Six

Geary entra d’un pas ferme dans la salle de conférence. Bien qu’elle ne fût en réalité qu’un compartiment de taille moyenne de l’Indomptable doté sur un côté d’un bureau guère impressionnant, le logiciel de conférence créait l’illusion d’une salle assez vaste pour contenir tous les commandants de vaisseau de la flotte, installés de part et d’autre d’une table étirée virtuellement en fonction de leur nombre.

Même si des centaines d’officiers donnaient pour l’heure l’impression d’y être installés, la seule personne physiquement présente, hormis lui-même, était le capitaine Desjani. Les autres n’étaient que des images qui, permettant à ces commandants d’assister au même moment à la réunion sans pour autant quitter leur bord, se comportaient exactement comme s’ils étaient présents, mis à part les délais de réaction de plusieurs secondes affectant les plus éloignés.

Geary n’avait jamais beaucoup prisé ces conférences et une bonne partie de l’ordre du jour lui était assez odieuse pour qu’il fût encore moins pressé d’assister à celle-là. Il salua les officiers assemblés d’un signe de tête et décida de débuter en fanfare : « Puis-je ouvrir cette conférence en félicitant les officiers et le personnel de notre flotte de cette grande victoire ? Non seulement nous avons plus que vengé nos pertes subies lors de notre premier passage dans le système de Lakota, mais encore avons-nous égalisé le score avec les Syndics en abattant, durant tous les combats livrés entre Caliban et ici, autant de leurs vaisseaux qu’ils nous en ont détruit depuis l’irruption de cette flotte dans leur système mère. Vous avez toutes les raisons d’être fiers de ces hauts faits, réalisés grâce au courage et à l’esprit combatif de tous. »

Des sourires fleurirent presque partout. Geary remarqua que le capitaine Casia se renfrognait en bout de table et que le capitaine Yin la fixait nerveusement. « Hélas, poursuivit-il, “tous” ne méritent pas ces louanges. Lors de notre dernier engagement, deux vaisseaux ont esquivé le combat. Ou, plutôt, deux commandants. » L’atmosphère se tendit brusquement à se rompre, dans un silence si pesant que le plus léger bruit eût paru assourdissant. Le visage de Casia s’était empourpré et de celui de Yin avait pâli. Nul ne les regardait. Le soutien dont ils bénéficiaient naguère s’était dissipé.

Geary fixa Casia : « Capitaine Casia, vous êtes dès à présent relevé de votre commandement du Conquérant. Votre second en sera désormais le commandant intérimaire. Capitaine Yin, vous êtes relevée de vos fonctions de commandant intérimaire de l’Orion. L’officier des opérations de ce vaisseau occupera désormais cette fonction. Ces deux décisions prennent effet immédiatement. Vous serez transférés tous les deux à bord de l’lllustre et affectés à la tâche que le capitaine Badaya jugera bon de vous assigner. » Il s’était demandé quel sort il devait réserver à Yin et Casia, qui s’étaient opposés ouvertement à lui lors de semblables réunions, et l’idée de les coller sur le même vaisseau qu’un Badaya, qui le soutenait pour de mauvaises raisons, lui avait paru aussi propice que brillante dans sa simplicité.

Les lèvres de Yin s’activèrent, mais aucun son n’en sortit. Casia, en revanche, se leva et s’exprima d’une voix forte : « Vous ne pouvez pas relever de ses fonctions un officier supérieur sans une bonne raison ! »

Geary s’efforça de ne pas hausser le ton. « Votre vaisseau a esquivé le combat. Vous aviez reçu l’ordre de protéger les auxiliaires de la flotte et vous vous en êtes trop éloigné pour les défendre efficacement. Vous n’avez engagé le combat qu’avec ceux des bâtiments ennemis qui s’approchaient assez du vôtre pour le menacer, tout en refusant l’affrontement quand le devoir et l’honneur l’exigeaient.

— Et vous m’accusez de lâcheté ? hurla pratiquement Casia.

— Oui. »

Ce dernier mot résonna dans toute la salle. Porter publiquement une telle accusation dans une flotte à ce point obsédée par la notion d’honneur était tout bonnement impensable.

Le capitaine Tulev rompit le silence qui suivit la réponse monosyllabique de Geary : « Je suis malheureusement contraint de convenir que les enregistrements du combat confirment pleinement les propos du capitaine Geary.

— En ce cas, fit remarquer le capitaine Armus en se penchant en avant, le visage et la voix dures, et je suis entièrement d’accord avec le capitaine Tulev à cet égard, relever les capitaines Casia et Yin de leur commandement est loin de constituer le châtiment requis pour de tels agissements.

— Fusillons ces poltrons », marmonna quelqu’un.

Un tohu-bohu s’ensuivit, chacun hurlant de son côté tantôt pour soutenir cette proposition, tantôt pour protester. Geary tapa sur la touche qui lui permettait de les réduire tous au silence (l’un des atouts majeurs, selon lui, du logiciel de conférence) puis attendit quelques instants qu’on lui prêtât de nouveau attention. « Je sais que le règlement de la flotte m’autorise à ordonner l’exécution de tout officier qui aurait fait preuve de lâcheté en se dérobant devant l’ennemi sur le champ de bataille. » Il fixa de nouveau Casia et constata avec surprise que l’autre soutenait son regard alors même que la peur s’affichait sur son visage. Qu’il ne s’effondrât point lui inspira malgré lui un certain respect pour cet homme.

« Le règlement de la flotte exige le peloton d’exécution », lâcha le capitaine Kila de l’Inspiré. Pourquoi diable avait-elle finalement choisi de prendre aujourd’hui la parole à la conférence stratégique ?

Quelle qu’en fût la raison, elle le défiait et tentait de l’acculer à prendre une décision qu’il aurait préféré éviter. Il secoua la tête. « Ce n’est pas exact. »

Kila avait l’air plus intriguée qu’hostile. « Le règlement est très clair à cet égard et n’autorise aucune exception. » Des têtes opinèrent tout autour de la table. Yin semblait à deux doigts de tomber dans les pommes.

Geary secoua de nouveau la tête. « Tout officier de la flotte devrait assurément être familiarisé avec le paragraphe trente-deux du règlement, n’est-ce pas ? “En toute circonstance, le commandant de la flotte devra exercer en toute indépendance son jugement et prendre les mesures nécessaires et appropriées sans tenir compte à la lettre des règles citées plus haut, du moment qu’elles n’enfreignent pas les lois de l’Alliance ni ne violent le serment qu’il a prêté de la défendre contre tous ses ennemis extérieurs ou intérieurs.”

— Mais était-ce censé s’appliquer en pareil cas ? s’enquit le capitaine Armus.

— Je peux vous le garantir. » Geary parcourut encore la tablée des yeux. « Le règlement de la flotte a été adopté voilà environ cent dix ans. J’étais aspirant à l’époque, et j’ai dû assister à des réunions d’information tenues par les officiers qui avaient pondu ces nouvelles règles. »

Le capitaine Kila, qui semblait sur le point de reprendre la parole, s’en abstint précipitamment.

« Capitaine, je vous reconnais le droit de contourner le règlement en l’occurrence, mais je n’en comprends pas la raison, déclara Cresida à la surprise de Geary. Pourquoi faire grâce à des officiers dont les manquements ont contribué à la perte d’autres vaisseaux ? S’ils avaient soutenu le Guerrier et le Majestic, ces deux bâtiments auraient peut-être survécu au combat, sans rien dire des destroyers et des croiseurs légers détruits en défendant les auxiliaires. »

C’était une question justifiée. « Pour parler carrément, capitaine Cresida, j’ai choisi de ne pas faire exécuter ces deux officiers parce que je ne me sentais pas miséricordieux. »

Cette réponse lui valut des regards stupéfaits et mystifiés, dont ceux de Cresida. « Vous ne vous sentiez pas miséricordieux ?

