III LE GARDIEN DES OS

1

Jon Timu roulait sur Tamaki Drive, la route de bord de mer qui menait à la banlieue chic de Mission Bay, sorte de Santa Monica local. Des criques se succédaient à l’abri des rochers. Depuis le sommet de la colline, la vue sur le golfe d’Auraki était spectaculaire.

Le chef de la police passa les grilles de l’institut spécialisé et gara sa vieille BM dans le parking visiteurs. Problème d’injection. Le garagiste lui avait répété qu’il faudrait songer à la changer — les pièces détachées coûtaient les yeux de la tête — mais le Maori avait chaque fois rétorqué qu’il y penserait. Changer de voiture : autant se mettre au footing…

La démarche traînante, Timu grimpa l’escalier du grand hall. Tête connue, la fille de l’accueil lui renvoya un sourire de circonstance.

— Bonjour, capitaine ! Vous venez voir Mark ? Il est à la piscine !

Timu bougonna un remerciement — à croire qu’il ne serait jamais qu’un flic aux yeux du personnel spécialisé, et pas un père… Il se soulagea la vessie dans les toilettes du rez-de-chaussée, serra les dents en voyant le liquide saumâtre qui sortait de l’urètre, puis suivit les couloirs jusqu’à la piscine couverte.

Une odeur de Javel emplit ses narines. Le sol était glissant. Le maître nageur surveillait le plongeoir d’où les gamins sautaient bruyamment. Mark s’ébattait parmi ses petits camarades qui, comme lui, s’en donnaient à cœur joie. Ils avaient tous un handicap mais dans l’eau ils redevenaient tous égaux, comme par magie.

Josie, fidèle et dévouée à sa tâche, y allait de ses encouragements, revêtue d’un maillot de bain une pièce qui faisait rebondir ses gros seins. L’éducatrice n’était pas belle, avec son nez de singe et sa peau boutonneuse, mais il y avait d’autres façons de l’être. C’est elle qui prendrait le relais, bientôt, de manière définitive… Ravalant ses larmes, Timu s’approcha.

Mark éclaboussait un petit copain quand soudain il vit son père. Branle-bas de combat à la surface de l’eau. Il pataugea, l’imbécile, à s’en noyer le corps, et arriva exténué au niveau du plongeoir où le maître-nageur, croyant à la panique, hésitait à sauter.

Mais Jon s’était déjà précipité ; le malade arrivait, hilare, les yeux rouges de chlore, dans un élan de joie qui donna à son père envie de chialer.

Bon Dieu, il était un homme, oui ou merde ! Le Maori attrapa son fils par les épaules, il pesait lourd le cochon, et le hissa hors de la piscine où tout le monde l’avait déjà oublié, tellement ça rigolait.

— Papa ! s’écria Mark.

Ses yeux bridés riaient comme s’il ouvrait un paquet-cadeau. Timu serra son fils dans ses bras, fort. Tout trempé qu’il était, Mark ne sentit pas les larmes qui dégringolaient sur ses épaules…

2

Au prix d’un bel effort, Osborne s’extirpa de la Honda. Il avait dormi d’un sommeil de plomb sur le sofa d’Amelia, il émergeait à peine et les pilules de codéine lui vrillaient la tête. L’assistante du coroner avait insisté pour qu’ils partagent un petit déjeuner consistant ; le bacon et les beans expédiés, elle le déposait devant l’hôtel Debrett avant de regagner son travail. En attendant, il avançait au radar.

— Ça va aller ?

— Oui, dit-il en se débarrassant de la portière. Encore merci pour le rafistolage…

— Pas de quoi.

Par la vitre ouverte de la Honda, Amelia lui jeta un dernier regard.

— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? dit-elle. Casser la gueule au monde entier ?

— Il n’en vaut pas la peine…

Osborne posa sa main sur celle d’Amelia. Elle était chaude et douce comme sont les mains des femmes.

— À plus tard, dit-il.

Laissant la fille qui lui avait sauvé la vie à son bout de trottoir, il marcha jusqu’à l’hôtel Debrett.

Là, le barman lui adressa un signe de bienvenue depuis les vitres ouvertes, auquel il ne répondit pas. L’esprit encore vaporeux, il grimpa jusqu’à sa chambre d’hôtel et trouva la mallette au pied du lit. Il l’ouvrit, sniffa un peu de cocaïne pour contrebalancer les effets de la codéine, puis but deux grands verres d’eau avant de regagner la rue.

Dehors les humains vivaient comme si de rien n’était. Étrange de se retrouver parmi eux… Osborne contourna le bâtiment, protégeant ses yeux du soleil. La Chevrolet était toujours parquée dans la ruelle voisine. Il jeta le PV le long du caniveau et la mallette sur la banquette.

Ça sentait l’herbe et le tabac froid dans l’habitacle. Il fila vitres ouvertes vers le motorway, des mirages plein la tête…


Onehunga Road, succession de bicoques érigées à la va-vite : d’après la feuille d’embauche du Phénix, Will Tagaloa habitait au numéro 124, en plein South Auckland, le quartier le plus misérable de la ville. Trois frères : Will, Jesse et Steven Tagaloa, qui vivaient toujours chez leur père Mike. Aucun n’était fiché.

Sur le trottoir jonché de papiers gras, des effluves de friture s’éparpillaient dans la moiteur de l’été. Osborne gara la Chevrolet devant le numéro 124 et s’envoya une nouvelle ligne, pour tenir le coup.

Mike Tagaloa travaillait la nuit comme manutentionnaire à l’usine frigorifique d’Endeson. Un vieux Ford break était garé à l’ombre d’un pêcher efflanqué qui faisait office d’arbre fruitier. Osborne sonna deux fois avant qu’une voix mal réveillée ne l’incite à rester sur le perron.

La bedaine dépassant de moitié, tee-shirt Nike et jean délavé, des pognes à casser des pierres, Mike Tagaloa détestait qu’on le réveille pendant la sieste.

— Vous êtes quoi, vous ? Flic ? Si c’est pour que je vous parle des gars, vous pouvez sortir tout de suite ! grogna le Maori, mêlant le geste aux postillons.

Osborne se fit une brève idée de l’ambiance qui régnait dans la maison.

— Je cherche vos fils, dit-il, plus particulièrement Will. Il est où ?

— J’sais pas.

— Ah oui ?

— Je les ai pas vus depuis des semaines, rétorqua Mike.

— Ils n’habitent plus ici ?

— Je vous l’ai dit : pas depuis des semaines !

— C’est pas la peine de me postillonner dans la gueule : ils sont où ?

— J’en sais rien où ils traînent, moi ! Allez de bar en bar, vous finirez peut-être par les trouver…

Excédé, le Maori laissa retomber son double menton sur son tee-shirt crasseux.

— Et Will ? insista Osborne depuis le seuil de la baraque. Il est en congé depuis le week-end dernier. Il n’est pas passé vous voir ?

Mike Tagaloa partit d’un rire tonitruant.

— Will, en congé ? Elle est bien bonne ! Je l’ai jamais vu travailler, alors prendre des congés, pour ça, sûr, il s’y connaît !

Depuis ses dix-huit ans, l’aîné n’en faisait qu’à sa tête : le portrait craché de son père. Forcément, les deux autres avaient fini par l’imiter…

— Will travaille pourtant dans un club privé, reprit Osborne, le Phénix, sur K. Road.

— Première nouvelle ! s’emporta le patriarche.

Des fantômes. Il courait après des fantômes.

— Et les autres ? poursuivit Osborne. Jesse et Steven, ils ont quel âge ?

— Vingt et dix-huit.

— Ils ne vont plus à l’école ?

— Plus depuis longtemps.

— Du travail ?

— Bah…, lâcha-t-il, comme si c’était la fatalité. Quelques petits boulots de temps en temps mais je les ai plus souvent vus au bar du coin qu’à l’agence d’intérim.

Sous ses airs bougons, Mike Tagaloa semblait un peu dépassé par les événements.

— Vous voulez dire que ne voyez plus vos fils et que vous ne savez pas où ils sont ?

— C’est ça, répondit le Maori.

— Et la mère ?

— Cette salope m’a laissé les trois gars et s’est tirée avec une espèce de connard qui…

— O.K., coupa Osborne. Et les garçons, aucune idée de l’endroit où ils habitent ?

— Dans un squat, j’imagine, grommela leur père. De toute façon, y sont majeurs maintenant, y font ce qu’ils veulent.

Ça n’expliquait pas pourquoi ils avaient disparu de la circulation au même moment, ni la fausse adresse laissée par l’aîné…

— Ils ont quel lien tous les trois ? relança Osborne.

— Pas mauvais.

— C’est-à-dire ?

— Y se cherchent pas de noises.

— Will jouait au grand frère ?

— Normal, c’est lui le plus vieux.

— Y en a là-dedans. Alors ?

— Ouais. C’était un peu lui le meneur.

— Et leurs tatouages ?

— Quels tatouages ? fit Mike d’un air bourru.

— La dernière fois que je les ai vus, leurs bras et leur cou en étaient recouverts.

— Pas au courant, répliqua le Maori. Et puis si ça les amuse de se barioler, j’y vois pas d’inconvénient…

Osborne soupira : il aurait parlé à un mur avec la même emphase.

— Une idée de la raison pour laquelle ils ne rentrent pas ? dit-il.

— Comment voulez-vous que je le sache ?!

— Aux dernières nouvelles vous êtes encore leur père.

— Ouais.

Ça n’avait pas l’air de l’emballer.

— Dans quel bar ils traînent ?

— J’en sais rien, moi. Au Beverly, de temps en temps, concéda le Maori. C’est dans le quartier…

— Bon… (Osborne commençait à en avoir marre des réponses évasives.) Vous avez une photo d’eux, que je vois leur bonne tête…

— Non.

Ils avaient la même taille mais pas du tout le même gabarit. Mike Tagaloa, qui croyait se tenir fermement sur ses deux jambes, se sentit soudain décoller de terre : Osborne l’avait attrapé par le col et jeté au bas des marches avec une telle rapidité qu’il démolit l’espèce d’arbuste qui constituait son jardinet avant de rouler dans la terre sèche. Le Maori se releva, furieux, et, l’esprit tout à sa vengeance, grimpa les marches du perron.

Il trouva l’intrus dans la chambre de Will, penché sur le bureau. Deux mots le coupèrent dans son élan :

— Et ça ?

Osborne tenait dans sa main un petit sachet. De l’herbe — Mike en avait déjà fumé avec les copains. Le Maori hocha la tête, dépité.

— Je suis au courant de rien.

Osborne remballa le sachet de datura soutiré chez Ann Brook. L’effort de tout à l’heure lui faisait de nouveau tourner la tête. Il commença la fouille de la chambre sous les yeux dépités du paternel. Désertée depuis des lustres, il ne trouva qu’un sac de linge sale, quelques babioles et une guitare sèche aux cordes tirebouchonnées. Mike Tagaloa attendait toujours dans l’embrasure de la porte.

— Vous ne trouvez pas ça bizarre qu’ils disparaissent du jour au lendemain, vos gamins ? fit remarquer Osborne.

— Non.

Tout foutait le camp.

Osborne arracha la seule photo accrochée au mur, celle de Will, en compagnie de ses deux frangins, et vida les lieux sans un regard pour le père de famille — il y a belle lurette qu’il avait fait une croix sur la famille…

Il rejoignait la Chevrolet quand la radio branchée sur la fréquence de la police crépita : on demandait des renforts sur Massey Road, Otahuhu, quartier sud de la ville. Trois hommes s’étaient barricadés dans une maison individuelle après un contrôle d’identité qui avait mal tourné. Deux patrouilles étaient déjà sur place. Pas d’intervention sans l’accord du lieutenant Gallaher, qui arrivait sur les lieux : les trois hommes étaient armés.

*

Réfugié derrière le capot d’un véhicule de police, Peter Gallaher évaluait le pavillon où les truands s’étaient réfugiés. Aucune chance d’en sortir. Il y avait des hommes partout prêts à intervenir, deux policiers en civil accroupis derrière le muret du jardinet, en première ligne, et une rangée de tireurs pour les couvrir. Ne restait plus qu’à déloger ces crapules…

Gallaher se tourna vers les unités d’élite qui attendaient dans son dos, harnachées.

— Dites à vos hommes situés à l’arrière du pavillon de se tenir prêts à intervenir dans… (il regarda sa montre) exactement deux minutes.

Le gradé opina. Un agent lui présenta un gilet pare-balles mais Gallaher le repoussa.

— Je n’en aurai pas besoin.

Le soleil était au zénith. Retranchés dans le pavillon, les truands guettaient l’attaque. Gallaher jaillit du capot. Il traversa la rue vide en opérant quelques zigzags et atteignit les deux flics recroquevillés derrière le muret du jardin.

— C’est quoi ce bordel ?

Deux jeunes flics de son équipe se tenaient à couvert.

— Il y a deux tireurs aux fenêtres du rez-de-chaussée et un autre à l’étage, lâcha Percy. Qu’est-ce qu’on fait ?

— On intervient.

Encore une minute. Un bruit de pas se précipita alors dans leur dos.

Réputé pour ses nerfs, le lieutenant Gallaher sentit saillir deux veines bleues le long de ses tempes : Osborne. Il ne savait pas qui l’avait laissé passer le cordon de sécurité mais il les avait rejoints derrière le muret, la tête pleine de croûtes, un .38 à la main.

— Qu’est-ce que vous foutez là ? feula Gallaher, visiblement prêt à en découdre avec ses sutures.

— Je traînais dans le coin quand j’ai entendu l’appel radio.

— Je n’ai pas besoin de vous.

— Moi non plus. Allons-y.

Pas le temps de discuter avec cet abruti : Gallaher arma son revolver, enfila le masque à gaz qu’on lui tendait et ordonna à ses hommes de se tenir prêts — encore quinze secondes. Souhaitant qu’une balle perdue renvoie Osborne en Australie par avion sanitaire, il donna le signal.

On lança deux grenades à travers les fenêtres qui, en explosant, expulsèrent une fumée épaisse. Gallaher bondit le premier, suivi par les deux jeunes flics : du pied, ils firent voler la porte en éclats. On n’y voyait rien au milieu du brouillard artificiel, juste des silhouettes qui se déplaçaient rapidement ; le Maori terré derrière la fenêtre amorça un mouvement de fuite mais Gallaher lui décocha une balle dans le ventre. Le projectile de gros calibre perfora l’estomac avant de briser net la colonne vertébrale. Le truand roula sur une table de jardin : une seconde balle le projeta contre le mur.

À l’arrière de la maison, les hommes de l’unité spéciale défonçaient les vitres. Progressant à croupetons parmi les fumigènes et les débris de verre pilé, Gallaher contourna le tireur de l’étage qui dévalait l’escalier. Affolé par les fumigènes, il hurlait des mots incompréhensibles en agitant un pistolet mitrailleur : Gallaher l’ajusta d’une balle en pleine poitrine. Le corps se vrilla sous le choc hydrostatique, s’affala contre la cloison et, laissant une giclée de sang pour empreinte, glissa au pied des marches.

Le chef du Département criminel se redressait, arme au poing, quand un coup lui brisa la clavicule. Gallaher courba l’échine dans un cri étouffé.

L’homme tapi contre l’armoire n’avait pas plus de vingt ans : il tenait une barre de fer, les yeux mouillés de larmes, et tremblait de tout son corps. Osborne surgit alors que l’unité spéciale faisait irruption dans le pavillon. Il tira deux coups de feu : le premier dans l’épaule droite du jeune Maori, qui, sous l’impact, lâcha son arme, le second dans le genou de Gallaher.

*

Le vent frissonnait dans les arbres du cimetière. Amanda Brook resserra son châle sur ses épaules.

Une poignée de fidèles étaient réunis devant le cercueil d’Ann. Le visage rongé de larmes, Amanda reniflait sa peine dans un mouchoir déjà copieusement imbibé. Ceux qui la soutenaient ne valaient guère mieux, concentré de chagrin recroquevillé sous les arbres centenaires. On déposait la petite au fond du trou.

La mère d’Ann vacilla un instant mais ils furent une douzaine à la rattraper. Le vertige du trou l’attirait. Amanda aurait voulu la rejoindre, partir avec elle, ou même prendre sa place, elle ne savait plus du tout ; la scène qu’elle vivait semblait si irréelle, sans parler des journalistes qui attendaient dehors… On jeta quelques poignées de terre sur son costume de bois, des cendres aux cendres psalmodiait le prêtre de service, solennel sous la toge, mais, malgré les gerbes qui fleurissaient la tombe, ça ne consolait pas sa détresse : elle était morte, la petite, violée à mort et achevée à coups de barre de fer avant d’être jetée parmi les détritus d’un terrain vague, comme un rebut humain…

Osborne suivait la scène, en retrait.

La mère d’Ann avait désiré que sa fille soit inhumée dans la plus stricte intimité et pour ça avait obtenu l’aide des autorités ; les journalistes des Sunday Papers locaux avaient ainsi été sommés de s’éloigner du cimetière mais c’est surtout la jet-set d’Auckland qui brillait par son absence. Aucun d’eux n’avait fait le déplacement. La peur des photographes ? Si les questions qu’il avait posées à Amanda ne l’avaient pas mené loin (leurs mondes étaient cloisonnés et Ann ne lui avait rien dit de ses excellentes fréquentations — il se souvenait de ses propres mots, échangés sur le perron de Julian), Osborne aurait pourtant aimé dire deux mots à Michael Lung…

Il balança sa cigarette, dépité, et quitta le cimetière. Un peu plus tôt, profitant des fumigènes et de la confusion qui avait suivi l’intervention de Gallaher dans le pavillon, Osborne s’était porté au chevet du Maori blessé : c’était un jeune type aux pupilles vitreuses, sans doute camé, avec un tatouage grossier sur le biceps. Bref, rien à voir avec ceux que portaient les frères Tagaloa.

Il grimpa à bord de la Chevrolet et fila vers South Auckland.

*

Un panneau Steinlager battait mollement dans la brise du soir. Osborne jeta sa cigarette dans le caniveau et se dirigea vers l’enseigne du bar maori, le « Backstreet », sorte de hangar aménagé où d’ordinaire les gnons s’échangeaient contre une tournée générale.

D’après leur père, les frères Tagaloa traînaient au Beverly, un rade de South Auckland. Osborne était allé voir, sans grand succès : les frangins ne venaient plus ici depuis des semaines et personne ne savait ce qu’ils avaient pu devenir. De bars pourris en boîtes minables, des mines au chômage lui avaient suggéré de changer de trottoir. Celui du Backstreet valait les autres : chewing-gums écrasés, mégots rognés jusqu’au filtre, papier de fish and chips, il y avait aussi deux Polynésiennes aux seins lourds qui achevaient leurs sandales devant la vitrine crasseuse.

— Salut, beauté, dit-il à la plus enveloppée.

— Doux Jésus ! singea-t-elle. Ça fait longtemps qu’on m’a pas fait un compliment ! Dis donc, mon joli, tu m’as l’air nouveau dans le quartier, non ? (Elle épousseta son tee-shirt à paillettes mauves ; son corps avait disparu sous la graisse mais elle avait de jolies mains.) J’m’appelle Pamela, annonça-t-elle.

— Chapeau.

Pamela s’esclaffa, bientôt imitée par sa congénère, Cindy paraît-il, une autre fille des îles à qui il valait mieux ne pas parler d’amour sous les cocotiers. Des types à face de bouledogue sortaient du Backstreet. Sur le trottoir, Osborne évaluait l’ampleur des dégâts — Pamela.

— Tu connais les types qui fréquentent le bar ? fit-il en glissant un billet de cent dollars dans son corsage.

— Ouah ! fit-elle en empochant le magot. Eh ben, je les vois entrer et sortir, si tu vois ce que je veux dire…

— Je cherche les frères Tagaloa, dit-il en présentant la photo de famille.

La Polynésienne perdit instantanément son courageux sourire.

— Pourquoi tu demandes ça ? Tu es flic ?

— Oui et non, répondit Osborne. Tu les connais, hein ?

Pamela mâchait son chewing-gum comme s’il était très fort.

— Si c’est des ennuis que tu cherches, tu vas en trouver, se rembrunit-t-elle. Maintenant sois gentil, darling, va-t’en. Ou c’est moi qui vais avoir des ennuis si je continue à te parler…

Le visage de la prostituée s’était affaissé, découvrant soudain ses années. On devinait des silhouettes épaisses derrière la vitrine à nicotine : la musique débordait jusque dans la rue, électrique. Osborne adressa un signe à Pamela qui lui répondit par un regard circonspect.

De fait, Osborne sentit une nette appréhension en entrant dans le débit de boissons.

Le bar maori était plein à craquer à l’heure du concert et les esprits s’échauffaient. La musique était assourdissante ; sur la scène enfumée, de grosses Ray Ban noires lui mangeant la moitié du visage, une vieille rockeuse s’époumonait, un Stetson à boucles d’argent enfoncé sur sa petite tête fripée d’alcool. Osborne se fraya un chemin jusqu’au comptoir. Là, un barman gras comme un rot lui demanda en criant ce qu’il voulait, une bière, et le servit sous un tonnerre de décibels.

— Je cherche les frères Tagaloa, hurla Osborne en retour. On m’a dit qu’ils traînaient par ici.

Le barman ne répondit même pas. Il n’était pas huit heures mais la plupart des clients avaient déjà bu une bonne demi-douzaine de pintes. Les regards convergeaient dans son dos, Osborne pouvait sentir les picotements le long de ses omoplates. L’endroit semblait idéal pour se faire démolir le portrait. Il paya sa Steinlager et s’assit à l’écart.

Depuis la scène, la vedette du soir dit qu’elle était contente d’être là, qu’elle allait mettre le feu, c’était pas bien compliqué, il suffisait de s’éclater avec elle, après quoi la mamie aux santiags envoya une mimique entendue à son guitar hero, un certain Jacky Beelight, demanda si on aimait le rock’n’roll en agitant ses colifichets et entama un standard de country, le pied sur le retour.

On l’encourageait, l’œil torve.

Osborne cherchait parmi la foule houblonnée un des visages qui figuraient sur la photo mais, sous les spots, il ne vit pas l’ombre d’un des frères. La musique lui cassait les oreilles. La vieille rockeuse exhortait la foule en agitant son lasso imaginaire : « Yahou ! » Déchaînée, elle commença à passer entre les tables en remuant du croupion et envoyait des œillades goulues aux gros bras agglutinés là. Osborne écrasa sa cigarette dans le cendrier en plastique. Manquait plus qu’elle lui dédie un morceau…

Il achevait son verre mais le reposa sans l’avoir fini : assis seul à une table voisine, la poitrine compressée sous un pompe-sueur, un Maori à face de récif l’observait comme une chèvre attachée à un piquet. Son cou, impressionnant, était couvert de tatouages. Des motifs d’une grande finesse. D’après ses souvenirs, le portier du Phénix avait les mêmes… Osborne emporta son verre jusqu’à sa table et s’installa en face de lui.

— Qu’est-ce tu veux ? fit le colosse par-dessus le vacarme.

Deux petits yeux marron le fixaient, triangulaires. Osborne se pencha sur la table :

— Je cherche les frères Tagaloa.

Le type avait un léger strabisme divergent qui accentuait le malaise.

— Y a pas de Tagaloa ici, répondit-il en s’aidant de la main. Dégage.

Il y eut un break dans le solo du guitar hero : on tapait dans ses mains. Yahou

— Les frangins ont les mêmes tatouages que toi, fit Osborne. Tu pourrais me renseigner.

— Y a pas de Tagaloa ici : t’as des oreilles, non ? (Sa phalange craqua sous son gros poing.) Tu ferais mieux de déguerpir, pakeha. Tu vois pas que t’as pas ta place ici ?

Un sourire à deux têtes rampa sur ses lèvres. Le Maori trinqua dans le vide de sa bière aux trois quarts vide et, sûr de sa victoire, chassa le petit Blanc d’une seule gorgée. Depuis la scène, Jacky Beelight remettait la gomme, soutenu par la rockeuse au chapeau de cow-boy. Le colosse tatoué souriait de ses dents jaunes quand une balle de .38 lui démolit le pied.

Osborne avait vissé le silencieux sous la table : deux coups de feu tirés au jugé.

Le Maori lâcha un cri qui se perdit dans le solo du guitar hero. Une odeur de poudre grimpa jusqu’à eux.

— La prochaine dans la gueule, gronda Osborne. Au moins deux des frères Tagaloa étaient à la soirée de Julian Lung la nuit où Ann Brook a été assassinée : toi aussi ?

Mais il ne reçut qu’un rictus sanguinaire pour toute réponse. Déjà les clients les plus proches s’éparpillaient autour de la table, le sang coulait sur le sol et le barman faisait signe au régisseur de couper la sono.

— Vous fournissez la jet-set en dope, poursuivit Osborne en surveillant les angles morts. Ann Brook aussi. C’est vous qui l’avez liquidée, comme vous avez liquidé Tukao et Griffith ? Pourquoi ?

— Va te faire foutre.

— Et ces mokos, qui te les a faits ? Hein ? Ils signifient quoi ? C’est la marque d’un nouveau gang ?

Une menace se profilait sur la gauche mais, plus vif, Osborne braqua le revolver à quelques centimètres du ventre qui se précipitait. Le type s’arrêta net. On coupa alors le son, laissant la rockeuse orpheline. Trop tard pour arracher des aveux : le Maori n’avait pas peur et, malgré la douleur, semblait le narguer. Osborne braqua l’appareil numérique qu’il tenait dans sa poche et prit une photo. Les hommes faisaient masse dans son dos, le barman menaçait d’envoyer les flics, un portier accourait, il était temps de déguerpir. Osborne repoussa la table et, du canon, se fraya un passage parmi les mines hostiles. Les Maoris grondaient, maintenant soudés, il sentait leur souffle houblonné dans son cou et le danger, bien réel. Un crachat atterrit sur sa veste noire, puis deux. Il passa les portes du Backstreet comme aspiré par le dehors.

Sur le trottoir, même sa copine Pamela avait disparu. Osborne resta un instant hébété. Le goudron semblait collé à ses semelles, la nuit tombait sur la banlieue et devant la vitrine crasseuse, ses mains tremblaient comme des feuilles… Oui, une frousse inexplicable.

*

Recoller les morceaux. Depuis qu’on avait tenté de lui éclater la tête, Osborne ne pensait plus qu’à ça. Il y avait un lien entre toutes ses affaires et le puzzle se reconstituait lentement. D’un côté la jet-set de la capitale économique, O’Brian, Lung, Melrose, Timu, de l’autre les cadavres tirés du charnier, des Maoris hostiles et une armée de disparus parmi lesquels son principal suspect, Zinzan Bee. Tukao était le lien mais Ann Brook ? Avait-elle été elle aussi désossée ?

Minuit sonnait quelque part, loin des lauriers argentés qui miroitaient faiblement sous la lune. La Chevrolet se parqua le long du mur du cimetière.

Le vent emportait le murmure des feuilles vers les lumières de la ville qu’on apercevait en contrebas. Osborne évalua l’obscurité du mont Roskill et, ne relevant aucune présence humaine, ouvrit le coffre. Il empoigna le matériel et grimpa sur le toit de la voiture. Au-delà du mur, les croix se détachaient dans l’obscurité. Il jeta le sac à outils et passa par-dessus le mur d’enceinte.

Toute cette gymnastique lui donnait le tournis. Remis d’aplomb, Osborne ramassa le sac à terre. Présents en partie pour leur feuillage persistant, des macrocarpas ornaient les allées du cimetière. Se repérant aux gerbes les plus récentes, il dénicha le tombeau d’Ann Brook. L’heure n’était pas au recueillement : il débarrassa la stèle des bouquets les plus encombrants, ouvrit le sac, cala le pied-de-biche contre la dalle et fit levier. Le marbre pesait son poids de mort mais la plaque racla le socle dans un bruit sinistre.

En force, Osborne dégagea un espace suffisant. Sous lui, le trou était noir. Il saisit la pelle, jeta le sac et se laissa glisser à l’intérieur du tombeau.

