Le gardien du Graal

— Voilà un charmant roman d’amour détruit, dit Tom Nikolaides.

Lona ne se départit pas de son sérieux.

— Il n’avait rien de charmant. J’étais bien contente de partir.

— Parce qu’il avait essayé de vous étrangler ?

— Ça a été la goutte d’eau. Il y avait longtemps que tout allait mal. On ne doit pas faire souffrir ainsi pour le plaisir de souffrir soi-même.

Nikolaides la regarda attentivement. Il comprenait – ou faisait semblant.

— C’est absolument vrai. Tout cela est bien regrettable, mais nous savions tous que ça ne pouvait pas durer.

— Chalk aussi ?

— Chalk surtout. Il avait prédit la rupture. Nous recevons une quantité de courrier incroyable. On dirait que le monde entier ressent profondément votre séparation.

Un sourire vide effleura fugitivement les lèvres de Lona qui se leva et se mit à faire les cent pas d’une allure saccadée. Les plaquettes de ses talons sonnaient sur le sol poli.

— Quand Chalk doit-il arriver ? demanda-t-elle à Nikolaides.

— Bientôt. C’est un homme très occupé, mais dès qu’il sera là, on vous conduira auprès de lui.

— Nick, est-ce qu’il me rendra mes bébés ?

— Espérons-le.

Elle lui agrippa férocement le poignet.

— Qu’est-ce que cela veut dire « espérons-le » ? Il me l’a promis !

— D’accord. Seulement, vous avez laissé tomber Burris.

— Vous avez dit vous-même que Chalk l’avait prédit. Notre idylle n’était pas censée durer toute la vie. Maintenant, c’est terminé. J’ai honoré ma part du contrat et il faut que Chalk en fasse autant de son côté.

Elle sentait frémir les muscles de ses cuisses. Il était difficile de tenir debout avec ces souliers fantaisie. Mais ils la faisaient paraître plus grande et la vieillissaient. Et que son moi extérieur corresponde à son nouveau moi intérieur était une chose importante. Ces cinq semaines en compagnie de Burris l’avaient fait vieillir de cinq ans. Ce perpétuel état de tension… ces accrochages… Et, surtout, le terrible épuisement qui succédait à chacune de leurs querelles…

Ce gros bonhomme, elle le regarderait les yeux dans les yeux, et s’il essayait de ne pas tenir sa promesse, il trouverait à qui parler ! Il avait beau être puissant, il ne l’escroquerait pas ! Elle avait servi assez longtemps d’infirmière à ce laissé-pour-compte pour avoir acquis le droit d’élever ses propres enfants. Elle…

J’ai été malhonnête, se morigéna-t-elle brusquement. Je n’aurais pas dû me moquer de lui. Les problèmes qu’il a, il ne les a pas cherchés et j’ai accepté de les partager avec lui.

Nikolaides rompit le silence :

— Maintenant que vous êtes de retour sur Terre, Lona, quels sont vos projets ?

— Avant tout, récupérer mes enfants. Après, je veux disparaître une fois pour toutes de la vie publique. J’ai été à deux reprises sous le feu des projecteurs. La première fois quand on m’a pris les bébés, la seconde quand je suis partie avec Minner. Cela me suffit.

— Où irez-vous ? Quitterez-vous la Terre ?

— Je ne crois pas. Je resterai. Peut-être que j’écrirai un livre. – Elle sourit. – Non, ce ne serait pas une très bonne idée, vous ne trouvez pas ? Il y aurait encore de la publicité. Je veux vivre tranquillement dans l’obscurité. Pourquoi pas en Patagonie ? – Ses yeux se rétrécirent. – Savez-vous où il est ?

— Qui ? Chalk ?

— Non. Minner.

— Toujours sur Titan, à ma connaissance. Aoudad lui tient compagnie.

— Cela fait donc trois semaines qu’ils sont là-bas. J’imagine qu’ils prennent du bon temps.

Un rictus féroce retroussa les lèvres de Lona.

— En ce qui concerne Aoudad, vous pouvez en être sûre. S’il a autant de femmes qu’il veut à sa disposition, il sera heureux comme un poisson dans l’eau n’importe où. Mais, pour ce qui est de Burris, je ne m’avancerais pas. Tout ce que je sais, c’est qu’ils n’ont pas encore pris de dispositions pour rentrer. Vous êtes toujours attachée à lui, n’est-ce pas ?

— NON !

Nikolaides fit mine de se boucher les oreilles.

— Bon… très bien, très bien ! Je vous crois. Simplement, je…

La porte du fond s’invagina et s’ouvrit. Un horrible nabot aux lèvres minces et étirées entra. Lona le reconnut : c’était d’Amore, un des hommes de Chalk.