— Non. » Geary jeta un regard vers Casia et Yin. « Dépêcher ces deux officiers dans les bras de leurs ancêtres mettrait fin à leurs souffrances en ce monde. Mais, tant qu’ils vivront, ils devront affronter certains de ceux à qui ils ont manqué. Il leur faudra regarder en face tous ceux qui savent qu’ils ont préféré la lâcheté, et ce jusqu’à la fin de leurs jours. »

Le silence s’éternisa jusqu’à ce que Tulev reprît la parole. « Êtes-vous certain, capitaine Geary, qu’ils percevront ce mépris et cet opprobre aussi âprement que vous ou moi ? Ne se féliciteront-ils pas tout simplement de n’avoir pas perdu la vie, ni par sens du devoir ni en punition de leurs manquements ? »

Autre question justifiée. Geary reporta encore les yeux sur Casia qui le fixait, le visage hanté, et sur Yin qui tremblait quasiment et évitait de croiser les regards. « En donnent-ils l’impression, capitaine Tulev ? »

Armus dévisagea les deux officiers, le front plissé. « Je suggère qu’on les autorise à faire appel, capitaine Geary. J’aimerais savoir ce qu’ils veulent.

— C’est une requête raisonnable, capitaine Armus et, compte tenu de vos états de service, je n’ai aucune peine à y accéder. » Armus avait sans doute été plus souvent qu’à son tour une épine dans son flanc, mais il s’était bien battu et honorablement. Il réagit aux paroles de Geary sans chercher à dissimuler sa satisfaction. Ce dernier se tourna de nouveau vers Casia. « Eh bien ? demanda-t-il. Quel serait selon vous le châtiment approprié ? »

Casia balaya la tablée des yeux, se redressa puis rétorqua : « J’exige la mort. Vous me traitez de lâche et j’en lis la confirmation dans les yeux de nombreux camarades. Face au peloton d’exécution, je vous prouverai que vous vous trompez tous. »

Autre surprise. Geary scruta les visages des autres officiers et y lut leur approbation. Tous aspiraient à une mise à mort.

Il baissa un instant les yeux, en se demandant pourquoi il était si malaisé de prendre une décision conforme à la fois au règlement, à l’honneur et à la volonté unanime de tous ses officiers. Il avait désormais souvent envoyé cette flotte au combat, il y avait dépêché des vaisseaux quand ils couraient à une mort presque certaine. Douze spatiaux du seul Indomptable avaient péri au cours du dernier engagement. Sur son ordre. Pourtant, ordonner délibérément la mort d’un semblable était une autre paire de manches.

Geary releva la tête. Casia attendait, le regard implorant. Laissez-moi mourir dans l’honneur.

« Très bien. » Geary opina lentement. « Votre requête est accordée, capitaine Casia. Je vais ordonner qu’un peloton procède à votre exécution. »

Les lèvres de Casia se tordirent en un atroce rictus. « À Lakota. J’exige que ce soit fait avant que la flotte quitte Lakota.

— Très bien, répéta Geary. Colonel Carabali, veuillez, je vous prie, sonder vos fusiliers afin de recruter des volontaires pour le peloton d’exécution. » Il inspira profondément puis riva le regard sur Yin. « Souhaitez-vous aussi faire appel, capitaine Yin ? »

Il avait cru qu’elle s’effondrerait complètement, mais Yin bondit sur ses pieds : « J’obéissais aux ordres ! » hurla-t-elle.

Un silence abasourdi s’ensuivit. « Pas aux miens, en tout cas, déclara enfin Geary.

— Vous n’êtes pas qualifié pour commander cette flotte ! rétorqua Yin, les yeux écarquillés. Vous n’êtes que le prête-nom de gens qui conspirent contre l’Alliance ! Ils comptent vous ramener chez nous, fort de toutes les “victoires” que vous aurez remportées, et faire de vous un dictateur ! Vous et votre… concubine ! »

On n’avait pas lancé depuis un petit moment d’attaques contre la coprésidente Rione, aussi Geary ne fut-il pas autrement surpris de voir Yin verser dans ce travers. Mais il se rendit compte aussitôt que tout le monde fixait le capitaine Desjani ou évitait ostensiblement de regarder dans sa direction. Quant à Desjani, son regard restait braqué sur Yin. Si ses yeux avaient été des batteries de lances de l’enfer, il ne serait plus resté de Yin que cendres en suspension.

Manifestement, les rumeurs relatives à sa liaison avec Desjani n’étaient toujours pas éteintes. Néanmoins, il n’eût servi de rien de chercher maintenant à les démentir. Geary préféra concentrer son attention sur les premières accusations de Yin. Il s’était persuadé que ceux qui s’opposaient à ce qu’il commandât la flotte obéissaient au premier chef à une ambition, une haine ou une méfiance personnelles. Or, si l’on pouvait se fier aux paroles de Yin, certains au moins agissaient poussés par la crainte de voir Geary ou ses partisans chercher à renverser le gouvernement de l’Alliance. Ceux-là œuvraient contre lui pour des mobiles qu’il ne pouvait que respecter.

Il y réfléchissait encore quand Duellos posa sèchement sa question : « À quels ordres obéissiez-vous donc, capitaine Yin, sinon à ceux du capitaine Geary ? »

Yin vacilla, déglutit puis répondit d’une voix mal assurée : « Au capitaine Numos.

— Le capitaine Numos est aux arrêts, fit remarquer Duellos. Il n’est pas en mesure de donner des ordres. Vous le savez.

— Je sais surtout que son arrestation était illégale, comme les ordres y afférant !

— L’accusation de lâcheté devant l’ennemi tient-elle encore si le capitaine Yin prétend avoir obéi aux ordres d’un supérieur qu’elle regardait comme légitime ? s’enquit d’une voix intriguée le commandant Neeson de l’Implacable.

— Elle les savait illégitimes, rétorqua le capitaine Badaya de l’Illustre. Elle ne pouvait pas l’ignorer.

— Mais, si elle affirme avoir évité le combat pour ce motif, il ne s’agit plus de lâcheté. Si ? » Neeson donnait l’impression d’être déçu.

Geary frappa la table du poing pour attirer de nouveau l’attention de Yin. « Capitaine, si je comprends bien, vous prétendez avoir esquivé le combat pour obéir aux ordres du capitaine Numos. Récusez-vous l’accusation de couardise ? »

Yin frémit ostensiblement, mais elle réussit à cracher un mot : « Oui. »

Tulev secoua la tête. « On en revient encore à l’insubordination face à l’ennemi, manquement lui aussi passible de la peine de mort. »

Des discussions s’élevèrent tout autour de la table. Geary lui-même s’accorda un instant de réflexion. « Capitaine Yin, reprit-il, certaines des questions qui se posent ici exigent des réponses complexes. J’hésite à ordonner l’exécution d’un officier pour des décisions prises dans des circonstances où il les croyait justifiées. » Tout le monde écoutait avec attention. « Néanmoins, vous reconnaissez vous-même avoir enfreint mes ordres, non seulement sur le champ de bataille, mais encore en vous entretenant avec le capitaine Numos. Cela seul suffirait amplement à justifier votre relève. Pourtant, je n’ordonnerai pas unilatéralement l’exécution d’un officier qui affirme avoir obéi par devoir. Vous serez maintenue aux arrêts, capitaine Yin, jusqu’au retour de la flotte dans l’espace de l’Alliance, où vous passerez en cour martiale pour les chefs d’accusation requalifiés retenus contre vous, et vous pourrez y défendre vos décisions et bénéficier d’un procès équitable et de la justice dispensée par vos pairs. »

Nul n’éleva d’objection. Le capitaine Armus fronça les sourcils puis hocha la tête sans grand enthousiasme. Yin réussit à se rasseoir, mais on eut plutôt l’impression que ses jambes la trahissaient et qu’elle s’effondrait dans son fauteuil.