Il faisait étrangement frais dans la fosse. La terre était meuble. Il fit passer quelques pilules avec l’eau minérale qu’il gardait dans le sac et commença à creuser. Une opération éreintante qui, à défaut de soigner sa tête, lui débourra les muscles. Soufflant au rythme des pelletées qu’il dégageait, Osborne s’enfonça dans les entrailles de la terre.

« Keria[36] ! » Il s’encourageait, les joues brûlantes. « Keria ! » La sueur inondait sa chemise, les nausées revenaient en comètes extatiques… Enfin, la pelle buta contre un objet dur : le cercueil.

Les bras tétanisés par l’effort, ne pensant à rien, Osborne déblaya la terre qui recouvrait la boîte de merisier et, toujours armé de son pied-de-biche, força l’ouverture du cercueil. Le bois craqua, puis céda d’un bloc.

Osborne repoussa le couvercle ; une odeur pestilentielle lui sauta aussitôt au visage. Il porta un mouchoir à son nez et dirigea la lampe torche vers le cadavre. Les productions de gaz mono-éthylamine et de liquide putride provoquèrent un haut-le-cœur qu’il réprima en découvrant le visage de la morte.

Ann.

Ann Brook…

Il ne la reconnut pas tout de suite : la tête avait souffert et les traits de son visage s’étaient affreusement creusés. La peau curieusement diaphane dans une robe sombre, la jeune femme reposait au milieu d’effets personnels, retenant un sourire assez abominable sous le feu de la torche… Osborne tremblait en enfilant une paire de gants plastifiés. Il posa alors la main sur le crâne cassé de son amante, caressa ses cheveux, cherchant à se remémorer quelque chose — il pensait au fossé, à cette chose poisseuse tout au fond de lui… Le temps passa, en apnée. Il releva la jupe de la métisse et, comme pour être sûr, tâta ses cuisses. Osborne frémit malgré lui : Ann Brook avait toujours ses fémurs, là, bien en place.

3

Sous son masque de policier impassible, le capitaine Timu était furibond : son meilleur élément était réduit à l’inactivité à l’hôpital de Park Road, le genou fracturé et opéré d’urgence après qu’une balle de .38 l’eut à moitié démoli, « malencontreusement et pour sauver la vie du lieutenant Gallaher » selon le rapport exprès de l’intéressé…

Le Maori roula son cigarillo entre ses gros doigts, les paupières lourdes de reproches. Visiblement, la balle perdue lui restait en travers de la gorge.

— Vous dites que vous n’êtes pas très bon tireur, qu’il y avait de la fumée, que le lieutenant Gallaher était sérieusement menacé et les jeunes à cran… Les jeunes ? répéta-t-il en ranimant son engin de mort. Vos « jeunes », comme vous dites, sont des tueurs sans scrupules qui gangrènent la ville, des criminels sans foi ni loi dont les citoyens de cette ville n’ont nul besoin !

La colère cinglait son visage. Les tueurs étaient des Maoris, comme lui.

Osborne oublia le bout de ses chaussures — il y avait encore du sang sur le bord des semelles.

— Sans doute, dit-il en guise d’assentiment.

Malaxé entre les gros doigts du capitaine, le cigarillo partait en charpie.

— Je ne sais pas ce qu’il vous faut ! pesta-t-il derrière un écran de fumée. Une fille violée et assassinée à coups de barre de fer, les médias qui nous mettent sur le gril, sans parler du lieutenant Gallaher estropié !

Osborne alluma une cigarette.

— Vous n’aurez qu’à lui donner une médaille…

Le chef de la police en broya son cigarillo.

— Je ne sais pas à quoi vous jouez, Osborne, mais votre insolence va vous coûter cher.

Toujours pas de réaction. Pris d’une subite quinte de toux, Timu ouvrit le col de sa chemise, manqua de s’étrangler :

— Et puis d’abord, qu’est-ce que vous faisiez dans le quartier ?

— J’ai entendu l’appel radio sur la fréquence, répondit Osborne en balançant sa cendre d’une chiquenaude. Comme je traînais dans le coin, je me suis dit qu’on aurait peut-être besoin de moi.

— La police n’a pas besoin de gens comme vous ! rétorqua Timu, cramoisi. Qui vous a autorisé à intervenir ?

— Les types retranchés dans le pavillon étaient maoris. Gallaher a sa méthode, il pouvait avoir besoin de la mienne.

— Parlons-en !

— Sans moi ils seraient tous morts, riposta Osborne. Gallaher était venu là pour tuer.

— Le lieutenant Gallaher sait ce qu’il fait, c’est pour ça qu’il est le chef du Département criminel ! s’emporta Timu. Vous n’aviez pas à intervenir ! Et vous n’avez pas répondu à ma question : que faisiez-vous en banlieue sud ?

Osborne écrasa sa cigarette parmi les épluchures de tabac qui jonchaient le cendrier.

— Je cherchais des Maoris. Trois frères. Je les suspecte d’avoir participé au vol chez Melrose. Il pouvait s’agir des mêmes personnes. J’étais sur leur piste quand j’ai entendu l’appel radio.

— Comment saviez-vous que les hommes retranchés dans le pavillon étaient maoris ?

— Culhane me l’a dit.

L’abruti. Ou alors Osborne mentait, ce qui en gros revenait au même : Gallaher était hors course.

— Qui sont les hommes dont vous parlez ?! s’énerva le chef de la police.

— Je n’en sais rien. Ils ne sont pas fichés par les services. Je suis passé à leur dernière adresse connue, chez leur père, mais il prétend ne pas les avoir vus depuis des semaines.

— Et alors ?

— Je le crois.

Le Maori étira son cou, un tronc.

— Vous vous foutez de moi ? Qui sont ces hommes ?!

— Trois frères, répéta Osborne. L’un d’eux travaillait dans une boîte de nuit. Je l’ai interrogé mais il m’a filé entre les doigts.

Timu toussa de nouveau, serra les dents à cause de sa vessie.

— Leur nom !

— Dooley. Mick, Bruce et Joe Dooley. Trois frères, aujourd’hui disparus de la circulation.

Les deux hommes s’observaient, sur la défensive.

— Et Zinzan Bee ? lâcha Timu. Où en sont vos recherches ?

— Au point mort.

Le visage d’Osborne était aussi fiévreux qu’impassible mais il mentait.

— Je veux un rapport sur cette affaire, ordonna le chef de la police. Un rapport détaillé. Sur-le-champ ! Et je vous conseille de vous appliquer : ce sera votre principale défense pour la commission de discipline !

Osborne ne broncha pas. C’est à peine s’il adressa un signe d’assentiment. Comme il allait quitter le bureau, Timu lui lança d’un air mauvais :

— Faites attention, Osborne : je vous prends pour un emmerdeur, un alcoolique notoire mais aussi pour un excellent tireur…

Sous ses paupières empâtées et ses manières un peu médiévales, le Maori n’était pas un imbécile.

L’étau se resserrait.

*

Culhane mastiquait un snapper, les yeux rivés sur l’écran de l’ordinateur. Des cadavres de frites gisaient dans le papier journal. Il releva la tête en voyant Osborne, qui revenait de son entrevue avec le capitaine.

— Alors ? demanda-t-il.

— Il me trouve super.

Deux énormes bosses pointaient sous ses cheveux sombres. Son regard aussi paraissait mal en point. Tom avait demandé ce qui lui était arrivé mais il s’était fait envoyer sur les roses.

— Du nouveau sur les types du pavillon ? demanda Osborne en s’accoudant à la fenêtre ouverte.

Culhane se pencha vers l’ordinateur allumé.

— Des repris de justice, tous les trois, à peine sortis de prison… (Tom fit défiler des visages sur le tableau cristallin et s’arrêta sur le visage renfrogné d’un adolescent.) Joey Umaga, annonça-t-il. Vingt et un ans. Arrêté à seize ans pour deal de marijuana, condamné à six mois de prison pour coups et blessures avec mise à l’épreuve. Rien depuis l’année dernière et un vol de voiture pour se payer ses doses. A replongé pour un an avec son compère Wallace : vingt-trois ans, fiché de longue date, condamné une première fois pour braquage, trois ans fermes, sorti après seulement un an et demi, avant de suivre Umaga dans ses trafics de voitures. Écopant des mêmes peines, ils sont sortis tous les deux la semaine dernière… Les petits salauds n’ont pas perdu de temps, commenta-t-il. Le troisième larron s’appelle Jim Murray. Trente-deux ans : le plus âgé de la bande. Le plus dangereux aussi : condamné pour viol en 95, Murray venait lui aussi de sortir de prison. Probablement le leader de la bande…

Osborne le fixait toujours depuis la fenêtre, sa gueule d’ange mort en contre-jour.

— Quel lien entre Murray et les autres ?

— Lui et Umaga ont séjourné dans le même centre de détention. C’est là qu’ils se sont connus…

Osborne resta perplexe.

— Une idée de la manière dont ils se sont procuré des armes ?

— Non, mais le pavillon où on les a dénichés leur servait de planque. On a retrouvé des armes automatiques, des barres de fer, des pieds-de-biche et aussi de la dope : cannabis, héroïne, et un antidépresseur très puissant, du GHBR, un euphorisant qui, à forte dose, peut provoquer des amnésies. Très en vogue dans le milieu porno, snuff movies…

GHBR. Les analyses des cheveux d’Ann Brook révélaient la même substance… Osborne abandonna la fenêtre et s’approcha de l’ordinateur.

— Les tueurs d’Ann Brook ?

Culhane haussa les épaules.

— En tout cas il y a des présomptions : on a retrouvé trois spermes différents dans le corps d’Ann, les types étaient trois dans le pavillon, l’un d’eux connu des services comme un violeur patenté… Je ne sais pas ce qu’en dira Moorie, si les analyses d’ADN concordent, mais ces crapules sont bien le genre à sauter sur l’occasion de se payer du bon temps avec un mannequin de la haute… La pauvre gamine a pu croiser leur route.

Par-dessus son épaule, Osborne comparait les photos du fichier électronique aux clichés pris lors de l’arrestation : le moins qu’on puisse dire, c’est que les trois Maoris avaient pris un sacré coup de vieux.

— Et le rescapé, demanda-t-il, il s’en sort ?

— Umaga ? Bah, il respirait encore quand on l’a transféré à l’hôpital de Park Road. D’après les médecins, on devrait pouvoir l’interroger à partir de demain. Ses complices, par contre, sont morts avant l’arrivée de l’ambulance…

C’était l’autre méthode — celle de Gallaher.

— Umaga, il a de la famille ?

— Une mère : Tania Umaga. 52, Khober Pass Road. C’est à South Auckland. Une équipe est partie l’interroger.

Tom fit un geste de ventilation : la fumée de sa cigarette lui grimpait dessus.

— Quel lien avec le cambriolage chez Melrose ? relança-t-il. Ils étaient tous les trois en prison lors des faits.

Osborne avala un des cachets d’Amelia.

— Eux oui, mais pas Zinzan Bee.

*

Gallaher cloué au lit, Osborne avait les mains libres. Cette situation ne durerait pas ; il fila vers la banlieue sud.

Il ne connaissait pas les nouveaux gangs. Au rythme où les types se retrouvaient en prison, leurs chefs changeaient tous les six mois. Mais quelque chose ne collait pas dans cette histoire. Les trois Maoris s’étaient fait cueillir comme des bleus, à peine sortis de prison, et le visage affolé d’Umaga lors de l’assaut du pavillon lui laissait un goût amer. Comment, en une semaine, avaient-ils pu se procurer des armes, de la dope et une planque ? Ils avaient forcément des complices…

52, Khober Pass Road. La maison d’Umaga se tenait de l’autre côté du trottoir, semblable à toutes les autres, modeste, frileuse, récupérée au Kärcher à chaque changement de locataires. Osborne vérifia qu’aucun véhicule de police ne traînait dans les environs et sonna à la porte du logement social.

Tania Umaga ouvrit presque aussitôt. La quarantaine, robuste, pas vilaine malgré ses traits creusés, la Maorie était revêtue d’une robe à fleurs qui mettait en valeur sa poitrine. Elle buvait une bière à demi entamée et ne semblait pas très surprise par le destin de son fils.

— J’en ai deux, expliqua-t-elle. Joey et Kenny. Joey passe son temps à traîner dans les rues quand il n’est pas en prison, Kenny, le cadet, est encore au collège. Pour le moment je le tiens. Tous mes espoirs reposent sur lui. Joey, fit-elle en levant les yeux au ciel, ça fait longtemps que j’ai abandonné…

Ses dents étaient partiellement pourries, tribut payé à la malnutrition.

— On peut voir le petit prodige ? demanda Osborne.

— Kenny ? Il est chez sa tante, dit-elle. La police l’a interrogé à la sortie de l’école. Le pauvre va pas en dormir de la nuit. Faut pas le mêler à cette affaire, monsieur, s’adoucit-elle, il a que treize ans…

— Et Joey ?

Tania soupira, entre désarroi et désespoir. La vie de son aîné était d’une affligeante banalité : une jeunesse passée à se chercher, quelques mauvais coups, une première incarcération qui en conditionne d’autres et une fin en queue de poisson, dans un squat de banlieue. La dernière fois qu’elle l’avait vu, c’était peu de temps avant son arrestation pour vol de voiture : Joey était passé à l’improviste, il n’avait rien dit de son avenir, se contentant de la traiter de grosse mollasse, sa propre mère, avant de repartir avec ses bières et sa colère de tous les jours. Depuis, Tania vivait dans un silence synonyme d’oubli qu’elle faisait passer à petites goulées.

— Pourtant pas un mauvais garçon, conclut-elle en rajustant son décolleté. Il a toujours aidé les plus petits. Mais ça fait longtemps qu’il m’écoute plus…

Osborne crevait de chaud sous le soleil au zénith.

— Vous n’êtes pas allée le voir lors de son dernier séjour en prison ?

— Le parloir, à la longue, c’est déprimant. (Tania posa son épaule contre l’embrasure de la porte.) Et puis, comme il dit, je suis tout juste bonne à faire la morale…

Il n’y avait pas de rancœur dans sa voix, juste de la fatigue.

— Joey n’est donc pas passé vous voir à sa sortie de prison, la semaine dernière, relança Osborne.

— Non, dit-elle, résignée à son destin d’oubliée. De toute façon, j’étais même pas au courant qu’il avait bénéficié d’une remise de peine…

— Comment ça, pas au courant ?

— C’est comme je vous dis.

Bizarre… Il sortit la photo du Maori croisé au Backstreet fraîchement tirée de son appareil numérique. On y voyait le visage grimaçant du colosse et les mokos qui ornaient son cou.

— Vous avez déjà vu cet homme ?

La Maorie se pencha sur la photo.

— Non. Heureusement.

— Et ces tatouages ?

— Non plus.

— Joey côtoyait les gangs du quartier ?

— J’en sais rien, répondit Tania. On m’en a jamais parlé. Je me tiens éloignée de ces gens-là.

Elle avala une gorgée de bière tiède. Osborne gambergeait sur le seuil de la maison. Si, comme il le croyait, les mokos en question étaient la marque d’un nouveau gang, Umaga et sa bande ne semblaient pas dans le coup…

— Et le père, poursuivit-il, on le trouve où ?

— Oh ! Ça fait des années qu’on se voit plus ! répondit la Maorie. Il passe de temps en temps pour voir Kenny mais, comme il me verse pas de pension alimentaire, on peut pas dire qu’il profite de son droit de visite…

Un classique du genre masculin.

— Et Joey, dit Osborne, il le voyait ?

— Pouah ! Il est pas allé une seule fois le voir en prison !

Tania replia ses belles lèvres brunes sur le goulot. Osborne reluquait son décolleté mais ça ne la gênait pas.

— Joey, il se droguait ?

— Pas que je sache. (Elle haussa les épaules.) En tout cas je l’ai jamais remarqué.

— Il dealait ?

— Pareil.

— Et son copain Wallace, vous connaissiez ?

— Non.

— Joey, il traînait dans les quartiers du centre-ville ?

— Joey ? Pas le genre. C’est à peine s’il sait lire les panneaux.

Marrant. Mais Osborne n’avait pas du tout envie de rigoler : il se sentait fiévreux et si la douleur s’estompait sous l’effet des cachets, l’apparition de ces trois repris de justice compliquait un peu plus ses affaires…

— Joey ne vous a jamais parlé d’une fille, hasarda-t-il, Ann Brook ?

— La fille qu’on a retrouvée morte ? Ah non…

Évidemment.

— Bon, et on peut voir sa chambre à Joey ?

— Si vous voulez, répliqua la Maorie d’un air détaché, mais vos collègues ont déjà tout passé au peigne fin sans résultat ; je vous l’ai dit, Joey ça fait longtemps qu’il met plus les pieds ici…

Osborne opina lentement, perdu dans ses pensées.

Tania sentit qu’il allait partir : elle se lova contre la porte d’entrée.

— Je vous offre une bière ?

*

— C’est pas les bons tatoueurs qui manquent dans le quartier, répondit l’artisan. Ici on fait pas ce genre de modèle. Faut prendre l’avenue sur la droite : là-bas, y a un tas de types assez bons pour graver le nom de ta mère, si tu la connais…

Quelques rires gras fusèrent dans l’échoppe. Osborne calma les tremblements de ses mains. Il écumait depuis des heures les boutiques de tatouages de South Auckland et personne ne semblait disposer à lui dire qui avait pu faire les mokos du colosse maori croisé au Backstreet. De boutiques en échoppes miteuses, on lui avait conseillé d’aller se faire foutre. Une poignée de dollars l’invita toujours à aller se faire foutre, mais du côté de Papakura, un quartier reculé en bordure d’aéroport, tout au fond de la banlieue.

C’est là qu’il se trouvait, avec son appareil et sa photo numérique. Les mokos du colosse étaient l’œuvre d’un artiste, sentiment confirmé par le tatoueur samoan qui, planté derrière son comptoir, ricanait benoîtement. Deux abrutis dans son genre buvaient du thé vert sur les coussins, les yeux rouges. Au plafond, des insectes se jetaient tête baissée contre le néon. Poc poc, on les entendait se cogner à la mort.

Osborne évalua le visage du Maori qui figurait sur la photo.

— Ce type-là, tu es sûr que tu ne le connais pas ?

— Ouais : sûr !

Le tatoueur jeta un air amusé à ses cousins, avachis à deux pas.

— Il a les mêmes tatouages que les frères Tagaloa, dit Osborne.

— Qui ça ?

— Trois frères, il insista. Tous très jeunes.

— J’vous dis que j’les connais pas ces frangins.

Assoupis sous des paupières obèses, les yeux du Samoan étaient curieusement dissymétriques. Difficile de faire la part entre le mensonge et l’abrutissement général.

— Ces mokos, continua Osborne, ils ont une signification…

Prenant appui sur le rebord du comptoir, le Samoan plia sa masse sur la photo.

— Ouais…

— Laquelle ?

Le tatoueur regarda de nouveau.

— J’sais pas, dit-il. C’est des tatouages maoris…

— Tu en connais un rayon, dis donc, singea Osborne. (Sa voix changea.) Quoi d’autre ?

— J’sais pas, répondit l’artisan d’une voix traînante. Hey man ! C’est pas le tout mais j’ai du boulot, moi…

Les types gloussaient sur les banquettes déformées, une canette à la bouche. Osborne saisit le poignet du Samoan et, d’une brutale flexion, manqua de lui démettre l’épaule. Le type lâcha un cri, tenta une rebuffade, si douloureuse qu’il plia sur le comptoir. Dans la foulée, le canon du .38 percuta sa bouche, cassant net une incisive.

Les autres n’avaient pas même bougé des coussins. Dans la voix d’Osborne, il y avait comme des bouts de verre.

— Des mokos de cette qualité, vous n’êtes pas cent mille à pouvoir en réaliser : c’est même un honneur réservé à une élite. Un nom. Donne-moi un nom ou je te casse ce qui te reste de dents avant de foutre le feu à ta putain de boutique !

Des petits os craquaient dans sa bouche.

— Nepia, balbutia le type.

Osborne ôta le canon de son arme, plein de bave.

— Nepia, répéta le Samoan en se tenant les lèvres, un vieux tatoueur. Un spécialiste. Dans le temps, il avait une boutique à l’angle de Waihoehoe Road…

Osborne eut un rictus. Sous le néon, les papillons voltigeaient, incohérents.

*

Nepia.

Il avait lu le nom de Nepia parmi les contestataires tainuis qui avaient occupé le terrain de Bastion Point vingt-cinq ans plus tôt. Osborne venait de vérifier sur la liste établie par Culhane. Prénom : Joseph. Nepia avait-il connu Zinzan Bee à Bastion Point ? Était-ce lui, l’auteur des mokos des frères Tagaloa et du colosse croisé au Backstreet ?

En bordure d’autoroute, le quartier de Papatoetoe étendait ses antennes paraboliques à perte de vue. Les logements sociaux tombaient en ruine et on laissait faire car c’était l’idéologie du moment. Waihoehoe Road : Osborne trouva bien la boutique d’un tatoueur, mais si Nepia exerçait encore, il lui suffit de passer un œil par la vitre crasseuse pour constater que l’atelier était déserté depuis des lustres. Le Samoan s’était-il fichu de lui ?

Osborne traversa la rue et marcha jusqu’au seul commerce encore ouvert à cette heure, une épicerie mal achalandée où une grosse Polynésienne lui annonça qu’elle n’avait pas vu « le vieux Nepia » depuis des mois.

— P’t’être qu’il a pris sa retraite ! ajouta-t-elle dans un anglais édenté.

— P’t’être.

La télé beuglait au-dessus du comptoir. Osborne quitta le dairy en maugréant.

Un vent frais balayait la rue vide. Avec l’orage qui pointait, l’air était comme coupé à l’eau. Osborne eut une impression étrange en inspectant la devanture de l’atelier. La peinture de la porte était complètement écaillée mais il y avait des petits résidus verts sur le sol, comme si on avait forcé l’ouverture… Il se redressa, dubitatif, se colla de nouveau à la vitrine mais ne vit rien derrière la crasse. Alors il appuya sur la clenche : c’était ouvert. D’un bref coup d’épaule, il poussa la porte de l’atelier.

Osborne dégaina son .38. Sa bouche était pâteuse en pénétrant dans la pièce mais une odeur de renfermé l’incita à la boucler. L’interrupteur ne fonctionnait pas : il devina d’abord un comptoir poussiéreux puis sentit une menace dans son dos. Un vent de mort : le tranchant de la massue ripa sur son omoplate gauche, il eut à peine le temps de l’esquiver. Un visage tatoué apparut brièvement à la lumière de la rue. Osborne tira dans la main du Maori, qui vola sous l’impact. Le patu qu’il serrait tomba à terre dans un bruit mat, laissant une profonde estafilade sur le plat de sa main. Will Tagaloa ne broncha pas. Surnommé « l’Anaconda », le Maori avait beau être gros, il était vif comme un rat : il se jeta sur Osborne avec une telle rapidité que le second coup de feu se perdit dans le mur. Ils roulèrent sur le sol poussiéreux. Trop tard pour lui briser le genou, trop tard pour les sommations, trop tard pour tout : plus puissant, plus lourd, Tagaloa le cloua à terre et l’empoigna sauvagement. Osborne vit deux mains énormes se précipiter sur sa gorge et les traits hideux de celui qui allait tuer au-dessus de lui : il tenta de se dégager de l’étreinte mais Tagaloa était beaucoup plus fort. L’étau de ses mains lui serrait le cou, il suffoquait déjà. Les muscles tendus, un rictus d’effort enragé sur son visage couvert de mokos, le Maori compressa sa glotte. La douleur était aiguë, violente. Osborne voulut le prévenir, le sommer de reculer, tout de suite, mais il n’émit qu’un bref haut-le-cœur : l’air s’était tari. Ses poumons étaient vides.

Le poignet tordu, l’index toujours crispé sur la queue de détente, Osborne avait le canon de son .38 planté dans le foie du Maori : à bout de souffle, il tira.

Les mains qui l’étranglaient se relâchèrent aussitôt. Will Tagaloa eut une expression de surprise mais il ne fit aucun geste. Comprimé sous le poids, Osborne avala une goulée d’air qui sembla lui déchirer la poitrine. Il expulsa un relent de café et de bile sur le sol poussiéreux. Des larmes coulaient, il cracha encore, l’œsophage brûlant.

Touché au foie, le Maori se tenait toujours au-dessus de lui, les yeux grands ouverts mais son corps ne pesait plus le même poids. Un filet de sang suintait de son ventre, un flux régulier qui inondait sa chemise. Osborne déglutit, une odeur de poudre pour seule compagne. Enfin il fit basculer le poids mort qui s’affaissa sur le sol.

Il se releva, les jambes molles. Le Maori reposait à terre, inerte dans la semi-obscurité de l’atelier. Osborne n’avait jamais tué d’homme : celui-là n’avait pas vingt ans.

4

L’aube pointait, pâle comme un linge pendu au-dessus de l’océan. Comme toutes les nuits, Hana était partie nager au large, avec les requins. Les lâches, plutôt que d’en croquer, l’avaient escortée dans la houle sombre avant de disparaître, en quête d’autres restes…

Elle en revenait, une fois de plus. Le courage lui avait manqué : cette nuit encore, la Maorie avait ressenti un choc dans son cortex au moment de se laisser happer par les grands fonds, un appel irrésistible qui l’avait poussée à regagner le rivage. Elle arrivait enfin, exténuée. L’écume venait lécher ses jambes tétanisées par l’effort, puis repartait dans un bruit de coquillages. Envie de tout vomir ici, naufragée sur cette plage battue par la brise. Mais elle ne pouvait pas se résoudre à mourir. Pas encore.

Ses cuisses étaient de bois lorsqu’elle se redressa. La terre versait des larmes de sel, la brume fumait au-dessus des flots, des volutes qui s’évaporaient à la rosée du jour et racolaient le soleil sur la ligne d’horizon. Les manchots fuirent à son approche. Des coquillages écrasés sous les pieds, Hana marcha vers les pohutukawas qui bordaient la plage. Le vent séchait son corps à défaut du reste. Une odeur d’algues décomposées montait du sable où roulaient les vagues, elle marchait nue sur ces étendues désertes et le vent du matin lui faisait comme des écorchures sur la peau.

L’aurore était muette. Hana serra le tiki de jade de sa grand-mère : Ka aha ra koe ? elle répétait, que vas-tu devenir ? Les âmes mortes flottaient autour d’elle, toute cette détresse qui lui pourrissait le cœur… Elle croisa un korora sur le chemin de la maison, visiblement égaré puisque l’oiseau fit à peine un écart pour l’éviter. C’était un manchot pygmée qui n’avait pas plus d’un an — un duvet brun couvrait encore son dos. Ses doux yeux noirs la regardaient, inquiets.

— Alors, petit, toi aussi tu as perdu ton chemin ?

L’animal dressa le bec pour toute réponse et partit en se dandinant.

La Maorie grimpa l’escalier de planches bancales, fit rouler quelques cailloux avant d’atteindre le sommet de la falaise. La maison apparut à l’ombre du grand kowhai en fleur. Dérangé en plein festin, le tui qui picorait son nectar manifesta son mécontentement. Hana trouva la bicoque ouverte à tous les vents ; un bouquet de fleurs jaunes trônait sur la table de la cuisine. La jeune femme enfila la robe qui traînait sur le lit et sortit par la porte du jardin.

Les orchidées blanches étaient étouffées par les mauvaises herbes, les fougères aussi avaient investi les lieux, ne laissant qu’un bout de friche à l’arrière de la maison. L’atelier apparut bientôt à l’ombre du sous-bois, caché sous un éventail de ponga. Hana approcha timidement.

— Je peux entrer ? dit-elle en voyant la porte entrebâillée.

Le Maori releva la tête de son ouvrage et la gratifia d’un sourire sans âge.

— Bien sûr, dit-il, entre… J’ai presque fini.

Il lui présenta un tabouret.

