La foire aux jouets

Quand on était entre les mains de Duncan Chalk, ça bougeait un peu. Son personnel était allé les chercher à la clinique pour les conduire au spatiodrome privé du grand patron. Ensuite, ils avaient fait le tour du monde. Maintenant, on les avait amenés à l’hôtel. C’était l’hôtel le plus sensationnel qu’eût jamais connu l’hémisphère occidental. Ce qui fascinait Lona et tracassait obscurément Burris.

Au moment où il entrait dans le hall, il trébucha et tomba.

Ce n’était pas la première fois, mais cela ne lui était encore jamais arrivé en public. Il y avait des moments où ses jambes échappaient à son contrôle. Ses nouveaux genoux, évidemment conçus pour éliminer le frottement, lâchaient aux moments les plus imprévisibles. Ce qui venait de se produire. Brusquement, il avait eu l’impression que sa jambe gauche se désagrégeait tandis que le tapis bouton-d’or montait lentement à sa rencontre.

Vigilants, des chasseurs robots se précipitèrent à la rescousse. Aoudad, dont les réflexes étaient un peu moins bons, s’élança avec un temps de retard mais Lona, qui était le plus près de lui, ploya les genoux et glissa une épaule sous la poitrine de l’astronaute afin de l’aider à recouvrer l’équilibre.

— Ça va ? murmura-t-elle dans un souffle.

— À peu près.

Burris balança sa jambe d’avant en arrière pour remettre sa rotule en place. Des ondes de douleur lui lancinaient la hanche.

— Vous êtes forte. Vous m’avez bien aidé.

— Ça s’est passé si vite… Je ne me suis même pas rendu compte de ce que je faisais. J’ai bondi, voilà tout.

— Pourtant, je suis lourd.

Aoudad lâcha le bras de Burris.

— Êtes-vous en état de marcher ? Qu’est-il arrivé ?

— L’espace d’un instant, j’ai oublié comment fonctionnaient mes jambes.

La douleur lui donnait le vertige. Il se domina et, prenant la main de Lona, il avança en direction des gravitrons. Nikolaides se chargea des formalités administratives. Ils resteraient là deux jours. Aoudad rejoignit Burris et Lona dans l’élévateur.

— Quatre-vingt-deuxième, dit-il, la bouche devant le micro.

— On a une grande chambre ? s’enquit Lona.

— Vous avez une suite. C’est-à-dire des tas de pièces.

Il y en avait sept. Des chambres à coucher, comme s’il en pleuvait, une cuisine, un salon et une vaste salle de conférence pour la presse. À la demande de Burris, on attribua au couple des chambres communicantes. Jusqu’à présent, il n’y avait pas encore eu le moindre contact physique entre l’astronaute et la jeune fille. Minner savait que plus il attendrait, plus cela serait difficile. Néanmoins, il s’en tenait à cette ligne de conduite. Il était incapable de juger de la profondeur des sentiments de Lona et cela le faisait sérieusement douter des siens.

Chalk n’avait pas lésiné sur la dépense. L’appartement, orné de tapisseries d’outre-monde qui palpitaient et étincelaient à la lumière, était somptueux. Les bibelots en verre filé disposés sur la table chantaient de douces mélodies quand on les réchauffait dans le creux de la main. Le lit de Burris aurait pu donner asile à un régiment au grand complet. Celui de Lona était rond et pivotait sur lui-même quand on appuyait sur un bouton. Il y avait des miroirs au plafond. Une commande les découpaient en facettes. Une autre permettait de fragmenter l’image. Une troisième donnait un reflet plus grand et mieux défini que nature. On pouvait aussi les rendre opaques. Burris ne doutait pas un seul instant que les chambres avaient encore bien d’autres tours dans leur sac.

— Ce soir, dîner au salon galactique, annonça Aoudad. Il y aura une conférence de presse demain matin à 11 heures. Vous avez rendez-vous avec Chalk dans l’après-midi et, après-demain dans la matinée, vous vous envolerez en direction du pôle Sud.

— C’est admirable.

Burris s’assit.

— Voulez-vous que je fasse venir un médecin qui examinera votre jambe ?

— Ce n’est pas la peine.

— Alors, je vais vous laisser. Je reviendrai dans une heure et demie pour vous escorter jusqu’à la salle à manger. Vous trouverez des vêtements dans les placards.

Et Aoudad s’éclipsa.

