Dix

« Dix cuirassés, douze croiseurs de combat, dix-sept croiseurs lourds, vingt-cinq croiseurs légers, quarante-deux avisos, annonça la vigie des opérations.

— Environ la moitié de notre flotte, fit observer Desjani. Mais nous jouissons d’un bien plus gros avantage en unités légères. Vont-ils esquiver ou combattre ?

— Ils ont certainement reçu l’ordre de nous intercepter ou de nous retarder, nota Geary. Dans un cas comme dans l’autre, il leur faudra nous affronter.

— Après ce que nous avons fait à Lakota, ils risquent d’avoir trop peur pour engager le combat. » Sur ces mots, Desjani s’interrompit comme si une idée venait de lui traverser l’esprit. « Ils ne sont peut-être pas au courant. Ils sont peut-être persuadés que la flottille syndic que nous y avons détruite est toujours à nos trousses et pourrait émerger à tout instant.

— Vous avez sans doute raison, puisqu’ils arrivent d’Anahalt ou de Dilawa. » Geary regarda les images de la formation syndic, distante de huit heures-lumière, adopter une nouvelle trajectoire. L’ennemi avait donc disposé de huit heures pour décider de la façon dont il devait réagir et s’y conformer. « Une formation syndic standard. En boîte.

— Son commandant en chef ne sera peut-être pas aussi stupide que celui de Caliban. » L’homme s’était contenté de charger bille en tête une flotte de l’Alliance supérieure en nombre, permettant ainsi à Geary d’annihiler les forces ennemies en concentrant sur elles toute sa puissance de feu.

« Ce serait effectivement bien aimable de sa part, mais nous ne pouvons pas compter dessus. J’ai l’impression que nous décimons leurs commandants en chef décérébrés plus vite que les Syndics ne peuvent assurer leur promotion.

— J’ai découvert qu’il était difficile de surestimer la capacité d’un système politique à promouvoir les imbéciles. »

La menace d’un combat imminent planant, Desjani se sentait d’assez bonne humeur pour plaisanter, mais Geary devait reconnaître qu’elle marquait un point. « Partons du principe que ce n’en est pas un. Selon vous, tenteront-ils de frapper nos flancs en recourant à des passes de tir rapides ou bien, si je choisis de scinder la flotte, s’en prendront-ils à l’une de nos sous-formations ? »

Desjani y réfléchit. « On leur a enseigné à combattre comme nous combattions nous-mêmes naguère. En attaquant bille en tête. Même s’ils tentaient une manœuvre fantaisiste, il s’agirait plus d’une charge contre une partie de notre formation que d’une passe d’armes dirigée contre un de nos flancs ou de nos angles, comme celles que vous nous avez montrées. C’est en tout cas ce à quoi je m’attendrais. »

Idéalement, il se serait contenté de concentrer la flotte en une seule grosse formation que chargerait l’ennemi. Mais elle ne permettrait pas à tous ses vaisseaux d’engager le combat contre un adversaire inférieur en nombre, ce qui lui ôterait une bonne partie de sa supériorité. D’un autre côté, si les Syndics, au lieu de piquer droit sur le corps principal de la flotte, s’en prenaient à une sous-formation précise, les tactiques employées à Caliban seraient tout aussi inefficaces. Il allait devoir trouver autre chose.

Rione arriva sur la passerelle sur ces entrefaites et s’arrêta un instant devant son écran avant de s’adresser à Geary :

« Que comptez-vous faire ? »

Celui-ci montra son hologramme, où l’arc que décrirait la formation syndic, compte tenu de sa trajectoire et de sa vélocité prévues, s’incurvait pour se stabiliser sur un vecteur interceptant celle de la flotte : à des heures-lumière de distance, les deux courbes s’infléchissaient pour s’entrechoquer comme deux sabres jumeaux. « Entrer en contact avec l’ennemi dans un peu moins d’un jour et demi, madame la coprésidente. »

Rione détacha les yeux de son propre écran et des relevés dénombrant les vaisseaux syndics pour reporter le regard sur Geary en secouant la tête. « C’est un peu comme de combattre une hydre. On a beau détruire des vaisseaux syndics, il en repousse toujours davantage.

— Ils continuent d’en construire et ils peuvent recevoir des renforts, contrairement à nous, fit-il remarquer.

— Je vous suggère de capturer ce commandant en chef, capitaine Geary. Vivant. Il sera peut-être en mesure de répondre à certaines des questions que nous nous posons.

— Je ferai de mon mieux, madame la coprésidente. »


« Capitaine, nous recevons de la planète habitée une transmission au signal très fort. Adressée au capitaine Geary. »

Desjani lui jeta un regard circonspect. La flotte se trouvait encore à près de huit heures du contact avec la flottille syndic et n’avait toujours pas adopté sa formation de combat. « Je prends, déclara Geary. Envoyez-la aussi au capitaine Desjani. »

La fenêtre qui surgit sous ses yeux montrait une femme d’âge mûr assise derrière un bureau et vêtue d’un uniforme de commandant en chef syndic de grade moyen. « Vous vous demandez sans doute pourquoi l’officier des Mondes syndiqués le plus haut gradé de ce système stellaire s’adresse à vous vous, capitaine Geary, et cela de façon à réduire au minimum la publicité de ce geste. »

Elle montra, sur son bureau, la photo d’un jeune homme qu’il lui sembla vaguement reconnaître. « J’avais un frère que je croyais mort depuis longtemps dans un accident. Aujourd’hui, j’ai retrouvé ce frère et, de surcroît, j’ai appris qu’une société intimement liée à l’un des plus hauts dirigeants des Mondes syndiqués avait décidé de renoncer à l’évacuer de Wendig, ainsi que des centaines de ses collègues, parce que la colonne des dépenses de son bilan annuel s’en trouvait allégée. J’ai aussi une belle-sœur, des nièces et un neveu dont j’ignorais l’existence et qui vous doivent tous la vie. »

Geary percuta brusquement : la photo était celle du maire d’Alpha, plus jeune de quelques décennies.

La femme secoua la tête : « Sans rien dire de toutes celles qui auraient disparu de ce système stellaire si vous aviez décidé de bombarder notre planète. Mais j’ai appris par des habitants de Corvus, Sutrah et même Sancerre que vous aviez observé partout ce même comportement, en ne frappant, en guise de représailles à des attaques dirigées contre vous, que les cibles militaires ou les sites industriels. J’ignore combien exactement de millions ou de milliards de citoyens des Mondes syndiqués vous auriez pu tuer sans difficulté, mais je sais au moins que vous ne l’avez pas fait. »

La dirigeante syndic eut un sourire lugubre. « Je me surprends aujourd’hui à remercier la flotte de l’Alliance pour toutes ces vies épargnées, alors même que j’ai reçu l’ordre de prendre toute initiative, quel qu’en soit le prix, qui pourrait vous coûter certains de vos vaisseaux ou vous retarder d’une façon ou d’une autre. Je suis parfaitement consciente de votre situation. On nous a déjà affirmé une bonne demi-douzaine de fois que votre flotte était piégée et serait bientôt anéantie.

Seules les vivantes étoiles savent comment vous êtes arrivés jusque-là. Les services de l’identification des Mondes syndiqués ont pu établir que vous aviez pris le commandement de cette flotte et que vous étiez effectivement le capitaine John Geary, ce qui m’incite à me demander si elles n’interviendraient pas dans cette guerre. Je leur en suis reconnaissante, puisque vous avez mis au service du salut de vos ennemis un instrument conçu pour la guerre.

