L'hacienda de don Enhespez, notre correspondant rondubrazien, est située à une quarantaine de kilomètres à vol d'oiseau, à une cinquantaine à reptation de serpent et à une soixantaine à marche de facteur rural, de la base Santa-Maria Kestuféla.
C'est un vaste domaine qui s'étend sur la rive opposée du lac Papabezpa, lequel aurait pu être le plus grand d'Europe s'il ne se trouvait en Amérique du Sud.
Étrange homme en vérité que ce don Enhespez. Très grand, très maigre, très jaune de peau, très blanc de poil, très ridé de partout il fait penser, aux dires de Béru, à un serment de vigne. Vêtu d'un pantalon de velours et, comme l'a écrit Ponson du Terrail, d'une chemise de la même couleur, chaussé de bottes de gaucho — en accordéon —, la taille ceinte d'une cartouchière aux incrustations de cuivre, le personnage a tout ce qu'il faut pour entrer dans la légende et y trouver une place assise.
Je connais son curriculum dans les grandes lignes, comme disait un gars travaillant aux P. et T. En réalité don Enhespez est français. C'est un ancien bagnard expédié à Saint-Laurent-du-Maroni pour y purger vingt ans malgré ses protestations d'innocence. Comprenant que ça n'est pas avec une forte dose de sulfate de soude qu'il les purgerait, le bagnard préféra s'évader et atteignit sans trop d'encombrés (la circulation à l'époque n'étant pas ce qu'elle est devenue, dirait Monseigneur Françaijevousai, l'homme au pif en forme de Bretagne), le Rondubraz. Pérégrinateur-né, il parvint jusqu'à San-Kriégar où il se plaça comme valet d'écurie dans ce domaine qui maintenant est le sien. A l'époque, la propriété appartenait à une riche vieille veuve du nom d'Isabelle Silroa-Savéssa y Godré, dont les aïeux, non seulement remontaient à Christophe Colomb, mais encore plus haut ! Histoire classique du plongeur devenant patron de l'hôtel. Notre ami s'embourba mémère, la réussit admirablement et la dame, les yeux cernés par la reconnaissance, le coucha sur son testament après l'avoir couché dans son plumezingue. Mais cette réussite sociale n'apaisa pas l'amertume de don Enhespez. Il refusait d'être un bagnard en rupture de bang et continua à distance de clamer son innocence, tant est si bien que le Vieux (encore jeune à l'époque), intéressé par son cas, se livra à une contre-enquête et démontra l'innocence de notre hôte. Réhabilitation, musique et morgues ! Entre les deux hommes, ce fut à la vie à la mort.
Vous comprenez donc que nous possédons en don Enhespez un allié à toute épreuve. C'est pour vous démontrer la chose que je me suis permis ce bref résumé de sa vie. Ne m'en veuillez pas, j'agis pour votre bien.
Assis à califourchon sur une selle de cheval servant de tabouret, don Enhespez regarde évoluer le maigre Bérurier, quasiment nu dans un slip trop grand. La peau du Mastar fait des vagues. Il pend comme un pébroque à la renverse, le chéri. Fini son durillon de comptoir ! Envolé ses cuissots plantureux. Il ressemble désormais à un tube de pâte dentifrice vidé. Il a le dos arqué par la faiblesse, les oreilles trop grandes, le nez perdu dans un visage où s'obstinent des roseurs… Il se déplace en grand malade pour qui aller aux voitères représente une traversée saharienne.
— Eh bien, Pépère, l'encouragé-je : qu'attends-tu pour passer tes nouvelles fringues ?
Béru, hoche la tête.
— Je veux bien que j'ai fondu, mais de là à entrer dans ce futal, Mec… Même avec un chausse-pattes et de la vaseline j'y parviendrais pas !
— Ce sont pourtant des vêtements à vos mesures, observe don Enhespez.
— Allons, allons ! Les mesures d'un garçonnet, voui ! ronchonne le Transparent.