Geary se tourna vers Casia. « Capitaine, les manœuvres du Conquérant lors du dernier combat obéissaient-elles elles aussi aux ordres d’un autre officier que le commandant en titre de la flotte ? »

Casia hésita puis secoua vigoureusement la tête : « Je suis le seul responsable de mes actes. »

Pourquoi fallait-il que Casia fît preuve aujourd’hui d’une conduite admirable ? « Très bien, donc. Colonel Carabali, veuillez ordonner à vos fusiliers du Conquérant et de l’Orion de conduire les capitaines Casia et Yin en cellule et de préparer leur transfert sur l’Illustre. Capitaine Yin, capitaine Casia, veuillez quitter cette conférence. »

Casia s’accorda quelques instants pour balayer la salle d’un regard empreint de défi puis tendit le bras vers ses touches de contrôle et disparut. Yin l’imita peu après, d’une main qui sucrait les fraises.

Débattre des mouvements de la flotte après cette scène leur paraissait bien prosaïque. Geary afficha l’hologramme des étoiles, image en trois dimensions de l’espace environnant qui flottait au-dessus de la table. « Nous allons tirer profit de notre victoire à Lakota en poursuivant notre route vers l’espace de l’Alliance. Notre prochaine destination sera Brandevin. Je ne m’attends pas à y rencontrer une forte résistance, mais il faut nous préparer à trouver des mines au point d’émergence, voire une flottille syndic retardataire. » Il montra une étoile rouge sombre un peu plus loin, à quelques années-lumière de Brandevin. « De là, nous irons à Wendig. Ce système stellaire est réputé totalement abandonné. Nous gagnerons ensuite Cavalos, à moins qu’un imprévu ne nous guette à Wendig.

— Pourquoi pas Sortes ? » demanda le capitaine Armus.

Geary pointa ce système stellaire. « Parce qu’il s’y trouve un portail de l’hypernet. Nous avons infligé de sérieuses pertes aux Syndics à Caliban et après, mais nos réserves sont basses et beaucoup de nos vaisseaux sont endommagés. Je préférerais éviter une bataille décisive jusqu’à ce que nos auxiliaires aient eu le temps de fabriquer toutes les cellules d’énergie, munitions et pièces détachées que le leur permettront les stocks de minerais bruts récupérés ici, et nos vaisseaux celui de réparer le mieux possible leurs dommages.

— Mais nous pourrions emprunter ce portail pour rentrer chez nous », argua Armus. L’éloge que Geary lui avait prodigué un peu plus tôt ne suffirait visiblement pas à lui faire accepter docilement ses plans.

« Je pense que les Syndics s’y seront assuré les moyens de détruire ce portail avant que nous ne l’atteignions, capitaine Armus, déclara patiemment Geary.

— Ça vaut tout de même le coup d’essayer, non ? » Constatant que nul ne lui répondait, Armus se rembrunit et jeta autour de lui des regards impatients. « Nous avons survécu sans grand dommage à l’effondrement du portail dans ce système.

— Nous avons eu beaucoup de chance, répondit le capitaine Cresida. La prochaine fois, tous les vaisseaux de la flotte pourraient être anéantis. »

Duellos opina. « Sans rien dire du désastre que cet effondrement a infligé au système. Je ne parle qu’en mon nom, mais j’ai déjà la conscience assez chargée.

— Les Syndics continueront-ils d’obéir aux ordres et de détruire ces portails après ce qui s’est passé ici ? demanda le capitaine Neeson.

— Tout dépendra, à mon avis, de ce qu’ils en auront appris, hasarda Duellos. Et de ce qu’ils croiront. Des vaisseaux civils rescapés filent déjà vers les points de saut pour répandre la nouvelle et demander des secours, mais nous devons partir du principe que les dirigeants syndics s’efforceront de dédramatiser cette catastrophe, de la censurer au maximum et, s’ils sont contraints de reconnaître qu’elle s’est produite, de nous en faire porter la responsabilité.

— Ils nous ont montré que c’était une arme, déclara Kila. Nous pouvons encore nous en servir. Si nous envoyions des détachements dans tous les systèmes stellaires syndics que nous trouverons sur notre route pour détruire leurs portails, nous pourrions…

— Mourir, le coupa Tulev. Vous avez été témoin de ce qui est arrivé aux vaisseaux ennemis qui ont détruit le portail de ce système. Combien de missions suicides pourrions-nous lancer avant de nous retrouver à court de vaisseaux ?

— Demandons des volontaires, proposa calmement Kila. C’est une occasion sans précédent d’infliger aux Mondes syndiqués d’incalculables dommages.

— Des dommages ? » Le capitaine Landis, du Vaillant, secoua la tête. J’aspire autant que n’importe qui à faire souffrir ces salopards, mais, de là à rayer d’un trait de plume d’entiers systèmes stellaires…

— Vous avez bombardé des planètes syndics, fit observer Armus.

— En effet, admit Landis. Mais c’était différent. Assister à ce spectacle m’a rendu malade, mais je n’ai pas honte de l’avouer. Je me suis durement battu pour l’Alliance. Et je continuerai à me battre aussi durement et longuement qu’il le faudra. Mais je ne tiens pas à voir d’autres planètes habitées subir un tel sort. Que ce soient les nôtres ou les leurs. »

Les lèvres de Kila se retroussèrent en un sourire fugace. « Peu importe, capitaine. Je suis persuadé que nous n’aurons aucun mal à trouver des volontaires en nombre suffisant…

— Même si nous les trouvions, je n’approuverai ni ne permettrai des missions suicides tant que je commanderai à cette flotte », le coupa Geary.

Le capitaine Vendig de l’Exemplaire prit promptement la parole : « Nous pourrions employer des appareils automatisés pilotés par des intelligences artificielles. Transférer l’équipage sur d’autres bâtiments et… »

Un concert de vociférations noya ses paroles. Une voix se fit entendre plus fort que les autres : « Lâcher dans la nature des intelligences artificielles armées dont la mission serait d’anéantir des systèmes stellaires colonisés par l’homme ? Êtes-vous fou ? »

Le capitaine Badaya secouait la tête. Il rompit le silence qui s’était abattu après ce tapage. « Le capitaine Landis a levé un épouvantable lièvre. Ce qui s’est passé à Lakota pourrait arriver à tout système stellaire de l’Alliance doté d’un portail. Si jamais les gens de l’Alliance voient un jour nos enregistrements de ce qui s’est passé à Lakota, ils exigeront la clôture définitive de notre propre hypernet. Qui voudrait d’une telle bombe à sa porte ?

— Nous ne pouvons pas fermer l’hypernet, affirma Cresida. C’est un réseau énergétique à l’équilibre délicat. Il n’existe aucun moyen de l’éteindre.

— Pourquoi diable l’avons-nous construit ? » demanda une voix.

Pour on ne sait quelle raison, tous se tournèrent vers Geary, qui soutint les regards. « Ce n’est pas à moi qu’il faut le demander. Je me suis posé la même question et je n’étais pas là quand on l’a construit. Mais nous ne pouvons plus nous en dépêtrer, et les Syndics non plus.

— Il y a sûrement une solution, insista Neeson. Tant que ces portails sont debout, ils restent une arme potentielle. Si nous trouvions un moyen de l’employer et de la braquer sur eux, ils n’oseraient pas… » Il s’interrompit, afficha une mine atterrée et regarda autour de lui. « Ils pourraient aussi en prendre conscience. Le potentiel de destruction des portails de l’hypernet est infiniment plus grand que celui de toutes les armes qu’ils ont utilisées jusque-là. Nous pourrions littéralement nous exterminer mutuellement. »

Le lapin n’était pas entièrement sorti du chapeau. Geary hocha la tête. « Ça m’avait effleuré. Qui voudrait déclencher une guerre menant à l’extinction de l’espèce ? Capitaine Kila ? »

Kila soutint fermement son regard mais resta coi.

