L’or ruisselait dans la Bahnhofstrasse. Des montagnes de « petites demoiselles » – c’est ainsi que les Suisses appellent la pièce suisse de vingt francs – des lingots, des louis, des dollars, des souverains s’étalaient dans les vitrines du Crédit Suisse, de l’Union de Banques Suisses, de la Banque Populaire ou de Leu et Cie, comme pour tenter les passants.
La Dodge conduite par Chris Jones remontait lentement la plus grande artère de Zurich, entre deux murailles d’or. Là, où il n’y avait pas de banque, les vitrines d’un joaillier regorgeaient de bijoux et de pierreries.
— C’est pas possible, c’est du toc, fit Milton. Malko secoua la tête.
— Zurich est le plus grand marché d’or du monde. Ici, c’est libre. Si cela vous chante, vous pouvez entrer dans n’importe laquelle de ces banques et ressortir avec une valise pleine d’or. En le payant bien entendu. On dit que la Bahnhofstrasse cache plus de fortunes au mètre carré que Wall Street…
Les tramways à la peinture écaillée qui descendaient de la gare ne semblaient pas participer au luxe général. Mais on sait que les Suisses n’aiment pas étaler leur richesse.
Malko scrutait les façades noircies de suie des immeubles, côté impair.
— C’est là, dit-il soudain.
Le 49 Bahnhofstrasse était un immeuble banal de six étages avec une pâtisserie et une bijouterie au rez-de-chaussée. Mais de la voiture, Malko pouvait voir briller une plaque en cuivre portant l’inscription : « Société zurichoise de Dépôts ».
— Faites le tour, ordonna Malko et garez-vous en face.
Ils durent aller jusqu’au bout de la Bahnhofstrasse et attendre au feu au bout de la rue. Dix petites minutes… Chris piqua du nez sur son volant, ivre de sommeil. En Suisse allemande les feux de signalisation sont les plus longs du monde. Sinon, les gens ne traversent pas. Malko trépignait d’impatience. Depuis la veille au soir à New York, ils n’avaient pas chômé. Maintenant, la première clef du mystère était à portée de la main.
Enfin le feu passa au vert. Chris vint sagement ranger la Dodge en face d’un élégant café, rendez-vous des mannequins du couturier numéro 1 de Zurich, Rita Kaégi, fréquenté par les femmes les plus laides et les plus riches du monde. Chris accompagna Malko, tandis que Milton veillait sur la voiture.
La banque était au premier étage, au-dessus de l’entresol. Un ascenseur hydraulique et antédiluvien les emmena avec une lenteur toute helvétique. On avait tout le temps de s’imprégner de la solennité des lieux. À Zurich, lorsqu’on entre dans une banque, c’est un peu comme si on allait communier.
La porte de la Société zurichoise de Dépôts était en acajou massif, discrètement fourré d’un peu d’acier au tungstène. Malko laissa un bon moment son doigt sur la sonnette et attendit. Un minuscule mouchard, au milieu de la porte, permettait aux gens de l’intérieur d’inspecter les arrivants.
L’apparence de Malko devait être satisfaisante – il s’était fait raser en route – car la porte s’ouvrit presque immédiatement. Il était nerveux. Le chèque qu’il avait au fond de sa poche était le seul moyen rapide de retrouver la piste des ravisseurs de Kitty. Donc de la sauver. Mais arracher à un banquier suisse le nom d’un de ses clients, c’est à peu près aussi facile que de demander à un archevêque de vous raconter ses confessions.
En tout cas, l’apparition qui se trouvait dans l’embrasure de la porte était inattendue. Certes les lunettes d’écaille rectangulaires évoquaient les diagrammes et les colonnes de chiffres, mais le reste n’aurait pas déparé Saint-Tropez : de longues jambes un peu fortes gainées de bas résilles noirs, et un chemisier blanc qui laissait apercevoir en transparence un soutien-gorge extrêmement bien rempli. Évidemment les cheveux noirs étaient sagement tirés en arrière mais un parfum capiteux et bon marché flottait autour de l’apparition.
