Et l’abominable mélancolie

Cette nuit encore, il se réveilla en hurlant.

Lona l’avait prévu. Elle n’avait pour ainsi dire pas dormi. Allongée à côté de lui, elle avait attendu l’arrivée inévitable des démons qui prendraient possession de lui. Toute la soirée, il avait eu des périodes de cafard.

La journée avait été agréable, abstraction faite du pénible moment du matin. Lona regrettait d’avoir avoué que c’était Chalk qui l’avait incitée à entrer en contact avec lui. Heureusement, elle avait gardé pour elle la partie la plus épouvantable de l’histoire : que l’idée d’offrir le cactus à Minner venait de Nikolaides, que c’était le même Nikolaides qui lui avait dicté le petit mot. Elle comprenait maintenant l’effet qu’une telle révélation aurait eu sur Burris. Néanmoins, elle avait été stupide de parler de la promesse que Chalk lui avait faite à propos des bébés. Une stupidité qui sautait aux yeux mais il était trop tard – le mal était fait.

Après cet épisode éprouvant, il avait récupéré et ils s’étaient bien amusés. D’abord la bataille de boules de neige. Ensuite, la promenade sur la banquise. Quand elle s’était brusquement rendu compte que l’hôtel n’était plus en vue, Lona avait eu peur. Ils étaient seuls au milieu d’une étendue déserte, plate et blanche. Aucun arbre ne projetait son ombre, l’immobilité du soleil brouillait le sens de l’orientation – et ils n’avaient pas de boussole. Ils avaient marché pendant des kilomètres dans un paysage immuable.

— Et si on rentrait ? avait-elle suggéré à un moment donné. (Il avait hoché la tête.) Je suis fatiguée. J’aimerais rentrer.

Elle n’était pas si fatiguée que cela, mais l’idée qu’ils risquaient de s’égarer l’alarmait. Ils avaient fait demi-tour – c’était du moins ce que Burris avait prétendu –, mais le décor demeurait inchangé. À un endroit, il y avait quelque chose de sombre qui affleurait à la surface de la neige. Quand Minner lui avait dit que c’était un pingouin mort, elle avait frissonné. C’est alors que, comme par miracle, l’hôtel avait réapparu. Si le monde était plat, ici, pourquoi s’était-il évanoui ? s’était-elle demandé. Et Burris lui avait expliqué une fois de plus – mais sur un ton plus patient – que le paysage n’était pas vraiment plat, qu’il était presque aussi arrondi que partout ailleurs, de sorte que, très rapidement, les points de repère familiers basculaient derrière l’horizon. C’était ce qui s’était passé pour l’hôtel.

Mais maintenant, l’hôtel était solide au poste, ils avaient une faim de loup et ils avaient déjeuné de bon cœur en arrosant généreusement leur repas de bière. Ici, on ne servait pas de cocktails verts où nageaient des créatures vivantes, mais de la bière, des fromages, de la viande – les aliments qui convenaient en ce royaume de l’hiver éternel.

L’après-midi, ils avaient fait une excursion à bord d’un traîneau motorisé. Ils étaient d’abord allés voir le pôle Sud.

— Ça ressemble exactement à tout le reste, avait déclaré Lona.

— Qu’est-ce que tu croyais ? Qu’il y aurait une perche bariolée plantée dans la neige ?

Une fois de plus, il se montrait sarcastique. Après ce propos cinglant, Lona avait remarqué que le regard de Burris s’était assombri et elle s’était dit qu’il n’avait pas eu l’intention de lui faire de la peine. C’était son attitude naturelle, voilà tout. Peut-être qu’il avait tellement mal lui-même – véritablement mal – qu’il ne pouvait pas s’empêcher d’employer ce ton tranchant.

En fait, le pôle se distinguait du désert vide qui l’entourait en ce sens qu’il y avait des édifices. La zone circulaire d’une vingtaine de mètres de diamètre qui constituait le bout du monde était sacro-sainte et inviolée. Tout à côté se dressait la tente restaurée – ou reconstituée – du Norvégien Amundsen qui avait atteint le pôle Sud avec un traîneau tiré par les chiens un siècle ou deux auparavant. Un drapeau flottait sur la tente obscure. Ils regardèrent à l’intérieur. Il n’y avait rien.

Un peu plus loin s’élevait une petite cabane de rondins.

— Pourquoi est-elle en rondins ? avait demandé Lona. Il n’y a pas d’arbres dans l’Antarctique.

Pour une fois, sa question ne manquait pas de finesse et Burris avait éclaté de rire.

