ce qu’il est possible à l’homme de se développer jusqu’à l’entendement raisonné – mais ils ne réveillent personne, ou bien peu
Si l’on pense que la nature restait des milliers et des milliers
Les hommes qui ont eu la chance d’ouvrir les yeux – sont impatients avec les dormeurs – sans prendre en considération que tout le milieu, qui les entoure, les endort et les empêche de se réveiller. La vie depuis le foyer de la famille et l’économie culinaire jusqu’aux foyers du patriotisme et l’économie politique – n’est qu’une série d’images optiques. Pas une notion simple et lucide pour voir clair dans ces brouillards, pas un sentiment naturel laissé intact, pas une question qui ne soit déracinée de son sol et placée sur un autre.
Prenez au hasard une feuille de journal – ouvrez la porte d’une maison – regardez ce qui se passe – et vous verrez quel Robert Owen peut y faire quelque chose. Les hommes souffrent avec résignation – pour des absurdités, meurent pour des absurdités, tuent les autres pour des absurdités. L’individu dans des soucis éternels, alarmé, nécessiteux, entouré d’un vacarme épouvantable, n’ayant pas un moment pour réfléchir – passe soucieux et inquiet sans même jouir. A-t-il un peu de repos – il se hâte de suite à tresser une toile d’araignée entière par laquelle il se prend soi-même et ce qu’il appelle le bonheur de famille s’il n’y trouve pas la faim et les travaux forcés à perpétuité – il invente peu à peu ces persécutions acharnées et sans fin – qui au nom de l’amour paternel ou conjugal – font haïr les liens les plus saints…
Les préoccupations et les soucis de chaque fourmi isolée ou de toute la fourmillière – ne se distinguent presque pas. Regardez ce que l’individu veut, ce qu’il fait, à quoi il parvient, quelles sont ses notions du bon et du mauvais, de l'honneur et de l'opprobre. Regardez à quoi il consacre ses derniers jours, à quoi il sacrifie ses meilleurs moments – ce qu’il prend pour «business» et ce qu’il prend hors d’œuvre – et vous verrez que vous êtes en plein chambre d’enfants, – où les chevaux ont des roues sous les pieds, où les poupées sont punies – avec autant de sérieux – par les enfants, qu’eux-mêmes sont punis par les bonnes… S’arrêter, réfléchir est impossible – vous ruinerez les affaires, on vous poussera, on vous débordera, tout le monde est trop compromis, trop avancé dans le courant, pour faire halte et pour quoi? – pour écouter une poignée d’hommes saus canons, sans argent, sans pouvoir – qui proteste au nom de la raison – sans même avoir des miracles pour prouver leur vérité.
Un Rotschild, un Montefiore s’empresse d’aller dans son bureau, il lui faut commencer la thésaurisation de la seconde centaine de millions – tout va bien et très vite, – on meurt en Brésil de la fièvre, en Italie de la guerre, l’Amérique se brise… l’Autriche a le miserere – et on lui parle de l’irresponsabilité de l’homme et d’une distribution des biens… Il n’écoute pas. C’est évident, pourquoi voulez-vous qu’il perde son temps?
…Un Mac-Mahon a travaillé des années à méditer un bon plan pour anéantir dans le temps le plus court, et à moindre frais – la plus grande quantité possible d’hommes habillés en uniforme blanche – par des hommes en pantalons rouges – il a parfaitement réussi, tout le monde en est touché, les Irlandais qui en qualité de papistes ont été battus par lui – lui envoient une épée… et voilà que des hommes prêchent que la guerre est non seulement une barbarie atroce et absurde – mais un crime… il ne les écoute pas – et regarde son épée d’Ile de l’Emeraude.
Je connaissais en Italie un vieux banquier – chef d’une grande maison. Ne pouvant dormir la nuit, je m’habillai et j’allai faire une longue promenade, en retournant vers cinq heures du matin – je passai devant sa maison. Il y avait grande activité – des ouvriers roulaient des barils d’huile et les rangeaient sur des charriots. Le vieillard en long pardessus était là, il notait dans un livre chaque baril. Le vent du matin était frais – le vieillard était transi de froid, les lèvres pâles et les mains tremblantes:
– Vous êtes bien matinal? – lui dis-je.