Puis, le pouce et l’index comme une pince écartant la peau, il enfonça le ciseau dans la joue de l’homme : un liquide noir s’incrusta dans la chair, déborda de la plaie, inondant le visage immobile de Zinzan Bee.

Concentré sur sa tâche, le tatoueur essuya le surplus avec un coton et arrondit la courbe jusqu’à la commissure des yeux.

Hana le regardait faire, impressionnée. Le trait était sûr, fidèle, les dessins d’une symétrie parfaite. Il nettoya le visage avec application et se redressa, satisfait. Le moko était achevé.

Il régnait une atmosphère étrange dans l’atelier. Hana ne put retenir un frisson devant l’œuvre accomplie.

— Tu aimes ? demanda-t-il.

Elle fit signe que oui.

Le tatoueur passa la main sur ses fesses, constata qu’elle était nue sous sa robe d’été. Le sel avait séché sur sa peau, elle était douce comme la lumière de la bougie.

— Et moi, tu m’aimes ? dit-il doucement.

— Oui… (Hana oublia un instant le visage fraîchement tatoué.) Oui, elle répéta, bien sûr…

Ses yeux étaient verts comme le jade mais il n’y vit que du feu.

Enfin, l’homme se tourna vers le visage tatoué de Zinzan Bee : ne restait plus maintenant qu’à lui coudre les lèvres…

5

Les bandes blanches défilaient sous ses yeux secs. Osborne avait pris le Southern Motorway. Son épaule lui faisait mal mais il pouvait encore l’articuler. Il roulait dans la nuit, chassant ce qui ressemblait trop à des remords, en garda la colère. Un piège : on lui avait tendu un piège… La sensation était étrange, très désagréable. On se bousculait dans les tiroirs de sa nécropole : Fitzgerald, Griffith, Ann Brook, Tagaloa, eux et qui encore ? Il avait mis le doigt dans l’engrenage, celui qui avait happé Fitzgerald, et les tueurs avaient une longueur d’avance : on l’attendait dans la ruelle, la boutique du vieux tatoueur, on le suivait, pire on le précédait, comme s’ils devinaient ses pensées…

Quittant le motorway désert, Osborne engagea la Chevrolet sur une petite route côtière. Dans ses phares, les habitations se faisaient rares. Il ralentit bientôt, déchiffra des pancartes, effraya un oiseau de nuit, manqua un croisement, consulta sa carte dépliée sur le siège. Te Atatu : normalement, il était tout près… Il suivit la route, une succession de courbes caillouteuses, et tomba enfin sur la maison, la seule du voisinage, en partie cachée par des kamashis à la blancheur spectrale sous la lune.

L’orage passé, on distinguait la mer qui bouillonnait en contrebas. Il était environ minuit et aucune lumière ne filtrait depuis la maison. Osborne ouvrit la portière et tira le corps qui gisait sur la banquette. Il était lourd et déjà presque froid. Il le hissa à grand-peine sur son épaule droite, serra les dents pour avancer. Le bruit des grillons couvrit celui de ses pas jusqu’au perron. Il sonna. Deux fois. Enfin il entendit des bruits de pas qui approchaient de la porte, timides…

— Qui est-ce ?

— C’est moi, Paul.

Amelia retint un cri en ouvrant la porte : la cause de ses insomnies se tenait sur le seuil de sa maison, au beau milieu de la nuit, un fardeau à l’épaule. Osborne sortit de la pénombre : un mort.

Il portait un mort.

— Je peux entrer ?

Il était d’une pâleur cireuse.

— Oui, bredouilla-t-elle dans un rêve.

Son costume noir ne valait plus tripette et une auréole écarlate avait taché sa chemise blanche. Son œil, en revanche, brillait violemment. Un moment incrédule, Amelia passa la main sur son visage endormi avant de reculer pour le laisser entrer. Elle était pieds nus, vêtue d’un peignoir blanc qu’elle serra autour de son cou.

— Tu te promènes avec des cadavres maintenant ? demanda-t-elle.

Soutenant son mort à grand-peine, Osborne traversa le salon et fit basculer le corps sur le canapé. Un Maori. Il y avait un méchant trou dans son ventre. Amelia frissonna sous son peignoir.

— Qui est-ce ?

— Un des frères Tagaloa, répondit Osborne.

Le jeune homme semblait dormir… Encore passablement ahurie par l’intrusion du policier, Amelia ne savait pas comment formuler sa phrase.

— Et… qu’est-ce que tu fais là ?

Il se tourna vers le macchabée.

— Tu es légiste, non ?

Elle le regarda avec des yeux ronds.

— Tu plaisantes ?

Osborne la surplombait d’une tête, cabossée, pleine d’ecchymoses.

— Il y a un labo à la cave, non ?

— Un labo ? Mais je ne dissèque que des papillons et des crapauds ici ! protesta-t-elle. Ça n’a rien à voir et puis de toute fa…

Il prit ses mains dans les siennes :

— Amelia, dit-il doucement, écoute-moi. On a trouvé un homme dans le charnier où Kirk désossait ses victimes : Sam Tukao, un homme qu’on a torturé à mort. Tukao est le notaire qui a signé l’acte de vente d’un chantier en cours du côté de Karikari Bay et je sais qu’il a touché des dessous-de-table pour cette opération : une des filiales de Melrose s’est approprié le terrain en question avec l’assentiment de Steve O’Brian, le père du maire. Ces terres abritent encore d’anciens pas maoris, qu’on fait actuellement sauter à la dynamite pour y créer une sorte de riviera. Johann Griffith travaillait comme comptable sur ce projet. Tu sais comme moi qu’elle aussi a été assassinée. Il y a forcément une raison à tout ça…

Amelia l’écoutait, assez éberluée. Cette discussion, ce cadavre au beau milieu de la nuit, tout cela était surréaliste. Et il n’avait pas lâché ses mains.

— Ann Brook ? dit-elle.

— Elle traînait avec la jet-set locale, côtoyait notamment les fils du maire et celui de Michael Lung, le pubard qui organise justement la campagne d’O’Brian. J’ai fouiné du côté du club échangiste où la plupart d’entre eux se rendaient mais trois types m’ont tabassé en sortant, avec l’intention de tuer. Je ne sais pas encore qui, mais j’ai de bonnes raisons de croire qu’Ann Brook était la maîtresse de Michael Lung.

— D’où sors-tu ces informations ? le coupa-t-elle.

— De Julian Lung, son fils… Je l’ai cuisiné un peu.

Amelia eut un rictus déplaisant devant l’auréole de sang sur sa chemise.

— Et alors ?

— Le meurtre d’Ann Brook est médiatisé, poursuivit Osborne, la police sur les dents : il faut des coupables. On déniche alors trois Maoris tout frais sortis de prison qui répondent au portrait qu’on se fait des crapules. Or, je suis allé voir la mère du seul survivant de la fusillade : elle n’était pas au courant de sa remise de peine, et encore moins de sa sortie…

Amelia enregistrait les données à toute vitesse.

— Tu veux dire que ce n’est pas eux, les tueurs d’Ann Brook ?

— Ça m’étonnerait, fit-il en desserrant la pression de ses mains. Les types trouvés dans le pavillon avaient beau être défoncés et armés jusqu’aux dents, ils avaient une trouille bleue…

Le vent soufflait contre les persiennes. La biologiste se sentait un peu dépassée par les événements.

— Je ne comprends pas, chuchota-t-elle, comme si le cadavre sur le sofa pouvait l’entendre. Quel rapport entre le meurtre d’Ann Brook et ton histoire de terrains et de collines maories ?

— En suivant la piste du portier du club échangiste, j’ai trouvé un Maori qui portait les mêmes tatouages, dans un bar pourri de South Auckland. Je cherchais à savoir qui avait fait ces fameux mokos quand je suis tombé sur lui…

Osborne se tourna vers le canapé où reposait le corps du jeune Maori. Il lâcha alors les mains d’Amelia, qui retombèrent le long de son corps. Elle semblait un peu perdue dans son peignoir : des morts, est-ce là tout ce qu’il pouvait lui apporter ?

Elle frissonna. Orphelins de ses mains, ses doigts étaient tout froids…

— Qui c’est ce type ? dit-elle enfin. Un des tueurs d’Ann Brook ?

— Je ne sais pas… Je ne sais pas si les frères Tagaloa sont impliqués dans les meurtres, s’ils forment un gang, mais j’ai besoin d’indices, une piste, n’importe quoi.

— Et tu me demandes de faire une autopsie ? Ici ?

— Des analyses sanguines, des résidus végétaux ou minéraux dans les tissus, le maximum d’éléments sur le lieu où il a résidé ces derniers temps, tout ce que tu pourras trouver, en particulier sur la façon dont il s’est fait ses tatouages : substances, types d’instruments utilisés…

Amelia avait l’impression de parler avec la voix d’une autre :

— Mais… et la police ? Pourquoi tu ne racontes pas tout ça à la police ?

— Gallaher a enterré l’affaire Griffith avec la complicité du coroner Moorie. Cette fille ne s’est pas noyée, tu le sais. Je n’ai confiance en personne. Qu’en toi.

Osborne la regardait avec sa maudite gueule d’ange, une technique terrible qui lui avait déjà valu trois nuits d’insomnie… Un mort à autopsier. Seule. L’idée était tentante pour l’apprentie légiste — la femme, elle, avait abdiqué depuis un moment…

— C’est bien joli ton histoire, renchérit Amelia, mais je ne vais pas débarquer à l’institut médico-légal avec un cadavre sous le bras !

— Il faut faire les prélèvements ici. Tu feras les analyses à l’institut… Ah ! Putain ! lâcha-t-il soudain. Qu’est-ce que c’est que ça ?!

Depuis le sofa, une odeur assez épouvantable flottait jusqu’à eux.

— Les muscles qui se relâchent, répondit-elle. Le corps se vide… Bon (elle s’agita tout à coup). On ne va pas le laisser là. Il faut le laver.

Les yeux d’Osborne s’illuminèrent un court instant : elle acceptait de l’aider.

— Où il est ton labo ?

— À la cave, répondit-elle. Prends une couverture pour le transporter : y en a dans le placard du vestibule. Moi je vais m’habiller…

Amelia fila dans un coup de vent et grimpa l’escalier qui menait à sa chambre.

Osborne commença par fouiller le corps : un treillis délavé, pas de papiers d’identité mais une carte de l’île du Nord, sans indications, quelques centaines de dollars en liquide, un canif aiguisé, du papier à cigarettes et, coincé dans sa ceinture, un petit sachet d’herbe… Du datura, à l’odeur. Il en avait fumé avec Ann Brook. Les frères Tagaloa étaient bien les dealers de la jeunesse dorée d’Auckland. L’avaient-ils tuée pour autant ? Il se concentra sur les tatouages du Maori, plus particulièrement sur les mokos qui couvraient son visage. Le dessin, assez obscur, était d’une grande finesse. Si les courbes du menton dataient (ils étaient d’une teinte bleuâtre), les cercles autour du nez et des yeux étaient récents : on voyait encore les petites cicatrices sur sa peau traumatisée et les traits plus sombres… La marque du gang ?

Osborne trouva une couverture dans le placard du vestibule, qu’il disposa sur le parquet avant d’y rouler le cadavre. L’odeur de merde lui soulevait le cœur. Depuis la chambre du loft, Amelia parlait toute seule : elle disait qu’elle n’avait pas tout le matériel adéquat, énumérait la liste des produits manquants, augurait des résultats médiocres pour un risque maximal… Elle redescendit, vêtue d’un jean et d’un pull, maintenant complètement réveillée.

— Amène-le à la cave, dit-elle, on va l’installer…

Osborne empoigna la couverture et fit glisser la dépouille jusqu’au petit escalier. La tête du Maori cogna sur les marches. Il faisait frais au sous-sol. L’atmosphère était chargée d’aldéhyde formique, de formol, une lumière crue tombait du plafond. Une table d’acier inoxydable montée sur tréteaux, une rigole qui courait tout du long pour se perdre dans un tube alimentant le tout-à-l’égout, plusieurs scies électriques sur une étagère, scalpels, seringues, pinces à os, plus loin des casiers réfrigérés, un congélateur, un évier, un robinet : l’assistante du coroner s’était aménagé un véritable petit laboratoire.

Osborne gémit en disposant le cadavre sur la table d’autopsie — les muscles de son épaule avaient refroidi, il pouvait à peine la remuer. Amelia rassemblait son matériel chirurgical, silencieuse. Il remarqua trois caisses de bois poussées dans un coin : le labo servait aussi de cave à vin…

— Tu as Internet ? demanda-t-il.

— Dans ma chambre.

La biologiste avait enfilé une blouse et une paire de gants plastifiés. Elle se pencha sur la boîte crânienne, examina les tatouages, déjà ailleurs…

— Ça va aller ? dit-il.

Amelia fit signe que oui, deux billes bleues sous les néons.

Il remonta.

La maison était silencieuse, à peine troublée par le bruit des vagues contre les rochers. Osborne commença par nettoyer les traces d’excréments sur le sofa, le sang de sa chemise, puis fila vers le jardin. Il ouvrit le coffre de la Chevrolet, laissa le patu traditionnel utilisé par Tagaloa, attrapa la mallette et effectua le chemin inverse jusqu’à la cave.

À l’aide d’une seringue, Amelia perçait un trou dans l’œil du Maori afin de prélever quelques centimètres cubes d’humeur vitreuse. Elle vit Osborne au pied de l’escalier mais ne relâcha pas son attention.

— J’en ai pour toute la nuit, dit-elle en évaluant le liquide.

Osborne s’approcha de la table d’autopsie improvisée, oublia qu’il voyait là son premier mort bien à lui, et sortit l’appareil numérique de la mallette. Puis il cadra le visage tatoué qui reposait sur l’inox et prit trois clichés. Des gros plans.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

Amelia versait la substance dans un tube.

— Chercher d’où sortent ces mokos, répondit Osborne.

Leurs regards se croisèrent. Malgré la situation, Amelia ne lui en voulait pas. Elle aimait ce type, et si effrayant que cela pût paraître, elle le suivrait dans ce qui ressemblait trop aux délires paranoïaques d’un homme seul, abandonné, au bout du rouleau. Mais son romantisme avait quand même des limites :

— Ça ne me dit toujours pas comment tu t’es procuré les cheveux d’Ann Brook, fit-elle.

Osborne fourra l’appareil dans la mallette.

— Dans son cercueil, répondit-il.

— Ah… C’est là où tu traînes la nuit ?

— Ça ne m’amuse pas, dit-il pour couper court. À tout à l’heure…

Amelia le laissa filer — c’est ça, à tout à l’heure…


L’escalier en colimaçon menait à une chambre mansardée. Un lit deux fois plus grand que sa dormeuse se prélassait sous le Velux ; par terre des bouquins en piles, revues techniques, romans, essais… Osborne alluma le Mac posé sur le secrétaire, profita de la mise en marche pour évaluer son omoplate dans la salle d’eau voisine. Le coup de massue avait laissé un hématome impressionnant. Il tira un sachet de poudre blanche de la mallette, sniffa un long rail sur la tablette et regagna la chambre en apesanteur. Là il se brancha sur Internet, jeta un œil fiévreux à sa montre — deux heures du matin — et tapa le nom de Nepia, le vieux tatoueur maori.

Peu d’informations disponibles sur les différents moteurs de recherche mais il finit par trouver sa trace sur un site consacré aux tatouages : activiste à l’époque de l’occupation de Bastion Point, Joseph Nepia s’était depuis consacré à l’art du moko. Pas de photos, sinon celles de ses compositions. Tatoueur jadis réputé de la banlieue sud d’Auckland, Nepia s’était retiré depuis des années. Aucune adresse disponible. Il faudrait voir dans les fichiers de la police mais Joseph Nepia semblait s’être lui aussi volatilisé dans la nature…

La lune exhibait ses cratères par le Velux de la chambre. Les tatouages de Tagaloa avaient forcément une signification. Selon la tradition, les mokos étaient même un honneur réservé aux rangatiras, les chefs ou aristocrates, par opposition aux tutuas, les gens du commun — et à plus forte raison aux taurekarekas, les esclaves. Un moko était comme une signature, une armoirie désignant les mérites de la personne qui les portait. La profondeur et l’épaisseur du trait indiquaient le rang, la dignité. Il fallait parfois des mois, voire des années avant de « compléter » le tatouage d’un chef… Osborne examinait les photos numériques : d’après ceux qui ornaient le visage de Will Tagaloa, le jeune Maori venait d’accéder à un rang élevé.

Il continua à éplucher un à un les nombreux sites disponibles, enfumant la chambre à coucher. Après une lente et fastidieuse recherche parmi les documents consacrés à l’art du tatouage, Osborne tomba enfin sur une gravure datant du XVIIIe siècle, le portrait d’un chef maori arborant les mêmes mokos. Exactement les mêmes. Ceux d’Hauhau, le visionnaire fanatique devenu le prophète Te Ua, dont les adeptes réutilisaient les descriptions apocalyptiques de la Bible pour stimuler les ardeurs guerrières des Maoris…

Car ces mokos, si raffinés fussent-ils, étaient des tatouages de guerre.

*

Asexuée sous sa combinaison blanche, Amelia papillonnait autour du cadavre. Étrange vision que cette petite libellule s’agitant à la lueur blafarde de la cave…

— J’ai fait une première série de prélèvements, dit-elle en voyant Osborne au pied des marches, notamment pour tout ce qui concerne les tatouages. Je me débrouillerai pour avoir les premiers résultats demain soir. On ne fait pas trop attention à moi au labo en ce moment…

Osborne opina, les yeux dans le vague. Le corps du Maori avait gonflé, distendu par les gaz qui imprégnaient les tissus, des petites bulles d’écume blanche suintaient du nez. La calotte crânienne était ouverte et la vision de toutes ces substances gélatineuses était assez écœurante. Ça n’expliquait pas ce qui avait pu motiver le portier d’un club échangiste à rejoindre les adeptes d’Hauhau : toutes ces histoires dataient de l’arrivée des colons…

— Tu as trouvé quelque chose ? demanda Amelia.

— Ces tatouages sont ceux d’une ancienne secte, répondit-il. Des adeptes d’un vieux culte antibritannique.

Amelia fixa la boîte crânienne sur son socle.

— Quel rapport avec notre histoire ?

— Je ne sais pas… En tout cas, avec sa gueule tatouée, ça m’étonnerait que Tagaloa ait jamais songé à reprendre son job de portier… Bizarre, marmonna Osborne, parce que d’après la fille du vestiaire Tagaloa devait reprendre le job lundi.

— Ce qui signifie ?

— Qu’il va se passer quelque chose d’ici là.

— Quoi ?

— Je n’en sais rien.

Deux jours. Ils avaient encore deux jours. Amelia bâilla malgré elle. Le manque de sommeil s’accumulait et, aux cernes qui soulignaient ses yeux, il était clair qu’elle ne tenait plus debout. Il était cinq heures du matin.

— Et lui, qu’est-ce qu’on en fait ? demanda la biologiste en désignant la dépouille sur la table d’inox. Si tu veux une autopsie complète, il va falloir encore le garder au frais un moment…

— Il te faut combien de temps ?

— Six ou sept heures, au bas mot. Sans doute plus… Ça dépend aussi de ce que je trouve après la première série de prélèvements… (Amelia jeta un œil à sa montre, un truc en forme de tulipe.) Impossible de finir maintenant, dit-elle. À moins de prétexter une maladie et de m’y coller toute la journée, mais ça ne nous avancera pas plus : il va bien falloir que je passe à l’institut médico-légal pour faire les premières analyses…

Amelia avait raison : on ne pouvait pas laisser le corps comme ça, à l’air libre. L’odeur allait attirer les mouches, quelqu’un pouvait débarquer à l’improviste, tomber sur le macchabée…

— Tu n’as pas de chambre froide ? demanda Osborne.

— Ce n’est pas une boucherie ici, rétorqua-t-elle sans relever l’euphémisme. Je te rappelle que d’ordinaire je ne dissèque là que les chouettes et les mulots : pas les humains.

Elle ôta ses gants de chirurgie. Osborne grogna en silence. Il y avait bien le congélateur mais le cadavre était trop imposant pour s’y glisser, sans compter que ses muscles allaient bientôt se raidir et qu’il faudrait attendre une douzaine d’heures avant qu’ils ne se relâchent… Devinant ses pensées, c’est elle qui lui donna la solution, la seule.

— Il faut le découper.

Osborne eut comme un goût de verre pilé dans la bouche.

— Le découper ?

— Oui : lui scier les jambes et disposer le tronc dans le congélateur. Normalement il devrait passer.

La voix d’Amelia était soudain de glace. Elle muait. Une mue à l’envers : le papillon retournait dans sa chrysalide, à l’état de larve. Osborne ne dit rien mais ils étaient maintenant aussi pâles l’un que l’autre. Le scier… Il évalua le congélateur, le corps sur la table, le visage las de la biologiste et la peur qui s’y terrait. Lui aussi avait peur. Il avait tué un homme, la sensation était encore diffuse, mais il n’en avait pas encore fini… Le scier.

— Tu n’auras qu’à le mettre là-dedans, dit-elle en sortant deux bâches de plastique noir d’un tiroir coulissant. Il y a plusieurs scies électriques sur l’étagère : prends la plus costaud. Moi j’ai eu ma dose pour cette nuit… (Elle déposa une combinaison blanche sur la table d’inox.) Tiens, ajouta-t-elle, je te conseille de prendre ça…

Fuyant son regard doré sous le néon, Amelia partit se coucher, le laissant seul à la cave avec son grand bout de mort…

Un spectre passa dans le silence du réduit. Osborne aspira le fond de cocaïne qui traînait dans sa poche, ravala l’amertume et, évitant le visage écorché du cadavre, entama son horrible travail de force.

Au début, ce fut plutôt facile : on rentrait dans la chair comme dans du beurre, mais très vite ça devenait un cauchemar, un cauchemar bien réel. La scie bourdonnait, des particules d’os ripaient sous la lame, il en mettait partout, sur la table d’acier et par terre, sur le carrelage ; en crevant l’artère fémorale le sang lui gicla au visage si bien qu’il en fut bientôt recouvert ; c’était tiède. Il serra les dents et les doigts sur la machine qui n’en finissait plus de découper le gamin, ce gamin qu’il avait tué d’une balle à bout portant et qu’il démembrait maintenant, qu’il sciait en deux, comme s’il fallait payer sa dette envers la mort qu’il venait de colporter, messager de mauvais augure, les bras tétanisés par l’effort et le dégoût.

La première cuisse se détacha enfin, soulageant un moment le moteur de la scie, beaucoup trop petite ; restait l’autre jambe. Osborne voulut crier mais ça ne servirait à rien. Il devint alors comme fou : ne sentant plus la douleur de son crâne ni même son épaule meurtrie, il découpa la seconde cuisse en forçant de tout son poids sur la machine qui bientôt atteignit l’os. La lame patinait, le sang lui sautait au visage, le baiser de la mort, la morsure du serpent, il n’était plus qu’une bête sauvage aux babines retroussées sur l’horreur qu’il perpétuait là, sous ses yeux révulsés ; la dope, les traînées écarlates hourdées sur la combinaison, les nerfs sectionnés, les siens à vif, les tendons, il vécut une succession de drames en croyant que cela arrivait à un autre.

La seconde cuisse céda. Osborne lâcha le tout, en transe hallucinatoire. Les lumières crues du néon lui brûlaient les yeux, il transpirait à grosses gouttes, Tagaloa n’avait plus de jambes, il était coupé en deux, son tronc avait quelque chose d’obscène et ils paradaient, les insectes nécrophiles, ils voltigeaient autour de lui, les anges amputés… Il se débarrassa de la combinaison ensanglantée comme si elle le démangeait et se passa la tête sous le robinet d’eau froide. Cette histoire allait le rendre cinglé. Il se sentait déjà partir, il était passé de l’autre côté. Mais il fallait agir vite : Osborne empaqueta le tronc du Maori dans la première bâche et précipita le tout dans le congélateur. Même réduit de moitié, il prenait presque toute la place. Un mauvais rêve. Il attrapa les jambes coupées, à pleines mains, comme s’il s’agissait de parapluies, oui c’est ça, de dégoûtants parapluies, il les fourra dans l’autre bâche plastifiée que lui avait donnée Amelia, puis il nettoya la cave et, toujours sans réfléchir, courut jusqu’à la voiture.

Elle était là, sous l’arbre en fleur où poussait la lune. Osborne jeta la bâche dans le coffre, prit le volant et roula, les yeux grands ouverts, jusqu’à ce que le vent de la nuit le ramène à la raison. Peine perdue.

*

Une décharge en plein air.

Des étoiles à vous crever le ciel.

Nulle âme qui vive sur le bord de route, que les astres.

Osborne claqua la portière du coffre. Le sac plastique paraissait léger dans ses bras mais la sensation était si désagréable qu’il se mit à dévaler la pente, à toute vitesse, comme si le reste du cadavre le poursuivait dans la nuit. L’horreur et la dope le faisaient dérailler. Ou il avait déjà déraillé. En attendant, ses semelles glissaient sur les boîtes de conserve : il manqua de perdre l’équilibre, se rétablit en prenant appui sur un pneu, puis stoppa sa course au pied de la butte, haletant.

La décharge publique s’étendait à perte d’obscurité, monceaux de ferrailles désarticulés sous la lune. Un rat fila entre les machines à laver éventrées. Osborne fureta un moment entre les détritus et les rebuts qui s’amoncelaient, puis s’arrêta. Là c’était bien… Il empoigna la pelle qui la veille avait servi à déterrer le corps d’Ann et commença à fouiller les entrailles de la terre. La pelle cognait contre les boîtes de conserve. Osborne s’enfonça, livide, dans la fange des autres. L’odeur était répugnante, sa tête en feu malgré les sueurs froides qui gouttaient de son front. Il jeta des regards inquiets vers la crête qui se découpait dans la nuit mais aucune voiture ne passait depuis la route. La peur d’être découvert chassa les douleurs de son corps. Il creusa, creusa encore, enseveli sous plusieurs couches d’horreur. Enfin, les muscles tétanisés, Osborne évalua le trou qu’il venait de faire.

Il jeta la bâche plastifiée et, à la hâte, la recouvrit de terre et de déchets. La lune le regardait, blême. Osborne ne pensait à rien : la forme des jambes sous la bâche suffisait.

La sépulture était maintenant achevée. Il crut entendre le bruit d’un véhicule, mais ce n’était que le vent dans le champ de carcasses… Osborne slaloma entre les rebuts, remonta la pente en trébuchant et courut jusqu’à la voiture. Le sang battait contre ses tempes quand il mit le contact : mort, mutilation, meurtre, on évoluait en petit comité.

*

Les lumières d’Auckland faisaient des pointillés de l’autre côté de la baie. Osborne gara la Chevrolet sous le kamashi en fleur.

À l’aube naissante, les mouettes cendrées se disputaient le bruit des vagues. Il fit quelques pas dans le jardin d’Amelia, erra le long des rochers ; après ce qu’il venait de vivre, le ronronnement du ressac avait un étrange pouvoir d’apaisement… Le vent de la mer ameutait les fantômes ; à la lune montante, on les voyait luire sur les surfaces.

L’effet de la cocaïne s’était dissipé. Osborne se sentait soudain vidé, anéanti par ce qu’il venait de faire. Son omoplate blessée lui tira des grimaces, enfin il réussit à se déshabiller. Abandonnant ses vêtements puants sur les rochers, il se glissa dans l’eau. Elle était froide et noire ; lui, brûlant de fièvre, la tête cassée, et des morts qui s’échappaient des fissures… Alors il lâcha prise et se laissa guider par le courant. Son corps suivait le guide, il flotterait jusqu’au spectre d’Hana qui l’attendait au large…

En vain.

Les premières lueurs du jour pointaient quand Osborne remonta vers la maison, nu. La mer avait dissipé les traces de sang sur sa peau, l’odeur de cadavre qu’il colportait, mais pas la fatigue. Il poussa la porte d’entrée, restée entrouverte. Son cœur se raidit : il avait le souvenir d’avoir refermé la porte.

