Neuf

Il n’était pas bien difficile de deviner pour quelle raison Wendig n’avait pas été doté d’un portail, ni pourquoi les archives syndics indiquaient que ce système avait été abandonné dès la construction de l’hypernet. Que des gens aient pu s’y attarder restait la seule énigme. Seules trois planètes, ainsi qu’un fouillis d’astéroïdes, gravitaient autour de l’étoile. Deux de ces mondes, de simples boules de glace, se trouvaient sur une orbite éloignée, à plus de cinq heures-lumière de la piètre chaleur d’une étoile rouge sombre. La plus proche, à neuf minutes-lumière de cet astre misérable, ne possédait qu’une mince couche d’atmosphère, et encore était-elle toxique ; mais elle n’en avait pas moins abrité naguère deux cités couvertes. En consultant de nouveau les données, Geary décida que, même à leur apogée, le mot « bourg » les décrivait mieux que celui de « cité ».

Cela mis à part, il ne restait plus aucune trace de l’humanité dans le système stellaire de Wendig. Une des deux villes était désormais froide et obscure, mais l’autre était toujours habitée, encore que de nombreux secteurs parussent inactifs. « Ces gens ou leurs parents ont sans doute abandonné ce monde quand les sociétés syndics qui les employaient se sont retirées du système, fit remarquer Desjani.

— Ouais. Je ne vois vraiment pas pourquoi ils seraient restés.

— Capitaine ? » La vigie des communications montrait son écran. « On diffuse un signal de détresse. Il vient de la planète habitée. »

De déplaisants souvenirs de Lakota refirent surface. Desjani fronça les sourcils, tandis que Geary et elle affichaient le message.

Il était uniquement audio. « À quiconque traverserait le système de Wendig, ici la ville d’Alpha sur Wendig I », disait une voix qui se contraignait au calme. Les cerveaux bureaucratiques des dirigeants syndics ne sont guère enclins à baptiser villes et planètes de noms poétiques, sinon dans un but publicitaire, songea Geary, peut-être pour la centième fois. « Nos systèmes vitaux encore opérationnels menacent de défaillir à tout moment, poursuivait la voix. Nous avons phagocyté pratiquement tout ce qui restait sur cette planète pour les maintenir en état, mais nos ressources sont maintenant épuisées. Plus de cinq cent soixante résidents attendent des secours et une évacuation d’urgence. Répondez, s’il vous plaît. » S’ensuivait un long silence, puis la date et l’heure étaient annoncées en temps universel et le message se répétait en boucle.

Geary vérifia de nouveau la date. « Ils émettent depuis un mois.

— Personne à proximité de Wendig ? s’enquit Desjani. Ils doivent bien savoir que nul ne se trouve plus proche d’eux que les systèmes stellaires habités voisins, et ce message mettra des années à les atteindre. Et, même dans ces conditions, leur signal est trop faible pour être perçu sur des distances interstellaires. À moins qu’un scanner astronomique explorant toutes les bandes de fréquence ne le décèle, il passera inaperçu, et les scanners évitent d’ordinaire les bandes réservées aux communications humaines parce qu’elles fourmillent de friture.

— Ces gens émettent peut-être depuis des années des SOS que nul ne reçoit. Sont-ils seulement encore vivants ? se demanda Geary.

— Cette ville ne bénéficie pas d’une température bien confortable pour les êtres humains, mais il subsiste encore un peu de chaleur et, selon les relevés, son air est respirable, répondit une autre vigie. Mais leur générateur d’atmosphère et leurs systèmes de recyclage sont sans doute en très mauvais état, si l’on en juge par la quantité de produits viciés que révèle l’analyse spectrale. »

Geary jeta un coup d’œil à Desjani, qui faisait la grimace. Elle surprit son regard et haussa les épaules, mal à l’aise. « Pas une mort bien agréable, capitaine. Même pour des Syndics.

— Cinq cent soixante. Des familles, sûrement. Des adultes et des gosses. » Geary demanda au logiciel de cantonnement automatique de sa base de données de lui fournir des chiffres. « Nous pourrions les héberger.

— Les héberger ? » Desjani le dévisagea.

« Ouais. Comme vous venez de le dire, c’est une mort atroce : geler peu à peu, tout en respirant un air de plus en plus toxique. Nous pourrions les conduire ailleurs.

— Mais… » Desjani s’interrompit puis reprit lentement : « Ce n’est qu’une goutte d’eau dans la mer, capitaine. D’accord, c’est… tragique. Même pour des Syndics. Mais des gens meurent toutes les secondes dans cette guerre. Il y a de bonnes chances pour que des vaisseaux syndics soient en train de bombarder une planète de l’Alliance en ce moment même, et des centaines de nos civils en train de mourir. »

Geary acquiesça d’un signe de tête, conscient qu’elle disait vrai. Pourtant… « Quelle est la troisième Vérité ? »

Elle soutint longuement son regard avant de répondre. « Seuls ceux qui font preuve de pitié peuvent s’attendre à en bénéficier. Il y a bien longtemps que je n’ai pas entendu réciter les Vérités.

— Nous le faisions sans doute plus souvent il y a un siècle, j’imagine. » Geary baissa les yeux pour rassembler ses idées. « Je sais ce qu’il en est. Et aussi ce que font peut-être les vaisseaux syndics à cet instant précis. Mais comment pourrions-nous nous contenter de poursuivre notre route en laissant mourir ces gens ? Ce que nous aurions pu faire à Lakota aurait sans doute été insignifiant au regard d’une telle tragédie. Mais, ici, notre intervention peut faire toute la différence.

— Tout nouveau retard nous serait fatal, capitaine. Nous ignorons la taille de la flotte syndic qui nous pourchasse, nous ne savons rien des forces qui pourraient se rassembler dans d’autres systèmes stellaires pour nous arrêter. Atteindre cette planète exigerait au moins une journée supplémentaire dans ce système stellaire. Quant aux manœuvres destinées à recueillir ces gens, elles nous coûteraient des réserves de cellules d’énergie que nous ne pouvons pas nous permettre de gaspiller. Pas beaucoup, mais un certain nombre. Ils mangeront nos rations quand ils seront à bord de nos vaisseaux et nous sommes déjà à court de vivres. Nous devrons constamment les surveiller pour les empêcher de commettre des sabotages. Et il nous faudra encore trouver un moyen de les déposer dans le système stellaire suivant sans perdre trop de temps ni dépenser d’autres cellules d’énergie, peut-être en esquivant une flottille ennemie. » Desjani avait exposé chacun de ses arguments tour à tour, très méthodiquement ; elle conclut d’une voix ferme : « Ce geste pourrait nous coûter bien plus que ce que nous pouvons nous permettre, capitaine.