» J’ai une dette envers vous, capitaine Geary, et je pense qu’il faut savoir honorer ses dettes. Votre flotte s’apprête à engager le combat avec une force relativement puissante des Mondes syndiqués, toutefois inférieure en nombre. Bien que nos dirigeants s’efforcent de tenir toutes les informations vous concernant, votre flotte et vous, sous le sceau du secret, de nombreux rapports crédibles circulent sous le manteau. En me fondant sur ces renseignements, je ne m’attends pas à ce que cette force syndic l’emporte, mais cette perspective, compte tenu de ce que vous avez fait jusque-là, est loin de me remplir d’appréhension. Votre flotte est pour nous une menace moins grande qu’une flottille soumise au Conseil exécutif des Mondes syndiqués. »

La dirigeante syndic secoua de nouveau la tête. « Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait, capitaine Geary. Nous sommes nombreux à avoir compris que cette guerre avait dès le premier jour cessé d’avoir un sens. Nous sommes las de nous échiner à maintenir l’ordre dans nos systèmes stellaires pendant que nos dirigeants épuisent les ressources des Mondes syndiqués dans un conflit qu’ils ne peuvent pas espérer gagner. Quand vous rentrerez chez vous, dites aux vôtres que des gens ici sont las de se battre et prêts à négocier. »

Elle s’interrompit. « Quand nos établissements de Dilawa ont été abandonnés, voilà une vingtaine années, on a estimé qu’il reviendrait trop cher d’emporter les minerais bruts entassés dans les réserves de ses installations minières. Il en reste encore de grandes quantités sur place. Si jamais vous aviez besoin de vous approvisionner en fournitures après votre départ… »

La fenêtre s’éteignit et Geary se rejeta en arrière, pensif.

« Pouvons-nous lui faire confiance ? demanda Desjani.

— Je n’en sais rien. Où est la coprésidente Rione ?

— Dans sa cabine, je crois.

— Envoyez-lui une copie de ce message et demandez-lui son avis. » La bouche de Desjani esquissa une moue et elle hésita assez pour que Geary s’en rendît compte. « Laissez tomber. Je m’en charge. »

Cinq minutes plus tard, Rione montait sur la passerelle. « Je la crois sincère.

— Elle veut des pourparlers, s’attend à nous voir vaincre la flottille syndic et nous a appris où nous pouvions trouver des minerais bruts pour réapprovisionner nos auxiliaires, souligna Geary. Si jamais les autorités syndics en avaient vent, sa tête tomberait aussitôt. »

Rione acquiesça d’un hochement de tête, l’air songeuse. « Cette réaction laisse supposer que le pourrissement dans la hiérarchie syndic atteint un niveau inattendu. La dirigeante d’un système stellaire ennemi nous apprenant sans ambages que la guerre lui est devenue insupportable…

— Sans compter qu’elle prend notre parti contre ses propres forces », fit remarquer Desjani, qui semblait déchirée entre gratitude et répulsion.

Au lieu de lui répondre, Rione s’adressa à Geary : « La flotte syndic a été un rouage essentiel de la machine qui permettait aux dirigeants des Mondes syndiqués de garder le contrôle de leur territoire. Quiconque voulait faire preuve d’un peu d’indépendance pouvait s’attendre à voir débarquer des vaisseaux de guerre chargés d’imposer la volonté de leur Conseil exécutif. Plus vous lui infligez de dommages, plus les dirigeants locaux, comme cette femme, ont le loisir d’en faire à leur guise.

— Cette flotte ne se compose pas moins de ses compatriotes, déclara Desjani. Qu’elle soit prête à nous applaudir devrait nous permettre de nous faire une opinion sur elle. »

Rione secoua de nouveau la tête et s’adressa encore à Geary : « Un système stellaire ignoré par l’hypernet devrait proportionnellement fournir moins d’effectifs à la flotte et, à mesure que le temps passe, se sentir de moins en moins lié aux Mondes syndiqués. »

Geary reporta le regard sur Desjani et se rendit compte que les deux femmes s’ignoraient mutuellement et ne s’adressaient qu’à lui, comme si elles se trouvaient dans deux pièces distinctes et ne pouvaient communiquer que par son truchement.

Desjani haussa légèrement les épaules. « La dirigeante syndic que nous venons de voir est une politicienne, et, en tant que telle, elle doit sans doute éprouver moins de compassion pour les sacrifices de son personnel militaire. »

Rione crispa sans doute les mâchoires à cette réflexion, mais elle ne regarda pas Desjani pour autant. « Vous avez mon opinion, capitaine Geary. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j’ai d’autres problèmes à régler. » Elle pivota sur elle-même et quitta la passerelle.

Geary se comprima un instant le front du bout des doigts pour tenter de chasser une migraine menaçante. « Capitaine Desjani, murmura-t-il, si bas qu’elle seule pouvait l’entendre, je vous serais reconnaissant de ne pas ouvrir les hostilités avec la coprésidente Rione.

— Ouvrir les hostilités ? s’étonna Desjani sur le même registre. Je ne comprends pas, capitaine. »

Il lui jeta un regard pénétrant, mais Desjani le fixait en affichant un étonnement dont la sincérité ne pouvait qu’être feinte. « Je ne tiens pas à entrer dans les détails.

— Je crains pourtant que vous n’y soyez contraint, capitaine. »

S’agissant du commandement de la flotte, Desjani le regardait sans doute comme guidé par les vivantes étoiles, mais il en allait visiblement tout différemment de ses relations avec Rione. « Tâchez de vous conduire comme si vous étiez dans la même pièce.

— Ce n’est pas le cas, capitaine. Elle a quitté la passerelle.

— Est-ce que vous vous payez ma tête, capitaine Desjani ?

— Non, capitaine. J’en serais bien incapable. » Parfaitement sérieuse, autant que Geary pût le dire.

Il était manifestement temps de battre en retraite. Il ne pouvait ni s’appesantir ni prendre la mouche sans attirer l’attention du personnel de la passerelle, et il n’avait pas besoin de ça. « Merci, capitaine Desjani. Vous m’en voyez ravi. J’ai d’autres sujets d’inquiétude pour l’instant. »

Au moins Desjani donnait-elle l’impression de se mordre les lèvres quand il sortit à son tour pour tenter de rattraper Rione. Il la soupçonnait de pouvoir lui apporter d’autres lumières et, surtout, il avait une question à lui poser.

Elle ne marchait pas très rapidement, aussi la rejoignit-il à mi-chemin du bout de la coursive. « Dis-moi la vérité, l’exhorta-t-il. L’Alliance est-elle aussi mal en point ? Et prête à flancher ?

— Pourquoi poses-tu cette question ? demanda-t-elle d’une voix plus neutre que jamais.

— Parce que cette preuve de la déconfiture des Syndics n’a pas eu l’air de te faire plaisir. Tu m’as dit que l’armée se plaignait du gouvernement de l’Alliance, que tout le monde en avait plus qu’assez de la guerre, mais est-ce vraiment aussi moche là-bas que dans l’espace syndic ? L’Alliance est-elle sur le point de s’effondrer ? »

Rione s’arrêta, le regard braqué sur le pont, et hocha lentement la tête en détournant les yeux. « Un siècle de guerre, John Geary. Nous ne pouvons pas être battus et eux non plus, mais les deux bords peuvent accentuer la pression jusqu’à ce qu’ils se fracassent.

— C’est pour cela que tu t’es jointe à cette expédition ? Pas seulement parce que tu craignais de voir l’amiral Bloch tenter de se poser en dictateur, mais parce que tu étais certaine de son succès et convaincue que, désabusés et las de cette guerre interminable, les citoyens de l’Alliance le suivraient.

— Bloch n’aurait pas réussi, affirma-t-elle calmement. Il serait mort.

— Tu l’aurais tué. » Elle hocha la tête. « Il devait connaître tes intentions. Il avait dû prendre des précautions.

