Deux

Les vaisseaux de la flotte de l’Alliance s’étaient déversés pêle-mêle du point de saut et avaient dépassé le sommet du champ de mines syndic pour accélérer ensuite sur des trajectoires individuelles. L’espace d’un instant, ce spectacle avait rappelé à Geary l’irruption chaotique de la flotte à Corvus, après qu’il en avait pris le commandement, quand elle avait rompu sauvagement la formation pour attaquer quelques malheureux appareils syndics. Mais, cette fois, les bâtiments de l’Alliance se pliaient aux ordres et ils ne s’éparpillaient en ordre dispersé, sur des trajectoires différentes et à des vélocités diverses, que pour lancer des attaques coordonnées sur tous les bâtiments syndics qu’ils pourraient atteindre. Les officiers qui n’appréciaient pas la stratégie de Geary n’y trouveraient rien à redire en l’occurrence, tant étaient nombreuses les cibles qui s’offraient à la flotte.

Celle-ci réagissant à ses ordres comme elle était censée le faire et aucune force syndic lancée à sa poursuite n’étant jusque-là apparue à l’arrière, Geary fut pris d’une de ces somnolences qu’engendrent les longues distances d’un système stellaire. Même si son vaisseau accélérait jusqu’à 0,1 c, il mettrait plus d’une heure et demie à couvrir les dix minutes-lumière séparant la flotte de la grosse formation syndic de vaisseaux de guerre endommagés et de bâtiments de radoub. Mais, si les Syndics s’éloignaient des vaisseaux de l’Alliance, ils étaient incapables, et de loin, de filer aussi vite que la flotte qui fondait sur eux.

« Délai estimé avant interception : 1,7 heure, grommela Desjani. Ils fuient, mais nous serons sur eux bien avant que ces deux cuirassés ne nous aient rejoints.

— Nous devrons néanmoins veiller à les stopper net avant qu’ils aient pu se frayer un chemin en force jusqu’à l’un de nos auxiliaires. » Sur l’écran de Geary, des trajectoires s’incurvaient à travers l’espace à mesure que les destroyers et les croiseurs légers de l’Alliance devançaient les unités combattantes les plus lourdes pour piquer, non seulement sur la grosse formation syndic, mais aussi sur des groupes plus restreints et des vaisseaux isolés. « Mettons qu’il nous faille deux heures pour arraisonner ces vaisseaux. Nous aurons de la chance si la flotte syndic n’apparaît pas derrière nous avant que nous ayons mené cette tâche à bien.

— Croyez-vous que d’autres renforts se soient pointés ici après notre départ ? s’enquit Desjani.

— Bonne question. Nous ne pouvons pas présumer que la flottille que nous avons croisée à Lakota lors de notre passage précédent reflète la réalité de ce dont ils disposent à présent, ici, ailleurs ou dans la flotte qui nous poursuit. Mais il semble que ceux qui sont ici soient disposés à se battre. » Geary remarqua que quelques vaisseaux endommagés qui, jusque-là, se dirigeaient séparément vers les planètes intérieures, altéraient leur course pour se retourner et viser individuellement un point de rendez-vous avec les deux cuirassés, dans l’intention manifeste de former un détachement improvisé. Il fit le décompte des vaisseaux impliqués, vérifia les progrès de leurs réparations et secoua la tête. Il savait ce qu’ils devaient ressentir, si inférieurs en nombre et mal préparés pour ce genre de combat fussent-ils. Sa propre flotte avait été confrontée à une situation identique lors de son dernier passage à Lakota.

Sur les quelque quatre-vingts cuirassés et croiseurs de combat syndics que la flotte avait affrontés à Lakota, six cuirassés et dix croiseurs au moins avaient été détruits pendant ces batailles. Les senseurs de l’Alliance avaient également confirmé l’anéantissement de vingt croiseurs lourds et de dizaines de croiseurs légers et d’avisos ennemis. Mais de nombreux vaisseaux syndics avaient aussi été sévèrement touchés, parfois par l’Audacieux, le Rebelle et l’Infatigable quand ils s’étaient battus jusqu’à la mort. Ces bâtiments blessés étaient restés sur place quand le commandant en chef syndic avait lancé un fort détachement aux trousses d’une flotte de l’Alliance en débandade.

La grosse formation de vaisseaux syndics endommagés se composait de quatre cuirassés, pas moins de sept croiseurs de combat, ainsi que de trente croiseurs lourds. Un autre cuirassé, deux croiseurs de combat et trois croiseurs lourds, qui tous avaient subi de lourds dommages, s’efforçaient de s’en rapprocher, s’ajoutant aux deux cuirassés opérationnels de la flottille de surveillance. Une douzaine de croiseurs légers et d’avisos sortis en claudiquant des docks de radoub s’éparpillaient tout autour, dont certains tentaient de joindre leurs forces à la défense de leurs camarades impuissants.

Geary calcula vecteurs et minutage. Si tous ces vaisseaux parvenaient à opérer la jonction, ils formeraient une flottille relativement dangereuse en dépit de sa faiblesse. Mais, compte tenu des distances impliquées et des avaries aux unités de propulsion dont avaient souffert tant de ces bâtiments, les défenseurs syndics ne pourraient arriver que par vagues successives, passablement branlantes, de quelques unités, à moins de battre en retraite pour tenter de se regrouper loin de la flotte, au risque de permettre à l’Alliance de laminer sans encombre leur plus grosse formation. Ils gagneraient sans doute un peu de temps, mais pas assez pour sauver leur peau, à moins que la flottille qui poursuivait la flotte n’émergeât du point de saut plus tôt que Geary ne l’escomptait.

Deux remorqueurs halaient un peu plus tôt un croiseur lourd syndic criblé de tirs, à quelque trois minutes-lumière du point de saut. Le malheureux croiseur lourd avait sans doute été contraint de patienter le plus longuement en attendant l’arrivée d’un remorqueur. Et, maintenant qu’ils n’avaient plus aucun espoir d’échapper aux destroyers et aux croiseurs légers de l’Alliance, les équipages de ces deux remorqueurs abandonnaient leur vaisseau et des capsules de survie se déversaient frénétiquement de ces bâtiments lents et maladroits. Le croiseur lourd lui-même en vomit plusieurs, signalant que l’équipe de renflouage quittait elle aussi son bord.

Les destroyers Jinto et Herebra de l’Alliance atteignirent les premiers les remorqueurs et les firent voler en éclats d’un tir de lance de l’enfer à courte portée, avant d’altérer leur trajectoire pour fondre sur leur cible suivante. Juste derrière eux, le Contus, le Tavik et les croiseurs légers Tierce, Garde et Fente passèrent au-dessus du croiseur lourd déserté et légèrement sur bâbord, en martelant sa coque de leurs lances de l’enfer jusqu’à ce qu’elle se fragmente en innombrables débris. « Voyons un peu comment ils vont s’en remettre, lâcha Geary.

— Et en voilà un autre », renchérit allègrement Desjani en voyant un croiseur léger syndic solitaire, que son équipage avait également abandonné, se démanteler sous le feu d’une demi-douzaine de destroyers.

Frappé par une idée subite, Geary transmit des ordres : « Ocréa, veuillez recueillir quelques-unes des capsules de survie de ce croiseur lourd à votre bord. J’aimerais savoir ce que ses spatiaux pourraient nous dire du délai qu’il a fallu à la flotte syndic pour sauter derrière nous et, éventuellement, de sa composition. » Sans doute l’Ocréa, un de ses croiseurs lourds, ne disposerait-il pas de salles d’interrogatoire comparables à celles de l’Indomptable, mais Geary n’avait pas le loisir de faire transférer ces prisonniers à bord du vaisseau amiral pour les questionner. Choqués par la réapparition de la flotte de l’Alliance et la destruction de leur vaisseau, certains matelots syndics n’hésiteraient pas à se mettre à table.

