CHAPITRE XIV D'ÉMOTIONS EN ÉMOTIONS… DE SURPRISES EN SURPRISES…

M. Antidémoc lance une dernière phrase vibrante et raccroche. Il a de la colère aux commissures des lèvres et sa rage fait un halo autour de ses yeux.

— Quel pays ! Quel pays ! Ah ! je vous jure vivement ma rue Gay-Lussac…

— Que vous a-t-on répondu, Excellence ?

— Ils ne veulent pas en démordre : la présidente ne nous recevra qu'après-demain…

La présidente ! ça me fait tout chose de voir appliquer à la Gravosse un tel qualificatif. Berthe présidente de la nouvelle république rondubrazienne ! Tu parles, Charles ! comme disait jadis m'sieur Pompidou…

— Je te dis que ça, n'est pas la nôtre, Pinuche ! Elle ne parle pas espago, Berthe, que je sache, sinon quelques mots appris au cours de ses vacances aux Baléares. Et puis s'il s'agissait d'elle, elle recevrait notre ambassadeur…

Le Débris écarte les journaux étalés sur le burlingue ministre de notre hôte pour mieux admirer les photographies qui les illustrent.

— Écoute, San-A. Tu vas pas me dire que c'est un sosie, ça ! C'est Berthe ! Et d'ailleurs j'ai suivi sa piste depuis la France… Un télégraphiste l'avait vue sortir de chez Alfred entre deux types bruns qui l'ont fait monter dans une voiture. Heureusement, le gosse a remarqué une vignette de l'agence Hertz collée sur la vitre arrière du véhicule, grâce à ça…

Un fracas lui coupe la parole. Nous enregistrons une entrée en force des six gosses de l'Excellence (on s'ennuie dans certains postes !) La marmaille chiale comme si un garde mobile français venait de la dissuader.

— Papa ! brame la fille aînée, elle nous a encore battus !

Marie-Marie pénètre à son tour dans le cabinet du ministre de la France exemplaire.

— C'te connerie ! s'indigne la petite peste. A veut qu'on jouille au papa et à la maman. C'est moi, vu mon âge, que je faisais le p'pa ; c'est donc normal que j'y mette des beignes, non ? Et que je taloche les mouflets, matière de les éduquer. Écoutez, m'sieur l'ambas, sans être mauvaise langue, vos chiares, je les trouve un peu bêcheurs. Vous les flanqueriez à la communale ça leur ferait les panards.

Antidémoc sourit. Marie-Marie a le don de charmer les hommes adultes, quand bien même elle moleste leur progéniture.

— Allons, allons, réconciliez-vous, fait-il, car c'est le rôle d'un ambassadeur que de mettre de la vaseline partout où ça coince.

— Des clous, je déteste les pimbêches ! riposte l'Effrontée.

Puis, m'interpellant :

— Dis, Antoine, il va tarder encore longtemps, m'n' onc' ? J'aimerais bien retourner à Paname…

Je me rembrunis et, instantanément, Pinaud larmoie. Qu'est-il devenu le président-consort ? Vit-il encore ou bien sa bonne bouille commence-t-elle de se ratatiner entre les mains des irréductibles réducteurs Livaros ?

Cher Béru !

— J'espère qu'il va arriver, mélancolie-je.

— T'espères, t'espères, et si il aurait un empêchement de fromageur, hein, Antoine ? Au lieu d'espérer, tu ferais mieux de t'occuper de lui.

Le reproche me cingle. Certes, depuis deux jours que nous sommes à l'ambassade, à essayer de contacter la célèbre Bertaga, j'ai souvent eu l'envie de partir à la recherche de Béru…Mais où le retrouver ? Puis-je, sans une forte escorte, retourner chez les Livaros de la forêt ?

Ma valse-hésitation confine à la lâcheté à mesure que le temps passe. A-t-il hésité, Béru, à venir nous sauver lorsque, ligotés aux poteaux de torture, nous attendions non pas une collation, mais une décollation effroyable ? Non ! Il a eu l'audace de leur interpréter un numéro d'illusionniste, aux Livaros, en utilisant la peau de la vigogne qu'il avait tuée (et probablement bouffée). Plus pathétiquement, encore : n'est-il pas demeuré sur place, comme ces animaux courageux qui se sacrifient au profit de leur tribu en s'offrant en holocauste au chasseur ?