Osborne posa ses affaires sales sur le seuil et attrapa son revolver. Enfin, il poussa la porte. Le loft était plongé dans le noir, on ne distinguait qu’une faible lueur à l’étage. Il écouta les bruits de la nuit, n’entendit que son souffle. Rodé à l’obscurité, il avança vers l’escalier en colimaçon qui menait à la chambre. Son pas grinça légèrement sur les marches. Il vit la chambre plongée dans la pénombre, puis la bougie qui pleurait à chaudes larmes sur le secrétaire… Son cœur battit plus vite : sous le Velux, le lit était vide.

— Amelia ?

Osborne approcha, le doigt sur la détente. Soudain, trahie par le frémissement de la flamme, il sentit une présence dans son dos. Sa respiration se bloqua alors complètement : un doigt passa sur sa joue.

La peur de trouver Amelia morte ne l’avait pas quitté mais Osborne ne dit rien — le bout de ses doigts était très lisse…

6

Une fine pellicule d’aube s’échappait du Velux. Un moustique circulait dans la chambre, tous feux éteints. Couché près d’elle paraît-il endormie, Osborne n’osait plus rien toucher. Oh ! l’animal n’était pas fragile, simplement comme toutes les petites bêtes, elle redoutait les mauvaises surprises…

Sans but précis, incapable de dormir, il regardait Amelia, étendue sur le lit défait. Elle était là, à ses côtés, inerte mais vivante, le ventre couvert de sperme. On le voyait luire faiblement sous la lune, tumulus de ses mauvais sangs morts sur sa peau…

Ah ! spermatique Amelia qui ne prenait pas la pilule mais s’en barbouillait, jouait avec, faisait patauger ses doigts dans la flaque translucide comme avant elle sautait pieds joints dans le caniveau débordant ! Professionnelle Amelia qui avec un grand soin esthétique étalait le précieux lait d’orgasme sur sa peau solaire, s’en parait, s’en passait sur le corps comme une crème de lui, sans oublier le moindre recoin, comme s’il fallait aller jusque-là pour seulement commencer à la pénétrer, comme s’il fallait aller jusque-là pour l’avoir dans tous les pores…

À genoux, le sexe groggy, il l’avait regardée faire, hébété après tout cet amour déversé sur son abdomen. Loin de le dégoûter, cette application à s’enduire de ses fibres l’avait bouleversé.

L’émotion était là, banale, surnaturelle. Achevant de peaufiner son étrange toilettage, Amelia lui avait dit que maintenant elle l’avait dans la peau, que maintenant ils étaient tous les deux dans le même drap… Son œil brillait au ballet des étoiles finissantes. De quoi parlait-elle : de l’affaire ? d’eux ? Après ce message sibyllin, Amelia avait tourné sa tête sur l’oreiller avant de s’endormir, sans un mot. Lui n’avait rien demandé ; le moment était unique, mieux valait rester sur cet inquiétant chef-d’œuvre…

Il la regardait dormir, un bras replié sous l’oreiller. Son ventre diaphane formait un creux jusqu’aux draps qui, de son sexe, ne laissaient apparaître qu’un pubis châtain et une odeur particulière. Elle poussait parfois de petits cris étranges, comme ceux des animaux qui rêvent… Parcouru de sentiments prodigieux, il observait ses petits seins à l’étale, ses hanches douces, ses cuisses, sa peau…

Il la caressa sans la toucher et, de loin, attendit l’aube.

À la lumière blafarde de la lune, le ventre d’Amelia s’inventait des cadavres ; répandu sur ses vingt-cinq ans, Osborne avait de beaux restes…

7

Jon Timu passa les grilles de l’institut spécialisé, ses gros poings enfoncés dans les poches. Son fils venait de partir avec Josie pour une promenade en bord de mer, il n’avait une fois de plus pas pu les accompagner, le sourire ébahi et confiant que Mark lui avait adressé en le quittant n’en finissait pas de lui trouer le ventre, sa vessie hurlait : c’était comme s’ils ne se verraient plus.

Un mois, peut-être deux, avait dit le docteur Beevan. Ce cruel compte à rebours lui faisait perdre la tête : bien sûr qu’ils se reverraient ! Il organiserait même une grande fête à l’institut, en l’honneur de Mark : son anniversaire était dans six mois mais il trouverait un autre prétexte, Josie l’aiderait, il ferait une sorte d’adieu à son fils, Mark n’y verrait que du feu, c’est sûr, ils seraient tout simplement heureux, oui, il ferait ça, la semaine prochaine ou la suivante : il verrait ça avec Josie et la directrice, ensemble ils lui feraient une fête inoubliable, à lui et aux autres gosses aussi…

Timu traînait sa peine. Quand il se sentait trop seul, il poussait jusqu’aux bars de Saint Heliers Bay où il allait boire deux ou trois cafés chez Vicente, un Italien avec lequel, à défaut de se confier, il discutait le coup autour d’un croissant. Le Maori avait tout misé sur sa carrière : en retour, il avait reçu un chromosome 21, celui qui avait investi le cerveau de leur fils. Helena en était morte. Elle était morte comme on se retire du jeu, et si c’est Beevan qui lui avait donné l’arme du crime, c’est lui qui l’avait tuée, de sang-froid…

Pour une somme de raisons mises bout à bout, abandonner Mark à son sort était depuis longtemps son obsession. Orphelin, qu’allait-il devenir ? Jon avait accepté de monter l’opération pour lui. Au moins assurer son avenir, à défaut du présent : l’institut spécialisé était le meilleur de la ville, quinze mille dollars l’année il pouvait, Jon économisait sur son salaire depuis des années mais la « prime » à elle seule lui assurait dix années de tranquillité. Timu avait pris des dispositions pour ça. L’idée que Mark pût finir sa vie au foyer lui était insupportable : il lui fallait sa chambre, sa télévision, « Urgences » et tous ces trucs qui le passionnaient, mais aussi Josie, la piscine, ses copains de barbotage, et bientôt ses premières copines de l’institut…

En attendant, il pissait du sang. Les médicaments du docteur Beevan ne le soulageraient plus longtemps : il faudrait se suicider. Sans doute. Deux mois il avait dit, peut-être trois…

Fumant son cigarillo à volutes serrées, Jon Timu buvait un cappuccino à la terrasse de Vicente, tout à ses viennoiseries, quand une femme s’attabla. Elle portait une chemise épaisse et un colis qu’elle déposa sur la chaise voisine : une Maorie comme lui, ou plutôt une métisse, très brune, les cheveux courts, deux yeux de jade qui le transperçaient.

— Il faut que je vous parle, dit-elle.

Une très jolie femme. Mais son instinct de flic prit vite le dessus — il n’aimait pas sa façon de le dévisager.

— Qui êtes-vous ?

— Peu importe, répondit-elle. Vous avez des nouvelles de votre fils ?

Timu retira le cigarillo humide de sa bouche, oublia aussitôt Vicente, le cappuccino, ses yeux de jade…

— Qu’est-ce que vous lui voulez ?

La métisse déposa un foulard sur la table : un bleu. Celui d’Helena. Le fétiche que Mark ne quittait jamais. Il l’avait encore ce matin. Son sang ne fit qu’un tour.

— D’où vous sortez ça ? s’empourpra-t-il. Que lui est-il arrivé ?

Il fit un geste menaçant mais la fille ne broncha pas.

— Du calme, capitaine, dit-elle : Mark se porte bien, du moins pour le moment. L’éducatrice qui l’accompagnait, en revanche, est un peu fatiguée… (Elle eut une moue plus cruelle qu’ironique.) Mais ne vous inquiétez pas, ajouta-t-elle, il ne leur arrivera rien si vous vous montrez coopératif.

Timu fulminait. Le policier avait disparu sous le père.

— Qu’est-ce que vous lui avez fait ? gronda-t-il. Répondez !

— Parlez moins fort, dit-elle doucement. J’ai un marché à vous proposer.

Enlevé. Mark avait été enlevé. Timu lui attrapa le poignet et le serra jusqu’à ce qu’il craque.

— Où est-il ? siffla-t-il.

— Ne faites pas l’imbécile, vous avez très bien compris la situation.

— Où est-il !

— Lâchez-moi, ordonna-t-elle. Tout de suite.

Ses yeux de jade étaient d’un calme inquiétant. Lui bouillait.

— J’ai un marché à vous proposer, répéta la jeune femme. Lâchez-moi.

Le chef de la police desserra le poing mais pas les dents. Ils paieraient pour ça.

Elle saisit le colis posé sur la chaise voisine et le posa sur la table.

— Voilà comment nous allons procéder…

8

Tom Culhane mâchait un chewing-gum, le troisième depuis ce matin. C’est aujourd’hui qu’ils allaient tenter la fécondation in vitro. L’amour sous verre, qu’au moins il ne jaunisse pas… Tom en était malade. L’enfant qu’ils n’auraient pas de manière naturelle avait dressé entre eux un mur que plus rien ne semblait en mesure d’abattre. Il avait cru que leur libido survivrait à la « soirée barbecue » (comme il disait), sur le coup ça paraissait plausible (ils avaient fait le premier pas, le plus dur d’après les sexologues) et il espérait qu’en renouant le contact physique le reste suivrait, mais il se trompait : Rosemary avait repris sa place sur le canapé devant des séries idiotes, des histoires d’hôpital, d’amour et de meurtres qui n’étaient pas les leurs.

La veille au soir, maladroit, il avait envisagé l’adoption. Le coup du nombre de petits malheureux dans le monde n’avait pas fait long feu et c’est le mépris entre les dents qu’elle l’avait envoyé paître, lui et ses belles idées humanitaires, à l’autre bout du lit. Au piquet.

Rosemary devenait méchante. La mère avait chassé la femme, elle l’avait rongée, et de leur amour ne restait que l’os…

Tom risqua un œil par la porte de la chambre. Sortant à peine du lit où elle passait désormais le plus clair de son temps, comme si elle était malade, Rosemary s’apprêtait pour le rendez-vous à la clinique. Elle avait enfilé sa robe et s’excitait maintenant sur la fermeture Éclair.

— Tu veux que je t’aide ?

— Quelle plaie cette robe !

Tom s’approcha. Elle lui allait bien mais ce n’était pas la peine de le lui dire.

— Non, laisse, c’est bon. (Elle força sur le zip.) On est en retard ?

— Non, non, prends ton temps…

Le zip ne cédait pas. Ça l’énervait. Tom hésitait à y mettre les mains, seulement la tension qui émanait de sa femme le repoussait presque physiquement. Sans compter qu’ils allaient finir par être en retard…

Tobby attendait au milieu de la pelouse quand ils quittèrent la maison. Lui aussi avait dû sentir la tension puisque, au lieu de japper tout son soûl en battant leurs mollets de sa queue, l’animal les regarda passer dans l’allée. Dérogeant à ses habitudes, il n’essaya même pas de grimper sur la banquette de la voiture : il fila au contraire vers la niche où il n’allait jamais, la queue basse. Drôle de bête. Tom prit place au volant.

— Je crois que j’ai oublié de fermer à clé, dit-il.

— Tant pis. Allons-y.

Ils arrivèrent en retard à la clinique, à peine dix minutes mais cela suffit à exaspérer Rosemary. Elle marchait devant lui et ses petits pas résonnaient dans les couloirs aseptisés. Tom était nerveux, blessé, et aussi un peu honteux — comme si sa virilité était en jeu. Fécondation en laboratoire : on était loin de l’amour… Premier étage, droite. Le docteur Boorman sortait de son bureau lorsqu’il vit le couple et leurs têtes défaites avancer vers lui comme des bestiaux à l’abattoir. D’ordinaire si sûr de lui, le médecin semblait lui aussi perturbé…

— Écoutez, leur dit-il tout de go, je ne sais pas ce qui se passe, mais venez. (Il ouvrit une porte.) Entrez dans le bureau, nous serons mieux pour parler…

Tom adressa un regard plein de circonspection à Rosemary, qui avait déjà les larmes aux yeux. Il serra la main de sa femme, solidaire, quoi qu’il arrive…

*

Était-ce ce bout de nuit passé avec Amelia, ce jus de lui versé sur son ventre blanc et les soupirs hypnotiques qu’elle lui avait rendus ? Quand Osborne ouvrit les yeux, le soleil était haut dans le ciel.

Il s’ébroua, les paupières lourdes. Le lit était vide, pas même tiède.

Sur la table de nuit, le réveil électronique affichait midi trente. Il pesta. Amelia était partie au travail avec ses échantillons, aussi silencieuse dans la fuite qu’elle était menue dans ses bras… Il faisait chaud dans la maison. Osborne descendit nu l’escalier en colimaçon, trouva du café au chaud dans une thermos et un mot d’elle sur le bar de la cuisine.

Cher Paul,

Le moins qu’on puisse dire, c’est que j’ai, grâce à toi, passé une nuit inoubliable. Du cauchemar au rêve il n’y a qu’un pas, qu’on franchit avec toi allégrement. Comme quoi tout arrive à qui sait attendre — le meilleur comme le pire. Tu dormais à poings fermés quand je suis partie (vers huit heures, j’en bâille encore), mais pour une fois que tes yeux de cinglé étaient clos j’ai préféré les laisser en l’état. Quel spectacle tu fais quand tu dors ! On dirait une locomotive écrasée au fond d’un ravin, et qui tourne encore… Marrant. Je ne sais pas à quoi tu carbures mais j’en veux bien encore. (Quel mot charmant, n’est-ce pas ?) Je ne dirais pas la même chose de la situation dans laquelle tu me mets… Bon, je file avant que l’envie de te casser la gueule ou de remonter l’escalier me prenne (je connais deux trois trucs pour réveiller les locomotives écrasées au fond des ravins, qu’elles tournent encore ou non).

Pour ce qui concerne les analyses, c’est l’effervescence à l’institut médico-légal en ce moment : je pense pouvoir faire des heures sup sans attirer l’attention. De retour dans la soirée. Tard sans doute — avec les premiers résultats, du moins je l’espère…

Ne t’amoche pas trop. Toute cette histoire me fout la trouille…


P.-S. 1 : Ne cherche pas les clés de la maison, je laisse ouvert.

P.-S. 2 : Tes affaires sont dans la sécheuse.

P.-S. 3 : Merci pour le mort : c’était mon premier (j’en suis encore toute retournée).

P.-S. 4 : Merci surtout pour l’amour (idem).

A.

Elle était marrante… Sans doute beaucoup plus. Osborne ne savait plus. Il avait adoré son corps, ses gestes, ses mots pour jouir. Il avait aimé jusqu’à ses petits seins, et son sourire malin tandis qu’elle s’enduisait de lui… Ça lui faisait déjà mal au cœur de l’oublier — car il fallait oublier…

Il trouva ses affaires dans la buanderie, propres. Son épaule lui faisait un mal de chien mais il réussit à les enfiler. Depuis les fenêtres du salon, on entendait les vagues et les mouettes qui se les partageaient. Il but un café, mal réveillé, puis un autre, toujours vaporeux. Son paquet de cigarettes traînait sur le bar avec ses clés de voiture, les papiers qu’il trimbalait, son canif, quelques chewing-gums, son portable… Osborne alluma une cigarette, détesta la première bouffée, vit qu’il avait reçu un message.

Il l’écouta en achevant son café, puis se contracta. La voisine de Pita Witkaire avait laissé un message ce matin, à dix heures trente-deux : son mari avait aperçu le Maori au marae, « pas plus tard que tout à l’heure », alors qu’il relevait ses pièges à opossums…

*

341, West Coast Road.

À l’ombre grêlée d’un miro multicentenaire, le grand-père d’Hana arrachait les mauvaises herbes qui avaient envahi le petit cimetière derrière le marae. En un mois, la végétation avait gagné sur le lopin de terre : une fourche caudine à la main, le vieil homme s’échinait à réparer les dégâts d’une absence prolongée. Osborne le trouva là, penché sur la tombe de sa femme.

Tena koe[37], dit-il.

Le front large et ridé, des cheveux d’un noir bleuté parsemé de gris, de petits yeux farouches dont Osborne connaissait déjà l’expression, Pita Witkaire dévisagea l’intrus. Lui aussi avait beaucoup changé.

— Qu’est-ce que vous voulez ? fit-il en anglais.

Une manière de garder ses distances. C’était fini le wero, les hakas

— Je vous cherche depuis des semaines, répliqua Osborne. Vous étiez où ?

Le Maori continuait de le sonder, sur ses gardes.

— En vacances, répondit-il.

— Ah oui ? C’est bizarre parce que personne n’était au courant.

Il ne le croyait pas. Pita se concentra sur ses mauvaises herbes.

— Je ne tiens pas les gens au courant de mes allées et venues, se défendit-il sans relever la tête. Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Sam Tukao, vous connaissez ?

— Non.

— Un notaire qui exerçait à Mangonui, précisa Osborne. Retrouvé mort dans un charnier de Waikoukou Valley parmi les victimes de Kirk, le tueur en série. Tukao était membre de votre tribu.

Witkaire reprit son sarclage.

— Et alors ?

— Vous êtes une des principales figures tainui, je me disais que vous pourriez me renseigner…

Il alluma une cigarette. Witkaire avait pris bien des rides, il en courait aux coins de son visage, et il paraissait plus petit…

— Je ne connais pas tous les membres de la tribu, rétorqua-t-il, encore moins votre notaire…

— On l’a torturé à mort avant de l’assassiner. J’ai vu sa veuve du côté de Russell : Tukao a touché une belle enveloppe pour la vente de terres situées à Karikari Bay. Ça non plus ça ne vous dit rien ?

Pita Witkaire secoua la tête d’un air indifférent, toujours penché sur les mauvaises herbes. Osborne se tourna vers le marae désert.

— La rencontre intertribale a lieu dans quinze jours : vous avez abandonné vos activités culturelles ?

— J’ai pris ma retraite.

— Depuis quand ?

— La mort de ma femme.

Les branches du pin se balançaient au-dessus du tombeau, une plaque de marbre toute simple avec le nom de Wira gravé dans la pierre. Sous ses airs de patriarche, le vieil activiste semblait surtout triste.

— Et l’école maorie, poursuivit Osborne, les hakas : où sont vos danseurs ?

— Je vous dis que je me suis retiré des affaires, grogna-t-il : toutes ces histoires ne me concernent plus.

Ça sentait l’herbe fraîchement coupée et le mensonge à plein nez. Osborne s’approcha du tombeau.

— Et Hana ? dit-il. Elle aussi était danseuse : où est-elle ?

Pita traversa son regard — celui d’un homme aux abois.

— Je ne sais pas.

— Impossible. C’est votre petite-fille. Vous savez forcément où elle est.

— Je vous ai dit que non.

— Vous mentez : vous aussi vous la cherchiez.

Osborne écrasa sa cigarette sur la plaque de marbre, le cœur serré. Sentant le danger, le vieil homme se redressa : le flic se tenait juste au-dessus de lui et ses doigts tremblaient au bout de ses mains.

— Où est-elle ? gronda Osborne. Répondez !

Mais Witkaire n’avait pas peur. Il était devenu comme du fer.

— Hana est malade, dit-il froidement. Elle est malade depuis longtemps… Vous habitiez la même cité, vous êtes au courant, non ?

Il parlait du viol dans la cave. Osborne acquiesça sans desserrer la mâchoire.

— En arrivant parmi nous après le drame, Hana était… ngakaukawa. Un cœur amer, poursuivit le Maori. Son mana était en danger mais ma femme a réussi à la soigner, à la reconstruire… C’est grâce à elle qu’Hana a pu partir en Europe et poursuivre des études : l’argent que nous lui avons donné ne compte pas dans cette affaire, vous comprenez ? Hana voulait connaître le monde des pakehas afin de mieux défendre le nôtre. C’est ce qu’elle disait. Et elle avait raison… Malheureusement, la mort de sa grand-mère a précipité les choses… (Un voile humide tamisa les yeux du vieil homme.) J’ai essayé de la soigner à mon tour, ajouta-t-il, mais je n’ai pas les compétences de ma femme…

Une ombre passa sur le marae désert : Osborne revoyait Hana sur le cargo après l’enterrement de la grand-mère, la tristesse et la rage qui flottaient dans ses yeux. Wira était décédée à la suite d’une longue maladie mais Hana ne lui avait jamais dit laquelle : or, cette lueur sauvage dans ses pupilles, elle venait forcément de quelque part…

— De quoi est morte votre femme ?

Pita Witkaire ne répondit rien : deux balles traçantes filaient dans ses yeux. Enfin, il respira profondément et se tourna vers la stèle.

— Pour le Maori, dit-il en substance, la terre est comme un livre. Un livre sur lequel sont inscrits les noms des lacs, des rivières, des montagnes, le réceptacle du bien le plus précieux : ce qui fait le mana, la force et le prestige… Le Maori privé de mana n’a plus d’existence, plus de repères, plus de turangawaewae, c’est-à-dire plus de lieu où il peut se tenir droit… C’est la terre qui assure la cohésion tribale : en perdant la terre qui est son lieu pour se tenir droit, le Maori perd aussi sa propre estime, son orgueil, et son identité. Il perd son mana, et aussi sa principale ressource économique…

D’une voix soudain claire, il ajouta :

— L’argent avec lequel on dédommage les tribus maories ne correspond à rien, vous comprenez ? À rien.

Vibrant plaidoyer pour une culture autonome. Osborne n’avait rien à redire là-dessus : le monde courait à sa perte mais il s’en foutait — il n’était plus de ce monde. Seulement Witkaire biaisait.

— C’est pour ça que votre femme est morte ? lâcha-t-il. Parce qu’elle n’avait plus de terre ?

Pita répondit sans ciller :

— Oui. En perdant son lieu de vie, ma femme a perdu son mana.

— Tout comme Hana à sa mort, renchérit Osborne. Car c’est le mana de sa grand-mère qui la tenait droite : pas la terre. Hana n’y a jamais vécu.

Filtrant des branches épaisses, un rayon de soleil inonda la tombe. Une bouffée de chaleur lui monta au visage — il venait de comprendre.

— Les terres de Karikari Bay appartenaient à votre tribu, n’est-ce pas ? fit Osborne. Wira était une aristocrate, la doyenne de la tribu, la gardienne du savoir et des lieux ancestraux : quand elle a appris qu’on avait vendu les terres des ancêtres pour y construire un complexe touristique, le chagrin a été si fort qu’elle en est morte, c’est ça ?

Witkaire ne bronchait pas, les mâchoires scellées comme la stèle à ses pieds. Deux larmes perlaient pourtant à ses paupières. Osborne eut un sourire mauvais — sa vie défilait devant ses yeux, pleine de cailloux…

— C’est pour ça qu’on a tué Tukao, dit-il : parce qu’il s’est occupé des transactions concernant les parcelles de Karikari Bay. Le site abrite d’anciens pas maoris : vous le savez forcément. Le notaire était membre de votre tribu mais personne n’a pu me renseigner sur son compte. Pourquoi ? Parce qu’il est un kupapa, c’est ça ? Un traître !

Il tremblait.

— Tukao n’était pas un véritable Tainui, répondit Witkaire. Il faisait partie d’un hapu, une sous-tribu…

— Arrêtez vos conneries, s’emporta Osborne : Tukao a été torturé à mort avant d’être désossé ! Des Maoris sont dans le coup, des Maoris tatoués selon les anciens adeptes du culte d’Hauhau !

Pour la première fois, Witkaire sembla surpris.

— Ces pratiques n’ont plus lieu de nos jours, affirma-t-il.

— C’est aussi ce que je croyais mais j’ai trouvé un type, Tagaloa, qui portait des mokos semblables à ceux que portaient les adeptes de la secte. Le terrain de Karikari Bay abrite d’anciens pas maoris qu’on fait actuellement sauter à la dynamite : on a assassiné non seulement le notaire qui a monté le projet immobilier, mais aussi la comptable de l’entreprise de construction. Vous le savez, n’est-ce pas ?

Une lueur brilla dans les yeux du vieil homme.

— Non, dit-il. Je ne suis au courant de rien. Mais certaines parcelles du terrain dont vous parlez appartenaient effectivement à ma femme…

Osborne serra les dents. Voilà pourquoi tout le monde se taisait : Tukao était une brebis galeuse, il s’était débrouillé pour vendre les terres qui appartenaient à la tribu depuis des siècles, il avait profité de vides juridiques, de la naïveté de certains et de la cupidité d’autres pour acheter les parcelles et les réunir autour d’un site historique : sa mort n’a chagriné personne et l’omerta était de rigueur…

— Qui l’a tué ? demanda-t-il. Zinzan Bee ?

— Je n’en sais rien, répondit Witkaire. C’est la vérité. Et je ne veux pas le savoir.

Fraternité des barbelés. Les Maoris étaient prisonniers d’un monde qui ne leur appartenait plus mais ils restaient solidaires. Osborne n’entendait plus le gazouillis des oiseaux ni les insectes du bush alentour.

— Qu’est-ce que vous savez de Zinzan Bee ?

— La même chose que vous, répondit-il : un ancien activiste, comme moi, mais qui, lui, a viré dans l’indigénisme…

Le rejet de toute forme d’occidentalisation comme réaction face à la globalisation. Une autre forme de racisme. Cette fois-ci, Witkaire ne se cachait plus.

— Adepte d’Hauhau ?

— Peut-être, acquiesça-t-il. Je vous l’ai dit, je ne suis pas au courant de ces pratiques.

— Et vous savez où il est ?

— Zinzan Bee ? Bien sûr que non.

— Pourquoi « bien sûr » ?

— Vous n’êtes pas le seul à le chercher.

— Qui d’autre ?

— Des policiers.

Timu. C’est lui qui l’avait mis sur la piste.

— Kirk faisait partie de la secte, fit Osborne, comme Zinzan Bee. C’est Nepia qui est à leur tête ?

— Je ne sais pas.

Osborne eut envie de lui arracher la tête mais le Maori passa la main sur la mousse accrochée à la stèle de sa femme.

— Hana est avec eux ? demanda Osborne.

Le Maori reprit sa posture de chef.

— De quoi voulez-vous parler ?

Whakautua mai tenei patai aku[38].

Mais le vieil homme s’était définitivement fermé.

E noho ra, tama[39]

9

L’os perfora la peau de ses lèvres, puis traça une saignée vers la commissure droite de sa bouche. Pour supporter la douleur, Hana se récitait des poèmes, une technique qu’elle avait lue dans des récits de suppliciés. Elle songeait aussi à sa révolte, à toute cette tristesse qui l’avait menée là, à l’enterrement de Wira et aux membres de la tribu qui s’étaient regroupés dans le marae : c’est là qu’elle avait appris par la bouche d’un oncle éméché la vente d’un domaine ayant appartenu à la tribu, au nord de la péninsule : personne n’en parlait mais tout le monde avait été témoin de l’agonie de la kuia, la maladie c’était bon pour garder l’unité du groupe mais la vérité, c’est qu’en apprenant la vente de la terre de ses ancêtres sa grand-mère était morte de chagrin…

L’os lui déchirait la peau. Ça faisait mal — très mal. Des larmes coulaient sur ses joues, se mêlant au liquide noir qui laisserait une marque indélébile sur son visage. Le ciseau trancha la chair et dériva sur son menton. Elle pensait à Paul aussi, le seul homme qui aurait pu mais n’avait pu, et aux raisons qui l’avaient poussée dans les bras de Nepia, le nouveau tohunga de la tribu : tatoueur émérite, expert théologique, érudit, chaman, homme-médecine d’un rang élevé, Nepia était en vérité un sombre illuminé qui l’avait suivie dans son utu : Nepia s’était fait l’adepte d’Hauhau, jadis visionnaire fanatique devenu prophète qui utilisait les descriptions apocalyptiques de la Bible pour endoctriner ses disciples. Ils étaient en tout une cinquantaine, tous très jeunes, influençables et corvéables à merci, paumés le plus souvent, abandonnés par les leurs, exclus d’une société qui n’avait plus besoin d’eux, génération sacrifiée sur l’autel du néo-libéralisme, des hommes sans projet et sans avenir. Nepia leur en avait proposé un : se venger des pakehas qui depuis trop longtemps bafouaient leur honneur.