Lentement il passe ses cannes dans le pantalon, remonte celui-ci et s'éberlue en constatant qu'il peut le fermer.
— Calamitas, soupire-t-il, c'est donc si grave !
Il secoue tristement la tête.
— Je me remonterai jamais, Gars. J' sus devenu de la graine de sana avec vos saunas.
— Dis donc, Krackzek…
— Ouais ?
— Bravo, ça vient ! le complimenté-je.
— Oh, toi, y' a que le turbin qui t'intéresse, reproche le Déjeté. Ma santé, tu t'en balances éperdument ! Y en a qui feraient un geste, qui vous offriraient une petite boutanche d'huile de foie de morue pour vous requinquer, mais tézigue, c'est malgache bonne eau ! Travail, famine, patrie, comme c't' ordure de Date ! Ah, putasse, le jour que j'ai empreinté ce laissez-passer, j'eusse mieux fait de me plonger les paluches dans un bénitier plein d'acide sulfurique !
Ses jérémiades irritent prodigieusement notre hôte, homme d'action avant tout.
— C'est une pleureuse, votre collaborateur ! déclare sèchement don Enhespez. Vous espérez sérieusement qu'il peut entreprendre une mission aussi périlleuse ? Vous savez, mon vieux, que les Chinetoques de la base ne sont pas des plaisantins.
Son mépris met l'ex-Gravos en rogne.
— Ah ! vous, le cous-bois, je vous interdis de vous mêler de mes oignes, sinon je vais engraisser les lois de l'hospice-alité. Vos Chinois, j'en ai rien à branler et c'est pas encore z'eux qui me flanqueront la jaunisse !
— Ils sont terribles, soupira don Enhespez. Depuis qu'ils ont sournoisement investi ce pays, tout a changé. Il y a dans l'air je ne sais quelle angoisse explosive. Les Rondubraziens n'osent plus parler, chacun se croyant espionné par les autres. Notre gouvernement a peur. Il sait que, sous couvert d'accords industriels, il a introduit le loup dans la bergerie. Ces gens s'implantent, noyautent, contaminent. Si ça continue, d'ici deux ans le Rondubraz sera colonisé proprement. Et les Américains laissent faire ! On dirait qu'ils sont là d'assumer leur rôle à présent et qu'eux-mêmes sont touchés par le courant jaune. Un jour, il les entraînera…
Ayant dit, don Enhespez se sert une coupe de Dom Pérignon.
Interjection, l'accorte servante métisse de don Enhespez, pénètre dans la pièce et vient chuchoter quelque chose dans l'étagère à crayon de notre hôte.
— Ah bien, fait ce dernier.
Et de nous annoncer :
— Le maquilleur est ici, mon bon Krackzek. Interjection va vous conduire à la salle de bains où cet homme s'occupera de votre grimage.
Béru sort sans trop rechigner, fasciné par le valseur de la servante.
— Vous paraissez bien soucieux ? me demande Enhespez, en allumant un long cigare noir aussi odorant qu'un poste de police an moment où messieurs les poulagas se déchaussent pour s'oxygéner les durillons.
Soucieux ! Admettez qu'il y a de quoi ! Nous voici au seuil de la grande aventure. Déjà la batterie attaque son roulement précédant le sent de la mort. Béru usurpant l'identité d'un Tchèque sans parler une broque de sa pseudo-langue maternelle (ce qui fait de lui en quelque short, un Tchèque sans provisions), va se présenter dans le nid de guêpes bardé de clôtures électrifiées. Ce, en compagnie d'une innocente petite fille. A eux deux, ils vont risquer une partie sans précédent : ruiner tout le bénéfice de cette exploitation chinoise minutieusement réalisée. Et pendant que l'étrange couple tentera cette périlleuse mission, Alfred le merlan rend son âme pommadée à Dieu, en France cependant qu'on demeure sans la moindre nouvelle de la Baleine de ces messieurs ! Le plus pire, comme dit Béru, c'est que votre vaillant, votre fougueux, votre téméraire San-Antonio doit en l'occurrence se contenter d'un rôle aussi subal que terne, que dis-je, un rôle ! Un emploi de régisseur. Il a juste le droit de frapper les trois coups et de faire les rideaux. Tout ça parce qu'un jour, un Béru plein de beaujolpif a cru bon de jouer les Bayard en apposant l'empreinte de ses francforts sur un document à pièce unique. Chaque fois que j'évoque son filoutage, je me dis, que c'est bien fait pour ses pinceaux, tout ce qui arrive…
Je m'arrache à ma songerie pour prendre en considération la remarque Enhespez.