— En effet. » Un petit sourire joua fugacement sur les lèvres de Rione. « Elles n’y auraient pas suffi. »

Geary la dévisagea. « Et que serait-il advenu de toi ?

— Je n’en sais trop rien. Peu importait. L’essentiel, c’était d’empêcher l’ascension d’un tyran. »

Il ne décelait aucune touche de sarcasme ni de duperie dans sa voix. Rione parlait sérieusement. « Pour le tuer, tu consentais donc à mourir ? Tu me fiches parfois une trouille d’enfer, Victoria.

— Je me fais quelquefois le même effet. » Elle était toujours d’un sérieux absolu. « Je te l’ai dit, John Geary. Je croyais l’homme que j’aimais mort à la guerre. Je n’avais plus aucune raison de vivre sinon mon dévouement à l’Alliance. Si elle menaçait de partir en morceaux, il ne me resterait plus rien. Mon mari est mort pour elle et, si besoin, je peux en faire autant.

— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit tout de suite ? »

Rione le fixa quelques instants avant de répondre. « Parce que, si tu avais été coulé dans le même moule que l’amiral Bloch, tu n’aurais nullement eu besoin d’encouragements. En revanche, si effectivement tu avais ressemblé à Black Jack, tu ne m’aurais jamais crue, parce que la perspective d’un effondrement de l’Alliance t’aurait été insupportable. Il fallait que tu en voies suffisamment par toi-même pour comprendre à quel point ça avait mal tourné. Et je t’ai donné quelques indices, même si tu n’as pas toujours su les reconnaître. » Elle secoua la tête. « Je t’ai sondé, je t’ai observé, j’ai fait tout ce que je pouvais pour influer sur ton attitude envers la situation présente.

— Tout ce que tu pouvais ? » Rione elle-même avait ressenti la froideur de cette formulation. « Tu m’as dit une fois que tu ne couchais pas avec moi dans le seul but de m’influencer. »

Elle soutint son regard. « Ce n’était pas mon seul mobile, en effet. Mais ça jouait. Content ? Tu as joui de moi et moi de toi, et, au cœur de la nuit, il m’arrivait de te chuchoter à l’oreille que tu devais protéger l’Alliance de ceux qui risquaient de la détruire au nom de son salut. Oh, j’ai pris plaisir à faire l’amour avec toi, je l’admets ouvertement. Mais le jour est venu où j’ai compris que je n’avais plus à te craindre et que les sentiments que je commençais à éprouver pour toi étaient une trahison à l’égard d’un époux que j’aimais toujours et qui vivait peut-être encore. Je ne t’ai pas abandonné à elle par noblesse d’âme, John Geary. Mais pour moi, et parce que j’avais fait le nécessaire. »

Il avait ses doutes. Ni le maintien ni l’expression de Rione ne s’étaient altérés, mais il se souvenait des paroles avinées qu’elle avait prononcées à une certaine occasion, et il constatait qu’en dépit de la désinvolture avec laquelle elle justifiait ses actes Rione ne se résolvait toujours pas à citer le nom de Tanya Desjani. « Tu ne m’as abandonné à personne, et surtout pas au capitaine Desjani.

— Tu peux toujours continuer à te mentir à toi-même, John Geary, mais fais-moi un peu confiance.

— Pourquoi rester à bord de l’Indomptable, en ce cas ? Les vaisseaux rescapés de la République de Callas sont encore assez nombreux pour que tu te transfères sur l’un d’eux.

— Parce que tu auras besoin de moi à tes côtés à notre retour. En alliée, pas comme une épée de Damoclès. Je sais déjà comment nos dirigeants politiques réagiront au retour de Black Jack Geary, sauveur de la flotte et de l’Alliance. Tu refuseras d’accepter ce que d’aucuns t’offriront en contrepartie de l’extension de leur autorité. Tu ne feras pas non plus ce que tant d’autres craignent : accaparer tout le pouvoir. Non, John Geary, insista-t-elle. Tu te tiendras sur les remparts de l’Alliance et tu la défendras contre tous ses ennemis, intérieurs et extérieurs, parce que c’est ainsi que tu es, un homme issu d’un passé moins complexe. Et je t’apporterai mon appui contre ceux de l’intérieur qui chercheront à te manipuler ou qui, mus par la crainte, se dresseront contre toi.

— Contre moi ? Penses-tu que la direction politique de l’Alliance pourrait s’en prendre à moi ?

— Si je faisais partie du Conseil de gouvernement à ton retour, je recommanderais aussitôt ton arrestation et ta mise à l’isolement, en prétendant publiquement que tu es parti en mission secrète. Parce que je verrais en toi un homme coulé dans le même moule que l’amiral Bloch ou le capitaine Falco. Mais je t’ai vu réagir différemment et j’en ferai part aux sénateurs. Crois-moi, déclara-t-elle, tu auras besoin de moi. Même les politiciens qui me détestent, et ils sont nombreux, savent que je ne trahirais pas l’Alliance. Tous tiendront le plus grand compte de mes paroles. »

Geary détourna les yeux et se massa la nuque d’une main en s’efforçant de réfléchir. Si ardue que lui eût toujours paru la tâche de ramener cette flotte en un seul morceau dans l’espace de l’Alliance, il s’était toujours imaginé que le reste de son existence serait d’une grande simplicité : il rendrait son tablier, s’installerait quelque part où l’on ne le reconnaîtrait pas, s’efforcerait de se soustraire à la légende de Black Jack Geary et aux attentes irréalistes de ceux qui le croyaient envoyé par les vivantes étoiles pour sauver cette flotte et l’Alliance. Il n’avait pas cessé de se focaliser sur cette certitude pour éviter d’être submergé, alors même que l’idée de se détourner de la flotte et de ses gens lui semblait de moins en moins acceptable. Il devait désormais s’avouer qu’avant de se défaire de ces responsabilités il aurait, à tout le moins, davantage de problèmes à résoudre qu’il ne l’avait cru. « Merci, Victoria. Je reste persuadé que ton soutien sera décisif. »

Elle secoua la tête. « Ne me remercie pas. Je ne le fais pas pour toi.

— Merci tout de même. Veux-tu que nous parlions de la bataille qui se prépare ?

— Tu t’en tireras très bien. Comme toujours. »

Geary était à deux doigts d’exploser. « Bon sang, la dernière chose dont nous ayons besoin, cette flotte et moi, c’est d’une trop grande confiance en moi ! Je vais m’efforcer de minimiser nos pertes, mais ce combat ne sera ni gagné d’avance ni sans douleur ! »

Rione eut un sourire exaspérant. « Tu vois ? Tu le sais déjà. Tu n’as pas besoin de me l’entendre dire. Autre chose ?

— Oui, lâcha-t-il en grinçant des dents. Pour quelle destination opterais-tu ensuite ? Dilawa ou Anahalt ? »

Rione l’arrêta d’un geste. « Fie-toi à ton instinct, capitaine Geary. Il est bien plus fiable que le mien, du moins tant que nous serons dans l’espace syndic.

— Et pouvons-nous ou non nous fier à cette dirigeante syndic ? Tu ne m’as toujours pas donné ton avis.

— Bien sûr que non. Mais ça ne signifie pas qu’elle n’est pas sincère cette fois. Vérifie si ce qu’elle affirme concernant Dilawa correspond aux guides des systèmes stellaires syndics que nous avons réquisitionnés. » Rione tourna les talons et s’éloigna. « C’est en tout cas mon opinion de politicienne, reprit-elle en parlant par-dessus son épaule. Si tu veux l’opinion d’un militaire, demande à ton capitaine. Vous aurez ainsi une bonne occasion de vous retrouver intimement pour un motif professionnel. »

Il la regarda s’éloigner sans rien ajouter qui pût l’inciter à lui décocher une autre flèche.