– Il y a plus d’une heure que je suis là.
– Vous souffrez du froid – comme si vous étiez en Russie?
– Que voulez-vous, la vieillesse, les forces commencent à m’abandonner. Vos amis (il parlait de ses fils) – dorment encore… puisque le vieux père est encore là pour travailler. Je ne m’en plains pas… j’aime le travail… j’appartiens à une autre génération… j’ai beaucoup vu, j’ai vu quatre révolutions – et je restai à ma place, et pas un baril d’huile est sorti – sans que je l’aie noté. Une fois fini avec l’huile je m’en vais au bureau – est là que je prends aussi mon café.
– Vous ne vous gâtez pas!
– L’habitude, cher monsieur, et s’il faut dire toute la vérité, lorsque je n'ai rien à faire, je m'ennuie, je deviens triste.
«Le vieillard, – pensai-je en m’éloignant, – mourra demain ou après-demain, – qui donc fera le contrôle de l’huile?.. ou peut-être alors son fils aîné se sentira aussi „d’une autre generation”, se lèvera à quatre heures du matin et continuera cela un demi-siècle – et de père en fils, de frère en frère – la fortune ira croissante tant qu’elle n’arrive à un des dynastes (très probablement le meilleur de tous) qui aimera d’autres distractions que de noter les barils… et toute cette richesse passera par une maison de jeu ou par le boudoir d’une lorette, et les braves gens diront… en secouant la tête: „Si on pense quels parents – et un tel fils – enfant prodigue… quels temps, quelles mœurs… Les vieillards se refusaient tout à eux-mêmes (aux autres aussi) – pour lui laisser des monceaux d’or – et ce misérable – il les a donnés à cette… vous savez… a cette Colombine”.
Allez donc par la logique seulement voir – toucher les chairs à travers cette croûte – par la seule logique.
R. Owen en leur prêchant un autre emploi des forces et d’autres buts – ne pouvait convaincre les mauvais mécaniciens, mais les effaroucha. Ce n’est que l’intelligence qui est tolérante et pleine de condescendance, de douceur.
Nous avons vu qu’Owen s’étant heurté contre le mur de l’église – l’escalada – mais de l’autre côté il se vit tout seul, personne ne le suivit, et les pieux lui jetaient des pierres…
A la longue il se serait de la même manière cassé le cou – en se heurtant à l'autre seuil, il serait resté seul et conspué – aussi au delà de l’autre valve de la coquille.
La foule ne s’acharna pas dès le commencement contre lui – pour son hérésie juridique de l’irresponsabilité parce que l’Etat et le tribunal ne sont pas populaires comme l’église. Mais pour le code criminel, se seraient levés à la longue des gens autrement ferrés que quelques théofous de quakers ou des rhéteurs piétistes.
Un homme qui s’estime n’ira pas sérieusement discuter des vérités de catéchisme, sachant bien qu’elles ne peuvent supporter la moindre critique. Qui donc entreprendra la justification raisonnée de l’immaculée conception ou de l’identité des recherches géologiques de Moïse et de Murchison.
Bien loin de là – l'église laïque – du droit – a une base autrement puissante. Leurs dogmes de foi sont acceptés – comme des vérités prouvées, absolues, comme des axiomes irrécusables.
Les hommes qui ont eu l’audace de renverser les autels – n’osèrent jamais toucher le tribunal. Anacharsis Cloots et ses amis qui osèrent appeler à haute voix Dieu par son nom – Raison,n’étaient pas moins convaincus de la toute-puissance du «Salus populi» et des autres commandements criminels et civils que ne l’étaient les prêtres du moyen âge dans la vérité du droit canonique et dans la justice de brûler les sorciers.