— Bonjour messieurs, dit-elle d’une voix grave et langoureuse. Chris, poliment, ôta son chapeau et Malko ses lunettes. Devant les yeux dorés, la vestale esquissa une moue sensuelle de bienvenue, à tel point que Malko crut s’être trompé d’étage. La Bahnhofstrasse recèle tant de secrets.
— Je voudrais voir le directeur, demanda Malko.
— M. Oeri ? s’enquit la beauté.
— C’est cela, M. Oeri.
— Veuillez attendre dans le salon.
Elle dit cela comme elle aurait proposé « venez me voir chez moi ce soir ». Malko commençait à comprendre pourquoi les gens mettaient leur argent en Suisse. Quant à Chris, la stupeur le rendait muet. Il regarda, béat, les hanches qui s’éloignaient dans la pénombre de l’entrée.
Si la Société zurichoise de Dépôts ne lésinait pas sur la secrétaire, elle faisait des économies d’électricité : l’ampoule qui éclairait la salle d’attente évoquait la défense passive et les restrictions. Le salon n’avait pas dû être épousseté depuis 1914. Heureusement, ils n’attendirent pas longtemps. La porte s’ouvrit sur M. Oeri, directeur de la banque.
Étrange phénomène de mimétisme, il était tout jaune : les dents, la peau, le blanc des yeux. Petit et fluet, les cheveux poivre et sel soigneusement peignés sur le côté, il incarnait parfaitement ceux que leurs ennemis ont surnommés les « Gnomes de Zurich ». C’était un nain cousu d’or.
Il tenait d’un air gourmand la carte de visite de Malko, comme si elle avait été en or massif. Un Prince, cela peut donner des espérances…
— Que puis-je faire pour vous, Herr Linge, euh ! Votre Altesse, demanda-t-il avec un effroyable accent schweizerdeutsch. On avait l’impression d’un vieux fruit confit recouvert d’une fine pellicule d’or. Malko prit l’air le plus hautain possible et présenta Chris Jones :
— Mon secrétaire, Mr. Jones.
Le fruit confit s’inclina imperceptiblement. Nuance.
— Je suis heureux de vous connaître, Mr. Jones, dit-il. Voulez-vous que nous nous asseyions ici, nous y serons plus tranquilles.
Il devait attendre que Malko sorte des diamants de toutes ses poches. Les mains croisées sur les genoux, il guettait, avec l’air gourmand d’un matou qui va croquer une souris. Chris se tordait le cou pour tenter d’apercevoir les jambes gainées de noir. En vain. Ce devait être l’appât pour les visiteurs réticents, entrevu et vite retiré.
— Je viens de la part d’un de vos clients, attaqua Malko. La personne qui possède chez vous le compte n°97865.
M. Oeri inclina la tête d’un air entendu : les amis de ses clients étaient ses amis.
— Il s’agit d’une affaire tout à fait confidentielle, continua Malko. Chris Jones regardait son chapeau, maintenant. Si on l’avait laissé faire !
M. Oeri leva une main, jaune et parcheminée.
— Herr… euh !… Votre Altesse, nous ne traitons que des affaires confidentielles. La Société zurichoise de Dépôts est réputée pour son sérieux et pour le secret total dont nous entourons toutes nos transactions. Vous pouvez vous renseigner sur la place.
Il avait appuyé sur le mot « total ». Mauvais signe.
— Mon ami, donc, continua Malko prudemment, a un compte chez vous…
M. Oeri hocha la tête de l’air de dire qu’on ne pouvait espérer meilleur brevet de moralité. Il attendait la suite.
— Bien entendu, fit Malko, cet ami a un compte numéroté. Le fruit confit vira au jaune radieux :
— Je vois. Votre Altesse désire que ses mouvements de fonds restent à l’abri des indiscrétions. Comme c’est naturel !