— Je vais partir à sa recherche, ma mignonne ! me décidé-je tout de go.

— Je t'accompagne, dit la Vieillasse. Pourvu qu'on le retrouve…

— Dis voir, Antoine, murmure Marie-Marie…

— Oui, ma poule ?

— Appelle-moi pas « ma poule » Mémé t'entendrait, elle tordrait son nez. Je voulais te demander : il était habillé comment t'est-ce que, tonton, la dernière fois ?

— En vigogne, Marie-Marie, ne puis-je me retenir de déclarer. Il s'était affublé d'une peau de bête pour impressionner les Indiens.

— Mais sous sa peau de bête ? Réfléchis voir…

Je ferme les yeux… La nuit de la forêt avec les lueurs des brasiers et des torches… Béru qui vient à moi…

— Il avait sa veste de toile.

— Donc, avec le bouton émetteur, Antoine. Où qu' t'as foutu l'appareil qui écoute ? Y te permettrait de repérer m'n' onc, tu penses pas !

Je la prends dans mes bras.

— Magnifique, ma chérie !

— Seigneur, cette petite est géniale, bavoche le Détritus.

— Je ne vous le fais pas dire, complète Son Excellence.

Votre San-Antonio idolâtré ferme ses grands yeux de velours pour mieux concentrer ses souvenirs.

Voyons… L'appareil… Je revois l'hacienda de don Enhespez… l'arrivée des Chinois et des flics… Je grimpe sur une chaise et flanque l'engin sur un meuble. Peut-être qu'il y est encore, qu'en pensez-vous ? (Je devrais plutôt vous demander, patates que je vous sais : quand pensez-vous !)

Rasé de frais, reposé jusqu'à l'os (malgré mes nuits mouvementées avec Ibernacion) je me sens paré pour l'action.


Ça fait curieux de revoir la base complètement anéantie. Ce que l'incendie de la môme crevette n'a pas détruit, les révolutionnaires l'ont réduit en poudre.

Les base-men ont été fusillés contre ce qui restait debout ; pan de mur, pieux de clôture, etc. Tout est bon à un guérillero pour flinguer quand il sort de ses forêts.

— Dans le fond, murmure Pinuche, vous auriez attendu, le résultat aurait été le même et vous vous seriez évité bien des tourments.

— Allons donc, tu penses bien qu'aux premiers signes de révolte, les chefs du camp auraient évacué le sulfocradingue ! M'efforcé-je de plaider, non sans me dire, in petto, que la Vieillasse a un peu raison.

On se contourne les rives du Papabezpa. La vibrante nature ignore les exactions des hommes et continue de chlorophyller sous le soleil. Les eaux clapotent, les oiseaux papotent et les petits écureuils de plus en plus mutins jouent à « Si tu ne veux, pas de mon gland t'as qu'à te le foutre quelque part ».

A mesure que nous approchons de l'hacienda, mon inquiétude fait tic-tac. Probable que les guérilleros auront bousillé la plantation, dans leur rage destructrice !

J'adresse un souvenir ému à l'ancien bagnard qui aimait tant les orchidées. Comme quoi, mes pommes, il ne faut s'attacher à rien de matériel en ce bas et triste monde. L'amour des biens terrestres vous fragilise. A partir du moment où votre vie est marquée par les fluctuations de la bourse, les orages ravageurs de récoltes et autres calamités du second, que dis-je : du dernier degré, rien ne va plus.

Vous voilà vulnérable et vulnéré à tout bout de champ !

Je fais part de mes craintes à Ibernacion, la vaillante qui, neuf corse, est de la fiesta.

Mais elle secoue sa tête brune.

— Non, querido, tu oublies que cette fois il s'agit d'une révolution blanche. On ne détruit que les H.L.M. et on ne fusille que les chefs de cellule et les secrétaires de syndicat.

Effectivement, elle connaît bien ses cons-patriotes. Au détour de la route, là où la colline se remet à descendre en pente douce vers les plantations de fromtobock, j'aperçois les constructions basses du domaine de San Kriégar bien entières et alanguies dans la chaleur de midi roi des étés.

Je lève mon pinceau du champignon.

Attendre et voir ! comme disent les Britanniques lorsqu'ils parlent le français. Une supposante qu'une partie des guérilleros occupent les lieux, qu'ils nous reconnaissent, nous alpaguent et nous compostent la viandasse, hmm ?