Les yeux de Lona brillaient. C’était une incursion au royaume des fées. Même Burris, que le luxe n’impressionnait pas aussi facilement, était sensible aux commodités qui leur étaient offertes. Il sourit à Lona, qui s’empourpra encore davantage et lui lança un clin d’œil.

— On va encore regarder, proposa-t-elle.

Ils firent le tour du propriétaire. La chambre de la jeune fille, la sienne, la cuisine. Quand elle caressa le programmateur culinaire, Burris dit :

— On pourrait dîner dans l’appartement. On aurait tout ce qu’on voudrait.

— Non, je préfère sortir.

— Comme vous voudrez.

Il n’avait besoin ni de se raser ni même de se laver – c’était un des petits avantages de son nouvel épiderme. Mais Lona participait davantage de la condition humaine. Quand il la laissa, elle contemplait d’un air captivé le vibratron de sa salle de bains dont le pupitre de commande était presque aussi complexe que le tableau de bord d’un astronef. Qu’elle fasse joujou si elle en avait envie !

Il examina sa garde-robe. Ce n’était pas possible ! On le prenait pour une vedette de tridirama ! Sur une étagère s’alignaient une vingtaine d’atomiseurs sur chacun desquels figurait l’image du vêtement correspondant : une jaquette verte et une tunique passementée de violet, une longue robe autolumineuse, un ensemble tapageur polychrome garni d’épaulettes et de nervures costales. Burris préférait des modèles plus simples et des matériaux plus conventionnels – le lin, le coton, les tissus d’antan. Mais ses goûts personnels n’avaient pas à entrer en ligne de compte. Si cela n’avait tenu qu’à lui, il serait encore calfeutré dans sa chambre des Tours Martlet à la peinture écaillée, en train de discuter avec son propre fantôme. Mais maintenant, il était une marionnette volontaire dont Chalk tirait les ficelles, et il était obligé de danser à la commande. Puisqu’il était au Purgatoire ! Il choisit le costume nervuré à épaulettes.

Mais l’aérosol fonctionnerait-il ? La porosité de sa peau, ainsi que quelques autres de ses propriétés physiques, étaient inhabituelles. Peut-être rejetterait-elle l’enduit ? À moins – c’était un cauchemar à l’état de veille – qu’elle ne dissociât patiemment les liaisons moléculaires, de sorte que, au beau milieu du salon galactique, l’accoutrement se désagrégerait en un clin d’œil, révélant non seulement sa nudité, mais aussi toute son effrayante étrangeté aux regards. Eh bien, il prendrait ce risque. Que les autres regardent ! Qu’ils voient tout ! Une vision lui traversa fugitivement l’esprit – celle d’Élise Prolisse actionnant le mécanisme caché qui, oblitérant son noir fourreau en une fraction de seconde, avait brutalement dévoilé les neigeuses tentations de son corps. On ne pouvait pas se fier à ces vêtements. Tant pis ! Burris se dévêtit, introduisit la bombe dans l’éjecteur, se plaça sous celui-ci et le vêtement se moula étroitement à son corps.

L’application prit moins de cinq minutes et, quand il s’examina dans le miroir, Burris trouva que cette tenue d’apparat ne lui allait pas si mal que ça. Lona serait fière de lui.

Il l’attendit.

Pas loin d’une heure. Aucun bruit ne parvenait de la chambre de la jeune fille. Elle devait sûrement être prête ! Il l’appela. Rien ne répondit.

La panique s’empara de lui. Cette fille avait des tendances suicidaires. Le chic et l’élégance de l’hôtel avaient pu être la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. L’appartement était à trois cents mètres d’altitude. Cette fois, elle ne se raterait pas ! Je n’aurais jamais dû la laisser seule, se morigéna férocement Burris.

Lona !

Il se précipita dans la seconde chambre et le soulagement le paralysa. Lona était dans la cabine de toilette. Nue, lui tournant le dos. Des épaules étroites, des hanches plus étroites encore de sorte que l’on ne se rendait pas compte de sa taille de guêpe. Une épine dorsale semblable à un chapelet de taupinières escarpées, cerné d’ombre. Des fesses de garçonnet.

Minner s’en voulut de son intrusion.