Du coup, il s’anima.
— Votre Altesse sait-elle que pendant la guerre ces MM. de la Gestapo sont venus ici pour tenter de savoir si des Juifs allemands avaient des comptes chez nous ? Il baissa la voix comme si ceux qu’il évoquait étaient encore derrière la porte. Eh bien, Votre Altesse, nous ne leur avons rien dit ! Rien. Et pourtant, je m’honore d’avoir eu comme client le général Stulpnagel, un homme extrêmement bien élevé. Évidemment avec des références pareilles… Le fruit confit attendait, épanoui par d’aussi suaves souvenirs. D’autant plus suaves que le général Stulpnagel avait été pendu à Nuremberg et que les déposants juifs du bon M. Oeri étaient partis en fumée du côté d’Auschwitz. Monsieur Oeri n’allait quand même pas donner cet argent aux petites Sœurs des Pauvres. Et puis, il fallait bien le garder au cas où un héritier se présenterait, nichl war ?
Encouragé par le silence de Malko, le directeur de la Société zurichoise de Dépôts montra le bout de l’oreille.
— De quel ordre serait le dépôt que vous envisagez de faire chez nous, Votre Altesse ? laissa-t-il tomber.
Chris Jones faisait craquer sa chaise, nerveux. Il ne comprenait pas les subtilités du schweizerdeutsch et n’aimait pas la tête de M. Oeri. Sous sa veste, il caressait avec nostalgie la crosse de son 45 magnum. Malko sentit que le moment était venu de se jeter à l’eau.
— Monsieur Oeri, dit-il, j’ai besoin d’un renseignement. Le titulaire de votre compte n°97865 a commis une petite erreur qui me touche de près. Je voudrais entrer en contact avec lui.
Le visage de M. Oeri s’éclaira :
— Rien de plus facile. Vous me laisserez un mot que je lui ferai parvenir au plus vite. Il vous répondra par le même canal. Ainsi votre discrétion est préservée, des deux côtés…
Petit rire aigrelet et discret, lui aussi.
On n’avançait pas. Malko commençait à se demander si une expédition en force, avec Chris et Milton, n’aurait pas donné de meilleurs résultats… Mais on était en Suisse, pas au Burundi. Voyant la mauvaise volonté manifeste du directeur, il tenta une autre pointe :
— Monsieur Oeri, dit-il, je suis prêt à déposer chez vous une très grosse somme. En dollars. Mais avant je dois vous demander un service. Les yeux de Oeri brillaient comme des phares à iode. S’il avait eu une fille, elle aurait déjà été en train de délacer les souliers de Malko.
— Faites, Votre Altesse, faites, roucoula-t-il. Je suis votre serviteur. Que dis-je, la banque tout entière est à votre service.
Si la vie de Kitty Hillman n’avait pas été en jeu, la situation aurait été du plus haut comique. Mais le mot « humour » n’existe pas en schweizerdeutsch.
— Monsieur Oeri, dit Malko, je désire savoir quel est le nom du titulaire du compte n°97865.
Il y eut un silence lourd comme un lingot. Le directeur avait ouvert des yeux démesurés. Malko crut y voir percer une larme.
— Vous voulez dire, Votre Altesse, répéta-t-il douloureusement, que vous me demandez le nom d’un de mes clients ?
— Exact, dit Malko paisible.
M. Oeri prit l’air aussi outragé que si Malko lui avait proposé d’entretenir sur l’heure des relations incestueuses avec sa sœur.
— Altesse… euh !… Herr Linge – il appuya sur le Herr – ce que vous me demandez est absolument impossible. Impossible. Unmöglich. Il répéta le mot en allemand pour mieux se faire comprendre. Très droit sur sa chaise, il jetait maintenant sur Malko un regard noir de suspicion. Un être qui demandait une chose pareille ne pouvait être un gentleman. Pourtant, l’appât du gain était encore le plus fort. Un original peut quand même avoir de l’argent.
