Les événements se précipitent par terre). Tout de suite après que M. Antidémoc, l'ambassadeur, a obtenu : primo le ministère des Affaires étrangères, deuxio de : celui-ci qu'il envoie une note virulente au gouvernement rondubrazien pour protester contre son coup de main, v'là-t-il point que la radio annonce que la révolution vient d'éclater. L'ingénieur Ducon Aveccédille, chef de la station passe un disque de fusillade (le même qui sert à illustrer de façon sonore tous les changements de régime). Puis le speaker raconte comme quoi les insurgés se rassemblent place de la Nation pour marcher sur la présidence (et éventuellement sur le président).
Dès lors, désireux d'opérer une manœuvre de diversion, le président Carlos Chienli a ordonné que la révolutionnaire Bertaga Berruros soit immédiatement passée par les armes dans la cour de la prison Piccolina Roquette, en vertu du fait que l'article 69 deux fois de la Constitution, lui accorde le droit de juger lui-même les inculpés politiques dans les périodes de troubles et qu'il vient de condamner celle-ci à mort à l'unanimité. Aux dires de l'ambassadeur français, le président Carlos Chienli est un homme énergique qui est toujours de son avis et ne s'en cache pas. Il sera plus dur à renverser que le pot de chambre de votre mère-grand. L'audace avec laquelle il a ordonné à ses gardes d'investir l'ambassade de France en est la preuve.
— Seigneur ! gémit la Vieillesse, il faut empêcher cela !
— Et que voulez-vous que je fasse ? riposte Son Excellence (qui en a d'excellentes).
Il s'est mépris sur l'invocation de Pinuche, ce qui est assez légitime de la part d'un type dont les aïeux ont délivré le Saint Prépuce en compagnie de Chaud-Froid de Bouillon (Kubb).
— La sentence est peut-être déjà exécutée, reprend M. Antidémoc.
Il consulte sa montre.
— Pas tout à fait pourtant, rectifie-t-il, car il faut le temps aux actualités télévisées de se rendre là-bas et de mettre leur matériel en batterie. Ici les exécutions capitales sont toujours retransmises en direct, sauf lorsqu'il y a un match de football au programme.
— Vous me connaissez ? Je suis the man of the décisions promptes.
— La prison Piccolina Roquette est à combien d'ici ?
— Une vingtaine de kilomètres environ, répond le diplomate.
— Allons-y ! Vous avez une voiture diplomatique, je suppose ?
— Oui, l'ai une Rolls rose transformée, rétorque Antidémoc.
— Dépêchons-nous.
Il hésite, mais chez les laquais d'Orsay, le devoir avant tout.
— Soit ! accepte l'Excellence. J'ignore par exemple ce qui est advenu de mon chauffeur.
— Ne vous inquiétez pas, monsieur l'ambassadeur, je conduirai.
— En ce cas, partons ! Le temps de prévenir mon épouse…
— Puis-je vous prier de lui confier la garde de l'enfant qui nous accompagne ? Cette petite a besoin d'un bon bain, d'un bon repas et de repos…
— Elle jouera avec mes enfants, s'attendrit le diplomate. (qui n'est pas un voltigeur).
Il entraîne Marie-Marie dans ses appartements particuliers. Faut croire que la pauvre môme a son taf de fatigue car, pour une fois, elle se laisse embarquer, sans maudire. Malgré mes exhortations, Ibernacion insiste pour nous accompagner et, cinq minutes plus tard, à bord d'une Rolls rose décapotable, nous fonçons sur la route de Monte-Faucone en direction de la prison où le surprenant destin de Berthe Bérurier est en train de se jouer.
La radio du tableau de bord diffuse des hymnes nationaux pour doper le moral du peuple.
Nous entendons tour à tour Matinals Cha Chatis, Carmagnole Mambo et enfin le Boléro de l'indépendance.
Le commentateur déclare alors que les agitateurs ayant ordonné le rassemblement des révolutionnaires viennent d'ordonner leur dispersion provisoire afin qu'ils puissent voir l'exécution de la grande Bertaga sur leur poste de téloche.
— Vous voyez que j'avais raison ! note l'Excellence. Ce Carlos Chienli est un manœuvrier de grande classe puisque par cette exécution brusquée il annule la marche sur le palais gouvernemental et supprime l'égérie de ses adversaires. Le triste hongre est capable de s'accrocher encore. Vous verrez qu'il décidera un plébiscite comme d'habitude. Le dernier était un chef d'œuvre du genre puisqu'il était ainsi libellé. Voulez-vous que je reste, ou préférez-vous que je ne parte pas. Le populo n'y a rien compris et il a eu 112,08 pour cent de majorité !
Je champignonne à outrance. La route non goudronnée fume blanc sur notre passage. Arriverons-nous trop tard ? Et sinon, quelle intervention pourrons-nous opérer ? Un ambassadeur étranger, fut-il celui de la France exemplaire, n'a pas qualité pour faire surseoir à une exécution capitale, quand bien même cette dernière résulterait d'une erreur judiciaire — plus capitale encore !
