CHAPITRE II ET QUATRE JOURS PLUS TARD…

— A combien en sommes-nous, mon cher San-Antonio.

Changement à vue… Et à ouïe !

Le Vioque est tout miel. Une vraie pâtisserie turque !

— La décélération se poursuit, Patron. Bérurier a encore perdu trois kilos, ce qui nous l'amène à soixante-douze !

— Il supporte ?

— On l'encourage. Il fume beaucoup, il lit énormément…

— Peut-on savoir quoi ? gouaille le Raclé de l'occiput.

La vie des saints, monsieur le directeur. Car il est éclairé par la flamme des martyrs. Dans son état, maigrir est une philosophie. Depuis qu'il l'a compris, il s'est conditionné et placé en état d'héroïsme. Béru fait don de sa graisse à la France !

— Complimentez-le pour moi et dites-lui de ma part que ce sacrifice figurera à son dossier.

— Peut-être serait-il opportun que vous le lui disiez vous-même, Patron ? Même la flamme des martyrs a besoin d'être ranimée.

— Amenez-le au téléphone.

Je dis à Pinuche d'aller quérir le maigre héros.

— Oh ! pendant que j'y pense, fait le Big Old Boss, on a téléphoné de chez Bérurier pour signaler que sa petite nièce est seule chez lui depuis trois jours. J'ai l'impression que la dame Bérurier met à profit la cure de son époux pour se dévergonder ; vous devriez aller voir ce dont il s'agit et prendre les dispositions qui s'imposent, mon bon ami.

— Comptez sur moi, monsieur le directeur.

— En fin de journée passez donc me voir ; maintenant que notre bonhomme est presque à point, il convient d'arrêter notre plan d'action…

— Avec plaisir. Je vous passe le Or… Je veux dire Bérurier, rectifié-je, car il serait malséant de continuer d'appeler Gros le fantôme titubant qui vient d'entrer au salon. Béru vu dans un miroir déformant. Béru dont la peau pend. Un Béru blafard, cerné, creusé, rongé, évidé. Son ancien ventre fait des vagues. Son cou est une fraise de chair. Il s'est voûté. Il marche comme un cent-cinquantenaire, à petits pas flottants, comme on marche par gros temps sur le pont d'un navire.

Le Pinaud des champs le soutient, les yeux embués. C'est vrai qu'il fait moribond, notre Fakir.

— Pour toi : le Patron ! annoncé-je en lui remettant solennellement le combiné.

Il porte l'appareil à son oreille d'un geste indécis. Sa voit pâlotte murmure un « allô » de jeune fille pubère.

On perçoit les vibrations hymnenationalesques du Dabe. Progressivement Béru rectifie la position, se redresse, bombe le torse, lève le menton. Ses bajoues lui font des favoris. Il ressemble à Sa Majesté France-Soir-Joseph, empereur d'Autruche. Il murmure, trémole, puis galvanise des je vous remercie, monsieur le directeur ! jusqu'au bout, monsieur le directeur ! Rien ne m'arrêtera, monsieur le directeur ! Le pays peut compter sur moi !

Là-dessus on l'embarque au sauna. Laronde et Pinuche décident une belote pendant que l'ex-Mastar pleurnichera ses ultimes kilos de graisse.

Je les laisse pour rallier Paris et railler Paris d'une voix éraillée.


— C'est un escandal purée simple ! me déclare la pipelette du Maigre. Et les Bérurier feraient pas partie de la police que je déposerais une plainte sur le parquet, m'sieur le commissaire.

Elle accordéonne des rides, la Vigilante. Elle aigrette du chignon. Agénor, son gros chat rouquin, plus taillé qu'un poirier au printemps, écoute avec intérêt Louis-Roland Neil parler de la grande détresse du dollar au journal Tell est visé.

La loge sent Agénor et la soupe réchauffée.

— Racontez-moi ça, chère Madame, l'adoucis-je.

Dame Cerbère croise son fichu noir sur l'emplacement de sa défunte poitrine.

— C'est un honte, redémarre-t-elle. M'aginez-vous qu' y a quatre jours, la grosse Bérurier est été chercher sa petite nièce de la campagne orpheline dont on devait la placer à l'Insistance Publique. Vous allez me 'bjecter que ça partait d'un bond naturel. Soite ! Seulement, quand on décide de faire le bien, faut pas le faire mal, m'sieur le commissaire.