Je fais part de mes craintes à Ibernacion. Une fois de plus elle branle le chef (je suis le chef).

— Quand nos troupes quittent la forêt, querido, c'est pour incendier jusqu'au palais gouvernemental. Ils n'ont que le souci de changer le régime. Ensuite ils regagnent les forêts pour préparer la révolution suivante.

Pourtant, je suis à moitié con-vaincu.

— Pinuche, murmuré-je, comme personne ne t'a encore renouché dans la région, c'est toi qui vas aller en éclaireur.

Ça le botte, l'homme au briquet fumeux, de jouer les éclaireurs. Il se voit déjà porteur de la flamme sacrée, escaladant les marches d'un gigantesque podium.

— Que faudra-t-il faire ?

— Tu diras que tu étais un ami de France du défunt propriétaire, le señor Enhespez, et que tu viens prendre de ses nouvelles, vu ?

— D'accord, rétorque le vieux gentleman.

— Prends la chignole, on va t'attendre peinardement à l'ombre de ce buisson de frapadingues en fleurs. Mais ne sois pas long surtout et ne te perds pas en bavassage. Tu retapisses bien les lieux et surtout les gens qui les occupent avant de venir au rapport. Je te veux de retour dans un quart de plombe au plus, c'est vu ?

— Vu.

— Tu es chargé, Papa-Gâteux ?

— Naturellement !

— Alors donne ton feu. Si tu tombais sur des belliqueux, ils pourraient en prendre ombrage et te le feraient savoir avec le leur. C'est un pays où l'on a la gâchette aussi facile qu'on a la braguette à Paris, c'est te dire !

En soupirant, le Résigné me virgule sa rapière. Il prend ma place au volant de la Rolls rose mise à notre dispositif par l'ambassadeur et s'éloigne vers San Kriégar tandis que, comme prévu, Ibernacion et moi nous nous blottissons derrière un taillis fleuri. Je lui roucoule des gentillesses en les confirmant de la main et de la langue. Elle aime beaucoup les manières françouaises. Ça la change des brutalités de ses Robins des Bois qui puent le rance et la téquila et qui se la parcourent au triple galop.

— Si tout va bien, douce Ibernacion, lui dis-je, je t'emmènerai à Paris avec moi…

— Oh ! Paris, fait-elle, émerveillée.

Elle sourit d'aise et demande :

— Et qu'est-ce que j'y ferai, là-bas ?

— Ben… l'amour, réponds-je, quelque peu dérouté par la naïve question.

— Et après ?

— On recommencera !

— Et après ?

— Tu te promèneras, nous irons au cinéma…

— Et après ?

Après, j'aime mieux pas y penser. J'imagine ce que serait la vie, en France, avec cette sauvageonne à éduquer. Marrant de jouer les Pygmalions ; mais pendant un moment seulement. Mes moyens ne me permettent pas de l'installer dans un entresol Renaissance, ni ma vocation de célibataire endurci (toutes les dames que j'ai honorées peuvent en témoigner) de l'épouser. Du coup, à ces perspectives, mon enthousiasme se met à pendouiller.

— Tu travailleras, coupé-je.

Elle fronce les sourcils.

— Qu'est-ce que c'est, travailler ?

Je tente, par la pensée, de l'incorporer à la vie économique et sociale de mon pays. Que pourrait-elle faire, le turf excepté ? Barmaid ? Vendeuse dans un grand magasin ? Pour ça faut des compétences. Décidément, l'avenir européen d'Ibernacion se présente mal.

— Tu ferais des ménages, ma gosse ; lâché-je tout de go. Tu comprendido, Môme ? La cuisine, la vaisselle, les plumards, balayer la casa…

— Chez toi ? demande-t-elle ingénument.

Je me racle la gorge, un peu gêné :

— Ben non, ailleurs, chez des gens, pour gagner de l'argent !

Cette solution parait guère l'enthousiasmer. Elle hoche la tête, réfléchit en mâchant la tige d'une fleur et questionne :

— Il y a beaucoup de soleil à Paris ?

— Ben, de temps en temps, l'été quand il pleut pas et que la grenouille d'Albert Simon y met du sien.

Le silence nous sépare. Rien n'éloigne autant les êtres les uns des autres que leur mutisme. Se taire, c'est se fuir, s'abandonner, s'oublier.

