Dona nobis pacem

La marée l’avait fait échouer aux Tours Martlet. Elle vivait dans une seule pièce, sortait rarement, se changeait tout aussi rarement, ne parlait à personne. Maintenant, elle savait la vérité et la vérité l’avait emprisonnée.

Ce fut là qu’il la retrouva.

— Qui est-ce ?

Elle était semblable à un oiseau prêt à s’enfuir.

— Minner.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Laisse-moi entrer, Lona, je t’en prie.

— Comment m’as-tu retrouvée ici ?

— Un peu de flair et quelques graissages de pattes. Ouvre, ouvre-moi, Lona.

Elle lui ouvrit. Cela faisait plusieurs semaines qu’elle ne l’avait pas vu, mais il n’avait pas changé. Il entra. Sans sourire de son pseudo-sourire. Il ne la toucha pas, ne l’embrassa pas. Il faisait sombre. Lona se prépara à allumer mais Burris l’arrêta d’un geste vif.

— Cette pièce est tellement minable… je suis désolée.

— Je la trouve très bien. Elle ressemble exactement à celle où j’ai vécu. Mais c’était à deux blocs d’ici.

— Quand es-tu revenu, Minner ?

— Cela fait quelques semaines. J’ai fait des pieds et des mains pour te retrouver.

— Tu as vu Chalk ?

Il opina.

— Je n’ai pas obtenu grand-chose de lui.

— Moi non plus – Lona s’approcha du distributeur alimentaire. – Tu veux boire quelque chose ?

— Non, merci.

Il s’assit. La façon compliquée dont il se lovait dans le fauteuil, la prudence avec laquelle il pliait et dépliait ses articulations surnuméraires avaient quelque chose de merveilleusement réconfortant. Le cœur de Lona se mit à battre plus vite.

— Élise est morte, reprit Burris. Elle s’est tuée sur Titan.

Lona ne fit pas de commentaires.

— Je ne lui avais pas demandé de venir. Elle ne tournait pas rond du tout. Maintenant, elle repose en paix.

— Elle réussit mieux ses suicides que moi.

— Tu n’as pas…

— Non, je n’ai pas recommencé. Je mène une existence feutrée, Minner. Veux-tu que je te dise la vérité ? Je t’attendais.

— Tu n’avais qu’à me faire transmettre ton adresse !

— Ce n’était pas si simple. Il fallait que j’évite la publicité. Mais je suis heureuse que tu sois là. J’ai tellement de choses à te raconter !

— Par exemple ?

— Chalk ne me fera pas restituer mes enfants. Je me suis informée. Il ne le pourrait pas, même s’il le voulait – et il ne le veut pas. C’était simplement un mensonge commode pour m’obliger à faire ce qu’il voulait.

Les paupières de Burris clignèrent.

— Me tenir compagnie ? C’est ce que tu entends par là ?

— Exactement. Je ne te cacherai plus rien, zombi. D’ailleurs, tu es déjà au courant – plus ou moins. Si je devenais ta maîtresse, on me rendrait mes enfants. C’était le contrat. J’ai tenu ma promesse, mais Chalk n’a pas tenu la sienne.

— Je savais que tu avais été achetée, Lona. Moi aussi, il m’a acheté. Il m’a offert une récompense pour que je ressorte au grand jour et que j’aie une aventure interplanétaire avec une certaine fille.

— En échange, tu aurais eu un nouveau corps ?

— Oui.

— Tu ne l’auras pas plus que moi j’aurai les bébés, fit Lona sur un ton catégorique. Est-ce que je détruis tes illusions ? Chalk t’a trompé tout comme il m’a trompée.

— Je m’en suis rendu compte à mon retour. Le projet de transfert corporel ne sera pas réalisable avant vingt ans au moins. Il m’avait dit cinq ans. Peut-être qu’on n’arrivera jamais à résoudre quelques-uns des problèmes que pose l’opération. Il est possible de greffer un cerveau dans un autre corps et de le maintenir en vie mais… comment dire ? l’âme n’est plus là. Le résultat, c’est un zombie. Chalk le savait quand il m’a proposé le marché.