Le capitaine Tulev pointa de l’index l’hologramme des étoiles. « Montrez-nous cela, je vous prie, capitaine Geary. Repassez-nous l’enregistrement de ce qui s’est produit après l’effondrement du portail. »

Geary répugnait à revoir ce spectacle, même à une échelle miniature, mais il obtempéra en accélérant énormément la vitesse de défilement des images, afin que l’onde de choc donnât l’impression de traverser en une trentaine de secondes tout le système de Lakota.

Le silence régnait à la fin de l’enregistrement ; puis Tulev indiqua les images de la dévastation finale du système. « Nous devrions envoyer cela aux Syndics. Ils ne détiennent rien de tel, tant leurs senseurs détruits par la vague d’énergie sont nombreux. Le transmettre aux vaisseaux qui quittent ce système pour aller chercher des secours et à autant d’autres que nous le pourrons pour nous assurer qu’ils le diffuseront.

— Pour qu’ils comprennent encore plus tôt ce dont ces portails sont capables ? railla Armus.

— Ils n’ont pas besoin de notre aide pour cela, rétorqua Cresida. Ils possèdent déjà les enregistrements de ce qui s’est produit à Sancerre, et, pour avoir la confirmation que ce qui a frappé Lakota Trois provenait effectivement de la position qu’occupait le portail de l’hypernet, l’esprit le plus obtus peut observer les ravages causés à cette planète, calculer la quantité d’énergie mise en œuvre puis son orbite et sa vitesse de rotation. Mais, si nous leur transmettions cela maintenant, en censurant les données sur l’effondrement du portail que nous préférons leur cacher, ils auraient au moins la preuve que nous ne sommes pas coupables de cette dévastation. » Elle balaya la tablée d’un œil noir. « Ma réputation parle pour moi, comme celle du capitaine Landis. Je refuse d’être regardée comme la responsable de ce désastre. Il passe les bornes. Je veux bien tuer autant de Syndics qu’il le faudra pour gagner cette guerre, mais pas détruire des systèmes stellaires.

— Oui, approuva Tulev. Il est essentiel que les Syndics sachent que nous ne sommes pas coupables. Ainsi toute demande de représailles prendra un tour impopulaire. Et l’impact sur les populations syndics sera tout aussi capital. » Il montra de nouveau l’hologramme. « Elles assisteront de bout en bout à l’événement, quoi que tentent les dirigeants syndics pour le nier. Elles verront ce qui risque d’arriver à une planète dont le système stellaire est doté d’un portail. Que diront leurs dirigeants sur le moment ? S’ils tentent de nous le coller sur le dos, ceux de leurs sujets qui habitent des systèmes affligés d’un portail craindront de nous voir infliger la même punition à leur monde. S’ils se targuent de pouvoir nous en empêcher, on leur demandera pourquoi ils ne l’ont pas fait à Lakota. Si, en revanche, ils affirment à leurs populations qu’elles n’ont pas à redouter ce genre d’agression de la part de l’Alliance, alors on exigera de savoir ce qui a provoqué celle-là. »

Tout le monde y réfléchit et nombre de sourires sévères commencèrent de fleurir.

« Ils se retrouveront dans une position intenable, renchérit Badaya. Brillante suggestion, capitaine Tulev. Qui pourrait engendrer une forte vague d’inquiétude dans tout l’espace syndic et placer ses dirigeants dans une situation inconfortable : il leur faudrait gérer une sorte de panique collective, de peur généralisée des portails. »

Neeson secoua la tête, l’air soucieux. « Mais que se passera-t-il si nos propres populations en ont vent ? Nous ne pouvons pas interdire à cette rumeur de franchir la frontière de l’espace de l’Alliance, et nous serons alors confrontés au même problème.

— Nos dirigeants doivent impérativement être informés de son existence », affirma Badaya en jetant à Geary un regard éloquent. Aux yeux de Badaya, Geary restait le seul dirigeant que méritât l’Alliance : un dictateur soutenu par la majorité de la flotte. Même si Geary refusait absolument de se laisser circonvenir, les inquiétudes du capitaine Yin n’avaient pas toutes relevé de la pure et simple paranoïa. « Nous devons nous aussi trouver une solution avant que les Syndics ne décident de s’attaquer à nos portails », poursuivit Badaya.

Geary se rembrunit ; il s’inquiétait encore de ce que risquaient de décider les dirigeants élus de l’Alliance. Puis il vit Cresida hocher la tête.

« Nous pouvons contrecarrer cette menace, me semble-t-il, déclara-t-elle. J’y ai réfléchi. Nous sommes désormais en mesure de tirer des conclusions de deux cas expérimentaux, les seuls exemples connus à jour de l’effondrement d’un portail. La flotte dispose des données d’observation de ces deux événements. Forte de ces données, je peux affiner l’algorithme de tir employé à Sancerre, le rendre plus fiable et plus susceptible de réduire au minimum la décharge d’énergie.

— En quoi est-ce que ça nous avance ? s’enquit Badaya. Nous ne pouvons pas nous approcher suffisamment d’un portail syndic pour leur interdire en temps voulu de le détruire, et nous n’avons pas non plus l’intention de détruire les nôtres.

— En revanche, si les Syndics tentaient de détruire un des nôtres et que nous avons fixé à tous ses torons des charges destinées à déclencher automatiquement un programme d’autodestruction réduisant les risques de son effondrement au cas où il serait suffisamment endommagé… »

Le soulagement général se fit presque tangible. « Nous pourrions nous assurer qu’aucun de nos portails n’anéantisse son système stellaire.

— Peut-être, prévint Geary. Mais, dans la mesure où nous disposons uniquement des données de deux effondrements, nous ignorons jusqu’à quel point cet algorithme est fiable. S’il l’est beaucoup moins que nous ne l’espérons, nous ne tenons pas à l’apprendre de la pire des façons. Finaliser, approuver et installer un tel programme, même sur les seuls portails accessibles aux Syndics, risque de prendre un moment. »

Cresida fit la grimace puis hocha la tête. « En effet, capitaine.

— Mais c’est déjà mieux que rien, ajouta Tulev.

— Beaucoup mieux, convint Geary. Continuez de travailler sur ce concept, capitaine Cresida. Si nous pouvions l’apporter à l’Alliance quand nous rentrerons, nos foyers seraient protégés de la catastrophe qui s’est produite ici. » Ses yeux revinrent se poser sur l’hologramme et il prit conscience du chemin qu’il leur restait à parcourir. Encore trop profondément enfoncée en territoire ennemi, la flotte manquait toujours de réserves et restait traquée par des forces syndics susceptibles de l’anéantir si elle se retrouvait en mauvaise posture.

Nul ne semblait s’en inquiéter. Geary avait dit « quand nous rentrerons », pas « si nous rentrons », et personne n’y avait objecté. La crainte de voir la flotte (ou du moins sa grande majorité) se plier désormais à tous ses ordres quoi qu’il exigeât d’elle le taraudait, car, à présent, tous étaient convaincus qu’il ne pouvait que réussir. C’eût sans doute été parfait s’il avait eu du génie, mais il avait d’ores et déjà commis de nombreuses erreurs. Ô mes ancêtres, j’aspire à leur confiance, pas à leur foi totale. Hélas, que cela lui plût ou pas, il aurait apparemment droit aux deux. Et à cela s’ajoutait le désarroi qu’avait suscité en lui l’ordre d’exécuter Casia.

« Merci, déclara-t-il. Merci encore à vous tous et à tous vos équipages pour avoir remporté cette victoire dont l’Alliance se souviendra à tout jamais. » Il capta le regard de Duellos puis celui de Badaya et pressentit qu’ils tiendraient tous les deux à s’attarder après la conférence pour discuter en privé. Il ne s’en sentait pas capable pour l’instant et secoua discrètement la tête afin de leur faire comprendre qu’il leur parlerait plus tard. « Nous nous reverrons tous à Brandevin. »

Les images des officiers s’évanouirent et la salle donna l’impression de rétrécir à une rapidité inouïe. Geary se rassit pesamment quand la dernière image eut disparu ; les yeux rivés sur l’hologramme, il se demandait s’il pouvait réellement aider à désamorcer ces bombes que l’humanité, leurrée par des extraterrestres inconnus qui l’avaient persuadée de se doter du réseau de l’hypernet, avait semées dans tout l’espace qu’elle colonisait.