— Je le suis, cher monsieur, je le suis. Il m'est insupportable d'envoyer la petite fille dans cette galère.
L'ancien bagnard vide sa coupe.
— Je comprends ce que vous éprouvez, mais je ne suis pas de votre avis, commissaire.
— Vraiment ?
— Je pense que cette gosse constituera un bouclier. Elle donne une garantie d'authenticité au personnage de votre gars. Généralement, un type chargé d'une pareille mission ne prend pas ses auxiliaires à la maternelle ! Malgré leur méfiance, les jaunes n'y verront que du bleu.
Je salue la fine boutade d'un sourire. Peut-être a-t-il raison. Pourtant, je contre-objecte :
— D'accord pour l'entrée en matière, mais songez à la conclusion. Le coup perpétré, en admettant qu'il réussisse, il va falloir les récupérer…
— Votre plan a prévu cette phase de l'opération, riposte philosophiquement le maître de San Kriégar, pourquoi ne s'accomplirait-il pas de bout en bout ?
— Tout de même, dis-je sourdement (bien que je jouisse parfaitement de mes facultés auditives). S'il arrivait quoi que ce soit à cette petite, je ne le supporterais pas.
Un instant plus tard, Bérurier revient. Est-ce bien Béru, cet homme minée, au regard sombre, aux sourcils touffus, à la moustache en paquet de tabac ? Une balafre sillonne sa joue droite, une tache de vin marque son cou. Il a le cheveu plus fourni et châtain clair. Bref, il est devenu Krackzek, le gus intercepté par nos services.
— Et commak, Mec ? se marre le Diminué, est-ce que je conserve tout mon sexe à pile ?
— Il est décuplé, le rassuré-je. S'il y a des Chinoises dans le camp, elles vont instituer le numéro d'appel pour obtenir tes faveurs.
— Maintenant, tranche don Enhespez, passons dans mon bureau afin que nous fassions le point avant le déclenchement de l'opération.
Son burlingue est une vaste pièce aux murs revêtus de bambou. Une photographie en couleurs du maréchal de Gaulle trône en bonne place. Ce n'est pas par erreur que je parle du maréchal de Gaulle. Don Enhespez voue au président-directeur général une telle admiration, qu'il a remplacé sur la photo les deux chétives étoiles du boss par une superbe constellation. Je suppose que cette profonde vénération résulte du grand âge de notre hôte et du fait qu'il vit à quelque huit mille kilomètres de l'amère Patrie. Mais passons.
— Mettez-vous dans le fauteuil, commissaire, dit-il, vous présiderez.
Les bonshommes, y peuvent pas se départir de leurs grésidenceries. C'est toujours embusqué dans leurs faits et gestes, cette notion hiérarchique de la sonnette et de la carafe de flotte : Du discours surtout ! De l'emphase. Les hommes, ils ont moins besoin de présider que d'être présidés. Avoir quelqu'un à applaudir, à jalouser, à critiquer, à élire et à supporter. Pouvoir lancer au creux d'une phrase, mine de rien : « Comme me disait l'autre jour le président Dugenou… » Vous le constatez une fois de plus :. à partir de trois gus, faut une présidence. Un qui la séancétouverte à tout va. Un qui jedonnelaparole. Un qui ordredujoure. Un qui mesdamesmessieuse. Président des petits ramoneurs du Haut Var, des Blanchisseurs d'Abidjan, des Cocus du Seizième, des constipés de France, des endeuillés du slip, des collectionneurs de véroles, des raies publiques, de la chambre des pères, de la chambre des pairs et de la chambre des paires (de choses).