Pauvre chère grosse Berthe, victime innocente du plus farfelu des hasards ! Enlevée en plein Paname, alors qu'elle venait gentiment de se faire pétrir la mollasse chez son Alfred. Puis fusillée comme un yapatta de légende dans un état de la Sud-Amérique. Et son Gravos, dites ? Perdu chez les réducteurs de têtes ! Rongé par sa cure amaigrissante, ennobli par la parfaite réussite de sa mission, le voici sans doute à jamais disparu…
Certes, les deux époux martyrs seront cités à l'ordre de la Natation. Certes, une plaque apposée sur leur immeuble commémorera leur sacrifice héroïque. Certes, on décorera le Valeureux à titre posthume, il n'empêche que ce ménage ne sera plus là et que Paris en sera un peu plus orphelin. Le sort cruel, le sort funeste impitoyable et sardonique aura voulu qu'ils aillent dépérir et périr sur le même sol lointain en prenant pour s'y rendre des routes différentes. Ces routes, mes amis, ne sont-elles pas les fameux chemins de la Providence dont parle l'écriture ? Franchement, je serais tenté de le croire.
Assise à mon côté, Ibernacion caresse doucement ma jambe droite. Elle me redonne courage. Ce qu'il y a de consolant en ce monde, c'est qu'on y fait de belles rencontres, les gras, pardon, je veux dire : les gars !
— Nous approchons ! fait l'ambassadeur ; encore quatre kilomètres. Cela dit, mes chers amis, je me demande ce que je vais dire à ces énergumènes…
— La vérité, Excellence ! riposté-je noblement.
— A condition qu'ils veuillent bien l'entendre, soupire Antidémoc. Maintenant que l'exécution a été programmée à la tévé, jamais le directeur des programmes n'admettra qu'elle n'ait pas lieu : il se ferait lyncher par les téléspectateurs.
Il se tait, l'œil figé sur la ligne bleue de la Cordillère de Chanvre.
— Mon Dieu ! s'exclame Pinaud, que se passe-t-il ?
— Mais je ne sais pas ; répond Antidémoc, cela ressemble fort à un incendie.
Fectivement, ça crame devant nous. Pourtant Marie-Marie est demeurée à Graduronz !
— Quel pays ! lamente l'ambassadique. Je commence à en avoir assez de la Carrière ! J'ai hâte de retrouver mon douillet appartement de la rue Gay-Lussac, là-bas au moins, je suis tranquille.
La foule se fait de plus en plus nombreuse et de plus en plus belliqueuse ! Des gars armés de vieux fusils, de fourches, de rasoirs électriques, de fixe-chaussettes transformés en fronde, de bouquins de Malraux Tsé-toung (reliés chagrin), de photographies d'Élisabeth II et de disques de Claude François, déferlent en chantant « Gare, Victoria ! » un hymne exaltant l'esprit révolutionnaire.
Ils belliqueusent un peu à la vue de notre Rolls rose, mais se calment en découvrant le fanion français piqué sur une aile avant.
Je ralentis par la force des choses. Ibernacion profite de notre allure réduite pour questionner ses compatriotes :
— Que se passe-t-il ? demande-t-elle.
— La révolution ! lui est-il répondu.
— Renseignement plus amplement pris ; les habitants de la région ont décidé de s'opposer à l'exécution de Bertaga Berruros, non à des fins politiques, mais pour protester contre l'indigence des programmes de télévision. Ils comptent, ce faisant, attirer l'attention des pouvoirs intéressés sur le bien-fondé de leurs revendications.
— Alors, demande l'ambassadeur, ce serait donc la prison qui brûle, là-bas ?
— Si, señor, c'est !
Ça lui fait un petit quéque chose, à l'Excellence. Quand on est un personnage important, on n'assiste pas de gaieté de cœur à l'incendie d'une prison.
— Et la prisonnière ? coassé-je ? Hein, la prisonnière, qu'est-elle devenue ?
Ibernacion traduit ma question.
— Des compagnies de guérilleros, attirés par le feu, l'ont délivrée et emmenée avec eux, lui répond-on.
— Dieu soit loué ! dit Pinaud.
— Oh, vous savez, je n'y suis pour rien, fait distraitement notre ambassadeur.
Au moment où je m'efforce d'accélérer, voilà-t-il pas qu'un fort concours de peuple débouche, obstruant totalement la voie. Illico, Ibernacion plonge sous le tableau de bord.
— Les guérilleros ! annonce-t-elle. Je reconnais ma compagnie.
Du coup, j'ai peur que sa compagnie me reconnaisse, moi ! Mais vous savez mon efficacité. Mon esprit de décision ? Ma promptitude !
Il faut qu'une morte soit toute verte on fermée, a dit Musset.
Je chope d'une main le chapeau de Pinaud et de l'autre les lunettes de l'ambassadeur en les priant l'un et l'autre de m'excuser.
Le cortège déboule en braillant des slogans nationalistes, du genre : « Le Rondubraz aux Rondubraziens », ce qui contraste avec les chants révolutionnaires de la foule précédente ; mais il faut dire, pour la décharge de celle-ci, que les guérilleros, eux, sont des professionnels qui tiennent la comptabilité de leurs révolutions.