Il se frotta le menton et continua :
— Au sujet du dépôt que vous désirez effectuer dans notre banque… Malko l’arrêta d’un geste. Brusquement le côté sordide du personnage lui donnait la nausée. Il aurait donné n’importe quoi pour être ailleurs.
— Monsieur Oeri, continua-t-il, si je vous disais que le nom de cette personne peut sauver la vie d’une jeune fille, est-ce que vous me le donneriez ?
— Non.
Les bras croisés sur la poitrine, Herr Oeri était un mélange de Jeanne d’Arc et de garde du Rhin.
— Pour sauver une vie, insista Malko. La vie d’une personne innocente. Et j’ajoute que votre client ne le saura jamais.
— Pas pour sauver dix mille vies, Herr Linge, dit Oeri fermement. Nous avons des principes, nous autres, en Suisse. Le premier est de ne jamais trahir la confiance de nos clients.
Malko voulut tenter un dernier essai :
— Et si je faisais don à votre banque de vingt mille dollars ? L’hésitation ne dura qu’un vingt-millième de seconde :
— Non, Herr Linge.
Le directeur de la Société zurichoise de Dépôts en tremblait d’indignation. Comme si on avait profané une hostie sous ses yeux. Malko le regarda tristement :
— M. Oeri, vous allez à l’église le dimanche ? Le Suisse le regarda avec surprise :
— Non, Monsieur, au temple, je suis luthérien. Pourquoi ?
— Pour savoir si vous aviez une conscience, dit Malko. Condamner à mort quelqu’un pour préserver vos intérêts vous semble normal ? Oeri secoua la tête :
— Je ne suis pas policier, monsieur, je suis banquier. Allez raconter votre histoire à la police. Mais je dois vous dire que je leur ferai la même réponse qu’à vous. Et qu’ils n’ont aucun moyen, Dieu merci, suivant notre Constitution, de me contraindre à donner un renseignement aussi confidentiel.
Malko réfléchissait. Il était dans l’impasse. M. Oeri se ferait couper en morceaux plutôt que de donner le nom d’un de ses clients. Il fallait pourtant qu’il ait ce renseignement. Il restait une semaine pour sauver Kitty. Il reprit, très calmement :
— Herr Oeri, je ne suis ni un aventurier, ni un plaisantin. Je travaille pour un organisme officiel. En vous taisant, vous vous rendez complice d’un crime extrêmement grave : meurtre et kidnapping. Cela glissa comme de l’eau sur les plumes d’un canard.
— Herr Linge, dit le directeur beaucoup plus sèchement, ces horreurs-là ne se passent pas chez nous et j’ajoute que tous nos clients sont parfaitement honorables.
Un reste de prudence l’empêcha d’ajouter « sauf vous ». Sa bonne conscience commençait à agacer prodigieusement Malko. Herr Oeri fournit la goutte d’eau qui fit déborder le vase :
— Herr Linge, dit-il, solennellement, je ne veux pas croire que vous soyez venu me rendre visite, uniquement dans le but de me… soutirer un renseignement de cet ordre. Nous avons assez perdu de temps avec ceci. Je suis prêt à vous écouter en ce qui concerne votre dépôt.
— Il n’y a pas de dépôt, dit Malko. Je veux seulement savoir qui possède le compte 97865. Et je le saurai…
Du coup, Herr Oeri se leva, renversant sa chaise, pris d’une fureur sacrée. Il brandit un index jaune et accusateur vers son interlocuteur : moralement il l’excommuniait, le chassait du temple. Malko avait commis le pire des crimes de lèse-majesté. Il s’était moqué de l’argent.
— Sortez, monsieur, glapit-il. Sortez ou j’appelle la police. C’est une infamie. Du chantage. En quarante ans de carrière, je n’ai jamais rencontré cela. Même ces messieurs de la Gestapo n’ont pas insisté, eux. Ils étaient corrects, monsieur, plus corrects que vous.