Quatre heures avant le contact avec les Syndics. La flotte de l’Alliance et leur flottille n’étaient plus séparées que par un peu moins de cinquante minutes-lumière et se déplaçaient toutes deux à 0,1 c, leur vélocité combinée les rapprochant à 0,2 c, vitesse maximale d’engagement pour l’acquisition de cibles. Il voyait à présent ce qu’avaient fait les vaisseaux syndics un peu moins d’une heure plus tôt, tout comme eux prenaient connaissance de la position de la flotte à ce même instant. Il était encore trop tôt pour adopter la formation de combat et permettre ainsi au commandant ennemi de percer à jour sa stratégie.

« Capitaine Geary ? Nous devons vous montrer quelque chose. »

Il accusa réception du message de Desjani et se hâta vers le compartiment d’où elle l’avait envoyé, tout en s’efforçant, lorsqu’il croisait des spatiaux de l’Indomptable, de ne pas trop ouvertement afficher son appréhension. Bien qu’il dût impérieusement se concentrer sur la bataille imminente, il n’avait pas cessé d’être distrait par d’autres inquiétudes, notamment la crainte d’un méfait de ses ennemis de l’intérieur. Apparemment, ils avaient encore tenté de frapper.

Geary découvrit que le compartiment hébergeait une station de contrôle des systèmes principaux, ce qui semblait encore confirmer ses craintes. L’écoutille se refermant derrière lui, il constata la présence de Desjani, de l’officier de la sécurité des systèmes de l’lndomptable et celle, virtuelle, du capitaine Cresida. « Que diable se passe-t-il encore ? »

Desjani et l’officier de la sécurité jetèrent tous les deux un regard vers Cresida, qui montra d’un geste un module installé dans son dos. « J’ai réfléchi capitaine, commença-t-elle. À la manière dont les extraterrestres s’y prennent pour nous pister. L’affaire des vers m’a incitée à me poser des questions sur nos systèmes et ce qui pourrait encore s’y dissimuler. »

Geary se rembrunit. « Les extraterrestres ? Il ne s’agirait donc pas d’un autre logiciel malveillant implanté par quelqu’un de cette flotte ?

— Non, capitaine. Nous avons découvert quelque chose qui ne pouvait pas être d’origine interne. Nous avons dû nous assurer les services de l’officier de la sécurité des systèmes du capitaine Desjani.

— Qui ne pouvait pas provenir de l’intérieur ? » Geary jeta un regard intrigué à Desjani et à son officier. « Mais vous avez découvert autre chose ? »

Cresida opina. « Oui, capitaine. Je me suis demandé comment il se faisait, s’il s’y dissimulait autre chose, un quelconque dispositif permettant aux extraterrestres de nous pister, qu’on ne l’eût pas encore trouvé. Si nos scanners de sécurité l’avaient manqué, c’était nécessairement un objet très différent de ce que nous aurions utilisé ou tenté d’utiliser. J’ai donc orienté mes recherches dans une autre direction, sur des objets peu courants, bizarres, en m’efforçant de découvrir une présence inattendue ou inusitée à l’intérieur de nos systèmes. »

L’officier de la sécurité des systèmes enfonça une touche et un écran virtuel s’ouvrit devant lui, montrant l’image étrange de ce qui ressemblait peu ou prou à des vagues dont les contours fluctuants se chevaucheraient. « Ce que montre cette image, ce sont les instructions transmises à notre système de navigation, expliqua-t-il. Pas le code lui-même, mais la propagation du signal électronique. Ce n’est qu’une représentation, bien entendu, transcrite en termes qui nous sont compréhensibles. Le capitaine Cresida a découvert que ces instructions sont parasitées par autre chose. » Il montra les pics et les flancs des fluctuations.

Cresida l’imita. « J’ignore comment ils s’y prennent, mais ils réussissent à encoder un virus en se servant d’une modulation autonome des probabilités à l’échelle quantique. Chacune des particules qui composent ce signal présente évidemment des caractéristiques quantiques. Eh bien, ces extraterrestres ont imprimé une sorte de programme sur ces caractéristiques. Je sais que ce n’est pas naturel, sinon il y aurait des variations de probabilités dans la manière dont se déroulent ces événements aux frontières quantiques des particules du signal, ce qui ne se produit pas. Il répond à des schémas préétablis. Nous ne pouvons pas préciser ce que font ces schémas ni comment ils procèdent, mais ils n’ont assurément pas leur place ici. »

Desjani désigna l’écran d’un coup de menton. « Nous pensons avoir trouvé notre espion extraterrestre, capitaine Geary.

— Que je sois pendu ! Dans les systèmes de navigation ?

— Et de communication. Nous continuons d’inspecter les autres, mais nous n’y avons encore rien trouvé de tel. »

Geary fixait l’écran, abasourdi. « C’est destiné à trahir notre destination et à en informer quelqu’un. Ce machin peut-il envoyer des messages à des vitesses supérieures à celle de la lumière ? »

Cresida eut un geste de dépit. « Je n’en sais rien. Je n’en connais absolument pas le fonctionnement, et encore moins les capacités. Je sais seulement qu’il n’est pas censé se trouver là.

— Bien sûr, aucun de nos programmes de sécurité et de nos murs coupe-feu n’avait moyen de le repérer, affirma l’officier de Desjani. Pour eux, ça reste… euh… complètement extraterrestre, si vous voulez bien me passer l’expression.

— Et nous ne pouvons rien y faire ? s’enquit Geary. Sinon laisser ce machin infecter nos systèmes ? »

La question arracha à Cresida un sourire féroce : « Si, capitaine. Je ne sais peut-être pas comment ça opère, mais je sais comment le tuer.

— C’est bien la première fois que je vous entends vous exprimer comme un fusilier spatial, capitaine Cresida. Comment allons-nous donc le tuer ? »

Cresida montra de nouveau les ondulations. « Je suis persuadée que nous pouvons concevoir des schémas ondulatoires quantiques aux caractéristiques diamétralement opposées à celles de ces ondes. Autrement dit employer des interférences destructrices qui annuleraient les incrustations modulées. Nous n’avons pas besoin de savoir ce que fait exactement ce schéma ni comment il se reproduit pour créer une image négative de lui-même à très courte vie. Une fois les incrustations à l’état de probabilité nulle, elles ne devraient plus réapparaître, sinon sous la forme de rares fragments aléatoires qui ne pourraient pas opérer. »

Geary fronça les sourcils d’incompréhension. « Comment des fragments aléatoires pourraient-ils réapparaître si leur probabilité est nulle ?

— C’est… un effet quantique, capitaine. Pour nous, ça n’a aucun sens, mais c’est ainsi que cela se passe au niveau quantique. »

L’officier de la sécurité hocha la tête. « En effet, capitaine. Le capitaine Cresida a suggéré de concevoir un programme antiviral basé sur un schéma quantique de détection et d’annulation des probabilités. C’est un concept entièrement nouveau, mais nous sommes parfaitement capables de réaliser ce programme.

— Merci, capitaine Cresida. Je ne pense pas exagérer en affirmant que toute l’humanité vous est redevable. Je veux qu’on informe aussi de cette affaire le lieutenant Iger du service du renseignement. Avez-vous une idée de la manière dont ce truc s’est infiltré dans nos systèmes ? »

Tous se regardèrent puis Desjani se chargea de répondre : « J’y réfléchis depuis que le capitaine Cresida m’a montré le dispositif. Vous soupçonniez les portails de l’hypernet d’être le produit d’une technologie extraterrestre, capitaine. Comme tous les autres vaisseaux de la flotte, l’Indomptable détient à son bord une clé de l’hypernet de l’Alliance avec son système opérationnel autonome. »

Cresida écarquilla les yeux. « Et des interfaces avec le système de navigation du bâtiment. Vous avez sûrement raison. Nous allons inspecter ces clés pour voir ce qu’il en est. »

L’officier de la sécurité se rembrunit : « Mais, si jamais la clé de l’hypernet est responsable, pouvons-nous prendre le risque de l’expurger ? L’opération pourrait obérer son fonctionnement.