Dans beaucoup de familles, j'ai remarqué combien ses membres mouftent peu. Motus ! ça devient compact, leur muette. Ils se taisent en chœur. Papa n'en casse plus une broque à maman, sauf pour lui faire observer que la tambouille est trop salée, ou pas suffisamment. Ils ont plus rien à se dire. Leur isolement s'est solidifié. Les enfants aussi causent plus. Chacun son rêve, y a plus d'interférence. Un couple, avant de cesser de s'aimer, il commence par la boucler. An début il lutte un peu : de temps à autre, l'un d'eux prend l'initiative d'un effort. Il dit que si ce temps continue, ça va être néfaste pour le tourisme. Ou bien il se plaint de son pancréas et l'autre fait un effort pour murmurer distraitement : « Faut voir un toubib… » Les naufragés de l'existence. En pleine dérive sur les courants malins…

Donc, Ibernacion et ma pomme, on se tait tendrement. Je lui masse les mamelons. Elle me fait des risettes. Tout ça, permet au temps de filocher en loucedé entre nos doigts. C'est ce qu'il y a de plus duraille à tuer le temps. Voyez comme l'homme a de plus en plus le souci de se distraire. Se distraire voulant dire : ne pas s'emmerder. Plus il avance, plus il fréquente les théâtres, les casinos, les restaurants, les cabarets. Plus y fait des croisières avec soirées dansantes ! Plus il essaie de s'oublier, en somme. Vive la mort guérisseuse de l'honteuse maladie vie !

Je zyeute ma tocante et je bondis : presque une demi-plombe que le Révérend est parti. Or je lui ai bien recommandé de faire vite. Comme quoi j'ai eu raison de me fier à mon instinct, mes larves. Lorsque le pifomètre de votre San-A. fait tilt, c'est qu'il a déjà reniflé l'Inreniflable.

Ibernacion me consulte du regard. Elle a pigé mon inquiétude.

— Tu crains qu'il ne soit arrivé des désagréments à ton ami ?

— Ben, ça m'a tout l'air, réponds-je. On attend encore dix minutes, et puis on avise.

Dix broquilles tombent du sablier du temps (quelle magnifique image !). Toujours pas plus de Pinuche que de crème à raser dans la giberne d'un guérillero.

— J'y vais ! décidé-je en me dressant.

— Je t'accompagne !

— Surtout pas. Si je n'apparaissais pas, donne l'alerte.

— Auprès de qui ? objecte froidement la jeune femme.

Il est vrai que dans ce patelin en révolution, police secours doit avoir d'autres Ché à fouetter.

— Je veux que tu restes ici. Tu dénicheras bien des copains pour venir voir à l'hacienda de San Kriégar ce qu'il s'y passe ! Obéis, sinon je ne t'emmènerai pas à Paris.

Un mimi fougueux pour lui gober ses protestations, et je m'éloigne en avançant, courbé en deux, derrière les haies.


Des senteurs aquatiques parviennent du lac Papabezpa, par bouffées que le vent bouscule. Le domaine de feu don Enhespez paraît infiniment tranquille dans la lumière dorée du jour. Un tracteur bourdonne dans un champ de fromtobock. Les chevaux s'ébattent dans le choral et des palefreniers s'affairent autour des écuries. Tous sont des métis impassibles et mornes. J'ai beau écarquiller les vasistas, je n'aperçois pas la chignole de l'ambassadeur de France. Et pourtant, croyez-moi, mais une Rolls rose décapotable, ayant un drapeau français piqué sur son aile avant, ça ne passe pas inaperçu. Je décris un demi-cercle autour des bâtiments sans voir le véhicule.

La route s'achevant dans la cour de l'hacienda, je dois conclure OBLIGATOIREMENT qu'on l'a planquée dans un hangar.

J'espère ardemment qu'on n'a pas mis Pinaud à mal. Est-ce que notre vaillant trio va être démantelé par ce satané Rondubraz !

Toujours me dissimulant, j'approche au plus prés de la demeure principale. Encore une fois, je vous le répète : tout semble quiet. Dans le patio, autour de la vasque où glougloute un mince jet d'eau, deux fauteuils à bascule se font face.

Prés des sièges, une table chargée de boissons, avec deux verres à demi pleins. M'est avis que l'arrivée inopinée de Pinaud a interrompu un gentil farniente.