— Je n'en ferai rien, me récusé-je. J'assurerai si vous le permettez la vice-présidence tandis que Bérurier s'occupera du secrétariat général.
Don Enhespez sourcille, mais ne riposte pas.
— Je propose de procéder à une analyse complète de la conjoncture, déclare-t-il. Commissaire, nous vous écoutons.
Bravo, me v'là rapporteur. Je décide de me détendre un peu le mental en m'offrant une petite parodie de conseil of administration.
— Messieurs, déclaré-je, examinons préalablement les faits. Jusqu'à ces dernières années, le Rondubraz était considéré comme étant une petite nation plutôt déshéritée du continent sud-américain..Mais, voici cinq ans, deux ingénieurs français : M. Clovis Racheinbaum et Jules Kliktomops découvrirent un important gisement de sulfocradingue dans la région de Santa-Maria Kestuféla.
Je me toussote dans le creux de la pogne ainsi que se doit de le faire un orateur pour montrer à son auditoire qu'il se surmène les muqueuses.
— Ce qu'est le sulfocradingue, messieurs, est-il besoin de le préciser ? Ce minerai récemment expérimenté dans la recherche nucléaire, et dont la rareté fait peine à voir, constitue un élément primordial de décafotillage inducteur dans la fabrication de la bombe H 2S. En résumé, il est absolument certain que la nation possédant une certaine réserve de sulfocradingue se hissera rapidement à la première place dans le domaine nucléaire. Est-ce clair ?
Ils opinent avec la gravité souhaitée.
— Parfait, ponctué-je. Lorsque les deux géologues français firent cette découverte, ils en informèrent notre gouvernement, lequel prit aussitôt contact avec le gouvernement rondubrazien afin de lui proposer une exploitation commune du gisement. Alors que les pourparlers prenaient un tour favorable, le gouvernement de ce pays fut renversé le parti socialo-hystérico-moileté s'empara du pouvoir.
— Hélas, hélas, hélas, soupire don Enhespez qui a des lettres.
Je continue en montant la voix car Bérurier parait s'assoupir.
— Les pourparlers avec notre vaillant pays venu du fond des âges, fort de quatorze siècles de grandeur et si sublimement personnifié par cet instrument du destin qu'est le général de Gaulle…
Un bruit de fuite. C'est Enhespez qui pleure sur le parquet.
— Les pourparlers avec notre pays furent rompus, reprends-je. Et le nouveau régime se tourna dès lors vers la Chine. Si bien qu'à l'heure où je parle, ce sont les Chinois qui extraient le sulfocradingue. Comme le soulignait si pertinemment le président Enhespez il y a un instant au plus, les Américains sont au courant du fait mais ne font rien pour enrayer ce stockage d'une matière minérale propre à faire sauter la planète qui l'a engendrée. La Russie a bien tenté quelques discrets coups de main sur la base : las, ceux-ci furent annihilés par les mesures de protection chinoises. Ce que voyant, la France éternelle, consciente de sa responsabilité, prit la décision de détruire le sulfocradingue déjà extrait du sol rondubrazien. Les circonstances allaient nous aider dans une certaine mesure ; en ce sens que la base de Santa-Maria Kestuféla a besoin de techniciens pour le raffinement du sulfocradingue. Je m'explique, et si je me trompe, arrêtez-moi ! Ce minerai, vous le savez sans doute, se présente sous une forme quasi liquide, dans le genre du mercure. Il se trouve pris dans une gangue de silicose-pourneriendyr qui le maintient sous sa forme liquide en le mettant à l'abri de l'oxygène ; car, messieurs, le, sulfocradingue présente la particularité de se transformer en gaz au contact de l'oxygène perdant de ce fait ses propriétés décafouilleuses-inductrices. Rares sont les spécialistes capables de l'extraire correctement de la roche dont il est prisonnier. Or, rappelons-nous qu'un gramme de sulfocradingue est généralement au cœur d'un bloc pesant entre trois et cinq cents kilos, ce qui rend son stockage à l'état brut extrêmement difficile. Selon nos renseignements, les Chinois essaient de le récupérer au fur et à mesure de son extraction, mais la pénurie de techniciens fait que le stockage de la matière brute est plus rapide que celui de la matière purifiée. D'où nécessité pour eux de recruter de la main-d'œuvre étrangère. Un certain Krackzek, sujet d'origine tchèque, mais qui vit en France fut contacté récemment. Il accepta les propositions qui lui furent faites, mais nos services eurent vent de la chose et, à la suite d'une discrète opération, nous interceptâmes et l'homme et le document l'accréditant auprès de la base.