— Je comprends. » Et c’était effectivement le cas. Quel sens moral y aurait-il à risquer la vie de milliers de spatiaux de la flotte et le sort de l’Alliance elle-même pour sauver quelques centaines de civils ennemis ? Ce n’était pas comme si Geary n’avait pas d’autres problèmes sur les bras : identifier, par exemple, ceux qui avaient placé un ver dans les systèmes de propulsion par saut de la flotte, et qui risquaient de profiter de cette assistance aux Syndics pour commettre d’autres sabotages. Geary avait espéré qu’au retour de la flotte dans l’espace conventionnel quelqu’un aurait sondé sa conscience durant le transit par l’espace du saut et l’aurait contacté pour lui fournir une information importante, mais rien de tel ne s’était produit. Les informateurs de Duellos et de Rione n’avaient rien découvert non plus. Mais était-ce vraiment un facteur décisif dans ce choix : aider ou ne pas aider ces gens ? « Votre avis, madame la coprésidente ? »

Rione mit un moment à répondre. « Je ne peux guère m’opposer aux arguments élevés contre ces secours, déclara-t-elle finalement d’une voix neutre. Mais vous comptez de toute façon leur porter assistance, n’est-ce pas, capitaine Geary ? » Il hocha la tête. « En ce cas, je vous conseille de suivre votre instinct. Chaque fois que vous l’avez fait, vous ne vous êtes pas trompé. »

Desjani tourna suffisamment la tête pour la fusiller du regard puis son expression s’altéra à mesure qu’elle réfléchissait. « La coprésidente Rione a raison, capitaine. À propos de votre instinct. Quelque chose vous guide qui nous manque. » Geary réprima un grognement. « Guidé par quelque chose. » Sans doute par les vivantes étoiles. C’était du moins ce que croyaient Desjani et une bonne partie de la flotte.

« Mais, capitaine, ça reste malgré tout un très gros risque, poursuivit Desjani. Je reste du même avis. En outre, une autre force syndic va vraisemblablement traverser ce système à nos trousses. Elle aussi entendra le message de détresse. »

Geary opina, soulagé : il se rendait compte qu’il existait une alternative. Puis une autre illumination se fit jour en lui.

« Une force syndic lancée à nos trousses ferait-elle un crochet pour aider ces civils ? »

Les lèvres de Desjani se crispèrent, dessinant une mince ligne blanche, puis elle secoua la tête. « Sans doute pas, capitaine. Non, très certainement. Son commandant en chef serait envoyé dans un camp de travail pour cette perte de temps. »

Il fallait au moins reconnaître ce mérite à Desjani : elle ne tenait sans doute pas à se détourner de sa route afin d’aider ces gens, et ce pour un tas de très bonnes raisons, mais elle lui avait répondu franchement, alors même que sa franchise lui nuisait. Il songea à la population de Wendig I. Il n’était nullement exclu que certains de ces malheureux, fussent-ils adultes, n’aient jamais vu un vaisseau passer dans leur système stellaire. Pourquoi aurait-il pris cette peine après la mise en place de l’hypernet ? Et, maintenant que leurs systèmes de survie étaient défaillants, ils verraient cette flotte et la regarderaient passer sans qu’elle s’arrête ? Et peut-être verraient-ils aussi la flottille syndic leur passer sous le nez. Puis il n’y aurait plus aucun vaisseau. Pendant que l’air se refroidirait, de plus en plus irrespirable. Que les vieillards et les enfants en bas âge mourraient l’un après l’autre, tandis que les citoyens plus robustes se cramponneraient désespérément l’un à l’autre et que la mort les prendrait tour à tour, jusqu’à ce que la présence humaine dans le système de Wendig soit aussi nulle que durant les innombrables millénaires qui avaient précédé l’arrivée des premiers vaisseaux.

Geary inspira profondément. L’image de cette colonie agonisante avait été aussi réaliste que s’il s’était trouvé sur place. D’où lui venait-elle donc ?

Peut-être était-il vraiment guidé. Il savait ce que lui dictaient son cœur et tout ce qu’on lui avait enseigné. La cruelle réalité de la guerre et les impératifs du commandement s’y opposaient. Cela dit, aucune flottille syndic ne mordait les talons de la flotte, aucune menace imminente interdisant de sauver ces vies innocentes ne pesait dans la balance.

Tous le regardaient, dans l’expectative. Lui seul pouvait en décider. Et cette prise de conscience faussait le jeu, parce qu’il avait la responsabilité de prendre de rudes décisions et que ce n’était nullement nécessaire pour que la flotte poursuive sa route en abandonnant la colonie à son sort : il lui suffirait de s’abstenir, du moins jusqu’à ce que ce choix lui devînt insupportable. « Il me semble qu’il est de notre devoir de sauver ces gens, commença-t-il. Que c’est une épreuve qu’on nous inflige et que nous devons la passer pour prouver que nous croyons toujours en ce qui a fait la grandeur de l’Alliance. Nous allons réussir ce test. »

À croire que tous les spatiaux présents sur la passerelle de l’Indomptable avaient retenu leur souffle et le relâchaient maintenant à l’unisson. Geary regarda Desjani, redoutant de lire la désapprobation dans ses yeux. Il connaissait ses sentiments pour les Syndics. Et voilà qu’il allait risquer la perte de son vaisseau pour en sauver quelques-uns.

Mais Desjani n’avait pas l’air fâchée. Elle le dévisageait comme si elle s’efforçait de distinguer quelque chose d’invisible à l’œil nu. « Oui, capitaine, déclara-t-elle. Nous allons réussir ce test. »


Le message vidéo transmis par Wendig I était entrecoupé de parasites, autre hideux rappel de ce qu’ils avaient laissé derrière eux à Lakota. « Je ne trouve pas la source du brouillage, déclara la vigie des communications. Sans doute leur équipement est-il rafistolé de bric et de broc. »

Un homme les regardait, l’air abasourdi. « Vaisseaux de l’Alliance, nous recevons à l’instant votre transmission. Nous vous sommes extrêmement reconnaissants de votre assistance. La guerre serait-elle finie ? Comment vous êtes-vous enfoncés aussi profondément dans l’espace des Mondes syndiqués ? »

Geary vérifia et constata que la flotte se trouvait encore à près de deux heures-lumière de Wendig I. Pas franchement les conditions optimales pour soutenir une conversation. En fait, dans la mesure où sa réponse mettrait deux heures à parvenir au Syndic et celle du Syndic le même délai pour lui revenir, elles étaient même franchement exécrables. « Ici le commandant en chef de la flotte de l’Alliance. Nous ne vous leurrerons pas. La guerre n’est pas finie. Cette flotte est en mission opérationnelle et regagne l’espace de l’Alliance. Mais nous ne faisons pas la guerre aux civils ni aux enfants. Nous allons suffisamment dévier de notre trajectoire à travers ce système pour vous envoyer des navettes et évacuer vos gens. Sans délai. Vous avez ma parole, sur l’honneur de mes ancêtres, que vous serez correctement traités à bord des vaisseaux de l’Alliance et qu’on vous larguera sains et saufs dans le prochain système stellaire syndic habité que nous croiserons sur notre route. Fournissez-nous des chiffres précis sur la population à évacuer, en regroupant les gens par familles afin qu’elles ne soient pas séparées durant le transit. Nous avons localisé le terrain d’atterrissage le plus favorable pour nos navettes, au nord-ouest de la ville. Les dunes de sable qui le recouvrent partiellement devront être déblayées par votre population dans la mesure du possible. Tout le monde devra attendre l’arrivée de nos navettes devant le plus proche accès à ce terrain d’atterrissage. N’apportez pas d’armes, d’aucune sorte, ni rien qui pourrait en faire office. Les bagages seront limités à dix kilos par personne. Des questions ? »

Geary se rejeta en arrière et ferma les yeux. Si questions il y avait, il ne les entendrait pas avant au moins deux heures.

Moins de deux heures plus tard, le capitaine Desjani recevait un message puis se levait de son fauteuil de commandement et s’approchait de Geary pour lui parler à l’oreille en prenant soin d’activer le champ d’insonorisation. « Mon officier de sécurité me signale qu’on a de nouveau tenté d’implanter un ver par ce sous-réseau dont l’existence nous a été révélée avant notre départ pour Brandevin. Il a été identifié et neutralisé, mais toutes les tentatives pour en découvrir la source ont échoué.