Il était également temps de réactualiser le plan de manœuvre en fonction de la réaction des Syndics. Leur stratégie défensive avait, de fait, simplifié les exigences de l’Alliance. Tandis que se rassemblaient leurs vaisseaux, ceux de l’Alliance qui s’étaient dispersés pour les abattre un par un avaient eu le temps, eux aussi, de se fondre en de plus grandes formations. Geary, le front plissé, fixa l’hologramme où la flottille de bâtiments ennemis endommagés était désignée sous le nom de « flottille sacrifiée ». Les systèmes tactiques baptisaient automatiquement toute formation ennemie, et Geary ne constata pas sans surprise qu’ils avaient affublé celle-là d’une désignation spécifique plutôt que d’un nom générique comme « flottille Alpha ». Le comportement parfois trop humain des systèmes automatisés était toujours un tantinet déconcertant.

Pas question de tenter une tactique fantaisiste exigeant de nombreuses manœuvres. Les sous-formations se condenseraient en formations plus importantes et plus lâches, qui survoleraient directement la « Sacrifiée » (la plus grosse des Syndics) puis piqueraient sur elle pour frapper d’abord ses vaisseaux les moins endommagés qui chercheraient à se regrouper en une force autonome, puis, juste après, les deux cuirassés qui filaient devant la flottille de surveillance. « Qu’est-ce que vous en dites ? » demanda-t-il à Desjani.

Elle l’étudia, le visage intense. « Une succession de passes au-dessus de la Flottille sacrifiée afin de réduire au silence ses armes encore opérationnelles ? Vous n’avez pas l’intention de détruire tout de suite ces vaisseaux ?

— Pas tant que les auxiliaires n’auront pas fini de piller les bâtiments de radoub. Je ne tiens pas à ce que les débris d’un bâtiment viennent saborder l’opération. Nous pourrons toujours les achever quand nous nous détacherons de la Flottille sacrifiée. Quatre de nos cuirassés se seront joints d’ici là à nos auxiliaires. »

Desjani opina. « La troisième division de cuirassés elle-même serait en mesure de détruire ces bâtiments ennemis dont tous les systèmes sont morts. Mais vous devrez laisser au moins deux autres cuirassés ou croiseurs auprès de la formation des auxiliaires.

— Pourquoi ? Je sais que le Guerrier a encore été pilonné, mais l’Orion et le Majestic peuvent soutenir un combat et le Conquérant est en très bon état. Je vais leur adjoindre le Conquérant puisqu’il appartient à la même division. Ces quatre cuirassés devraient pouvoir s’opposer à tout ce qui parviendrait à traverser la flotte. »

Le visage de Desjani resta impavide et sa voix neutre. « C’est vrai, du moins tant que l’Orion, le Majestic et le Conquérant n’éprouvent aucune difficulté à engager le combat. »

Autrement dit, leurs commandants risquaient de se trouver des raisons de l’éviter. Geary devait reconnaître que la déclaration de Desjani, si diplomatiquement formulée, était justifiée. Le capitaine Casia du Conquérant ne lui avait jamais inspiré confiance. Comparé à Yin, commandant intérimaire de l’Orion depuis que le capitaine Numos avait été relevé de son commandement et mis aux arrêts, Casia serait pourtant passé pour le parangon d’un officier combattant. Et le commandant intérimaire du Majestic, qui avait lui aussi obtenu son poste quand son ancien capitaine (Faresa, un allié de Numos) avait été également relevé, était à ce point insignifiant que Geary peinait à se rappeler son visage. Dans un monde idéal, il les aurait déjà remplacés tous les trois, mais une flotte qui fuit à travers tout le territoire ennemi pour sauver sa peau est loin d’en être un, surtout quand ses luttes intestines ne laissaient à Geary qu’une si faible emprise sur son commandement qu’il ne pouvait pas se permettre d’agir de manière trop autoritaire. Certains officiers risquaient d’œuvrer ensuite contre lui avec une détermination accrue, et d’autres d’en conclure qu’il était en passe d’accepter ce rôle de dictateur qu’ils espéraient ou redoutaient de le voir endosser.

Son front se creusa davantage. « Je répugne à sacrifier d’autres gros vaisseaux parce que ces trois cuirassés pourraient rencontrer des problèmes.

— Si l’épave de l’Audacieux abrite effectivement des prisonniers à libérer, ils auront besoin de toutes les navettes dont ils pourront disposer pour les transférer, et de bâtiments à proximité, assez grands pour contenir tous ces prisonniers, au moins temporairement, fit remarquer Desjani.

— Bien vu. » Mais le problème de ces deux commandants de vaisseau, qui verraient d’un très mauvais œil qu’on leur ordonnât de rester à l’arrière-garde avec les auxiliaires, n’en restait pas moins pendant. Ils risquaient de chercher un moyen de contourner ses ordres et, s’ils lui désobéissaient en se jetant dans la mêlée, la plupart de leurs pairs ne les condamneraient pas ni n’approuveraient que Geary leur tînt rigueur d’avoir failli à leur devoir en quittant leur poste. La doctrine de l’attaque bille en tête était encore trop bien enracinée dans la flotte. Il jeta un regard à la coprésidente Rione qui, assise derrière lui, assistait à la scène en affichant une expression indéchiffrable. « Madame la coprésidente, j’apprécierais que vous me donniez votre opinion sur la formulation de certains ordres…

— Je vous ai entendus, le coupa Rione. Merci de daigner me faire participer à vos discussions. » Elle s’interrompit brièvement, le temps qu’il s’imprègne de sa remarque. « Vous envoyez ces bâtiments pour vous assurer de la libération de nos gens faits récemment prisonniers, et pour les ramener en sécurité. Si, sur ces entrefaites, des vaisseaux syndics parvenaient à se faufiler à proximité de l’épave de l’Audacieux, ils pourraient saboter cette intervention, voire causer la mort de certains de ces prisonniers. Pourquoi devriez-vous fournir d’autres justifications ? Quelle tâche pourrait-elle être plus honorable, pour un vaisseau, que le sauvetage de ses frères d’armes ? »

Geary opina. « Bien dit, madame la coprésidente. » Restait à choisir qui il devait envoyer. Il parcourut l’hologramme du regard en cherchant à déterminer à qui il pourrait se fier, et qui ne s’offusquerait pas exagérément de se voir confier une mission qui, bien qu’elle ne se déroulât pas en première ligne, venait d’être qualifiée par Rione de suprêmement honorable. Il avait entendu dire que certains de ses officiers étaient ses chouchous, et qu’il confiât cette tâche à l’un d’eux ne risquait pas de renforcer cette impression, même si c’était vrai de multiples façons. Il appréciait ces commandants autant pour leur compétence que pour leur agressivité, leur intelligence, leur bravoure, et ils avaient choisi de rester loyaux à leurs devoirs envers l’Alliance au lieu de se mêler d’intrigues politicardes susceptibles de leur valoir de l’avancement. Le capitaine Cresida, par exemple…

Dont le Furieux restait, avec l’Implacable, le dernier survivant de la cinquième division de croiseurs de combat. Et il lui fallait deux vaisseaux. « Je vais envoyer Cresida. Son bâtiment et l’Implacable. »

Desjani arqua brusquement les sourcils puis les rabattit aussitôt. « Elle a l’habitude de se trouver au milieu de la mêlée.

— Exactement. Elle a donné la preuve de son aptitude à remplir une pareille mission.

— Contente de n’avoir pas à le lui annoncer moi-même, capitaine, répondit sèchement Desjani.