— Que s'est-il donc passé ?

— Ne bougez pas, j'y viens. Elle installe la gamine dans son appartement. Et puis, dès le lendemain, volà-t-il pas que cette grosse vache (c'est de la Bérurier que je m'esprime) fiche le camp en java, selon son ordinaire lorsque son gros sac-à-vinasse est absent. Depuis trois jours elle est pas reparue et la gosse moisit toute seulette là-haut.

Elle essuie un pleur qui ne vient pas.

— Peut-on comporter de la sorte, monsieur le commissaire ? je vous fais juge.

Je la remercie de cette promotion. Elle ajoute :

— J'aurais bien dit à la petite de venir chez moi, mais mon Agénor supporte pas les enfants. Que voulez-vous : lui et moi, on n'est plus de la première jeunesse…

In petto je me dis qu'ils ne sont pas non plus de la seconde.

— On a nos habitudes, comprenez-vous ?

— Je sais ce que c'est que les vieux ménages,assuré-je. Très bien, je vais régler cette question, chère madame. Merci d'avoir prévenu…

— Ça m'a couté cinquante francs de téléphone, dit-elle.

Je sors une pièce en simili argent, représentant notre simili république en pleines semailles, et la dépose sur la toile cirée décolorée de la table.

— Merci, ronchonne la Con-cierge. Seulement j'ai téléphoné du bistrot à côté où, décemment, y a fallu que je buvasse un café. Un café, c'est cinquante francs !

Je me dégoussette d'une nouvelle république un tant soit peu vert-de-grisée.

Sans parler que j'étais si tellement émue que j'ai dû boire un petit calva à cent francs, continue la vieille personne.

Je lui refile une pièce argentée et m'élance dans l'escadrin avant qu'elle ne se fasse payer des vacances aux Baléares.

Parvenu sur le somptueux paillasson des Bérurier (son motif représente une vache pâturait dans des alpages, un blason en quelque sorte) je tends l'oreille. Réaction très superflue, car il n'est pas besoin de tendre l'oreille pour percevoir le vacarme provenant de chez le Maigre. La radio mugit à s'en faire péter les transistors. Elle ne diffuse pas : elle profuse. Un groupe anglo-franco-Bellevillois est en train de vacarmer un nouveau tube intitulé « for moon ». Et, dans l'appartement, quelqu'un lui fait un brin de conduit (puisqu'il s'agit d'un tube) en tapant sur une casserole avec, supposé je, un instrument un tantinet contondant. Je sonne. Long est le silence à rétablir lorsqu'une radio anglo-saxonne.

Je resonne, impétueusement, puis je ponctue du poing, du pied et de la voix. Enfin, premier résultat, le solo de casserole s'interrompt. Deuxième résultat, une petite voix mélécassise de l'autre côté de la porte :

— Eh ben quoi, qu'est-ce c'est ce ram-dam, bon Dieu de bois !

— Ouvre ! dis-je impatienté.

La voix reprend :

— C'est de la part de qui ?

— Un ami de tonton Bérurier.

— Il est pas là, tonton, et tata non plus, faudra repasser.

— Justement, c'est à ce propos que je viens…

Léger silence, plein de méditation.

— C'est comment, vot' nom ?

— San-Antonio !

— Le commissaire ?

— Oui, ma poule !

— Faudrait pas me charrier, passez voir vot' carte sous la porte, que je m'assure…

Elle a une voix rigolote, la nièce. Je pressens un personnage à la Zazie. Amusé, j'obtempère et glisse ma carte dans l'appartement. A peine ai-je commencé de la couler sous le panneau de bois qu'elle est happée à l'intérieur.

— Mince, c'est pourtant textuel, reprend la voix.

Le verrou gémit et l'huis s'entrouvre sur une bonne femme haute comme quatre pommes au regard de souris grise, aux pommettes flamboyantes et au nez retroussé. Elle a de longues nattes mal tressées qui lui pendent de chaque côté de la frimousse, et sa denture en cours de transformation peut se résumer à deux fortes canines, largement espacées à la mâchoire supérieure.