« On réussira. »

Geary avait oublié que Desjani, encore présente physiquement, se trouvait dans le compartiment et l’observait.

« Je sais que c’est difficile, capitaine. Mais vous nous avez conduits jusqu’ici. » Elle montrait l’hologramme.

« Je ne fais pas de miracles, déclara-t-il amèrement.

— Si vous lui fournissez la gouvernance adéquate, la flotte se chargera de les accomplir. Vous l’avez constaté ici même, à Lakota. »

Il eut un rire bref. « J’aimerais y croire ! Cela dit, la flotte a assurément accompli un travail fabuleux. Je ne le contesterai pas. » Son rire mourut et il désigna l’hologramme d’un coup de menton. « J’ai failli commettre quelques erreurs mortelles lors de notre premier passage à Lakota. Je ne peux pas m’en permettre d’autres, et cela m’effraie, Tanya.

— On n’exige pas de vous la perfection.

— N’est-ce pas ce que les vivantes étoiles attendent de moi ? » demanda-t-il, non sans sentir sa voix se tendre.

Desjani fronça les sourcils. « Je ne suis pas assez avisée pour savoir à quoi elles s’attendent, mais au moins assez intelligente pour me rendre compte qu’elles n’auraient pas opté pour un émissaire humain si elles avaient aspiré à la perfection. Gagner revient souvent à faire une seule erreur de moins que l’ennemi, capitaine, ou à se relever une dernière fois après avoir mordu la poussière. Vous y parvenez dans les deux cas. »

Il lui jeta un regard d’approbation. « Merci. Je me souviens vous avoir entendu dire à plusieurs reprises que vous me saviez humain, mais il m’arrive parfois de penser que vous vous attendez de ma part à une perfection quasi divine. »

Elle se rembrunit davantage. « Ce serait blasphématoire, capitaine ! Et injuste à votre égard.

— Mais ne vous y attendez-vous pas encore ? » Qu’elle avouât le croire parfait était une chose, certes, mais qu’elle continuât de croire en lui en le sachant imparfait serait autrement lourd de sens.

« Si, Capitaine. » Elle baissa furtivement les yeux. « Mes ancêtres me soufflent de croire en vous, et aussi que… que nous étions destinés à servir ensemble. »

Conscient de devoir peser ses mots, Geary s’accorda un instant de réflexion avant de répondre : « Je suis content que nous servions ensemble. Vous vous êtes montrée d’une aide… inestimable.

— Merci, capitaine. »

Sans trop savoir pourquoi, il éprouva brusquement le besoin d’aborder certain sujet : « Le Vambrace a été détruit pendant le combat. J’ai constaté que le lieutenant Riva en avait réchappé. Il se trouve maintenant à bord de l’Inspiré.

— Je suis certaine qu’il s’en portera bien, répondit Desjani d’une voix nettement plus fraîche. Les officiers du beau sexe sont nombreux sur l’Inspiré, en admettant qu’il ne s’éprenne pas cette fois d’un matelot. » Elle le vit réagir et haussa les épaules en affectant la désinvolture. « Le lieutenant Riva a coupé les ponts avec moi depuis une décennie, même si je n’en ai pris la mesure que récemment. Je regretterai toujours la perte d’un spatial de l’Alliance, quel qu’il soit, mais il m’est indifférent de ne plus jamais entendre parler de lui.

— Pardon, déclara Geary. D’avoir mentionné son nom, je veux dire.

— Pas grave. Depuis notre relation, j’ai beaucoup appris sur les hommes et sur ce qu’un homme devrait être. » Elle baissa la tête et se mordilla la lèvre. « Mais nous parlions de rentrer chez nous et de votre capacité à nous y ramener.

— Ouais. »

Ni le manque d’enthousiasme que trahissait la voix de Geary ni sa signification implicite n’avaient échappé à Desjani : « Ça reste encore votre patrie, capitaine.

— Vraiment ? » Geary se tut, conscient que Desjani, comme si elle avait su qu’il lui restait quelque chose à ajouter, attendait qu’il poursuivît. « Dans quelle mesure ma patrie a-t-elle changé en un siècle ? Tous ceux que j’ai connus sont morts. Je vais rencontrer leurs enfants, maintenant très âgés, et leurs petits-enfants. Les immeubles que j’ai vu construire seront décatis. Ceux qui étaient déjà vétustes de mon temps auront été rasés et remplacés. À bord de ce vaisseau, je peux encore faire mine d’ignorer que le temps a passé, mais, une fois de retour dans l’Alliance, tout ce que je verrai me rappellera que le monde que j’ai connu est mort et enterré. »

Desjani soupira. « Vous ne manquerez pas d’amis.

— Oh que si ! Ce dont je ne manquerai pas, c’est de gens qui voudront côtoyer Black Jack Geary, répondit-il en laissant transparaître son amertume à cette perspective. Ils ne s’intéresseront pas à l’homme que je suis, mais au grand héros pour qui ils me prennent. Comment l’éviter ? Comment me faire des amis quand cette aspiration me suivra partout où j’irai ?

— Ce ne sera pas facile, admit-elle. Mais les gens finiront par vous apprécier pour ce que vous êtes. Comme l’ont fait ceux de cette flotte. Par voir en vous celui que vous êtes réellement et pas seulement le héros. Je vois bien comment vous réagissez à ces paroles, mais, pardonnez-moi, vous êtes effectivement un héros. Sans vous, tous les spatiaux de cette flotte seraient morts ou internés dans un camp de travail syndic. Il faut vous en convaincre.

— Je pourrais me fourvoyer mortellement et nous conduire finalement à cette issue, fit-il remarquer. Écoutez, j’aimerais autant que vous évitiez ce mot de “héros”.

— La flotte sait.

— Pas la flotte. Vous. »

Desjani garda un instant le silence puis hocha la tête. « Vous avez parfois besoin d’échapper à cela et je peux le comprendre. Mais je n’en reste pas moins persuadée que vous trouverez le bonheur à votre retour. Vous rencontrerez des gens. Ils apprendront à vous connaître, répéta-t-elle. Exactement comme certains d’entre nous.

— Bien sûr. Les gens de cette flotte me connaissent. Mais il me faudra les quitter. » Cette fois, Desjani s’abstint de répondre et Geary, en jetant un regard dans sa direction, constata qu’elle fixait le pont, le visage tendu tant elle cherchait à masquer ses émotions. Pour la première fois, il songea réellement à se séparer d’elle, à cesser de la voir tous les jours, et cette perspective lui fit l’effet d’un coup de poing dans le ventre. Il se demanda si son visage trahissait cette prise de conscience. « Tanya…

— Non, s’il vous plaît. Ça ne ferait qu’aggraver les choses. »

Geary ne comprit pas tout à fait ce qu’elle voulait dire, mais au moins qu’elle avait raison d’une certaine façon. « D’accord.

— Vous aurez la coprésidente Rione, ajouta-t-elle précipitamment.

— Non. Ce n’est même pas vrai aujourd’hui. Pas comme vous l’entendez. » Il haussa les épaules en espérant ne pas se montrer trop cynique. « Nous nous servons l’un de l’autre. Il me faut un interlocuteur qui fasse preuve de scepticisme à mon endroit et consente à exprimer ouvertement ses doutes, et elle… je ne sais pas trop ce qu’elle recherche.

— Vous lui donnez tout ce dont elle a besoin, semble-t-il », déclara Desjani à voix basse.

Geary réussit tout juste à ne pas tiquer. Desjani marquait un point. Et elle tapait dans le mille. À quoi bon faire l’amour avec une femme quand on n’est pas sûr des sentiments qu’on éprouve pour elle ? « Pas ces derniers temps. Et ça s’interrompra peut-être entièrement.