— Et il s’agissait encore de saboter nos propulseurs de saut ?

— Non, capitaine. » Elle inclina la tête vers l’hologramme du système stellaire. « Celui-là aurait infiltré les systèmes de combat de deux vaisseaux et déclenché le bombardement cinétique de la ville occupée par les civils syndics. Une alerte de la sécurité des systèmes a été envoyée à tous les vaisseaux, les exhortant à vérifier et nettoyer tous leurs systèmes de combat au cas où des vers auraient aussi été posés par d’autres moyens. »

Geary en eut un instant le souffle coupé. « Ainsi, nos saboteurs ne sont pas moins prêts à tuer des Syndics désarmés que des camarades de l’Alliance qui ne se doutent de rien. Quels vaisseaux ?

— Les cailloux auraient été lancés par le Courageux et le Furieux, capitaine.

— Deux vaisseaux commandés par mes plus fermes partisans dans cette flotte. » Il sentit lentement bouillir sa colère. Jamais la flotte ni les navettes n’auraient rejoint les syndics survivants avant ce bombardement cinétique. « Quelqu’un qui a de la vengeance une conception démentielle est prêt aux pires agissements, si atroces soient-ils, pour l’exercer. »

Le visage de Desjani exprima son accord le plus absolu. « Ils apprendront dans une demi-heure, quand le bombardement cinétique devait se déclencher, que leur ver a été neutralisé.

— Merci, capitaine. Je dois en toucher quelques mots à deux personnes. » Geary quitta la passerelle et attendit d’être dans sa cabine, tous les systèmes de sécurité activés, pour appeler Rione et la mettre au courant. « J’ignore si l’on réagira en constatant que le ver n’opère pas, mais tu devrais demander à tes informateurs de rester à l’affût. »

Rione hocha la tête, livide.

Geary transmit la même consigne à Duellos puis patienta, en se demandant ce qu’il ferait si l’on n’avait pas détecté tous les vers et si l’un d’eux, oublié, déclenchait un bombardement cinétique sur la colonie syndic agonisante. Mais rien ne se passa et personne ne l’appela. Il ne s’était pas franchement attendu à entendre quelqu’un hurler son désappointement, mais il crevait les yeux qu’on n’avait noté aucune manifestation de dépit, si infime soit-elle. Sa seule certitude, c’était que ceux qui avaient posé ce logiciel malveillant savaient désormais leur sous-réseau compromis.

Et aussi que les individus qui avaient tenté un peu plus tôt de détruire trois vaisseaux de l’Alliance s’opposaient également, à présent, à ce que Geary portât secours à ces Syndics. Au moins avait-il désormais l’assurance qu’il agissait au mieux.

Une réponse lui parvint enfin de la colonie syndic.

L’homme qu’il avait vu la première fois semblait désormais très anxieux. Geary ne put s’empêcher de se dire qu’il serait encore plus angoissé s’il avait su que sa ville avait été à deux doigts de passer à l’état de cratère. « Mes concitoyens sont très inquiets, capitaine. Ne le prenez pas mal, je vous en prie, mais ceux qui se méfient de l’Alliance sont nombreux. À moins que la situation n’ait beaucoup changé depuis les dernières nouvelles que nous avons reçues de l’extérieur, et elles remontent à plusieurs décennies, on n’a guère montré de considération pour les civils pendant cette guerre. Je m’efforce de les convaincre de vous faire confiance, parce que je vois mal pourquoi vous prendriez la peine de nous massacrer à bord de vos vaisseaux quand vous pourriez nous laisser crever ici. Sauf… les femmes… les filles… tous les enfants. Pardonnez-moi, mais vous devez comprendre nos craintes. Que puis-je leur dire, capitaine ? »

Geary pesa ses mots. Cet homme, s’il devait effectivement en répondre devant son peuple, tenait manifestement à s’en convaincre d’abord lui-même. « Dites à vos gens que le capitaine Geary commande à cette flotte par la grâce de ses ancêtres, et qu’il ne consentira jamais à les déshonorer en s’en prenant à des innocents désarmés ou en manquant à ses serments. Je vous le répète, je vous donne ma parole d’honneur que, tant que vous n’essaierez pas de nuire à nos vaisseaux, vous ne serez pas molestés. Tout individu de cette flotte qui tenterait d’agresser l’un de vous relèverait du code pénal de la Spatiale applicable en temps de guerre. J’aurais pu vous mentir sur le conflit et la mission de cette flotte. Je ne l’ai pas fait. Votre population ne présente aucun intérêt stratégique. Mais ce sont des gens. Nous ne les laisserons pas mourir si nous pouvons l’empêcher. Veuillez nous fournir le plus tôt possible les renseignements dont nous avons besoin, s’il vous plaît. »

La demi-journée suivante s’écoula dans une atmosphère de normalité quasi surréelle. En dépit de ses craintes de voir des informations sur le dernier ver gagner aux saboteurs le soutien d’officiers opposés à porter assistance aux Syndics, Geary autorisa leur diffusion ; mais l’idée qu’on ait pu trafiquer les systèmes de combat des vaisseaux souleva plutôt une nouvelle vague de répulsion. Les hommes ne s’étaient jamais vraiment départis de leur méfiance envers les systèmes de combat automatisés, de sorte qu’un quidam piratant leur logiciel pour leur permettre de s’activer de leur propre chef se retrouvait illico de l’autre côté de la barricade.

Des navettes filaient entre les vaisseaux pour leur apporter de nouvelles cellules d’énergie, munitions, pièces détachées et autres fournitures fabriquées par les auxiliaires depuis le départ de Lakota pour pourvoir aux besoins de la flotte. Geary constata avec plaisir que le niveau moyen des réserves de cellules d’énergie s’était élevé jusqu’à soixante-cinq pour cent. Pas encore satisfaisant, et de loin, mais déjà beaucoup mieux. Le capitaine Samos, pleinement conscient du défi qu’il lui faudrait y relever, avait été transbordé sur l’Orion pour en prendre le commandement. Peut-être réussirait-il à le remettre dans le droit chemin, comme Suram l’avait fait pour le Guerrier.

La réponse suivante des Syndics ne parvint à la flotte qu’à une heure-lumière de Wendig I, alors qu’à son actuelle vélocité elle mettrait encore dix heures à atteindre la planète : « Nous allons vous faire confiance puisque nous n’avons pas le choix. Certains de nos concitoyens ont revêtu nos quelques combinaisons de survie encore en état de marche pour nettoyer le terrain d’atterrissage désigné. Nous serons tous là à vous attendre. »

Desjani l’écouta en affichant une mine résignée. Rione dissimulait ses pensées derrière un masque impassible. Tous les autres, du moins ceux que Geary pouvait voir, semblaient se demander, confondus, pourquoi il prenait cette peine. Plutôt déprimant, d’une certaine façon. Mais on n’élevait plus aucune objection et, en soi, c’était déjà réconfortant.