La môme me défrime, puis me compare à la photographie rivée à ma carte et déclare :

— Ouais, c'est bien vous, mais vous avez ramassé un p'tit coup de vieux depuis ce cliché. Oh ! léger, d'ailleurs je vous trouve mieux comme ça.

— Merci, mademoiselle, fais-je cérémonieusement.

Elle hausse les épaules et son regard s'assombrit.

— Foutez-vous pas de moi, grommelle miss Tresses. J' suis pas une demoiselle, j' suis une gamine.

— Comment t'appelles-tu ?

— Marie-Marie !

— Tu bégayes ou c'est ton prénom ?

— C'est mon prénom, grinche la gosse. Rapport à deux grand-mères teigneuses qui s'appelaient toutes les deux Marie et qui ont toutes les deux voulu être ma marraine.

Elle hausse ses frêles épaules.

— Au lieu d'avoir comme tout le monde un parrain et une marraine, moi j'ai eu comme qui dirait une parraine et un marrain !

— Note que c'est gentil, Marie-Marie…

— Tu parles, Charles ! je voudrais t'y voir !

Je pénètre dans l'appartement. Un curieux spectacle s'offre à moi. Dans le fond du vestibule, miss Tresses a confectionné une tente avec une couverture et le séchoir à linge.

Le linoléum est encombré d'assiettes sales, de verres, de bouteilles de sirop, de détritus de toutes natures. Le poste de radio est accroché au loquet d'une porte. Je vais l'arrêter et me retourne vers Marie-Marie.

— Qu'est-ce que c'est que ce bidule, Bout-de-zan ?

— Je m'ai installée dans le vestibule, explique la gosse, quand je suis toute seule, les grandes pièces me filent les jetons, la nuit surtout.

— Il y a longtemps que tante Berthe t'a laissée ?

Elle plisse les yeux et compte sur ses doigts.

— Ça va faire trois jours. Heureusement qu'avait de la boustifaille dans les placards.

— Elle t'a rien dit en partant ?

— Si, qu'elle allait chez son ami le coiffeur, m'sieur Alfred, je crois me rappeler.

— Elle t'a dit qu'elle s'en allait pour plusieurs jours ?

— Non, elle m'a seulement causé qu'elle en aurait pour un bon bout de temps ! Je me doutais pas qu'elle gerbait en croisière !

M'est avis qu'elle envoie le bouchon un peu trop loin, la Berthaga. Elle a dû s'endormir sur le rôti. J'interviewe la petite. Sans se faire prier, Marie-Marie m'allonge son pedigrée. Elle est de Juvisy-sur-Orge. Sa mère est partie avec un maçon italien deux ans après sa naissance et elle n'en a plus de nouvelles. Son père était camionneur. Il s'est tué l'an dernier sur la Nationale 7 en convoyant un chargement de légumes (dont il a eu la primeur, si je puis dire, puisqu'il a pris les vingt tonnes de romaines sur le dossard). Marie-Marie a été confiée à sa deuxième grand-mère, la première ayant décédée peu après son baptême. Seulement la seconde grande vioque est tombée dans l'escalier de sa cave la semaine précédente et s'est brisé un fagot de vertèbres plus ou moins cervicales, faisant de Marie-Marie une orpheline à part entière. On s'apprêtait à confier celle-ci à l'assistance publique lorsque tata Berthe, alertée, est allée la récupérer.

Triste histoire, mais que l'intéressée subit vaillamment, avec entrain et bonne humeur. C'est une nature, cette Marie-Marie : Elle vous subjugue.

— Mets ton manteau, Bout-de-chou, on s'en va.

— Où ça ? fait-elle, sans enthousiasme.

— A la recherche de ta tante, parbleu.

La gamine fronce le nez, hésite et grommelle en tortillant ses tresses.

— Dommage, je me marrais bien toute seule.

Néanmoins, elle va chercher un petit manteau bleu, à martingale et coiffe à la diable un béret blanc, genre Bonnie and Clyde qui ressemble à une tarte à la crème. Puis elle déclare en me dévisageant d'un œil critique :

— Je vous suis, mais c'est bien à cause que j'ai vu vot' carte de commissaire. Mémé m'a fait jurer de jamais rester seule avec un homme tant que je serai pas mariée.