— Je ne vous entendais pas, s’excusa-t-il. Alors, je me suis inquiété et, comme vous ne m’avez pas répondu…

Elle lui fit face et Burris comprit instantanément que ce n’était pas ce viol de son intimité qui la contrariait. Ses yeux étaient rouges et ses joues barbouillées de larmes. Par une réaction de pudeur effarouchée, elle dissimulait sa poitrine menue derrière un bras maigrichon, mais ce geste purement symbolique et automatique ne cachait rien. Ses lèvres tremblaient. Burris éprouva le choc électrique de ce corps féminin sous sa peau et se demanda pourquoi une aussi chiche nudité lui faisait un tel effet. Pour la bonne raison que le rempart qui le protégeait était maintenant pulvérisé.

— Oh, Minner ! Je n’ai pas osé vous appeler. Il y a une demi-heure que j’attends.

— Que se passe-t-il ?

— Je n’ai rien à me mettre sur le dos.

Burris s’approcha. Lona s’écarta du placard et laissa retomber son bras. Cinquante, cent bombes aérosols s’alignaient sur les rayons.

— Et ça ?

— Je ne peux pas m’habiller ainsi !

Il prit une bombe. À en juger par l’étiquette, c’était une parure de nuit et de brume, élégante, chaste, superbe.

— Pourquoi donc ?

— Je veux quelque chose de simple mais il n’y a rien de simple, ici.

— De simple ? Pour dîner au salon galactique ?

— Minner, j’ai peur.

C’était vrai : elle avait peur. Il n’y avait qu’à voir sa peau nue : elle avait la chair de poule.

— Il y a des moments où vous vous conduisez vraiment comme une gamine ! lança-t-il sur un ton hargneux.

Ces mots agirent comme un jet d’acide. Lona eut un mouvement de recul et les nouvelles larmes jaillirent à nouveau de ses yeux. Elle avait l’air encore plus nue dans le silence retombé. La cruauté de la phrase s’appesantissait comme un limon qui se dépose.

— Si je suis une gamine, pourquoi faut-il que j’aille au salon galactique ? demanda-t-elle d’une voix enrouée.

Que faire ? La prendre dans tes bras ? La consoler ? Burris nageait dans l’incertitude.

— Ne dites pas de bêtises, Lona, riposta-t-il en contrôlant son intonation pour qu’elle fût à mi-chemin de la réprimande paternelle et d’une feinte sollicitude. Vous êtes quelqu’un d’important. Ce soir, le monde entier vous verra, verra combien vous êtes belle et comme vous avez de la chance. Mettez quelque chose qui aurait plu à Cléopâtre et dites-vous que vous êtes Cléopâtre.

— Est-ce que je lui ressemble ?

Il la toisa de la tête aux pieds – et devina que c’était précisément ce qu’elle voulait qu’il fasse. Et force lui était de reconnaître que l’académie de Lona était rien moins que sensuelle. Peut-être qu’elle cherchait à l’amener à faire ce constat. Et pourtant, en un sens, elle ne manquait pas d’une certaine séduction. Pour ne pas dire de féminité. Elle se tenait à mi-chemin de la fillette espiègle et de la femme lubrique.

— Prenez n’importe lequel de ces vêtements et ne vous cassez pas la tête. Regardez-moi avec ce costume dément ! Je le trouve follement drôle. Il faut qu’on fasse la paire. Dépêchez-vous !

— C’est encore un problème. Il y en a tant ! Je suis incapable de faire un choix !

Là, elle marquait un point. Burris passa en revue le contenu du placard. C’était consternant. Cléopâtre elle-même en aurait eu le vertige. Pas étonnant que la pauvre mominette ne sût pas où donner de la tête. Perplexe, il fouilla parmi les bombes dans l’espoir de tomber sur quelque chose qui irait à Lona comme un gant mais ces accoutrements n’avaient pas été conçus pour de pauvres mominettes et tant qu’il continuerait à considérer Lona comme telle, il serait incapable de faire un choix. En définitive, il en revint à la parure qu’il avait prise au hasard, celle qui était élégante et chaste.

— Cela vous ira à ravir.

La jeune fille examina l’étiquette d’un air dubitatif.

— Je me sentirai gênée avec quelque chose d’aussi fantaisiste.

— Nous avons déjà réglé cet aspect de la question. Allez ! Mettez ça.

— Je ne sais pas comment on se sert de l’appareil.

— C’est pourtant d’une simplicité enfantine ! s’exclama-t-il. Et aussitôt il s’en voulut d’employer régulièrement le même ton protecteur. Le mode d’emploi est indiqué. Il suffit d’introduire la bombe dans l’orifice prévu à cet effet…

— Faites-le pour moi, voulez-vous ?