Les navettes s’élancèrent dès que la flotte s’approcha de Wendig, tandis que ses vaisseaux réduisaient leur vélocité pour leur laisser le temps d’atterrir, de charger et de les rejoindre. Geary supervisait la manœuvre depuis la passerelle de l’lndomptable. Un détachement de fusiliers spatiaux en cuirasse de combat intégrale était présent à bord de chaque navette, juste au cas où. Geary n’avait guère été enthousiasmé par cette idée, dans la mesure où leur présence réduisait d’autant la capacité de chargement des appareils et où il faudrait donc multiplier leur nombre, mais le colonel Carabali avait insisté, et il avait reconnu la sagesse de sa suggestion, vigoureusement argumentée.

« Tous les pigeons ont atterri », rapporta la vigie des opérations.

Sur son écran, Geary voyait une image en surplomb des navettes posées au sol, dont des fusiliers se déversaient pour se poster en sentinelle ou filtrer les passagers, tandis qu’on étirait les tubes d’évacuation jusqu’au sas donnant accès à la ville. Il bascula brièvement sur le canal vidéo d’un des fusiliers. L’extérieur de la ville syndic donnait l’impression d’être abandonné depuis beau temps : des amas de neige et de sable toxiques s’accumulaient au pied des parois, et des pièces d’équipements brisés et cannibalisés jonchaient le sol d’un décor privé de vie. Geary ne put s’empêcher de frissonner à la vue de ce spectacle de désolation. « Se retrouver piégé dans ce désert glacé… Vous pouvez vous l’imaginer ? » demanda-t-il à Desjani.

Elle jeta un regard aux images mais ne souffla pas mot.

« Chargement terminé », annonça le colonel Carabali. Il s’agissait d’un débarquement, avait-elle insisté, donc d’une expédition réservée aux fusiliers. « On ramène les tubes d’évacuation dans les navettes. Décollage dans trois minutes selon estimation.

— Aucun problème, colonel ?

— Pas encore, capitaine. » Confrontée à plus de cinq cents Syndics, Carabali était manifestement persuadée que des problèmes se produiraient avant longtemps.

« Les pigeons décollent à l’heure prévue, signala la vigie des opérations. Jonction avec les vaisseaux estimée à vingt-cinq minutes. »

Desjani tapa sur quelques touches. « Colonel Carabali, veuillez nous confirmer qu’on a fouillé tous les Syndics sans découvrir ni armes ni matériel de destruction.

— Absolument, répondit Carabali, l’air légèrement offusquée d’entendre un officier de la flotte suggérer que ses fusiliers ne connaîtraient pas leur boulot. Fouille complète. Ils sont clairs. Ils ne possèdent pas grand-chose. »

Geary et Desjani gagnèrent la soute des navettes pour assister au débarquement des civils syndics répartis sur l’Indomptable. Ils arrivaient à la queue leu leu entre deux rangées de fusiliers en cuirasse de combat, au garde-à-vous et armés jusqu’aux dents. Certains faisaient mine de plastronner, mais tous semblaient terrifiés. Au nombre de cinquante et un, ils portaient des vêtements civils dépareillés ; Geary en conclut qu’ils avaient dû faire des razzias sur les vieux dépôts et surplus dès qu’ils étaient venus à bout de leurs propres réserves. Tous étaient passablement émaciés ; leurs rations alimentaires avaient dû s’épuiser au cours des dernières années et ils étaient sans doute réduits à la portion congrue.

Ils évitaient aussi de regarder autour d’eux, de fixer le vaisseau ou le personnel de l’Alliance présent dans la soute. En les observant, Geary comprit brusquement qu’ils n’avaient sans doute jamais rencontré d’étrangers ni mis les pieds hors de chez eux. Si éloignés dans le temps et l’espace des origines de l’humanité, ces Syndics évoquaient d’anciens indigènes insulaires lors de leur première rencontre avec des navires venus d’ailleurs. Pas seulement des navires, en l’occurrence, mais des vaisseaux de guerre transportant censément leurs ennemis jurés.

Plantée à côté de Geary, l’échine roide et le visage impassible, Desjani regardait ces civils ennemis poser le pied sur le pont de son bâtiment.

Geary reconnut l’homme avec qui il s’était entretenu et s’avança à sa rencontre. « Soyez les bienvenus à bord du vaisseau amiral de la flotte de l’Alliance. Nous allons devoir vous mettre tous sous bonne garde, et les vaisseaux de guerre ne sont pas conçus pour de très nombreux passagers, de sorte que vos quartiers risquent d’être passablement bondés. »

L’homme hocha la tête. « Je suis le maire de… Bon, j’étais le maire d’Alpha. Nous ne pouvons guère nous plaindre de l’accueil ni de nos conditions d’hébergement. Il fait chaud et l’air est enfin respirable. Sincèrement, nous n’étions pas persuadés que nos systèmes de survie tiendraient jusqu’à l’arrivée de vos navettes. » Le souvenir d’une attente voisine de la torture hantait encore son regard. « Mais nous savions au moins que vous arriviez. Il n’est plus passé aucun vaisseau par ici depuis que les compagnies ont plié bagage. Avant de recevoir votre appel, nous nous préparions à tirer à la courte paille. Selon certains, les plus vieux n’auraient même pas eu à le faire puisque, de toute façon, nous n’allions pas tenir bien longtemps. »

On imaginait sans peine ce qu’avaient éprouvé ces gens. « Pourquoi n’avez-vous pas été évacués avec les autres habitants de ce système stellaire ? »

Le maire eut un geste déconcerté : « Nous n’en savons rien. Tous ceux qui sont restés travaillaient pour des sous-traitants de la même compagnie et nos cadres sont partis sur le dernier bâtiment, envoyé par une autre. On nous avait dit que d’autres vaisseaux arriveraient bientôt. On ne les a jamais vus.

— Nous allons vous conduire à Cavalos. C’est donc qu’ils sont finalement arrivés, ces vaisseaux. »

Le maire eut un rictus nerveux. « Mieux vaut tard que jamais, non ? Vous dites que vous êtes le capitaine John Geary ? Nous connaissons ce nom. Il est dans nos manuels d’histoire, mais je doute qu’ils tiennent les mêmes discours que les vôtres. Vous êtes son petit-fils ? »

Geary secoua la tête. « Non. Lui-même. C’est une longue histoire, ajouta-t-il, constatant que le maire le dévisageait d’un œil incrédule. Mais qu’il vous suffise de savoir que j’ai combattu à Grendel lors de la première bataille de cette guerre et que, si les vivantes étoiles y consentent, j’assisterai aussi à la dernière. »

L’homme recula involontairement d’un pas, les yeux comme des soucoupes.

Une femme dont le regard se portait tour à tour sur Geary puis sur les trois enfants qui se cramponnaient à elle se tenait à côté du maire. Le plus âgé, un jeune garçon, vit le mouvement de recul de son père et défia Geary du regard : « Ne touchez pas à mon papa ! »

Avant que Geary eût pu répondre, il se rendit compte que Desjani, revenue se poster à ses côtés, toisait le garçonnet, le visage toujours aussi impassible mais le regard empreint d’une inexplicable tristesse. « Ton père ne risque rien sur mon vaisseau tant qu’il ne tente pas de l’endommager. »

Le garçon avança d’un pas et s’interposa entre sa mère et Desjani. « On ne peut pas vous faire confiance. On sait ce que vous avez fait. »

À la surprise de Geary, Desjani posa un genou à terre pour placer son visage au niveau de celui du gamin. « Homme des Mondes syndiqués, s’adressa-t-elle à lui comme s’il avait l’âge de son père, sous le commandement du capitaine John Geary, l’Alliance ne fait plus la guerre aux innocents ni aux personnes désarmées. Même s’il y renonçait, nous nous en abstiendrions désormais car il nous a rappelé ce que l’honneur exige des combattants. Tu n’as nullement besoin de protéger ta famille contre nous. »

Stupéfait qu’on lui parlât sur ce ton, le garçonnet se contenta de hocher la tête sans piper mot.