— Quel âge as-tu, Brin d'amour ?

— Huit ans, répond-elle, et vous feriez bien de m'appeler Marie-Marie car j'ai horreur des surnoms.


J'emmène ma trouvaille à la Grande Cabanne. En me voyant radiner en compagnie de cette jonvencelle, mes collègues m'abreuvent de quolibets, style : « Eh ben, dis donc, Casanova, la moyenne d'âge de tes conquêtes a rudement baissé », et autres.

Ils ne savait pas que toutes ces saillies ne sont pas de l'humeur de Marie-Marie qui, drapée dans son gros cache-nez de laine et dans sa dignité, laisse tomber à la cantonade un retentissant :

— Sacré bon Dieu de bois ! Et moi qui croyais que mon pauv' papa exagérait quand y disait que tous les flics étaient aussi connards que tonton Bérurier !

Du coup, les ricaneurs déricanent et les gausseurs dégaussent. J'entraîne une Marie-Marie digne comme une pintade dans mon bureau où mon premier soin est de téléphoner chez Alfred le coiffeur, manière de rappeler Berthe au sens du devoir. Mais le turlu gazouille à perdre haleine et nul ne décroche. M'est avis qu'il a fermé son atelier à bigoudis, Alfred, et embarqué sa Baleine dans une délicate croisière sur les bords de Marne. Qu'est-ce que je vais maquiller de cette môme, tonnerre de Zeus ? Par déveine, m'man est allée passer une quinzaine chez sa belle-sœur, dans la banlieue lyonnaise. Le plus simple est encore de l'emmener à la villa où nous traitons son cher oncle.

Je dégoupille le bigophone intérieur pour appeler le Défrisé.

— Je suis à votre disposition, monsieur le directeur.

— Alors montez immédiatement, San-Antonio.

— Attends-moi ici et sois sage, recommandé-je à Marie-Marie.

— Où qu' v'z' allez ? s'inquiète-t-elle, le visage déjà bourré de mécontentement et de rougeurs oragesques.

— Voir mon chef, Trésor. Tu sais faire des réussites ? Si oui, y a un jeu de cartes dans le tiroir du bureau. Je ne serai pas longtemps absent.

— Des clous ! riposte miss Tresses. J'ai pas envie de moisir seule ici, au milieu de vos ahuris. Je vais avec vous.

Elle a le regard, le ton catégorique. Croyez-moi, mais cette chipie, il faut se la faire ! Si elle ne change pas d'ici sa puberté, je plains le gogos qui décrochera ce petit lot à la tombola des crêpes.

— Bon, accompagne-moi, mais tu m'attendras dans l'antichambre du Grand Patron, il n'a pas l'habitude de donner ses conférences en présence des petites filles.

Elle boudasse.

— Si je m'étais doutée que j'allais poireauter, je serais restée chez tante Berthe, là-bas, avec mon transistor et les pots de confiture, au moins, je vivais ma vie !

Elle commence à me courir un peu. La garderie, c'est pas mon blaud ! Et teigneuse, avec ça ! Plus grincheuse que la pipelette des Béru…

— C'est à quel étage, votre dirlo ?

— Au quatrième.

— On prend pas l'ascenseur ?

— On va plus vite par l'escalier. C'est un ascenseur hydraulique.

— Hydraulique ou pas, je veux le prendre. J'adore monter dans les ascenseurs.

— Tu serais pas un peu casse-pieds, dans ton genre ? soupiré-je en ouvrant la grille de la cabine.

Elle hoche la tête.

— Vous avez tort de me braquer, dit-elle. Qu'est-ce y a de mal à se servir d'un ascenseur vu qu'il est fait pour ça ?

Nous commençons notre lente élévation. La cage de bois gémit et cliquette comme une crécelle. Marie-Marie s'assoit sur le strapontin capitonné et murmure :

— C'est Antoine, vot' prénom ?

— T'as rien contre ?

Elle fait la moue.

— Vous êtes dans mon cas, hein ? C'est pas vous qui l'avez choisi. Et puis un prénom, c't' un prénom, somme toute, non ?

— En effet, m'empressé-je d'opiner.

