CHAPITRE III Y A COMME UN DÉFAUT !

— Dis donc, Krackzek…

L'homme ne bronche pas. Je reprends, en montant le ton, et d'une voix légèrement chantante :

— Oh ! Oh ! Krackzek !

Le bide.

— Krackzek, espèce de sale c… ! tonné-je enfin.

Lors, le type prostré lève sur moi un regard si lourd qu'il va devoir bientôt le coltiner dans une brouette.

— Oh ! oui, mince, gueule pas si fort, San-A. Je me rappelais plus.

Il ressemble à un vieux poitrinaire, Béru. Il nage dans ses fringues. Un gugus de cirque. Il lui manque plus qu'un nez qui s'allume, une tignasse rousse pivotante et un saxophone pour parfaire l'illuse :

— T'auras bonne mine, à Santa-Maria Kestuféla, lorsque les gars t'interpelleront et que tu continueras d'avancer sans seulement dresser une oreille.

— T'inquiète pas, je sais m'entraîner… Seulement, dans l'état que je suis, mon mental fait un peu roue libre, essaie de comprendre. Chaque fois je suis été descendu an-dessous de cent kilos, je déboussolais du cigare. A plus forte raison maintenant que je vadrouille autour des soixante-cinq. Quand je vais aux cagoinsses, y me semble que si je me cramponne pas après la chaîne, je vais disparaître à tout jamais.

— On va te relubrifier la gamberge, mon pote. A partir de demain tu vas gober des pilules qui feront de toi l'un des plus grands penseurs du siècle.

L'Amaigri secoue ses fanons flasques.

— Cause toujours, ronchonne-t-il, j'aimerais mieux être un poids lourd con qu'un génie maigre.

— Natacha ! lancé-je à la cantonade.

Aussitôt, Marie-Marie qui sautait à la corde dans le jardin se précipite dans la pièce.

— Tu-m'as appelée, Antoine ?

— Je voulais te donner en exemple à ton oncle, mon chou. Tu vois, Alexandre-Benoît, comme elle a du réflexe cette gosse. Déjà dans la peau de son personnage !

— Turellement, objecte le Décharné, elle a pas largué soixante kilos de graisse, elle ! Toujours pas de nouvelles de ma Berthe ?

— Non, mon vieux clystère !

Il détourne les yeux.

— Ni d'Alfred ?

— Personne ne répond au téléphone.

— Ah les vaches, soupire-t-il. Où qu'ils ont pute à lait ?

Ses doigts tremblants de faiblesse tambourinent la table. Il fixe des maléfices dans le plâtre grisâtre du plaftard, puis, brusquement, comme traversé par un courant électrique, il bondit.

— Je sens que quèque chose est arrivé, San-A.

— On l'aurait su, mon pote !

Il secoue la tronche.

— C'est pas dans les habitudes d'Alfred de fermer sa cabane en dehors des vacances.

— Justement : il a pris des vacances !

— Il les prend toujours en août d'habitude.

— Eh bien, il a changé d'habitudes !

Mais je ne parviens pas à balayer l'angoisse du cher homme. Il remue des présages dans sa tronche creuse.

— Berthe, je la connais, dit-il, chaude du valseur, j'admets, mais femme de devoir. Elle n'eusse jamais été chercher la gamine pour la plaquer aussi sec, voyons. Tu la prends pour une ménagère apprivoisée ou quoi ?

Dans mon for intérieur, j'admets que ça grince un peu dans les engrenages. Mais il convient avant tout de préserver le moral de mon valeureux camarade.

— Tu veux que je te dise ce qui s'est passé, Gros ?

— Dis, mais ne m'appelle pas Gros, ça me fait trop de peine.

— Alfred aura été obligé de s'absenter pour une raison grave, mettons un deuil dans sa famille. Il aura demandé à Berthe de l'accompagner. Sans doute ont-ils prévu d'envoyer quelqu'un chez vous s'occuper de Marie-Marie, et ce quelqu'un aura bouffé la consigne !

Il hoche la tête et soupire.

— Parle pas de bouffer, je t'en prie !