Son aura avait fait le reste. Ses recrues lui vouaient aujourd’hui un véritable culte et les mokos qui ornaient dorénavant leurs visages leur donnaient un sentiment de puissance identitaire qu’ils n’avaient jamais imaginé : ils étaient désormais tapus, sacrés.

Hana se fichait bien de leurs motifs, de leur société secrète, de leur foi et même de leur chef. Nepia se prenait pour un demi-dieu et ce n’est pas l’assujettissement aveugle de ses hommes qui allait le ramener sur terre. Hana était venue à lui comme une chienne blessée quémandant une caresse : elle avait flatté sa vanité, son orgueil monstrueux et sa fierté de chef, entrant dans la secte avec un projet bien précis qu’elle lui avait soumis sur l’oreiller, patiente, et l’infatué avait fini par croire que sa vengeance serait la sienne… L’imbécile. C’est elle en réalité qui l’avait manipulé. Depuis le début. Son corps avait fait le reste. Pour une fois qu’il servirait à quelque chose…

Les larmes jaillissaient en cascade. Ses ongles s’étaient plantés dans ses paumes, jusqu’au sang, mais ce n’est pas simplement la douleur qui la faisait pleurer. Sa vengeance assouvie, qu’allait-elle devenir ? Nager peut-être, partir au large et cette fois-ci ne plus revenir. Les requins se chargeraient du reste. Son désespoir était sans fond. Même Pita n’avait rien pu pour elle. Le pauvre lui avait fait de la peine…

— Voilà, dit Nepia. C’est fini…

Le tatoueur s’était redressé. Hana tremblait toujours sur le fauteuil de l’atelier. La douleur était trop forte pour qu’elle puisse encore bouger. Le Maori eut un dernier regard pour son œuvre et, visiblement satisfait, reposa ses ustensiles de torture. Puis il épongea le liquide sombre qui suintait des plaies avant de lui tendre un miroir.

Hana frémit en voyant son visage. Une ligne noire filait désormais le long de sa lèvre supérieure. Au menton, la marque de la tribu tainui.

Les larmes poissaient ses joues. Des larmes de sang.

10

La jambe inclinée sur le lit d’hôpital, Peter Gallaher ruminait, le visage d’une pâleur presque synthétique. Si l’extraction de la balle s’était déroulée sans complication, il ne pourrait pas marcher avant une rééducation sérieuse qui pouvait durer des mois — s’il remarchait un jour. Les fleurs, les cadeaux, les mots compatissants des collègues, la médaille du mérite qu’on lui promettait, tout ça n’y changerait rien : Gallaher était à peu près sûr qu’Osborne lui avait sciemment tiré dans le genou et ce n’est pas une décoration qui allait atténuer sa haine du genre humain.

Face à lui, le chef de la police d’Auckland mâchouillait son cigarillo éteint.

— Vous avez eu le rapport d’Osborne ?

— Non, répondit Timu.

— Comment ça ?

— Il n’y aura pas de rapport Osborne : il n’a plus donné de nouvelles depuis deux jours et n’a toujours pas regagné son hôtel.

Gallaher remua sur son lit d’hôpital.

— Et Culhane ? grimaça-t-il.

— Il dit qu’il ne sait rien.

Le chef du Département criminel tordit sa bouche comme s’il voulait lui faire mal.

— Vous croyez qu’Osborne a découvert quelque chose ?

— Sans doute. Ça n’a de toute façon plus beaucoup d’importance… (Timu attrapa le colis posé sur la chaise voisine.) J’ai reçu ça ce matin, dit-il. Par la poste.

C’était un colis volumineux, tout en longueur. L’épaule bandée, Gallaher ouvrit le carton d’emballage et ne put retenir un frisson : un fémur. On lui avait envoyé un fémur par la poste.

— Ce matin, répéta le capitaine. À mon domicile.

Les petits yeux noirs de Gallaher restaient collés à l’os : il était d’une teinte rougeâtre, avec encore quelques lambeaux de chair accrochée…

— Un os humain ?

Timu inclina la tête, affirmatif. Il lui tombait des cernes. La machine neurologique de Gallaher fit l’enquête à rebours.

— Un fémur d’homme ?

Le Maori secoua la tête, exsangue.

— Non : de femme.

Johann Griffith. On l’avait désossée avant de jeter son cadavre aux requins. Un fémur, comme les autres… L’adrénaline grimpa le col de ses artères.

— Il faut prévenir tout le monde, lança Gallaher.

— C’est déjà fait.

Timu avait les mâchoires plombées. L’idée d’envoyer Osborne chez Melrose était une idée de Gallaher. Une affaire sans trop de risques, d’après lui, d’autant qu’on pouvait le surveiller de près, voire, le cas échéant, le manipuler. En guise de manipulation, Gallaher s’était fait rouler dans la farine et se retrouvait aujourd’hui immobilisé à l’hôpital de la ville pour une durée indéterminée… Timu prit le colis des mains du convalescent et lui jeta un regard plein de certitude :

— Vous êtes un con, Gallaher.

Le chef de la police quitta la chambre, les dents serrées.

Adossés au couloir de l’hôpital, les agents Dowd et Maerthens attendaient comme deux oiseaux mazoutés.

11

En dotant la société maorie de dieux multiples, les ancêtres avaient apporté un agencement du monde adapté à un mode de vie. Ils relataient l’opposition primordiale entre le ciel et la terre, la vie et la mort, l’ici et l’au-delà, le noa et le tapu, l’ordinaire et le sacré. Ainsi les Maoris définissaient la place de l’homme dans un environnement hostile les condamnant à un âpre combat, une logique d’affrontement continu et inévitable entre les êtres humains. Ce principe du conflit était généré par le recours inévitable au utu, la vengeance, comme seule solution à l’avanie : l’affrontement était en quelque sorte validé par les ancêtres-dieux.

Osborne avait compris le message de Pita Witkaire : perdre sa terre était la pire chose qui puisse arriver aux Maoris. Celles de Karikari Bay en l’occurrence. Le utu serait à la hauteur du préjudice encouru. Hana et ses complices appliqueraient à la lettre cette puissante règle de réciprocité : positive ou négative, la compensation découlait aussi bien de l’obligation de rendre la pareille que de répondre à l’insulte par l’insulte, à la violence par la violence, afin de recouvrer le mana perdu. Selon la tradition, une agression, individuelle ou collective, ne pouvait rester sans suite. Une tribu qui ne se vengeait pas perdait tout crédit. Une idée délirante. À l’image de leur chef, probablement.

Seulement Hana était avec eux. Elle les avait rejoints pour venger la mort de sa grand-mère…

Osborne eut soudain l’impression de basculer : il se rattrapa à une branche de sommeil et s’éveilla à cet instant précis, les yeux rivés sur la route : la Chevrolet roulait sur la file de droite.

Il rétablit l’équilibre in extremis, le cœur battant. Combien de temps avait-il dormi ? Une poignée de secondes, tout au plus. La nuit était tombée, les bandes défilaient sur l’asphalte gris, il commençait à perdre l’esprit, à dérailler, à voir des morts partout ; la campagne était pourtant vide, perdue dans ses rêves de chevaux sauvages.

Osborne avait passé le reste de la journée à chercher la trace de Nepia, s’enfonçant loin dans les terres désertées du nord de l’île, mais les personnes qu’il avait interrogées, ancien contact, chef de tribu ou simples membres de la communauté, n’avaient pu le renseigner : le vieux tatoueur de South Auckland avait lui aussi disparu de la circulation. Seule information confirmant ses hypothèses, Nepia serait devenu un tohunga, une sorte de sorcier, à la fois chaman et homme-médecine. Ses allusions au culte d’Hauhau avaient cependant laissé ses interlocuteurs de marbre : ces vieilles pratiques guerrières n’avaient a priori plus lieu de nos jours…

Une chouette passa dans les phares. Osborne se frotta le visage. Contrecoup de la fatigue accumulée ces derniers jours ou excès d’amphétamines, ses yeux le démangeaient. Il roulait dans la nuit, seul, pied au plancher. Hana était là, quelque part sur ces terres isolées, mais où ?

*

Était-ce sa passion morbide pour les cadavres qui l’avait poussée dans les bras de cet homme ? Ses beaux yeux de cinglé ? Amelia Prescott sifflotait un air qu’elle venait d’inventer, les mains dans la vaisselle du petit déjeuner restée dans l’évier, comme si elle aimait ça la vaisselle… Paul. Paul Osborne. C’était presque une phrase dans sa bouche. Elle se le répétait pour se l’entendre dire, pensait à la nuit passée avec un délice mêlé d’effroi, elle pensait à lui qui dansait sur elle quand, au bout de la course, leurs nerfs s’étaient relâchés, quand il s’était abandonné, elle sentait l’odeur de sa peau, ses mains si douces sur son corps, la sensation du sperme chaud déversé sur son ventre… Amelia n’avait pas fait l’amour depuis des mois, elle voulait recommencer le plus tôt possible, avec lui. Elle dirait oui à tout — elle était prête à tout. Car, au-delà des risques qu’elle prenait pour lui, il s’était passé quelque chose cette nuit, elle le savait : lui non plus n’était pas sorti indemne de son lit…

Minuit sonna quelque part. L’assistante du coroner rentrait de l’institut médico-légal où elle avait fait les premières analyses des mokos. Elle s’apprêtait à poursuivre l’autopsie à la cave, en attendant, les restes d’un chili mijotaient dans la casserole et elle se demandait où Paul était encore fourré. Il devrait au moins repasser pour voir les résultats de ses travaux… On sonna alors à l’entrée. Elle n’avait même pas entendu arriver la voiture. Amelia abandonna son éponge dans le reste de mousse et courut jusqu’à la porte.

Son sourire se figea lorsqu’elle vit les deux hommes sur le perron. Le premier était gras, avec des lèvres de guenon, et brandissait une plaque de police.

— Agent Dowd, dit-il. Et voici l’agent Maerthens…

Dans son dos, un grand efflanqué souriait comme un mannequin de cire. Son œil droit était salement amoché, et les vaisseaux explosés lui donnaient un aspect sinistre. Ils portaient le même complet démodé, chemise blanche et cravate mal assortie.

— Qu’est-ce que vous voulez ? dit-elle.

— Osborne.

Merde.

— Quoi Osborne ?

D’une main, Dowd la poussa à l’intérieur de la maison. Amelia recula, d’abord furieuse, mais se tut : celui qui se tenait en retrait ferma la porte dans son dos, à clé. Dowd la contournait, boitant légèrement. Des yeux, elle chercha une issue de secours.

— N’aggravez pas votre cas, dit le plus gros.

Son œil porcin semblait la déshabiller. S’ils voulaient lui faire peur, c’était réussi. Maerthens croisa ses mains sur son entrejambe, dans la position de celui qui attend que ça se passe. Un numéro bien huilé.

— Vous n’avez pas le droit d’entrer chez moi comme ça, fit-elle sans se démonter. Montrez-moi votre mandat ! Et puis d’abord qui vous envoie ?

L’agent spécial la saisit par les poignets et, forçant à peine, lui broya l’articulation.

— Pas de ça avec nous, ma petite. Nous cherchons Osborne et tu vas me dire où il est.

— Vous me faites mal.

Il n’y avait rien dans les yeux du gros flic, qu’un vide sidéral.

— C’est moi qui parle. Toi tu réponds : où est Osborne ?

— Je n’en sais rien, couina Amelia. Mais lâchez-moi ! s’énerva-t-elle. Vous me faites mal !

Dowd lui tordait le poignet, si fort qu’elle dut mettre genoux à terre. Maerthens, qui connaissait la méthode, observait le mobilier. Son acolyte avait fléchi sa bedaine sans relâcher son étreinte.

— Osborne est un petit copain à toi, non ?

— Vous êtes fou !

— Il n’est pas rentré à son hôtel, siffla Dowd. Tu l’as hébergé ?

— Non !

— Tu l’as hébergé parce qu’il te baise ? C’est ça ?

Son haleine rappelait les salles d’autopsie.

— Pauvre type, fit-elle entre ses dents.

Dowd pinça ses petites lèvres et vissa son poignet. Amelia hurla en se contorsionnant sur le parquet.

— C’est ça, il te baise ! Et parce qu’il te baise, tu te crois au-dessus de la loi ! Petite pute !

Il postillonnait. Elle gémit.

— Lâchez-moi…

Dowd la jeta sur le parquet du salon. Amelia glissa jusqu’aux pieds de Maerthens, qui lui planta le genou dans la colonne vertébrale. Elle se tordit de douleur. L’autre lui passa une paire de menottes, serra les bracelets dans son dos.

— Aïe !

Amelia fit un geste pour se réfugier contre le mur quand son visage se figea : un canif luisait sous son nez. Au-dessus, le visage adipeux de l’agent Dowd suait à grosses gouttes. Il y avait autre chose que de la colère dans ces yeux.

— Tu vas parler, petite pute, dit-il, fais-moi confiance…

Amelia ne bougeait plus, tétanisée par la peur. D’un geste brutal, Dowd arracha sa robe, jeta les lambeaux sur le parquet peint et plongea le canif vers son sexe. Amelia lâcha un cri en serrant les cuisses : l’élastique de sa culotte sauta sous la pression de la lame.

— Petite cochonne…

Amelia se recroquevilla au milieu du salon.

— Ça vous coûtera cher, maudit-elle.

Le gros flic ricana avant d’adresser un signe à son compère, qui la tira par la racine des cheveux. Amelia tenait à peine debout : Dowd lui planta son poing dans le ventre. Amelia s’inclina, le souffle coupé. Un bloc de terre obstruait ses vaisseaux, elle respirait à peine, happant l’oxygène comme un poisson sur le pont. Maerthens l’empoigna de nouveau par le scalp et releva sa tête tandis que l’autre rajustait sa ceinture, l’air satisfait.

— Alors ? Il est où Osborne ?

Amelia ne pouvait pas parler. L’estomac dans la gorge.

Dowd renifla bruyamment, sortit un gant de plastique de la poche de sa veste et l’enfila. Maerthens la tint par les aisselles et la souleva du sol : Dowd en profita pour enfouir sa main gantée sous ses fesses et, forçant le passage de ses gros doigts boudinés, trouva les deux orifices. Il s’enfonça méchamment. Amelia eut une dernière torsion. L’homme aux yeux porcins fouillait en elle, les narines haletantes.

— Alors ? s’écria-t-il. Je vais t’arracher le cul, salope !

Elle fondit en larmes.

Soudain les lumières s’éteignirent. Le compteur avait disjoncté, plongeant la maison dans le noir. L’espace d’une seconde, on n’y vit plus rien.

— Dowd !

Une silhouette s’était glissée dans la pièce, Maerthens venait de l’apercevoir depuis le vestibule. Alerté, Dowd retira vite sa main gantée et fit volte-face quand un patu maori lui brisa le crâne.

L’agent spécial bascula en arrière et, trébuchant sur le corps d’Amelia, s’affala sur le sol. Maerthens avait dégainé son Magnum 57 : il cherchait une cible mouvante dans les ténèbres, crut en déceler une, pressa la queue de détente. La balle fit voler en éclats la lampe perchée sur la table. Il tira de nouveau mais une pluie de plâtre se répandit sur le canapé. Une menace à gauche, fugitive : Maerthens pivota. Le revolver lui gicla littéralement des mains. Il esquissa un geste pour ramasser le calibre mais la massue le percuta en plein visage. Le nez emporté dans un bruit d’osselets, Maerthens chancela un instant sur le parquet.

Osborne serra plus fort le patu de Tagaloa. Il avait tué un homme, c’était trop ou pas assez : alors il frappa, de toutes ses forces. L’épaule de Maerthens s’affaissa. La brute chuintait mais ne tombait pas : un flot de sang giclait de son nez, il titubait à la recherche de son arme, encore debout. Osborne frappa de nouveau. La mâchoire de Maerthens se brisa net, emportant quelques dents. Conséquence sans importance : le coup suivant lui fissura la tempe gauche.

Alors il s’écroula d’un bloc.

Un silence lourd de vagues emplit la pièce.

Osborne lâcha la massue, qui tomba à son tour sur le sol. Ses mains tremblaient mais sa tête était vide. Rodé à l’obscurité, il vit trois corps sur le parquet : deux immobiles, baignant dans leur sang, l’autre contre le sofa, recroquevillé dans la position du fœtus… Osborne chassa son ombre dans le miroir. Du pied, il s’assura que les types ne bougeraient plus et remit le disjoncteur.

La lumière du salon l’aveugla un court instant. Amelia n’avait pas bougé. Nue, menottée, elle pleurait doucement. Osborne s’agenouilla près des cadavres, fouilla leurs poches. Une plaque de police : « Agent spécial Maerthens. » L’autre s’appelait Dowd : un gros type au faciès répugnant, le crâne ouvert… Il y avait aussi une blessure plus ancienne, à la paupière droite : la marque laissée par sa clé de voiture… C’était donc eux, les deux flics qui avaient tenté de lui régler son compte, l’autre nuit, derrière l’hôtel. Manquait le troisième homme cagoulé, celui qui tenait le Beretta : il devait actuellement cuver sa haine dans une chambre d’hôpital, estropié à vie — Gallaher…

Osborne se redressa, le cœur chiffonné. Il trouva les clés des menottes dans les poches de Maerthens et libéra les poignets meurtris de la jeune femme. Amelia se tassa un peu plus contre le sofa, comme si elle voulait s’y terrer. Osborne passa sa main poisseuse sur ses cheveux.

— Ils t’ont fait mal ?

Elle ne répondit pas. De grosses larmes perlaient sur ses joues pâles.

— Je les tuerai, murmura-t-il à la lune. Je les tuerai tous…

Une vague s’écroula en contrebas. Amelia soutint son regard :

— Contente-toi de me laisser vivre.

*

Les mains cramponnées au volant de la Chevrolet, Osborne roulait. Au loin, les lumières d’Auckland brillaient comme des cierges. Il revenait de la décharge où il avait enfoui les corps des deux flics — pas à dire : un beau charnier qu’il constituait là… Qu’importe, ce n’était pas le moment de s’interroger sur son destin de tueur. Il avait vérifié les derniers numéros appelés depuis les portables de Dowd et Maerthens : celui de Timu.

C’est donc le chef de la police qui les avait envoyés chez Amelia, à sa recherche… Étaient-ils au courant de leur relation ? Et pourquoi cette violence ?

Il atteignait maintenant les faubourgs de la ville endormie. Le coup était risqué mais il ne pouvait pas laisser Amelia dans cette situation : Osborne déposa les plaques des deux agents spéciaux, le club maori de Tagaloa et l’adresse de la boutique de Nepia devant la porte du domicile du coroner Moorie, dans le quartier chic de Devonport, un paquet à l’attention du chef de la police. Ça devrait faire son effet et brouiller les pistes : le légiste était de mèche avec Gallaher et Timu, les plaques des deux flics et la massue laisseraient supposer qu’ils avaient été tués, et la piste les enverrait à South Auckland, c’est-à-dire loin d’Amelia. Elle nierait avoir reçu leur visite. D’ici à ce qu’ils l’interrogent, l’assistante du coroner aurait le temps de finir l’autopsie de Tagaloa : car traumatisée ou pas par ce qu’elle venait de vivre, la petite Anglaise avait insisté pour achever son travail de fourmi. Osborne ne savait pas si c’était la haine qui lui donnait du courage, ou l’amour.

Il s’était passé quelque chose la nuit dernière, dans son lit. Il n’arrivait pas à l’oublier : cette application à s’enduire de ses fibres l’avait ému jusqu’aux os… Que venait faire Amelia dans leur histoire ? Jusqu’à présent, depuis toujours, Hana était sa seule obsession. C’est elle qu’il aimait, elle qui le dévorait du sol au plafond. Il avait cherché sa trace dans le corps des autres femmes, il s’était créé des sosies épisodiques, aussi sûr que sans elle il vivait sans horizon : il n’avait jamais songé qu’il pouvait exister une porte de sortie.

Deux femmes. C’était une de trop.

*

Il était quatre heures du matin lorsque James et Andrew O’Brian sortirent du Phénix.

Comme tous les vendredis, les jumeaux s’étaient rendus au club échangiste le plus huppé de la ville. Les fils du maire se contentaient de mater les couples qui s’exhibaient sous les lumières feutrées, et plus particulièrement celle qui, comme ce soir, les accompagnait dans leurs virées nocturnes : Melanie Melrose.

« Peau d’âne ».

Avec le masque qu’elle portait cette nuit-là Osborne ne l’avait pas reconnue, mais c’était elle la fille rachitique qui se faisait chevaucher au bord de la piste. Il ne savait pas ce qui poussait la fille de Melrose à s’humilier de la sorte mais il avait sa petite idée sur la question.

Osborne guettait leur sortie au volant de la Chevrolet. D’après Julian Lung, Ann Brook se rendait au Phénix tous les vendredis : Melanie et les jumeaux O’Brian l’accompagnaient et, en dépit du meurtre de leur petite camarade, les gamins ne dérogeaient pas à leurs habitudes… Osborne s’apprêtait à les intercepter mais les jeunes gens, plutôt que de regagner leurs véhicules, filèrent dans la direction opposée, à savoir l’hôtel qui faisait clignoter son enseigne au bout de la rue. Ils y disparurent aussitôt.

Osborne attendit un moment avant de les suivre. C’était un hôtel haut de gamme, avec une caméra de surveillance à l’entrée. Il sonna. Le veilleur de nuit arriva bientôt, un type au visage spongieux ravagé d’acné. Osborne lui colla son .38 et sa plaque sous le nez avant de le pousser à l’intérieur.

— Aucun danger si tu obéis en fermant ta gueule.

L’homme recula jusqu’au comptoir. Le hall de l’hôtel était désert.

— Tu es seul ici ?

L’autre fit signe que oui. Osborne arracha les fils du téléphone.

— Les trois jeunes, ils viennent souvent ?

— De temps en temps, répondit le veilleur de nuit, peu rassuré.

— Quelle chambre ?

— 122, dit-il. Une suite…

— Il est où le passe ?

— Là, bredouilla l’employé : sur le tableau…

Osborne attrapa la clé en question.

— Ferme l’hôtel, colle-toi derrière ton comptoir et ne bouge plus avant que je redescende, ordonna-t-il.

Le veilleur de nuit opina et obéit sans un mot. Osborne grimpa à l’étage. Une lumière tamisait le couloir. Papier peint dégueulasse. Arrivé devant la 122, il plaqua son oreille. Silence. Pas de lumière sous la porte. Il glissa le passe dans la serrure et, sans bruit, s’introduisit à l’intérieur. La suite était plongée dans le noir mais on devinait des faisceaux lumineux qui couraient par l’embrasure de la porte voisine. Il avança à pas de loup vers le petit salon adjacent. Enfin il les vit : les jumeaux se tenaient debout face à une table de bois verni, surplombant Melanie qu’ils avaient attachée sur le dos, bras et jambes écartés.

La fille de Nick Melrose était nue, un foulard serré autour de la bouche. Les fils O’Brian dirigeaient le faisceau lumineux sur son corps qui se tortillait sur la table : « Salope, pute, chienne », ils marmonnaient devant le spectacle de ses lèvres offertes tout en se masturbant avec la frénésie de leurs vingt ans.

Melanie mimait l’orgasme malgré son bâillon et ses petits seins blancs gigotaient sous le feu des torches. Les jumeaux l’inspectaient par tous les trous, s’empoignaient de plus belle, manifestement très excités par ses gémissements étouffés… Osborne les laissa faire. Les gringalets jouirent presque en même temps, sur le visage de Melanie. À leurs râles, ça avait l’air épatant.

Il alluma alors la lumière en grand.

Les garçons se retournèrent, passablement ahuris. Osborne se tenait dans l’embrasure de la porte avec un sourire mauvais, une arme à la main. Écartelée sur la table, couverte de leurs humeurs, Melanie eut un pauvre regard, de ceux dont on se détache vite : les deux maigrichons balbutiaient on ne sait quoi mais il les coupa vite :

— La ferme !

Melanie cherchait, dans un geste de pudeur impossible, à se cacher de lui, en vain : les liens étaient solides. Les jumeaux restèrent un moment sans voix, le pantalon sur les chevilles. Osborne vissa son silencieux.

— Écoutez, je…

— La ferme !

Il passa une paire de menottes à la conduite de gaz qui courait au-dessus de la fenêtre aux rideaux clos et, les menaçant du revolver, leur fit signe de s’y attacher.

— Une main chacun, précisa-t-il sans desserrer les dents. On se dépêche.

Les fils du maire voulurent remonter leurs pantalons mais d’un claquement de la langue, Osborne les en dispensa. Se hissant sur la pointe des pieds, les jumeaux s’emprisonnèrent à la conduite. Un bras levé, l’autre tentant en vain d’atteindre le pantalon, leurs jambes poilues tremblaient de peur. Pauvres types. Toujours bâillonnée sur la table, Melanie Melrose essayait de croiser les cuisses mais on était loin du compte.

Osborne dénoua le foulard.

— Maintenant tu vas me dire tout ce que tu sais, dit-il d’une voix blanche. Un mensonge, un seul, et j’appelle ton père.

Les joues rouges de honte, Melanie retint son souffle : tout mais pas son père.

Nick Melrose n’avait qu’une fille mais à sa manière l’aimait pour deux. De loin, les uns y voyaient volontiers la patine victorienne d’une éducation paternaliste sévère mais juste. De près, les autres n’y voyaient que du feu : Melanie était son trésor, son bien. Il avait un droit sur elle, celui de la juger, d’en disposer, et aussi de lui montrer le droit chemin. Elle lui en serait un jour reconnaissante. En attendant et en dehors de lui, personne ne la toucherait. Melanie avait juste le droit de sortir avec les fils du maire, deux jeunes gens du même standing qu’il estimait sérieux et corrects. À terme, qu’elle se mariât un jour avec l’un d’eux n’était pas pour lui déplaire — d’ailleurs Phil O’Brian, lui aussi, ne voyait pas cette relation d’un mauvais œil, ils n’en avaient bien sûr jamais parlé mais on s’était compris… Une belle bande d’hypocrites, et complètement à côté de la plaque.

— C’est pour emmerder ton père que tu t’humilies comme ça ?

Melanie le regardait avec des yeux affolés, encore incapable de parler. Osborne se pencha sur elle :

— Je te cause !

— Oui, répondit-elle enfin.

Il opina d’un air entendu. Pendant que Melanie Melrose réglait ses comptes avec son père, Will Tagaloa avait tout loisir de fouiller ses affaires laissées au vestiaire, de faire un double des clés et à la première occasion de cambrioler la maison, seul ou avec des complices… Osborne s’assit sur le rebord de la table et fixa la gamine.

— Je sais à peu près tout sur vos relations, dit-il. Toi, les deux débiles ici présents, Ann Brook, ce qui lie vos parents et leurs employés respectifs. Maintenant cesse de trembler comme une vierge effarouchée et réponds par oui ou par non. Attention c’est parti : Ann Brook était la maîtresse de Michael Lung ?

Melanie inclina la tête, les larmes aux yeux.

— Réponds ou je réveille ton connard de père !

— Oui.

Sa voix n’était qu’un souffle.

— Ann t’a parlé de sa relation avec Lung ?

— Oui !

Elle était déjà à bout de nerfs.

— Michael Lung avait de quoi se payer un petit mannequin sans faire de vagues, poursuivit Osborne : hormis quelques babioles, ce n’est pas Ann qui allait lui réclamer un enfant. Seulement elle avait un gros défaut, elle parlait trop. Et c’est pour ça qu’on l’a tuée ?

Melanie fondit en larmes.

— On l’a tuée parce qu’elle était au courant des magouilles ? Et toi, tu étais au courant ? Ces magouilles ont à voir avec la campagne du maire, forcément : Ann t’en a parlé aussi ?

La jeune fille balbutiait mais ses yeux étaient un livre ouvert.