Burris obéit. Lona, pâle et mince silhouette nue, se tenait sous le jet tandis que, telle une brume ténue, le vêtement se matérialisait sur elle. Il commençait à soupçonner qu’elle l’avait manipulé, et non sans habileté. D’un coup d’un seul, ils avaient franchi le formidable obstacle de la nudité et, maintenant, elle se montrait à lui à l’état de nature comme s’ils étaient mari et femme depuis des années. Elle lui avait demandé son avis, elle l’obligeait à la regarder tandis qu’elle virevoltait sous le jet vaporeux qui la parait. Sacré petit démon ! Burris ne pouvait s’empêcher d’admirer la technique de la jeune fille. Les larmes, cette façon de courber les épaules, de jouer les fillettes ! Mais peut-être se méprenait-il et interprétait-il à tort son affolement ? Oui, c’était probable.

— Qu’est-ce que ça donne ? lui demanda-t-elle en sortant de la cabine.

— Vous êtes superbe ! – Il le pensait vraiment. – Regardez-vous donc dans la glace et jugez vous-même.

La joie qui éclatait dans les yeux de Lona équivalait à pas mal de kilowatts. Décidément, il s’était trompé du tout au tout. Elle était moins compliquée qu’il se l’était imaginé. La perspective de se muer en une créature de rêve l’avait réellement terrorisée et, maintenant, le résultat l’enchantait.

Et le résultat était assez sensationnel. La robe tissée par l’aérosol n’était ni tout à fait diaphane ni tout à fait moulante. Elle l’enrobait comme un nuage, voilant ses cuisses maigrelettes, ses épaules tombantes et réussissait à suggérer subtilement une sensualité totalement étrangère à Lona. On ne portait pas de lingerie sous cette projection de sorte que la nudité du corps était à peine masquée. Mais les modélistes étaient des artistes et le drapé flou du vêtement magnifiait celle qui le portait. Et ses couleurs étaient exquises. Grâce à Dieu sait quelle magie moléculaire, les polymères dont la robe était-constituée n’étaient pas limités à une bande bien déterminée du spectre. À chaque mouvement, sa teinte se modifiait, passant du gris rosé de l’aurore à l’azur du ciel d’été, au noir, à l’acier bruni, à la lactescence de la nacre, au mauve.

Le semblant de sophistication de la parure convenait on ne peut mieux à Lona. Elle paraissait plus élancée, plus mûre, plus dynamique, plus sûre d’elle. Elle redressait les épaules, bombait la poitrine. Elle était transfigurée de façon étonnante.

— Elle vous plaît ? demanda-t-elle à mi-voix.

— C’est merveilleux.

— Je me sens toute drôle. C’est la première fois que je porte quelque chose de ce genre. J’ai brusquement l’impression d’être Cendrillon partant pour le bal !

— Et Duncan Chalk est la bonne fée ?

Ils éclatèrent de rire.

— J’espère qu’il se transformera en citrouille à minuit !

Elle alla se planter à nouveau devant la glace.

— Minner, accordez-moi encore cinq minutes et je suis prête !

Burris se replia dans sa chambre. Il ne fallut en définitive pas moins d’un quart d’heure à Lona pour effacer les traces de ses larmes, mais il le lui pardonna : quand elle entra, il eut de la peine à la reconnaître. Son maquillage la métamorphosait littéralement. Ses yeux étaient cernés d’argent, ses lèvres étaient luminescentes, des pendants d’oreilles en or ornaient ses lobes. Elle entra comme une bouffée de brume matinale et annonça d’une voix de gorge :

— Nous pouvons y aller.

Burris était enchanté et amusé tout à la fois. En un sens, c’était une petite fille déguisée en femme. Dans un autre sens, c’était une femme qui venait de découvrir qu’elle n’était plus une petite fille. La chrysalide avait-elle éclaté ? En tout cas, le spectacle que Lona offrait était plein de charme. Elle était assurément ravissante. Elle attirerait certainement plus les regards que lui.

Ils se dirigèrent côte à côte vers le puits de descente.