— Ça vous chiffonnerait si je vous appellerais Antoine ?

— Je t'en prie.

Elle se chatouille le cou de la pointe d'une de ses tresses et demande avec un brin de coquetterie déjà féminine :

— Et si je vous disais tu ? Ça me botterait de raconter à mes copines que je tutoie le commissaire San-Antonio.

— Tu en as ?

— J'en ai plus puisque j'ai quitté Juvisy, mais je m'en ferai fatalement à l'école où qu'on me mettra. Alors, d'accord, je peux vous dire tu ?

— Si tu y tiens…

— Ça vous vexe pas ?

— Au contraire, c'est flatteur.

Un sourire édenté récompense mon acquiescement. Elle est à la fois irritante et obsédante, cette petite.


Nous débarquons au quatrième. A cet étage, tout est silence, tout est grave, tout s'ennoblit. Les peintures sont neuves et sobres, les portes doubles battants et il y a de la moquette au sol. Des tableaux croûteux, mais bien ripolinés, puisés dans le mobilier national, donnent au lieu une allure d'étude notariale de quartier riche. Un agent aux fringues neuves sert de planton. Il a l'air aussi peu vrai que les agents français dans les films américains. Il est trop frais, trop propre, trop joli garçon. Il sent l'eau de Cologne et le cuir neuf.

— Vous me surveillez ce petit phénomène, Vieux, lui lancé-je joyeusement en lui montrant Marie-Marie.

— Sans blague ! rugit la désignée, j'ai pas besoin qu'on me surveille ! Passe-moi les menottes, Antoine, du temps que t'y es !

Je lui fais les gros yeux et baisse le ton pour tenter (sans grand espoir) de l'impressionner.

— Ecoute, ma fille, ici ce n'est pas la cour de récréation de la communale de Juvisy. Tu vas me faire le plaisir de te tenir tranquille, sinon ça bardera, vu ?

Outragée comme une reine mère à qui on aurait mis du poil à gratter dans le corsage, elle va s'asseoir sur la banquette garnie de velours grenat et se met à siffler.

Je toque à la porte du Vieux.

— Le moment est venu de tout mettre au point, San-Antonio, décrète le Scalpé en se massant la boule.

— Eh bien, allons-y, patron ! jovialisé-je.

Pour être sincère, je ne suis pas fâché de passer à l'action, mes gueux. J'en ai un peu ma claque de moisir dans un pavillon de grande banlieue en regardant maigrir Béru. C'est pas joyce comme spectacle, ça manque de mouvement et le suspense y est languissant.

Il fait pivoter son fauteuil, recule sans le quitter (car le siège, non seulement est pivotant, mais il est en outre à roulettes) et, d'un geste sec, le dépoilé du cockpit, tire sur un cordonnet. Une carte se déroule, comme dans les films d'espionnage. Le vert domine. Mais il y a aussi du bleu, du rouge et des traits géométriques en noir.

Le Tondu cueille une règle d'ébène aux arêtes de cuivre sur son burlingue et me désigne la carte.

— La région de Santa-Maria Kestuféla, dit-il d'un ton tellement pénétré qu'on se demande comment il va pouvoir l'en ressortir.

L'extrémité de sa règle décrit un vague cercle autour du graphique noir.

— Ceci est la base.

Je mate le dessin. Il a la forme d'une tète de marteau : double enceinte grillagée, toutes les deux électrifiées, miradors hérissés de mitrailleuses, chiens policiers en liberté à l'intérieur du camp, j'en passe et des moins bonnes ! Conclusion, pour pénétrer dans cette forteresse moderne, un seul moyen : le moyen légal. C'est pourquoi nous avons fait le nécessaire pour obtenir un sauf-conduit authentique, celui sur lequel cet imbécile de Bérurier a apposé ses empreintes pour me forcer la main.

Il a ouvert le tiroir gauche de son bureau et brandit un document dans les tons verdâtres. A cet instant, la porte du bureau s'écarte violemment.

— Je vous défends de traiter tonton d'imbécile ! clame la voix acide de la harpie, même si ça est vrai ! Mon pauv' papa disait toujours : « Alexandre-Benoît est con comme un plumeau, mais c'est la crème des hommes ! »

Le Dabuche en reste comme trois mètres de chipolata, sa règle à la main, et on se demande s'il ne va pas l'avaler.