Je cherche de quoi étancher ma soif. Mon hôte comprend mon regard déshydraté et me sert un Bourbon carabiné. Bérurier bâille bruyamment.
— Tout ça, on le savait gros mot seau d'eau, dit-il en se fourbissant les orbites pour se dépêtrer la somnolence.
— Il est utile de le rappeler afin que tout soit bien clair, tranché-je.
J'écluse un certain volume d'alcool sobrement additionnée d'eau gazeuse.
— Le génial inspecteur Bérurier, ici présent, se porta volontaire et le voici donc a pied d'œuvre. Comment se présente le coup de main et en quoi consiste-t-il ? Nous allons tâcher à l'établir. Pour dire vrai, il se présente assez mal. Certes, Bérurier, a en main une sorte de sésame qui va lui permettre l'accès de la base, seulement il ne parle pas un mot de tchèque (qui est officiellement sa langue maternelle), et il ne connaît rien de l'extraction du sulfocradingue. Pour que sa mission réussisse, il convient qu'elle s'accomplisse dans le plus bref délai. Béru arrivera donc au camp en fin de journée, et prétextera une grande fatigue consécutive au voyage, ce qui lui épargnera d'aborder immédiatement les questions techniques dont il ignore tout. De plus, étant accompagné de Marie-Marie, il aura un bon motif pour ne s'occuper que de leur installation.
J'ouvre une trousse de cuir et y cueille un gros bouton noir.
— Ce bouton est en réalité un petit poste émetteur capable de retransmettre tous les sons dans un rayon de deux kilomètres. Déguisé en pêcheur, sur le lac Papabezpa, je pourrai donc suivre le déroulement des opérations. En quoi consisteront-elles ?
Je déroule le plan de la base remis par le Vieux.
— Ici, l'immense entrepôt où l'on accumule le minerai brut. Là, l'atelier de raffinage. Tout autour, les bâtiments d'habitation, cantines, etc. Au centre, une construction octogonale, sans autre ouverture que la porte. C'est le saint des saints, l'endroit où est entreposé le sulfocradingue à l'état pur. Selon nos estimations, il y en a environ huit cents grammes, ce qui est peu lorsqu'il s'agit de pommes de terre, mais extravagant quand il est question d'une matière dont la puissance décafouilleuse-inductrice est de trois goménol-privatifs par milligramme. Au milieu de cette construction, un coffre-fort au-dessus du quel une couronne de cellules photo-électriques espacées l'une de l'autre de 38 centimètres constitue une barrière difficilement franchissable. Le poste est plein de gardes vigilants, armés et prêts à faire feu à la plus légère alerte.
Je puise une seconde fois dans ma trousse de cuir.