Le bâtiment était dédié à la mémoire de Robert Falcon Scott qui avait suivi les traces du Norvégien, mais qui, en revanche, était mort sur le chemin du retour. Des journaux de marche, des sacs de couchage, toute la panoplie des explorateurs y étaient exposés. Lona lut la plaque commémorative. Scott et ses compagnons n’avaient pas péri là, mais bien plus loin, pris au piège de la fatigue, assaillis par le blizzard alors qu’ils regagnaient péniblement leur base. Tout ça, c’était du cinéma. Cet étalage factice gênait Lona et elle avait le sentiment qu’il gênait également Burris.

Mais c’était quand même impressionnant d’être exactement à l’endroit du pôle Sud.

— Le monde est au nord par rapport à nous, lui avait dit Burris, nous nous trouvons tout en bas. Tout le reste est au-dessus de nous. Mais rassure-toi, on ne tombera pas.

Ça la fit rire. Pourtant, elle n’avait pas le sentiment de se trouver dans une situation inhabituelle. Le sol était horizontal, il ne montait pas, ne descendait pas. Elle essaya de s’imaginer la Terre telle que quelqu’un pourrait la voir d’un ferry de l’espace : un globe suspendu dans le ciel et elle tout en bas, encore plus petite qu’une fourmi, les pieds dirigés vers le centre de la planète et la tête vers les étoiles. Cela n’avait aucun sens.

Il y avait une buvette. Son toit était recouvert de neige par souci de discrétion. Burris et Lona burent du chocolat brûlant.

Ils dédaignèrent la base scientifique souterraine qui se trouvait à quelques centaines de mètres du pôle. Les visiteurs y étaient pourtant les bienvenus. Des savants barbus y vivaient toute l’année, étudiant le magnétisme, la météorologie et des tas d’autres choses, mais Lona n’avait aucune envie d’entrer à nouveau dans un laboratoire. Elle lança un coup d’œil à Burris, qui opina, et le guide les fit remonter à bord du traîneau motorisé.

Il était trop tard pour aller jusqu’à la barrière de Ross, mais ils excursionnèrent plus d’une heure. Le traîneau avait mis le cap au nord-ouest et se dirigeait vers une chaîne de montagnes qui semblait être toujours aussi lointaine. Ils arrivèrent à un mystérieux endroit chaud. Là, il n’y avait pas de neige. Rien qu’une plaque de terre brunâtre incrustée d’algues rouges et des rochers disparaissant sous une mince pellicule de lichens d’un vert tirant sur le jaune. Quand Lona manifesta le désir de voir des pingouins, le guide lui répondit qu’il n’y en avait pas à cette époque de l’année, sauf quelques-uns qui étaient perdus.

— Ce sont des oiseaux aquatiques. Ils restent à proximité de la côte et ne viennent sur la terre ferme qu’au moment de la ponte.

— Mais c’est l’été. Ils devraient faire leurs nids.

— Ils les font en hiver. L’éclosion a lieu en juin et en juillet quand il fait le plus froid et le plus noir. Si vous voulez en voir, il faut vous inscrire pour l’excursion de la Terre Adélie.

Pendant le chemin du retour, Burris avait l’air d’excellente humeur. Il taquina Lona avec enjouement. Le guide arrêta le traîneau pour qu’ils puissent faire des glissades sur une plaque de neige aussi lisse qu’un miroir. Mais quand ils approchèrent de l’hôtel, Lona fut sensible au changement de l’état d’esprit de son compagnon. C’était comme la tombée du crépuscule. Burris devenait de plus en plus sombre. Ses traits étaient rigides. Il ne riait plus, ne plaisantait plus. Lorsqu’ils franchirent les tambours d’entrée, on aurait dit une statue taillée dans la glace.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Minner ?

— Qui a dit que quelque chose n’allait pas ?

— Tu ne veux pas boire un verre ?

Le bar était une grande pièce aux murs lambrissés. Il y avait même une vraie cheminée pour parfaite l’ambiance XXe siècle. Deux bonnes douzaines de personnes, installées devant de massives tables de chêne, bavardaient et buvaient. Rien que des couples. C’était presque exclusivement un séjour pour jeunes mariés désireux de commencer leur vie commune dans la pureté de l’Antarctique. Les montagnes de la Terre Marie Byrd avaient la réputation d’être excellentes pour le ski.

Toutes les têtes se tournèrent quand Burris et Lona firent leur entrée. Et elles se détournèrent aussitôt dans un réflexe de répulsion. Oh ! Pardon… Nous ne voulions pas vous regarder. Un homme avec une tête comme la vôtre n’aime sans doute pas qu’on le regarde. Nous pensions simplement que c’étaient nos amis les Smith qui venaient nous rejoindre.