Naguère encore un des hommes les plus puissants de notre siècle, un des penseurs les plus courageux – pour porter le coup de grâce à l’église – la sécularisa – et en fit un tribunal. – Arrachant l’Isaac qu’on allait immoler à Dieu des mains d’un prêtre,
La dispute sécularie – sur le libre arbitre et la prédestination – n’est pas terminée. Owen n’était ni le premier, ni le seul de nos temps à en douter de la responsabilité de l’homme. Vous trouverez ce doute chez Bentham et chez les fouriéristes, chez Kant et chez Schopenhauer, chez les médecins et les physiologues – et ce qui est plus fort que tout cela – vous trouverez plus que du scepticisme dans les chiffres de la statistique criminelle. Dans tous les cas la question n'est pas résolue – mais tout le monde est d’accord qu'il est juste de punir un criminel et cela en proportion de son crime. – Chacun est d’accord sur cela.
De quel côté est donc le lunatic asylum?
«La peine c’est le droit inaliénable du criminel!» – a dit lui-même, le divin Platon.
C’est dommage qu’il a fait lui-même ce calembour – et enfin si c’est le droit du criminel – laissez-lui la faculté de le réclamer – moi je suis de l’avis qu’on peut faire donner des coups de bâton à un homme qui en exige lui-même.
Bentham définit le criminel – mauvais calculateur… lorsqu’on fait une faute de calcul on en subit les conséquences – mais ce n’est pas un droit. Spinosa convient qu’on est quelquefois dans la nécessité de tuer un homme malfaisant – comme on tue un chien enragé. Les penseurs ne sont peut-être pas assez divins – mais ils sont plus humains que Platon.
La différence de ces deux points de vue est immense… et les juristes répudient avec connaissance de cause l’opinion que le châtiment n’est rien qu’une défense vindicative de la société. Dans la guerre on est beaucoup plus franc – pour tuer un ennemi on ne cherche pas de prouver qu’il a mérité la mort, on ne dit pas même que cela soit juste – on terrasse un adversaire, et voilà tout.
– Mais avec des notions pareilles il faudra fermer le Palais de Justice.
– Une fois on a déjà changé les basiliques en églises; si on les change en écoles maintenant – les portes pourraient rester encore plus ouvertes.
– Mais avec de pareilles notions – il n’y a pas de gouvernement qui pourrait se tenir.
– A cela Owen aurait la faculté
– Il n’en parle pas des gouvernements – c’est vrai. Sous ce rapport c’est un grand diplomate – il était ami avec tous les gouvernements et tous les gouvernants… avec la reine, le président de Washington, les torys et le tzar.
– Est-ce qu’Owen était moins bien avec les catholiques qu’il n’a été avec les protestants et autres sectaires?
– Pensez-vous qu’il ait été républicain?
– Je pense qu’il préfère la forme du gouvernement la plus adéquate, la plus correspondante à son église.
– Quelle église – il n'en a pas.
– Eh bien?
– C’est pourtant impossible pour un Etat de ne pas avoir un gouvernement quelconque.
– Sans doute… même un très mauvais. Hégel raconte qu’une pauvre vieille femme disait – à ceux qui se plaignaient du mauvais temps: «Mais c’est toujours mieux d’avoir un mauvais temps, que de n’en avoir pas du tout».
– Amusez-vous autant que vous voulez – mais l'Etat périra avec le gouvernement.
– Et que cela me fait?
L’histoire de la révolution nous présente un essai d’un changement radical des bases de la société actuelle – par la voie gouvernementale et avec la conservation d’un pouvoir fort.
Les décrets du gouvernement qui allait se former – nous sont restés, avec leur préambule –
Egalité Liberté
Bonheur commun
et quelquefois avec l’alternative – ou la Mort!..
Ces décrets comme il fallait s’attendre commencent par le décret de police.
Art. 1. Les individus qui ne font rien pour la patrie ne peuvent exercer aucun droit politique, ce sont des étrangers auxquels la république accorde l’hospitalité.
Art. 2. Ne font rien pour la patrie ceux qui ne la servent pas par un travail utile.