— Nous sommes pour l’instant à une minute-lumière du Furieux, fit remarquer Geary. Hors du rayon de la déflagration, j’espère. » Desjani sourit.

Il modifia le plan, le montra de nouveau à Desjani par mesure de sécurité puis transmit les modifications à la flotte. Suite à quoi il appela le Furieux. « Capitaine Cresida, je vais confier au Furieux et à l’Implacable la mission la plus importante de la flotte. Je veux que vous vous assuriez que notre personnel retenu prisonnier et nos auxiliaires seront bien protégés. »

C’est à peine s’il perçut le marmottement sourd de Desjani : « Dites-lui que vous comptez sur elle. » Elle vit sa réaction. « C’est la vérité. Dites-le-lui, capitaine. »

L’échange n’avait duré que quelques secondes. Geary poursuivit : « Je compte sur vous, capitaine Cresida. » Avancer un tel argument pour suborner Cresida lui semblait éhonté. Mais c’était pourtant la vérité. Desjani avait entièrement raison à ce sujet.

Compte tenu de la distance qui séparait le Furieux de l’Indomptable, la réponse de Cresida mit un peu plus de deux minutes à lui parvenir. À la surprise de Geary, elle n’avait pas l’air en colère, mais plutôt flattée et déterminée. « À vos ordres, capitaine. Le Furieux et l’Implacable ne vous laisseront pas tomber, ni nos camarades emprisonnés ni vous-même. »

Geary coula un regard à Desjani qui s’absorbait apparemment dans l’étude de son hologramme. Elle lui prodiguait ce genre de conseil depuis la toute première fois, ou presque, où il l’avait rencontrée, se rendit-il compte. Sans doute le croyait-elle envoyé par les vivantes étoiles, mais, s’il lui semblait que Geary devait absolument être informé d’un détail important, elle ne se privait pas de le lui dire et de le ressasser jusqu’à ce qu’il en tînt compte. Non moins capital, elle refusait d’entériner aveuglément ses plans et lui faisait part des changements que, selon elle, il devait y apporter. Il se demandait à présent si elle y avait jamais totalement acquiescé, ou si sa foi inconditionnelle en la mission de Geary l’avait jamais empêchée de lui dire le fond de sa pensée quand elle voyait les choses d’un autre œil que lui. « Merci, capitaine Desjani. »

Elle jeta un regard dans sa direction et sourit légèrement. « C’est exactement comme cela qu’il faut manier le capitaine Cresida, capitaine.

— Continuez de me prodiguer vos conseils quand vous le jugez nécessaire. »

Cette fois, Desjani afficha une mine étonnée. « Ça fait partie de mon travail, capitaine. Et vous le prenez bien mieux que l’amiral Bloch, si je puis me permettre.

— Capitaine ! l’interpella une vigie. Nous venons de repérer des modules de survie qui quittent les bâtiments de radoub de la Flottille sacrifiée.

— Quoi ? » Geary eut l’impression que Desjani et lui avaient parlé à l’unisson. Mais l’écran montrait bel et bien un essaim de capsules de survie s’échappant de ces vaisseaux. « Ils s’expulsent si tôt de leurs bâtiments ? »

Desjani fronçait les sourcils ; elle essayait visiblement de comprendre quel tour étaient en train de leur jouer les Syndics. « Auraient-ils pris conscience de notre besoin désespéré du contenu de leurs soutes et comptent-ils faire sauter ces bâtiments de radoub avant même que nous ne soyons à deux minutes-lumière d’eux ? » se demanda-t-elle.

Avant que Geary eût pu répondre, son circuit de communication interne bourdonna de manière pressante. Le lieutenant Iger de la section du renseignement. Avoir de ses nouvelles durant un combat était assez inhabituel, puisque son travail consistait à recueillir des renseignements sur le long terme et à les analyser, et que tout ce qui était de quelque importance tactique apparaissait automatiquement sur les écrans de Geary et des autres commandants. « Oui, lieutenant ? »

La tête d’Iger s’inclina avec hésitation dans la petite fenêtre qui venait de s’ouvrir : « Pardon de vous déranger pendant une action, capitaine…

— Au fait, lieutenant. Qu’y a-t-il ? »

L’officier du renseignement eut d’abord l’air abasourdi puis il se mit à parler à toute vitesse. « Nous avons la confirmation que ces bâtiments de radoub syndics sont standard. »

Geary attendit, mais, tout comme les ingénieurs de ses auxiliaires, l’officier du renseignement s’attendait parfois à ce qu’il fût au courant de tout. « Autrement dit ? Pourquoi abandonnent-ils si tôt leurs vaisseaux ?

— Parce que ce ne sont pas des militaires, capitaine.

— Ce ne sont pas des militaires ? »

Desjani, qui avait entendu, lui jeta un regard surpris.

« Non, capitaine, répondit Iger. Les principaux soutiens logistiques syndics ne sont pas gérés par les armées. Mais par une autorité différente, qui les donne en sous-traitance à des sociétés. Notre flotte n’a jamais l’occasion de voir des bâtiments de radoub comme ceux-là, parce qu’ils ne sont jamais censés se rendre là où ils pourraient croiser des vaisseaux de guerre de l’Alliance.

— Ce sont des civils ? demanda Geary.

— Oui, capitaine. Mais dont les activités sont liées aux opérations militaires. Et qui font donc des cibles parfaitement légitimes. Mais il n’y a pas de personnel militaire à leur bord, pas d’entraînement au combat et aucune défense. C’est pour cette raison qu’ils abandonnent leurs vaisseaux. Ni leurs sociétés ni eux ne sont payés pour participer aux combats. À ce que nous savons, ces équipages auraient de très gros problèmes si, par leur comportement, ils nous incitaient à infliger des dommages à ces bâtiments de radoub. Ils s’en expulsent donc dès maintenant.

— Une petite minute. Ils tiennent à ce que ces bâtiments de radoub soient endommagés le moins possible ? » Iger hocha vigoureusement la tête. « Nous en sommes certains ?

— Oui, capitaine. Nous le tenons tant des archives que nous avons capturées que de la bouche de prisonniers interrogés. La plupart des spatiaux de la flotte syndic détestent ces contractants civils parce qu’ils trouvent qu’ils ne leur apportent pas un soutien convenable. Ces hommes sont d’ailleurs beaucoup mieux payés qu’eux, et, pour les militaires syndics, c’est vraisemblablement le principal contentieux.

— Que je sois pendu ! » Geary réfléchit quelques instants. « Ils n’auront donc pas piégé ces bâtiments de radoub ? »

Iger hésita ; lui aussi ruminait manifestement. Il jeta un regard en biais vers un collègue de la section du renseignement qui s’adressait à lui puis hocha de nouveau la tête. « Ce serait peu vraisemblable, à mon avis, capitaine. Si la société qui les emploie estimait qu’ils ont causé davantage de dommages à ces vaisseaux, ils perdraient leur emploi. On peut présumer sans risque qu’ils ont coupé tous les systèmes et laissé les bâtiments de radoub en orbite dans l’espoir que nous les ignorerions et que nous nous contenterions de tirer quelques frappes sur eux au passage.

— Ils vont être très déçus. Merci, lieutenant. Vous avez fait de l’excellent travail, vos gens et vous. »

L’image du lieutenant Iger s’effaçant, Geary se tourna vers Desjani et Rione et leur répéta ce qu’il venait de lui apprendre. « Vous n’aviez jamais vu de bâtiments de radoub de cette espèce ? » demanda-t-il à Desjani.