Pinaud revient de son petit footing quotidien, la moustache dégoulinante de rosée.

— C'est l'heure de ton sauna dit-il au Dégraissé en matant sa montre.

— Charmant de le rappeler ; vagit Béru. Avant, c't' apôtre me cloquait des sandwichs dans la chiasse d'eau, et maintenant si je l'écouterais, je passerais mes journées dans la guitoune à sueur.

— Parce que j'ai compris une chose, plaide le Sentencieux : c'est que plus vite tu auras atteint le poids exigé, plus vite tu pourras t'alimenter normalement. Des grillades, beaucoup de grillades.

Béru serre les poings.

— Ah ! charogne ! Tu vas te taire, oui ! Me faire saliver mes dernières gouttes d'eau, c't' honteux, vieille frappe ! Honteux !

Il se met à sangloter :

— Des grillades… Des grillades… Mais je rêve qu'à ça ; misère du ciel. Dans vot' sauna de mes fesses, pendant que je mijote au bain-marie, je vois rissoler des entrecôtes ! L'autre jour, tiens, on jouait à la belote avec Laronde. Il avait remonté ses manches, si tu te souviendras ? De voir ses gros biceps ça m'a flanqué comme un vertige : j'ai failli mordre dedans ! Je le jure ! Non, mais, vous réalisez où que j'en suis ? A avoir envie de manger le brigadier Laronde, moi ! Un inspecteur principal, presque futur commissaire !

— Mon Béru, mon Béru, pleurniche Pinaud. Tu verras, t'auras encore des beaux jours à table. Plus qu'un petit effort et puis tu seras d'équerre. Aujourd'hui, c'est ta dernière séance. Allons, viens…

Béru s'arrache lamentablement de son siège.

— Vous êtes des pillards, reproche-t-il fermement. Tous ces kilos accumuloncés pendant des années et qui partent en, flaques, vous voudrez que je vous dise ? C'est déshonorant !

Il suit pourtant le Fripé jusqu'à la pièce garnie de bois où un thermomètre exaspérant indique 90° centigrades.

Votre San-Antonio bien-aimé s'approche de la croisée pour regarder jouer Marie-Marie. Des tas, des monceaux, des montagnes de sentiments divers le hantent. Il pense que la Société est une dégueulasserie (ce qui n'est pas original) car elle ne respecte rien. C'est une ogresse hypocrite qui pousse des cris scandalisés devant les moche ries de la vie pour qu'on ne s'aperçoive pas trop qu'elle les perpètre !

Envoyer Béru et sa nièce dans cette sinistre base du Rondubraz ! Peut-on trouver plus vil, plus dégradant ? Une petite fille de huit ans ! Seigneur, mais qu'est-ce que tu fous ? Laisse ta corde à sauter et tes poupées, Marie-Marie, et suis ces pieds-nickelés de l'ombre sur le terrain de leurs louches exploits ! Puisque tu es habile de tes doigts et que la serrurerie n'a pas de secrets pour toi, franchis les barrages perfides et vas ouvrir un coffre puissamment surveillé. Honte à nous ! Honte au Vieux ! Jamais je ne laisserai s'accomplir ce crime de lèse-humanité. Qu'allons-nous devenir, misère du Ciel, si on utilise les gamines à des besognes pareilles !

— Tu parles tout seul ? s'étonne le Bêlant qui revient du sauna.

Je m'ébroue (de noix).

— Viens avec moi, Pinuche.

— Où ça ?

— Chez Alfred, le coiffeur. Sa disparition et celle de Berthe commencent à m'inquiéter.

— Le Gros aussi se fait du mouron.

— Où est Laronde ?

— Au bourg, il est allé acheter des cigarettes…

Nous sortons.

— Où qu'z'allez ? nous lance Marie-Marie, essoufflée.

— Faire une course. Quand le brigadier reviendra, dis-lui qu'il surveille bien ton oncle car sa fringale lui grimpe au cerveau. Et ce serait une catastrophe s'il se mettait à boustifailler maintenant.

— Ça retarderait not' voyage ?

— Exactement.

Elle me cligne de l'œil.