Art. 3. La loi considère comme travaux utiles ceux de l’agriculture, de la vie pastorale, de la pêche et de la navigation,
Ceux des arts mécaniques et manuels;
Ceux de la vente en détail;
Ceux du transport des hommes et des choses;
Ceux de la guerre;
Ceux de l’enseignement et des sciences.
Art. 4. Néanmoins les travaux de l’enseignement et des sciences ne seront pas réputés utiles, si ceux qui les exercent ne rapportent pas dans le délai de… un certificat de civisme, délivré dans les formes qui seront réglées.
Art. 6. L’entrée des assemblées publiques est interdite aux étrangers.
Art. 7. Les étrangers sont sous la surveillance directe de l’administration suprême, qui peut les reléguer hors de leur domicile ordinaire et les envoyer dans les lieux de correction.
Dans le décret du travail – tout est réglementé, distribué, la loi définit à quel genre de travail, dans quelle saison – il faut s’occuper, combien d’heures il faut travailler. Des magistrats donneront l’exemple du zèle et de l’activité, l’administration municipale a constamment sous les yeux l’état des travaillants de chaque classe – elle instruit régulièrement l’administration suprême… elle déplace les travaillants d’une commune à une autre…
Art. 11. L’administration suprême astreint à des travaux forcés les individus dont l’incivisme, l’oisiveté, le luxe et les dérèglements donnent à la société des exemples pernicieux. Leurs biens sont acquis à la communauté nationale.
Art. 14. Les magistrats… veillent à la propagation et amélioration des animaux propres à la nourriture, à l’habillement, au transport et au soulagement des travaux des hommes.
Dans le décret de la distribution et de l’usage des biens de la communauté:
Art. 1. Nul membre de la communauté ne peut jouir que de ce que la loi lui donne par la tradition réelle du magistrat.
Art. 2. La communauté nationale assure à chacun de ses membres:
Un logement sain – proprement meublé.
Des habillements de travail et de repos.
Le blanchissage, l’éclairage et le chauffage.
Une quantité suffisante d’aliments en pain, viande, volaille, poisson, œufs, beurre… et autres objets dont la réunion constitue une médiocre et frugale aisance.
Art. 3. Il y aura dans chaque commune des repas communs auxquels tous les membres seront tenus d’assister.
Art. 5. Tout membre qui reçoit un salaire ou conserve de la monnaie est puni.
Décret du commerce
Art. 1. Tout commerce particulier avec les peuples étrangers est défendu.
Le commerce se fera administrativement. Après cela – «la dette nationale est éteinte, la République ne fabrique plus de monnaie, l’or et l’argent ne seront plus introduits, les dettes de tout Français – envers un autre Français sont éteintes. Et – pour la bonne bouche – toute fronde à cet égard est punie de l’esclavage perpétuel».
Vous pensez peut-être que ces décrets sont signés par Pierre Ier et contresignés par le comte Araktchéieff. – Non, ce n’est pas Pierre Ier qui les a signés à Sarskoïé Sélo, mais le рrеmier socialiste de France – Gracchus Babeuf
Cela serait injuste que de se plaindre qu’il n’y a pas assez de gouvernement dans ce communisme – on a soins de tout, on surveille tout, on gouverne tout. Même la reproduction des animaux domestiques n’est pas abandonnée à leur faiblesse et à leur coquetterie – mais réglée par des magistrats.
Et pourquoi pensez-vous tout cela se fera? Pourquoi les membres de la communauté seront-ils «nourris, habillés et amusés», pourquoi est-ce qu’on donnera à ces galériens du bonheur commun, à ces bataillons disciplinaires de l’égalité, à ces serfs Rei publica ad scripti – les poulets et les poissons…? Vous pensez pour eux-mêmes,pour leur propre bonheur – pas du tout… leur état sera d’après le décret assez médiocre – «La République seule sera riche, toute-puissante… splendide…»
Cela me rappelle l’image miraculeuse de la madone d’Ibérie à Moscou – elle a tout, des perles et des diamants, une voiture et des chevaux, des prêtres et des laquais… et la seule chose qui lui manque – c'est elle-même,elle possède tout cela in effigie.