Celle-ci secoua la tête. « Uniquement dans les documents syndics portant sur la nomenclature de leurs vaisseaux. Non, je n’en ai jamais croisé un seul, et je ne crois pas non plus en avoir jamais inclus dans une simulation. »

Geary reporta le regard sur Rione : « Ce que vient de dire le lieutenant Iger vous paraît-il sensé ?

— En tant que civile ? s’enquit-elle, sardonique.

— Oui. » Et, plus capital encore, en tant que civile au bout d’un siècle de guerre. La dernière fois que Geary avait eu affaire à des civils remontait pratiquement à un siècle, avant le début de la guerre avec les Mondes syndiqués. Il avait vu ce que ces cent années de conflit avaient fait aux officiers et aux spatiaux de la flotte, et il se demandait quel effet elles avaient produit sur les civils.

Rione le fixait, l’air de se demander pourquoi il lui posait cette question. « Absolument. Autant ils aimeraient voir triompher leurs forces armées, autant ils en sont venus à haïr l’ennemi, autant leurs civils restent mal préparés pour livrer bataille. Même si quelques individus appartenant à ces équipages avaient été disposés à résister, la grande masse de leurs camarades, qui, eux, n’aspirent qu’à survivre, les aurait balayés. » Rione surprit l’expression de Desjani. « Ce ne sont pas des lâches, ajouta-t-elle glacialement. On ne peut pas exiger de gens qui ne sont ni entraînés ni endurcis mentalement pour le combat qu’ils résistent ou se battent comme des soldats. Ils sont certainement assez malins pour savoir qu’ils n’ont aucune chance contre nous. »

Desjani haussa les épaules sans cesser de regarder Geary. « Pas plus, d’ailleurs, que ces vaisseaux syndics qui foncent sur la flotte pour l’intercepter. »

Mais Geary lui répondit en secouant la tête : « Rester à bord de ces bâtiments alors qu’ils n’ont reçu aucun entraînement et n’ont aucune aptitude au combat n’aurait mené nulle part. Vous ou moi, si nous les avions soupçonnés de cette intention, nous aurions à tout le moins veillé à ce qu’ils ne soient pas capturés intacts, mais mourir pour rien ne servirait pas notre cause. » Il désigna d’un coup de menton l’hologramme qui montrait les deux cuirassés syndics piquant vers la flotte, à plusieurs heures encore du contact. « Le commandant syndic sacrifie ces vaisseaux et leur équipage parce qu’il peut le faire et que leurs spatiaux obéissent à des ordres insensés même s’ils conduisent à un pur gâchis. Puissent les vivantes étoiles m’assister si jamais je décide de gaspiller ainsi des vies pour la seule raison que ça m’est possible. »

Desjani se renfrogna légèrement et détourna le regard pour réfléchir. Pour quelqu’un à qui l’on inculquait depuis l’enfance qu’il était honorable de se battre jusqu’à la mort et qui savait qu’elle s’y résoudrait si besoin, c’était un concept difficile à assimiler. Mais elle en avait pris le parti avant même de s’engager dans la flotte et vivait avec depuis. « Oui, capitaine, finit-elle par déclarer. Je vois ce que vous voulez dire. Nous attendons de nos subordonnés qu’ils nous obéissent et, en contrepartie, ils méritent notre respect parce qu’ils consentent à suivre nos ordres jusqu’à la mort.

— Exactement. » De fait, elle avait su le formuler mieux que lui-même. Il se souvenait d’avoir entendu Desjani lui dire que son oncle lui avait proposé un poste dans son agence littéraire avant qu’elle ne s’engage dans la flotte, et il se demanda de nouveau à quoi elle ressemblerait si elle n’était pas née et n’avait pas grandi au cours d’une guerre que l’Alliance livrait déjà depuis des décennies.

« Quelque chose me reste incompréhensible, déclara Rione d’une voix empreinte d’une curiosité sincère. Vous avez vu les équipages des vaisseaux de guerre syndics que nous avions déjà mis hors de combat les abandonner, mais vous n’avez pas paru trouver cela aussi déshonorant pour eux que pour ces civils. Pourquoi ? »

Desjani fit la grimace, mais, constatant qu’elle ne se retournait pas ni même ne répondait, Geary s’en chargea pour elle : « Parce qu’ils ne l’ont fait qu’à la toute dernière minute. »

Rione le dévisagea un instant, comme pour s’assurer qu’il parlait sérieusement. « Même si cette décision était inéluctable, qu’ils aient attendu pour la prendre la rend donc moins déshonorante que s’ils avaient fui dès qu’ils auraient eu la certitude de ne pas pouvoir nous échapper ? C’est cela qui en fait la valeur ?

— Eh bien… ouais. » Geary regarda Desjani, mais elle ne semblait pas s’intéresser aux éclaircissements qu’il apportait à Victoria Rione. « Il pourrait se passer quelque chose. Un événement imprévu. Nous pourrions changer de cap. Une grosse flotte syndic risquerait d’apparaître derrière nous au point de saut, ou de surgir dans le système par le portail de l’hypernet, nous contraignant à la fuite. Il pourrait arriver quelque chose aux vaisseaux qui fondaient sur eux, de sorte qu’ils renonceraient à les poursuivre. Ou peut-être réussiraient-ils à faire fonctionner une autre arme, leur permettant alors de combattre efficacement. Un grand nombre de peut-être. Si bien qu’on attend le plus longtemps possible, juste au cas où.

— Au cas où un miracle se produirait ? s’enquit Rione.

— Plus ou moins. Ouais. Parce que ça arrive. Parfois. Pourvu qu’on continue à se battre ou qu’on soit prêt à le faire même quand la situation semble désespérée. »

Rione le fixa en plissant le front puis baissa un instant les yeux pour réfléchir. « Oui, finit-elle par reconnaître. Il arrive parfois qu’un miracle se produise. Tant qu’on ne renonce pas et qu’il reste de l’espoir. Je peux comprendre. Mais à quel moment de cette attente passe-t-on de la bravoure inspirée par l’espoir à la folie suicidaire ? »

Comment répondre à cette question ? « Tout dépend », lâcha Geary.

La coprésidente Rione releva les yeux pour le fixer. « Et le travail du commandant en chef consiste à évaluer la situation pour tenter de décider s’il est encore sensé ou démentiel d’attendre qu’un miracle intervienne ? »

Geary répugnait à raisonner en ces termes, mais… « Ouais. Il faut croire. »

Le sourire de Rione lui fit l’impression d’être quelque peu ironique. « Comme de retourner à Lakota au lieu de fuir en traversant Ixion ou d’essayer d’y combattre, par exemple ? J’espère que votre jugement restera aussi sûr à l’avenir, capitaine Geary. Vous semblez avoir le don de flairer les miracles. »

Pas bien certain de la manière dont il devait répondre, il se contenta de hocher la tête puis se retourna de nouveau, non sans remarquer que Desjani semblait légèrement décontenancée. « Que se passe-t-il ? »

Elle secoua la tête. « Rien, capitaine.

— Mon œil ! Y a-t-il quelque chose que j’ignore ?

— Non, capitaine, répéta-t-elle avec une grimace agacée avant de poursuivre à voix basse : C’est juste que… je m’étonne de tomber d’accord sur un point avec la coprésidente, capitaine.

— Vous êtes aussi cinglées l’une que l’autre. »

Desjani sourit.

« Réactualisation des données sur les vaisseaux de guerre de la Flottille sacrifiée », annonça une vigie des opérations.

Geary consulta son écran. Des quatre cuirassés syndics soumis à des réparations extensives, un seul donnait des signes de réactivation partielle de son armement. Les systèmes des autres étaient visiblement trop endommagés ou démantelés pour qu’on pût les remettre en ligne à si court terme. Des sept croiseurs de combat de la formation, deux seulement témoignaient du rechargement de certaines de leurs lances de l’enfer. Les douze croiseurs lourds ne semblaient que marginalement en meilleur état, puisqu’ils n’étaient que cinq à montrer des signes de réactivation de leurs armes.