— Mais, que signifie ! bavoche le Cinglant, — Que signifie !

— La nièce de Bérurier, monsieur le directeur, dont vous m'avez dit de m'occuper…

Je traverse le burlingue en quatre enjambées et demie pour aller choper Marie-Marie par le bras.

— Espèce de petite effrontée, qui t'a permis d'entrer ? m'emporté-je. Je t'avais dit de m'attendre dans l'antichambre…

— Lâche-moi ! gronde miss Tresses en frétillant comme une poignée de goujons. Compte là-dessus que je vais t'attendre toute seule avec un type que je connais pas ses intentions.

Le planton s'encadre dans l'ouverture de la porte.

— Je suis navré, monsieur le directeur, bredouille-t-il, ce n'est pas de ma faute, elle…

— Y faisait rien qu'à m'adresser des risettes, trépigne Marie-Marie, grand-mère m'a toujours dit : « Fillette, quand un bonhomme te sourit, prends tes jambes à ton cou. »

La petite fille darde son index sur le malheureux agent.

— Il est trop propre pour être honnête, ce gars-là, continue de vitupérer la môme. — Un flic qui sent la savonnette, moi je te le dis, Antoine ça cache quèque chose !

Un grand éclat de rire apporte à cette scène burlesque une heureuse diversion. Nous nous retournons : c'est le Big Boss qui se tient les côtes ! A la renverse sur son fauteuil il rit comme jamais je ne l'ai vu rire, en se claquant les cuisses à coups de règle.

— Qu'est-ce qui se marre, çui-là ? marmonne la petite d'un ton méfiant.

— Mon Dieu, comme cette enfant est cocasse ! hurle le Patron. Laissez-la, mes amis !

Il se calme, s'approche de Marie-Marie et murmure en lui soulevant le menton :

— Tu vas rester ici, mais tu seras très mignonne, n'est-ce pas ?

Marie-Marie- lui donne une tape sur la main.

— Toucher-moi pas ! fait-elle sèchement en s'écartant. Mémé m'a bien recommandé de me méfier des chauves, comme quoi : c'est les pires violeurs !

Le Vioque, médusé, se fige, et puis son hilarité le réempare et le voici qui gonfle, qui apoplexique, qui râle, roucoule et se trémousse.

— Mais où diantre ce Bérurier est-il allé chercher un tel phénomène de nièce ! pouffe-t-il.

Il est tout attendri, le Plastifié. Il regarde Marie-Marie avec des yeux de grand-père. Mince, j' savais pas qu'il était humain, dans son genre…

— Allez lui acheter des bonbons, dit-il au planton. Tu vas t'asseoir ici, mon petit lapin, déclare le Vioque en désignant une table d'acajou, dans le fond de la pièce. Et tu feras des dessins pendant que nous bavarderons…

La mômasse hésite. Puis elle renifle et me dit, en ponctuant d'un clin d'œil :

— Il est sympa, ton dirlo, Antoine. Pas bêcheur pour un chef flic. Je voudrais que les gardiens de la paix ronchons et les tractuels prennent du feu !

Sur ce satisfecit, elle va s'asseoir et consent enfin à se taire.

Le Déboisé lui file une dernière œillade attendrie et revient à nos moutons, c'est-à-dire à cette base de Santa-Maria Kestuféla (Rondubraz), à cause, ou grâce à laquelle, une fois dans sa vie, le Mastar se sera permis de perdre la moitié de son poids.

— La carte a été établie au nom de Krackzek, sujet tchécoslovaque, domicilié en France, dont vous connaissez la spécialité, n'est-ce pas ?

— En effet, monsieur le directeur.

— Lorsque Bérurier aura atteint le poids idéal, nos spécialistes modifieront son aspect de manière à ce qu'il ressemble au sieur Krackzek. Ensuite de quoi il partira pour Santa-Maria Kestuféla. Il devra agir dès le premier jour, je ne pense pas qu'il pourrait faire illusion très longtemps, ne possédant pas le talent particulier de l'homme dont il prend l'identité. La règle armée de cuivre virevolte et va se poser sur un point hachuré de la carte, à l'intérieur de la tête de marteau ! Voilà le point chaud, San-Antonio, décrète le Vieux ; la chambre forte de la base. Elle se présente sous la forme d'un immense coffre-fort entouré de cellules photo-électriques verticales…

— Je sais tout cela… La preuve, c'est que nous avons muni la chambre d'amaigrissement d'Alexandre-Benoît, de barreaux respectant l'espacement exact des cellules photo-électriques.