— Ton père finance la campagne de réélection d’O’Brian via l’obtention du terrain de Karikari Bay, continua Osborne : un marché de plusieurs dizaines de millions de dollars qui doit bien générer quelques valises d’argent liquide, c’est ça ?

Melanie secoua la tête.

— Je… je ne sais pas comment il s’y prend…

Intérêt, communauté de pensée, tolérance zéro, Melrose et O’Brian avaient tout à faire ensemble. Mais, l’époque voulant cela, on durcissait le ton : sécurité, répression, criminalisation, les forts contre les faibles, les riches contre les pauvres, ceux qui fabriquent les couleuvres et ceux qui les avalent, le même phénomène apparaissait dans tout l’Occident. La société néo-zélandaise n’y échapperait pas.

Melanie tirait toujours sur ses liens, ce qui était stupide.

— Pourquoi le Phénix est-il sous surveillance ? insista Osborne. Parce que les huiles viennent y fricoter de temps en temps ?

— Je ne sais pas !

Elle se mit à gémir en se tortillant sur la table. À l’autre bout de la pièce, les jumeaux serraient les fesses.

— Vous alliez au Phénix : vous et qui d’autre ?!

— Peu de gens sont au courant, marmonna la gamine. Michael allait au club avec Ann mais pas très souvent. Elle venait plutôt avec nous.

— Pourquoi ?

— On s’est connus par le biais de Julian Lung et on ne se mélange pas trop aux vieux. Mon père n’est pas au courant, le leur non plus, fit-elle en se tournant vers ses deux acolytes.

— Tu as vu Ann le soir où elle a été assassinée.

Ce n’était pas une question.

— Oui, fit Melanie. Au club. J’ai eu peur qu’on m’interroge mais il ne s’est rien passé…

L’adolescente avait l’air sincère mais elle se trompait lourdement. Le club échangiste était sous surveillance. Timu et Gallaher travaillaient main dans la main avec le maire. O’Brian savait donc que son conseiller en communication fréquentait Ann Brook et une boîte échangiste. Ann parlait trop, et Lung aussi. Elle risquait de tout foutre en l’air.

— Tu sais qui a tué Ann ? demanda Osborne.

Melanie secoua la tête pour dire non mais elle se mordait les lèvres. Elle aussi avait de sérieux doutes. Il eut un rictus amer — tous ces gens lui donnaient envie de vomir.

— Je vous en prie, gémit-elle, détachez-moi…

Il regarda un instant cette pauvre fille, le visage encore couvert de sperme, puis les crétins menottés. La jeunesse dorée d’Auckland…

Sa montre indiquait quatre heures trente. Osborne prit son portable et composa le numéro de Nick Melrose.

Le businessman dormait mais, à force d’insistance, il finit par se réveiller. Un réveil brutal :

— J’ai trouvé ce que je cherchais, lâcha Osborne. Hôtel Empire, Nelson Street, près de K. Road. Chambre 122. Je vous y attends.

— Quoi ? grogna Melrose à l’autre bout du fil.

— Je vous conseille de vous dépêcher.

Il raccrocha, sous le regard ahuri des gamins.

— Mais…, murmura Melanie. Vous aviez promis…

— La ferme, dit-il en la bâillonnant.

Laissant la gamine écartelée sur la table, Osborne vida les lieux.

Son utu à lui.

12

Amelia était penchée sur le morceau de cadavre. Les viscères étaient à l’air et il flottait dans le réduit comme une atmosphère chimique. Aussi pâle que sa combinaison, l’assistante du coroner ne disait rien mais le souvenir de l’agression avait laissé des traces sur son visage. Le bonheur avec Osborne était de courte durée. Le voilà justement qui revenait, la mine sombre.

— Tu as trouvé quelque chose ? dit-il en la trouvant dans son antre.

— Sur l’étagère, répondit-elle du bout du nez.

Ses yeux aussi s’étaient ternis. Osborne attrapa l’enveloppe posée sur l’étagère et lut le premier rapport d’autopsie.

Amelia avait analysé les tissus du visage de Tagaloa et plus particulièrement les cicatrices causées par le moko. Comme il le pensait, les incisions n’avaient pas plus de quarante-huit heures. En revanche, les tatouages n’avaient pas été exécutés avec de l’encre mais de manière plus traditionnelle : du charbon de bois. Amelia avait également trouvé du pollen dans les tissus du jeune Maori. Du pohutukawa, un arbre qui fleurissait l’été sur l’île du Nord, et plus particulièrement en bord de mer. Mais le plus surprenant venait de l’ustensile utilisé pour les mokos : ce n’était pas une aiguille qui avait provoqué les incisions, ni aucun objet d’acier, mais un ciseau très aiguisé, probablement en os…

Un uhi, songea Osborne, le ciseau traditionnel utilisé pour les tatouages, jadis taillé dans l’os des baleines ou… des humains.

Les fémurs.

Voilà pourquoi on ne les avait pas retrouvés dans le charnier de Waikoukou Valley : Nepia et Zinzan Bee en avaient besoin pour tailler des uhis et, comme leurs ancêtres adeptes du culte d’Hauhau, tatouer les guerriers avant le combat… Les informations se télescopèrent dans son esprit fatigué : Nepia utilisait du charbon de pohutukawa pour ses mokos, un arbre de bord de mer.

Hana était avec eux.

Great Barrier.

La maison qu’il lui avait achetée.

Le sang cognait dans ses veines. C’était comme un flash aveuglant au travers de la tête.

Amelia, le scalpel à la main, venait d’ouvrir la cage thoracique. Osborne se tourna vers elle, livide :

— Tu en as encore pour longtemps ?

— Au moins trois ou quatre heures, répondit-elle sans relâcher son attention.

— Tu ne peux pas rester avec ce type sur les bras, dit-il. Il va falloir s’en débarrasser.

— Pas avant d’avoir fini l’autopsie.

— Trop dangereux. J’ai envoyé Timu et ses acolytes sur une fausse piste mais ils vont bien finir par t’interroger.

— Occupe-toi de tes affaires, je m’occupe des miennes, rétorqua-t-elle sèchement. Qu’ils viennent. De toute façon, je donne ma démission sitôt cette histoire terminée. Mais pas question d’abandonner. Pas maintenant. Je peux trouver d’autres indices.

Osborne maugréa : ça ne lui plaisait pas de la laisser avec le cadavre sur les bras. Pas du tout.

— Je connais un endroit où le cacher, renchérit-elle, pas loin de la maison. En attendant que tu m’en débarrasses…

Il hocha la tête mais son regard avait changé.

— Pourquoi ? relança Amelia. Tu t’en vas ?

— Oui.

— Où ?

— À Great Barrier. Je crois qu’ils sont là-bas.

— Qui ça ils ?

Elle.

— Les tueurs, répondit Osborne. Il y a un premier vol à huit heures…

Amelia ne broncha pas : il partait et c’était comme s’ils n’allaient jamais se revoir. Comme si cette nuit n’avait servi à rien, comme si leur amour n’était qu’un échantillon, une émotion jetable… Elle regarda sa montre.

— Il est six heures et demie : tu devrais te dépêcher.

Osborne ne vit pas les larmes qui stagnaient dans ses pupilles : il embrassa sa nuque et, abandonnant un long frisson à la femme qui l’aimait, disparut sans un mot.

*

Les côtes déchiquetées de Great Barrier apparurent depuis le hublot du bimoteur. Ils étaient six à bord, en plus du pilote, un jeune type en manches de chemise qui commentait le vol sous les gloussements des autres passagers, des touristes ; le coucou faisait un boucan de tous les diables, Osborne se tenait penché sur le hublot, trop fatigué pour dormir.

En proie à la confusion et au doute, il revisitait sa vie, celle d’Hana, leurs rendez-vous manqués… Il avait bâti pour elle une maison avec l’argent de ses violeurs et l’espoir de gagner sa rédemption, de se faire pardonner le caillou qu’il lui avait jeté sur le terrain vague de leur enfance, il avait construit une maison pour vivre ensemble mais elle lui avait renvoyé son caillou à la gueule. Au diable. Ce n’était pas d’un mari qu’elle avait besoin mais d’un allié : car Hana connaissait les raisons de la mort de Wira quand elle l’avait rejoint au port de commerce. Sa grand-mère morte de chagrin à l’idée de ne pouvoir être enterrée sur les terres ancestrales, c’était comme si tous ses efforts s’anéantissaient, d’un bloc.

Hana savait déjà qu’elle allait se venger en grimpant sur le cargo : elle l’avait suivi jusqu’à Great Barrier pour le tester, lui le flic « spécialiste de la question maorie », sur le terrain de son utu. Accepterait-il de l’aider ? Et lui n’avait rien compris : rien. Il lui avait proposé la paix mais c’est la guerre qu’elle voulait. Alors, de dépit ou de rage, Hana s’était tournée vers Nepia et sa secte d’illuminés pour assouvir sa vengeance… Était-il possible de se comprendre aussi mal ?

Aujourd’hui, lui seul pouvait deviner qu’ils se cacheraient à Great Barrier, dans la maison qu’il avait construite pour elle : était-ce un signe qu’Hana lui envoyait ? Un appel au secours ? Son grand-père n’avait pas réussi à la sortir de là, mais lui le ferait : il la sauverait.


Le bimoteur contourna les pins en bordure d’océan et atterrit sur la piste bosselée. L’aérodrome de Claris se résumait à une cabane plantée au milieu d’un champ. Le Cessna vint se garer devant le baraquement, ventilant les palmiers tranquilles qui s’époumonaient là. Osborne tira sa carcasse de la carlingue tandis que le pilote saluait les passagers, hilares.

Il était à peine dix heures du matin et un soleil mou plafonnait au-dessus des nuages. Odeur de pin, de mer et de kérosène. Il passa la barrière de bois qui délimitait le terrain d’aviation et se dirigea vers le loueur de voitures. La cahute semblait sortir tout droit d’un film de Davy Crockett mais le type avait la tête bien sur les épaules : cent cinquante dollars la journée.

Osborne signa les papiers et prit les clés du véhicule qu’il avait réservé depuis Auckland.

Le 4 × 4 puait le poisson et la cendre froide. Il ouvrit les vitres en grand et quitta le parking improvisé. Claris était constitué d’une vingtaine de maisonnettes éparpillées dans les bois. La montagne se dressait au loin, ravines et bush inextricable accrochés à ses flancs. La portion bitumée s’arrêtait à la sortie du village. Soulevant un nuage de poussière rouge, Osborne suivit la piste et s’enfonça dans la jungle. Rangiwhakaea Bay : la maison se situait à une vingtaine de kilomètres…

Une nuée d’insectes venait percuter le pare-brise déjà crasseux, les cailloux cognaient contre le bas de caisse ; il roula à travers la végétation luxuriante qui bordait la piste et, imperméable à l’odeur de poisson qui empestait l’habitacle, atteignit bientôt Rangiwhakaea Bay. Il stoppa la Chevrolet au sommet de la colline qui dominait le site. Cachées derrière le bush, les criques se succédaient jusqu’à Aiguilles Island. La maison était quelque part en contrebas, invisible depuis la route. On n’apercevait que la baie et les déferlantes sur la plage.

La piste passait non loin du rivage mais un sentier forestier coupait à travers le bush. Osborne écrasa sa cigarette, but un peu d’eau dans la bouteille plastique, vérifia le chargement de son arme — il lui restait cinq balles — et, laissant le 4 × 4 puant à son parking naturel, emprunta le sentier qui sous les pongas géants s’enfonçait dans la jungle.

Les insectes bourdonnaient. Lianes, écorces, branches mortes, c’est toute une armée d’épineux qui l’accompagna à travers la végétation. Il avança prudemment. Les ronces s’accrochaient à sa veste, il avait disparu sous les fougères et c’est à peine si l’on distinguait le soleil au-dessus. Son pied buta contre une racine. Osborne sentit une présence sur sa droite : un pigeon coloré, qui s’envola à son approche… Il chassa la peur qui le ralentissait et se fraya un passage à l’ombre des fougères arborescentes dont les frondes noires défiaient le ciel. Il faisait de plus en plus sombre dans le bush. D’après sa carte, la maison ne devrait plus être très loin… Il approcha, à l’écoute. L’air était étouffant sans la brise du large ; il aperçut alors le toit d’un cabanon, en partie caché par les frondes d’un ponga. Cette cahute n’existait pas l’année dernière, quand il était venu avec Hana… Pas un bruit, rien qui révélât une quelconque activité humaine : Osborne se glissa jusqu’à la cabane isolée et passa un œil par la vitre poussiéreuse : personne à l’intérieur.

Il poussa la porte de bois. Une odeur de tannerie l’assaillit aussitôt, assez repoussante. Sur une table fatiguée trônait une lampe couverte de chiures de mouche, des pots d’encre noire, des compresses et une série de ciseaux à la pointe effilée. Des ciseaux de tatoueur. Osborne en choisit un au hasard, qu’il examina attentivement : de l’os…

L’atelier de Nepia.

Le sang afflua à ses tempes. Il faisait sombre dans le réduit, tout était impeccablement rangé mais il flottait ici comme une odeur de peau. Il vit l’étagère près du fauteuil incliné, et le drap de lin qui la recouvrait. Osborne tira un pan du drap : la vision qu’il eut le fit aussitôt reculer. Une tête coupée : il venait de tomber nez à nez avec une tête coupée.

Une tête d’homme.

La gorge sèche, Osborne se força à regarder la tête décapitée ; des mokos partaient en spirale depuis le nez, des courbes fines et compliquées qui recouvraient presque la totalité du visage. Les orbites des yeux étaient vides, affreusement vides, et le nez sectionné. On avait aussi cousu les lèvres, selon la vieille coutume… Malgré la grimace hideuse qui déformait sa bouche et les deux trous béants, il reconnut Zinzan Bee.

Un frisson glacé lui parcourut l’échine. Mokomokai : cette tête avait un nom.

Osborne tira alors le drap en entier : il y avait six têtes, soigneusement alignées sur l’étagère, préparées selon les rites. Six Maoris au visage monstrueux — les complices de l’ancien activiste…

Zinzan Bee n’avait pas échappé à Fitzgerald : il l’avait bien abattu dans la forêt. Mais si on n’avait jamais retrouvé son cadavre ni celui de ses complices, c’est parce que Nepia et ses hommes les avaient escamotés pour en prélever les têtes. Comme avant l’arrivée des colons. Les mokomokais étaient une vieille pratique guerrière : à l’instar d’autres peuplades indigènes, posséder la tête d’un chef ennemi ou garder celle de son propre aïeul était une marque de pouvoir, de respect, un objet de culte rehaussant le mana. Ainsi tatouées et préparées (orbites vidées, nez coupé et lèvres cousues), le mokomokai devenait tapu, sacré, traitement dont ne bénéficiaient pas les esclaves. Avec l’arrivée des Européens, le commerce de têtes avait fleuri (les marins et aussi les musées du Vieux Monde en réclamaient) jusqu’à ce que le gouvernement britannique interdise cette pratique barbare. Nepia la remettait au goût du jour…

Il y eut alors un bruit de pas à l’extérieur. Un jeune Maori fit irruption dans l’atelier au moment où Osborne faisait volte-face. Aussi surpris l’un que l’autre de se trouver face à face, les deux hommes se dévisagèrent une fraction de seconde. Mains nues, le Maori fut le plus prompt à réagir : il se rua sur la table, saisit l’un des ciseaux d’os et plongea sur Osborne qui attrapa son poignet au vol. Leurs souffles se mêlèrent en une étreinte furieuse. Le Maori chercha à planter le ciseau dans sa glotte, il était très jeune mais déjà puissant comme un taureau : les deux hommes roulèrent sur la table, dispersant les objets rangés là et, dans le même mouvement, tombèrent à terre. Osborne se dégagea très vite : il tira son arme, braqua le canon mais se ravisa.

Assis sur la terre battue de l’atelier, l’autre ne bougeait plus : il observait le filet de sang qui s’écoulait de son ventre, méthodique, comme s’il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. En chutant, il s’était planté le ciseau dans l’abdomen : le Maori le tenait encore à la main, enfoncé de moitié, incrédule. Un gamin à la peau claire, les bras couverts de tatouages, toujours les mêmes, avec un voile de douleur sur ses beaux yeux verts. Il voulut ôter le ciseau de ses entrailles mais la force lui manquait. Ses paupières papillonnèrent un instant : il ne vit rien défiler dans sa tête, ne pensa à rien de précis, hormis le fait assez étrange de prendre conscience qu’il perdait conscience, à jamais…

Osborne observa l’agonie. Le dos calé contre la table, le Maori avait les yeux encore mi-clos : son corps glissa lentement sur la terre battue.

Osborne s’ébroua — le bruit allait alerter les autres. Il sortit du cabanon, l’arme à la main. Déjà les sons de plusieurs voix résonnaient depuis le sous-bois, des voix qui venaient vers l’atelier. Il se réfugia sous les frondes des fougères et, à couvert, épia les mouvements le long du sentier. Un groupe d’une demi-douzaine d’hommes approchait, portant des cantines vides. Tatoués pour la plupart. Parmi eux, il reconnut les frères Tagaloa. Englué sous un amas de verdure, Osborne distinguait leurs voix rauques mais il ne saisissait que des bribes… « temps d’y aller… les autres… bientôt… rendez-vous… nuit tombée… ». Des hommes jeunes, tous d’origine maorie, mais d’Hana, pas l’ombre d’un cil.

Le groupe stoppa devant la cahute. Ceux qui portaient les cantines les déposèrent sur le tapis d’épines, l’un d’eux entra dans l’atelier : il en ressortit presque aussitôt et, éructant quelques mots brefs, lança des regards hostiles alentour. Des armes de gros calibre jaillirent des tuniques. Avec ses cinq balles dans le barillet, Osborne n’avait pas une chance : il recula à couvert et se fondit dans la nature. Les images se télescopaient dans sa tête, celles des têtes aux lèvres cousues sur l’étagère et qui semblaient le poursuivre jusque dans les sous-bois, celle de l’adolescent aux yeux ouverts qu’il venait de tuer et le spectre d’Hana, introuvable… Il effectua un large arc de cercle autour de la maison. La main toujours crispée sur la crosse du revolver, il attendit derrière des buissons, à croupetons, le souffle court. Il s’était éloigné du rivage, un kilomètre, peut-être moins. Osborne craignait une battue, une chasse à l’homme blanc, mais rien ne venait. […] Une minute passa, puis deux. N’observant d’autre mouvement que celui des insectes tourbillonnant dans le bush, il revint sur ses pas. Lui tendaient-ils un piège ? Il n’avait vu aucun véhicule le long de la piste, ni entendu le moindre bruit de moteur : les Maoris avaient pourtant un moyen de locomotion.

Osborne atteignit les premières criques disséminées au pied de la falaise. Il aperçut alors le mouillage en contrebas : un bateau à moteur, qui baignait dans l’eau turquoise. Le groupe de Maoris entrevu tout à l’heure avait grimpé à bord et, poussant les cantines au fond du canot, s’apprêtait à lever l’ancre. Un corps gisait près de la cabine — celui du gamin éventré. Les Maoris levèrent l’ancre et partirent sans tarder, à grand renfort d’hélices, vers le large…

Agenouillé sous les tiges géantes qui bordaient la falaise, Osborne avait compté sept hommes à bord. Aucune femme.

Le canot n’était plus qu’un point blanc sur la mer. Ils filaient plein nord…

Étrange. Pour ne pas dire incompréhensible.

Osborne se dirigea vers la maison, l’arme au poing. Craignant qu’ils aient laissé un homme pour assurer leurs arrières, il passa par la porte de derrière, celle qui donnait sur les bois. Précaution inutile : la maison était vide. Ou plutôt vidée : il n’y avait là plus le moindre vêtement, ni d’effets personnels d’aucune sorte.

Idem pour le cabanon : les ustensiles du tatoueur avaient disparu. Même les têtes avaient été embarquées. Les Maoris avaient levé le camp…

Pour aller où ?


Le soleil était au zénith quand Osborne retrouva la piste. Il pensait à cette histoire de mokomokai, à Fitzgerald, aux Maoris qui venaient de lui filer entre les doigts en emportant leurs précieuses têtes. Le cerveau pris dans un étau, les poumons comme des rasoirs, il remonta à grands pas vers la voiture garée plus haut. Un bruit de moteur suppléa les bourdonnements de sa tête : soulevant un nuage de poussière âcre, une camionnette descendait la colline.

Des planches de surf dépassaient du pick-up qui, le voyant ahaner au milieu de la piste, s’arrêta à hauteur. La tête d’un chevelu se pencha par la vitre ouverte.

— Ça va ? lança-t-il depuis la portière. Vous êtes tout pâle…

Osborne ne répondit pas. La peur et les drogues lui avaient rongé le visage.

13

Greg Wheaton épongea son cou à l’aide d’un mouchoir. Il était cinq heures de l’après-midi et les ouvriers venaient de quitter le chantier. C’est lui qui avait les clés du baraquement sud, un bloc d’acier amovible spécialement aménagé pour stocker les explosifs. Deux ingénieurs en sortaient. Davis et Mathews, deux gaillards en chemise à carreaux qui auraient fait de bons seconds rôles dans les westerns de John Ford. Ils venaient de faire les repérages pour le prochain minage, prévu dans deux jours — demain était férié. Ils avaient donc tout laissé en plan, les machines et les pelleteuses, les outils, les blocs de parpaing et les premières fondations, pour aller célébrer en famille la fête nationale.

Au pied de la colline éventrée, les tas de terre et de cailloux s’amoncelaient comme si des taupes géantes y séjournaient. Wheaton était fier de son œuvre. Jamais il n’avait dirigé un tel chantier.

Le transporteur attendait devant le baraquement : hormis quelques bâtons de dynamite, les explosifs les plus dangereux étaient systématiquement rapportés à l’usine. Burke, le chauffeur du camion, avait hâte de charger le stock. La route était longue jusqu’à Wangharei, il ne serait pas rentré chez lui avant vingt heures et il voulait profiter de la soirée pour préparer la journée de chasse du lendemain avec les copains.

— C’est bon ? lança-t-il aux ingénieurs qui discutaient devant le baraquement.

— Oui oui ! Vous pouvez y aller…

Burke baissa le haillon du truck. Fichu métier que de trimbaler des produits dangereux. Même avec les primes de risque, il avait à peine de quoi payer la maison et le reste. Les deux ingénieurs se serrèrent la main en se souhaitant un bon week-end tandis qu’il commençait le chargement.

— Ouais, à lundi, répondit l’autre. Mes amitiés à ta femme !

— De même !

Les deux hommes saluèrent Wheaton, qui bougonnait dans son coin — sa femme était partie avec un autre et, même s’il ne s’était jamais vraiment soucié de cette garce, ça le mettait en rogne rien que d’y penser. Heureusement ça ne lui arrivait pas souvent… Le chef du chantier de Karikari Bay songeait comme tout le monde au week-end à venir lorsque, sortant brusquement du bois voisin, il aperçut deux hommes cagoulés : deux grands types vêtus de noir qui couraient dans leur direction. Il fit un bref panoramique et en vit trois autres, sur la gauche, jaillissant à l’angle du baraquement. Wheaton réalisa alors qu’ils tenaient des armes.

— Putain de merde… Qu’est-ce que c’est que ça ?

En une poignée de secondes, le chef de chantier, les deux ingénieurs et le conducteur du camion se trouvèrent encerclés par un groupe de huit hommes, fusil-mitrailleur au poing. Aucun d’eux ne parlait sous les cagoules noires mais leur carrure était impressionnante.

— Hey ! s’insurgea Mathews en opposant les mains. Du calme ! Qu’est-ce que vous voulez ?!

Le canon d’un revolver se posa sur sa tempe.

— Tu vas sortir ton portable et téléphoner à ta femme, dit la voix du leader. Tu vas lui dire qu’il y a un problème sur le chantier, que tu en as pour la nuit, que tu es désolé mais que tu ne peux pas faire autrement. Tu raccroches très vite, sans faire d’histoires, et tout se passera bien. Dans le cas contraire, vous êtes morts. Vous tous.

Mathews en resta bouche bée. On lui colla son portable à l’oreille.

— Exécution !

Les fusils-mitrailleurs braquaient les autres, qui des yeux l’imploraient d’obéir.

La première partie du plan se déroula comme prévu : les femmes protestèrent, grognèrent, puis obtempérèrent. Rien qui laissât imaginer ce qui arriverait. Après quoi, on donna des ordres par talkie-walkie.

La seconde partie du plan était plus technique puisqu’elle requérait le concours des deux ingénieurs. Chlore, ammoniac, perchlorate d’ammonium, composants de base du propergol, un propulseur de fusées : ce n’est pas la colline qu’ils allaient faire sauter à la dynamite, mais tout le chantier.

*

Un crépuscule maussade tombait au-delà des pins. Hana conduisait vite le long de la piste. Ils étaient partis depuis deux heures et les médicaments n’avaient visiblement aucun effet sur le gamin.

— Où on va ?

— Voir ton père, je te l’ai déjà dit.

— Il est pas là mon père.

— Non, c’est pour ça qu’on y va.

— Où ça ?

— Voir ton père.

— Il est où ?

— Là où on va.

— C’est où ?

— Par là.

— Et Josie, elle est où ?

— Avec ton père.

— Je veux les voir.

— Moi aussi. C’est pour ça qu’on y va.

— Tu les connais ?

— Bien sûr.

— Moi aussi je les connais. Et Josie, tu la connais ?

— C’est ma meilleure copine.

— C’est pas vrai.

— Et pourquoi donc ?

— Elle s’occupe de moi.

— Moi aussi je m’occupe de toi.

— Mais elle c’est ma copine.

— Alors moi aussi je suis ta copine.

— T’es pas Josie.

— Non, mais je la connais.

— T’es pas mon père non plus !

Et Mark se mit à rigoler. Du coup Hana aussi. Jaune — ils arrivaient sur le site.

*

C’était une journée poisseuse, avec un brouillard qui ne se lève que le soir, un brouillard noctambule qui errait à flanc de collines. Jon Timu regarda sa montre, anxieux.

Le rendez-vous était fixé à neuf heures trente, il était presque vingt et il était toujours seul dans la villa de Long Bay — un endroit tranquille près du parc national, loin des mouchards électroniques où ils s’étaient déjà rencontrés deux fois : la première un an plus tôt, quand il avait fallu accorder les intérêts divergents, la seconde fois le mois dernier, pour finaliser les détails de l’opération.

Si au départ tout s’était déroulé selon les plans préétablis, les grains de sable s’étaient accumulés dans l’engrenage ; la disparition du notaire, le vol de la hache chez Nick Melrose, le corps de la comptable rejeté par la mer, puis la confirmation que Tukao faisait partie du charnier de Waikoukou Valley. Leur belle machine de guerre avait d’abord hoqueté avant de se gripper. Ils se réunissaient ce soir pour remédier au problème, statuer de la stratégie à suivre. Timu avait insisté : ils n’avaient pas le choix. Et le temps pressait.

Neuf heures vingt-trois : Phil et Steve O’Brian furent les premiers au rendez-vous. Une berline noire les déposa devant la propriété avant de se garer un peu plus loin, sur le parking de gravier. Outre le chauffeur qui resta près de la voiture, leur garde du corps portait une arme : Mitchell, leur homme de confiance.

— Où sont les autres ? demanda Steve O’Brian.

— Ils ne vont pas tarder, répondit le chef de la police.

Sous ses airs de patriarche qui en a vu d’autres, les gestes de Steve O’Brian trahissaient de la nervosité. À ses côtés, son fils restait silencieux. Michael Lung arrivait à son tour, à bord d’un coupé BMW gris métallisé soudain trop voyant. Ils se saluèrent à peine. Malgré son bronzage et son costume italien, le conseiller en communication lui non plus n’en menait pas large.

— Attendons plutôt à l’intérieur, lança Timu.

Les quatre hommes s’installèrent dans le luxueux salon de la propriété. Michael Lung s’assit sur l’accoudoir d’un club de cuir anglais, dit quelques banalités sans tenir en place, et se dirigea bientôt vers le bar où il se servit un whisky. Dans l’attente, Phil O’Brian refusa le verre qu’on lui proposait. Son visage était sévère et il se grattait la paume des mains, comme pris d’eczéma. Michael Lung se resservit un verre.