— Si l’intérêt de la flotte l’exige…

— Ce serait une excellente excuse, n’est-ce pas ? Précisément le genre d’abus de pouvoir que je suis censé éviter. »

Elle eut un petit sourire. « En effet.

— Ce n’est d’ailleurs pas comme si nous nous entendions si bien, Rione et moi. Surtout quand… » Il s’interrompit brutalement, conscient qu’il avait failli dire « surtout quand elle est jalouse de vous ».

Mais Desjani fixait un point du néant encore plus lointain, l’air de l’avoir effectivement entendu prononcer ces paroles. « Je n’ai strictement rien fait pour provoquer cela. Et vous non plus.

— Elle semble pourtant le croire, fit-il remarquer avec dépit. Comme la majorité de la flotte, manifestement. Que diable allons-nous faire, Tanya ? »

Desjani savait que, cette fois, il ne faisait pas allusion aux Syndics ni à la flotte. Elle fixa encore quelque temps un angle de la passerelle avant de répondre d’une voix ferme et parfaitement maîtrisée : « Nous ne pouvons rien faire, capitaine.

— Non. En effet. » L’accent qu’elle avait mis sur le mot « capitaine » cherchait à rappeler à Geary leur position hiérarchique. Elle restait sa subordonnée et lui son supérieur, et l’on n’y pouvait rigoureusement rien. Il baissa les yeux, s’efforçant de percer les sentiments qui l’agitaient tout en regrettant que Desjani fût, malgré elle, entraînée dans des intrigues politiques le concernant. « Je suis désolé.

— Merci. Moi aussi. »

Ce ne fut qu’après son départ qu’il se demanda de quoi exactement elle était désolée, car lui-même n’était entièrement convaincu d’avoir prêté à ce dernier mot le sens qu’il avait cru lui accorder.


« Capitaine Geary, ici le capitaine Desjani. Le décompte des prisonniers libérés sur l’Audacieux avait été brouillé par le combat consécutif et la perte de quelques vaisseaux engagés dans leur récupération, mais nous disposons à présent d’une liste préliminaire. Nous sommes en train de la vérifier et nous espérons obtenir leur liste définitive avant d’atteindre le point de saut pour Brandevin. »

Geary ressentit une certaine satisfaction à cette annonce, rappel qu’il avait réussi à libérer de nombreux spatiaux de l’Alliance capturés au cours des premiers combats dans le système de Lakota. Il tendit la main vers l’unité de transmission de sa cabine et tapa sur une touche. « Merci, capitaine Desjani. Mais vous n’aviez nullement besoin de m’en faire part. Vous êtes mon chef d’état-major. » Il n’avait pas de chef d’état-major, bien entendu. Celui de l’amiral Bloch était mort avec son supérieur direct dans le système mère syndic, et Geary n’avait pas souhaité distraire un autre officier de ses devoirs exigeants de commandant de vaisseau. Les systèmes automatisés pouvaient d’ailleurs s’acquitter de la plupart des tâches d’un état-major de naguère.

« Toujours heureuse de me montrer utile quand j’en ai l’occasion, capitaine. »

Geary sourit et coupa la connexion, puis se tourna vers Victoria Rione et constata qu’elle le fusillait du regard. Elle était venue débattre avec lui de la conférence qu’elle avait observée sans y assister en personne, mais le message de Desjani avait interrompu leur discussion. « Quoi encore ? demanda Geary. C’était une bonne nouvelle.

— Oui, convint Rione d’une voix glacée. Que ta petite assistante s’est empressée de t’annoncer, toute contente. »

Geary sentit monter une bouffée de chaleur : « Tu veux parler du capitaine Desjani ?

— De qui d’autre ? Tout le monde dans la flotte sait ce qu’elle ressent pour toi. Inutile d’en faire étalage en ma présence.

— Ce sont des rumeurs et tu le sais parfaitement, se rebiffa-t-il. Je ne l’ai jamais vue en donner la preuve matérielle et je ne me comporte pas non plus ainsi avec elle. Les gens que je croise dans les coursives de l’Indomptable ne me regardent pas avec désapprobation. S’ils s’imaginaient que le capitaine Desjani et moi y songions seulement, alors ils…

— Non, ils s’en garderaient bien ! » Rione le fixa d’un œil mi-furieux, mi-exaspéré. « Si vous baisiez sur la passerelle de ce vaisseau, cette femme et toi, le personnel de quart tournerait poliment la tête et approuverait allègrement : leur capitaine respecté et leur héros légendaire ont enfin trouvé le bonheur ensemble ! Comment peux-tu l’ignorer ?

— C’est ridicule. Ils savent que nous sommes ensemble, toi et moi…

— Il nous arrive peut-être parfois de déambuler de conserve, mais chacun peut voir que nous ne sommes pas plus liés affectivement que le jour où l’on t’a décongelé de ton sommeil d’hibernation ! »

Geary ouvrit la bouche pour objecter puis se ravisa. Rione avait entièrement raison. Même quand il arrivait à leurs corps de s’unir, leurs esprits restaient séparés. Luxure n’est pas amour. Il savait ce qui le poussait à désirer Victoria Rione et ne pouvait guère prétendre le contraire. « Malgré tout, nous avons affiché publiquement notre liaison. Si je te quittais pour Desjani…

— Ils applaudiraient ! Je suis une civile et une femme politique ! Ils ne me font pas confiance ! Ils ne me regardent pas comme une des leurs, et je n’en fais d’ailleurs pas partie !

— Ça ne signifie pas pour autant que…

— Oh que si ! Si l’on organisait demain un référendum à ce sujet dans la flotte, ses officiers et ses matelots voteraient massivement pour qu’on me fourre dans un module de survie, qu’on l’éjecte vers le plus proche camp de travail syndic et qu’on installe Desjani dans ta cabine afin qu’elle réchauffe à l’avenir ta couche et ton corps, et au diable le règlement de la flotte ! Elle le sait ! Pourquoi est-elle si mal à l’aise, à ton avis, quand on soulève ce sujet ?

— Elle a toutes les raisons de l’être ! rétorqua Geary avec chaleur. Elle n’a jamais rien fait qui puisse corroborer l’impression qu’elle l’envisage. »

Rione le dévisagea longuement. « Bien sûr que non. Et toi non plus.

— Hein ? Insinuerais-tu que j’éprouve des sentiments pour elle ?

— Je n’insinue rien du tout, je l’affirme ! Tu préfères clairement sa compagnie à la mienne ou à tout autre. En outre elle te le rend bien et tu le sais !

— Je ne sais strictement rien de tel ! rugit-il. Nous devons travailler ensemble ! Desjani a beaucoup d’instinct et une grande intelligence stratégique, alors je tiens évidemment à ses conseils ! Pourquoi es-tu si jalouse d’elle, d’ailleurs ?

— Parce ce que tu la préfères à moi, espèce d’idiot ! Si son honneur et le tien n’étaient pas en jeu… et je reconnais volontiers qu’ils restent intacts et que vous vous interdisez tous les deux d’enfreindre le règlement, tant vous êtes l’un et l’autre si foutrement attachés à votre devoir et à vos responsabilités d’officier… vous passeriez tout votre temps de veille ensemble ! Et de sommeil ! Et, si l’on devait en arriver là, elle en éprouverait la même béatitude qu’elle ne ressentait auparavant qu’en détruisant des vaisseaux syndics ! Si tu n’en es pas conscient, c’est que tu es encore plus écervelé que je ne l’aurais cru possible de la part d’un mâle ! » Rione le fixa, comme se demandant si elle devait ajouter quelque chose, puis elle leva les bras au ciel, visiblement mortifiée, et sortit en trombe.