…Après des siècles… lorsque tout se changera, il suffira d’avoir l’empreinte de ces deux dents molaires – pour restaurer jusqu’au dernier petit osselet les fossiles de l’Angleterre et de la France de nos temps d’autant plus facilement que les deux mastodontes du socialisme appartenaient au bout du compte à la même famille et avaient le même but.
Ils sortent d’une série d’idées très analogues. L’un voyait que nonobstant la République et le 21 janvier, l’anéantissement des fédéralistes et la terreur – le peuple ne gagnait pas beaucoup. L’autre voyait que nonobstant le développement colossal des machines et des capitaux, une productivité prodigieuse – «l’old merry England» devenait de plus en plus triste, et l’Angleterre vorace et gloutonne – de plus en plus l’Angleterre affamée. Ces considérations amenèrent l’un et l’autre à la nécessité d’un changement radical de toutes les conditions de la vie économique et politique de la société contemporaine.
R. Owen et Babeuf appartiennent à une époque dans laquelle les contradictions de la vie sociale devinrent plus grillées et plus manifestes, l’absurdité des institutions – plus évidente. Les maux n’empirent pas – cela serait une exagération, le développement inégal des éléments qui constitue l’existence sociale anéantit la harmonie qui existait avant, les circonstances étant moins bonnes et mieux équilibrées.
Mais ce n’est que sur ce premier pas qu’ils sont d’accord…une fois en chemin l’un va à droite, l’autre à gauche.
R. Owen voit dans le fait même qu’on s’en ait aperçu – le dernier succès, l’achèvement de l’histoire, la grande acquisition gagnée par le chemin douloureux des siècles, il salue la tendance d’en sortir comme l’aurore d’un nouveau jour – qui n'a jamais été – et n’était jamais possible – car l’intelligence n’était jamais à la hauteur de cette question.
La constitution de 1793 ne l’entendait pas ainsi – ni Babeuf non plus. Elle décrétait la réintégration – des droits naturels oubliéset perdus,elle rentrait dans une possession légitime – l’Etat actuel n’étant qu’un fruit illégitime de l’usurpation, venue à la suite d’une conspiration tramée par les tyrans et les riches. Le temps est venu de châtier les ennemis du peuple, et restituer les biens détenus par eux au seul souverain légitime qui manque de tout et qu’on appelle à cause de cela – sans culotte. Il faut le réintégrer dans ses droits perdus.
– Mais quand est-ce qu’il les possédait et pourquoi est-ce qu’on lui donne le nom de souverain – et quel droit a-t-il sur les biens des traîtres à la patrie?
– Vous doutez, vous n’avez pas de civisme, vous êtes suspects – prenez garde à vous – on peut appeler le premier souverain de la rue… Il vous mènera chez le citoyen juge et le citoyen bourreau – et vous ne douterez plus de rien.
…La pratique de l’opérateur Babeuf ne pouvait gâter la pratique de l’accoucheur R. Owen.
Babeuf voulait détruire par la force ce qui était imposé par la violence, anéantir une œuvre inique. Pour faire sauter le vieil édifice, il fit une conspiration, et si elle était parvenue à avoir le dessus, le «comité insurrecteur» aurait imposé à la France sa république égalitaire – comme les Turcs ont imposé à Byzance leur monarchie islamique. L’esclavage – que nous avons vu dans les décrets – aurait fait naître une opposition acharnée, – qui aurait fini par une nouvelle insurrection et la République égalitaire succomberait en léguant à l’humanité une grande idée et une forme absurde – une idée – qui n’est que sous les cendres et quoique à peine visible – trouble la quiétude des satisfaits.
R. Owen ne voulait que soulager et accélérer le développement – par lequel la société passait d’un état à un autre; il commença ses études avec une grande conséquence – par une cellule, par un cas particulier, comme un naturaliste. New Lanark était son laboratoire, son microscope… il agrandissait ses vues avec la connaissance de la cellule et parvint à la conclusion – que saufquelques palliatifs le seul moyen était l'éducation.