— Le diable au repas de noces, murmura Burris.

Lona n’était pas sûre d’avoir très bien entendu mais elle ne lui demanda pas de répéter.

Un serveur robot vint prendre la commande. Lona demanda de la bière, Burris un rhum. Ils s’étaient assis à une table du fond. Soudain, ils s’aperçurent qu’ils n’avaient rien à se dire. Ils avaient l’impression que les voix qui leur parvenaient étaient plus fortes que nature. Les gens parlaient de leurs projets de vacances, de sport, des multiples excursions proposées à la clientèle. Personne ne s’approcha d’eux.

Burris gardait les épaules très raides et Lona savait que cette posture le faisait souffrir. Il vida son verre en un clin d’œil et n’en réclama pas un autre. Au-dehors, le pâle soleil refusait obstinément de se coucher.

— Ce serait joli s’il y avait un coucher de soleil romantique, fit Lona. La glace serait toute bleue et toute dorée. Mais nous n’aurons pas cette chance, n’est-ce pas ?

Burris se contenta de sourire sans répondre.

Un flot incessant de personnes entraient et sortaient. Toutes passaient au large de leur table. Ils étaient des rochers au milieu du courant. Autour d’eux, on se serrait la main, on s’embrassait, on faisait les présentations. Ici, n’importe quel couple pouvait librement en aborder un autre et trouver un accueil chaleureux auprès d’étrangers.

Eux, personne ne les abordait.

— Ils savent qui nous sommes, dit Lona à Burris. Ils nous prennent pour des célébrités, des personnalités trop importantes pour être importunées. Alors, ils nous laissent tranquilles. Ils ne veulent pas s’imposer.

— Bien sûr.

— Pourquoi ne ferions-nous pas les premiers pas ? Pour briser la glace, pour leur montrer que nous ne sommes pas inaccessibles ?

— Non. Restons où nous sommes.

Elle croyait savoir ce qui le tourmentait. Burris était convaincu que les autres restaient à l’écart parce qu’il était laid ou, en tout cas, étrange. Personne n’avait envie de le regarder dans les yeux. Et il n’est pas très facile de faire la conversation en tournant la tête de l’autre côté. Voilà pourquoi personne ne s’approchait de leur table. Était-ce cela qui le tracassait ? Se sentait-il à nouveau gêné ?

Lona ne lui posa pas la question. Elle avait sa petite idée pour mettre de l’huile dans les rouages.

Ils remontèrent dans leur chambre avant l’heure du dîner. C’était une grande pièce faussement rudimentaire. Les murs étaient faits de rondins mal équarris mais elle était parfaitement climatisée et il y avait tout le confort moderne.

Burris s’assit, muré dans son mutisme. Puis, au bout d’un moment, il se leva et se mit en devoir d’examiner ses jambes, les lançant successivement en avant et en arrière. Son humeur était si sombre, à présent, que Lona avait peur.

— Excuse-moi, Minner. Je reviens dans cinq minutes.

— Où vas-tu ?

— M’informer sur les promenades qui sont au programme de demain.

Il la laissa partir.

Elle suivit le couloir incurvé qui conduisait à la réception. À mi-chemin, un groupe de clients étaient massés devant un écran géant. On montrait une aurore boréale. Des déchirures vertes, rouges, violettes sur un fond uniformément gris. On aurait cru une scène de fin du monde.

Dans le hall, Lona rafla une poignée de brochures touristiques. Puis elle retourna au salon de télévision. Elle reconnut un couple qu’elle avait vu au bar. La femme, âgée d’une vingtaine d’années, était blonde. D’artistiques mèches vertes se mêlaient à ses cheveux dorés. Son expression était froide. Son mari – si mari il y avait – approchait la quarantaine. Il portait une tunique de grand luxe et une bague à mouvement perpétuel exportée des planètes extérieures frémissait à sa main gauche.

Lona, crispée, s’approcha d’eux.

— Bonsoir, dit-elle en souriant. Je m’appelle Lona Kelvin. Vous nous avez peut-être remarqués au bar, tout à l’heure ?

Elle les bombardait de petits sourires nerveux, forcés. Elle savait ce qu’ils pensaient : Mais qu’est-ce qu’elle nous veut, celle-là ?

L’homme et la femme se présentèrent à leur tour. Lona ne saisit pas leur nom, mais c’était sans importance.