Les mains dans les poches, bien crispées sur mes deux soufflants, je continue d'approcher, prêt à jouer un concerto à deux paluches à travers mes fouilles. Tant pis pour la petite monnaie qui tombera des trous ensuite.

— Ohé ! señor policier ! — crie une voix joyeuse, dans mon dos (en anglais : in my back).

Je fais une pirouette fulgurante et mes index n'ont qu'un mouvement d'un centième de millimètre à accomplir pour que la purée parte.

Je reconnais Tassiépa Sanchez, le majordome de mon regretté compatriote Enhespez. Il porte une chemise rose savonnette, un jean couleur sable tenu à la taille par une large ceinture de cuir étincelante de clous d'or. Il est rasé de frais, parfumé, lotionné, pomponné, gibbsé, cadoriciné et impeccablement coiffé. Il rit de ses trente et une dents (il lui manque une dent de sagesse) et s'avance vers moi, la main tendue.

— Quelle bonne surprise, señor policier ! je me demandais ce qu'il était advenu de vous et de vos amis…

— En ce qui me concerne, ça ne se passe pas trop mal, réponds-je en lui pressant la louche, par contre je cherche mon copain Bérurier. Et vous, amigo, vous vous en êtes tiré, d'après ce que je vois ?

— Grâce à la révolution, señor. Quand j'ai su que les Blancs avaient repris le pouvoir et nettoyé la base, je suis revenu.

Il adopte une mine navrée.

— Mille fois hélas, ça été pour apprendre la mort de mon regretté Maître… J'ai pris la direction du domaine en attendant que les héritiers de don Enhespez se manifestent…

— C'est bien, approuvé-je. C'est très bien, ami Tassiépa ; puis-je vous demander un verre d'eau fraîche, je meurs littéralement de soif.

— J'allais vous le proposer, mais avec beaucoup de whisky dans l'eau, señor policier. Comment êtes-vous venu jusqu'ici ? questionne Sanchez en m'entraînant vers le patio.

— J'ai fait du stop, amigo. Des guérilleros ont bien voulu me prendre à bord de leur camion et m'ont lâché au croisement des routes de Santa-Maria Kestuféla et de San Kriégar. Je viens de me taper huit kilomètres à pied, en plein soleil…

Je m'éponge le front et me laisse choir dans un fauteuil.

— Figurez-vous qu'un type m'a doublé au volant d'une grosse bagnole battant pavillon français, continué-je, tandis qu'il me sert à boire ; je lui ai fait signe, mais ce bougre-là m'a résolument ignoré…

— Le pays n'est pas sur, señor policier, les gens se méfient.

Le glaçon tinte joyeusement contre les parois du verre qu'il s'apprête à me tendre. Il agite le godet d'un mouvement léger ; pour bien le rafraîchir.

— Ce compatriote venait ici, bien entendu ? poursuis-je, puisque le chemin ne va pas plus loin.

Je regarde fixement Tassiépa Sanchez.Je cherche à piger. Son visage efféminé est presque angélique.

— Je n'ai vu personne, affirme le majordome ; il aura pris la piste de terre qui dessert les champs…

In petto, je me dis : « Cause toujours, mon pote. Tu essaies de me jeter de la poudre aux yeux, mais j'ai pigé ton manège. Depuis que le maître est clamsé, tes ratiches ont poussé et tu veux sucrer le domaine. Tu as pris le père Pinuche pour un envoyé officiel de l'ambassade de France venu régler la succession du patron, et tu as décidé de ne pas te laisser faire… »

Je viens de commettre une erreur en cours de raisonnement, mes petites chattes. C'est pas de la poudre aux yeux, c'est du whisky aux yeux qu'il me balance, d'un geste précis, inattendu, en faisant mine de me tendre le glass. Je morfle l'alcool en pleines mirettes. Ça m'aveugle, ça me brûle. Je me frotte violemment les carreaux.

— Espèce d'enviandé ! je gronde.

Que ma vue revienne un brin ; et il va lui falloir un calcif en ciment armé pour ne pas effacer une volée de bastos dans le buffet. Ah ! la carne !

Seulement, quand on a du scotch dans la vue, pendant un certain temps, on rêve davantage à une canne blanche qu'à un revolver.