— Alors compte sur moi, Antoine. Je l'aurai à l'œil…

Là-dessus elle se remet à cordasauter.


Vachement pimpante, la boutique d'Alfred. On sent tout de suite l'homme de classe : le soubassement est en marbre noir. Les vitres dépolies s'agrémentent de motifs blancs représentant des déesses penchées sur des vasques et son blaze s'étale au-dessus de la porte, en caractères dorés vachement majestueux.

J'actionne le bec-de-cane en cuivre ouvragé, mais la lourde est fermée à clé.

— Passons par l'allée, conseille la Vieillasse.

On s'engouffre (de Padirac) sous un porche silencieux, sobrement meublé d'un compteur électrique et d'un vélo Solex. Des senteurs d'huile chaude qui achèveraient de démoraliser Béru flottent sous la voûte. Elles émanent d'une loge de concierge sise à l'entresol. Nous remontons le courant de ces effluves et je toque à la vitre d'une porte aussi étroite que la guillotine. Contrairement à la tradition qui représente les pipelettes sous des traits carabosses, c'est une aimable dame, jeune et tuberculeuse, qui nous ouvre. Un nuage s'évade de la friteuse et s'abat sur nos épaules.

— Le salon de coiffure est fermé ? questionné-je, assez sottement, puisque aussi bien je viens de m'efforcer en vain sur la poignée de sa porte.

— Parlez-moi-z'en pas, vivace la Dame aux Camélias des escaliers ; ça fait plusieurs jours et je commence à me demander s'il serait pas arrivé quelque chose à monsieur Alfred. C'est pas son habitude de fermer boutique sans cris-égare.

— Il habite l'immeuble ?

— Ouais, mais il est pas chez lui. C'est moi que je lui fais le ménage, j'ai les clés de son appartement et y est pas !

Elle tousse dans les vapeurs de beignets qui nous environnent.

— C'est louche, je crois qu'y faudrait affranchir les matuches.

— Voilà qui est fait, affirmé-je en écartant la fumée huileuse de la main pour lui permettre de lire ma carte.

Elle jette un coup d'œil et annonce :

— J' sais pas lire : je suis bretonne.

— Voilà qui doit vous poser des problèmes pour prendre connaissance du courrier de vos locataires ?

— C'est mon mari qui me le trille et qui me le lit.

Je renonce à célébrer l'instruction du tuberculeux consort pour revenir à mes moutons (frisés puisqu'ils concernent un coiffeur).

— Et la femme de monsieur Alfred ?

Elle s'arrondit les orifices afin de bien aménager sa rampe de lancement à ragots.

— Vous savez donc pas qu'ils sont en insistance de divorce depuis plusieurs mois, rapport que m'sieur Alfred a une lésion avec la femme d'un de ses amis, une grosse dondon que le mari est dans la police ?

— Que m'apprenez-vous là ! m'égosillé-je histoire de lui laisser le bénéfice de sa révélation.

— Sifflet ! Sifflet ! noblise la poitricierge, parodiant la vieille locataire du sixième qui fut baronne dans une vie antérieure.

— Depuis combien de temps le magasin est-il fermé ?

La tuberculose réfléchit.

— Ça doit faire une sixaine de jours.

— Et quand avez-vous vu Alfred pour la dernière fois ?

La pipelette-de-Koch n'hésite pas.

— Eh ben, ça remonte à vendredi dernier. Je vais vous espliquer. Justement je balayais le trottoir autour de mes poubelles dont à cause de la grève des boueux c'était plein de pluchures autour. Sur le coup de six heures, la grosse vache que je vous faisais état ci-dessus arrive, pompante. M'sieur Alfred raccompagnait une cliente. Il eut vite, ma poule ! qu'il dit à son boudin, y me reste plus qu'une coupe et je boucle la cabane. Depuis dès lors, terminé : je l'ai plus revu. Le lendemain, le salon était fermé et son appartement vide.

— Y avait-il couché ?

— Tiens, non, c't' craque, tressaille la cerberculeuse. L' lit était pas défait…

— Rien n'indique qu'il soit parti en voyage ?