— L'écartement du rayon lumineux est de trente-huit centimètres exactement, poursuit le patron. Même amaigri, Bérurier devra rentrer son ventre et se tenir droit pour passer entre ces rayons sans les interrompre, ce qui déclencherait les signaux d'alerte.

— Il passera jamais, affirme Marie-Marie.

On la défrime, Elle hausse les épaules et rit puissamment de ses deux canines.

— Dites, vous rigolez : il a une bedaine comme ça, tonton Trente-huit centimètres, ça fait pas chouchouille.

Elle s'approche du bureau, saisit une règle graduée et du pouce, compte l'écartement souhaité.

— Ton oncle a terriblement maigri, lui dis-je, maintenant il est presque aussi mince que moi.

— Même qu'il serait plus mince encore, y passerait pas, affirme notre jeune conseillère technique. Et vous savez-t'y pourquoi ?

— Non ? fait gravement le Boss.

— Parce qu'il est en zigzag, l'onc' Béru.

Un sourire engageant effleure les lèvres du directeur.

— Qu'appelles-tu en zigzag, mon petit ?

— Y ressemble un peu à un pigeon ; tonton. Sa poitrine est bombée et son dargiflard tire en arrière.

Elle lâche la règle pour prendre un gros crayon rouge et de sa petite main maladroite, trace un éclair aux angles arrondis sur le buvard du Boss.

— Jamais vous ferez passer un machin comme ça à travers trente-huit centimètres, réaffirme la jeune documentée, jamais ! Sans compter qu'il est manche comme un os de gigot, l'onc' Béru. Je vous fous mon billet qu'il se tordra la patte au moment de franchir vot' truc et qu'il déclenchera tout le bonzin… C't' un bonhomme, on a jamais pu bouffer une fois en famille sans qu'y renverse son verre sur la nappe, quand ça serait pas la soupière…

Nos sourires amusés s'estompent. Ce que dit la gosseline est tellement bourré de bon sens, qu'il nous apparaît comme évident que jamais le gars Béruche ne pourra se jouer des rayons lumineux. Surtout un aller-retour !

— Si le signal retentit, c'est fichu, soupire le directeur, lequel se permet un gros mot, vu la gravité de nos préoccupations. Songez en outre qu'avant de franchir le barrage en question, il aura dû neutraliser au gaz la douzaine de gardes en faction devant le coffre !

Marie-Marie nous considère d'un œil goguenard. Puis elle récupère la règle graduée et, opposant deux chaises, dos à dos, les écarte l'une de l'autre de trente-huit centimètres.

— C'est à travers ça que vous voudrez faire passer tonton ? rigole-t-elle.

Effectivement, l'écartement semble infiniment dérisoire quand on évoque la stature du Mastar.

— Moi, j'ai une autre solution, ajoute la fillette.

Un peu gonflant, non, que le grand Dirlo et un crack de la poule écoutent les suggestions d'une petite délurée de huit berges. Et pourtant, nous sommes plus attentifs que des héritiers à l'ouverture d'un testament !

— Quelle autre solution ? demande le Scalp.

— Regardez ! fait Marie-Marie.

Elle passe et repasse entre les deux dossiers de chaise, de plus en plus rapidement.

— C'est moi que je dois y aller entre les photoélectriques de la cellule, déclare-t-elle. Avec ma pomme, ça risque pas de carillonner !

La perspective d'envoyer une enfant dans la base de Santa-Maria Kestuféla pour ouvrir une chambre forte nous incite à éclater de rire, ce dont nous nous acquittons d'un commun accord, le Vieux et moi.

— Bout de chou, va ! murmure-t-il. Maintenant, laisse-nous discuter, nous avons de gros problèmes à élucider.

— Mais y a pas de problème, puisque je peux faire vot' boulot ! proteste Marie-Marie.