Je me dépatouille misérablement. Mes maux ne sont point encore terminés vu que deux bras énergiques me cramponnent par-derrière et me bloquent sur dossier de mon fauteuil. Pour une sacrée prise, c'est une prise sacrée, les gars ! Je connais le judo, le karaté, le karabéru, et bien d'autres astuces de défense ou d'attaque, mais jamais encore je n'avais ouï-dire d'un coup pareil. C'est la paralysie complète. Je suis comme solidifié, mes petites commères. Pas moyen de broncher. Faudrait que je vous fasse un dessin pour vous expliquer l'en-quoi-ça-consiste, mais allez donc dessiner dans ma position fâcheuse ! Mon attaquant a passé son bras droit sous mon aisselle droite, vous suivez ? Ensuite sa main droite s'est emparée de mon bras gauche, tandis que son bras gauche pèse très dur sur ma nuque, m'obligeant à me courber en avant. Répondez franchement, est-ce que vous pigez le méli-mélo ? Non ! ça ne m'étonne pas de vous. Une partie de loto vous flanquerait une méningite.

Ce pourri de Tassiépa Sanchez profite de mon immobilisation (l'immobilisation n'est pas la guerre) pour me marteler le visage à grands coups de poing maladroits en poussant des cris hystéros. Il frappe et frappe ! J'ai le pif qui ramone ! La pommette qui gonfle ! La bouche qui se déforme. Je comprends pourquoi on appelle ces gars-là des frappes ! Misère, j'aurais ma liberté de mouvement, quelle danse j'y collerais à ce petit brigand ! Seulement je ne l'ai pas… Qu'est-ce que je honnis ! Mais si que je l'aille l'étreinte se relâche ! Sanchez cesse de cogner. Je me sens libéré. Ma vue revient, un peu trouble encore, suffisante toutefois pour me permettre de physionomiser le majordome. Il a encore un poing en l'air ! On dirait qu'il va entonner l'Internationale. J'aperçois de mieux en mieux. Je ne suis plus de la cécité, je suis de la re-vue !

Sanchez laisse retomber son bras, il recule ! Alors je réagis. Mes deux colts en main je le doublement braque.

— Bouge plus, fiston, j'ai à te causer ! lui dis-je.

Il s'arrête. Je jette un rapide coup de périscope derrière moi. Et qu'aspers-je ? Ma belle Ibernacion, farouchement planté à l'entrée du patio. Puis, juste derrière mon fauteuil, un gars face contre terre, planté lui aussi, mais avec une navaja magistralement lancée par ma petite camarade. Oh, mince alors, moi qui voulais la déguiser en femme de ménage, quelle couennerie c'est été ! A Médrano, oui ! A l'Olympia votre coca : triste !

Le poignardanledossé soubresaute encore, mais ce sont les feux de la Saint-Jean. Bientôt il est feu tout à fait. Quinze centimètres d'acier dans l'horloge, ça ne pardonne pas.

— Encore merci, Ibernacion, dis-je. Tu fais toujours des entrées très remarquées.

Je me reconsacre à Tassiépa Sanchez.

— Approche, mon petit ami !

Il obéit. Sa brillantine lui dégouline en même temps que la sueur. Il est pâlot et ses genoux tendent à former un X parfait.

— Assieds-toi, gamin !

De la pointe du colt, je le propulse dans un fauteuil. Le siège, sous la poussée, balance un instant avec son chargement de viande effrayée.

— Où est le monsieur à l'auto rose, Sanchez ?

— Dans le grand hangar, castagnette-t-il.

— Vivant ?

— Oh, oui, oui, on était en train de le questionner.

Je tends une pétoire à Ibernacion.

— Tu veux bien aller délivrer Pinaud, mon cœur, sans vouloir te commander ?

— Naturellement, consent-elle.

Avant de s'éloigner, elle récupère son ya et essuie la lame sanglante sur les vêtements de sa victime. Son calme me fait frisquet dans le dossard. Je me dis que cette gerce, le jour où son jules lui fait du contrecarre, il peut préalablement réviser son assurance vie.

La v'là partie.

Je me tourne vers Sanchez. Ce n'est que provisoire car un je ne sais quoi de bizarre a attiré mon attention. Le poignardé… Bien qu'il soit face à terre, j'ai l'impression de le connaître… Sans cesser de braquer le majordome, je m'approche du cadavre et le retourne du bout du pied.

Dites, les gars : c'est Sin Jer Min En Laï, le chef technicien de la base.

Comme quoi la vie est pleine de rebondissements, hein ? Et mes bouquins encore plus !

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