— Non.

— Vous n'avez rien remarqué de particulier dans le magasin, en faisant le ménage ?

— J' fais pas le ménage au magasin. C'est m' sieur Alfred qui s'en charge car il est très méticuleux rapport à ses instruments de travail dont il voudrait pour rien au monde que quéqu'un d'autre touche. Faut dire que son salon est très perfectionné.

Le nuage friteur devient de plus en plus opaque. A croire que le fameux fog londonien dont ne parlent pas les Anglais s'est abattu dans cette loge laconique. Pinuche, qui n'a rien dit jusqu'alors, profite d'un silence pour placer une question extrêmement pertinente.

— Madame, fait le Détritus, vos beignets ne seraient-ils pas en train de brûler ?

— Je ne fais pas de beignets ! répond paisiblement la cou-bacillaire.

— Alors vos frites, peut-être ? hypothèse la Guenille.

— Mon Dieu, mes frites s'égosille l'aimable personne digne des loges en disparaissant dans ses brouillards astraquestes.

Nous retournons devant le salon de coiffure.

— Que penses-tu de tout ça ? me demande Pinuche.

— Rien de très bon, avoué-je.

— C'est louche, hein ?

— Fortement, renchéris-je en dégainant mon sésame.

On a beau être serrure de coiffeur, on ne s'en compose pas moins d'une gâche et d'un pêne, toutes choses qui amusent prodigieusement le petit outil que m'a légué depuis un certain jadis, un vieux malfrat qui m'avait à la chouette).

Le temps pour Pinuche d'éternuer trois fois et la porte s'écarte doucement.

Nous pénétrons dans l'usine à frisettes. La Vieillesse éternue derechef, étant, assure-t-elle, allergique aux poils coupés.


Le salon n'est pas très vaste. Exclusivement réservé à la clientèle féminine, il ne comporte que trois fauteuils (lesquels font face à trois lavabos et sont surmontés de trois séchoirs à bras amovibles). Contrairement à ce que l'on pourrait croire, étant donné que le magasin est bouclé depuis six jours, deux personnes sont installées dans deux des fauteuils : une jeune fille en blouse blanche et Alfred. La jeune fille que je vous raconte doit être shampouineuse d'Alfred. C'est une personne d'une vingtaine damnée. Elle est boulotte, brune et morte. Alfred, lui est d'une pâleur de triste cire. Il porte une veste de pommadin, dans les tons parme, qui doit être très belle lorsque deux litres de sang ne se sont pas répandus dessus comme c'est présentement le cas. Il est penché de côté et porte la raie à gauche et une plaie à droite. On lui a cassé sur le roof un gros flacon de cristal extrêmement épais. Au cours de ma tumultueuse carrière, j'ai remarqué qu'il n'y a pas plusieurs façons d'être mort : on l'est ou on ne l'est pas. Alfred ne l'est pas. Du moins pas encore car m'est avis qu'il a une sérieuse option sur le prochain départ pour l'au-delà. Un râle imperceptible sort de sa poitrine. Six jours de coma, faut le faire. La Vieillasse en éteint son mégot de saisissement.

— Juste ciel ! soupire-t-elle en s'approchant.

Je lui désigne une immense flaque noire sur le carrelage.

— Marche pas dedans, Pépère, tu pourrais glisser ! l'avertis-je en décrochant le téléphone afin d'affranchir mes collègues de la P. J.

Je recommande à ces messieurs d'expédier une paire d'ambulances dont l'une avec masque à oxygène et suspension télescopique. Ensuite de quoi je m'assois dans le troisième fauteuil pour me remettre de mes émotions.

— Tu parles d'un carnage, balbutié-je. Le gars qui a fait ça ne doit pas avoir les deltoïdes en cale sèche.

— Ils étaient au moins plusieurs, assure la Guenille.

Je m'abstiens de savourer son « au moins » pour donner du fil à ma curiosité.

— C'est ton avis ?

— Regarde la demoiselle aussi a été assommée. Tu penses bien qu'un homme seul, n'aurait pas pu estourbir Alfred et son employée, en pleine fournée, sans que ça fasse du ramdam.