Desjani se releva et fixa d’abord l’enfant puis sa mère, comme pour communiquer tacitement avec elle. La mère opina à son tour, l’air rassurée. Puis Desjani regarda autour d’elle et adopta son ton de commandement, si bien que ses paroles résonnèrent dans la soute : « Citoyens des Mondes syndiqués, je suis le capitaine Desjani, commandant du croiseur Indomptable de l’Alliance. Vous n’êtes pas des combattants et vous serez traités en civils nécessitant une assistance humanitaire, à moins que vous ne tentiez de nuire à mon vaisseau ou à son équipage. Obéissez aux ordres et aux instructions qu’on vous donnera. Quiconque les enfreindra, tentera d’endommager ce bâtiment ou de nuire au personnel de l’Alliance sera regardé comme un combattant ennemi et traité comme tel. Il nous faudra trois jours pour atteindre le point de saut pour Cavalos, puis nous en passerons neuf autres dans l’espace du saut avant d’arriver dans ce système. Selon les plus récents guides des Mondes syndiqués en notre possession, la présence humaine y serait encore assez forte. Une fois sur place, nous tâcherons de vous déposer en lieu sûr. »

Elle parcourut du regard les civils syndics et se renfrogna. « Mon personnel médical vous examinera pour diagnostiquer les problèmes les plus graves. Vous serez bien avisés de coopérer de votre mieux avec lui. Vos rations seront identiques à celles de mon équipage. Il s’agit surtout de rations syndics périmées, désormais, alors ne vous attendez pas à des soupers fins. Des questions ?

— Pourquoi ? » la héla une femme d’âge mûr.

Desjani jeta à Geary un regard en biais, mais il lui fit comprendre qu’elle pouvait répondre à sa guise. Elle se tourna vers la femme. « Parce que seuls ceux qui font preuve de miséricorde peuvent s’attendre à en bénéficier, répondit-elle sèchement. Et parce que l’honneur de nos ancêtres l’exige. Fusiliers, escortez ces civils jusqu’à leurs quartiers. »

En dépit des appréhensions de Geary, aucun autre acte de sabotage ne fut perpétré au cours des deux jours suivants, le temps que la flotte atteigne le point de saut pour Cavalos. Les civils syndics étaient à ce point terrifiés qu’aucun ne posa de problèmes. Alors qu’assis sur la passerelle de l’Indomptable Geary attendait de donner à la flotte l’ordre de sauter, il remarqua que Desjani fixait d’un œil morne son écran, où flottait encore une image de Wendig I. « Un ennui ? » s’enquit-il.

Desjani secoua la tête. « Je songeais à ce que j’éprouverais à présent si nous étions sur le point de sauter alors que nos passagers seraient restés sur cette planète. Il m’a fallu mûrement y réfléchir, mais vous avez pris la bonne décision, capitaine.

— Nous avons pris la bonne décision, capitaine Desjani. » Elle lui jeta un regard puis hocha la tête. Geary lança un dernier coup d’œil à Wendig I, planète à nouveau privée de vie, comme durant les innombrables millénaires qui avaient précédé l’arrivée des hommes, puis donna l’ordre : « À tous les vaisseaux, sautez vers Cavalos. »


Neuf jours, soit un assez long séjour dans l’espace du saut, qui ne pouvait manquer de raviver dans les esprits l’évocation de ce qu’il serait advenu si l’on n’avait pas découvert ces logiciels malveillants dans les propulseurs de saut. Geary se surprit à fixer cette grisaille lugubre et les lueurs mystérieuses qui venaient y éclore fugacement puis mouraient, non sans ressentir un malaise familier – cette impression, chaque jour un peu plus prononcée, de n’être pas bien dans sa peau – et en se demandant combien de temps un homme piégé dans l’espace du saut pouvait rester sain d’esprit.

Les civils syndics gardaient le même silence terrifié, les équipages continuaient de travailler aux réparations de leur vaisseau et les auxiliaires de fabriquer d’autres fournitures pour la flotte, et Geary, lui, se surprit à s’inquiéter davantage de ses ennemis de l’intérieur que des forces militaires syndics. C’était une première, mais il fallait aussi dire que ces ennemis de l’intérieur n’avaient jamais, jusque-là, représenté une menace mortelle pour lui et ses vaisseaux.

Au bout de cinq jours, il reçut du capitaine Cresida un des brefs messages que l’espace du saut autorisait : Je progresse, disait-il. Si elle parvenait effectivement à désamorcer, fût-ce partiellement, la menace d’extinction de l’espèce humaine que représentait l’effondrement des portails de l’hypernet, elle le soulagerait d’un grand poids.

Neuf jours, une heure et six minutes après son saut depuis Wendig, la flotte de l’Alliance resurgissait dans l’espace conventionnel du système stellaire syndic de Cavalos, ses armes prêtes à entrer en action et tous ses senseurs à l’affût de cibles éventuelles. Mais nul champ de mines, nulle flottille syndic, nul vaisseau de surveillance ne l’attendaient au point d’émergence ni aux autres points de saut. Sa victoire inattendue à Lakota avait visiblement déstabilisé l’ennemi.

La présence humaine à Cavalos était effectivement significative. Une planète plus ou moins hospitalière gravitait à huit minutes-lumière environ de l’étoile et une demi-douzaine d’autres, dont les trois géantes gazeuses traditionnelles, orbitaient autour à plus grande distance. L’une de ces dernières présentait une activité encore assez importante sous la forme de mines en exploitation et d’une installation orbitale. Un croiseur léger vétuste et deux corvettes « nickel » encore plus obsolètes stationnaient près de la planète habitée.

Geary étudia la situation puis se tourna vers Desjani. « Juste une force d’autodéfense standard dans un système éloigné. Pas vraiment une menace. »

Elle haussa les épaules. « On pourrait les balayer si l’occasion se présentait. Ce sont des cibles légitimes.

— Je sais. Mais je ne m’attends pas à ce qu’ils aient la sottise de nous charger, et ils ne valent pas non plus la peine que nous perdions notre temps à les pourchasser en gaspillant nos cellules d’énergie. »

Desjani opina. « Ce sont de toute façon des vaisseaux de rebut. Quant aux menaces de l’intérieur, tous nos officiers de la sécurité des systèmes sont sur les dents et ils n’ont encore rien trouvé. »

Rien apparemment ne menaçait la flotte. On pouvait donc s’inquiéter de nouveau des civils de Wendig. « Ce système stellaire ne donne pas l’impression d’avoir beaucoup souffert de la construction de l’hypernet. Selon vous, devons-nous déposer nos passagers sur l’installation orbitale ? Elle se trouve quasiment sur notre route et ne nous oblige pas à nous enfoncer très profond dans ce système stellaire. » La station orbitale de la géante gazeuse ne se trouvait qu’à une heure-lumière un quart de la flotte, légèrement à l’écart de la trajectoire qu’elle aurait empruntée pour gagner directement les points de saut menant aux deux systèmes entre lesquels Geary devrait choisir : Anahalt ou Dilawa. Pas trop loin, donc. Ralentir de nouveau la flotte pour permettre aux navettes de livrer leur cargaison serait le seul point noir : larguer les civils syndics ne lui coûterait qu’une petite perte de temps, assortie, en revanche, d’un gros gaspillage de cellules d’énergie.