— Il me faut ce nom, répéta Malko. À tout prix.
Il s’était levé et se mesurait du regard avec le banquier. Celui-ci trépignait sur place.
— Jamais, monsieur, jamais, cria-t-il ; vous ne l’aurez jamais ! D’ailleurs, tenez, je vais vous dire, je suis le seul à être au courant, mon registre se trouve dans le premier tiroir de mon bureau, à gauche, et voici la clef dont je ne me sépare jamais.
Il brandit sous le nez de Malko un trousseau de clefs. Geste imprudent. La seconde suivante, il regardait avec incrédulité sa main vide. Les clefs avaient disparu dans la poche de Malko. Celui-ci dit rapidement une phrase en anglais à Chris Jones qui se plaça entre la porte et le directeur. Celui-ci mit bien dix secondes à retrouver sa voix :
— Mes clefs, mes clefs, gémit-il. Linda, la police, ce sont des gangsters !
Faiblement, il tenta de se jeter contre Malko. Le bras solide de Chris Jones l’en empêcha. Il sentit quelque chose de froid contre son cou, ouvrit la bouche pour respirer. Chris Jones y enfourna immédiatement un grand mouchoir à carreaux et appuya un peu plus le canon de son Colt cobra.
Le directeur suffoquait, moitié d’indignation, moitié à cause du mouchoir. Ses yeux pleins de larmes allaient de Malko à Chris Jones.
— Herr Oeri, dit Malko, je vous demande de ne pas bouger. Il ne vous sera fait aucun mal. Nous ne sommes pas des gangsters et nous n’en voulons pas à votre argent. Seulement un petit renseignement.
Le grognement du banquier n’avait rien d’humain quand Malko franchit la porte capitonnée du salon d’attente qu’il referma soigneusement derrière lui. Pourvu que personne n’ait entendu ! Il se retrouva dans l’entrée qu’il connaissait déjà, où donnaient plusieurs portes vitrées. Un bruit de machine à écrire venait de celle de gauche. Malko frappa un coup léger et poussa le battant. Il retint un sourire de triomphe : la pin-up qui leur avait ouvert tapait dans un coin à côté d’un grand bureau vide qui ne pouvait être que celui du directeur, les jambes découvertes jusqu’à mi-cuisse par la jupe remontée.
La jeune femme leva un œil surpris sur Malko et poussa un petit cri, en tirant sur sa jupe. Élégante mais pudique.
— Fràulein Linda ?
Malko avait pris son air le plus timide et le plus charmeur à la fois. Une coulée de miel dégoulinait des yeux d’or.
La jeune fille eut l’air stupéfait et leva des yeux énormes derrière ses lunettes.
— Oui, monsieur. Mais…
— Ach ! Linda, fit Malko, très gros client conquis, je m’intéresse déjà à vous. J’ai demandé à Herr Oeri comment vous vous appeliez… Linda rougit jusqu’aux oreilles et croisa ses jambes un peu plus haut, pivotant sur son tabouret.
Elle était mûre.
— Son Altesse plaisante, fit-elle d’une voix énamourée.
Malko avança au milieu de la pièce et sortit le trousseau de clefs.
— Linda, dit-il, Herr Oeri a besoin d’un petit service. Il voudrait le registre noir qui se trouve dans le premier tiroir à gauche de son bureau, dont voici la clef.
Minute de silence. La secrétaire regarda Malko, les clefs, la porte et Malko, puis se leva et s’approcha, la poitrine haute, mais légèrement troublée. Elle prit les clefs du bout des doigts, puis s’arrêta à mi-chemin du bureau.
— Pourquoi M. le directeur n’est-il pas venu lui-même ? fit-elle soudain, il n’aime pas que je regarde dans ses tiroirs…
Ce n’était pas encore un soupçon mais la terrible logique helvétique. Malko donna à ses yeux une expression encore plus caressante.