— Pourquoi, en pleine journée ?

Le Navré me désigne les deux victimes.

— Vise : ils sont en tenue de travail, et Alfred fermait sa boutique à six heures.

J'opine à tout va. D'ailleurs la concierge ne nous a-t-elle pas déclaré que vendredi soir à l'arrivée de Berthe…

— Je me demande ce qu'est devenue la mère Béru ; réfléchis-je (peut-être par émulation, à cause des miroirs du magasin ?).

— Tu- crois qu'elle est concernée ?

— Y a pas de raison qu'elle n'ait plus reparu…

— Bon Dieu, vise un peu, San-A. !

Son index tremblant me désigne un sac à main posé sur la table basse supportant des revues.

— Eh bien ?

— Le sac de Berthe ! Je le reconnais, c'est ma femme et moi qui le lui avons offert pour son anniversaire…

Il ouvre le réticule, une superbe pièce de maroquinerie, en matière plastique véritable imitant à ce point le croco qu'un caïman pleurerait en l'apercevant :

— Tiens, bavoche le Postillonneur, qu'est-ce que je te disais : voici sa carte d'identité, sa savonnette particulière, son gant de toilette privé marqué à son initiale et les clés de son appartement !

J'essaie de piger. Je parviens mal. J'ai beau frétiller des cellules, ma gamberge fait la toupie au bout d'un moment. On est vendredi, fin d'après-midi. Alfred et sa shampouineuse n'ont plus qu'une cliente lorsque Berthe radine. La concierge a parfaitement entendu le merlan déclarer : « y me reste plus qu'une coupe et je boucle la cabane ». Berthe pénètre dans le salon… La porte se referme ! Pour la suite, mystère !

— Dis donc, hésite le Lamentable, ça ne serait pas Berthe, par hasard…

Il montre les deux-assommés d'un hochement de tête avant de développer, son hypothèse.

— Alfred, tu le connais : c'est un rude lapin. Rien de détonnant qu'il saute sa petite assistante. Suppose que Berthe se soit aperçue de la chose et qu'elle pique une crise de jalousie ! Tu l'as jamais vue en furie, la Grosse ? Moi si : un vrai typhon ! Je me rappelle d'un jour où elle a tout cassé dans un restaurant parce que Béru caressait la croupe de la serveuse ! Imagine que son tempérament de tigresse l'ait poussée à l'irréparable. Elle estourbit les deux coupables et se sauve !

— Ensuite ? interrogé-je, les yeux perdus dans le vague.

— Elle erre comme une âme en peine, lieucommunise Pinaud. Son courroux s'apaise. Réalisant l'horreur de son acte, la malheureuse….

— Se jette dans la Seine ?

— Par exemple…

— Petit détail, objecté-je, cette tigresse en folie, son forfait accompli, aurait pris soin, en se sauvant, de fermez à clé la porte du salon ?

— Pourquoi non, Antoine ? Dans son égarement, elle a pu éprouver le besoin de mettre un obstacle entre son forfait et l'extérieur ; en langage psychiatrique, cela s'appelle, je crois, un refus de l'acte…

La perspective d'une Berthe assassine ne me botte pas.

— La Baleine est une gaillarde, une sanguine, une forte en gueule, Pinuche. O. K. pour l'accès de jalousie. Mais c'est pas le genre d'ogresse qui se sauve et va voir au fond de la Seine si j'y suis. Et puis tu oublies qu'il y avait une cliente dans le magasin, lorsqu'elle s'est pointée.

— La scène a pu avoir lieu après le départ de ladite cliente ?

Je me penche sur le pauvre Alfred.

— Sa vie ne tient plus qu'à un fil, dis-je. M'étonnerait qu'il soit transportable. Quant à sa shampouineuse, elle ne doit pas avoir de parents pour que personne ne se soit inquiété de son absence depuis six jours.

Sur cette remarque, la lourde du magasin s'ouvre. Je crois qu'il s'agit de la police ; en fait une aimable dame d'âge mûr aux cheveux gris-bleu pénètre en souriant dans la boutique.