— Est-ce que Chalk est arrivé ? lui demanda-t-elle aussitôt. Il faut que je lui parle.

Sur la vilaine bouche d’Amore fleurit le plus large sourire qu’elle eût jamais vu.

— Eh bien, vous avez pris de l’assurance en quelque temps, Votre Seigneurie ! Où est passée votre retenue d’antan ? Non, Chalk n’est pas encore arrivé. Je l’attends, moi aussi.

Il entra et Lona s’aperçut alors que quelqu’un le suivait : un homme entre deux âges, très pâle, le regard doux, l’air parfaitement décontracté qui arborait un sourire niais.

— Je vous présente David Melangio, Lona, fit d’Amore. Il a plus d’un tour dans son sac. Si vous lui indiquez votre date de naissance, il vous dira quel jour de la semaine vous êtes venue au monde.

Lona obtempéra.

— C’était un mercredi, répondit instantanément Melangio.

— Quel est son truc ?

— C’est un don. Tenez… donnez-lui une série de chiffres à toute vitesse en articulant distinctement.

Lona lança une dizaine de chiffres. Melangio les répéta dans l’ordre.

— C’est bien ça ? s’enquit d’Amore, tout épanoui.

— Je ne sais pas trop. Je les ai déjà oubliés.

La jeune fille s’approcha du savant idiot qui la contempla sans manifester d’intérêt particulier. Elle le regarda dans les yeux et se rendit compte que Melangio était, lui aussi, un monstre, qu’il n’avait pas d’âme et elle se demanda en frissonnant si on n’était pas en train de lui concocter un nouveau roman d’amour.

— Pourquoi l’avez-vous amené ? s’exclama Nikolaides. Je croyais que Chalk avait renoncé à son option sur Melangio.

— Il a pensé que Mlle Kelvin serait contente d’avoir un entretien avec lui, répondit d’Amore. Il m’a demandé de le lui présenter.

— Que voulez-vous que je lui dise ? demanda Lona.

D’Amore sourit.

— Comment le saurais-je ?

Elle prit à l’écart l’homme aux lèvres en coup de sabre et murmura :

— Il est malade dans sa tête, hein ?

— J’avoue qu’il doit lui manquer une case.

— Si je comprends bien, Chalk à un nouveau projet pour moi ? Est-ce que je suis censée lui tenir la main ?

Elle aurait aussi bien pu poser la question aux murs. D’Amore se contenta de répliquer :

— Dites-lui de s’asseoir et bavardez un peu tous les deux. Chalk n’arrivera sans doute pas avant une bonne heure.

Il y avait une chambre adjacente meublée d’une table flottante et de confortables fauteuils. Lona et Melangio s’y enfermèrent. La porte claqua comme celle d’une prison.

Silence. Échange de regards.

— Interrogez-moi sur toutes les dates que vous voulez, proposa Melangio.

Il se balançait sur un rythme régulier, son sourire toujours plaqué sur les lèvres. Il doit avoir sept ans d’âge mental, se dit Lona.

— Demandez-moi quand est mort George Washington. Ou n’importe quel homme célèbre.

Elle soupira.

— Abraham Lincoln.

— Le 15 avril 1865.

Savez-vous l’âge qu’il aurait s’il était encore vivant ?

Il le lui dit sans prendre le temps de souffler, au jour près. Cela paraissait vraisemblable. Il semblait très content de lui.

— Comment faites-vous ?

— Je ne sais pas. C’est comme ça. J’ai cette faculté depuis toujours. Je me rappelle la météo et les dates. Vous m’enviez ? fit-il en pouffant.

— Pas tellement.

— Il y a des gens qui m’envient. Ils aimeraient apprendre. M. Chalk a voulu me connaître. Vous savez qu’il désire qu’on se marie, vous et moi ?

Lona tressaillit. Elle prit sur elle-même pour ne pas se montrer cruelle.

— Il vous l’a dit ?

— Oh non ! Pas avec des mots. Mais je le sais. Il veut nous coller ensemble. Comme il l’a fait pour vous et l’homme avec cette drôle de tête. Ça lui plaisait, à Chalk. Surtout quand vous aviez des disputes. Une fois, j’étais avec lui. Il est devenu tout rouge et il m’a fait sortir. Il m’a rappelé plus tard. Vous deviez vous bagarrer à ce moment-là.

Lona s’efforçait de comprendre ce que tout cela voulait dire.

— Êtes-vous capable de lire les pensées des gens, David ?

— Non.

— Et Chalk ?

— Lui non plus. Enfin, pas sous forme de paroles. Il lit les sentiments. Je m’en suis bien rendu compte. Et il aime ce qui est triste. Il veut que nous soyons malheureux ensemble parce que ça le rendrait heureux.

Lona, perplexe, se pencha vers Melangio.