— Il a eu l’idylle qu’il voulait et nous, nous n’avons rien reçu.

Lona se leva et se mit à tourner en rond dans la pièce. Quand elle arriva devant le petit cactus en pot dont elle avait un jour fait cadeau à Burris, elle en caressa distraitement les lobes épineux du bout du doigt. Ce fut seulement alors que Burris s’aperçut de la présence de la plante grasse et il parut content de la voir.

— Sais-tu pourquoi il nous a mis en contact, toi et moi, Minner ?

— Parce que c’était une publicité qui lui rapporterait gros. Jeter son dévolu sur deux êtres détruits, les convaincre astucieusement de ressusciter en partie, faire tout un battage là-dessus et…

— Non. Chalk est assez riche comme cela. Il se moque éperdument du profit matériel.

— Et alors, quel était son but ?

— Un simple d’esprit m’a expliqué la vérité. Un dénommé Melangio. C’est un calculateur prodige. Peut-être que tu l’as vu à la vidéo. Chalk l’utilise dans certains spectacles.

— Non.

— J’ai fait sa connaissance chez Chalk. Il arrive parfois que la vérité sorte de la bouche d’un idiot. Il m’a dit que Chalk se repaît d’émotions. La peur, la douleur, la jalousie, le chagrin sont ses aliments. Il crée des situations qu’il exploite ensuite. Par exemple, mettre en contact deux personnes tellement démolies que le bonheur leur est à jamais interdit et les regarder souffrir. Se nourrir de leurs souffrances. Les vider.

Burris jeta un regard étonné à Lona.

— Même à distance ? Il pouvait nous pomper comme ça quand nous étions à Luna Tivoli ? Ou sur Titan ?

— Après chacune de nos querelles, nous étions épuisés, exténués. Comme saignés à blanc. Comme si nous avions vieilli de plusieurs siècles.

— C’est vrai !

— Eh bien, c’est parce que Chalk s’engraissait sur notre dos. Il savait que nous nous haïssions et c’était cela qu’il cherchait. Les vampires qui se nourrissent d’émotions, cela existe-t-il ?

— Ainsi, toutes ses promesses étaient fausses, murmura Minner. Nous étions des marionnettes. À condition que ce que tu dis soit vrai.

— Je sais que c’est vrai.

— Mais c’est d’un idiot que tu tiens cela.

— Un idiot très sage, Minner. Réfléchis. Rappelle-toi tout ce que Chalk t’a dit, et tout ce qui est arrivé. Pourquoi Élise attendait-elle toujours dans la coulisse, prête à fondre sur toi ? Ne crois-tu pas que c’était délibéré, que cela faisait partie de toute une campagne dont le but était de me rendre furieuse ? Nous étions liés tous les deux par notre singularité… par notre haine. Et Chalk buvait du petit-lait.

Burris resta un long moment à la regarder, impassible. Soudain, sans un mot, il ouvrit la porte, sortit dans le couloir et se rua sur quelque chose. Lona ne comprit ce qui se passait que quand il réapparut avec Aoudad qui se débattait et gigotait comme un diable dans un bénitier.

— J’étais sûr que vous n’étiez pas bien loin, dit Burris. Donnez-vous donc la peine d’entrer. Nous aimerions avoir une petite conversation avec vous.

— Ne lui fais pas de mal, Minner, l’adjura Lona. Il n’est qu’un instrument.

— Il va pouvoir répondre à quelques questions. Pas vrai, Bart ?

Aoudad s’humecta les lèvres. Son regard méfiant allait de Burris à Lona.

Le coup que lui porta Burris fut si fulgurant que ni la jeune femme ni Aoudad ne le virent venir. Mais la tête de ce dernier partit en arrière et il percuta lourdement le mur. Burris ne lui laissa pas l’occasion de se défendre. Sous la grêle de coups qui s’abattaient sur lui, Aoudad, hagard, se cramponnait à la muraille. Enfin, il s’écroula, les yeux encore ouverts mais la figure en sang.

— Maintenant, vous allez nous causer de Duncan Chalk, dit Burris.

Aoudad dormait paisiblement quand ils sortirent. Sa voiture attendait en bas. Burris s’installa aux commandes et démarra en direction du siège social de Chalk.