L’écoutille ne s’était pas refermée que la réponse la plus évidente à sa diatribe traversait l’esprit de Geary : Je la préfère peut-être à toi parce qu’elle ne passe pas sa vie à m’engueuler ! Mais il eût été pour le moins absurde de la proférer dans une cabine vide, et il n’était pas non plus question de poursuivre Rione dans les coursives pour lui en faire part ; de toute manière, il n’était pas certain que cette réplique lui paraîtrait aussi avisée une fois sa colère retombée.

En outre, il était conscient que la seule réponse vraiment sincère serait différente : J’aime Desjani parce qu’elle me comprend. Bien qu’elle me prenne pour un grand héros chargé d’une mission capitale, elle a malgré tout l’air de savoir qui je suis réellement. Et aussi parce que nous travaillons si bien ensemble, comme si nous sentions instinctivement ce dont l’autre a besoin. Nous avons les mêmes goûts, nous pouvons parler, j’arrive à mieux me détendre en sa compagnie qu’avec n’importe qui. Ce qui fait d’elle un parfait commandant de vaisseau amiral, une interlocutrice idéale, une présence géniale, une…

Bon sang !

Rione a raison.

Il resta assis là un moment, à réfléchir à ce qu’il devait faire. Mais, d’une certaine façon, Desjani et lui en avaient déjà discuté. Ils ne pouvaient ni ne voulaient rien faire qui fût déplacé entre un commandant et son officier subalterne.

Ça ne signifiait pas pour autant qu’ils ne pussent entretenir une relation de travail intime, et, de fait, les derniers événements semblaient avoir encore souligné la valeur capitale de l’assistance qu’elle pouvait lui apporter dans une situation critique. Mais il devrait veiller à ne pas franchir cette limite, à ne pas donner l’impression qu’il faisait pression sur elle d’une manière non professionnelle. Elle ne l’avait jamais invité à se déclarer, et il n’avait pas le droit d’en faire seulement état.

Quant aux supputations courroucées de Rione, selon lesquelles Desjani serait éprise de lui, il ne fallait pas en tenir compte. Il ne pouvait ni partir du principe qu’elles étaient fondées, ni, surtout, réagir en conséquence. Il vaudrait mieux pour tout le monde qu’elles fussent infondées.

Il finit par se rappeler ce qui avait déclenché sa (dernière) dispute avec Rione et afficha la liste préliminaire du personnel de l’Alliance libéré sur l’Audacieux. Elle était d’une longueur plus qu’appréciable, même s’il se refusait à la comparer avec celle de tous les spatiaux perdus avec leur vaisseau dans ce système stellaire. Au demeurant, il ne tenait pas non plus à s’attarder trop longuement sur l’idée que ces prisonniers libérés pourraient servir à remplacer les pertes au combat de ses bâtiments survivants. La plupart de ces ex-prisonniers étaient des engagés récents, évidemment, avec, parmi eux, un nombre relativement correct de sous-officiers. La liste ne comprenait qu’un seul officier dont le grade était supérieur à celui de lieutenant. Le regard de Geary s’attarda quelques instants sur le nom du capitaine de frégate Savos, puis il remarqua que Savos se trouvait pour l’instant à bord de l’Implacable et il appela ce croiseur de combat. « Si le capitaine Savos est disponible, j’aimerais m’entretenir avec lui. »

Dix minutes plus tard, l’Implacable répondait que Savos était prêt pour cet entretien. Geary se leva, s’assura que sa tenue était impeccable puis demanda à l’Implacable d’activer la connexion.

L’image du capitaine Savos, ex-commandant intérimaire du croiseur léger Éperon, détruit pendant la première visite de la flotte de l’Alliance au système stellaire de Lakota, était piteuse. Visiblement neuf, son uniforme lui avait sans doute été fourni par quelqu’un de l’Implacable pour remplacer celui qu’il avait abîmé en abandonnant son vaisseau avant d’être capturé et emprisonné, mais l’homme lui-même était le reflet de ce qu’il avait traversé au cours des dernières semaines. Il était un tantinet décharné et le stress de la détention avait creusé son visage de rides amères. Un pansement couvrait tout un côté de sa figure et son œil gardait les traces d’une vilaine ecchymose. Il s’efforça néanmoins de rester au garde-à-vous et de saluer. Geary lui rendit aussitôt son salut, en se sentant légèrement coupable de l’avoir convoqué et en se demandant pourquoi personne ne s’était donné la peine de le prévenir de la méforme du capitaine Savos. « Repos, capitaine. Asseyez-vous. Prend-on bien soin de vous sur l’Implacable ? »

Savos s’assit prudemment, légèrement raide, comme s’il s’efforçait de rester au garde-à-vous, puis il hocha la tête. « Oui, capitaine. L’Implacable nous a tous merveilleusement bien traités. Même si les vivres repris aux Syndics laissent quelque peu à désirer.

— J’en sais quelque chose. Je commence déjà à regretter les barres Danaka Yoruk, ce que je n’aurais jamais cru possible. » Geary s’interrompit. « Comment vous sentez-vous ?

— Beaucoup plus heureux que je ne l’aurais imaginé il y a seulement deux jours, déclara Savos avec un sourire qui s’effaça très vite. Les Syndics ne nous nourrissaient pas suffisamment et nous traitaient parfois très mal. Mais tout ira bien pour nous désormais.

— Vous êtes le plus haut gradé survivant de la liste des prisonniers libérés.

— De ceux de l’Audacieux, en effet, capitaine, confirma Savos. J’ai entendu certains bruits qui me laissent à penser qu’un ou plusieurs capitaines auraient aussi été capturés par les Syndics mais transférés à bord d’autres vaisseaux aux fins d’interrogatoire. » L’officier s’interrompit, l’air malheureux. Geary comprit ce qui l’affligeait : la même souffrance qu’il avait lui-même ressentie à la perspective, tout à fait envisageable, que des prisonniers de guerre de l’Alliance aient été détenus sur certains des vaisseaux ennemis détruits par la flotte. On n’avait eu aucun moyen de le vérifier ni de les sauver, mais cette idée ne manquait pas de le perturber chaque fois qu’il réfléchissait aux combats livrés dans ce système.

Savos reprit la parole : « Après avoir ordonné d’abandonner l’Éperon, je crains d’être resté un bon moment inconscient suite à d’autres frappes infligées au vaisseau. Mes hommes m’ont aidé à embarquer sur une capsule de survie, mais je n’ai repris mes esprits qu’au bout de plusieurs jours. C’est sans doute pour cette raison qu’on m’a laissé sur l’Audacieux au lieu de me transférer pour m’interroger comme d’autres officiers supérieurs.

— Que pensent nos médics de votre commotion ?

— Rien qu’ils ne puissent guérir, capitaine. » Savos se fendit d’un sourire frisant la grimace et porta la main au bandage de sa tête. « Si je n’avais pas été soigné, j’aurais sans doute connu de sérieux problèmes un peu plus tard, mais on m’a affirmé que tout irait bien désormais.

— Parfait. Navré pour l’Éperon. »

Savos afficha de nouveau une mine affligée avant de répondre : « Ce n’est pas le seul bâtiment que nous ayons perdu, capitaine.

— Non. Mais il a fait chèrement payer sa disparition. Votre vaisseau s’est bien battu. » Geary savait que tout bon commandant aspirait à se l’entendre dire. « Le combat avec la flotte de poursuite syndic a eu pour conséquence de mélanger prisonniers libérés et spatiaux des bâtiments que nous venions de perdre. Nous faisons encore le tri des premiers et, dès que nous aurons la liste de l’équipage de l’Éperon, je veillerai à vous en transmettre une copie.

— Merci, capitaine.