— Voici deux berlingots, Béru, dis-je en les déposant sur la table de non-travail (car il n'écrit jamais), de don Enhespez. Si tu parviens à briser l'un d'eux dans le poste avant que les argousins défouraillent, ils s'endormiront en un peu moins de deux secondes pour une durée variant de vingt à trente minutes. Évidemment il faudra que tu sois immunisé contre ce produit hypnotique… La seule chose que nos laboratoires aient à te proposer, la voici…
Je sors de ma pochette miracle deux petites boules de verre percées de minuscules trous, et serties dans une petite gaine caoutchoutée.
— Faudra te filer ça dans les narines et te foutre de l'albuplast sur la bouche de façon à être bien certain de ne respirer qu'avec le pif, vu ?
— Banco ! grogne le funambule.
— Si tu parviens à endormir le poste, à passer à travers les rayons lumineux et à ouvrir le coffiot, enchaîné-je, il te suffira de briser les éprouvettes de verre placées sur le rayon pour que le sulfocradingue s'évapore au contact de l'air. Ensuite de quoi, la petite et toi quitterez immédiatement la base.
J'ajoute, d'une voix blessée :
— Si vous le pouvez…
Un silence suit. C'est encore le gars Mézigue, enfant choyé de Félicie qui le rompt.
— Le Vieux pense que la gosse devra tenter d'ouvrir le coffre toute seule, Gros. Mais je compte sur ta dignité d'homme pour que tu agisses en personne, mon pote. Marie-Marie ne doit te servir que de couverture. Elle est chargée d'endormir les soupçons, un point c'est tout !
— Cause toujours et bois de l'eau fraîche, comme disait mémé, lance l'infernale fillette en sautant par la fenêtre ouverte. Une fois qu'on sera dans la place, Tonton et moi on fera bien ce qu'on voudra, hein, m'n' oncle ?
— Ainsi tu nous espionnais ?
— Non, je cueillais des fleurs sous la fenêtre…
Elle dégage un bouquet qu'elle tenait caché dans son dos.
— Vise un peu si qu'elles sont baths, tonton !
— Mes orchidées ! beugle don Enhespez ! Mes orchidées royales ! Elle a coupé mes orchidées royales !
Il manque d'air, le vieux bagnard. Paraît que c'est son vice, la culture de l'orchidée ; il venait de mettre au point une nouvelle espèce qu'il comptait offrir à la Reine Yvonne lors de son prochain voyage en France ! Il sanglote sur les fleurs coupées. Il injurie Marie-Marie et la traite de vandale, de fléau, d'Attila, de profane, d'orchidéicide ! La môme, ulcérée, finit par lui flanquer son précieux bouquet sur les genoux en clamant de sa voix de girouette :
— Oh, mince, râlez pas si fort, c'est jamais qu' d' l'herbe ! Non, viens, m'n' onc, allons chez les Chinois, je parie qu'on se marrera mieux qu'ici !
Hagard, le maitre de San Kriégar sort sans crier gare.
Je le laisse vaquer avec indifférence. J'ai hélas d'autres soucis en tronche que les orchidées royales.
— Premier problo à résoudre, dis-je. Planquer ces différents instruments, pour le bouton émetteur, c'est fastoche : on va le coudre à ton veston. Mais les berlingots et les boules nasales ? Car il n'est pas exclu qu'on vous fouille à l'arrivée…
— Oh, dis, nous z'en fais pas des bidons, glousse la pseudo-Natacha. Les boules 'de verre on va les mettre à la place des yeux de ma poupée, et les berlingots, je vas les placer dans la boite de bonbons que vot' patron m'a z'offert. Bougez pas, je fonce chercher Catherine dans ma chambre et on y changera ses mirettes !
Des ondes joyeuses flottent encore dans la pièce quand la môme a disparu…
— Elle est sidérante, ta nièce, Gros, déclaré-je. Franchement, je n'ai jamais encore rencontré une enfant pareille !
Sa Majesté prend une attitude dégagée.
— Ouais, je sais, dit-elle, du côté à Berthe, y sont presque aussi intelligents que chez les Bérurier.