— Nous avons commis une erreur en essayant, toi et moi, de redevenir ce que nous étions avant, dit-il à Lona. Nous sommes notre essence. Je suis l’astronaute mutilé et tu es la fille aux cent bébés. Nous avons eu tort de chercher à échapper à notre condition.

— Même si l’évasion avait été possible.

— Même si elle était possible. Ils arriveront peut-être à me donner un autre corps un jour ou l’autre, je ne dis pas non. Mais à quoi cela m’avancera-t-il ? Je perdrai ce que j’ai actuellement sans rien recevoir d’autre en échange. Je me perdrai moi-même. Peut-être te feront-ils cadeau de deux bébés. Mais les quatre-vingt-dix-huit autres ? Ce qui est fait est fait. Ton essence t’a absorbée et la mienne me mine. Est-ce que tout cela est trop nébuleux pour toi ?

— Si je comprends bien, tu veux dire que nous devons nous accepter franchement tels que nous sommes ?

— Exactement. Ne plus fuir, ne plus se casser la tête, ne plus haïr.

— Mais les autres… les normaux…

— C’est un duel entre eux et nous. Ils veulent nous posséder. Ils veulent faire de nous des phénomènes de foire. Il faut se battre, Lona !

La voiture s’arrêta devant le bâtiment bas à la façade aveugle. Ils entrèrent.

Mais oui, bien sûr, M. Chalk les recevrait. S’ils voulaient bien attendre quelques instants dans la salle…

Ils attendirent. Assis côte à côte. Évitant de se regarder. Lona tenait dans ses mains le cactus en pot. C’était la seule chose qu’elle avait prise en quittant sa chambre. Ils étaient contents de pouvoir se reposer.

— Utiliser notre angoisse comme un projectile… c’est notre seule arme, murmura Burris. Il n’y a pas d’autre moyen.

Leontes d’Amore surgit.

— M. Chalk est disposé à vous recevoir, annonça-t-il.

Et ce fut l’ascension des barreaux de cristal. La montée vers le trône surélevé sur lequel était vautré l’obèse.

— Lona ? Burris ? À nouveau ensemble ?

Chalk éclata d’un rire tonitruant en se tapant sur le ventre. Puis ses mains se crispèrent sur les piliers de ses cuisses.

— Vous êtes-vous bien repus avec nous, Chalk ? demanda Burris.

L’hilarité de Chalk s’interrompit instantanément. Il se redressa, tendu, aux aguets. On aurait presque dit qu’il était svelte, qu’il s’apprêtait à prendre la poudre d’escampette.

— Il commence à se faire tard, enchaîna Lona. Nous vous avons apporté votre dîner, Duncan.

Ils étaient face à lui. Burris enlaça la taille fine de sa compagne. Les lèvres de Chalk remuèrent, mais aucun son ne sortit de sa bouche et sa main s’immobilisa avant d’avoir atteint la commande du signal d’alarme du bureau. Il contemplait ses doigts boudinés largement écartés.

— Voici un petit présent avec tous nos compliments et toute notre affection, dit Burris.

Leurs émotions conjuguées déferlèrent comme une scintillante lame de fonds.

Chalk était incapable de résister à la puissance de ce torrent. Il oscillait de gauche à droite, ballotté par ce courant déchaîné. Les commissures de ses lèvres frémissaient. Un filament de salive dégoulinait sur son menton. À trois reprises, sa tête fut brutalement projetée en arrière. Il croisait et décroisait les bras comme un robot.

Burris serrait Lona contre lui avec tant d’énergie qu’il lui écrasait les côtes.

Des flammes crépitantes se mirent-elles à danser sur le bureau de Chalk ? Des rivières d’électrons, soudain visibles, fusaient-elles devant lui en luminescences verdâtres ? Sous l’assaut de la haine du couple, Chalk, incapable de faire un mouvement, se tordait sur lui-même. Il absorbait ce déchaînement d’émotions, mais sans pouvoir le digérer. Il était encore plus bouffi qu’à l’accoutumée. Ses yeux luisaient de sueur.

Pas un mot ne fut échangé.