Un des croiseurs de combat, dont les unités de propulsion semblaient moins endommagées que celles de ses camarades, avait entrepris d’accélérer à une allure douloureusement poussive. « Fuirait-il ? » se demanda Desjani, dont les doigts volaient déjà sur sa console comme pour vérifier quelque chose. « Pas sur ce vecteur, en tout cas. Il s’efforce de rejoindre les autres vaisseaux endommagés qui se reforment devant la Flottille sacrifiée. »

Manifestement, les Syndics comptaient toujours sur un miracle qui interdirait à la flotte de l’Alliance d’anéantir toutes leurs principales unités combattantes à sa portée.

Une diode d’alarme se mit à clignoter sur l’écran de Geary, attirant son attention. « Le système de combat automatisé recommande une salve de cailloux sur la Flottille sacrifiée.

— Des projectiles cinétiques sur des vaisseaux ? Ces bâtiments sont trop endommagés pour manœuvrer sérieusement, mais esquiver des cailloux arrivant de très loin ne leur serait guère difficile. » Desjani fit la grimace en vérifiant par elle-même. « Il nous faudrait balancer une bonne partie de nos réserves de projectiles cinétiques pour avoir une petite chance de faire mouche.

— Ça ne vaut pas le coup, à mon avis, déclara Geary. Eh, et pour l’Audacieux ?

— La salve recommandée éviterait de frapper la carcasse de l’Audacieux tant qu’il ne manœuvrerait pas. Ce qui pourrait se faire si ses remorqueurs l’arrachaient à sa trajectoire actuelle pour le précipiter sur la route d’un de ces cailloux. » Desjani secoua la tête. « Et que se passerait-il si l’un des débris consécutifs à ces frappes heurtait les bâtiments de radoub que nous voulons piller ? Seule une intelligence artificielle pourrait y voir une option acceptable. Je répondrais volontiers “Renoncez à cette option” au lieu de “Recommandation prise en considération” au système de combat, sinon il s’efforcera de la peaufiner et vous importunera sans cesse avec des alarmes réactualisées.

— Excellente idée. » Geary frappa les touches adéquates en espérant que l’ordre d’annuler la recommandation opérerait, car les systèmes automatisés avaient tendance à ignorer de telles instructions pour tenter avec insistance d’imposer des propositions qu’on les avait priés d’oublier. Encore un autre cas où leur comportement se montrait un peu trop humain. « Quelqu’un aurait-il une idée de ce qui a pu provoquer ce gros trou dans la carcasse de l’Audacieux ? Comme si quelque chose avait explosé à l’intérieur. »

Desjani ne jeta qu’un bref coup d’œil à son écran. « L’autodestruction de son projecteur de champs de nullité. Les Syndics n’en disposent pas encore, de sorte qu’ils sont équipés d’un dispositif d’autodestruction plusieurs fois redondant. Nous ne tenons pas à ce qu’ils tombent entre les mains de l’ennemi.

— Est-il arrivé qu’ils s’autodétruisent quand ils n’étaient pas censés le faire ?

— Pas à ma connaissance. Le service de conception des armements nous a affirmé que ça ne pouvait pas se produire, si bien que nous ne nous en inquiétons pas. » Desjani s’exprimait apparemment avec le plus grand sérieux, mais elle ne pouvait s’interdire de sourire à l’absurdité de sa propre réponse. Si les affirmations du service de conception des armements relevaient censément du factuel, les spatiaux apprenaient vite, par expérience, à les regarder comme de pures divagations, du moins tant que la réalité n’en avait pas apporté la confirmation.

Geary réussit tout juste à se retenir de rire. « Bien sûr que non. » Sa diode d’alerte carillonna, lui signalant l’arrivée du plan du colonel Carabali. Il le parcourut, tout en jetant à la dérobée des coups d’œil à son hologramme pour s’assurer qu’il ne se produisait rien d’inattendu. Le plan de l’infanterie spatiale était d’une relative simplicité : il prévoyait que des détachements des quatre cuirassés escortant les auxiliaires de l’Alliance (qui piquaient droit sur la Flottille sacrifiée dont faisait partie l’Audacieux) attaqueraient ce vaisseau avec toutes les navettes disponibles de ces bâtiments et de celui de Cresida. En outre, chaque équipe de débarquement envoyée par un auxiliaire serait accompagnée d’une simple section d’assaut de fusiliers, chargés d’inspecter, sur les bâtiments de radoub, la présence de pièges éventuels ou de quelques fanatiques syndics prêts à mourir en combattant.

Il s’interrompit pour réévaluer la situation. « Je n’avais pas remarqué que les Syndics avaient évacué l’Audacieux », déclara-t-il à Desjani.

Elle vérifia sur son écran, tapa quelques touches pour revenir en arrière puis hocha la tête. « Ils ont dégagé pendant que les autres Syndics s’expulsaient des bâtiments de radoub. C’est pour cela que nous ne l’avons pas remarqué, mais on s’en rend parfaitement compte en revenant en arrière. Les relevés de l’Audacieux ne signalent aucun changement : ils ne l’ont donc pas vidé de son atmosphère, ni rien de ce genre.

— Espérons que ça nous simplifiera la tâche. » Geary donna son approbation au plan et le renvoya. Même s’il avait dit aux fusiliers qu’ils n’avaient nullement besoin d’attendre son accord, un document officiel et une trace écrite suffisaient d’ordinaire à satisfaire les gens.

Dix minutes plus tard, alors qu’il attendait l’irruption imminente de la flotte qui les poursuivait et qu’une tension croissante lui pressurait chaque seconde davantage le crâne, Geary reçut un autre message d’alerte, assorti cette fois d’un avertissement de haute priorité. Il eut le plus grand mal à réprimer un grognement en identifiant son expéditeur : le capitaine Casia du Conquérant, un des officiers supérieurs les plus ouvertement rétifs auxquels il avait eu affaire jusque-là. Mais peut-être était-ce d’une importance légitime. Peu vraisemblable, sans doute, venant de Casia, mais il ne pouvait pas prendre le risque de l’ignorer. Il accepta la communication et une fenêtre s’ouvrit, encadrant le visage de Casia. « Capitaine Geary, déclara lourdement l’officier, on vient de m’apprendre que les fusiliers affectés à mon vaisseau participeront à une opération destinée à sauver de présumés prisonniers de l’Alliance détenus par les Syndics sur l’épave de l’Audacieux. »

Geary jeta un coup d’œil à la position du Conquérant : à dix secondes-lumière de là. Délai pas trop exaspérant en termes de communication, mais c’était la conversation elle-même qui menaçait de prendre ce tour. « C’est exact, capitaine Casia », répondit-il sur un ton officiel, avant d’attendre que l’autre se décide enfin à lui exposer son problème.

« On m’a aussi informé que la flotte ne superviserait pas ces fusiliers », gronda Casia.

Geary lui jeta un regard perplexe. « C’est faux, capitaine Casia. Je commande au colonel Carabali qui, à son tour, dirige les fusiliers en se pliant à mes ordres. »

L’image de Casia s’était encore rembrunie quand sa réponse lui parvint vingt secondes plus tard. « Sans doute surveillait-on les fusiliers de manière plus laxiste avant la guerre. Je parle de cette coutume, routinière, où des officiers de la flotte supervisent directement les officiers et les troupes menant une opération d’abordage.