Desjani consulta les rapports des senseurs de la flotte et fit la moue. « Le nombre des zones froides est assez important, ce qui signifie qu’ils auraient la possibilité de les réoccuper si besoin. À moins que les zones occupées ne disposent de supports vitaux trop puissants. Ils devraient pouvoir absorber tous nos civils.

— Coprésidente Rione ? demanda Geary.

— Je m’en remets à votre jugement professionnel en la matière.

— Très bien. » Geary prit le temps de rassembler ses idées puis activa son circuit de communication. « Ici le capitaine John Geary, commandant de la flotte de l’Alliance. Ceci est une transmission non sécurisée destinée aux habitants et autorités des Mondes syndiqués du système stellaire de Cavalos. Nous ne comptons prendre aucune initiative d’ordre militaire dans ce système, sauf si nous sommes attaqués. Auquel cas nous riposterions avec toute la force requise. »

Il s’accorda une pause puis poursuivit : « Cette flotte transporte cinq cent soixante-trois citoyens civils des Mondes syndiqués, que, sur leur requête, leurs supports vitaux s’étant effondrés, nous avons évacués du système stellaire de Wendig. Nous comptons les confier à la principale installation orbitant autour de la géante gazeuse, à 5,3 heures-lumière de votre étoile. Toute attaque de la flotte pendant notre transit pourrait compromettre la vie de vos propres citoyens, aussi seriez-vous bien avisés de vous en abstenir. »

Il prit une profonde inspiration avant de continuer : « Cette flotte se trouvait dans le système de Lakota quand les vaisseaux des Mondes syndiqués ont détruit son portail d’hypernet et libéré une décharge d’énergie qui a infligé d’énormes dommages à sa planète habitée, ainsi qu’à toute la présence humaine dans ce système. Nous allons transmettre une copie de nos enregistrements de cet événement et des demandes d’assistance des survivants de Lakota III à tous les vaisseaux et planètes occupées de Cavalos. Ils ont désespérément besoin de secours et nous vous exhortons à répandre cette information aussi vite que possible.

» Je répète : toute agression contre cette flotte déclenchera une riposte impitoyable. En l’honneur de nos ancêtres. » Il se rejeta en arrière et regarda Desjani. « La menace est-elle assez clairement exprimée ?

— S’ils sont un peu futés. »

Les Syndics ne répondirent pas tout de suite au message de Geary ni à l’annonce du désastre de Lakota, ce qui ne surprit personne. Le trafic syndic dans le système se conformait au schéma habituel : les vaisseaux fuyaient vers les points de saut ou les installations, mais, hormis cela et une certaine (et flagrante) activité de défense civile à la surface de la planète habitée, on ne décelait aucune réaction à la présence de l’Alliance. De même, aucun nouvel agissement des saboteurs ne fut signalé, ce qui suscita moins de soulagement que la crainte d’être passé à côté de quelque chose.

Alors que la flotte piquait sur l’installation orbitale syndic et n’en était plus qu’à deux heures de distance, quelqu’un réagit enfin : « Nous recevons une transmission de la station orbitale », rapporta une vigie des communications de l’Indomptable.

Geary afficha le message : l’image d’une femme aux cheveux gris et au regard fébrile apparut sur l’écran : « Ne vous approchez pas de cette installation, déclara-t-elle. Vous ne pouvez pas y poser vos navettes.

— C’est pourtant ce que nous allons faire, répondit-il. Nous allons y déposer des citoyens des Mondes syndiqués et repartir.

— Si vous tentez d’investir cette installation, nous nous défendons.

— Nous n’avons aucune intention d’investir une seule installation de ce système stellaire. Nos navettes seront escortées par notre infanterie spatiale. Veillez à ce qu’il ne se trouve aucune force armée dans les parages quand nous larguerons vos citoyens. Dès que nous les aurons remis entre vos mains, nos navettes et nos soldats redécolleront. »

La femme secoua la tête ; la peur se lisait sur son visage. « Je ne peux ni entériner ni permettre la présence de ressortissants de l’Alliance dans mon installation. Nous nous défendrons. »

Geary n’avait jamais aimé les bureaucrates, surtout lorsqu’ils se montraient incapables de s’adapter à une situation où les règlements auxquels ils se conformaient docilement se fracassaient contre la réalité. « Écoutez, si l’on tente de s’en prendre à mes vaisseaux, à mes navettes ou à mon personnel lorsqu’on larguera vos civils, je frapperai votre station orbitale si rudement que les quarks qui composent les noyaux de ses particules ne retrouveront plus jamais leur cohésion. Suis-je assez clair ? Idem si l’on tire sur ces civils. Ce sont vos concitoyens. Nous les avons sauvés au péril de notre vie, nous consentons à les déposer ici alors que nous ne pouvons pas nous permettre de perdre du temps, et vous auriez tout intérêt à les traiter correctement par la suite ! » La voix de Geary s’était élevée à mesure qu’il parlait et sa diatribe s’acheva dans un rugissement qui parut terrifier la fonctionnaire syndic.

« O-oui, je… je comprends, bredouilla-t-elle. Nous allons nous préparer à les recevoir. À notre corps défendant. Je vous en prie… il y a des familles à bord de cette station…

— Alors faites en sorte qu’il ne se pose aucun problème, répliqua Geary en s’efforçant de rendre son volume normal à sa voix. Certaines des personnes que nous avons sauvées à Wendig souffrent de problèmes de santé à long terme, qu’ils n’étaient pas en mesure de soigner sur place. Nous avons fait ce que nous pouvions, mais elles auront encore besoin de vos soins. Je vais me montrer brutal… Je trouve répugnant de la part de vos dirigeants qu’ils abandonnent à une mort presque certaine des êtres humains dont les supports vitaux sont victimes de dysfonctionnements.

— Vous n’allez pas nous tuer ? Ni détruire cette station ? » La fonctionnaire semblait avoir le plus grand mal à le croire.

« Non. Sa valeur stratégique, si elle en a une, ne compenserait pas les souffrances infligées aux civils de ce système stellaire.

— Et vous avez réellement sauvé ces gens de Wendig ? Nous pensions qu’il ne restait plus personne là-bas. » La femme semblait à deux doigts de s’effondrer. « On avait censément rapatrié tout le monde dès l’abandon de ce système.

— Ceux que nous avons évacués nous ont appris que la société qui les employait, eux ou leurs parents, n’a jamais envoyé les vaisseaux promis. Ils n’ont jamais pu en découvrir la raison, bien entendu. Peut-être saurez-vous la leur fournir, ajouta-t-il sardoniquement.

— C-combien ?

— Cinq cent soixante-trois. » Il lut sur son visage la question que se posaient tous les Syndics et une bonne partie du personnel de l’Alliance : pourquoi ? « Ce sera tout », déclara-t-il grossièrement, exaspéré à l’idée de devoir s’appuyer de nouveau une question dont la réponse lui semblait pourtant couler de source.

Desjani feignait encore de concentrer toute son attention sur son hologramme.

« Quand chargerons-nous les Syndics sur les navettes ? demanda-t-il d’une voix où perçait encore son irritation.

— Elles devraient déjà se diriger vers la soute », répondit-elle sur un ton qui parut à Geary un tantinet trop apaisant. Il se demandait encore s’il devait en prendre ombrage quand elle se leva. « J’allais descendre pour les voir décoller. »

Geary s’efforça de recouvrer son calme et se leva à son tour. « Puis-je vous accompagner ?