Une conspiration était inutile pour Owen, une insurrection – pernicieuse. Il pouvait tolérer tout gouvernement – non seulement le meilleur gouvernement du monde – le gouvernement anglais – il voyait dans les formes usées du pouvoir un résultat historique, une décrépitude, une agonie lourde, longue mais non un crime prémédité, à ses yeux l’autorité était entre les mains des hommes arriérés – mais non d’une bande de brigands et de malfaiteurs. Il ne voulait ni terminer d’une manière violente le vieil ordre des choses gouvernemental – mais il ne voulait non plus le corriger ou l’améliorer. Si les saints boutiquiers ne lui auraient mis des bâtons dans les roues – nous aurions maintenant un réseau de N. Lanark et de N. Harmony en Angleterre et aux Etats-Unis. La sève saine de la population – s’y serait de plus en plus portée – en sevrant les hauts parages – il pouvait laisser les agonisants à leur mort naturelle – connaissant très bien que chaque enfant qu’on apportait dans les écoles à la N. Lanark – était autant de pris sur l’église et le pouvoir[730].
Plus loin.
Babeuf et R. Owen se rencontrent encore une fois dans leur insuccès, quoique leur sort tragique porte le cachet du même contraste que nous avons signalé.
Babeuf était guillotiné. Le monstre omnivore, allaité dans les tombes, où l’on avait jeté pêle-mêle les cadavres des Césars païens et des rois très catholiques, des prêtres et des chevaliers, – grandissait. L’individu – pâlit devant lui, s’effaça et disparut. Jamais sur le sol de l’Europe depuis les trente tyrans d’Athènes – jusqu’à la guerre de trente ans, et de là jusqu’à la révolution – l’homme n’a été si entièrement enlacé dans les filets de la police gouvernementale – si entièrement livré à l’administration qu’il ne l’а été par la centralisation.
R. Owen fut peu à peu pris par les eaux troubles et marécageuses – il se remuait autant <…>[731]
Qui donc gagnait lorsque les deux perdaient?
Vers le temps dans lequel les têtes de Babeuf et Dorthès tombaient dans le sac des bourreaux, et R. Owen demeurait avec un autre génie méconnu – plus pauvre encore que lui-même – Fulton, auquel il donnait son dernier argent – pour faire des modèles de machines par lesquelles le petit gnome pensait enrichir l’humanité, – vers ce temps un jeune officier montrait à des dames de sa connaissance sa batterie – pour être tout à fait aimable, il fit lancer quelques boulets (tout cela est raconté par l’officier lui-même); l’ennemi riposta, quelques hommes tombèrent, d’autres blessés – les dames étaient très contentes de la secousse nerveuse. L’officier avait un peu de remords – que les gens soient morts inutilement – mais bien peu.
Cela promettait… Et en effet le jeune homme à lui seul versa plus de sang humain que toutes les révolutions ensemble, consomma par les conscriptions plus d’hommes qu’il ne fallait d'écoliers pour Owen – pour régénérer le monde entier.
Iln’avait pas de système, il ne voulait pas de bien aux hommes et ne le feignait pas. Il ne voulait du bien que pour lui seul et par le mot de bien il ne comprenait que le pouvoir. Comparez à lui les deux nains – Babeuf et Owen… Son nom a suffi trente ans après sa mort – avait encore assez de prestige pour faire élire empereur un sien neveu.
Quel secret avait-il donc?
Babeuf voulait imposer le bien-être et décréter une république égalitaire.
R. Owen voulait éduquer l’homme – pour le rendre capable de s’organiser d’une manière intelligente.
Napoléon ne voulait ni l’un ni l’autre.
