Et le bonheur quand même

Maintenant que ses deux plus proches collaborateurs étaient dans l’Ouest en train de se livrer à leur complexe pas de quatre avec Burris et Lona, Duncan Chalk était bien obligé de se reposer presque entièrement sur Leontes d’Amore. C’était un garçon capable, certes : sinon, il n’aurait jamais eu une pareille promotion. Pourtant, il lui manquait la longanimité de Nikolaides tout comme ce mélange d’ambition et d’insécurité qui caractérisait Aoudad. D’Amore était intelligent, mais c’était un personnage fuyant qui avait un côté sables mouvants.

Chalk était dans sa résidence au bord du lac. Tout autour de lui les télétypes pépiaient mais il enregistrait tout sans efforts. Avec l’assistance de d’Amore il expédiait patiemment et à un rythme accéléré son écrasante besogne quotidienne. On dit que l’empereur Ch’in Shih Huang Ti traitait plus de cinquante kilos de documents par jour et qu’il lui était néanmoins resté assez de loisirs pour construire la Grande Muraille. Évidemment, en ce temps-là, les documents étaient rédigés sur des feuilles de bambou beaucoup plus lourdes que les impondérables supports d’aujourd’hui. Il convenait néanmoins d’admirer le vieil empereur. Ch’in Shih Huang Ti était l’un des héros de Chalk.

— À quelle heure Aoudad a-t-il téléphoné ce rapport ?

— Une heure avant votre réveil.

— J’aurais dû être réveillé, justement. Vous le savez. Lui aussi.

Les lèvres de d’Amore effectuèrent un gracieux entrechat exprimant son affliction.

— Comme il ne s’agissait pas d’un événement grave, nous avons pensé…

— Vous avez eu tort.

Chalk se retourna et son regard transperça d’Amore de part et d’autre. La détresse de celui-ci lui apportait une certaine satisfaction mais loin d’être suffisante. Les affres triviales de ses subordonnés étaient un mets inconsistant. Chalk avait besoin de nourritures plus solides.

— Donc, le contact entre Burris et la fille a eu lieu ?

— Avec le plus grand succès.

— J’aurai aimé voir ça. Comment ont-ils réagi quand ils se sont trouvés en présence ?

— Tous deux étaient un peu sur leur quant-à-soi, mais fondamentalement, ils sympathisent. Aoudad estime que les choses marcheront bien.

— Avez-vous déjà prévu leur itinéraire ?

— On est en train d’y travailler. Luna Tivoli, Titan, toute la croisière interplanétaire. Mais nous commencerons par l’Antarctique. Le transport, l’hébergement, tous les détails sont au point.

— Très bien. Une lune de miel cosmique ! Et même peut-être un petit peu de joie pour égayer l’histoire. Si jamais il se révélait fertile, ce serait quelque chose ! Quant à elle, nous sommes payés pour savoir qu’elle l’est !

— À propos, dit d’Amore d’un air contraint, la femme Prolisse est en train de subir les tests.

— Ah bon ? Vous l’avez donc eue ? Splendide ! A-t-elle fait des façons ?

— On lui a raconté une histoire plausible. Elle est convaincue que l’on cherche à savoir si elle n’a pas attrapé de virus extra-terrestres. Quand elle se réveillera, nous connaîtrons les résultats de l’analyse spermatique et nous saurons à quoi nous en tenir.

D’un brusque mouvement du menton, Chalk remercia d’Amore qui s’esquiva. Une fois seul, l’obèse sortit l’enregistrement magnétoscopique de la rencontre d’Élise et de Burris et l’introduisit dans le lecteur pour le visionner une fois encore. De prime abord, il s’était prononcé contre la visite d’Élise en dépit de l’insistance d’Aoudad. Mais il n’avait pas tardé à se rendre compte des avantages qu’offrait cette confrontation. Burris n’avait pas vu de femme depuis son retour. Et d’après Aoudad (qui était bien placé pour le savoir !), la signora Prolisse était consumée de désir pour le corps tourmenté du coéquipier de son défunt époux. Alors, pourquoi ne pas les mettre en présence pour voir la réaction de Burris ? On ne fait pas faire une saillie spectaculaire à un taureau primé sans avoir effectué quelques tests préalables.