— Je me suis dit que ce serait peut-être sympathique de dîner tous les quatre ensemble, reprit-elle. Minner vous intéressera, j’en suis certaine. Il est allé sur une foule de planètes…

On aurait dit deux bêtes traquées. La blonde était au bord de la panique. Le mari se lança adroitement à la rescousse :

— Cela nous ferait le plus grand plaisir… mais d’autres arrangements… des amis de longue date… peut-être une autre fois…

Les tables n’étaient pas limitées à quatre, ni même à six personnes. Il y avait toujours de la place pour un convive supplémentaire. Devant cette rebuffade, Lona comprit ce qu’avait pressenti Minner tout à l’heure. Ils étaient indésirables. Burris avait le mauvais œil, il attirait la malchance sur la fête.

Elle regagna précipitamment la chambre avec ses brochures.

Burris, planté devant la fenêtre, contemplait l’étendue blanche.

— Viens, Minner, on va les feuilleter ensemble.

Son timbre était trop aigu.

— Y en a-t-il une qui te paraisse intéressante ?

— Elles le sont toutes. Je ne sais vraiment pas quelle est la meilleure. Il faut que tu choisisses.

Ils s’assirent au bord du lit et examinèrent les dépliants glacés. Il y avait la visite de la terre Adélie, une demi-journée, avec pingouins à la clé. Il y avait celle de la barrière de Ross, toute la journée, avec, en prime, la visite de la Petite Amérique et des autres bases d’explorateurs du détroit de McMurdo. Un arrêt spécial était prévu pour voir un volcan en activité, le Mont Erebus. Il y avait le périple de la péninsule antarctique avec ses phoques et ses lions de mer. Il y avait la station de ski de la terre Marie Byrd. Il y avait l’excursion de la chaîne côtière via la terre Victoria pour rallier la pointe de Mertz. Et des dizaines d’autres. Ils jetèrent leur dévolu sur les pingouins et quand ils descendirent dîner, ils s’inscrivirent sur la liste.

Ils étaient seuls à leur table.

— Parle-moi de tes enfants, demanda Burris à Lona. Est-ce que tu les as vus ?

— Pas vraiment. Je n’ai jamais pu les toucher, sauf une fois. Je ne les ai vus que par écrans interposés.

— Et Chalk t’en fera réellement confier quelques-uns pour que tu les élèves ?

— Il me l’a dit.

— Et tu le crois ?

— Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? – Elle posa la main sur celle de Minner. – Tes jambes te font mal ?

— Pas vraiment.

Ni l’un ni l’autre ne mangèrent beaucoup.

Après le repas, il y eut une projection de films en relief sur le thème de l’hiver dans l’Antarctique. L’obscurité était celle de la mort. Un vent meurtrier giflait le plateau. Lona vit des pingouins couchés sur leurs œufs pour les tenir au chaud. Et elle en vit d’autres avancer sur la terre ferme, chassés par les rafales, les plumes ébouriffées, tandis qu’un tambour cosmique battait la cadence dans le ciel et que d’invisibles démons bondissaient silencieusement de pic en pic. Le film s’achevait sur le lever du soleil : après une nuit de six mois, l’aube ensanglantait les glaciers, l’océan gelé se fracturait, de gigantesques banquises se heurtaient et se fracassaient.

Après la séance, la plus grande partie de la clientèle se retrouva au bar. Lona et Burris se couchèrent. Ils ne firent pas l’amour. La jeune fille devinait la tempête qui grondait en Minner et elle savait que l’orage éclaterait avant le matin.

Ils étaient allongés dans l’obscurité. Il avait fallu opacifier la fenêtre pour se protéger de l’inlassable flamboiement du soleil. Lona tournait le dos à Burris. Leurs flancs se touchaient. Sa respiration était lente. Finalement elle s’assoupit et s’enlisa dans un sommeil précaire. Au bout d’un moment, ses propres fantômes vinrent la hanter et, quand elle se réveilla, couverte de sueur, ce fut pour se retrouver nue dans une chambre inconnue à côté d’un étranger. Son cœur battait à tout rompre. Elle appuya ses mains sur ses seins et se rappela, enfin, où elle était.

Burris s’agitait et grognait.

La bourrasque martelait les murs. C’était l’été, se rappela Lona – et elle sentit un frisson glacé s’insinuer jusqu’à sa moelle. Au loin, quelqu’un éclata de rire.