— C’est à cause de moi, souffla-t-il. Je voulais vous parler, à vous seule. J’ai trouvé ce petit stratagème. Et puis, Herr Oeri est très occupé avec mon secrétaire à discuter affaires. J’ai horreur de parler d’argent. Pas vous ?
— Mais pourquoi vouliez-vous me voir ? soupira Linda, faussement ingénue. Je ne vous connais pas…
Malko se rapprocha encore et effleura la main qui tenait le trousseau de clefs du bout des doigts.
— J’ai très envie de faire votre connaissance, Linda. Je n’ai pas encore d’amis à Zurich. Vous pourriez me piloter. Voulez-vous déjà dîner avec moi ce soir au Baur du Lac. Il paraît qu’ils ont reçu par avion d’Israël des homards frais. On m’en a mis deux de côté.
La poitrine de Linda se souleva langoureusement. Le Baur au Lac est l’hôtel le plus snob et le plus cher de Zurich. Et un homme qui fait venir ses homards par avion ne peut être qu’un gentleman.
— J’essaierai de venir, soupira-t-elle. Mais je ne sais pas… Malko se pencha encore et ses lèvres effleurèrent son cou ; elle frissonna sans se reculer. Au contraire, appuyée au bureau, elle se cambra un peu plus, faisant saillir une croupe ronde. Derrière ses lunettes, ses yeux avaient pris une expression toute mouillée. Avec les bas noirs, elle était finalement assez appétissante. Mais l’heure n’était pas à la bagatelle.
— Dépêchez-vous, dit gentiment Malko, en se reculant imperceptiblement, Herr Oeri va se demander ce que nous faisons…
Derrière les lunettes, les yeux reprirent un air distant. Linda avait dû penser un instant qu’il ne serait pas désagréable de faire l’amour debout dans le bureau de son patron avec un milliardaire qu’elle connaissait depuis cinq minutes. À quoi rêvent les jeunes filles… Redevenue secrétaire modèle, elle s’éloigna de Malko, choisit une clef, ouvrit un tiroir et en sortit un petit registre noir.
— Voilà, dit-elle. Je vais le porter à Herr Oeri. Coup au cœur.
Malko était déjà contre elle. D’une main, il saisit solidement le registre et de l’autre il enlaça la taille de Linda. Suffoquée, elle se laissa embrasser et, très vite rendit le baiser avec fougue, incrustant son corps dans celui de Malko. Elle tremblait et gémissait, griffant l’alpaga de son costume.
Une vraie cavale en furie.
Il eut toutes les peines du monde à rompre l’étreinte. « Maladroitement » au passage, il la décoiffa. Les lèvres entrouvertes et les joues en feu, elle était presque jolie.
— Il vaut mieux que Herr Oeri ne vous voie pas ainsi, souffla Malko. Je vais lui porter le registre moi-même.
Elle ne se défendit pas, appuyée au bureau, le ventre en avant, les yeux noyés.
Malko lui envoya un baiser du bout des doigts avant de refermer la porte. Il se sentait quand même un peu coupable. Pauvre Linda, elle allait rêver de homard et de palace jusqu’au soir. Dans l’entrée, il s’arrêta et feuilleta le registre. C’était bien ce qu’il cherchait. Une cinquantaine de pages avec un nom, une adresse et un numéro par ligne. Certains noms étaient barrés à l’encre rouge, d’autres soulignés, probablement les meilleurs clients. Malko remarqua que la plupart des patronymes avaient des consonances orientales. Il reconnut même le sigle d’un souverain moyen-oriental qui clamait partout sa foi indéfectible en la monnaie de son pays… Heureusement les numéros étaient dans l’ordre. Il trouva celui qu’il cherchait à la page sept. Une fraction de seconde pour photographier mentalement le texte et il tourna la page. Chris Jones devait s’impatienter. Pourvu que Herr Oeri n’ait pas avalé son mouchoir… et son bulletin de naissance par la même occasion.