Engloutis-moi, baleine blanche ! Brasse l’eau de ta puissante queue et sombre.

Rétro me, Satanas.

Viens, Faust, allume le brasier.

Voici de bonnes nouvelles du grand Lucifer.

Brusquement, Chalk virevolta sur son fauteuil. Sortant de son état de paralysie, il se mit à frapper à grands coups son bureau de ses bras adipeux. Il baignait dans le sang de l’Albatros. Il frissonnait, tressaillait, frissonnait encore. Le cri qu’il poussa ne fut qu’un faible et débile soupir sortant d’une bouche béante. Tantôt il devenait rigide et tantôt il vibrait comme une corde au rythme de sa destruction…

Il s’affaissa.

Ses yeux roulaient dans leurs orbites. Ses lèvres étaient molles. Ses lourdes épaules se tassaient. Ses bajoues pendaient, flasques.

Consummatum est. Les comptes sont apurés.

Ceux qui avaient utilisé leur psychisme comme une arme et celui qui en avait subi l’impact étaient tous les trois immobiles. Le dernier ne bougerait jamais plus.

Burris fut le premier à se remettre. Le simple fait de respirer lui était un effort. Faire remuer ses lèvres, sa langue était un travail de Titan. Il se retourna. Ses membres revenaient à la vie. Il posa la main sur l’épaule de Lona, pétrifiée, pâle comme une morte. Mais dès qu’il la toucha, la vitalité de la jeune fille reprit le dessus.

— Il vaut mieux ne pas nous attarder, dit-elle à mi-voix.

Ils sortirent à pas lents. Comme deux vieillards. Mais la jeunesse leur revenait à mesure qu’ils descendaient les échelons de cristal. Ils recouvraient leur dynamisme. Ils ne retrouveraient pas intégralement leurs forces avant plusieurs jours, mais en tout cas, aucune goule ne leur sucerait plus le sang.

Personne ne les intercepta à l’extérieur.

La nuit était tombée. L’hiver avait fui et la ville était enfouie sous la brume grise de cette soirée de printemps. Les étoiles étaient presque invisibles. L’air était encore frais, mais ni l’un ni l’autre ne frissonnaient.

— Ce monde n’est pas fait pour nous, dit Burris.

— Il nous dévorerait comme il a déjà essayé de le faire.

— Nous avons vaincu Chalk mais nous ne pouvons pas vaincre un monde tout entier.

— Où irons-nous ?

Burris leva les yeux vers le ciel.

— Viens avec moi sur Manipool. Histoire de rendre une visite de politesse aux démons.

— Parles-tu sérieusement ?

— Oui. Viendras-tu avec moi ?

— Oui.

Ils se dirigèrent vers la voiture.

— Comment te sens-tu, Lona ?

— Très fatiguée. Si lasse que je peux à peine marcher. Mais je me sens vivante. Plus vivante à chaque pas. C’est la première fois que je me sens vraiment vivante, Minner.

— Moi aussi.

— Ton corps… te fait-il souffrir ?

— Je l’aime.

— Malgré la douleur ?

— À cause d’elle. C’est la preuve que je suis vivant. Que j’éprouve des sensations.

Il se tourna vers elle et lui prit le cactus des mains. Les nuages, au même moment, se déchirèrent et ses épines accrochèrent le reflet des étoiles.

— Être vivant… éprouver des sensations, même douloureuses… c’est d’une importance capitale, Lona !

Il arracha un fragment de la plante grasse et l’appliqua sur la paume de Lona. Les épines s’enfoncèrent profondément dans la chair et la jeune fille tressaillit fugitivement. De minuscules gouttes de sang perlèrent. Elle détacha à son tour un morceau de cactus et soumit Burris au même traitement. Non sans difficulté, parce que la peau de Minner était coriace, mais finalement, les épines eurent raison de sa résistance. Quand le sang jaillit, Minner sourit. Il porta la main ensanglantée de Lona à ses lèvres. Elle fit de même avec la sienne.

— Nous saignons, murmura-t-elle. Nous avons des sensations. Nous vivons.

— La douleur est instructive, dit Burris.

Ils pressèrent le pas.

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