— Très bien vu, convint Cresida. Nous devrons marcher sur des œufs. Mais, quand le programme entrera en fonction, nous pourrons d’ores et déjà installer un filtre antiviral entre la clé et le reste des systèmes du vaisseau.

— Attelez-vous dès maintenant à cette tâche, ordonna Geary. Si vous avez besoin de quelque chose que vous ne parvenez pas à obtenir, faites-le-moi savoir.

— D’accord, capitaine. Mais j’aimerais attendre la fin de cette bataille pour m’y coller.

— La bataille ! » Geary faillit se frapper le front. À force de s’inquiéter des agissements de ses ennemis de l’intérieur et des extraterrestres hostiles, elle avait failli lui sortir de l’esprit. « Oui, bien sûr. Après la bataille. Et, s’il se présentait autre chose dans cette affaire qui pourrait attendre jusqu’à son dénouement, ne m’en informez qu’après les combats. » Je ne peux pas me laisser de nouveau distraire. De nombreux vaisseaux risquent la destruction si je ne me concentre pas sur la menace la plus immédiate. La découverte de Cresida n’aurait sans doute aucune incidence sur l’issue de cet affrontement, mais, à long terme, elle pèserait lourdement dans la balance en réduisant l’aptitude des extraterrestres à intervenir de nouveau aux côtés des Syndics. Nous déjouons peu à peu vos ruses, tas de salopards. Et, quand nous en aurons assez déjoué, nous pourrons discuter avec vous de cette guerre et de ce que les hommes sont capables d’infliger à ceux qui tentent de les manipuler.


Une heure avant d’entrer à portée d’engagement (du moins si les deux forces en présence maintenaient leur cap et leur vélocité actuels). Geary voyait à présent la formation ennemie telle qu’elle se présentait douze minutes plus tôt, toujours sous la forme d’une boîte parallélépipédique dont la largeur faisait face à la flotte de l’Alliance, telle la tête d’un marteau s’abattant pour frapper. « Prête ? demanda-t-il à Desjani.

— Maintenant ? » Son regard se verrouillait déjà sur la formation ennemie.

« Ouais. Je ne pouvais pas m’y résoudre plus tôt sans agir de manière atypique, mais il faut que je laisse au commandant en chef de cette flottille syndic le temps de voir ce que je fais moi-même pour à mon tour constater sa réaction. » Geary appuya sur ses touches de communication. « À toutes les unités de la flotte de l’Alliance, prenez position dans la formation Écho Quatre à T trente, en gardant pour pivot le vaisseau amiral Indomptable. »

À T trente, la grosse formation Delta adoptée jusque-là par la flotte se désintégra : ses vaisseaux filaient tous azimuts, dessinant un ballet complexe à mesure qu’ils prenaient position dans cinq sous-formations. « On dirait celle que vous avez adoptée à Lakota la première fois, fit remarquer Rione quand leurs contours commencèrent à se faire plus nets.

— À peu près, confirma-t-il. Les sous-formations en pièces de monnaie sont particulièrement souples. En raison de leur forme et de leur taille réduite, je peux les faire aisément pivoter. Mais elles ne seront pas disposées comme dans l’Écho Cinq de Lakota. » Quatre pièces de monnaies dessinant un losange présentaient leur face la plus large à l’ennemi. Une cinquième, plus importante mais légèrement en retrait, en occupait le centre. L’Indomptable en était le pivot.

« Les auxiliaires servent de nouveau d’appât ?

— Non. Je m’efforce de les protéger. Je les ai placés à l’arrière de ma propre section de la formation, parce que je leur réserve une mission particulière et que, si les Syndics tentaient encore de s’en prendre à eux, il leur faudrait relever pour les atteindre un défi passablement redoutable. »

Geary attendait. Tout le monde patientait ; les minutes défilaient et les Syndics arrivaient à fond de train. Leur commandant en chef n’allait certainement pas se contenter de charger le centre. Pourtant il ne manœuvrait pas pour viser une sous-formation précise de la flotte de l’Alliance. Vingt minutes avant le contact. Quinze. Était-il paralysé par l’indécision, stupide, ou bien attendait-il, typiquement, la dernière seconde pour altérer sa trajectoire ?

La boîte syndic se rapprochait beaucoup trop et pouvait encore virer vers le bas, le haut ou latéralement pour attaquer n’importe quelle sous-formation de l’Alliance. Geary se rendit compte qu’il ne pouvait plus tergiverser. Il fit mentalement le tri entre les différentes options encore accessibles aux Syndics et en déduisit les manœuvres consécutives de l’Alliance, manœuvres particulièrement épineuses en raison de l’effet que la vitesse acquise des vaisseaux imposerait à leur trajectoire dès qu’ils l’altéreraient. Il transmit ses ordres en espérant ne pas se fourvoyer : « Formation Écho Quatre Deux, pivotez ensemble et altérez votre trajectoire de quatre-vingt-cinq degrés sur bâbord et de dix vers le haut à T quinze. » De formation plate, évoquant un mur de vaisseaux qui piqueraient tous vers l’avant, Écho Quatre Deux se transformerait en une lame de couteau dont ils constitueraient le tranchant et qui fendrait l’espace, vers le haut et sur sa gauche, là où la flottille Syndic l’occuperait au même instant. « Formation Écho Quatre Trois, pivotez ensemble et altérez votre trajectoire de quatre-vingt-un degrés sur tribord et de dix vers le bas à T seize. » Idem, sauf que la sous-formation de gauche du losange passerait sur sa droite et vers le bas.

Il dut reprendre sa respiration avant de transmettre les ordres suivants : « Formation Écho Quatre Quatre, pivotez ensemble et altérez votre trajectoire de quatre-vingt-dix degrés vers le haut à T dix-huit. » Le sommet et le bas du losange couperaient à leur tour vers le centre.

Ne restait plus que la section de la flotte la plus importante, cette large formation de queue contenant l’Indomptable et les auxiliaires. « Formation Écho Quatre Un, pivotez ensemble de quatre-vingt-dix degrés vers le bas autour du vaisseau amiral Indomptable, puis altérez votre trajectoire de dix degrés vers le haut à T vingt. À toutes les unités de l’Alliance, ouvrez le feu dès que l’ennemi entrera dans votre enveloppe de tir. Missiles et lances de l’enfer. »

Desjani haussa les sourcils en digérant ces ordres. « S’il persiste à foncer droit sur le centre, on va le coincer.

— Espérons-le. » Geary scrutait son écran, où les Syndics se rapprochaient à une vitesse se chiffrant en dizaines de milliers de kilomètres par seconde. L’image de l’ennemi lui parvenait pratiquement en temps réel à présent, avec seulement quelques secondes de retard, délai nécessaire à la lumière pour franchir la distance séparant les deux forces ennemies. « Bon sang ! Il grimpe ! » Les vaisseaux du parallélépipède syndic avaient légèrement obliqué vers le haut, au dernier moment, pour piquer sur la sous-formation de l’Alliance occupant le sommet du losange.