En pensant au Suisse, Malko eut une idée. Avant d’entrer dans la salle d’attente, il arracha les deux premiers feuillets du registre et les mit dans sa poche.
Herr Oeri avait la belle couleur violette d’une pourpre cardinalice. Lorsqu’il vit le registre dans les mains de Malko il émit un très joli borborygme et se débattit désespérément sous l’étreinte de l’Américain. Malko fit signe à ce dernier d’ôter le mouchoir. Le Colt cobra restait un excellent moyen de dissuasion.
Dès que Chris le lâcha, le Suisse se précipita sur le registre que Malko lui abandonna volontiers. Une mère sauvant son enfant. Aussitôt, il pointa un index accusateur sur Malko.
— Vous l’avez lu ?
Malko inclina la tête, souriant. Herr Oeri avala sa salive :
— Je cours à la police. Immédiatement. Vous irez en prison. J’ai été attaqué chez moi, séquestré, violenté…
— Vous n’irez pas à la police, dit Malko, sans se départir de son calme. Ni maintenant ni jamais.
Herr Oeri recula d’un pas et pointa son index sur le Colt :
— Vous… vous allez me tuer ?
— Non.
— Alors, laissez-moi sortir. Je vais vous dénoncer.
Malko ouvrit lui-même la porte et s’inclina devant le directeur de la banque.
— Faites. Auf wiedersehen, Herr Oeri.
Devant cette courtoisie glaciale le Suisse recula, inquiet :
— Qu’allez-vous faire ? demanda-t-il, serrant toujours son précieux registre sur son cœur.
— Rien, dit Malko, si vous rentrez sagement dans votre bureau et si vous oubliez jusqu’à mon existence. Par contre, si vous aviez la mauvaise idée de faire un scandale quelconque, une trentaine de vos clients recevraient demain une circulaire les avertissant que le numéro de leur compte à votre banque est communiqué à leur percepteur. Même si cette menace n’est pas exécutée, la réputation de discrétion de votre banque en souffrira fâcheusement. Et la discrétion, dans votre métier, Herr Oeri, c’est bien important, nicht war ?
L’expression du directeur aurait attendri un général S.S. La bouche ouverte, il contemplait Malko comme si ce dernier avait été Belzébuth en personne.
Il ouvrit le registre, vit les pages arrachées, émit un sanglot étouffé et dit :
— Vous feriez ça ?
— Oui, dit Malko fermement. Par contre, si vous oubliez ma visite, vous avez ma parole d’honneur que ces renseignements resteront entre vous et moi. Maintenant, je dois m’en aller. Au revoir, Herr Oeri. Suivi de Chris Jones, il sortit de la pièce. Le temps d’appeler l’ascenseur, Herr Oeri était sur leurs talons, bégayant et égrotant.
Malko le repoussa fermement pour monter dans l’ascenseur. Mais le Suisse s’engagea dans l’escalier avec la vitesse d’un bobsleigh. Essoufflé et rouge, il était en bas avant eux. Toute menace avait disparu de son attitude. Il attrapa Malko par la manche quand il sortit et balbutia :
— Vous me promettez, Votre Altesse, de ne rien dire, à personne. Vous me ruineriez… N’est-ce pas, vous me promettez ?
La litanie se poursuivit tout le long du couloir. Excédé, avant de sortir dans la rue, Malko se retourna et saisit le nez du Suisse entre le pouce et l’index :
— Je vous ai déjà dit que vous aviez ma parole, Herr Oeri, dit-il sèchement. Elle vaut celle d’un banquier suisse.
Comme l’autre ouvrait la bouche pour répliquer, il imprima à sa main un brusque mouvement de torsion, arrachant un cri de douleur au directeur de la Société zurichoise de Dépôts. Des larmes plein les yeux, celui-ci regarda les deux hommes sortir dans la Bahnhofstrasse. Une journée dont il se souviendrait longtemps. Il tâta délicatement son nez endolori avant de reprendre l’ascenseur.