L’enregistrement était détaillé et explicite. Trois caméras clandestines dont le diamètre des objectifs ne dépassait pas la largeur de quelques molécules avaient tout enregistré. Chalk avait déjà visionné la scène trois fois mais il y avait toujours de nouvelles subtilités à découvrir. Le voyeurisme, à vrai dire, ne l’excitait pas particulièrement. Il avait des moyens plus raffinés d’assouvir son plaisir et le spectacle de la bête à deux dos n’avait d’intérêt que pour des adolescents. Mais il était utile d’avoir une idée de la performance de Burris.

Chalk passa rapidement sur la conversation préliminaire. Comme le récit que Burris lui faisait de ses aventures paraissait assommer Élise ! Et comme il avait l’air effrayé quand elle se montra nue à lui ! Qu’est-ce qui le terrifiait ainsi ? Ce n’est pourtant pas la première fois qu’il voit une femme, songeait Chalk. Évidemment, ses expériences amoureuses remontaient à sa vie antérieure. Peut-être appréhende-t-il qu’elle trouve son nouveau corps hideux et qu’elle le repousse à l’instant critique. La minute de vérité… Cela méritait réflexion. Les caméras ne pouvaient rien révéler des pensées ni même des émotions de Burris et Chalk n’avait pris aucune disposition pour détecter ses sentiments profonds. Aussi devait-il procéder par déduction.

L’astronaute était indiscutablement dans ses petits souliers et la dame était indiscutablement déterminée. Chalk étudia avec attention la tigresse nue qui prenait la mesure de sa proie. En un premier temps, Burris paraissait être prêt à repousser ses avances. Comme si le sexe ou, en tout cas, Élise ne l’intéressait pas. Avait-il trop de grandeur d’âme pour s’envoyer la veuve de son ami ? Ou avait-il encore peur de s’abandonner, si irrésistible et évident que fût le désir de sa partenaire ? Bon… Maintenant, il était nu, lui aussi. Élise ne se décourageait pas. Les médecins qui avaient examiné Burris à son retour avaient affirmé qu’il était toujours capable de faire l’amour – pour autant qu’ils pouvaient le dire – et, manifestement, ils ne s’étaient pas trompés.

Les bras et les jambes d’Élise brassaient l’air. Chalk tiraillait ses bajoues tandis que, sur l’écran, les deux petits personnages se livraient aux rites amoureux. Oui, Burris était encore capable de faire l’amour, c’était incontestable. Duncan cessa de s’intéresser au couple qui approchait du paroxysme. L’enregistrement prit fin sur une dernière image de l’homme et de la femme allongés côte à côte, épuisés, sur le lit dévasté.

Il était capable de faire l’amour, mais était-il capable de procréer ? Les agents de Chalk avaient intercepté Élise au moment où elle était sortie de la chambre. Quelques heures auparavant, la femme impudique gisait, inconsciente, cuisses écartées, sur une table d’examen. Mais Duncan avait le pressentiment que, cette fois, il allait être déçu. Il contrôlait beaucoup de choses mais pas toutes.

D’Amore réapparut.

— Le rapport vient d’arriver.

— Alors ?

— Son sperme n’est pas fécond. Les médecins y perdent leur latin mais ils affirment catégoriquement que sa semence est stérile. Les extra-terrestres ont dû également intervenir à ce niveau.

— C’est dommage, soupira Chalk. Voilà une éventualité qui s’évanouit. Il ne fera pas d’enfants à la future Mme Burris.

D’Amore s’esclaffa.

— Elle a suffisamment de bébés comme ça, ne pensez-vous pas ?

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