— Bien sûr, capitaine. »

Une scène identique à celle à laquelle ils avaient assisté onze jours plus tôt se déroulait dans la soute, sauf qu’au lieu de descendre des navettes la colonne de civils syndics y grimpait en traînant les pieds ; certains s’arrêtaient parfois pour adresser un bref signe de la main à l’un des spatiaux de l’Indomptable qui, venus assister à leur départ et alignés le long d’une paroi, les observaient sans mot dire. Les fusiliers semblaient toujours aussi menaçants dans leur cuirasse de combat, mais les Syndics avaient l’air de beaucoup moins les craindre.

L’ex-maire d’Alpha se tourna vers Desjani et Geary quand ils arrivèrent à sa hauteur. « Merci. J’aimerais pouvoir ajouter autre chose. Nous n’oublierons jamais ce que vous avez fait pour nous.

— Si l’occasion s’en présentait à l’avenir, tâchez de faire preuve d’autant de compassion pour les citoyens de l’Alliance, répondit Desjani à la surprise de Geary.

— Je vous en donne ma parole, et nous ne manquerons pas non plus de faire passer le mot. »

Son épouse s’avança d’un pas pour fixer Desjani avec ferveur : « Merci d’avoir sauvé la vie de mes enfants, madame.

— Capitaine », rectifia Desjani, non sans retrousser un coin de sa bouche en un sourire finaud. Elle baissa légèrement les yeux et fit un signe de tête au garçonnet, qui lui rendit solennellement son regard puis salua à la mode syndic. Elle lui retourna la politesse puis reporta le regard sur sa mère.

« Merci, capitaine, déclara cette femme. Puisse cette guerre s’achever avant que mes enfants n’aient à affronter votre flotte dans une bataille. »

Desjani acquiesça de nouveau sans mot dire puis, avec Geary, regarda les derniers civils syndics s’engouffrer dans les navettes. « C’est plus facile quand il n’a pas de visage », lâcha-t-elle quand toutes les écoutilles se furent refermées, d’une voix si sourde que seul Geary pouvait l’entendre.

Il lui fallut un moment pour comprendre. « Vous parlez de l’ennemi ?

— Oui.

— Aviez-vous déjà rencontré un Syndic ?

— Rien que des prisonniers de guerre, répondit-elle péremptoirement. Des Syndics qui avaient tenté de nous abattre peu auparavant, moi et d’autres citoyens de l’Alliance. » Elle ferma les yeux. « J’ignore ce qu’ils sont devenus pour la plupart. Je sais seulement ce qu’il est arrivé à quelques-uns. »

Geary hésita une seconde avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres. Il n’avait pris le commandement de la flotte que depuis peu quand il avait appris, avec horreur, que les prisonniers de guerre étaient parfois massacrés avec désinvolture, conséquence naturelle d’un siècle de conflit où les atrocités se nourrissaient mutuellement. Jamais il n’avait demandé à Desjani si elle avait participé à l’un de ces crimes.

Mais celle-ci rouvrit les yeux et le regarda en face. « J’en ai été témoin. Je n’ai jamais appuyé sur la détente, je n’en ai jamais donné l’ordre, mais j’y ai assisté sans intervenir. »

Geary hocha la tête sans cesser de soutenir son regard. « On vous avait enseigné que c’était acceptable.

— Ce n’est pas une excuse.

— Vos ancêtres…

— M’ont dit que c’était mal, le coupa-t-elle, ce qui lui arrivait rarement quand elle s’adressait à lui. Je le savais, je le sentais, j’ai refusé d’écouter. J’accepte d’en assumer la responsabilité. Je sais que j’en paierai le prix. C’est peut-être pour cette raison que nous avons perdu tant de vaisseaux dans le système mère syndic. Et que la guerre dure depuis tant d’années. On nous punit parce que, en estimant que c’était un mal nécessaire, nous nous étions égarés hors du droit chemin. »

Il n’allait certainement pas condamner ni même repousser quelqu’un qui avait accepté d’en endosser pleinement le blâme. Mais il pouvait au moins la soutenir. « Ouais. Peut-être bien qu’on nous châtie. »

Elle se rembrunit. « Capitaine ? Pourquoi vous punirait-on pour des actes commis alors que vous n’étiez pas avec nous ?

— Je suis avec vous, non ? Je fais partie de cette flotte et je suis loyal à l’Alliance. S’il faut que vous soyez punis, alors moi aussi. Je n’ai pas souffert de la guerre aussi longtemps que vous, mais tout ce que j’avais m’a été ôté. »

Desjani secoua la tête et se renfrogna davantage. « Vous venez de dire que cette flotte était la vôtre et que votre loyauté allait à l’Alliance. Il vous reste au moins cela. »

Geary la fixa en fronçant à son tour les sourcils ; il n’avait jamais vu la chose sous cet angle, se rendit-il compte avec surprise.

Desjani lui jeta un regard véhément. « On vous a envoyé à nous parce que nous avions besoin de vous. On nous a accordé une seconde chance. À vous aussi, au lieu de vous laisser mourir à Grendel ou après, alors que les systèmes de votre module de survie allaient probablement vous lâcher. On ne nous fait grâce que si nous donnons la preuve que nous la méritons. »

Elle le surprenait encore, tant en lui faisant miroiter un point de vue qu’il n’avait jamais envisagé qu’en l’incluant dans ce « nous ». En le regardant comme un de ses pairs plutôt que comme un héros solitaire tout droit sorti du mythe. « Vous avez sans doute raison, déclara-t-il. Nous ne gagnerons cette guerre de destruction qu’en commettant un suicide collectif, en déclenchant l’extinction de l’espèce humaine par l’explosion de tous les portails de l’hypernet. Si elle doit un jour s’achever, il nous faudra non seulement vaincre les Syndics sur le champ de bataille, mais aussi, s’ils consentent à exprimer des remords sincères, accepter de leur pardonner. Peut-être nous donne-t-on effectivement un exemple à suivre. »

Desjani garda un instant le silence et Geary ne reprit pas la parole. Les portes internes de la soute se refermèrent puis ses portes externes s’ouvrirent et le pigeon décolla, emportant ses passagers vers la station syndic. Desjani reporta finalement le regard sur lui. « J’ai aspiré pendant très longtemps à châtier les Syndics, à leur faire autant de mal qu’ils nous en font.

— Je peux en comprendre la raison, répondit Geary. Merci de m’avoir aidé à sauver ces civils. Je sais que ça contrevenait à nombre de vos convictions.

— À mes convictions antérieures », rectifia-t-elle. Elle n’ajouta rien, mais Geary patienta, pressentant une suite. « Mais le cycle de la vendetta est sans fin, reprit-elle. Je ne tiens pas à tuer ce garçon quand il sera en âge de combattre. Je viens de m’en rendre compte.

— Moi non plus. Pas davantage que son père ni sa mère. Et je ne veux pas non plus qu’il massacre des citoyens de l’Alliance. Comment y mettre un terme, Tanya ?

— Vous en trouverez le moyen, capitaine.

— Merci. »

C’était un sarcasme et il savait que ça se sentait, mais Desjani se contenta de lui sourire. « Vous avez vu comment ils nous regardaient ? Ils avaient peur au début, puis ils sont passés par une phase d’incrédulité avant de nous en être reconnaissants. » Son sourire s’effaça et son regard se perdit dans le néant. « J’aime combattre. J’aime affronter les meilleurs combattants syndics en tête à tête. Mais je ne supporte plus de massacrer des gens comme eux. Pourrions-nous convaincre les Syndics de cesser de bombarder des cibles civiles ?