Il comprit très bien que sérieusement les Français ne désiraient ni le potage lacédémonien, ni les mœurs du temps des Brutus l’ancien, qu’ils sont loin à se contenter, pour tout plaisir – «de se réunir les jours de fête discuter les lois et enseigner les vertus aux enfants». – De l’autre côté il observa très bien qu’ils sont d’une humeur très belliqueuse. Au lieu de les empêcher à se ferrailler, ou leur prêcher les douceurs de la paix éternelle – Napoléon profita de cette manie – pour les lancer sur les autres peuples, allant à la chasse lui-même le premier. Il ne faut pas l’inculper de cela. Les Français seraient les mêmes sans lui – ils aiment avec passion le triomphe dans le sang, la victoire les grise. Cette sympathie entre Napoléon et la France explique l’amour par lequel elle l’entoura. Il n’était pas un reproche, un acte d’accusation – contre la masse – mais sa gloire splendide, il ne l’offensait point par sa pureté, ni par ses vertus, il ne présentait point en lui un idéal transfiguré devant ses yeux humiliés, il n’apparaissait pas comme un prophète fulminant, il n’enseignait rien, – il appartenait lui-même à la foule – et il lui montra elle-même, avec ses faiblesses et vices, avec ses passions et tendances – potentiés en un génie, couvert de gloire et de puissance. Voilà la cause de l’amour – touchant, tragique, ridicule que lui portait la masse, le peuple, même la bourgeoisie…
Et il n’est pas tombé parce que le peuple entrevit tout le vide de sa politique, qu’il était las de donner son dernier fils et de répandre pour lui des torrents de sang. Du tout. Il finit par ameuter contre lui d’autres masses qui s’armèrent avec acharnement pour la défense de leur propre tyran – la théologie chrétienne était satisfaite – de part et d’autre on se battait avec fureur – pour le salut de ses plus grands ennemis.
…On rencontre souvent à Londres une gravure qui représente la rencontre de Wellington avec Blücher – au moment où la victoire de Waterloo se prononçait pour eux – il m’est impossible de rencontrer cette gravure sans m’arrêter. Cette figure calme, toute anglaise, ne promettant rien de bon, d’un côté, et de l’autre – ce vieux lansquenet tedesque, borné, bonasse et féroce – se saluent mutuellement avec un plaisir qu’ils ne cachent point… Et comment ne pas être au septième ciel – ils détournèrent l’Europe du grand chemin dans une boue fangeuse – dans laquelle elle pataugera un demi-siècle… A peine le jour commence à poindre – l’Europe dort encore sans savoir que ses déstinées sont changées parce que Blücher vint à temps et Grouchy trop tard… Que de larmes, que de souffrances a coûté aux peuples cette victoire… et que de larmes et de sang leur aurait coûté la victoire de l’autre parti!
– Quel est donc enfin le résultat de tout cela?
– Qu’appelez vous résultat?.. – est-ce une sentence morale dans le genre de «Fais ce que dois – advienne ce qui pourra» ou une sentence profonde dans le genre «que de tout temps l’homme versait des larmes – et du sang». Comprendre – voilà le résultat, s'émanciper des représentations fausses – voilà la moralité.
– A quoi bon?
– Tout le monde maintenant crie contre le lucre et la concussion et vous demandez un pot de vin de la vérité. «La vérité est une religion, – dit notre vieillard Owen, – n’exigez rien d’elle qu’elle seule».
…Pour tout ce que nous avons souffert, pour les os brisés, pour l’âme foulée, pour les pertes, les erreurs… pour tout cela – au moins déchiffrer quelques chiffres mystérieux dans les livres Sibyllins, saisir tant soit peu le sens général – de ce qui se fait autour de nous mais c’est énorme!
Les jouets d’enfants que nous perdons ne nous suffisent plus en réalité, ils ne nous sont chers que par habitude – et il est vraiment temps de les reléguer dans le garde-meuble – tout ensemble – l’ogre et la force vitale, le conte du siècle d’or etla fable – du progrès infini, le sang bouillant de S. Janvier, la prière météorologique pour la pluie – et «la natura sic voluit!»