Mais celle-ci ne s’y trouvait déjà plus ; emportée par son élan, elle décrivait vers le bas une large courbe qui la ramenait sur les Syndics. Un tir de barrages de leurs missiles, suivi de salves de mitraille, fondit sur sa position prévue, mais, au lieu de déchiqueter les vaisseaux de l’Alliance, elle ne rencontra que le vide. Les missiles continuèrent de décrire une trajectoire incurvée pour s’efforcer de revenir sur les cibles qui les avaient esquivés.

Mais la flottille syndic n’avait que très peu altéré la sienne, si bien que les sous-formations de l’Alliance l’avaient croisée tour à tour quelques instants avant son passage, en dépêchant chacune sa rafale de missiles. La plupart des spectres de l’Alliance frappèrent ses lisières extérieures, semant le chaos parmi les unités légères et martelant cuirassés et croiseurs de combat.

« Bon sang ! » répéta Geary. L’altération de la trajectoire de la flottille syndic n’avait pas été très significative, mais elle avait suffi : les sous-formations de l’Alliance avaient non seulement esquivé les frappes syndics, mais elles se trouvaient aussi hors de portée de leurs lances de l’enfer en émergeant du tir de barrage des missiles. Au moins Geary n’avait-il pas gaspillé les réserves de mitraille limitées de la flotte.

Mais il en irait tout autrement quand le parallélépipède syndic heurterait sa grosse formation de queue. Les auxiliaires, qui en formaient auparavant l’arrière-garde, avaient pivoté à son sommet quand le mur de l’Alliance s’était aplati et incliné vers le haut pour les protéger des tirs des vaisseaux syndics qui passeraient juste en dessous.

« Pile dans le mille, ce coup-ci, murmura Desjani, l’œil toujours braqué sur son écran.

— Peut-être un poil trop près », répondit Geary en activant précipitamment son circuit de communication. « À tous les vaisseaux de la formation Écho Quatre Un, faites feu de toutes vos armes, mitraille comprise. »

L’Indomptable et les autres bâtiments de sa formation larguèrent leurs missiles puis leurs champs de billes métalliques compacts. Les vaisseaux du parallélépipède syndic étaient certes plus nombreux, mais son architecture en pièce de monnaie aplatie permettait à chacun de ceux de l’Alliance d’engager le combat, tandis que seules les couches supérieures de la boîte syndic pouvaient faire feu sur l’ennemi.

Les vaisseaux de ces couches supérieures vacillèrent, touchés par des vagues successives de missiles spectres puis de mitraille à mesure que toute la longueur de la formation ennemie passait sous le plan quasiment horizontal de celle de l’Alliance, presque à touche-touche quand ses bâtiments croisaient l’ennemi. Les Syndics n’avaient pas eu le temps de recharger les lance-missiles qu’ils avaient vidés sur la première sous-formation de l’Alliance, mais ils n’en tirèrent pas moins leur propre barrage de mitraille.

Les lances de l’enfer se déchaînèrent aussi pendant cette infime fraction de seconde, frappant des boucliers déjà affaiblis par les impacts antérieurs puis les coques des vaisseaux dès qu’ils flanchaient sous les coups.

Geary avait conscience qu’il ne pouvait pas prendre le temps d’évaluer les résultats du choc, de sorte qu’il transmit d’autres ordres alors même que l’Indomptable vibrait encore des impacts qu’il avait reçus et que ses vigies énonçaient le rapport des avaries. « Formation Écho Quatre Deux, pivotez de onze degrés sur tribord et de vingt vers le haut à T vingt-quatre. Formation Écho Quatre Trois, pivotez de dix-huit degrés sur bâbord et de seize vers le haut à T vingt-quatre. Formation Écho Quatre Quatre, pivotez de cinq degrés sur tribord et de treize vers le bas à T vingt-cinq. Formation Écho Quatre Cinq, pivotez de huit degrés sur tribord et de cent cinquante-deux vers le haut à T vingt-cinq. » Il avala une goulée d’air et poursuivit : « Formation Écho Quatre Un, pivotez de trois degrés sur tribord et de cent soixante vers le haut à T vingt-cinq. »

Combinées, ces manœuvres feraient de nouveau piquer les cinq parties de la flotte vers le parallélépipède syndic, par le haut, le bas, l’avant et l’arrière. Quand Geary verrait leur réaction, il lui faudrait sans doute ajuster ses instructions en conséquence, mais, pour l’instant, il lui suffisait d’indiquer à ses vaisseaux une direction générale appropriée.

Finalement, ayant pris le temps de vérifier les résultats du premier engagement, Geary se ceignit les reins pour consulter les rapports de situation de ses vaisseaux. La plupart des missiles syndics lâchés sur Écho Quatre Cinq avaient été détruits par les défenses de l’Alliance alors qu’ils tentaient de rattraper leurs cibles, mais quelques-uns étaient passés. Le croiseur lourd Gousset avait perdu son système de propulsion, les croiseurs légers Kote et Caltrope étaient réduits à l’impuissance, le destroyer Fléau avait été soufflé par plusieurs frappes, et les croiseurs de combat Aventureux et Courageux avaient souffert de dommages, mais ils restaient dans la formation.

Le brutal échange de tirs entre Écho Quatre Un et le parallélépipède syndic avait coûté plus cher à l’ennemi qu’à l’Alliance, mais les destroyers Ndzga et Tabar avaient été détruits, le croiseur léger Cercle réduit à l’état d’épave, et les croiseurs lourds Armet et Schischak étaient hors de combat. Le cuirassé de reconnaissance Cœur de Lion avait perdu toutes ses propulsions et ses armes, et il s’était en outre égaré loin de sa formation. Nombre d’autres bâtiments de l’Alliance avaient souffert de dommages, mais, naturellement, les plus épargnés étaient les cuirassés.

Les faces antérieures du parallélépipède syndic avaient essuyé de plein fouet la rafale de missiles spectres, puis son sommet avait livré le combat le plus rapproché avec Écho Quatre Un. La supériorité numérique de l’Alliance avait joué, surtout contre croiseurs légers et avisos plus massivement surpassés en nombre. Des vingt-cinq croiseurs légers de la force syndic, douze avaient été détruits ou trop sévèrement endommagés pour combattre, ainsi que près de vingt de leurs quarante-cinq avisos. Cinq croiseurs légers étaient hors de combat. Mieux, cinq de leurs croiseurs de combat étaient désormais hors d’état de nuire : un totalement détruit et trois sérieusement démantibulés. De surcroît, un cuirassé avait perdu la presque totalité de ses propulsions et prenait du retard, alors que la trajectoire de la formation syndic s’incurvait à nouveau de côté pour une nouvelle passe de tir.

J’ai foiré ce coup, songea amèrement Geary. Le commandant syndic a réagi si tardivement que je n’ai pas su concentrer convenablement mon attaque.

Mais Desjani, elle, avait l’air de jubiler. « Regardez-moi les dommages qu’ils ont subis ! Ils ne survivront pas à une seconde passe d’armes de cet acabit. »

Geary ne répondit pas. Il se focalisait sur les mouvements des Syndics. Ils arrivaient de nouveau sur sa flotte, au terme de l’immense virage requis par une vélocité de 0,1 c, mais Geary avait la conviction qu’ils cibleraient de nouveau Écho Quatre Un dans l’espoir, peut-être, de frapper cette fois les auxiliaires. Il aboya des ordres aux quatre autres sous-formations, de manière à leur faire traverser la trajectoire qu’emprunterait la flottille syndic pour intercepter une seconde fois Écho Quatre Un ; le ton de sa voix ne manqua pas de lui attirer un regard inquiet de la part de Desjani.