Avant de sortir, il avait prévenu Aoudad qu’ils arrivaient. Brusquement, la peur s’empara de lui et il dut faire un effort farouche pour se maîtriser. Cela allait être sa première grande confrontation avec le public depuis son retour sur la Terre. Dîner dans le restaurant des restaurants ! Peut-être que son visage insolite rendrait le caviar amer à mille convives. Tous les regards convergeraient sur lui. Mais il considérait cela comme une épreuve indispensable, un test. La présence de Lona lui donnait du courage. C’était un manteau de bravoure qu’il revêtait exactement comme elle avait revêtu ces atours nouveaux pour elle.

Quand ils émergèrent dans le hall, les personnes présentes poussèrent une sorte de halètement fébrile. Soupir de plaisir ? D’effroi ? Le frisson délectable du dégoût ? Impossible de le savoir. Mais une chose était sûre : ils regardaient, ils réagissaient devant le couple étrange qui sortait du puits de descente.

Burris, Lona à son bras, demeurait hautain. Allez-y, gronda-t-il, in petto, regardez-nous ! Le couple du siècle, voilà qui nous sommes. L’astronaute mutilé et la vierge, mère de cent bébés. Le spectacle à ne pas manquer !

Ça, pour regarder, ils regardaient ! Il sentait leurs regards croisés butter sur ses tympans veufs d’oreilles, glisser sur ses paupières à diaphragme, sur sa bouche redessinée. Et il s’étonnait de l’impassibilité avec laquelle il accueillait cette curiosité vulgaire. Ils regardaient également Lona, mais c’était moins satisfaisant parce que les cicatrices de la jeune fille étaient intérieures.

Soudain, il y eut comme un remous à la gauche de Burris et, un instant plus tard, Élise Prolisse surgit de la foule et se rua sur lui en hurlant d’une voix enrouée :

— Minner ! Minner !

Elle paraissait hors d’elle. Son visage étrangement maquillé était une folle, une monstrueuse parodie d’élégance. Des stries bleues lui barraient les joues, des Filets rouges délinéaient ses yeux. Sa robe aérosol, imitant l’étoffe naturelle, un tissu froufroutant, et profondément décolletée, découvrait les globes laiteux de ses seins. Elle lançait en avant ses mains aux ongles étincelants.

— J’ai essayé de venir vous voir, fit-elle sur un ton haché. On m’en a empêchée. Ils…

— Élise…

C’était Aoudad qui, fendant la presse, se précipitait vers elle.

Il recula avec un juron quand elle lui griffa la joue. Après avoir jeté un regard venimeux à Lona, elle tira Burris par le bras.

— Venez avec moi. Maintenant que je vous ai retrouvé, je ne vous lâcherai pas.

Bas les pattes !

C’était Lona qui avait parlé. Chaque syllabe était une lame acérée.

Élise fusilla la jeune femme du regard et Burris, ahuri, eut la conviction que ç’allait être la bagarre. Élise faisait au moins vingt kilos de plus que Lona et elle était d’une énergie indomptable, il avait de bonnes raisons de le savoir. Mais Lona possédait des réserves de force insoupçonnées, elle aussi.

Un scandale dans le hall de l’hôtel ! songea-t-il avec une étrange lucidité. Rien ne nous sera épargné.

— Je l’aime, petite putain ! brailla Élise d’une voix rauque.

Lona ne répondit pas, mais son poignet fulgura et elle abattit sèchement le tranchant de la main sur le bras charnu de sa rivale qui poussa une exclamation étranglée. Élise battit en retraite mais se prépara à jouer de nouveau des griffes. Lona, se plantant solidement sur ses jambes, ploya les genoux, prête à bondir.

Tout cela n’avait duré que quelques secondes. À présent, les spectateurs médusés avançaient vers les combattantes. Sortant enfin de la transe qui le paralysait, Burris, à son tour, passa à l’action pour protéger Lona de la fureur d’Élise. Aoudad s’empara d’un des bras de cette dernière qui essaya de se libérer. L’effort faisait palpiter ses seins nus. Nikolaides arriva à la rescousse. La femme braillait, se débattait, ruait dans tous les sens. Un cercle de chasseurs robots s’était formé autour d’elle. Ils l’entraînèrent.

Lona s’adossa à une colonne d’onyx. Bien qu’elle fût écarlate, son maquillage était intact. Elle paraissait plus surprise qu’effrayée.

— Qui était-ce ? demanda-t-elle.

— Élise Prolisse. La veuve d’un de mes camarades.

— Qu’est-ce qu’elle me voulait ?