— Quoi ? » Les systèmes de commande et de contrôle permettaient certes à de hauts gradés de voir et d’entendre ce que faisaient les fusiliers en cuirasse de combat, pratique que Geary trouvait parfois utile mais en quoi il voyait le plus souvent une dangereuse distraction. Il coupa le son du système de communication et pivota légèrement sur son siège pour fixer Desjani. « Capitaine Desjani, est-il vrai que les officiers de la flotte épient de façon routinière les fusiliers engagés dans des opérations d’abordage ? »

Desjani leva les yeux au ciel d’exaspération : « Qui a amené ce sujet sur le tapis ?

— Le capitaine Casia.

— Ça ne m’étonne pas. Capitaine », ajouta-t-elle précipitamment comme si elle se rappelait brusquement qu’elle discutait de ce problème avec le commandant de sa flotte. Elle soupira, passa la main dans ses cheveux puis poursuivit sur un ton monocorde : « C’est une routine depuis que je suis dans la flotte.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on craignait que les fusiliers qui montaient à l’abordage n’appuient sur les mauvais boutons et n’endommagent ou ne fassent exploser des équipements essentiels, dont le vaisseau lui-même.

— Est-ce que je me trompe si j’affirme qu’ils ont l’ordre de n’appuyer sur un bouton qu’en connaissance de cause ? »

Desjani haussa les épaules. « Bien sûr qu’ils en ont l’ordre, capitaine. Mais ce sont des fantassins. »

C’était un bon point, dut reconnaître Geary. Après des siècles de progrès technologique, il restait encore à l’humanité à fabriquer une simple pièce d’équipement qui fût à l’épreuve des fusiliers ou, par le fait, des spatiaux. C’était même l’une des principales raisons pour lesquelles les sous-officiers et sergents appartenant aux fusiliers de la flotte n’avaient pas à craindre d’être mis sur la touche, puisque l’une de leurs fonctions de base était encore de beugler à leurs cadets, quand c’était nécessaire : « Ne touchez pas à ça avant que je vous en aie donné l’ordre ! » Mais, dans la mesure où les fusiliers avaient des sergents, Geary voyait mal pour quelle raison des officiers de la flotte les épieraient par le truchement du système de commande et de contrôle. « À quel échelon, ces officiers ? demanda-t-il. Ceux qui sont autorisés à les surveiller ?

— Les commandants de vaisseau, répondit Desjani d’une voix toujours aussi monocorde.

— Vous voulez rire ?

— Non, capitaine.

— Et qui est censé commander le vaisseau pendant qu’ils surveillent les sous-offs des fusiliers ? »

Les lèvres de Desjani esquissèrent un sourire amer. « J’ai posé la même question à l’amiral Bloch la dernière fois qu’on m’a ordonné de me percher sur l’épaule d’un sous-lieutenant de l’infanterie qui abordait un vaisseau syndic avec son peloton. L’amiral Bloch m’a affirmé qu’il faisait entièrement confiance à mon expérience et à mes capacités pour mener ces deux activités de front. »

Geary, une fois de plus, ressentit une manière de soulagement teinté de remords à l’idée que l’amiral Bloch eût trouvé la mort avant que lui-même n’eût été officiellement appelé à servir sous ses ordres. « Je crois pouvoir vous fournir la réponse à cette question, mais, vous-même, personnellement, voyez-vous une bonne raison de le faire ? »

Nouveau haussement d’épaules. « On peut toujours en trouver, comme d’ailleurs des raisons de s’en abstenir. Je ne le ferais pas de mon plein gré, capitaine.

— C’est bien ce que je me disais. Moi non plus. » Geary se retourna, remit le son et décocha à Casia un regard grave mais neutre. « Merci d’avoir porté cette information à mon attention. Je vais m’assurer que les fusiliers seront conscients de la nécessité de consulter les officiers de la flotte avant d’entreprendre une action qui pourrait compromettre la sauvegarde ou la sécurité du vaisseau qu’ils abordent. »

Vingt et quelques secondes s’écoulèrent encore et le froncement de sourcils de Casia, toujours aussi accentué, s’assortissait désormais d’un visage légèrement empourpré. « Il y a d’excellentes raisons à ces mesures, capitaine Geary. L’incapacité à se plier à l’expérience de la guerre pourrait avoir des conséquences funestes pour ces prisonniers que nous espérons libérer. »

Pointe empoisonnée, se dit Geary, et parmi les plus acérées qu’on lui eût plantées dans le cuir depuis un bon moment. C’était vrai d’une certaine façon, puisqu’il n’avait pas de la guerre une expérience aussi longue que les autres officiers de la flotte. Mais c’était également faux, car lui n’en avait pas retenu des enseignements fallacieux. S’il avait une certitude, c’était que les officiers supérieurs n’avaient rigoureusement rien à faire sur le dos de sous-offs s’efforçant d’effectuer leur travail. « Je vous remercie de vos éclaircissements, capitaine Casia, déclara-t-il d’une voix égale. Nous leur accorderons toute notre considération et nous prendrons toutes les dispositions qui nous sembleront appropriées. » Sans doute l’expérience de la paix est-elle différente de celle de la guerre, mais elle lui avait appris à dire « Fichez-moi la paix ! » d’une manière aussi parfaitement courtoise que professionnelle.

À voir l’expression de Casia moins d’une demi-minute plus tard, l’officier n’avait eu aucun mal à saisir le sous-entendu. « Après le désastre qu’a connu cette flotte lors de notre dernier passage à Lakota… »

Geary usa de son autorité de commandant de la flotte pour couper le son. S’il continuait d’écouter Casia, il allait piquer une crise et il ne tenait pas à ce que la colère obscurcît son jugement. Non sans regretter, l’espace d’un instant, que le capitaine Casia ne disposât pas de son propre bouton « option repoussée », il s’exprima d’une voix dure : « Si vous souhaitez être relevé de votre commandement avant le combat, capitaine Casia, vous pouvez encore transmettre votre dernier message. Ou bien cesser d’enfoncer une porte ouverte et vous atteler à votre travail. Si vous tenez à ce que nous ayons un entretien personnel après cet engagement pour discuter de la chaîne de commandement de la flotte et de la place que vous y occupez, je serai ravi de vous satisfaire. Soyez assuré que les fusiliers sont supervisés avec la plus extrême compétence et que vos inquiétudes ont été entendues. Fin de la transmission », ajouta-t-il avant de couper le contact avec le Conquérant.

Le capitaine Desjani se livrait à une excellente imitation d’un officier parfaitement inconscient du mécontentement de son supérieur hiérarchique. Sur toute la passerelle de l’Indomptable, le personnel observait la même attitude avec plus ou moins de succès. Il n’avait sans doute rien entendu de ce qu’avait dit Geary à l’intérieur du champ d’insonorisation qui conférait la plus grande intimité à ses conversations avec les autres vaisseaux, mais tout jeune officier apprend très vite l’art essentiel de percer l’humeur de son supérieur grâce à des indices tacites, tels que le langage du corps.

Geary fulmina encore un moment puis prit une profonde inspiration et appela le colonel Carabali, qui le scruta d’un œil circonspect. « Colonel, je présume qu’un contrôle direct exercé par des commandants de vaisseau sur vos hommes montant à l’abordage de l’Audacieux vous paraîtrait une distraction malvenue.

— C’est une supposition parfaitement fondée, capitaine Geary, convint le colonel des fusiliers.

— J’imagine aussi que vos officiers et sous-officiers sont capables d’empêcher vos hommes d’appuyer au hasard ou par inadvertance sur des boutons qui déclencheraient la surcharge du réacteur de l’Audacieux.

— Oui, capitaine.

— Et que, si un fusilier a besoin d’instructions ou de conseils du personnel de la flotte sur la façon de manipuler ce qui se trouve à bord de l’Audacieux, il saura et pourra les demander à qui de droit.