Milton Brabeck reposait, serein, au milieu d’une douzaine de mannequins suédois et allemands, les jupes à mi-cuisse, prenant le soleil sous le regard bovin des passants.
Chris et Malko n’eurent pas un regard pour les beautés éparses. La petite séance avec Herr Oeri avait été plutôt épuisante pour les nerfs. Après avoir commandé un café, Malko demanda :
— Avez-vous entendu parler de l’émir Abdullah Al Salind Katar ? Les deux gorilles le regardèrent, vaguement inquiets :
— Ça existe, ça ?
— Ça existe, confirma Malko. Et ça a un compte en banque à la Société zurichoise de Dépôts. Le n°97865.
— Mais qu’est-ce qu’il vient foutre là-dedans ? fit Chris. Il semble que je le connais, il est venu en visite officielle à Washington. À ce moment-là, j’étais détaché au Secret Service et nous nous sommes occupés de sa protection. C’est un type bourré.
Malko réfléchissait intensément.
— En effet, dit-il, c’est un milliardaire oriental, j’ai souvent vu sa photo dans les journaux. Il joue aussi au play-boy. Semble complètement inoffensif. Et pourtant, l’homme qui a enlevé Kitty Hillman a payé avec un chèque tiré sur un compte lui appartenant… La Princesse Riahi qui devait rencontrer Foster Hillman était également orientale. Et le doigt de Kitty nous a été envoyé de Suisse. Cela fait beaucoup de coïncidences…
— Mais enfin, dit Milton, ce type ne travaille ni pour les Chinois ni pour les Russes.
— Il n’y a pas que les Chinois et les Russes, dit doucement Malko. Justement, cette histoire ne me paraît pas une opération de vrais professionnels. De toute façon, nous allons le savoir très vite : le temps d’aller à Genève… C’est là que notre Prince charmant demeure, dans une masure au bord du lac.
— Oh ! non, c’est pas vrai ! gémit Chris, on repart ?
— On repart, confirma Malko. Nous nous reposerons dans une semaine.
— Je voudrais bien être mort pour pouvoir dormir, soupira Milton.
— Il ne faut jamais dire des choses comme cela, fit sentencieusement Chris. Le Bon Dieu pourrait t’entendre. Et il y a suffisamment de gens qui te veulent du mal.
Cinq minutes après, ils filaient le long du lac peuplé de cygnes grisâtres et cafardeux. Quelque part dans cette Suisse bucolique et paisible, quelqu’un avait pourtant manigancé un coup assez tordu.
Herr Oeri, revenu dans son bureau, tentait de dissimuler son trouble. Il n’avait même pas remarqué l’air absent de Linda qui tapait une lettre avec une effroyable profusion de fautes d’orthographe. Elle était déjà devant son homard au Baur au Lac.
Toute à ses pensées érotiques, elle n’avait pas non plus remarqué le désarroi de son patron.
Depuis le départ de Malko, ce dernier était torturé. Prévenir la police, il n’en était pas question. Mais, étant donné l’attitude menaçante des deux inconnus, il était certain qu’un de ses gros clients allait avoir des ennuis. Et il risquait fort de découvrir le rôle joué par la banque. Ces choses-là se savent vite.
Herr Oeri hésita longtemps. Il laissa même partir Linda, cinq minutes avant six heures, sans faire la moindre remarque désagréable. Elle avait décidé d’aller chez le coiffeur.
Finalement, il prit son courage à deux mains. Il avait fauté, il fallait payer. Il décrocha son téléphone et composa un numéro. La sonnerie grelotta longtemps et Herr Oeri faillit raccrocher. Son cœur battait à grands coups dans sa poitrine. Enfin, là-bas, à l’autre bout de la Suisse, quelqu’un décrocha. Le directeur de la Société zurichoise de Dépôts avala sa salive et commença à raconter son histoire.