Depuis la mort d’Ann Brook, il n’y allait pas de main morte. Un moyen comme un autre de tenir le coup. S’il avait su ce qui arriverait. Tout ça pour une chatte… Michael avait rencontré Ann deux ans plus tôt, une escort girl qu’on lui avait mise dans les pattes après un dîner d’affaires, en guise de dessert, et elle lui avait tellement plu qu’il en avait fait le mannequin en vogue de son agence de pub. Aujourd’hui morte et enterrée… Pauvre fille.

Neuf heures trente : Nick Melrose arriva à son tour, ponctuel, seul. Le businessman n’avait pas peur et tenait à le montrer — vêtu d’un pantalon sportswear et d’un débardeur, la poche de sa veste était alourdie d’un calibre 32. Melrose achevait son prochain best-seller avec l’énergie de ses soixante ans tout en préparant l’expansion du site de Karikari Bay — jonction avec le golf voisin et construction d’une route digne de ce nom — et l’idée de se retrouver tous ici ne l’enchantait pas.

— J’espère que vous avez de bonnes raisons de nous réunir ici, dit-il sans ménager l’autorité du chef de la police.

— Effectivement.

Ils n’attendaient plus que Ruppert Murdell, le magnat de la presse qui, outre chaînes de télé à péage et droits de compétitions sportives, maîtrisait par le jeu d’alliances croisées l’essentiel de la presse néo-zélandaise. Il arriva ce soir-là en limousine, escorté par trois gardes du corps aux regards glacés semblant tout droits sortis de séries américaines.

— Alors ? lança-t-il en guise de bonjour. Qu’est-ce qui se passe ?!

— On va vous l’expliquer, répondit Timu. Asseyez-vous…

Murdell avait des sourcils en bataille et une horloge dans la tête.

— J’ai une heure à vous accorder, annonça-t-il. Pas une minute de plus : je repars pour Sydney par le vol de nuit.

— Asseyez-vous…

Les gardes du corps avaient pris leur poste à l’entrée de la propriété et dans le parc. Mitchell gardait le hall. Ils étaient maintenant tous là, Steve et Phil O’Brian, son conseiller en communication Michael Lung, Nick Melrose, leur principal bailleur de fonds via le projet immobilier de Karikari Bay et quelques pirouettes juridiques, Jon Timu, le chef de la police chargé de la répression, et enfin Ruppert Murdell, venu expressément d’on ne sait où, et qui par presse et télés interposées alimentait la peur, discours sécuritaire à l’appui.

Étranger aux petites affaires de ce pays, Murdell mesurait encore mal l’enjeu de cette réunion. En contrepartie de sa coopération, il avait obtenu le canal hertzien laissé vacant après la faillite d’Aotearoa Television, la chaîne maorie (de mauvais placements, disait-on), et il monterait bientôt sa fameuse chaîne réservée à l’information. Le reste ne l’intéressait pas.

— J’espère que vous ne m’avez pas fait venir jusqu’ici pour un simple problème d’intendance, fit-il remarquer en s’installant.

Le chef de la police se tenait debout au milieu du salon. S’assurant que la porte vitrée était close, il ouvrit alors le paquet qui reposait sur la table basse. Murdell, seul homme ici présent à ne pas connaître la teneur du colis, eut en retour un rictus dégoûté.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Le fémur d’une petite comptable, répondit le policier. Je l’ai reçu hier par la poste.

— Une comptable !

— Johann Griffith, assassinée il y a une dizaine de jours. Elle travaillait sur le projet de Karikari Bay.

Si les autres se taisaient, engoncés dans leur colère, Ruppert Murdell voulait être sûr de comprendre.

— Ce qui veut dire ?

— Que celui ou plutôt ceux qui ont assassiné le notaire continuent leur petit jeu de massacre : non seulement ils connaissent nos agissements, mais en plus ils nous narguent.

Le magnat de la presse détacha ses yeux du colis entrouvert.

— La presse indépendante est au courant ?

— Non, répondit Timu. Mais ils nous tiennent.

Une ombre passa sur le visage du maire. Il regrettait toute cette histoire. Son père prit les devants : il se tourna vers Timu, instigateur de cette escapade nocturne.

— J’imagine que si vous nous avez réunis ici ce soir, c’est que vous avez quelque chose à proposer…

— Oui, renchérit Melrose. Cette situation ne peut plus durer : alors ?

Timu alluma un cigarillo. La sueur coulait le long de son cou. Une chouette hulula depuis le parc. La nuit était tombée sur la maison isolée mais il n’y avait pas de chouette dans le parc — pas plus que de hibou. Deux coups de feu retentirent au loin. Ils provenaient de l’entrée du parc. D’un bond, les cinq hommes furent debout.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Un vent de panique traversa l’assemblée.

— Asseyez-vous, ordonna Timu.

Il tenait un revolver à la main.

— Mais…

— Ne m’obligez pas à tirer, lâcha-t-il d’une voix forte. Je vous ai dit de vous asseoir.

Les hommes s’agitèrent. Le chef de la police les menaçait d’une arme et Mitchell n’en revenait pas. Melrose fut le premier à réagir : il se précipita vers la porte vitrée du salon, qui aussitôt vola en éclats.

— La prochaine ne ratera pas sa cible, prévint Timu.

Melrose s’immobilisa sur le parquet lustré, furieux.

— Jetez votre arme à terre. Tout de suite !

— Si c’est une plaisanterie, commenta Ruppert Murdell, je…

— Ce n’est pas une plaisanterie, gronda le Maori. Jetez votre arme, Melrose, je ne le répéterai pas !

Le businessman s’exécuta à contrecœur.

— Vous êtes fou, dit-il en prenant place sur le canapé.

Aucun d’eux n’était armé, les autres ne s’étaient pour ainsi dire jamais battus de leur vie : même à cinq, comment s’échapper ? Et que faisaient leurs gardes du corps ?

Depuis le fauteuil de cuir où Timu le consignait, le maire reprenait des couleurs.

— Comment osez-vous ? ragea-t-il. Comment vous, qui me devez tout, pouvez-vous nous trahir ?

Le Maori ne répondit pas. Le chef de la police d’Auckland ne se faisait aucune illusion sur sa carrière — elle était déjà terminée. Sa vie suivrait. En attendant, il sauverait Mark.

Murdell fulminait. On l’avait attiré dans un traquenard. Dans la tourmente, seul Michael Lung semblait garder son sang-froid ; depuis qu’Ann Brook avait été éliminée, il s’était préparé à tout. Au pire, mais sûrement pas à ça : surgissant de toutes parts, un groupe d’une dizaine d’hommes investit le salon.

Combinaisons sombres, cagoules, arme automatique au poing, les membres du commando les regroupèrent avant de désarmer le policier qui, tête basse, donna son arme de service. De nouveaux coups de feu déchiraient la nuit. Un homme de forte corpulence planta alors son pistolet-mitrailleur dans les reins du maire.

— Dites à vos gardes du corps de cesser le tir : tout de suite.

Un coup de crosse le poussa vers le hall. Phil O’Brian boita jusqu’au seuil de la propriété, un cri dans les reins. Il vit Mitchell et un homme de Murdell revenir en courant vers le perron, un revolver à la main, visiblement paniqués : ils stoppèrent en apercevant le maire et le fusil-mitrailleur planté sous sa glotte.

— Baissez vos armes, dit-il, inutile de résister.

Les gardes du corps hésitèrent un instant, puis obtempérèrent. Quand O’Brian rejoignit le salon, les autres n’avaient pas bougé d’un pouce. L’atmosphère était à la suspicion et les regards louchaient vers Timu, qui avait vieilli de dix ans.

— J’espère que vous savez ce que vous faites, glapit Melrose à ses côtés.

Un Maori de taille plus modeste apparut entre les têtes : Joseph Nepia. Ses longs cheveux gris tressés pour l’occasion, un air de triomphe irradiait son visage découvert.

Jon Timu s’était imaginé un vieil illuminé à la peau fripée de mokos mal bleuis par l’épreuve du temps ; l’homme qui se posta devant eux avait des traits étonnamment lisses, réguliers, un visage sans âge qui semblait resurgir du passé.

Zinzan Bee avait été son premier disciple, un disciple un peu trop zélé, imprudent de nature et beaucoup trop pressé d’en finir avec les pakehas — à tel point qu’obnubilé par sa vengeance il avait failli tout faire rater : Fitzgerald leur était tombé dessus, créant un véritable carnage. Nepia avait heureusement récupéré le corps du disciple et surtout sa tête, dans la forêt où il l’initiait aux rites…

— Qui êtes-vous ? demanda le premier Melrose.

— Peu importe… Nous sommes tous déjà morts…

On le regarda sans mot dire, stupéfait, méfiant. Le vieil homme jaugeait l’assemblée. Il prit un air contrit, presque fataliste.

— Malentendus, escroqueries, ventes frauduleuses, acquisitions par la force, guerres, traités partiaux… De tout temps vos gouvernements n’ont rien respecté. Aujourd’hui notre peuple agonise sur les ruines de son histoire. Votre monde ne nous tolère plus. Nous n’en avons plus pour longtemps mais nous ne quitterons pas Papatuanuku[40] sans combattre…

Tout à sa vengeance, la face du tohunga s’éclaircit brièvement. Sa voix était douce, ses yeux presque mélancoliques… Difficile de dire si cet homme était fou ou s’il représentait le dernier rempart des peuples opprimés.

— Qu’est-ce que c’est que cette mascarade ?! aboya Murdell.

Une rafale claqua dans le jardin. Timu s’interposa à son tour.

— Où est mon fils ?

Nepia eut un sourire médiocre.

— Ne vous en faites pas, répondit-il d’une voix parfaitement calme : il est entre de bonnes mains…

— Nous avons conclu un accord ! protesta le Maori.

— Que vous retrouviez votre fils, oui… Allez, s’agaça-t-il soudain, ne perdons pas de temps !

Les hommes cagoulés leur firent signe d’avancer. Melrose voulut savoir où on les menait mais de violents coups de crosse s’abattirent sur lui : l’écrivain avait beau se protéger la tête, son oreille et son arcade étaient déjà en sang.

— Pas de questions ! hurla Nepia.

Les six hommes quittèrent le salon, abasourdis, et sous bonne escorte marchèrent jusqu’au van qui attendait dehors. Leurs poils se hérissèrent lorsqu’ils virent les corps étendus sur la pelouse, criblés de balles : Mitchell, tous les autres, abattus d’une rafale… D’un coup de hache, on leur coupa la tête.

Jon Timu comprit alors qu’on ne lui rendrait pas son fils. Nepia était un fou.

Un fou dangereux.

14

En traquant Kirk, Fitzgerald avait croisé la route de Zinzan Bee. Complice ou pygmalion du jeune tueur polynésien, l’ancien activiste maori vivait sous la férule de Nepia — c’est lui qui les avait initiés au culte d’Hauhau. Découvrant le charnier où ils exécutaient leurs victimes, Fitzgerald avait éliminé Kirk mais aussi Zinzan Bee, comme il l’avait prétendu lors de son dernier contact radio. Seulement Nepia avait escamoté le cadavre afin de réaliser ses fameux mokomokais. Fitzgerald connaissait-il l’existence du vieux tatoueur ? L’avait-il fait chanter ? Osborne n’en savait rien. Le suicide de son ami restait un mystère mais la question aujourd’hui n’était plus d’actualité : car si Nepia avait pris le risque de passer derrière Fitzgerald pour récupérer les corps des guerriers morts au combat, cela signifiait aussi qu’il chercherait à récupérer celui de Tagaloa.

Amelia.

Elle était seule avec le cadavre.

Osborne sortit en coup de vent de l’aéroport. Il avait perdu de précieuses heures à attendre le prochain vol pour Auckland, le portable de la biologiste ne répondait pas et il voyait des morts partout.

Il se jeta sur le siège encore tiède de la Chevrolet, vida la bouteille d’eau achetée à la boutique de l’aéroport et quitta le parking en trombe. Il lui restait quelques cachets mais rien pour faire passer l’angoisse. Il alluma une cigarette, serra les dents et ses mains sur le volant. Peu de voitures à circuler sur le motorway.

C’était aujourd’hui la fête nationale, le jour où fut signé le traité de Waitangi, cédant l’essentiel du pays des Maoris à la reine d’Angleterre. Voilà pourquoi Nepia et sa clique avaient quitté leur repaire de Great Barrier précipitamment : ils agiraient aujourd’hui, sur le continent. Un acte symbolique susceptible de sensibiliser l’opinion à la condition autochtone, de réveiller la résistance, quitte à sacrifier la nation maorie dans un suicide collectif.

Les buildings d’Auckland se profilaient à l’horizon vaporeux. Osborne écrasa sa cigarette en fuyant son visage dans le rétroviseur. L’air de la mer par la vitre lui donna un coup de frais, comme un avant-goût de caveau.

*

Te Atatu.

Les fleurs blanches des kamahis dansaient dans la brise du soir. La Honda d’Amelia était garée sous les bouleaux, à la même place que ce matin. Osborne marcha jusqu’à la maison et entra sans sonner. Il fit un pas dans la pièce et, d’instinct, sa main se colla à son arme. Il vit d’abord la traînée de sang sur le parquet peint, puis les jambes qui dépassaient du bar. Il se précipita.

Amelia était allongée là, désarticulée, baignant dans une mare de sang. Sans tête, c’est comme si son corps n’avait pas de sens.

Osborne chancela. Le spectacle de ce buste décapité lui soulevait le cœur. Il manqua de vomir, incapable de détacher ses yeux du cadavre.

Aucun son dans la pièce. Il la regardait étendue sur le sol mais Amelia n’était pas complètement là : il en manquait un bout. Il manquait le plus important. Osborne tomba à terre sans même s’en rendre compte, se pencha sur elle comme pour l’embrasser mais il n’y avait plus de bouche, plus rien. Qu’une mare de sang. Il se sentit soudain gauche et maladroit avec ce bout de femme raccourci : il ne savait plus comment s’y prendre, il ne savait plus par quel bout la prendre. Asphyxié par la vision d’épouvante, Osborne la saisit à bras-le-corps, en serrant contre lui ce monstre qui n’y pouvait rien, le berça longuement…

Ils n’avaient pas simplement partagé un bain de sperme l’autre nuit : Amelia lui avait offert sa vie. Elle l’avait dans la peau, c’est ce qu’elle lui avait dit… La mort : voilà comment il la remerciait.

Osborne gémissait doucement en berçant son amour, il pataugeait dans son sang, il y en avait partout, sur le rebord de la cuisinière, sur les murs, ses mains, sa chemise, il en avait aussi sur son cou et Amelia semblait bien vivante contre lui, encore chaude, si bien qu’un instant il ne sut plus qui tremblait, qui serrait qui, ni pourquoi.

Des larmes coulaient mais ça ne servait à rien : il relâcha soudain son étreinte et le corps décapité retomba sur le sol, dans sa flaque.

Le monstre.

Osborne sortit de la maison, hagard. Ses pas ne se comprenaient plus, ils se déliaient un à un sous les bouleaux, sans ressort. Le crépuscule tombait sur l’océan, l’écume avançait à petites foulées sur les rochers, et tout était de sa faute.

Le monstre.

Il mit un certain temps avant de se calmer les nerfs. Les bruits lui revinrent au compte-gouttes, celui de la mer, des oiseaux. Enfin, il se résigna à retourner vers la maison.

Son instinct de flic reprit le dessus, le temps de comprendre ce qui s’était passé. Amelia avait été tuée ici, entre la porte qui menait à la cave et la cuisine. L’entrée du vestibule avait été forcée : sans doute l’avait-on surprise alors qu’elle remontait du labo. Le sang avait commencé à coaguler sur le parquet. Décès estimé à plusieurs heures. Le cou avait été tranché nettement. Artères et tendons sectionnés au même niveau. Décapitée à la hache, probablement… Osborne retint la boule de graisse fichée dans sa gorge et descendit à la cave.

Le cadavre de Tagaloa avait disparu de la table d’autopsie : on était venu chercher sa tête.

Sa faute.

Tout était de sa faute.

*

Les trottoirs du quartier résidentiel étaient vides, le ciel comme du charbon. Osborne roulait dans un état de confusion proche de l’hébétude. Arrivé à l’angle de Castel Drive, il gara la Chevrolet et marcha d’un pas traînant jusqu’au portail de bois blanc ; la maison de Tom Culhane se situait au fond du cul-de-sac.

Il était à peine dix heures mais aucune lumière ne filtrait des fenêtres ouvertes. Seules les persiennes de l’étage étaient fermées — la chambre à coucher. Quelques moustiques vrombissaient au gré du jardin. Osborne évalua la façade, puis força sans mal la porte coulissante de la terrasse. Le sentant venir de loin, le labrador avait déjà bondi du canapé où il dormait.

— Du calme…

La queue de Tobby avait déjà balayé le guéridon du hall, le napperon et son vase à dix cents. Il fit sortir le jeune chien, referma la baie vitrée sous le regard éploré de l’animal et, la salive mêlée de sang, grimpa à l’étage.

Tom Culhane venait de s’endormir, en proie à des rêves délicieux. C’était la première fois depuis des années qu’il s’endormait ainsi, et pour cause : contre toute attente, alors que l’espoir s’était réduit à une peau de chagrin, sa femme venait de tomber enceinte. Le docteur Boorman non plus ne comprenait pas : un miracle. Les analyses étaient pourtant mauvaises, mais ce que femme veut… Ils avaient fêté la nouvelle au champagne. Tom avait insisté pour qu’elle boive au moins un verre, Rosemary était tellement contente que dans la confusion elle s’était déjà mise au régime sec, ils avaient dîné aux chandelles, comme avant, puis ils avaient fait l’amour dans la chambre — bien sûr que non ça n’allait pas abîmer l’embryon —, avant de s’endormir, vidés, heureux.

Tom rêvait sans doute à l’enfant qu’ils auraient quand une main se posa sur sa bouche ; il eut un geste brusque en voyant le visage d’Osborne au-dessus de lui, l’index sur les lèvres, qui très vite lui fit signe de sortir.

Le rouquin se tourna vers Rosemary ; loin de se réveiller, sa femme dormait à poings fermés. Tom se ressaisit. Il se glissa hors du lit et, prenant soin de ne pas déranger sa femme, suivit l’ombre sur le palier.

— Paul, mais qu’est-ce que tu fais là ?!

Osborne se tut et l’entraîna vers le jardin, où attendait Tobby. La pelouse était humide et le visage d’Osborne bien pâle sous la lune.

— Qu’est-ce qui se passe ? chuchota Culhane.

— On a interrogé Umaga ?

Le type qu’il avait sorti des griffes de Gallaher.

— Tu n’es pas au courant ? s’étonna Tom. Il s’est suicidé. À peine sorti de son anesthésie. Il a apparemment réussi à subtiliser une seringue. On ne sait pas ce qu’Umaga avait à cacher mais il s’est injecté une bulle d’air. Mort avant la visite de l’infirmière de service… C’est pour ça que tu me réveilles en pleine nuit ?

Osborne grimaçait dans la pénombre du jardin. Ça n’avait de toute façon plus d’importance.

— J’ai besoin de ton aide, dit-il.

Tom secoua la tête — c’était bien la première fois qu’il avait besoin de lui.

— Ça ne peut pas attendre demain ? dit-il tout bas. Rosemary vient d’apprendre qu’elle est enceinte, elle risque de s’inquiéter si je…

— Non, ça ne peut pas attendre demain. Ce n’est pas Zinzan Bee qu’il fallait chercher mais Nepia, un vieux tatoueur de South Auckland. Je t’expliquerai tout dans la voiture : pour le moment, habille-toi.

Tom frissonna dans son pyjama à rayures. Tirés du lit, ses pieds étaient pleins d’aube.

— Pour aller où ?

— Je t’expliquerai.

— Mais…

— Il me faut aussi des balles. Des balles de .38. Je n’en ai plus.

Culhane tergiversa sur son coin de pelouse. Tout allait trop vite et il n’avait aucune envie d’abandonner Rosemary. Encore moins maintenant qu’elle portait leur enfant.

Ombre froide sous la lune, Osborne le regardait avec ses yeux de cinglé. Bizarrement, il lui parut plus grand que nature…

— Bon, acquiesça Tom.

Sur la pelouse, Tobby secouait la tête comme s’il courait : Osborne retint le labrador tandis que son maître partait se changer.

Culhane revint bientôt, vêtu d’un jean et d’un pull léger, une boîte de cartouches dans les mains. Il avait aussi son arme de service, un .38 Special. Osborne fourra la moitié des balles dans ses poches. Tom le regardait faire, quelque peu éberlué par son intrusion. Ce n’était pas le moment mais ce ne serait jamais le moment.

— Tu cherches quoi au juste dans cette affaire ?

— Ma femme, répondit Osborne.

— Ta femme ?

— Elle est avec les tueurs, dit-il sans ciller. Il faut que je la sorte de là.

Tom avait l’air embêté dans son pull trop petit. Il se pinça la lèvre.

— Paul, j’ai fait des recherches… Tu n’as pas de femme. Tu n’as même jamais été marié…

Osborne avait fini de charger son arme.

— Qu’est-ce que ça peut foutre ?

Il fila vers le portail.

Culhane soupira.

Tobby, lui, se roulait dans l’herbe.

*

Ils prirent la Ford, plus rapide. Culhane conduisait. Quittant la ville, Osborne lui dit ce qu’il savait. Les hommes de Nepia avaient quitté Great Barrier par bateau : plein nord, c’était leur cap. C’était aussi la direction de Karikari Bay, où Nick Melrose faisait construire le plus vaste chantier hôtelier de la péninsule. Les collines qu’on faisait sauter à la dynamite pour monter le projet immobilier abritaient d’anciens pas maoris. Des contestataires menés par un ancien tatoueur reconverti dans le culte antibritannique d’Hauhau cherchaient à bloquer le processus par un acte d’envergure qui aurait lieu aujourd’hui, jour de fête nationale censé honorer les accords de Waitangi. Le lieu et la date ayant une teneur symbolique, Nepia frapperait pour révéler aux consciences endormies la condition des peuples indigènes. À sa manière : celle d’un fanatique.

Ils filaient plein pot sur le motorway désert. Tom posait peu de questions — Osborne avait réponse à tout. Samuel Tukao, Johann Griffith, l’ablation des fémurs pour tatouer les adeptes selon les anciennes traditions, le policier écoutait, les mains crispées sur le volant de la Ford. La hache de Melrose avait été dérobée avec le concours involontaire de sa fille Melanie, qui avec Ann Brook retrouvait la jet-set locale au Phénix, un club échangiste sous protection policière. Ironie du sort, Timu protégeait un lieu dont le portier était lui-même adepte de la secte. C’est Tagaloa qui avait fait le double des clés de la maison. Quant à la hache du vieux chef de guerre, elle servirait à couper des têtes. Celle d’Amelia Prescott était déjà tombée et ils ne s’arrêteraient pas en chemin.

Tom avait dégluti, à court de mots : Amelia, morte. Il eut à peine le temps de gamberger. Osborne poursuivit son exposé, tout en pierre. Ann Brook n’avait pas été assassinée par des repris de justice issus de la communauté maorie, comme on voulait le leur faire croire : la mère de l’un d’eux n’était même pas au courant des remises de peine et les rapports d’autopsie du coroner étaient faux, ou plutôt truqués. Ann avait consommé plusieurs substances qui ne figuraient pas dans les analyses le soir du meurtre, on avait retrouvé trois spermes différents dans son corps mais il en manquait un : le sien. Il était avec elle avant la party chez Julian Lung. Ils s’étaient rendus au club échangiste ensemble, mais l’information n’avait pas transpiré. On n’avait interrogé personne car le Phénix était fréquenté par les huiles locales — Lung, les fils O’Brian. Les médias pouvaient relayer la campagne du maire sur le thème de la tolérance zéro mais pas fourrer leur nez dans les affaires de ceux qui la mettaient en place.

Melrose finançait la campagne de réélection via les valises tirées du chantier en construction, Lung s’occupait de la communication et les médias du reste de la propagande. Le meurtre odieux d’Ann Brook tombait à pic. Tout était programmé, parfaitement organisé : Phil O’Brian annonçait qu’il partait en guerre contre une population jugée menaçante, quelques jours plus tard on retrouvait le corps d’un jeune mannequin sauvagement violé et assassiné, une fille d’origine maorie qui essayait justement de s’en sortir, un beau symbole d’acculturation, bien dans l’esprit des commanditaires de l’opération. Dès lors, on avait sorti trois pauvres types de prison, des Maoris pure souche qu’on avait drogués et tenus au secret pendant quelques jours, le temps de créer des indices concordants, avant de les jeter dans la fosse aux lions.

Gallaher était chargé de les abattre mais, en intervenant, Osborne avait réussi à en sauver un, Umaga, un pauvre gars complètement paniqué qui n’avait pas eu le temps de parler. Gallaher et Timu étaient de mèche avec le maire, son conseiller en communication et leur principal bailleur de fonds, Nick Melrose. Les policiers se chargeaient du terrain, les autres des médias, de l’opinion publique et de l’argent. Le climat de terreur et d’insécurité mis en place, ne restait plus qu’à récolter les votes, soit dit en passant parfaitement démocratiques.

Culhane était de plus en plus nerveux à mesure qu’ils s’enfonçaient dans la campagne. Osborne fumait cigarette sur cigarette, cadavérique dans la pénombre de l’habitacle. Il poursuivit son récit. On avait donc choisi Ann Brook comme victime. Elle était la maîtresse de Michael Lung mais l’écervelée parlait trop. Par le biais du publicitaire, de Melanie Melrose ou des jumeaux O’Brian, Ann avait eu vent de choses qu’elle n’aurait jamais dû savoir. Le jeune mannequin devenait dangereux, en même temps qu’une cible idéale : en l’éliminant, on horrifiait une population déjà ébranlée par une série d’événements sanglants et on s’ôtait une sérieuse épine du pied.

Osborne ne savait pas qui avait eu une idée si tordue, si Lung avait eu son mot à dire dans l’affaire, toujours est-il qu’on avait monté le coup de toutes pièces. Ann Brook n’avait pas été victime d’un meurtre crapuleux mais d’un groupe d’intérêt politico-économique dont la famille O’Brian, Melrose et Timu étaient les têtes pensantes. Au bout du compte, chacun y trouvait son compte : O’Brian en étant réélu, Melrose en développant son business tout en assouvissant sa haine des faibles, en particulier des Maoris dont il collectionnait les œuvres colonialistes et les reliques comme autant de trophées arrachés à l’ennemi, Lung en devenant le leader incontesté du marché publicité-communication. Quant à Timu et Gallaher, en plus d’un joli plan de carrière, leur compte en banque devait avoir sérieusement gonflé…

Tom écoutait toujours, le cœur tirebouchonné sur le siège de la Ford. Osborne n’avait pas tout dit. De fait, il alluma une cigarette avant d’en finir.

Tout aurait pu se dérouler comme prévu s’il n’était pas tombé sur Ann Brook le soir du meurtre. Seulement il était là, il avait traîné avec elle une bonne partie de la nuit, jusqu’à ce fossé où il avait sombré corps et âme. Ce qui s’était passé exactement, il ne pouvait le dire. Ce qui est sûr, c’est qu’Ann n’avait pas été tuée dans le pavillon où squattaient les trois repris de justice, mais sur un terrain vague du quartier de Ponsonby, après la fête de Julian. Les tueurs la suivaient probablement depuis le club privé où ils savaient qu’elle irait, attendant le moment propice. Seulement Osborne avait débarqué à l’improviste sur le chantier ; les tueurs étaient encore présents sur les lieux du crime, Ann Brook aussi. Ils auraient pu lui régler son compte mais il était armé et on avait besoin de lui — il était alors sur une piste encore inexplorée, celle de Pita Witkaire. On l’avait donc épargné, non sans saccager sa chambre d’hôtel et semer la confusion dans son esprit déjà tourmenté, un coup de folie censé l’éloigner de l’affaire Brook où, Osborne le savait en connaissance de cause, il pouvait devenir un suspect en puissance…

Il avait fait exactement l’inverse de ce que l’on attendait de lui : plutôt que de faire profil bas et de se concentrer sur ses affaires, il avait cherché à savoir ce qui s’était réellement déroulé cette nuit-là. Approchant dangereusement de la famille Lung et du club échangiste, n’obtenant pas de résultats concrets quant à l’enquête pour laquelle on l’avait embauché, ou cachant ses découvertes, on avait finalement choisi de l’éliminer. Mais il avait échappé à Gallaher et à ses sbires, puis trouvé en Amelia une alliée. La seule.