— Oui, capitaine.

— En résumé, colonel, je présume que vos fusiliers ont tout à la fois l’expérience, l’entraînement et l’intelligence de mener leur tâche à bien sans le concours des commandants de vaisseau.

— Oui, capitaine.

— Parfait. » Geary sentit qu’il se détendait, tandis que Carabali le fixait comme si elle s’efforçait de déceler un traquenard. « J’aimerais que vous m’aidiez à corroborer la véracité de mes présomptions. Si vos troupes pouvaient reprendre l’Audacieux sans rien faire sauter ni le vider de son atmosphère, je serais en mesure d’apporter une preuve concrète de leur aptitude à opérer efficacement sans que des officiers supérieurs de la flotte ne leur soufflent dans le cou. »

Le colonel Carabali hocha la tête : « Bien entendu, capitaine. Il n’y aura aucun déboire.

— Bon sang, colonel, toute opération a ses déboires. Efforçons-nous de les contenir dans la limite du raisonnable. »

Carabali finit par sourire avant de saluer. « Oui, capitaine. Je ferai part à mes gens de la confiance que vous leur accordez et je ne manquerai pas de mettre l’accent sur la nécessité de demander des conseils en cas de doute.

— Et d’éviter d’appuyer sur des boutons bizarres, ne put s’empêcher d’ajouter Geary.

— Absolument, capitaine. Parce que nous allons arraisonner un vaisseau où sont vraisemblablement détenus de nombreux prisonniers de guerre de l’Alliance, j’ai ordonné à mes chefs de peloton et de section d’exercer la plus ferme discipline de feu. Ils ne tireront sur rien ni personne avant d’être sûrs qu’il s’agit bien de l’ennemi.

— Excellente idée.

— Et ce sont tous des volontaires, ajouta le colonel. Puisqu’il y a de bonnes chances que les Syndics aient piégé le vaisseau de manière à faire sauter son réacteur dès que notre section d’assaut sera montée à bord. »

À cette perspective, Geary sentit ses mâchoires se crisper. « Je ne saurais vous dire à quel point j’apprécie leur désir de participer à cette opération en dépit de ce risque, colonel. J’ai prévenu les Syndics contre toute tentative de cette espèce, et ils sont avertis de ce qui les attendrait s’ils s’y aventuraient. Leurs modules de survie sont incapables de distancer nos vaisseaux. »

Le colonel des fusiliers sourit d’une oreille à l’autre. « Merci, capitaine.

— C’est moi qui vous remercie, colonel. S’il se produit une modification sensible de votre plan, faites-le-moi savoir. » L’image de Carabali disparut et Geary se rejeta en arrière en soupirant.

« Une autre crise conjurée ? s’enquit Rione.

— Traitée, à tout le moins, répondit Geary. Avez-vous appris quelque chose que je devrais savoir ? »

Elle lui jeta un regard de travers, consciente qu’il faisait allusion à ses espions dans la flotte. « Rien qui ne puisse attendre. » Elle hésita un instant puis se leva et se rapprocha pour lui parler à voix basse. « Seuls quelques-uns de mes agents ont pu me faire parvenir un bref compte rendu. Vos adversaires attendent manifestement de voir ce qui va se passer pour préparer leurs prochains coups.

— Merci. Qu’en pensez-vous ? Que vous semble ?

— Vous voulez mon avis ? s’enquit froidement Rione. Pourquoi ne pas poser de nouveau la question au commandant de votre vaisseau amiral ? »

Oh, pour l’amour de mes ancêtres ! « Je l’interroge sur les opérations de la flotte. Quel mal y a-t-il à cela ?

— Aucun, bien sûr, répliqua Rione sur un ton qui démentait ses paroles, avant de répondre dans la foulée à la question antérieure. Vos ennemis au sein de la flotte se tiennent tranquilles. Ils patientent. Ils n’agiront que quand la situation dans ce système stellaire sera éclaircie, de peur de permettre aux Syndics de nous tendre un dangereux traquenard. »

Geary hocha la tête mais garda ses pensées pour lui. Si j’échoue, ils auront ce dont ils ont besoin pour obtenir mon remplacement à la tête de la flotte. Cela dit, si ça devait se produire, il ne resterait vraisemblablement plus grand-chose à commander. Et aucun, apparemment, ne tient à triompher de la présence syndic dans ce système.

Son regard se reporta sur l’hologramme pour de nouveau chercher ce qui aurait dû s’y trouver. Toujours aucune trace de la flotte syndic qui les poursuivait et aurait déjà dû émerger au point de saut pour Ixion. Les doigts de Geary pianotaient fébrilement sur le bras de son fauteuil de commandement. Pourquoi n’était-elle pas encore apparue ? La flotte de l’Alliance était déjà depuis deux heures dans ce système stellaire. Chaque minute supplémentaire était sans doute un cadeau du ciel, mais il se méfiait des cadeaux qui vous tombent dessus pour des raisons incompréhensibles. Alors qu’il avait fait part à Rione de son espoir d’un répit de trois heures et qu’il avait même prié dans ce sens, il évaluait en fait à moins de deux heures le délai avant l’irruption des éléments de tête de la flotte syndic. Même en tenant compte du battement qu’il lui faudrait pour se réorganiser et faire volte-face à Ixion dès qu’elle découvrirait que la flotte de l’Alliance avait de nouveau sauté vers Lakota, une flottille d’une taille substantielle aurait déjà dû s’y montrer.

Un autre message hautement prioritaire lui parvint, provenant cette fois de l’Ocréa, à trente secondes-lumière de distance, ce qui impliquait un échange sans doute fort lent mais pas intolérable. Geary se demanda pourquoi le croiseur lourd l’appelait puis se rappela qu’il lui avait ordonné de recueillir et d’interroger des Syndics. « Ici Geary. Ont-ils parlé ? »

Le commandant de l’Ocréa hocha la tête. « Au moins l’un d’eux. La plupart se sont contentés de ressasser les absurdités syndics ordinaires, selon lesquelles être un citoyen des Mondes syndiqués reste un privilège. Mais un officier a manifestement décidé qu’il était impossible de détruire cette flotte et que tous ceux qui s’y efforceraient iraient contre la volonté des vivantes étoiles. Il vide son sac et dit tout ce qu’il sait, probablement en se persuadant que c’est le seul moyen de se racheter du péché qu’il a commis en nous attaquant. » Il s’interrompit pour guetter la réaction de Geary.

« Cette attitude me plaît », fit observer ce dernier.

Le commandant de l’Ocréa opina une minute plus tard. « À moi aussi, capitaine. Ce spatial syndic ne savait pas grand-chose, mais au moins que nous avons détruit leur navire amiral avant de sauter pour Ixion. Leur commandant en chef le plus élevé en grade ne s’en est pas tiré, et les deux officiers d’un rang inférieur mais équivalent qui sont désormais à leur tête se disputent le commandement de la flotte qui nous a poursuivis à Ixion. Notre informateur ne se le rappelle pas précisément, mais il pense que ça s’est passé il y a au moins quatre heures. Peut-être même un peu plus de cinq, alors que la flottille syndic d’ici ne réagit toujours pas. » Il attendit la réponse de Geary.

« Au moins quatre heures ? » Certes, il avait pris pour cible le centre de la flottille syndic dans cet espoir, mais, jusque-là, il ne savait pas qu’il avait réussi. « Votre bonhomme en est certain ?