— Oh ! écoute, ça suffit, ma petite fille ! tonné-je. Fiche-nous la paix si tu ne veux pas recevoir la fessée !

Elle devient verte de rage, s'approche de moi, me défie d'un regard flagellateur.

— Sadique ! laisse-t-elle tomber.

Ensuite de quoi elle va s'asseoir dans le fond de la pièce.

— Allons, ne boude pas, lui lance le Vieux, qui joue le grand-père Hugo, aujourd'hui. Ce que tu ne sais pas, mon enfant, c'est que derrière les barreaux lumineux, il y a un coffre dont il faut ouvrir la serrure sans en connaître le système, ni en posséder la clé !

Apparemment vaincue, Marie-Marie hausse les épaules et se le tient pour dit.

— Dès maintenant, fait mon chef vénérable, vous allez entraîner Bérurier à passer entre deux rayons. Et vous ne lui donnerez pas de nourriture avant qu'il puisse franchir cette grille invisible sans déclencher la sonnerie. Si ce bougre-là est en zigzag, je vais lui apprendre à se tenir droit, moi.

Il s'enrogne tout en parlant.

— Il a commis un abus de blanc-seing ! Une usurpation de fonction ! Un… Une… Il en subira les conséquences jusqu'au bout Matamore ! Fier à bras ! Je préfère vous dire que si par miracle il revient de cette équipée, San-Antonio, je lui demanderai sa démission !

— Et ça, c'est du poulet ? demande soudain Marie-Marie en déposant sur le bureau du Boss un volumineux dossier ligoté avec une attache noire.

Le Sinistré du mamelon ouvre sa bouche vous dévoiler tous les rouages de son râtelier.

— Mais… où as-tu pris ça ? bafouille-t-il.

— Là, elle désigne le fond de la pièce, dans le coffre, m'sieur !

— Il… il était ouvert ?

— Vous êtes pas le genre de bonhomme à laisser vot' coffre ouvert, non ?

Elle montre une grosse agrafe de bureau, toute tordue.

— Je m'ai servi de ça, et j'ai pas traîné. Faut vous dire qu'à la maison c'est toujours moi que je réparais les réveils détraqués. Notre voisin, le père Flouasse, était serrurier et comme je m'intéressais, il m'a appris à bricoler…

Elle cueille le dossier par le nœud de son attache, comme elle le ferait d'un cadeau.

— C'est sûrement pas tonton qui vous aurait récupéré ces paperasses aussi vite, sans vouloir que je me vante. Un maladroit pareil, vous parlez ! Lui, quand y veut casser des noix avec un casse-noix, il casse le casse-noix !

— Diablotin, diablotin ! murmuré-je, non sans admiration.

Marie-Marie me file un œil acéré par-dessus son épaule.

— Ben, qu'est-ce qui t'arrive, Antoine ? demande-t-elle. V'là que tu causes comme la vieille qu'a écrit les Malheurs de Sophie, que mémé me cassait les pieds à vouloir me lire.

— San-Antonio ! s'exclame le Vieux… Savez-vous à propos de Krackzek, qu'il est veuf et père d'une fillette de dix ans ?

Je bondis, frémissant de colère.

— Patron vous ne comptez tout de même pas…

Il essaie de me calmer d'un geste souverain.

— Ne vous emballez pas, mon cher. Il convient de bien étudier la situation, et surtout de ne pas rejeter des solutions qui, certes, à première vue peuvent paraître… oiseuses…

— Mais qui à seconde vue sont odieuses ! terminé-je.

Marie-Marie me tire la langue. Jugeant cette brimade insuffisante, elle déclare :

— Je m' f'sais une aut' idée de toi, Antoine, quand tonton Bérurier nous causait de tes prouesses. Tu devrais te faire garde-barrière avec ta mentalité pote-au-feu. 'reusement que ton patron est plus gonflé et qu'il a enfin compris que votre histoire de coffre à la mords-moi-l'œil, c'était plus mon affaire que celle à mon onc' !

La petite fille tourne vers le Dabe une frimousse radieuse.

— Vous êtes formide, lui dit-elle ; seulement, moi, à vot' place, je m'achèterais une perruque !

Загрузка...