— Est-ce que vous aimez les femmes, David ?

— J’aime ma mère. Il y a des moments où j’aime ma sœur. Pourtant, elle m’en a fait voir de rudes quand j’étais jeune.

— Avez-vous jamais souhaité vous marier ?

— Oh non ! Le mariage, c’est pour les grandes personnes.

— Et quel âge avez-vous ?

— Quarante ans, huit mois, trois semaines et deux jours. Je ne sais pas combien d’heures. On ne m’a pas dit à quel moment exact j’étais né.

— Mon pauvre ami !

— Vous avez du chagrin parce qu’on ne m’a pas dit à quelle heure j’étais né ?

— J’ai du chagrin pour vous. Point à la ligne. Mais je ne peux rien faire, David. J’ai épuisé toute ma bonté d’âme. C’est maintenant aux autres de commencer à être gentils avec moi.

— Je suis gentil avec vous.

— Oui, très gentil.

D’un geste impulsif, Lona prit les mains de Melangio dans les siennes. Il avait une peau lisse et fraîche. Mais ni aussi lisse ni aussi fraîche que celle de Burris. Il frissonna à ce contact mais ne repoussa pas l’étreinte. Au bout de quelques instants, elle le lâcha. Elle effleura le mur de ses paumes et la porte s’ouvrit. Elle sortit. Nikolaides et d’Amore étaient là, parlant à voix basse.

— Chalk veut vous voir, Lona, lui annonça le premier. Ça vous a plu, cette entrevue avec David ?

— Il est charmant. Où est Chalk ?

Il était dans sa salle du trône. Lona se mit en devoir de gravir les échelons de cristal. À mesure qu’elle montait, sa timidité revenait à la charge. Maintenant, elle avait appris à affronter les gens, mais, avec Chalk, c’était une autre paire de manches.

L’obèse se balançait dans son gigantesque fauteuil. Son visage de pleine lune se plissa et la jeune fille en déduisit qu’il lui souriait.

— Quel plaisir de vous revoir ! Ce voyage vous a-t-il été agréable ?

— Il a été fort intéressant. Mais c’est de mes bébés que je voudrais vous parler…

— Nous avons tout le temps, Lona, je vous en prie. Avez-vous fait la connaissance de David ?

— Oui.

— Le malheureux ! Il a tellement besoin qu’on l’aide ! Que pensez-vous de son don ?

— Nous avons conclu un marché, vous et moi. Je devais m’occuper de Minner, en échange de quoi vous vous arrangeriez pour que quelques-uns de mes enfants me soient restitués. Je n’ai aucune envie de parler de Melangio.

— Vous avez rompu avec Burris plus tôt que je ne l’avais prévu. Je n’ai pas encore pris toutes les dispositions voulues en ce qui concerne vos enfants.

— Ils me seront rendus ?

— D’ici peu de temps mais pas encore tout de suite. Les négociations sont difficiles, même pour moi. Lona, en attendant, pourriez-vous me rendre un service ? J’aimerais que vous aidiez David comme vous avez aidé Burris. Que vous apportiez un peu de lumière dans son existence. Je serais content que vous soyez ensemble, tous les deux. Quelqu’un d’aussi tendre et d’aussi maternel que vous…

— Vous cherchez à me posséder, n’est-ce pas ? s’écria-t-elle. Vous avez toujours essayé de m’escroquer. Après avoir été aux petits soins pour un zombi, il faudrait que j’en dorlote un autre ! D’abord Burris, ensuite Melangio… Qui sera le suivant ? Non, non et non ! Nous avons fait un marché. Je veux mes bébés. Je veux mes bébés !

Les étouffoirs acoustiques se mirent à bourdonner pour assourdir ses vociférations. Chalk avait l’air étonné. Il semblait à la fois satisfait et irrité par cette explosion de mauvaise humeur. Il avait l’impression que son corps gonflait, se dilatait, qu’il pesait cinq cent mille kilos.

— Vous m’avez carottée, reprit Lona, un ton plus bas. Vous n’avez jamais eu l’intention de me faire rendre mes enfants.

Elle se jeta sur lui, bien décidée à déchirer de ses ongles le visage mafflu de Chalk, mais un filet tissé de minces fils dorés tomba aussitôt du plafond. Lona buta contre lui, rebondit, se précipita à nouveau sur l’amuseur public, mais sans succès. Chalk était hors d’atteinte.

Nikolaides et d’Amore surgirent. Ils lui emprisonnèrent les bras. Elle rua, utilisant ses chaussures aux lourds talons comme armes.

— Elle est surmenée, dit Chalk. Elle a besoin d’un calmant.

Quelque chose d’acéré s’enfonça dans la cuisse de la jeune femme qui s’affaissa et ne bougea plus.

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