— Nous en distribuerons probablement dans toute la flotte pour les vaisseaux qui ont besoin de remplacer leurs pertes lors des derniers combats. Si vous tenez à vous retrouver sur le même vaisseau que certains de vos hommes, faites-le-moi savoir. »

Savos hocha la tête. « Merci, capitaine. »

Geary le scruta un instant. L’homme l’avait impressionné et il lui fallait un nouveau commandant pour l’Orion. Savos pourrait-il s’en acquitter ? Passer d’un croiseur léger à un cuirassé serait peut-être un bien grand pas, surtout s’il souffrait de séquelles de ses blessures. Mieux valait ne pas trop le pressurer. Il verrait dans quel état serait cet officier à l’arrivée de la flotte à Brandevin et prendrait alors sa décision. « Je sais que les gens du renseignement procèdent au débriefing de tous les prisonniers libérés, mais y aurait-il quelque chose dont je devrais être informé sans plus tarder, selon vous ? »

Savos réfléchit un instant. « Nous n’avons pas appris grand-chose. On nous extirpait de nos compartiments par petits groupes pour nous affecter à des sections de corvée, sinon nous y restions enfermés. Il y a pourtant une chose que vous devriez savoir.

— Laquelle ?

— Nous ignorions ce qui se passait, hier, mais les Syndics me savaient le plus haut gradé des prisonniers de l’Audacieux.

Un petit groupe de leurs sections mobiles d’assaut est venu m’arracher à mon compartiment, ils m’ont fourré leurs armes sous le nez et m’ont demandé si vous étiez réellement le commandant de la flotte et si vous aviez véritablement interdit le massacre de prisonniers syndics. » Savos haussa les épaules. « Je ne sais pas pourquoi ils posaient cette question, mais j’ai répondu par l’affirmative dans les deux cas, sans mentir. Je leur ai dit que vous insistiez pour qu’on se conformât aux anciennes règles de la guerre et que nous nous pliions tous à vos ordres. Et aussi que vous teniez toujours parole. Puis l’un d’entre eux a dit quelque chose comme “Et merde pour les ordres !” avant de me repousser à l’intérieur du compartiment. Je n’en sais pas plus, jusqu’à ce que nos fusiliers en fassent sauter l’écoutille. Nos gardes syndics ont dû prendre la fuite dans leurs modules de survie juste après m’avoir parlé. »

Geary se demanda ce qu’avaient bien pu être ces « ordres ». Couper les supports vitaux des compartiments réservés aux détenus ? Régler le cœur du réacteur de l’Audacieux en surcharge ? Corroborée par son enregistrement, sa menace avait apparemment porté en l’occurrence. « Merci, capitaine. Prenez un peu de repos. Vous l’avez bien mérité. Nous nous reparlerons à Brandevin.

— À vos ordres ! » Savos ébaucha un geste vers ses touches de commande puis se ravisa. « Ils ont peur, capitaine. Peur de cette flotte. Et de vous. Je l’ai senti.

— Hum. » Comment répondre à cela ? Geary n’avait jamais mené ses hommes par la peur, encore que la terreur qu’on suscitait chez l’ennemi et la crainte qu’on inspirait à ses subordonnées fussent deux choses fort différentes. Néanmoins, il ne se voyait pas sous ce jour. « Eh bien ils devraient avoir peur de tous les gens de cette flotte, capitaine Savos, parce que je n’aurais strictement rien fait sans l’assistance de tous les hommes et femmes présents sur ses vaisseaux. »

Savos parut soulagé, comme si on lui avait épargné d’enfoncer une porte ouverte, songea Geary. Puis son image s’effaça, le laissant de nouveau seul.


« La navette transférant les capitaines Yin et Casia à bord de l’Illustre est en chemin », annonça nonchalamment Desjani, comme si transborder un officier supérieur vers son peloton d’exécution et un autre vers sa cellule relevait de la pure routine dans la flotte.

« Ils sont à bord de la même navette ? » Sur l’écran de l’unité de communication de sa cabine, l’image de Desjani opina. « Le Conquérant et l’Orion sont encore très proches l’un de l’autre. Il aurait été absurde de gaspiller du carburant sur deux navettes différentes. Elle devrait atteindre l’Illustre dans vingt-cinq minutes. »

Resterait environ quatre jours et demi avant le saut de la flotte pour Brandevin. Largement le temps de permettre au peloton d’exécution de faire sa besogne à Lakota, ainsi que l’avait promis Geary à Casia ; mais, parfois, même le temps dont on dispose semble s’écouler trop vite.

Il trouvait injuste de s’attarder ainsi dans sa cabine, oisif ou pas, pendant que la navette voguait vers l’Illustre avec son petit chargement de prisonniers et de fusiliers. Geary gagna la passerelle et s’assit près de Desjani : la navette n’était plus qu’à vingt minutes de l’lllustre. Il se demanda si le colonel Carabali avait réussi à réunir assez de volontaires pour le peloton d’exécution de Casia puis décida qu’il ne se sentait pas encore prêt à lui poser la question. Il n’avait aucune envie d’y songer mais ne pouvait pas non plus s’en empêcher. Dix minutes plus tard, une alarme se mettait à clignoter. « Incident à bord de la navette Omicron 51 », annonça une vigie.

Geary se concentrait encore sur son écran quand Desjani hoqueta de stupeur : « Mais c’est le pigeon qui transporte Yin et Casia ! »

Geary fixa l’hologramme, pris d’un mauvais pressentiment. « Qui les transportait », rectifia-t-il. Image et texte s’accordaient : la navette avait explosé. « Elle n’est plus là ? »

Desjani pianotait sur des touches, les sourcils froncés. « Les accidents de navette sont peu fréquents mais pas impossibles. Pourtant, à ce niveau de dysfonctionnement… Nos systèmes affirment que sa cellule d’énergie a été victime d’une défaillance catastrophique de son confinement. Qu’est-ce qui a bien pu la provoquer ?

— Le destroyer Rapière est près du site de l’accident, annonça la vigie des opérations. Il demande l’autorisation de gagner cette zone pour chercher des rescapés et recueillir des preuves matérielles. »

Geary aurait déjà dû songer à envoyer un vaisseau procéder à ces opérations. « Répondez au Rapière que l’autorisation lui est accordée », déclara-t-il, tout en cherchant encore à comprendre ce qui s’était passé.

Desjani secoua la tête, l’air furieuse. « Les chances de retrouver des survivants sont voisines de zéro, mais le Rapière découvrira peut-être sur l’épave des indices permettant d’expliquer l’accident. »

Le Rapière se dirigeait toujours vers le champ de débris qui était encore, l’instant d’avant, la navette Omicron 51, quand Rione apparut subrepticement sur la passerelle et se pencha sur Geary pour lui chuchoter à l’oreille : « Un accident pour le moins inhabituel et deux officiers morts qui auraient pu citer des noms. »

Il la dévisagea. « Vous croyez que… ?

— Casia aurait pu faire une dernière déclaration avant d’affronter le peloton d’exécution. Yin aurait pu flancher et révéler certains détails si nous avions décidé de l’interroger. Vous-même, qu’en pensez-vous ? »

Il répugnait à l’admettre, mais la coïncidence (un accident mortel survenant précisément sur cette navette) n’en rendait que trop convaincante la suggestion de Rione ; trop vraisemblable, du moins, pour qu’on l’ignorât. Des gens avaient jugé bon de procéder à une escalade dans leurs manœuvres contre Geary, au point de recourir au meurtre. Jusque-là, il n’avait pas vraiment tenu compte des mises en garde de Rione. Le doute ne semblait plus permis désormais. Quels qu’ils fussent, ces individus étaient prêts à éliminer des collègues au nom de leur contestation de son autorité sur la flotte. Encore que, s’il fallait en croire l’ultime déclaration de Yin, ils tinssent avant tout à l’empêcher de devenir un dictateur à son retour et, à l’instar de Rione, fussent résolus à tuer pour y parvenir. Contrairement à elle, ils n’avaient pas seulement menacé de le faire, mais ils étaient passés à l’action et n’avaient pas directement frappé Geary, mais d’autres officiers.

Ce qui signifiait qu’ils étaient indubitablement déterminés et capables de commettre de tels forfaits. Où, quand et comment ? Telles étaient les seules questions.

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