— Je n’en sais rien, mentit Burris.

Mais Lona ne se laissait pas duper aussi facilement.

— Elle a dit qu’elle vous aimait.

— Que voulez-vous ? L’épreuve par laquelle elle est passée l’a terriblement secouée.

— Je l’ai vue à la clinique. Elle vous a rendu visite.

— Les flammes verdâtres de la jalousie embrasaient les joues de Lona. – Qu’y a-t-il entre elle et vous ? Pourquoi a-t-elle fait cette scène ?

Aoudad, pressant un mouchoir contre sa joue ensanglantée, intervint :

— On lui a administré un sédatif. Elle ne vous importunera plus. Je suis absolument désolé de cet incident. C’est une hystérique, une folle…

— Remontons à l’appartement, laissa tomber Lona. Je n’ai plus envie d’aller au salon galactique.

— On non ! protesta Aoudad. Pas question d’annuler le dîner. Je vais vous donner un tranquillisant et, en un clin d’œil, vous vous sentirez mieux. Il ne faut surtout pas qu’une incartade aussi stupide vienne gâcher cette merveilleuse soirée.

— Au moins, ne restons pas dans le hall, jeta Burris avec hargne.

Le petit groupe gagna précipitamment un petit salon inondé de lumière et Lona se laissa choir sur un divan. La tension jusque-là refoulée se donnait libre cours et une douleur déchirante lancinait les cuisses, les poignets, la poitrine de Minner. Aoudad sortit de sa poche un assortiment de tranquillisants. Il en prit un et en donna un autre à Lona. Burris refusa le petit cylindre, sachant que le produit n’aurait aucun effet sur lui. Très vite, Lona retrouva son sourire.

Burris savait qu’il n’avait pas été le jouet d’une illusion quand il avait vu cette lueur de jalousie étinceler dans le regard de Lona. Élise était arrivée comme un typhon de chair menaçant d’arracher sur son passage tout ce qui comptait pour la jeune fille, et celle-ci s’était battue comme une tigresse. L’astronaute était à la fois flatté et troublé. Il ne pouvait nier le plaisir qu’il avait éprouvé à être l’objet de cette orageuse explication. Tout homme aurait eu la même réaction. Pourtant, en cette minute de vérité, il avait compris à quel point Lona lui était déjà indissociablement attachée. Lui-même ne se sentait pas engagé aussi profondément. Il aimait bien cette petite, c’était vrai, il avait plaisir à être en sa compagnie, mais il était loin d’être amoureux d’elle. Et il doutait fort d’être capable de l’aimer un jour – ou d’aimer qui que ce soit. Néanmoins, alors même qu’il n’y avait rien eu de physique entre eux, elle avait de toute évidence fabriqué son petit roman d’amour, avec toutes les complications que contenait cette idylle en puissance.

Grâce aux tranquillisants d’Aoudad, Lona récupéra rapidement. Tout le monde se remit debout.

— Voulez-vous passer à la salle à manger ? s’enquit Aoudad, tout épanoui malgré sa blessure.

— Je me sens beaucoup mieux, murmura Lona. Ça a été tellement inattendu que j’en ai été toute remuée.

— Quand vous serez dans le salon galactique depuis cinq minutes, vous n’y penserez plus, lui affirma Burris.

À nouveau, il lui tendit le bras et Aoudad les pilota vers la colonne d’ascension réservée au salon galactique. Tous trois prirent place sur le disque antigravité qui prit instantanément son essor.

Le restaurant, logé au faîte de l’hôtel, contemplait les astres dans sa fierté hautaine comme un observatoire privé. Burris, encore mal remis de l’éclat d’Élise, était angoissé quand ils entrèrent dans le vestibule de ce temple de la gastronomie. En dépit de son calme apparent, il se demandait si la surnaturelle splendeur du salon galactique ne le paniquerait pas. Il y était déjà venu jadis. Mais il avait alors un autre corps. En outre, la nana était morte.

Quand ils quittèrent la plate-forme ascensionnelle, une mer de lumière palpitante les engloutit.

— Et voici le salon galactique, annonça solennellement Aoudad. Votre table vous attend. Je vous souhaite une bonne soirée.

Il s’éclipsa.

Burris adressa un sourire crispé à Lona qui, l’air hypnotisé, paraissait à la fois heureuse et terrorisée. Les portes de cristal s’ouvrirent devant eux et ils entrèrent.

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