Cette fois il avait vu juste. Alors que le parallélépipède syndic, déjà bien martelé, arrivait sur Écho Quatre Un par bâbord et légèrement par-dessous, les quatre autres sous-formations de l’Alliance lui coupèrent la route en rapide succession, chaque passe de tir infligeant davantage de dommages aux éléments de tête syndics, de sorte que, constamment laminée, l’avant-garde de leur formation était sans cesse remplacée par les bâtiments qui arrivaient derrière. D’autres croiseurs lourds, croiseurs légers et avisos ennemis explosèrent, se fragmentèrent ou furent tout bonnement stoppés net dans leur élan, tous leurs systèmes essentiels anéantis. Deux croiseurs de combat puis un troisième s’écartèrent en tournoyant du parallélépipède, tandis que les cuirassés en première ligne essuyaient des frappes de plus en plus nombreuses.

Les Syndics ne pouvaient riposter qu’une seule fois au passage de chaque sous-formation de la flotte, et, s’il leur arrivait parfois de faire mouche, ils n’infligeaient aucun dommage sérieux aux bâtiments de l’Alliance. « Écho Quatre Un, pivotez de huit degrés sur bâbord et de quatorze vers le haut à T quarante-trois », ordonna sèchement Geary.

La boîte syndic maintenait son cap. Soit son commandant en chef n’avait pas compris la manœuvre de l’adversaire à temps, soit son vaisseau amiral avait été touché et ne parvenait plus à transmettre assez vite ses instructions. La formation de la flotte regroupée autour de l’Indomptable frôla le sommet supérieur de son avant-garde décimée ; elle était désormais en mesure de frapper les vaisseaux ennemis à coups redoublés, sans pour autant essuyer un feu nourri.

Desjani laissa échapper un petit cri de satisfaction à l’explosion d’un croiseur de combat syndic qui suivit immédiatement cette passe de tir d’Écho Quatre Un ; au même instant ou presque, un autre cuirassé et un des croiseurs de combat rescapés l’imitaient, suite à la surcharge de leur réacteur.

Mais Geary se bornait à fixer son écran en tentant de reconstituer dans son esprit le tableau général de la bataille : les Syndics arrivaient maintenant sur eux par tribord en piquant légèrement vers le bas ; les sous-formations de la flotte de l’Alliance s’éloignaient vers l’extérieur selon quatre trajectoires différentes largement incurvées, à des distances diverses de leur vaisseau amiral. Geary s’efforçait de garder la haute main sur tout, de coordonner leurs manœuvres, et il se rendait compte qu’elles commençaient à lui échapper. Il avait été secoué par son échec à ordonner correctement celles de la première passe d’armes, et, à présent, compte tenu des différents délais de retard, les mouvements et manœuvres requises devenaient trop complexes pour qu’il pût les maîtriser. Mais il ne pouvait pas se contenter non plus de lâcher la flotte dans une poursuite générale. Il était encore trop tôt. Tous ses vaisseaux s’élanceraient alors vers la flottille syndic en une folle mêlée, accroissant dramatiquement les risques de collision et réduisant à néant son avantage numérique et sa puissance de feu supérieure. Pas plus qu’il ne pouvait confier les mouvements de ses sous-formations à l’intelligence artificielle des systèmes de manœuvre, car celle-ci baserait ses réactions sur les plus hautes probabilités d’action et, de ce fait, deviendrait également prévisible, en même temps qu’elle se fourvoierait presque certainement.

Il fixait encore son hologramme en silence, sans même s’en rendre compte, tout en s’efforçant d’appréhender mentalement la complexité de la situation, quand Rione lui souffla une question à l’oreille : « Qu’est-ce qui cloche ? Nos pertes ne sont pas si terribles.

— Trop compliqué, murmura-t-il. Je n’arrive plus à coordonner…

— Alors remets-t’en à tes subordonnés, capitaine Geary, lui répondit-elle sur le même ton. Laisse aux commandants de tes autres sous-formations le soin de manœuvrer eux-mêmes leurs vaisseaux pendant que tu te charges de celle-ci ! »

Bon sang, elle a raison ! Pourquoi devrais-je m’en occuper moi-même ? J’ai choisi pour ces sous-formations des commandants qui avaient toute ma confiance, et voilà que je ne me fie plus à leurs capacités. « Capitaines Duellos, Tulev, Badaya et Cresida, veuillez engager le combat avec l’ennemi en manœuvrant indépendamment vos sous-formations. »

La complexité ingérable de la situation prit une tournure moins épineuse dès que le problème de Geary se réduisit à manœuvrer sa seule sous-formation tout en gardant un œil sur les autres. Il déglutit, s’aperçut qu’il reprenait le contrôle de la situation, puis celui de la totalité du problème dès qu’il ne cherchait plus à tout maîtriser lui-même. Tâche de t’en souvenir. Ce n’est pas un one man show. Tu commençais à te prendre pour Black Jack, avoue-le. « Écho Quatre Un, pivotez de dix-sept degrés sur bâbord et de vingt et un vers le bas à T cinquante-sept. »

De façon saugrenue, tout le monde parut se détendre sur la passerelle alors même que la bataille continuait de se dérouler. Geary mit un moment à comprendre que sa colère et son désarroi avaient contaminé les autres. Il se contraignit à regarder autour de lui en souriant. « Bon boulot jusque-là. Finissons-en. »

Le capitaine Desjani acheva de donner quelques instructions prioritaires afférant aux réparations des dommages essuyés par son croiseur lors du premier engagement avec l’ennemi, puis lui sourit comme une lionne se préparant au carnage. « Ils auraient dû s’enfuir après la première passe. Si nous réussissions maintenant à leur faire rompre la formation, leurs unités rescapées ne feraient pas long feu.

— Il y a sûrement moyen de donner un coup de pouce, affirma Geary. Peut-on me fournir un canal pour contacter la flottille syndic ? »

Desjani arqua un sourcil puis désigna sa vigie des communications, qui tapota rapidement sur quelques touches et donna confirmation d’un hochement de tête, tout en brandissant quatre doigts. « C’est fait, capitaine. Canal quatre. »

Geary expira longuement pour se calmer, activa le circuit et s’efforça de s’exprimer avec la plus désinvolte assurance. « À tous les vaisseaux de la flottille des Mondes syndiqués qui nous livre bataille, ici le capitaine John Geary, commandant de la flotte de l’Alliance. Vous attendez vraisemblablement des renforts sous la forme de la grosse flotte que nous avons combattue il y a deux semaines à Lakota. Sachez que nous l’avons anéantie. Elle ne viendra pas, ni ici ni ailleurs. Je vous exhorte instamment à vous rendre sur-le-champ pour éviter d’autres pertes inutiles en vies humaines. »

Ces derniers mots arrachèrent un nouveau sourire à Desjani. « Vous allez probablement les atteindre au moral.

— C’est l’idée générale.

— Voyons ce dont l’Indomptable serait encore capable pour les atteindre au physique. » Écho Quatre Un revenait de nouveau sur la formation syndic disloquée, mais en piquant cette fois sur elle de haut.

Avant même qu’elle ne l’eût atteinte, Écho Quatre Trois et Cinq frappaient à nouveau l’avant-garde du parallélépipède syndic et laissaient un autre cuirassé ennemi à la dérive dans leur sillage.

« Employez le reste de notre mitraille », ordonna Desjani à son officier des systèmes de combat, alors qu’Écho Quatre Un et la formation syndic se ruaient l’une vers l’autre.