Mais elle resta auprès de Burris et n’essaya pas de se rendormir. Ses yeux, qui s’étaient habitués à l’obscurité, scrutaient le visage de l’astronaute. La bouche de Minner qui s’ouvrait et se refermait en coulissant était expressive à sa manière. Ses yeux bougeaient de la même façon mais, maintenant, alors que ses paupières béaient, il ne voyait rien. Il est à nouveau sur Manipool, se dit-elle. Ils viennent d’atterrir, lui et… les autres qui ont des noms italiens. Bientôt, les Choses viendront le chercher.

Elle s’efforça d’imaginer Manipool. Un sol rougeâtre et calciné, des plantes noueuses et épineuses. À quoi ressemblaient les villes ? Existait-il des routes, des voitures, des téléviseurs ? Minner ne le lui avait jamais dit. Tout ce qu’elle savait, c’est que c’était un monde desséché, un monde ancien, un monde où les chirurgiens avaient une grande habileté.

Burris hurla.

Un cri étranglé, haché, naissant au plus profond de la gorge et qui gagnait en volume, en intensité. Lona se retourna et se colla étroitement contre lui. Était-ce la transpiration qui rendait gluante la peau de Minner ? Non. Impossible ! Ce devait être sa sueur à elle. Il brassait l’air, lançait des ruades. Le dessus de lit s’envola. Lona sentait les muscles de l’astronaute saillir et se bander sous son épiderme lisse. Il pourrait me couper en deux d’un seul geste, songea-t-elle.

— Tout va bien, Minner. Je suis là. Je suis là. Tout va bien.

— Les couteaux… Prolisse… Seigneur, les couteaux !

Minner !

Elle se cramponnait farouchement à lui. Maintenant, le bras gauche de Burris pendait mollement, l’articulation en porte à faux. Il se calmait. Sa respiration était rauque. On aurait dit un martèlement de sabots. Lona alluma.

La figure de Burris était à nouveau marbrée de plaques rouges. À trois ou quatre reprises, il cligna des yeux de cette manière horrible et porta la main à ses lèvres. Lona relâcha son étreinte et s’assit. Elle tremblait un peu. L’explosion de cette nuit avait été plus violente que la veille.

Tu veux un verre d’eau ?

Il fit oui de la tête. Il agrippait le matelas avec une telle force que la jeune fille crut qu’il allait le déchirer.

Il but avec avidité.

— Ça a été tellement épouvantable ? Ils te faisaient mal ?

— Je rêvais que je les voyais en train d’opérer. D’abord Prolisse. Il mourut. Ensuite, ils se mettaient à taillader Malcondotto. Il mourut. Et après…

— Cela a été ton tour ?

— Non, répondit-il d’une voix où perçait l’étonnement. Non. Ils ont placé Élise sur la table et ils l’ont ouverte, juste entre les… seins. Ils ont détaché en partie sa poitrine. Je voyais ses côtes, son cœur. Et ils ont fouillé à l’intérieur.

— Pauvre Minner !

Il fallait qu’elle l’interrompe avant qu’il ne vomisse tout sur elle. Pourquoi avait-il rêvé d’Élise ? Était-ce un bon signe qu’il l’ait vue mutilée ? Aurait-ce été mieux si c’était de moi qu’il avait rêvé ? S’il m’avait vue transformée en une créature semblable à lui ?

Elle s’empara de la main de l’homme et la posa sur son corps tiède. Elle ne voyait pas d’autre méthode pour l’apaiser. Il réagit : il se souleva et s’abattit sur elle. Leurs soubresauts étaient à la fois frénétiques et harmonieux.

Après, il parut s’endormir. Lona, énervée, s’écarta de lui et attendit de sombrer à nouveau dans le sommeil. Un sommeil gâché par de mauvais rêves. Un astronaute de retour de l’espace avait ramené une bête malfaisante, une sorte de vampire grassouillet qui se fixait à son corps, qui lui pompait sa substance vitale, qui l’épuisait. C’était un rêve atroce, mais pas suffisamment atroce pour la réveiller. Finalement, son sommeil se fit plus profond.

Au réveil, elle avait les yeux cernés, les traits tirés et les joues creuses. Burris, quant à lui, ne montrait aucune trace de sa nuit agitée. Sa peau était incapable de réagir aux effets cataboliques immédiats. Il avait l’air presque gai en s’habillant.

— Alors, on va les voir, ces pingouins ? demanda-t-il à Lona.

Avait-il oublié sa dépression de la veille et ses terreurs nocturnes ? Ou cherchait-il seulement à tirer le rideau sur elles ? Jusqu’à quel point est-il humain, au fond ? s’interrogeait Lona.

— Oui, répondit-elle sur un ton froid. On va passer une merveilleuse journée, Minner. J’ai hâte de les voir.

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