Il cracha la fumée de sa cigarette à son visage.

— Car c’est toi, Tom, dit-il : c’est toi qui es venu ce soir-là saccager ma chambre d’hôtel. Toi qui as tordu le cou et dépecé la chatte dans la baignoire. Il n’y a pas de veilleur de nuit à l’hôtel Debrett, tu le savais et tu connaissais le code d’accès. Tu étais censé m’aider dans mes recherches, tu étais surtout là pour me surveiller et rapporter mes faits et gestes à Gallaher. Tu étais avec lui et les autres sur le terrain vague la nuit où Ann Brook a été tuée, n’est-ce pas ? Et c’est toi qu’on a chargé de la petite mise en scène…

Tom avait les mains moites mais à cent trente à l’heure sur la route déserte, que pouvait-il faire ? Sur le siège voisin, Osborne avait son calibre à la main et le regardait d’un œil sinistre. Inutile de nier, il savait tout.

— J’ai fait ça pour Rosemary, expliqua-t-il, la gorge soudain sèche. Elle ne pouvait pas avoir d’enfant et avec les assurances maladie, les traites de la maison, on n’aurait pas pu se payer le meilleur spécialiste du pays. Je… (Sa voix tremblait.) Je suis désolé…

Désolé. Tom le débonnaire était désolé.

Une voix crachota alors dans la radio reliée au central. La standardiste de l’équipe de nuit informait les patrouilles que le capitaine Timu avait disparu et, selon un code visiblement préétabli, on pressait les équipes de rejoindre Long Bay, une propriété près du parc national. Si un plan avait été dressé, il avait manifestement raté…

Osborne et Culhane arrivaient du côté de Whangaroa, à une soixantaine de kilomètres de la péninsule. Loin, très loin de Long Bay.

La nuit était noire, ils avaient couvert une bonne partie du chemin. Osborne braqua son revolver sur la tempe du rouquin.

— Arrête-toi, dit-il.

Culhane tressaillit au contact de l’acier.

— Qu… quoi ?

— Arrête-toi, je te dis.

Les mains du sergent palpitaient sur le volant. Il ralentit l’allure mais ne stoppa pas.

— Non, dit-il en secouant la tête, exsangue. Rosemary va avoir un enfant : tu ne peux quand même pas… Paul…

Sa voix ne pesait pas lourd dans l’habitacle. Osborne ricana malgré lui. Ils roulaient maintenant au ralenti. Pauvre Tom.

— T’en fais pas, mon gros, siffla-t-il d’un air mauvais : je ne vais pas t’abattre comme un chien sur le bord de la route. Arrête, je te dis !

Culhane pila. La Ford fit une brève embardée avant de s’arrêter sur le bas-côté. Rase campagne. Dehors tout était calme, presque trop.

— Pose ton calibre sur le vide-poches, fit Osborne. Avec deux doigts, tout doucement…

Le sergent obéit, des nœuds dans le ventre. Osborne le braquait de son arme, deux lueurs glacées au fond de ses foutus yeux jaunes. Le moteur tournait encore. Tom attendit, les mains sur le volant, comme on attend un jugement.

— Karikari Bay n’est plus très loin maintenant, proféra Osborne. Je suis à peu près sûr que Nepia et sa clique sont là-bas. Sans doute nombreux et armés. Tu as ton portable : le temps de rameuter les unités spéciales, vous pouvez m’y rejoindre d’ici deux ou trois heures. Laisse ton portable ouvert, j’enverrai un message pour confirmation… (Il marqua une pause.) Maintenant fous le camp.

Tom expulsa l’air qui lui comprimait la poitrine : il lui laissait la vie sauve.

Le sergent ouvrit la portière de la Ford et s’extirpa du siège où la peur l’avait collé. Il ne pensait pas au gang de Maoris, à Karikari Bay, juste à sauver sa peau.

Dehors le vent soufflait par bourrasques. Il recula sur la route déserte tandis qu’Osborne prenait place au volant. Un lapin traversa l’asphalte, inconscient. Culhane attendait qu’il parte, les jambes en coton au milieu de la nationale. Osborne lui jeta un dernier regard, comme un caillou.

— J’ai couché avec ta Rosemary l’autre soir, dit-il soudain, dans la cuisine. Pendant que tu dormais… L’enfant qu’elle attend n’est pas de toi, mais de moi.

— Hein ?

— Tu pourras t’en rendre compte dans neuf mois, si tout va bien, dit-il en enclenchant la première. Un petit souvenir de notre collaboration, connard !

15

Des oiseaux de nuit sautillaient sur le golfe de Karikari Bay. Quelques véhicules de standing erraient devant le lounge et le restaurant qui jouxtaient les pelouses impeccables du très select complexe sportif. Minuit passé : Osborne se massa les nerfs de la tête. Il avait déplié une carte d’état-major sur le vide-poches de la Ford et, les reins rompus par le voyage, évaluait la distance qui le séparait des pas maoris.

Les hommes de Nepia devaient contrôler la piste menant au chantier, seul accès au site, mais en longeant la côte il était à peine à une demi-heure de marche… Il vérifia le bon fonctionnement de ses armes, deux .38 Special, et laissa la Ford à son parking. Un chemin serpentait entre les greens. Des crampes d’estomac l’accompagnèrent jusqu’à la mer.

Osborne marcha un moment le long de la plage, réveillant des oiseaux assoupis et quelques vieilles douleurs. Il pensait à Amelia, à sa tête qu’il ramènerait au monstre, ce bout d’elle qui lui manquait… Des nuages anthracite émiettaient la lune, fébrile sous les nuages intermittents. Avec la nuit le vent s’était levé, soulevant ses odeurs d’algues et de sel. Il enjamba les obstacles dressés sur sa route, on y voyait à peine dans l’obscurité. Les vagues frappaient la côte, en revenaient toutes blanches. Il n’avait plus d’amphétamines mais des montées d’endorphine lui inventaient d’autres vertiges. La topographie des lieux changea brusquement : le bush avait rogné la plage et tombait maintenant à flanc de colline. Osborne dut escalader des rochers, toujours plein nord, se mêla aux lianes et aux branches qui lui cinglaient le visage. S’accrochant à sa veste, les ronces faisaient tinter les balles au fond de ses poches. Il avançait péniblement parmi les épineux, en ressortait griffé, couvert d’échardes. Il était devenu l’écume du bush. La côte était pourtant là, toute proche, on entendait le bruit du ressac et les oiseaux noctambules qui battaient de l’aile à son approche… Un murmure stoppa net son avancée.

Il se tint immobile : le vent lui ramenait les sons… Des voix, au loin, vite doublées par le fracas des vagues sur la plage…

Un nuage noir dissipa la lune. À croupetons, prenant soin d’éviter les branches mortes comme des mines sous ses pieds, Osborne se glissa vers le rivage. Les voix se firent plus distinctes : il atteignait enfin le site.

Relevant la tête, il aperçut bientôt les cabanons du chantier, et le groupe d’hommes agglutinés au pied de la colline. Une masse opaque se découpait dans le ciel en colère. Éclairés par des torches, ils étaient au moins une vingtaine, des Maoris aux visages tatoués. Ceux qui portaient des uniformes sombres se tenaient en retrait, les autres, torse nu, formaient un cercle autour d’un homme. Caché par les dos musculeux, celui qui semblait être le maître de cérémonie parlait d’une voix monocorde. Du dialecte maori. Des mots immémoriaux qu’Osborne ne saisissait pas bien, des mots d’une autre époque, rituel ancien où l’on appelait les esprits favorables avant le combat.

La cérémonie du pure

Ils étaient là, les adeptes d’Hauhau… Osborne envoya un message de confirmation à Culhane et avança jusqu’à l’orée du bush. Il cessa alors de penser : autour de lui, même les grillons s’étaient tus. Il crut sentir une présence dans son dos ; il se retourna mais ne vit rien que les ténèbres. La peur. Il serra son arme dans sa paume : elle était maintenant sèche comme du bois. Il se glissa à l’ombre de la lune.

Les Maoris s’étaient regroupés au pied de la colline. Un pan entier avait déjà été dévasté par la dynamite. En vue de la prochaine destruction, les ouvriers avaient creusé une galerie qui s’enfonçait au cœur des anciens pas. Osborne stoppa à environ cent mètres, séparé de la troupe par les baraquements de préfabriqué et les premières fondations du complexe hôtelier. Il distinguait la mer à sa gauche, la forêt à droite, îlot noir dans les ténèbres… Le cercle des Maoris s’écarta tout à coup : six hommes apparurent à la lueur des flambeaux. Malgré ses épaules voûtées, Osborne reconnut la tignasse argentée du maire. Melrose suivait, une méchante blessure à la tête… Lung, O’Brian, Timu, ils étaient tous là, les mains liées dans le dos, terrorisés.

On les jeta au milieu du cercle. Les hommes tatoués attendaient sous le crépitement des torches. Nepia entonna alors une sombre mélopée, bientôt reprise par les disciples. Le chaman tenait une écuelle à la main, qu’il présenta aux élus : les initiés s’agenouillèrent et, la tête en arrière, attendirent qu’on leur souffle la poudre brune dans les narines. Timu et les autres observaient la cérémonie, atterrés. Pris de convulsions, les Maoris aux torses huilés vomirent sur le sol. Un murmure grandit depuis la petite foule lorsque Nepia s’injecta à son tour la poudre hallucinatoire. On releva les six initiés, qui s’inclinèrent devant le tohunga. Au plus fort de la transe collective, Nepia était le prophète réincarné.

— Venez et assemblez-vous au grand souper de Dieu !

La voix de Nepia tonnait dans la nuit. Des phrases tirées de l’Apocalypse, que les adeptes psalmodiaient à sa suite. Les prisonniers se tenaient les uns contre les autres au centre du cercle qui, avec la transe, allait s’élargissant. Osborne vit alors les têtes disposées autour d’eux, des têtes humaines qui, plantées sur des pics à hauteur d’homme, semblaient narguer les malheureux. Il y avait là les mokomokais de Zinzan Bee et des guerriers abattus par Fitzgerald, ces figures hideuses aux lèvres cousues qu’il avait dénichées dans l’atelier de Great Barrier, il y avait aussi des têtes fraîchement coupées : celles des hommes qui travaillaient sur le chantier, des gardes du corps, la tête de Josie, l’éducatrice, et, plus petite, celle d’Amelia… Osborne serra les dents depuis les épineux, deux calibres 38 dans les mains.

Au pied de la colline, Nepia en appelait au divin, aux esprits qui peuplaient son imaginaire délirant. Une clameur ponctua son chant de mort. Épouvantés par les yeux révulsés des Maoris, les prisonniers ne formaient plus qu’une masse compacte. Ils se recroquevillaient sur le sable, comme les sujets d’une expérience qu’on taquinait du scalpel. L’un d’eux implorait, d’autres gémissaient. Seul Timu restait debout, le regard fixe sous les torches. Enfin, le chaman brandit son arme vers le ciel sans étoiles : Tu-Nui-a-Ranga, la hache de guerre des ancêtres.

— Voici la robe teinte de sang ! La robe où le Verbe de Dieu, en sortant de ma bouche, frappera les nations ! Avec une verge de fer ! Car nous ne mourrons pas ! Du moins pas seuls ! Venez ! Venez et assemblez-vous pour être au grand souper de Dieu ! Car nous ne mourrons pas, du moins pas seuls !

Les guerriers exultèrent. Ils n’allaient pas demander une vaste rançon compensatoire en échange de leurs prisonniers : ils allaient les exécuter…

Chassant le visage exsangue d’Amelia au bout de la lance, Osborne balaya le site. Il avait beau chercher sous les torches, Hana ne figurait pas parmi les Maoris. Elle était pourtant ici, quelque part. Il vit un lot de palettes empilées sur les fondations, puis les baraquements des ouvriers en enfilade le long de la plage : l’un d’eux était faiblement éclairé. Gardant la porte, un homme en combinaison noire épiait la côte comme si un quelconque danger pouvait venir de la mer, un pistolet-mitrailleur à l’épaule.

Osborne vissa le silencieux au canon du revolver et rampa sur le sable frais…

Un excellent tireur, avait dit Timu : cessant de respirer, il se tint en position et logea une balle entre les deux omoplates. La sentinelle tomba aussitôt sur le sable, les genoux à terre. Le second projectile lui perfora le cœur.

*

Mark tournait en rond, de plus en plus nerveux à mesure que la nuit tombait. La cabane des ouvriers était exiguë, ça sentait la terre remuée et la sueur froide, le gamin était fatigué, il suffisait de voir sa tête, mais les tranquillisants n’avaient toujours aucun effet sur lui.

— Il est où mon père ? demanda-t-il pour la centième fois. Je veux le voir ! insista-t-il. Et Josie aussi ! J’en ai marre moi, hein ! J’en ai marre !

La colère lui abîmait les yeux. Hana fouilla nerveusement les poches de sa veste : où avait-elle fourré ces maudits cachets… Mark n’avait peut-être pas toutes ses facultés mais il avait compris depuis longtemps que quelque chose n’allait pas ; la virée à la mer avec Josie n’avait, il est vrai, pas duré longtemps, il ne l’avait d’ailleurs plus revue et sa nouvelle éducatrice lui faisait peur. Le pauvre gosse était loin de se douter qu’il lui devait la vie et que sans son insistance on l’aurait décapité, comme les autres. Un simple sursis. Car Nepia l’éliminerait lui aussi, une fois que toutes les têtes ennemies seraient plantées au sommet de la colline sacrée, exhibées aux yeux du monde.

Le cauchemar touchait à sa fin. Seulement Mark n’avait rien à voir là-dedans : fils de kupapa ou pas, tout ce qui l’intéressait, c’était ses putains de séries télé.

Hana se demandait comment elle allait se débrouiller pour l’emmener quand elle entendit une sorte de sifflement dehors, suivi d’un bruit de chute… La Maorie oublia un instant l’adolescent en colère et, lui intimant de la boucler, ouvrit la porte du cabanon. Un corps jonchait le sable, parfaitement immobile. Hana se pencha et vit le dos de l’homme, troué par deux balles de gros calibre. La sentinelle.

Le contact froid d’une arme se posa alors contre sa tempe.

— Un cri et tu es morte.

Osborne saisit Hana à la gorge et, d’un jet, l’envoya valser à l’intérieur du cabanon.

Elle retint son souffle. Paul. Paul Osborne : de la peur jusqu’à l’os, un .38 à silencieux à la main et deux boules de feu dans les yeux.

— On m’a dit que tu étais rentré, dit-elle sans amertume : j’aurais dû me méfier.

Le réduit était faiblement éclairé, il ne voyait qu’elle, elle et les tatouages encore noirs qui ornaient ses belles lèvres. Mais il manquait de temps.

— Fitzgerald : il lui est arrivé quoi ?

— Rien, répondit Hana. Il s’est tué tout seul.

— Pourquoi ?

— J’en sais rien.

Osborne avait la gorge sèche :

— Et l’assistante du coroner ?

— Je ne sais pas de qui tu parles et je m’en fous.

— Pas moi.

— J’en ai marre ! lança alors une voix bizarre.

Merde : il y avait un gamin à l’ombre de la lampe à pétrole, un trisomique d’une douzaine d’années qui fronçait les sourcils comme s’il venait d’ailleurs. Osborne maugréa — ce n’était pas du tout prévu dans ses plans.

— Qui c’est celui-là ?

— Le fils de Timu.

— Qu’est-ce qu’il fout là ?

— C’est moi qui m’en occupe, expliqua Hana.

Chose curieuse, la présence d’Osborne sembla rassurer le gosse puisqu’il se réfugia près de lui.

— Y me font peur ces cons-là ! glapit-il d’une voix précipitée. J’en ai marre, hein ! Je veux voir Josie ! Et mon père aussi, hein ! J’en ai marre.

Manquait plus que ça.

— T’en fais pas, mon gars, dit-il, on va filer d’ici en vitesse. (Il se tourna vers Hana.) Toi aussi tu viens avec nous.

La Maorie portait un pantalon et une veste sombre mais aucune arme : Osborne braqua son .38 sur sa belle gueule de sauvage.

— Tu viens avec nous : tout de suite.

— Pas avant d’avoir rasé le chantier, dit-elle d’une voix calme. Tout est prêt : il n’y a plus qu’à appuyer sur le détonateur. Les ingénieurs ont miné les fondations. Le détonateur est relié à un branchement en série. Il n’y a que deux gardes. Aide-moi. Après on fera ce que tu veux…

Hana parlait doucement pour ne pas effrayer le gamin qui, à deux pas de là, observait la joute d’un air très concentré. Osborne hésita un instant. Elle dut sentir le flottement.

— La terre ne nous appartient pas, c’est nous qui lui appartenons, enchaîna-t-elle. Je croyais que tu avais compris, Paul… La terre est tapu, sacrée. C’est notre équilibre, notre mana.

Ses beaux yeux brillaient à la lueur de la lampe à pétrole.

— C’est pas ça qui te rendra ta grand-mère, dit-il.

Hana grimaça de rage. Elle voulut le gifler mais il souriait, avec ses maudits yeux jaunes… Elle le gifla.

Mark eut un geste de recul mais resta dans l’ombre d’Osborne, impassible. Avec ce poids mort, ils avaient encore moins de chances de sortir vivants de ce piège à rats : sans l’aide d’Hana, ils n’en avaient aucune.

Osborne posa le canon du .38 sur sa jolie tête dénaturée.

— Je n’ai pas fait tout ce chemin pour repartir sans toi, dit-il d’une voix blanche.

— Tout ce que je veux, c’est faire sauter ce putain de site.

Hana n’en démordait pas. Plus le temps de tergiverser.

— Ils sont combien dehors ?

— Une trentaine à surveiller le site, rétorqua la Maorie, autant pour la cérémonie.

— J’en ai marre moi, hein !

Mark tremblait comme une feuille. Soudain la porte du cabanon vola en éclats. Osborne envoya valdinguer le gosse, qui s’écroula de tout son long. Deux hommes jaillirent dans le réduit, arrosant les murs et ce qui se trouvait devant. Hana fut projetée contre la table. Celui qui venait de tirer mourut une fraction de seconde plus tard, le visage emporté par le choc hydrostatique. Osborne s’était jeté contre le banc, l’arme à la main. Une nouvelle rafale perfora les étagères métalliques, pulvérisant la lampe à pétrole et les étagères, avant qu’il ne l’ajuste : deux balles tirées coup sur coup, en pleine poitrine. Le Maori recula sous l’impact et, dans une giclée de sang, s’écroula sur le plancher.

— J’en ai marre moi, hein ! J’en ai marre !

Mark était toujours vivant.

Osborne se dressa d’un bond. Une balle lui avait rogné l’épaule mais il ne sentait plus rien. Il faisait noir dans le réduit, ça sentait la poudre et son cœur cognait à tout rompre. Il aida le gamin à se relever. Terrifié par la vision des deux hommes abattus sous ses yeux, le pauvre bégayait des mots incompréhensibles. Osborne repéra alors la silhouette qui, profitant de la pénombre, venait de se glisser au-dehors : Hana.

Il agrippa Mark par la peau du cou.

— Viens avec moi, toi !

L’adolescent fixait toujours les corps à terre : la main d’Osborne le projeta à l’air libre. Mark manqua de buter sur le mort qui gisait à l’entrée, rétablit son équilibre in extremis. Osborne guetta les alentours — pas trace d’Hana. Il se tourna vers le trisomique et le prit par les épaules :

— Maintenant tu files jusqu’à la plage, tu t’assois au bord de l’eau et tu attends sans bouger, compris ? (Il le serra fort.) Compris ?!

Comme Mark ne réagissait pas, il l’agrippa par le col de sa chemisette et le poussa de toutes ses forces :

— Allez dégage, merde !

Emporté par l’élan, le gamin trébucha et courut droit devant lui.

La fusillade avait alerté les Maoris. Il en accourait depuis la colline. Osborne se réfugia derrière un tas de briques, chercha Hana dans le clair-obscur du chantier, ne la trouva pas. Putain, où était-elle encore fourrée ?! Il l’avait vue s’écrouler mais elle était toujours vivante : elle tenterait de rejoindre le stock d’explosifs. Quel cabanon ? Il y en avait au moins une dizaine, disséminés sur le site. Depuis l’angle où il se tenait terré, Osborne balayait le site lorsque des coups de feu retentirent au loin.

Ils venaient de la piste.

Culhane.

Les forces spéciales.

Tout basculait.

Il contourna la baraque de chantier, évita les deux types en armes qui se précipitaient et repéra enfin la silhouette d’Hana : elle allait vacillante entre les cahutes et les palettes, et se tenait le ventre comme s’il allait s’enfuir. Elle était blessée.

Impression d’irréel sur le chantier en bord de mer : des rafales d’armes automatiques sifflaient depuis la forêt, des torches brûlaient au pied de la colline, les membres de la garde s’étaient éparpillés mais les hommes aux torses nus poursuivaient la cérémonie sous les incantations hallucinées de Nepia. On traînait le kupapa, Timu-le-traître qui avait mangé dans la main des puissants et qui maintenant flageolait telle une marionnette au pied du tohunga, avant de le plaquer contre le billot. Les autres grelottaient de peur devant les têtes coupées. Il fallait faire vite. On tira Melrose vers le billot. De l’autre côté du site, un véhicule arrivait à toute bombe : des silhouettes armées traversaient les fondations et prenaient position à l’orée de la forêt. Les forces spéciales avançaient mais on organisait la défense.

Profitant de la confusion, Hana s’était traînée jusqu’au chalet de Wheaton et exhortait les gardes à quitter leur poste. Dans la panique, les Maoris hésitaient : devaient-ils se porter en renfort ou continuer à surveiller le stock d’explosifs ? Hana entra d’autorité à l’intérieur du baraquement. La balle avait traversé le ventre sans toucher la colonne mais elle avait soif et du mal à respirer.

Les deux gardes tergiversaient, cherchant une cible dans la nuit sans savoir que c’était eux qu’on visait : Osborne abattit le premier d’une balle au poumon, l’autre à bout portant, à l’abdomen, alors qu’il jaillissait de l’obscurité.

Du pied, il expulsa la porte et fit irruption dans le cabanon. Hana était assise à même le sol, recroquevillée par la douleur. C’est à peine si elle lui adressa un regard : ses mains ensanglantées cherchaient à brancher les fils du détonateur, celui qui ferait sauter le site. Mais elles tremblaient trop. Osborne arracha les fils de ses mains pathétiques et souleva sa tunique : la blessure était moche à voir mais elle pouvait encore s’en sortir.

— Tu peux avancer ? dit-il.

— Oui.

Dehors les coups de feu redoublaient. Osborne empocha le détonateur, prit Hana dans ses bras et la tint debout. La jeune femme grimaçait, les yeux injectés, mais elle avait toujours la même odeur, les mêmes yeux de jade qui lui brisaient le cœur. Elle voulut dire quelque chose mais c’est lui qui l’en empêcha :

— Défile l’enrouleur : je te couvre.

Le visage de la Maorie s’illumina un court instant : il l’aidait. Enfin.

Osborne rechargea ses deux .38, un œil anxieux passé par l’embrasure de la porte. Les rafales continuaient de siffler au-dehors. Hana gémit en faisant un premier pas vers la sortie. Plaqué contre la porte, Osborne lui fit signe d’avancer.

— Le gosse attend sur la plage, dit-il en la tenant contre lui. La voie est libre : maintenant file !

Hana serra les dents et le rouleau de fil électrique qui reliait le détonateur au terrain miné et, sans penser aux balles perdues qui pleuvaient dehors, dégringola vers la plage.

Les unités spéciales livraient une véritable bataille rangée avec les hommes de Nepia qui, regroupés à l’orée de la forêt, tenaient le choc : au pied de la colline, le cercle d’initiés achevait sa cérémonie sanguinaire.

Sourde aux déchirements de son abdomen, Hana clopinait vers la mer, déroulant le précieux fil. Osborne couvrait ses arrières mais, pliant sous le feu de l’ennemi, les Maoris refluaient vers les fondations. Une rafale fit voler le sable à leurs trousses. Hana trébucha, se releva avec peine. Dans un état second, Osborne abattit un homme d’une balle dans le dos, un autre alors qu’il rechargeait son fusil à pompe à l’angle d’un cabanon. Deux balles dans la tête. Il en tuerait d’autres. Il les tuerait tous. La mer écumait un peu plus loin, dans le noir même la lune s’était voilée, Hana psalmodiait de douleur devant lui, ses pieds peinaient sur le sable meuble mais elle ne lâchait pas l’enrouleur.

Mark attendait près du rivage ; dans l’eau, ils avaient peut-être une chance d’échapper au souffle qui allait emporter le site… Osborne rattrapa Hana, crut déceler une présence derrière la bétonnière, se ravisa, fonça droit devant. Encore vingt mètres et ils atteindraient les flots. Soudain une rafale siffla sur l’air de la plage.

Ils tombèrent ensemble.

Osborne roula sur le sable, fit volte-face dans le même mouvement et vida ses deux chargeurs au jugé. Une silhouette s’écroula à l’ombre des baraquements. La douleur jaillit alors, fulgurante. Il enfouit sa main sous sa veste, la ressortit poisseuse.

Étendue à quelques pas de là, Hana bougeait encore. Il rampa jusqu’à elle, une brûlure au fond du ventre. Hana aussi était touchée, aux jambes. Elle grimaçait mais l’artère fémorale était sauve.

— Tu peux te lever ? dit-il.

— Non.

Dans la chute, le détonateur lui avait échappé et reposait un peu plus loin, hors de portée.

Osborne braqua alors son arme en direction de la mer. Venue du rivage, une silhouette maladroite ahanait sur le sable : Mark.

Il les avait vus tomber et arrivait maintenant, ruisselant de peur. Le gamin voulut parler mais Osborne se dressa et le plaqua durement contre le sol : une clameur venait de retentir au pied de la colline. Mark s’effondra sur le sable. À la lueur des torches, une tête fraîchement décapitée trônait au bout d’une lance : celle de son père.

Osborne pesta entre ses dents : la mer n’était qu’à une vingtaine de mètres mais ils ne pourraient jamais l’atteindre. Couchée à ses côtés, Hana tentait de retenir le sang qui coulait de son ventre. Ses pupilles luisaient de douleur mais sa main cherchait désespérément à atteindre l’enrouleur…

— Toujours maorie, hein ?

— Toujours vivante…

Plus pour longtemps : les doigts poisseux, Osborne brancha les fils au détonateur.

Plus haut, les forces de police avaient investi le chantier ; on se tirait dessus entre les baraquements, presque à bout portant, les hommes de Nepia tombaient un à un mais, vu leur défense acharnée, ils se battraient jusqu’au bout. Le branchement était prêt, la charge énorme. Osborne hésita. L’explosion allait souffler les cabanons, le chantier, le site tout entier… Peut-être une chance sur cent d’en réchapper.

Pressé contre lui, le corps d’Hana était brûlant.

— Vas-y, souffla-t-elle.

Le gamin voulut relever la tête mais Osborne le maintint face contre terre.

— J’en ai marre ! balbutia Mark, la bouche pleine de sable.

— Moi aussi, rumina Osborne.

Les yeux d’Hana brillaient sous la lune, mais plus pour lui : il appuya sur le détonateur.

Загрузка...