— Oui, capitaine. Hélas, il ne peut nous fournir aucun détail précis sur l’effectif de la flotte qui nous a suivis à Ixion, sinon qu’elle est « grosse ». La seule autre information utile dont il semble se souvenir, c’est qu’on a ordonné à certains des vaisseaux syndics les plus gravement endommagés abandonnés à Lakota de transférer quelques-uns de leurs spatiaux sur les bâtiments qui nous traquent. Sans doute pour pallier les pertes subies au combat, croit-il savoir. Mais il a ajouté que beaucoup de leurs vaisseaux manquaient ces derniers temps de personnel qualifié. Les Syndics ont l’air d’avoir perdu un nombre plus important que d’ordinaire de spatiaux entraînés ; davantage, en tout cas, que ne pourra en remplacer leur pipeline. » Cette fois, le commandant de l’Ocréa sourit avec satisfaction.

« Beau travail, déclara Geary avec la plus grande sincérité. Croyez-vous qu’il vaille la peine de conserver certains de nos prisonniers pour les transférer sur un vaisseau doté de méthodes d’interrogatoire plus sophistiquées ?

— J’en doute réellement, capitaine. Même celui-là, qui a pourtant déballé à peu près tout ce qu’il pouvait, ne sait rien de plus que ce que je viens de vous apprendre. À mon avis, ça ne vaut pas le coup de les garder à bord. » Le commandant de l’Ocréa parut soudain frappé par une idée inattendue. « Nous ferions mieux de les remettre dans leurs capsules de survie et de les larguer. C’est ce que nous avons d’ailleurs fait récemment avec d’autres, n’est-ce pas ? »

Geary hocha la tête en s’efforçant de dissimuler son soulagement. Il n’y a pas si longtemps, le commandant de l’Ocréa, comme ses autres officiers, aurait tout bonnement rendu les prisonniers syndics à l’espace, du moins si traiter avec eux lui avait paru trop difficile. Qu’il eût spontanément suggéré d’en débarrasser la flotte en recourant à une solution plus humaine était un bon signe : le signe que la notion d’honneur recouvrait peu à peu son sens initial.

L’officier sourit : « Y aurait-il un message des vivantes étoiles que nous pourrions retransmettre à ce type pour qu’il le diffuse largement ? »

Geary faillit sauter sur l’occasion puis se ravisa. Ça lui semblait mal, d’une façon indéfinissable, comme si quelqu’un lui donnait un avertissement qu’il ne pouvait ni voir ni entendre, seulement sentir. « Ce ne serait peut-être pas une très bonne idée. Il peut toujours répandre ses conceptions personnelles, mais je ne voudrais pas offenser les vivantes étoiles en prétendant parler en leur nom. »

Le sourire du commandant de l’Ocréa s’effaça. « Je ne suggérais pas un sacrilège, capitaine.

— Je sais. Mais ce que nous trouvons bon ne trouve peut-être pas grâce à leurs yeux. D’accord ? Mieux vaut prévenir que guérir.

— En effet. » Le commandant de l’Ocréa hocha encore la tête. « Nous semblons jouir de leurs faveurs pour l’instant, et je ne voudrais pas nous les mettre à dos. Merci, capitaine. Nous larguerons les modules de survie syndics dans les dix minutes qui viennent…

— Ça me paraît bien. Merci pour votre excellent boulot. »

La fenêtre du commandant de l’Ocréa se refermant, Geary se retourna vers Desjani et Rione pour leur annoncer ces nouvelles avant de leur en donner son interprétation personnelle : « Les deux commandants en chef rescapés tiennent l’un et l’autre à s’attribuer le mérite de la destruction de notre flotte à Ixion, aussi passent-ils des heures à se disputer le commandement. Les Syndics n’ont-ils pas comme nous une échelle hiérarchique basée sur le grade et l’ancienneté, coprésidente Rione ? »

Elle secoua la tête. « L’échelon de leurs commandants en chef est à cheval sur les deux hiérarchies civile et militaire. Il est partiellement déterminé par leur grade, mais aussi par leur influence politique.

— Seriez-vous en train de me dire que leur chaîne de commandement ressemble… (Geary jeta à Desjani un regard d’excuse) ressemble à ce qu’était cette flotte ? Je me serais attendu de la part des Syndics à une structure plus rigide. Tout ce que j’ai pu en voir le donnait à penser.

— Jusqu’à un certain point, expliqua patiemment Rione, non sans constater avec amusement l’embarras de Desjani. Tous ceux dont le grade est inférieur à celui de commandant en chef ont intérêt à obéir sans faire de vagues. Mais, une fois qu’un officier atteint cet échelon, on dégaine les couteaux. Parmi leurs commandants en chef règne une constante rivalité pour obtenir une affectation et un grade plus élevés, rivalité culminant chez ceux qui conspirent pour entrer au Conseil exécutif, à coups de tapes ou de poignards dans le dos.

— Guère différent de ce que font nos politiciens », marmotta Desjani comme si elle se parlait à elle-même, mais d’une voix assez sonore pour que Rione l’eût entendue.

Mais cette dernière se contenta d’un sourire glacial, sans lâcher Geary des yeux. « Le commandant en chef qui pourra s’attribuer le mérite de votre mort sera en bonne voie pour entrer au Conseil exécutif, reprit-elle. Rien d’étonnant si ces deux survivants de la flottille syndic perdent un temps précieux à s’en disputer le commandement. Contrairement à ce que pense le prisonnier de l’Ocréa, ils n’en discutent probablement pas entre eux, mais ils s’efforcent, chacun de leur côté, de persuader les commandants que les ordres et le règlement en vigueur le leur confèrent d’autorité. Ces commandants n’accepteraient que terrifiés d’obéir aux ordres d’un individu qui ne jouirait pas d’une bonne justification bureaucratique les autorisant à prétendre qu’ils n’avaient pas le choix.

— Rien à voir avec notre flotte, donc », fit remarquer Geary. Celle de l’Alliance s’était cherché un chef après la mort de l’amiral Bloch, tandis que la flottille syndic tentait de se mettre d’accord sur les stipulations du règlement. Si la flotte de l’Alliance s’était tout simplement pliée au règlement, son autorité de commandant en chef n’aurait pu être mise en cause, puisque son ancienneté dans le grade de capitaine remontait à un siècle et au jour où il avait reçu sa promotion « posthume », antérieure donc de plusieurs décennies à celle dont pouvait se targuer tout autre officier. Mais on n’avait aucune peine à imaginer que les autres problèmes soulevés par des commandants en chef craignant de l’enfreindre auraient pu aisément déséquilibrer les plateaux de la balance. « Nous avons joué de bonheur et gagné ainsi quelque quatre heures de répit, voire davantage, dans la chasse que nous livre la flottille syndic.

— Nous n’avons pas “joué de bonheur”, capitaine, se rebella Desjani. Vous avez vous-même dirigé la première attaque sur la formation Syndic en visant la position où, selon vous, devait se trouver son vaisseau amiral.

— N’oubliez pas que l’individu qui commandait aux vaisseaux syndics abandonnés à Lakota est aussi celui qui a perdu le combat pour le commandement de la flotte syndic lancée à nos trousses. Cela pourrait influer sur leur manière de réagir à la présence de la flotte.

— Bien vu, lâcha Geary. Mais comment est-ce que ça influencerait ce commandant ?

— Tout ce qui se passe actuellement arrive par la faute de cet officier qui a pris le commandement général et s’est lancé à nos trousses. Tous deux voulaient s’emparer de l’autorité pour s’attribuer le mérite de la destruction de la flotte, mais, maintenant, ils se retrouvent en position de recevoir un blâme. Quand cette flotte reviendra à Lakota, son commandant en chef sera avide de nous porter un coup assez sérieux pour contrebalancer ce que vous avez fait ici. »

Quatre heures au moins. Les muscles noués du dos de Geary se détendirent légèrement.

Ses vaisseaux pouvaient causer de gros dommages en quatre heures.

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