— Nous pouvons au moins essayer. Nos armes sont assez précises pour nous permettre de continuer de bombarder des cibles industrielles en réduisant au minimum les pertes civiles. »

Desjani afficha une mine lugubre. « Ils tueraient les nôtres et nous épargnerions les leurs ?

— Il faudra que ce soit réciproque. À notre retour, nous leur demanderons de cesser de bombarder nos populations, en échange de quoi nous nous abstiendrons de bombarder les leurs.

— Pourquoi se résigneraient-ils à… ? » Desjani s’interrompit pour le dévisager. « Oui. Ils pourraient effectivement croire à notre bonne volonté puisque vous en avez déjà donné la preuve…

— Peut-être.

— Et s’ils n’y mettaient pas un terme ?

— Nous continuerions de détruire leurs cibles industrielles et militaires. » Desjani fit la grimace. « Écoutez, Tanya. Quand ces gens n’auront plus rien à bâtir ni plus rien pour se battre, ils deviendront un fardeau pour leurs dirigeants, qui devront encore les nourrir et prendre soin d’eux.

— Ils construiront de nouveaux sites industriels. Bâtiront de nouvelles défenses.

— Nous les détruirons à leur tour. » D’un hochement de tête, Geary désigna grossièrement l’espace hors de l’Indomptable. « Depuis que l’humanité sait voyager entre les mondes, elle a les moyens d’anéantir, en projetant des rochers de l’espace, tout ce que l’homme peut édifier à la surface d’une planète, plus vite et plus aisément qu’on ne peut le reconstruire. Les Syndics pourraient engloutir dans cette reconstruction des moyens et des ressources infinies, sans jamais revenir au niveau antérieur. »

Desjani médita un instant puis hocha la tête. « Vous avez raison. Mais, voilà très longtemps, quand nous avons commencé à bombarder des populations, civiles au lieu de nous en tenir aux cibles militaires et industrielles, ce raisonnement valait déjà. Pourquoi avons-nous commencé, il y a des dizaines et des dizaines d’années ?

— Je n’en sais rien. » Geary se reporta en arrière et tenta de déterminer mentalement le moment où ceux qu’il avait connus un siècle plus tôt avaient changé de mentalité pour devenir ce qu’ils étaient aujourd’hui. Mais ce moment-là n’existait pas : aucun événement, aucun tournant décisif n’en avait décidé ; il s’agissait plutôt de cette pente glissante à laquelle Victoria Rione avait fait allusion : des prises de décision apparemment raisonnables, s’ajoutant les unes aux autres et conduisant à l’escalade. « Peut-être en représailles du bombardement de planètes de l’Alliance par les Syndics. Peut-être parce que cette guerre interminable exigeait une tactique désespérée. Peut-être pour briser le moral de l’ennemi. Nous avons étudié ce cas quand j’étais élève officier, mais au chapitre des échecs stratégiques. De tout temps, on a envisagé de bombarder l’ennemi pour l’inciter à renoncer. Mais, quand un peuple se sent menacé dans ses biens ou dans ses convictions, il ne renonce jamais. Parfaitement irrationnel, sans doute, mais humain.

— Les bombardements syndics ne nous ont jamais incités à renoncer, convint Desjani. Nous sommes très remontés contre nos dirigeants, mais nous tenons à les voir vaincre, pas se rendre. Cela dit, rares sont ceux qui croient encore en leur victoire, surtout dans cette flotte. C’est bien pourquoi… »

Elle s’interrompit de nouveau et il se tourna vers elle : « Pourquoi le capitaine Badaya m’a fait une certaine proposition ? Vous êtes donc au courant, vous aussi ?

— Oui, capitaine. Bien sûr. On en parle beaucoup.

— Je ne m’y résoudrai pas, Tanya. Je ne trahirai pas l’Alliance en acceptant de devenir un dictateur. Je l’ai dit à Badaya. » Elle fixa le pont, le visage inexpressif. « Ça ne marcherait pas et ce serait une erreur.

— Vous aurait-on offert autre chose ? demanda-t-elle très vite, à voix basse. Si vous aviez accepté ? »

Geary s’efforça de s’en souvenir, parce que ça semblait lui tenir à cœur, mais rien ne lui revint. « Non. Rien de précis. Tout cela était exprimé en termes très généraux.

— Vous êtes sûr ? » Sa voix restait très calme mais trahissait désormais sa colère. « On ne vous a rien promis d’autre, capitaine Geary ? » Il secoua la tête sans cacher son étonnement. « Personne d’autre, capitaine Geary ? »

Personne d’autre ? De quoi… ? Sa stupeur devait être visible. « Vous parlez de vous ? » chuchota-t-il, trop sidéré pour recourir à des périphrases.

Elle le fixa de nouveau en scrutant son visage et parut se détendre. « Oui. Certains individus m’ont pressée de… m’offrir à vous. Je me suis demandé s’ils l’avaient fait de leur propre chef. »

Sous le coup de la gêne et de la colère, Geary sentit la chaleur lui monter aux joues. Il ne se souvenait pas de la dernière fois où il avait éprouvé une telle fureur. « Qui ? marmonna-t-il férocement. Qui a eu le culot de vous suggérer une telle ignominie ? Vous n’êtes ni un trophée ni un pion. Dites-moi de qui il s’agit et je vais… » Il dut ravaler ses paroles suivantes, conscient que même le commandant en chef d’une flotte ne pouvait pas menacer de tailler ses subordonnées en pièces et de les balancer ensuite dans le vide.

Desjani lui décocha un sourire crispé. « Je suis capable de défendre mon honneur moi-même, capitaine. Mais merci. Merci infiniment.

— Je vous jure, Tanya, que si j’apprends…

— Permettez-moi de régler moi-même ce problème, capitaine. S’il vous plaît. » Il hocha la tête avec réticence. « Nous devrions remonter sur la passerelle pour superviser la suite, capitaine. » Nouveau hochement de tête. Un coin de la bouche de Desjani se retroussa davantage. « Vous ne feriez pas un très bon dictateur, je me trompe ?

— Sans doute pas.

— Encore une bonne raison, peut-être. »

Il s’attendait toujours à une anicroche, mais les navettes de l’Alliance déposèrent tous les civils syndics, décollèrent et regagnèrent leurs vaisseaux respectifs sans que quiconque tentât d’intervenir dans la manœuvre. « Avons-nous réellement mené une opération à bien sans que les Syndics aient cherché à nous doubler ou à piéger tout ce qui bouge ? s’enquit Desjani.

— Ça y ressemble. Et, jusque-là, nos propres traîtres n’ont pas essayé non plus de nous jouer de nouveaux tours. » Aussi peu disposé à l’admettre que Desjani, Geary étudia l’hologramme. Toutes ses navettes récupérées, la flotte de l’Alliance coupait à présent à travers le système stellaire de Cavalos vers le point de saut donnant accès à Anahalt ou Dilawa. « Plus que trois jours avant le saut ?

— Oui, capitaine. À moins qu’il n’arrive quelque chose. » Des alarmes se mirent à sonner et elle crispa les mâchoires. « Quand on parle du loup… »

Des vaisseaux de guerre syndics venaient d’apparaître au point de saut vers lequel cinglait la flotte.

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