— Messieurs dames, lance-t-elle à la ronde.

Elle s'avance vers Alfred.

— Enfin vous avez rouvert, gazouille l'arrivante, je me demandais ou vous étiez passé ! Vous pourriez me prendre tout de suite, pour un rinçage ?

Un pas supplémentaire conjure sa myopie. Elle voit, n'en croit pas ses yeux, fait : « Mais, mais, mais », en croit ses yeux et s'abat sur le parquet.

— Je pense qu'une des ambulances devra faire deux voyages, murmuré-je.

— Oh ! Oh ! lance une voix juvénile du haut d'un poirier.

Nous levons la tête et apercevons Marie-Marie, à califourchon sur une fine branche.

— Qu'est-ce que tu fiches, là-haut ? lui crié-je, comme s'il était raisonnable de poser une telle question à un enfant logé dans un poirier.

— Je regardé venir ! répond l'écureuil en achevant de haillonner son bloudjine au tronc rugueux de l'arbre.

Une cabriole et elle est devant nous, essoufflée mais radieuse.

— Votre vieille noix de Laronde est rentré, beurré comme une tartine y a seulement dix minutes, cafte l'espiègle. Je l'ai envoyé se plumer…

— Et ton oncle ? m'enroué-je, redoutant un nouveau désastre.

— Je l'ai mis sous clé pour éviter qu'il déconne !

— Il s'est laissé faire ? s'étonne Pinuche.

— Si vous croireriez que j'y ai demandé son avis, glousse l'impertinente.

Elle glisse deux doigts dans la petite poche ventrale du bloudjine et en extrait une clé plate.

— Tenez, chef, me dit-elle, mission terminée !

— Mon Dieu, bêle Pinuche, mais c'est la clé du sauna !

— Tu l'as bouclé dans le sauna ? m'effaré-je.

— Ben, je l'ai enfermé là où qu'il se trouvait !

Misère ! ça fait plus de quatre plombes que nous sommes partis !

— Elle l'a tué ! s'enroue le vieux Crabe. Elle l'a tué ! Quatre heures dans une atmosphère à 90°, personne ne le supporterait.


On ventraterre jusqu'à la fonderie. Pas un bruit, pas un son, toute vie est éteinte. Il ne doit subsister d'Alexandre-Benoît Bérurier qu'une flaque et un pyjama.

En flageolant des phalangettes je déboutonne la porte. Décidément, c'est la journée des visions de cauchemar… Notre cher ex-gros, gît sur les lattes de bois, la bouche ouverte, les yeux ouverts, en chien de fusil. Le thermomètre marque cent degrés.

— Vite ! fait Pinaud en posant son veston avant de franchir le seuil de l'enfer.

On empoigne le Gros, on le sort de la chaudière. Dieu, qu'il est léger ! Une plume ! La douche crépite sur son corps fumant. Il ouvre un œil. Il nous sourit !

— Je voudrais voir Berthe, fait-il dans un souffle.

— Tu la reverras bientôt, promets-je impudemment, en formant des vœux pour que ce ne soit pas au ciel.

— Où qu'elle est ?

— Elle soigne ton copain Alfred qui a eu un accident.

— De voiture ?

— Non, il est tombé sur la tète.

Nous admirons la constitution de ce vaillant Béru qui, après quelque deux cent cinquante minutes passées dans un creuset ardent, trouve le moyen de penser à sa femme et à l'amant d'icelle.

— M'semble que je pourrai plus jamais remarcher, geint-il. Cette fois, chuchote notre infortuné compagnon, j'ai la silhouette Dachau, les gars. — Si vous tousseriez un rien trop fort et que la fenêtre soye ouverte, vous entenderiez plus jamais causer de moi. Vous voulez bien me poser sur la bascule, qu'on susse à quoi s'en tenir ?…

Nous souscrivons à sa requête.

— Alors ? demande le gisant.

— Cinquante-cinq kilos, annonce en bredouillant Pinaud. On ne doit pas pouvoir faire mieux dans le genre.

Cette déclaration, loin d'affliger le malheureux, lui communique un regain d'énergie.