Nouveau contact éclair. Puis Geary regarda les senseurs de la flotte évaluer les dommages des Syndics, tandis qu’Écho Quatre Deux et Quatre fondaient sur la formation ennemie par-dessus et dessous. Les trois croiseurs de combats syndics survivants avaient perdu leurs boucliers et tiraillaient frénétiquement, à portée extrême, sur les deux sous-formations de l’Alliance en approche. Il ne restait plus que six croiseurs lourds au parallélépipède ennemi ; les autres s’éparpillaient un peu partout le long de sa trajectoire, dans un état plus ou moins avancé de destruction. Cinq croiseurs légers et une douzaine d’avisos en avaient aussi réchappé. Ses cuirassés, dont cinq n’étaient plus en très bon état, formaient encore le cœur de la formation syndic.

Geary eut à peine le temps d’espérer que les commandants d’Écho Quatre Deux et Quatre ne tireraient pas trop sur la corde en s’attaquant à ces cinq cuirassés quand les vaisseaux de sa propre sous-formation exécutèrent leurs dernières passes et frôlèrent de si près les Syndics qu’il en eut un pincement au cœur.

Suite à ce dernier assaut, un autre cuirassé syndic s’écarta en titubant de son parallélépipède, tandis que deux des trois croiseurs de combat étaient détruits. Mais le Courageux, l’Incroyable et l’Illustre avaient été durement touchés, le croiseur lourd Gusoku avait explosé, et les destroyers Cestus et Balta étaient eux aussi détruits. « Cette bataille prend très vilaine tournure », marmotta Geary dans sa barbe.

Desjani avait entendu. « Les Syndics ne commettent pas d’erreurs, convint-elle. Mais ça ne les sauvera pas. Une dernière passe de tir et…

— Ils rompent la formation ! exulta la vigie des opérations.

— Merci, Gaciones, lâcha Desjani. Inutile de hurler. Je vous entends. »

L’officier retournant à ses responsabilités, un tantinet embarrassé, Geary regarda le parallélépipède syndic se désintégrer sur son écran. Deux des cuirassés croisaient toujours ensemble et trois avisos se cramponnaient à leur protection, mais les autres bâtiments syndics fuyaient tous azimuts pour tenter de se soustraire à la traque de la flotte.

Ça simplifiait la situation. « À tous les vaisseaux d’Écho Quatre Deux, Trois, Quatre et Cinq, poursuite générale. Rompez la formation et engagez le combat avec les cibles ennemies à votre portée. Écho Quatre Un se charge des deux cuirassés qui restent alignés. »

Ce qui, compte tenu du temps et de l’espace nécessaires au retournement de ses vaisseaux, était plus facile à dire qu’à faire ; néanmoins, les deux cuirassés syndics étaient trop proches et volumineux pour échapper à la poursuite. Alors qu’Écho Quatre Un pivotait encore, Geary vit s’effriter ses autres sous-formations, si vite qu’elles donnaient l’impression d’être pulvérisées par une énorme déflagration. Chaque vaisseau de l’Alliance se verrouillait sur un bâtiment ennemi et se ruait dessus pour une passe de tir, et chaque appareil syndic survivant devenait la cible de multiples frappes. Sur l’écran, les trajectoires projetées des alliés dessinaient un filet enchevêtré auquel les Syndics tentaient frénétiquement d’échapper.

« Que diable fabriquent le Brillant et l’Inspiré ? » demanda Desjani à la cantonade.

Geary jeta un coup d’œil. Ces deux croiseurs de combat avaient rompu la formation et abandonné l’Opportun, le troisième élément de leur division, et ils accéléraient vers les deux cuirassés syndics pour les intercepter. À l’idée du prix que risquait de lui coûter cet engagement, Geary sentit se rallumer sa colère. Nous avons perdu assez de vaisseaux pour aujourd’hui, mais ces crétins font fi de mes ordres et défient des cuirassés en combat singulier.

« Ils les atteindront longtemps avant nous, protesta Desjani, manifestement déçue. Mais pourquoi ? Ils ne peuvent même pas en abattre un à eux deux.

— Non », reconnut Geary. Il enfonça ses touches de communication avec une rudesse inhabituelle. « Brillant, Inspiré, ici le capitaine Geary. Interrompez votre passe de tir sur ces deux cuirassés. »

Il attendit puis vérifia la distance qui le séparait de ces deux croiseurs de combat et calcula mentalement le temps que mettraient son message à les atteindre et leur réponse à lui parvenir. Mais il n’en reçut aucune et les deux croiseurs de combat chargeaient toujours. Il s’aperçut alors que l’Opportun faisait lui aussi demi-tour pour tenter de les rattraper et intercepter avec eux les deux cuirassés. Il dut inspirer lentement plusieurs goulées d’air pour se calmer avant de les rappeler : « Brillant, Inspiré, Opportun, je vous ordonne de mettre immédiatement un terme à votre passe de tir sur ces deux cuirassés. »

Il s’écoula encore quelques instants, dont Écho Quatre profita pour se réaligner, avant de fondre à son tour sur les deux bâtiments ennemis.

« Nous n’avons plus le temps de leur envoyer un autre message », fit remarquer Desjani.

Geary sentit sa mâchoire le lancer et s’efforça de desserrer les dents, tout en regardant trois de ses croiseurs de combat charger stupidement plus fort qu’eux.

Le Brillant et l’Inspiré passèrent en trombe près des deux cuirassés syndics et concentrèrent leur feu sur l’un d’eux ; ils les frôlèrent d’assez près pour lâcher leurs champs de nullité, déchaîner leurs lances de l’enfer et, sans doute, ce qu’il leur restait de mitraille. Les boucliers du bâtiment ciblé flamboyèrent à plusieurs reprises mais tinrent le coup, du moins jusqu’à ce que le second champ de nullité les pénètre assez profondément pour emporter un bon morceau d’une de ses unités de propulsion, le ralentissant.

Mais les Syndics avaient eux aussi concentré leur tir et, durement touché, le Brillant fit une embardée : son propre système de propulsion avait morflé et la plupart de ses armes étaient démantelées.

Puis l’Opportun déboula en solitaire : un unique croiseur de combat affrontant le feu de deux cuirassés. Les lances de l’enfer ennemies lacérèrent ses boucliers puis sa coque. Seule sa vitesse acquise sauva le vaisseau qui, affreusement éprouvé, s’écarta en tournoyant des bâtiments syndics.

« Si jamais son commandant y survit, c’est moi qui le descendrai ! promit Geary en se demandant combien de spatiaux de l’Alliance avaient vainement trouvé la mort à bord de l’Opportun.

— Il y a six mois, je l’aurais sans doute applaudi, lâcha Desjani d’une voix étonnée. Aujourd’hui, je me rends compte à quel point c’est stupide. À quoi bon faire preuve de bravoure quand elle ne sert que les intérêts de l’ennemi ? » Sa voix se durcit. « Très bien, Indomptable, cria-t-elle pour sa passerelle. Faisons-leur payer ce qu’ils ont fait à l’Opportun. »

Les trois croiseurs de combat avaient sans doute affaibli les boucliers des cuirassés syndics, mais en contrepartie de dégâts autrement graves. Les bâtiments d’Écho Quatre Un les martelaient à présent tour à tour à mesure que la formation les dépassait, achevant d’enfoncer leurs boucliers tandis que ses quatre cuirassés portaient l’estocade au premier, le réduisant à l’état d’épave à la dérive, et anéantissaient la plupart des systèmes du second. « À tous les vaisseaux d’Écho Quatre Un, poursuite générale. Rompez la formation et engagez le combat avec les cibles à votre portée. » Geary bascula sur un autre circuit. « Lieutenant Iger, j’aimerais savoir si l’un de ces modules de survie n’abriterait pas un commandant en chef syndic. Tâchez de le découvrir. »

Ç’avait été une bataille aussi confuse que douloureuse. Mais elle avait coûté plus cher aux Syndics qu’à l’Alliance. À voir culbuter dans le vide l’épave de l’Opportun, Geary n’y puisait aucun réconfort.

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