Le premier moment peut être rude – on se sent trop délaissé… Tout se meut, se précipite… on peut aller où l’onveut, ni barrière, ni guide, «ni administration». – Et bien, je présume que la mer faisait aussi peur aux hommes qui osaient s’avancer, mais dès qu’ils comprirent que tout ce va et vient des vagues n’a aucun but – ils prirent le chemin avec eux et traversèrent les océans dans le creux d’une noisette.
Sachant que la nature et l’histoire ne vont nulle part et à cause de cela sont prêtes à aller partout où l’on peut; sachant qu’elles se développent à fur et mesure – par une infinité de circonstances réagissant l’une sur l’autre, se heurtant, s’empêchant mutuellement et s’entraînant – l'homme loin de se perdre comme une graine de sable dans les Alpes – acquiert une énorme puissance. Il devient de plus en plus le pilote qui fend les vagues par sa petite nacelle faisant servir de voie de communication un abîme sans fond.
Sans programme, sans thème, sans but l’histoire – improvisation échevelée, qui se déroule sans gêne – offre à chacun ses pages pour intercaler son vers à lui – et qui restera le sien – pourvu qu’il soit sonore et le poème ne s’interrompe pas!
Partout sommeillent des mondes de possibilités. Elles peuvent dormir des millions d’années, ne se jamais réveiller – cela leur est indifférent – mais cela n’est pas indifférent à l’homme. Depuis que la foudre et la vapeur – passa de Jupiter tonons et pluvius à l’homme – regardez ce qu’il a fait de l’électricité et de l’eau acriforme. Le soleil parcourt depuis longtemps le ciel… un beau matin l’homme intercepta son rayon, fixa sa trace – et le soleil lui fait des portraits.
La nature ne lutte jamais contre l’homme, c’est une absurdité inventée par le spiritualisme. Elle n’a pas assez d’intelligence pour lutter. En faisant la tâche de l’homme – la nature continue sa manière d’existence. La première condition de dominer la nature – c’est de connaître ses lois et ce que fait l’homme – par rapport à la mer et aux autres éléments, mais dans l’histoire l’homme ne veut pas se gêner – tantôt il se laisse passivement entraîner par le torrent, tantôt il fait une irruption violente – criant l'Egalité ou la Mort!.. Au lieu d’étudier le flux et le reflux des vagues qui l’entourent et le rythme de leur vibration – pour se frayer des chemins infinis.
Nacelle, – vague et pilote à la fois, – sa position en effet est très compliquée dans le monde historique.
– Au moins s’il y avait une carte.
– Mais avec une mаре – Colomb ne pourrait découvrir l’Amérique.
– Pourquoi?
– Parce que pour figurer sur une mаре – il fallait que l’Amérique ait été découverte antérieurement. L’histoire et l’homme ne peuvent être pris au sérieux que dans le cas s’il n’y ait aucun plan prédestiné pour le développement. Si les événements étaient arrangés d’avance, et si toute l’histoire n’est que la réalisation d’un complot antéhistorique, prémédité, sa mise en scène – prenons alors des sabres en bois et des boucliers en papier mâché – pourquoi donc verser de véritable sang et de véritables larmes pour la représentation de cette charade providentielle.
Les braves gens qui parlent avec horreur qu’Owen dépouille l’homme de la liberté et de toute dignité morale savent par je ne sais quel effort mettre d’accord avec la liberté – la prédestination, et la prédestination avec le bourreau. Peut-être ils s’appuient sur ce texte de l’Ecriture – que, j’avoue, je n’ai jamais pu comprendre: «Le fils de l’homme doit être livré pour accomplir les prophéties, mais malheur à celui qui le livrera»[732].
Dans la religion la cosmogonie mystique contient une lutte, un drame, – c’est l’eternelle Messiade – avec les Titans, les Lucifer, les Abbadonna – avec Adam, chassé du paradis, Prométhé – rivé à un rocher de Caucase – puni par Dieu le père et sauvé par son fils. C’est un roman, c’est de la poésie. Mais c’est nommément cela ce que les doctrinaires ont rejeté – en se réduisant à une faute logique toute nue, à l’absurdité d’une arrière-pensée historique. Le fatalisme[733]