Je reconnais confusément quelques bouilles dans l'assistance. Notamment celle de mon avocat.
Ils sont des centaines, bien armés, qui défilent en marchant an pas cadencé. Ils ont taillé leurs barbouzes selon les normes 45 ter (celles des ours d'insurrection) et ont mis des fleurs dans le canon de leurs fusils pour impressionner les éventuels adversaires (ça fait délibérément victoire et les autres n'insistent pas). Le défilé continue. On devine à un renflement, à une émulsion des troupes, que quelque chose ou quelqu'un de considérable approche. Les civils qui se sont écartés pour laisser s'écouler la Révolution hurlent des mots éclaboussés de délire. J'essaie de comprendre la signification de ces six syllabes scandées sans cesse sur l'air, non pas des lampions, mais des bougies. Les mots se rapprochent, s'unifient, deviennent clameur. Ils ondulent, ils moutonnent. Je les reçois à pleins :
— Que viva Bertaga ! Que viva Bertaga ! Que viva Bertaga !
Les mains se tende. On agite des mouchoirs, des chapeaux, des aimes, des slips, des béquilles, des suspensoirs, des encensoirs, des journaux. Y en a qui tiennent leur dentier à bout de bras afin que leurs acclamations tombent de plus haut.
« Que viva Bertaga ! Que viva Bertaga !.. »
La populace éructe, érecte, orgasme, morille, trémouille, quenouille, bredouille, citrouille ! On voit pleurer des femmes, s'évanouir des vieillards. Des petites filles s'empalent sur les grilles d'une raffinerie de fromtobock. Leurs cris passent pour être de liesse et non de douleur. La ferveur est londrès ! Un cul-de-jatte manchot tape « Algérie française » sur le rebord de sa voiturette. Un sourd-muet crie des deux mains à la fois. Un aveugle de naissance et de profession palpe les nichouillards de sa voisine pour lui examiner l'allégresse. Un Ancien Combattant s'effeuille les décorations et les jette vers ce qui s'avance. Et, savez-vous ce qui s'avance, mes ahuris ?
Debout dans une voiture découverte, brandissant un drapeau rondubrazien (le nouveau, celui qui représente un papillon blanc posé sur une banane) ? Berthe Bérurier en personne. Pins mahousse, plus bourrelée, plus fondante que jamais les aigrettes de ses verrues au vent !
Elle distribue des baisers. Elle fait claquer son drapeau neuf ! Elle glousse parce que deux ou trois gaillards barbus lui papouillent la géographie sous prétexte d'assurer son équilibre.
Ses lèvres remuent. On n'entend pas : elle doit lancer des « Muchas gracias ». (Car elle a toujours été douée pour les langues, Berty ; c'est pas Alfred le pommadoche qui me contredira s'il s'en tire.)
— Berthe ! clamé-je.
Hélas, dans le vacarme elle n'entend pas ! Elle ne me voit pas ! Elle passe, héroïne de légende, sur sa route triomphale, jonchée d'étendards.
« Que viva Bertaga ! » trépigne-t-on autour de moi… La robuste guerrière s'éloigne, je vois son dos gras, son gros cou violacé, ses cheveux ébouriffés par le vent. Et puis la gloiré l'escamote. A nouveau c'est la foule, la cohorte de guérilleros, les chants libérateurs.
Et puis il ne reste plus qu'une kermesse sédentaire.
Je m'ébroue lentement. Ibernacion sort de sa planque. On se regarde, Pinaud et moi, longuement, avec un peu de crainte, comme si nous doutions de nos sens, de nous, de la vie…
— C'était bien elle, hein ? fait-il en reniflant son émotion.
— Oui, Pinuche, c'était bien elle.
Je restitue au diplomate ses lunettes.
— Où l'emmènent-ils, Excellence ?
— Au palais présidentiel, naturellement ! Ils vont vraisemblablement la nommer présidente de la République. Heureusement, nous n'avons pas eu à intervenir, ajoute-t-il.
Nous rebroussons chemin pour regagner l'ambassade.
Je devrais être soulagé, et pourtant je suis déçu. Un malaise indéfinissable me taraude.
— Tu as l'air triste ? murmure la tendre Ibernacion.
Au lieu de lui répondre, j'interpelle Pinuche dans le rétroviseur.
— Après tout, était-ce bien elle, dis, César ?
Il titille entre le pouce et l'index la pointe carbonisée de sa moustache.
— Ben oui, non ? Une pareille ressemblance, ce serait inconcevable. J'ai reconnu ses grains de beauté, sa moustache, son triple menton ! Pour être elle c'est elle !
— Qu'elle se prête à cette mascarade ne te parait pas incroyable ?
— Non, pourquoi ? Voilà une femme qu'on avait emprisonnée et que l'on délivre au moment de la fusiller. C'est normal qu'elle déguste son miracle. Tout à l'heure, une fois que les acclamations se seront tassées, elle s'expliquera et les guérilleros la relâcheront !
La voix nette d'Ibernacion, fauche notre espoir.
— S'ils se sont trompés, ils la fusilleront, dit-elle catégoriquement..