— Cinquante-cinq kilos, murmure-t-il, mais alors, va falloir que je rengraisse.

— En effet.

— Donc, je peux me permettre un gueuleton à tout casser sans faillir à mon devoir ?

— Tu y as droit ! Fais ton menu, Pinaud ira au pays chercher ce que tu désires…

Une immense béatitude se lit aussitôt sur la frime ravagée du fakir.

— Eh bien ? demande gentiment la Vieillasse en lui bassinant les tempes où perlent encore les ultimes gouttes de sueur.

— Bouscule-moi pas : je pense, susurre le Désenflé d'une voix lointaine.

Il remue faiblement les lèvres.

— Pour commencer, avant toute chose, y me faudrait une bouteille de Muscadet bien frappée, annonce-t-il.

— Tu l'auras, promet la Pinuche.

— Ensuite, mon repas, je compte l'attaquer à la sournoise, dans le léger pour me réduquer les mandibules. Tiens, je démarrerais bien par une paire d'andouillettes…

— D'accord.

— Et puis tu ramèneras une choucroute garnie, Pinaud. Mais pas garnie façon petite bêcheuse, surtout ? Je vois du lard, beaucoup de lard, du fumé, du pas fumé, du demi-sel ; un jambonneau, aussi et surtout : bien gras…

— Avec des francforts ?

— Un chapelet complet, comme pour une neuvaine, Mec ! Le reste du menu, je le laisse à ton espérience, mais une supposition que tu dénichasses une belle côte de bœuf, ce serait pas plus bête qu'aut' chose…

Nous le portons sur son lit. Maintenant je sais qu'il passera à travers les barreaux ! Il convient donc de préserver cette marge de sécurité si rudement acquise.

— Ne rapporte que la côte de bœuf, chuchoté-je à l'oreille de Pinuche.

— Mais que dira-t-il ? s'inquiète le Trémoleur.

— Rien, puisqu'il aura la bouche pleine.

J'ajoute, pour calmer les scrupules du bonhomme.

— Un trop gros repas, dans son état, pourrait avoir de funestes conséquences.

Le bigophone grelotte. C'est le Vieux qui me rancarde à propos d'Alfred. Le pommadin vient d'être placé sous une tente à oxygène. On lui file du sérum et du raisin par tous les tuyaux pour essayer de le requinquer. Si dans 48 plombes il s'est cramponné, on se risquera à le trépaner. Le Raclé a filé une méchante Armada de Roycos sur cette affaire ; mais il exige qu'on s'embarque dure-dure pour l'Amérique du Sud, Béru, Marie-Marie et Bibi. Il sait que lorsque le Tout-maigre sera rendu à la vie civile il voudra revoir son équipière. On serait obligé de le mettre au parfum et, dès lors, fou d'anxiété, il deviendrait bon à nibe pour sa mission. Le plus sage est de lui préserver le mental en l'embarquant dès cette noye. Nos places sont retenues. On parachèvera son entraînement là-bas…

A mon sens, la précaution est bonne.

— Pinaud n'est pas du voyage ? m'enquièrs-je.

— Non, fait le Boss ; tout comte fait je préfère le mettre également sur l'enquête du salon de coiffure car il offre l'avantage de parfaitement connaître les protagonistes de ce drame.

Je toussote avant de déballer le plus gros.

— Vous savez, monsieur le directeur, que Bérurier a encore perdu neuf kilos. Il peut désormais passer sans difficulté entre ces satanées cellules photo-électriques, si bien qu'il est superflu que nous nous encombrions de cette gosse.

Une espèce de petit léopard fulgure dans la pièce. C'est Marie-Marie.

Avant que j'aie eu le temps de la reconnaître, elle m'a déjà arraché l'appareil des mains.

— C't' un menteur, m'sieur ! clame le monstre. Mon oncle' a maigri, c'est vrai, seulement il est tellement ramolli qu'il pourrait pas traverser, le terrain de fotebal de Savigny sans déclencher les signals électriques si on en mettrait seulement un à chaque bout. Non, croyez-moi : vous feriez une connerie en m'envoyant pas là-bas !

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